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REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
INTRODUCTION
Les trois siècles où tout se joue
Entre l’an 110 et 410 de notre ère s’est sans doute déroulée la période
la plus décisive de l’histoire de l’Occident et la plus importante de notre
histoire nationale, avant celle, plus courte, qui courut de 1788 à 1848.
Qu’on en juge : passage du paganisme au christianisme, du
polythéisme au monothéisme, mais, aussi, de la pluralité au
monolithisme, de la diversité philosophique à l’unicité idéologique, du
relativisme à la proclamation d’une vérité incontestable parce que
révélée, de la spéculation à la croyance, du scepticisme au dogme. À quoi
on ajoutera que c’est à la fin du IVe siècle que l’Église de France s’impose
en s’ancrant à une orthodoxie sourcilleuse plus ultramontaine que
gallicane.
C’est pendant cette période que l’on assiste à la formalisation des
premiers systèmes totalitaires qui anticipent, hélas, une certaine
modernité ; à l’émergence, pour la première fois, d’une Gaule à la fois
indépendante et unifiée qui parvient, pendant presque quinze ans, à
s’émanciper de l’Empire romain (mais qui le sait ?) ; à la prolifération
d’une bureaucratie d’État à la suite d’une extension continue du
fonctionnariat ; à la généralisation des révoltes antifiscales à tonalité
anticentralistes (on ne disait évidemment pas encore anti-jacobines) ; à la
pénétration de plus en plus profonde des apports étrangers, en particulier
francs – mais pas seulement –, au sein des populations de souche celtique
(les questions d’insécurité et d’immigration alimentant déjà les angoisses
collectives). Et, par-dessus tout cela, marqueront le maelström de ces
trois siècles décisifs la cassure Orient-Occident, le délitement d’un
empire de mille ans, Rome effacée, la germanité recouvrant la romanité,
le développement de l’hérésie arienne, qui, niant le mystère de la Trinité
au nom d’un monothéisme intransigeant, annonce la révolution
islamique ; l’évolution considérable du droit, les premières législations
esquissant un principe de sécurisation sociale ainsi qu’une profonde
transformation du paysage agraire laissant présager le remplacement de
l’esclavage par le servage en même temps que l’évolution des grandes
propriétés aristocratiques vers le système des fiefs féodaux.
Ces formidables mutations se réalisent à la faveur d’événements, de
rebondissements que le plus excentrique ou le plus déluré des romanciers
n’oserait même pas imaginer.
C’est pourquoi j’ai tenu à ne pas isoler ces métamorphoses
structurelles du récit, parfois ubuesque, parfois désopilant ou drolatique,
parfois délirant ou dément, souvent épique ou horrifiant, héroïque ou
mirobolant, des circonstances qui les déterminèrent.
Les empereurs romains ont une certaine tendance à se faire occire dans
leur salle de bains. C’est ainsi, qu’à son tour, finit le pauvre Didius
Julianus, abandonné par tous, cloîtré dans son palais dont il ne peut sortir
sans affronter les plus cruelles railleries de la foule. Récusé par le Sénat,
réfugié dans la magie, il est devenu, pour tout dire, à moitié fou.
Septime Sévère, qui s’est fait proclamer empereur par ses troupes –
comme Niger par les siennes rassemblées à Antioche –, marche sur
Rome. Il ne rencontre aucune résistance. Toujours aussi héroïque, le
Sénat se livre à lui.
C’est alors que des soldats, conscients qu’il est temps de retourner leur
tunique, s’en vont saisir le pathétique Julianus dans la salle de bains où il
s’était réfugié, le force à s’agenouiller, à tendre le cou et tranchent son
auguste tête.
Cette fois, tout commence bien pour l’empereur romain en titre qui
commande l’aile droite, légion danubienne contre légion du Rhin. D’un
côté, une armée totalement acquise à son ancien chef ; de l’autre, une
troupe plus hétéroclite puisque les Gaulois massivement ralliés à
Albinus, ainsi que les auxiliaires germains, côtoient des Latins beaucoup
plus circonspects. D’où des flottements dans les rangs. L’aile droite
gauloise fléchit. Mais, sur l’aile gauche, ça tourne au vinaigre pour
Sévère.
C’est là, qu’entre autres, une légion arabique, peu fiable, affronte les
légions bretonnes, celles qui ont débarqué avec Albinus. Or les Bretons
ont concocté un piège de leur invention devenu depuis
(cinématographiquement au moins) un classique. Ils ont creusé, assez
loin devant leur front, une large et profonde tranchée, qu’ils ont
recouverte de branchages et de terre. Au signal, ils ont feint de monter à
l’assaut en hurlant jusqu’à un fanion qui marquait le début de cette
béance dissimulée. Soudain, ils s’arrêtent, comme pris de panique à la
vue de l’ennemi en ordre de bataille et miment une fuite en désordre. Les
cohortes de Septime Sévère s’élancent, alors, de façon d’autant plus
imprudente, qu’elles croient l’adversaire en complète déroute. Le cul par-
dessus tête n’en est que plus spectaculaire. Tout à coup, le sol s’ouvre
sous leur piétinement. Les combattants disparaissent dans la fosse et
s’empilent les uns sur les autres. Les Bretons, aussitôt, font demi-tour et
plongent glaives et javelines dans tout ce qui gît au fond de ce fossé.
Dion Cassius raconte : « Les hommes du premier rang, à la suite de
l’effondrement subit des couches superficielles, chutèrent dans les trous ;
ceux qui les suivaient glissaient et tombaient, et les autres, pris de crainte,
reculaient et, dans leur brusque retraite, s’affalaient et renversaient les
hommes de l’arrière et les précipitaient dans un profond ravin. Et, au
milieu de ce désastre, ceux qui se trouvaient entre les ravins et les
tranchées tombaient, frappés par les projectiles et les flèches. »
Septime Sévère, voyant la catastrophe, accourt avec une cohorte de
prétoriens aussitôt criblée de balles de frondes. Atteint par l’une d’elles,
il tombe de son cheval. On attendait la cavalerie, mais elle n’apparaît pas,
et le bruit se répand que la légion arabique a changé de camp. Sévère
doit, en personne, à pied, l’épée à la main, retenir les fuyards.
Désastre ? Pas du tout, car les capitaines de l’aile gauche de l’armée
d’Albinus, se croyant vainqueurs, se désorganisent ignorant que l’aile
droite de Sévère, qui a refoulé les forces adverses, est devenue
disponible. La cavalerie de réserve surgit, attaque les Bretons de flanc et
la situation se retourne. Ce qui confirme cette loi des batailles qui veut
que la pièce maîtresse soit toujours la dernière que l’on joue. C’est la
rapidité de l’avantage pris par l’aile droite qui a permis de rabattre à
temps plusieurs contingents sur l’aile gauche. En outre, il y avait, au
centre, trop de volontaires mal entraînés parce qu’il avait fallu laisser les
bataillons les plus aguerris garder la frontière du Rhin.
La technicité l’emporte sur l’enthousiasme. Avec Albinus il y a la
Gaule et les Celtes bretons. Mais, derrière Sévère, il y a l’Italie, la Grèce,
l’Afrique de la Mauritanie à la Cyrénaïque, l’Asie, ces anciens empires
conquérants que furent l’Égypte, l’Assyrie ou la Mésopotamie, les
Balkans, la Rhétie, le Norique, la Pannonie, la Dalmatie, la Dacie, la
Mésie, la Macédoine, la Thrace, la Bithynie et le Pont, la Cappadoce, ces
pays qui s’appellent aujourd’hui la Suisse, l’Autriche, la Croatie, la
Serbie, la Bosnie et le Kosovo, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la
Turquie et toujours la Macédoine. Peut-être y avait-il, aussi, un chef
militaire plus performant que l’autre.
Albinus donne l’ordre de cesser le combat et de se regrouper sous les
murs de Lyon, où l’armée de Sévère le rejoint et enfonce ses troupes en
pleine débandade.
Étrange récit, on en conviendra, qui exagère à la fois l’ampleur du
désastre initial de l’aile gauche et la rapidité du rétablissement victorieux.
Mais, dès lors qu’il s’agit des seules sources disponibles, qu’on est
systématiquement privé de récits gaulois, que les vaincus ne décrivent
généralement pas leurs défaites, comment ne pas s’en contenter ?
Ensuite, on a droit à la description obligée, mais quelque peu
« surgonflée », de l’horrifique vision qu’offre le champ de bataille. « On
voyait la plaine entière couverte de cadavres ; les uns gisaient, mutilés et
même hachés par de nombreuses blessures ; les autres, sans blessure
apparente, formaient des tas amoncelés ; le sang avait coulé si
abondamment qu’il était déversé dans les rivières. »
Albinus ? En fuite, il s’est d’abord caché dans une maison surplombant
le Rhône. A-t-il été dénoncé ? Lorsqu’on découvre son refuge, cerné, il
se donne la mort.
Respire-t-il encore, alors qu’on amène son corps devant l’empereur ?
Les témoignages sont contradictoires. Selon certains historiens latins
contemporains du drame (mais qui rapportent des on-dit), Septime
Sévère hors de lui, hystérique, insulte son rival expirant et l’achève en le
faisant piétiner par son cheval. Lequel, ajoute la rumeur publique, se
cabre et refuse de collaborer à cette criminelle lâcheté. On coupe alors la
tête du vaincu, et on l’envoie à Rome pour qu’elle soit exposée sur un
pieu. Le reste de la dépouille est abandonné aux chiens. Cette vengeance
ne suffit pas. La femme et les enfants d’Albinus sont abattus, leurs
cadavres jetés dans le Rhône.
Ce que cette rage paranoïaque révèle c’est à quel point le personnage
d’Albinus obsède Sévère ; à quel point la présence de ce double, qui fut
son exact contraire, son miroir inversé, avait fini par agir sur lui comme
une accusation permanente. Sa cruauté a valeur d’exorcisme.
Fourvière est rasée. Lyon est ravagée. Les notables gaulois qui avaient
rejoint Albinus dans la cité lyonnaise sont liquidés sans autre forme de
procès. L’un d’eux, amené enchaîné devant l’empereur, l’interroge : « Si
le sort des armes t’avait été contraire, que souhaiterais-tu aujourd’hui du
vainqueur ? » Et Sévère de répliquer, froidement – on l’imagine même
esquisser un vague sourire : « Je me résignerais à souffrir ce qu’il va
falloir maintenant que tu souffres ! »
Il lui fait trancher la tête.
On exécute en gros. On proscrit en masse. On confisque sans faire le
détail. Horrifiés, les partisans d’Albinus qui ont échappé à la répression
reprennent les armes, forment des manières de maquis, mènent une
guerre de partisans. Mais ils ne font plus le poids. Et la Gaule devra
finalement se soumettre.
CHAPITRE 4
Alias Caracalla
En fait, il y a une solution plus simple. Plus directe. Plus brutale aussi.
Antonin (dont il faut révéler, ici, qu’il deviendra célèbre sous le nom de
Caracalla, allusion à la tunique gauloise qu’il affectionne) décide d’en
finir. Son frère, qui a compris, se réfugie dans la chambre de leur mère.
Écumant de rage, le futur Caracalla l’y poursuit, épée au poing. La mère
veut faire rempart à son enfant. C’est donc dans ses bras – elle sera
d’ailleurs blessée à la main – que Caïn exécute Abel.
Encore convient-il de trouver une explication : on ressort l’increvable
« complot qui se tramait ». Surtout, car personne n’y croit, il faut calmer
le peuple, qui n’avait jamais caché sa préférence pour Geta, personnage
fin et austère, autrement dit « sympathique ».
Première initiative (elle figure dans tous les bons manuels d’assassins
d’empereur ou de César) : accorder une rondelette gratification aux
soldats de la garde prétorienne. Les bidasses et leurs officiers reçoivent
une augmentation de solde et une prime de retraite. Le peuple aura droit
lui à quelques distributions alimentaires. On rehaussera également les
rémunérations des fonctionnaires. Tant pis pour le budget de l’État qui
aura du mal à s’en remettre. Pour compenser, les taxes sont augmentées
et quelques niches fiscales, dont celle sur l’héritage, sont supprimées. De
nouveau l’inflation repart.
Seconde initiative, plus originale : interdiction formelle, sous peine des
plus dures sanctions, de pleurer Geta ou d’afficher une peine excessive.
Les sénateurs ne se le font pas dire deux fois. Antonin Caracalla leur
explique que Romulus lui-même sacrifia son frère Remus, et Néron
Britannicus. Quant à Zeus, a-t-il accepté de partager le pouvoir chez les
dieux ?
Heureusement pour la haute société romaine, Caracalla doit, en 212,
prendre le chemin de la Gaule en butte à de nouvelles incursions
germaines. En fait, bien qu’il y soit né et qu’il y ait exercé la fonction de
César, il la découvre ou presque. Cette fois, il la visite, avec une
prédilection pour les temples vers lesquels le pousseraient ses remords.
L’accueil est mitigé ; les Gaulois voient d’abord en lui le fils du
vainqueur d’Albinus et de l’assassin de sa famille. Il est significatif que
les populations ne se massent pas sur son parcours, ni ne l’acclament. En
réaction, il liquide le gouverneur de la région narbonnaise et en disgracie
quelques autres. Un chroniqueur contemporain prétend que, malade, il
voulut faire exécuter les médecins qui le saignaient, parce qu’il les
soupçonnait de vouloir l’empoisonner. Étaient-ils gaulois ?
Et la Gaule ?
Elle a vécu ces bacchanales comme s’il s’agissait d’une hallucination.
Comme si ce gros navire qu’est l’Empire avait levé l’ancre, dérivé vers
l’autre rive de la Méditerranée et l’avait laissée, elle, en plan, face à ce
monde barbare qui se perd dans les confins.
Encore que l’Orient ne soit pas aussi extérieur à la Gaule qu’on
pourrait le croire. Outre qu’il y a des soldats gaulois dans l’armée qui
crapahute de Mésopotamie en Perse, il y a des Orientaux en Gaule, dans
toutes les grandes villes, y compris Trèves, où ils exercent surtout des
fonctions commerciales. Ce sont eux qui ont importé le christianisme
dans la province. Un quart de la population lyonnaise est d’origine
orientale (en particulier palestinienne), et la grande majorité des chrétiens
est originaire d’Orient.
La Gaule a connu, dans presque tous les domaines, une formidable
expansion sous la dynastie impériale des Antonins (de Trajan à Marc
Aurèle), mais elle est restée très en retard en matière culturelle, ce déficit
n’étant précisément compensé que par des apports orientaux. Le
démentiel épisode Élagabal, intervenant après la méprisante distanciation
affichée par Septime Sévère et Caracalla, ne va pas moins l’inciter à
raffermir son identité, non point tant « celte » que spécifiquement gallo-
romaine.
On ne le souligne pas assez, mais rien, en cette orée du IIIe siècle, ne
renvoie à une pré-nation britannique, ibérique, germanique, balkanique
ou danubienne : il s’agit d’assemblages de peuples divers, voire de tribus
aux fusions éphémères. La Gaule aussi, à l’origine, ressemblait à un
puzzle, mais, après malaxage dans le creuset constitué par César, cette
mosaïque s’est synthétiquement métamorphosée – les élites jouant en
cela un rôle d’accélérateur – en ce qui ressemble de plus en plus à une
« nation ». On en a eu l’esquisse quand le peuple s’est spontanément
fédéré derrière Albinus ; on en aura une confirmation beaucoup plus
spectaculaire encore, à la fin de ce IIIe siècle, quand la Gaule tout entière,
de Mayence à Marseille, se dotera de ses propres empereurs. Entre-
temps, ce sont des Gaulois humiliés, ulcérés par l’« asiatisation » de
l’Empire, qui liquideront sur le Rhin un Sévère Alexandre qui les avait
jusqu’alors snobés. Ils le remplaceront par son antithèse, un maladroit
très nature et brut de décoffrage, le dénommé Maximin.
Dans le volume précédent, nous avions laissé une Gaule dévastée par
la guerre civile qui avait suivi le renversement de Néron et traumatisée
par l’échec d’une rébellion indépendantiste, celle de Civilis, qui s’était
heurtée aux profonds antagonismes continuant de monter les uns contre
les autres les différents peuples qui la constituaient.
C’est le général commandant les armées du Proche-Orient qui l’avait,
alors, emporté et était devenu empereur sous le nom de Vespasien. Il
régna dix ans, de 69 à 79. Entre le règne de Vespasien et l’avènement de
Commode que s’était-il passé ? Le meilleur.
Pendant le siècle qui suivit – entre 79 et 180 –, la Gaule connut à la
fois sa plus brillante période de prospérité et les plus profondes
transformations sociales qui lui permirent de forger son identité. Il nous
faut donc retracer brièvement cette période charnière avant de reprendre
le fil de notre récit.
D’autant que c’est à la fin de cette séquence que se déroula un drame
qui marqua – fût-ce a posteriori – notre inconscient collectif : le martyre
des chrétiens lyonnais symbolisé par sainte Blandine.
Il y a la Gaule qui se révèle à elle-même. Il y a aussi celle que le
conquérant, qui était aussi un rassembleur et un accoucheur, révéla à elle-
même.
Il fut un temps où on se plaisait à évoquer les « rois qui ont fait la
France ». Et dont certains, d’ailleurs, surtout les premiers, contribuèrent à
la défaire.
Mais quel roi, fût-ce Philippe Auguste, Philippe le Bel, Charles VII,
Louis XI, avant Henri IV pour le meilleur, avant Louis XIV pour le pire,
avant Louis XVI – fût-ce en partie à son corps défendant –, a plus
contribué à modeler ce qui était en train de devenir la France que cette
prodigieuse série d’empereurs romains qui se succédèrent entre 96 et 161
– Galba, Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux – et qu’on désigne sous
l’appellation générique des « Antonins » ?
Qu’appelait-on dans nos manuels d’histoire un grand roi ? Un
souverain qui avait, d’une façon ou d’une autre, agrandi son territoire
(certains, comme Louis VIII, le premier mari d’Aliénor d’Aquitaine,
contribuèrent singulièrement, en effet, à le ratatiner). Concept au
demeurant fort élastique : nul n’étendit aussi considérablement la France
que Napoléon, mais nul, quand son règne fut terminé, ne l’avait autant
rapetissée. Quant à Napoléon III, s’il lui ajouta dans un premier temps
Nice et la Savoie, il lui fit perdre dans un second temps l’Alsace et la
Lorraine.
Les Antonins, s’ils reculèrent les frontières de l’Empire, n’agrandirent
ni ne rapetissèrent la Gaule. Jusqu’au déferlement dit « barbare », elle
demeura d’ailleurs telle qu’en elle-même l’éternité, hélas, la
chamboulera. Mais ils firent mieux : ils la remodelèrent de l’intérieur, ils
sculptèrent son paysage rural, ils la libérèrent de certaines de ses
pesanteurs, ils donnèrent un formidable coup de fouet à son urbanité, ils
l’humanisèrent socialement, ils la déverrouillèrent économiquement.
Il n’est pas sûr qu’un seul roi de France puisse se targuer d’un tel
bilan.
Mais, au fait, n’étaient-ils pas eux-mêmes, un peu, des rois de France ?
Son successeur fut son fils, Titus, connu surtout parce qu’il s’était
entiché d’une princesse juive, une nouvelle Cléopâtre murmurait-on dans
les tavernes, la fameuse Bérénice, pas très jeune mais qu’il avait
réellement dans la peau, bien que la fréquentation de jeunes garçons ne
l’effarouchât pas outre mesure. Il faut dire que cette juive poussa le zèle
proromain jusqu’à fêter par moultes libations la prise de Jérusalem et la
destruction du temple de Salomon. Le papa, Vespasien, mit le holà à
l’amourette et donna l’ordre à son fiston de renvoyer la dame chez elle.
Sans Racine, la roucoulade aurait peut-être déserté nos mémoires.
Cela dit, ce Titus fut, pendant un temps hélas limité et endeuillé par
l’éruption du Vésuve qui ensevelit Pompéi, un excellent empereur. Il fit
distribuer des parcelles de terres, jusqu’ici réservées aux colons romains,
à des autochtones gaulois et, chose tout à fait exceptionnelle à l’époque,
afficha une certaine générosité d’âme.
Le problème était que Vespasien avait un second fils, Domitien, qui
succéda à Titus. Et qui, lui, s’accrocha au pouvoir pendant quinze ans.
Une éternité. Or ce fut une manière de Néron chauve. Ou de Caligula
sans le panache dans la folie.
Il porta à la Gaule un coup terrible. Alors qu’elle avait – à des fins, il
est vrai, quelque peu spéculatives – développé la vigne au détriment des
cultures céréalières, il ordonna leur arrachage pour protéger d’une
concurrence préoccupante les viticulteurs latins qu’il voulait mettre dans
sa poche.
Comme Néron, ce déplorable empereur ne commença pas si mal. Bon
administrateur, il fit d’abord preuve, comme son père, d’une louable
velléité de rigueur dans la gestion du Trésor public, s’appliquant à lui-
même son propre « pacte de stabilité » et renforçant le contrôle de la
gouvernance des provinces. Ce dont la Gaule n’eut pas à se plaindre.
D’autant que la conquête de presque toute la Grande-Bretagne, jusqu’en
Calédonie, et l’expansion en direction des pays danubiens, lui offraient à
la fois de nouveaux débouchés et l’afflux de nouvelles matières
premières. Surtout, la frontière qui la séparait des peuples germaniques
reculait, ce qui allégeait quelque peu ses angoisses.
C’est vers la fin de son règne que Domitien évolua à son tour vers le
despotisme oriental. Il se fit appeler « seigneur et dieu », s’entoura de
zélateurs courtisans, réprima jusqu’aux mauvaises intentions en abusant
de la « loi de majesté », fit brûler – déjà – en place publique des livres
dont il jugeait le contenu insupportable, considéra comme attentatoire à
sa propre dignité tout éloge des hommes politiques d’autrefois et, enfin,
fit exécuter un honorable parent pour athéisme et prosélytisme juif. Ce
qui prouve qu’il était en avance.
Bien qu’il ait agi positivement en faveur des bibliothèques et de la
préservation des manuscrits, il avait une phobie des intellectuels stoïciens
et, plus généralement, des « philosophes », ces emmerdeurs, qu’il chassa
d’Italie, notamment le grand Épictète qui ne revit jamais sa patrie.
Comme ses prédécesseurs, il avait tendance à coucher en famille, ce
qui ne l’empêcha nullement de faire enterrer vivante une vestale qui
s’était laissée aller à pratiquer des exercices interdits par son sacerdoce.
Sur le tard, le côté farce prit le dessus. Il aurait pris, paraît-il, un
indicible plaisir non point, comme on dit vulgairement, à « enculer les
mouches », ce qu’il reprochait précisément aux philosophes, mais à les
perforer avec un poinçon. Ce qui n’est pas à la portée de tout le monde.
Suétone rapporte cet épisode, dont on voit bien quel formidable effet
cinématographique on pourrait en tirer : Domitien (dont il ne nous laisse
pas ignorer – ce serait dommage – qu’il avait les doigts de pied très
courts et en éventail) fit, entre autres crimes ordinaires, crucifier son
responsable des finances, désir inavoué de n’importe quel haut
responsable.
« La veille, il l’appela dans sa chambre, le fit asseoir sur son lit à côté
de lui, daigna même lui donner quelques mets de sa table. » L’autre
bichait grave, il ne se sentait plus de joie. Et ensuite… Des clous !
Faut-il ajouter foi au fait qu’ayant invité à un grand festin des notables
de haut rang dont des sénateurs qu’il détestait, il avait disposé tout autour
de la salle à manger, pour jouir de leurs mines effrayées, autant de
cercueils qu’il y avait de convives. Ou encore qu’il fit réunir
spécialement le Sénat pour obtenir son avis sur le type de sauce à laquelle
il convenait d’agrémenter le turbot. Ce qui, compte tenu du rôle que
jouaient les sénateurs sous son règne, n’était pas une mauvaise idée, car
cela les rendait utiles.
On plaiderait volontiers l’exagération, si le rejeton de Vespasien, bien
qu’à la fin de sa vie il se claquemurât dans son palais, n’avait terminé son
existence exactement comme les autres paranoïaques qui l’avait précédé.
Et, comme toujours, le chef de la police fut à l’origine de l’attentat.
C’est l’intendant de son épouse, Stephanus, pourtant accusé de
détournement de fonds, qui, craignant de finir comme le ministre des
Finances, crucifié, qui fut chargé d’imaginer la séance salvatrice de mise
à mort. Pas dans sa salle de bains ni dans ses water-closets, mais dans son
bureau.
Pendant plusieurs jours, le conspirateur porta un bras en écharpe pour
pouvoir, à l’heure H, y cacher impunément un poignard. Son plan était un
classique du genre : ayant offert à l’autocrate de lui prodiguer des
conseils, il le prévint qu’un complot se tramait contre lui, qu’il avait
obtenu à ce sujet d’extraordinaires détails et qu’il les avait résumés dans
un mémoire qu’il tenait à lui remettre en mains propres. « Mains
propres » étant, ici, une façon de parler. Domitien, obsédé par les
conjurations, ne se le fit pas répéter deux fois. Il le reçut, sans s’inquiéter
de son bras enveloppé de bandelettes. Pendant que l’empereur, ahuri,
lisait le placet, l’intendant lui enfonça son poignard dans le bas-ventre.
Mais l’empereur se débattait encore, luttait avec Stephanus qu’il avait
entraîné dans sa chute, tentant de lui arracher son arme et de lui crever les
yeux, quand des gladiateurs, appelés à la rescousse, surgirent et
achevèrent l’Auguste comme un chien. Achever leurs adversaires était,
certes, la spécialité des gladiateurs, mais, d’ordinaire, les empereurs
n’étaient pas les victimes, ils étaient les commanditaires.
On enterra ensuite Domitien à la va-vite. Le Sénat s’empressa de faire
gratter partout les inscriptions à sa gloire et de remplacer sa tête sur les
statues. C’est ce qui se passe encore aujourd’hui en Chine.
Peu porté sur les marques d’honneur ostentatoires, Trajan poursuit les
projets d’assistance initiés par Nerva, crée, dans chaque cité, une sorte de
Crédit agricole dispensant des prêts aux propriétaires fonciers et dont les
intérêts sont versés à une caisse d’assurance permettant de garantir une
pension alimentaire aux familles d’enfants nécessiteux. L’objectif
proclamé est d’inviter les paysans à avoir des enfants parce que
l’agriculture, mais aussi l’armée, en ont besoin.
Les classes déshéritées gauloises profiteront de cette politique sociale
et en seront d’autant plus redevables au nouvel empereur que les effets du
redressement économique commençait à se faire sentir.
Trajan suivit une politique inverse de celle que préconisent les
politiciens conservateurs d’aujourd’hui : libéral en matière politique,
respectueux des prérogatives du Sénat, hostile aux chrétiens, c’est-à-dire
aux « subversifs », mais refusant qu’on les persécute et même qu’on les
recherche, il adopta, en revanche, en matière économique, une ligne
proche de celle du Roosevelt du New Deal : intervention de l’État,
programme de grands travaux publics pour lutter contre le chômage.
Ce qu’on lui reprocherait, de nos jours, serait son goût pour les
conquêtes : la Dacie (Roumanie actuelle), l’Arménie, l’Arabie, l’Assyrie
et la Mésopotamie. Jamais les frontières de l’Empire ne furent repoussées
aussi loin. Il n’est pas sûr qu’il eût, à terme, à s’en féliciter. Mais la
Gaule, elle, en profita.
La popularité gauloise de Trajan ne fut rien, cependant, à côté de celle
dont bénéficiera le successeur qu’il avait adopté à son tour, à la veille de
sa mort : Hadrien. Le nouvel empereur se donnera lui-même le titre de
« Restaurateur des Gaules », pays dans lequel cet homme cultivé, féru
d’hellénisme, poète à ses heures, amateur de débats philosophiques, se
rendra à deux reprises.
Comment ne pas accorder une place d’honneur, dans un ouvrage
consacré à l’émergence des Français, à celui qui contribuera plus que tout
autre – avant la Révolution française et la vente des biens nationaux – à
en faire un pays agricole de petits propriétaires : il encouragea
l’occupation des terres en friche à condition de s’engager à les exploiter
de façon contrôlée, il incita à améliorer les rendements, il organisa un
système qui permettait de louer pour cinq ans de vastes territoires à des
« conducteurs » devant eux-mêmes diviser cet espace en petits lots
affermés à des « colons » contre paiement en nature et en corvées.
En même temps, il préconisait le respect des usages autochtones, la
préservation des libertés municipales, la prise en compte des avis des
assemblées locales. Il fit citoyens romains les décurions des cités,
favorisa l’amélioration de la voirie, l’entretien systématique des chemins
et routes, le développement de l’urbanisme et encouragea la création de
sociétés d’agriculteurs libres.
Ce qui est vrai, c’est que les « citoyens » romains sont condamnés à
être décapités et les autres à être livrés aux bêtes. Maturus et Sanctus sont
cruellement mordus par les lions, puis (mais cela est moins sûr) placés
sur une chaise de fer rougie au feu. Vont-ils céder ? Non. Alors même
que leur chair brûle, ils se sentent « transportés par l’ivresse des félicités
célestes ». Sanctus croit voir sortir des flancs de Jésus-Christ une source
d’eau vive qui le rafraîchit et le fortifie. Son corps n’est plus que
sanguinolentes béances.
Quelques jours plus tard, on remet ça. Et alors Sanctus, tiennent à
préciser les panégyristes posthumes, « reprend de la vigueur ». Les deux
héros vivent encore quand on les égorge.
Blandine, elle, est attachée à un poteau. Les fauves l’ont dédaignée.
Elle assiste à l’horreur du charcutage de ses compagnons par les
carnassiers. On la reconduit dans sa cellule en compagnie d’un
adolescent de quinze ans à qui elle remonte le moral. Et qui meurt, grâce
à elle, presque déjà « aux anges ». On vient l’extraire de son cachot.
Alors, lit-on dans le récit envoyé aux communautés orientales, « pleine
de joie à la vue de la fin prochaine, elle court elle-même au supplice ».
Ayant été exposée aux bêtes, puis déchirée de coups de fouet, voilà
qu’on l’enferme couverte de plaies dans un filet, la chair à vif, et qu’on la
livre à des taureaux furibonds qui la projettent en l’air à plusieurs
reprises. Elle ne sent rien, « poursuivant calmement une conversation
avec le Christ ». Un seul des supplices, précise le récit officiel, aurait dû
la tuer. C’est le moins qu’on puisse dire. Mais, en généreuse athlète du
Christ, elle tient bon : « Je suis chrétienne, répète-t-elle, on ne fait rien de
mal parmi nous. »
Il faut finalement, elle aussi, l’égorger. Son corps sera brûlé.
Évidemment, rien de tout cela n’est vraiment crédible. Il ne s’agit pas
de « rendre compte », mais de confectionner, à partir d’autres légendes
d’origine orientale celles-là, une manière d’épopée apologétique et
didactique propre à enflammer et à édifier les esprits, à sublimer les
imaginations. Un mémorialiste chrétien évoquera lui-même « un
concours de merveilles entre villes, de contes puérils dignes des oreilles
des bouviers d’où il ressort, entre autre, que Lazare, Marthe et Marie
Madeleine sont venus en Gaule ».
Douze ans avant l’épisode de Lyon, voilà par exemple comment on
racontait le martyre de Polycarpe évêque de Smyrne, brûlé vif : « La
flamme s’arrondit semblable à la voilure d’un navire que gonfle le vent.
Elle entoure comme d’un rempart le corps du bienheureux. Ce n’était
plus une chair qui brûlait, c’était un pain que l’on dorait [sic], c’était un
or et un argent incandescent dans leur creuset, et nous respirions un
parfum aussi capiteux qu’une bouffée d’encens. »
DE DANGEREUX ANARCHISTES
Que la persécution des chrétiens qui marqua le plus la Gaule, non pas
sur le moment mais a posteriori, ait été commanditée par un empereur
philosophe, Marc Aurèle, profondément acquis aux principes de
tolérance, est un apparent paradoxe. « Je veux invoquer, écrivait-il, tous
les dieux qui, en quelque nation que ce soit, donnent aux humains les
secours toujours disponibles de leur puissance. » « Les as-tu vus, ces
dieux, lui demanda-t-on, quelles preuves as-tu qu’ils existent ? » ; et lui
de répondre : « Je n’ai jamais vu non plus mon âme à moi. »
On relève même, dans ses Pensées, cette action de grâce adressée à
« ces dieux qu’on ne voit pas, mais qui sont à l’origine de l’idée d’un
État démocratique régi selon le principe de l’égalité, de l’égal droit à la
parole, d’une royauté mettant au-dessus de toute la liberté des sujets ».
Admettons !
Or, second paradoxe : c’est sous le règne de ce souverain exemplaire,
sage, humaniste, ouvert (bien que plutôt conservateur) que la Gaule, si
prospère depuis un siècle, replongea dans une crise économique et
sociale. Au point, nous l’avons souligné dans le premier chapitre, que le
banditisme et autres formes de marginalités et de dissidences y prirent
une ampleur considérable.
Certes, notre France en gestation, comme les autres provinces de
l’Empire, dut un certain nombre d’avancées à notre Auguste stoïcien : il
institue l’état civil, chaque citoyen devant déclarer, dans un délai de
trente jours, la naissance d’un enfant « issu de justes noces » ; il rend
définitivement caduque la juridiction qui permettait de rendre un esclave
responsable de l’assassinat de son maître ; il facilite l’affrankhissement,
mais, au nom du respect du droit de propriété, favorise la chasse aux
fugitifs ; il reconnaît à la mère la possibilité d’accéder au statut de chef
de famille, lui conférant ainsi une existence propre ; il fait interdire aussi,
ce qui est bien dommage, les bains mixtes.
Mais, ce que la Gaule retiendra de ce règne, c’est que les affaires
périclitent, que le commerce et l’artisanat battent de l’aile, que les routes
deviennent moins sûres, que le développement des villes est stoppé, que
les campagnes s’appauvrissent, que les impôts augmentent, que les
réquisitions se multiplient et que l’inflation ronge la valeur de la
monnaie.
L’Italie n’est évidemment pas épargnée. Le déséquilibre des finances
publiques atteint un niveau tel que l’empereur doit faire vendre aux
enchères, sur le forum, les trésors du palais impérial, la vaisselle d’or et
même les vêtements de l’impératrice.
Or cette récession, que va aggraver une épidémie de peste, n’a pas
pour cause la mauvaise gestion impériale, mais un maelström
gigantesque qui bouleverse totalement l’Europe centrale et dont la
radicalité va complètement modifier le cours de l’histoire de l’Occident,
c’est-à-dire de la partie occidentale de l’Empire.
Quelle est l’origine de ce colossal remue-ménage, de ce formidable
chambardement semblable à la tectonique des plaques qui provoque des
tremblements de terre et leurs répliques ? Nul n’est capable de l’établir
précisément. On peut bien évoquer le fameux effet papillon, c’est-à-dire
ce battement d’aile qui, par une série d’enchaînements de cause à effet,
finit par provoquer une destructrice avalanche… Mais il s’agit d’une pure
reconstruction théorique. Par définition, le battement d’aile original a
échappé à tout le monde. La conséquence ne désigne jamais la cause, au
mieux elle la suggère. Elle l’imagine.
IMMIGRATION ET INVASION
Comment donc cela a-t-il commencé ? Et où ? En Asie centrale, sans
doute. Et même, peut-être, en plusieurs espaces différents : des confins de
la Sibérie au nord à ceux de l’Iran au sud en passant par les steppes et les
déserts au centre.
Le processus, lui, est plus évident : à un moment, cela pousse fort, puis
ce qui est poussé pousse à son tour. La compression suscite la
décompression. Et la décompression compresse à son tour autour d’elle.
Ce n’est qu’à un certain stade de l’enchaînement que l’on perçoit
vaguement qui pousse et qui est poussé ; qu’on le devine.
Ici descendent des terres baltiques et scandinaves des Néo-Celtes
d’après les Celtes et des néo-Germains d’après les Suèves, mêlés à des
Vikings d’avant les Vikings. Et là, peut-être, loin vers l’est, des Huns
d’avant les Huns, des Scythes d’après les Scythes.
Invasions guerrières ? Déplacements de population ? Raids ou
exodes ? Ni l’un ni l’autre, et mélange des trois. Comme pour les
Cimbres et les Teutons, les armées sont, en fait, des peuples en errance et
les peuples en errance ne peuvent survivre qu’en se constituant en armée.
Pas de séparation : le peuple qui fuit ressemble à une armée qui avance.
Celui qui est chassé d’un territoire se fait l’envahisseur d’un autre
territoire. Tous les hommes valides sont guerriers, mais les hommes
valides sont moins nombreux que les femmes, les enfants, les vieillards et
les malades.
Donc, quelque part, ça pousse. Ça presse. Besoin d’air. D’espace vital.
Ceux-là, qui se donnent de la marge, on les appelle les Goths. Ceux-là,
du côté de la Vistule, les Gépides. Et voilà qu’en surgissent d’autres, qui
deviendront les Burgondes, les Vandales, les Semnons, plus tard les
Lombards et les Saxons. Ils s’avancent jusqu’aux limites ultimes du
monde romain. Dans les pays danubiens, dans ces espaces qui
s’appelleront un jour Hongrie, Autriche, Moravie, Yougoslavie, Bohême,
Roumanie, ont jailli les Quades, les Marcomans, les Sarmates, dont les
Alains sont une des tribus. Lesquels disparaissent comme ils sont
apparus. Tels les Hérules. Ou plutôt se métamorphosent, les uns en se
diluant, les autres en fusionnant. Les mêmes deviennent des autres.
Même si les autres finissent par oublier qu’ils sont les mêmes. Comme
les Chattes, les Sicambres ou les Chauques sur le Rhin. Tout éclate, tout
se refonde, tout se transforme. Comme une pâte qui semblerait se pétrir
toute seule parce qu’elle aurait intégré, en elle-même, les mains qui la
pétrissent. Les sculpteurs de ce nouveau monde sont à la fois à l’intérieur
et à l’extérieur de la statue. Imaginons une dérive des plaques qui
déterminerait un gigantesque plissement rejetant ses montagnes tout
autour de lui.
Les Goths, qu’on a signalés sur les rives du Dniepr et les côtes de la
mer Noire, se scindent en deux grands groupes, ceux de l’Ouest et ceux
de l’Est, Wisigoths et Ostrogoths. Sur le Rhin, en revanche, tout ce qui
constituait la galaxie suève avant d’éclater en multiples chefferies se
regroupe autour de chefs fédérateurs, intégrant d’autres orphelins
d’autorité, malaxe le tout et se coagule, quitte à se conférer une nouvelle
identité mythique : ici les Alamans et là les Francs. Les Alamans ont
réussi à fusionner quatre mini-fédérations. Les Francs ramasseront au
passage les Usipètes, les Bructères, les Chérusques, les Sicambres, les
Chamaves… Viendra un temps où, bien après Clovis, on décrétera que
tout ce beau monde descend, en réalité, des héros homériques troyens,
comme les Romains étaient censés descendre des compagnons d’Énée.
Tacite a bien décrit le phénomène qui transforme des associations
guerrières en individualités ethniques : « Un homme se distingue par son
ambition, sa bravoure, sa noblesse. Il appelle à lui, attiré par l’appât de la
guerre, enchaîné par la loi du serment, tout ce qu’il trouve d’aventuriers
chez son peuple et les peuples voisins. Il en fait des fidèles. Ses
confréries peuvent ensuite s’agréger l’une à l’autre. »
Voilà le nouveau paysage géopolitique qui se met en place quand Marc
Aurèle revêt la pourpre impériale. L’Empire est provoqué de tous les
côtés. Pressé dans tous les sens. Menacé sur tous les fronts, Rhin et
Danube. Des groupes barbares avancent jusqu’à l’actuelle Vénétie,
Aquilée est défendue par Pertinax. Les peuples non soumis d’Orient en
profitent pour attaquer à leur tour. Et, cerise sur le gâteau, le numéro
deux de Marc Aurèle, son successeur désigné, son favori, Avidius
Cassius, proconsul en Orient, fait sécession et ajoute la guerre civile aux
conflits extérieurs.
Bilan : l’empereur philosophe, l’homme des livres (il lisait partout,
même aux Jeux), des confrontations savantes, des longues réflexions
solitaires, de l’introspection, cet homme à la santé fragile et à l’esprit
chagrin, rongé par un ulcère, qui créa quatre universités de philosophie,
une par grande école de pensée, dont les professeurs étaient beaucoup
mieux payés que les officiers supérieurs ; cet homme fait peut-être pour
vivre dans une tour d’ivoire fera la guerre pendant dix-sept des dix-neuf
années de son règne. Et il mourra de la peste dans un camp militaire.
Laissant, à son corps défendant, une Gaule exsangue au sein d’un
Occident en désarroi.
Rarement la malchance aura à ce point contraint un athlète de la
pensée à exorciser ce trait par une répétition incessante d’actes guerriers.
Elle le poursuivra, cette malchance, à travers la dérive de son fils
Commode, dont le choix représentera sa seule véritable mauvaise action.
Signe d’un acharnement des dieux : sa fille épousera un consulaire que
Commode fera mettre à mort. Elle se remariera, mais c’est elle, alors, qui
sera « liquidée » sur ordre de Caracalla. Parce qu’elle a osé déplorer
l’assassinat de son frère Géta.
La tragédie jusqu’au bout.
LE DÉBUT DE LA CHUTE ?
Il n’est pas certain que – sous Marc Aurèle – les Gaulois aient pris
conscience que leur destin était placé entre les mains d’un esprit
supérieur. Ce qu’ils retinrent de ce long règne est qu’il marqua le terme
d’un siècle de croissance et de progrès. D’où la propension à considérer,
de Montesquieu à Renan, que l’arrivée au pouvoir de Commode marque
le début de ce long, de cet interminable processus que l’on résumera sous
l’appellation de « chute de l’Empire romain ». Concept ambigu puisque
le Soleil impérial atteindra, par la suite, de nouveaux zéniths. Mais, pour
la Gaule, ce « moment » correspond en effet à une rupture. Depuis un
siècle, elle ne cessait de s’arrimer à la romanité. Or le pouvoir romain lui
fait doublement défaut : en n’assurant plus sa prospérité d’antan et en
s’orientalisant. Alors même que les empereurs vont se perdre dans les
profondeurs de l’Asie (ou que l’Asie vient se perdre dans les profondeurs
de Rome), l’Europe rhénane et danubienne, centrale et balkanique vient,
elle, battre de plus en plus violemment les défenses de la Gaule.
Ce ne sont plus les Phrygiens, les Syriens, les Égyptiens, les Grecs, les
Palestiniens qui se répandent dans le monde celte, pièces de monnaie à la
main, dans le sillage des courants commerciaux, mais les peuples des
Carpates ou des Balkans, l’épée à la main.
La Gaule, qui se sent abandonnée d’un côté et menacée de l’autre, que
pressurent, au nom d’une « rigueur » constamment alléguée, des
taxations et des réquisitions suscitant d’énormes tensions sociales, va peu
à peu s’émanciper du carcan impérial. Elle cherchera, en son propre sein,
une hypothétique potion magique et s’accrochera à toutes les apparentes
solutions – les meilleures ou les pires – qui passent à sa portée.
C’est ainsi, nous l’avons vu, que le brigandage est devenu une forme
de dissidence sociale ; le ralliement massif à Albinus, général rebelle,
bien que non gaulois lui-même, catalyse l’expression d’une exaspération
identitaire.
Ce phénomène, on va le voir se chercher puis se radicaliser : jusqu’à
déboucher sur une sécession et donc une nouvelle indépendance de la
Gaule, puis sur un vaste mouvement insurrectionnel plébéien
mélangeant, dans le même cocktail explosif, banditisme, vagabondage de
masse, révolution socialisante, anarchisme basique et spontanéité
autogestionnaire. À quoi un regain de celtitude réaffirmée servira, ici et
là, de poudre sèche. Entrons maintenant dans cette aventure.
CHAPITRE 10
« Ô MA MÈRE,
C’EST VOUS QUI ME TUEZ ! »
CARNAVAL ROMAIN
Septembre 260. Ce n’est pas la Gaule qui renaît, mais la France qui
émerge. Une France qui va sans doute au-delà des Pyrénées et dont la
capitale est Cologne. Le rêve de Civilis se réalise. La France naît puisque
apparaît soudain un roi de France. Ou plutôt un empereur gaulois. Et que
le régime qu’il instaure est appelé à se maintenir pendant près de quinze
ans.
Il s’appelle Postume. Très exactement Marcus Cassianus Latinius
Postumus. Soldat de métier qui s’était particulièrement distingué dans les
combats menés par l’armée du Rhin contre les Alamans et les Francs, il
avait été chargé par l’empereur Gallien, dont nous parlerons plus loin, du
gouvernement de la province dont il était originaire. « Tous les peuples
de Gaule, peut-on lire dans le recueil des mémoires du temps intitulé
L’Histoire auguste, avaient pour Postume une affection extrême parce
qu’en écartant les tribus de Germanie, il avait redonné à l’Empire romain
sa sécurité d’autrefois. » Et d’ajouter, entre deux vacheries visant
d’éphémères Augustes de Rome : « C’était un homme remarquable par
son courage dans la guerre, par sa constance dans la paix, d’une telle
sagesse durant tout le cours de sa vie que Gallien lui confia son fils
Salonin, qu’il avait établi en Gaule, afin qu’il veillât à sa vie, à ses mœurs
et le formât à agir en empereur. »
En l’occurrence, ce Salonin n’eut pas le loisir de démontrer ses
qualités impériales puisqu’il fut passé au fil du glaive par les soldats
révoltés, quand ils décidèrent de faire de leur chef, Postume précisément,
un empereur des Gaules.
Comment a-t-on pu effacer des mémoires et des manuels scolaires un
événement aussi fondateur que l’émergence d’une Gaule indépendante et
unifiée ? Et comment ce miracle fut-il possible ?
Certes, en ces temps troublés (et tout particulièrement durant cette
période qui va de Philippe l’Arabe à Aurélien, l’empereur qui parviendra
à restaurer le pouvoir romain en Gaule), il aurait fallu être doté de plus de
mains que Shiva pour compter le nombre d’usurpateurs qui se firent
appeler Auguste en espérant qu’on les reconnaîtrait pour César. On a
même parlé de l’époque des « Trente Tyrans ».
Leur objectif était, le plus souvent, le gouvernement de l’Empire, ce
qui impliquait une marche sur Rome. Postume, lui, n’a jamais eu cette
tentation. Il a cherché non à conquérir le pouvoir à Rome, mais à arracher
la Gaule au pouvoir de Rome. Il s’est voué à l’indépendance de la Gaule,
non à la rénovation de l’Empire. Vindex avait initié une révolte gauloise
au nom d’un universalisme dont Rome restait le symbole. Postume va
instrumentaliser une révolte gauloise au nom de ce qui est déjà un
nationalisme, même si cela n’en a pas encore le nom.
On a pu le constater : les usurpateurs ne font pas long feu, la plupart
des empereurs légitimes non plus. On ne saurait être plus légitime que
Pupien et Balbin, élus par le Sénat. Ils ne parvinrent à se maintenir au
pouvoir que quelques mois. Deux ans de règne, c’est déjà long. Sept ans,
un record. Or, non seulement, ce record, Postume va le battre, mais son
empire gaulois lui survivra encore cinq ans. Il ne sera d’ailleurs pas
renversé, il s’abolira lui-même.
On ne le répétera jamais assez : quelle différence entre une Gaule
gauloise indépendante et unifiée et une France française indépendante et
unifiée ? Entre la Gaule de Postume et, par exemple, la France de 1799
quand Bonaparte revient d’Égypte ?
Comment cette révolution se fait-elle ? Voilà peut-être le plus
extraordinaire : en quelques jours. Sans traumatisme. Sans guerre civile.
Sans, cette fois, que la moindre cité gauloise ne s’insurge contre cette
sécession. Sans que l’Empire ne parvienne, fût-ce à prix d’or, à
débaucher quelques garnisons d’affidés. Aucune réticence signalée. Pas
de dissidence dans la dissidence. Les Arvernes, les Éduens, les Rèmes,
les Trévires, les Allobroges acceptent, cette fois, d’embarquer sur le
même navire. Comme un accouchement après une longue gestation.
Depuis la tentative d’Albinus, la Gaule gauloise était latente. Il ne lui
manquait que le déclic qui lui permettrait de se réaliser. Postume fut ce
déclic.
Quelque chose avait mûri, lentement, profondément, sûrement, à
travers des drames et des échecs, des trahisons et des déchirements, qui
débouchait, soudain, sur cette manière de miracle : l’avènement d’une
Gaule au sein de laquelle plus de soixante-dix cités, peuples, tribus
avaient fini par faire corps pour se fondre en une communauté nationale
consciente d’elle-même.
À cette nuance près, cependant – ce qui explique que la rupture n’ait
pas été vécue comme une cassure –, que Postume baptise son royaume
« Empire romain des Gaules ». Ce n’est pas une Gaule celtique qui
s’émancipe, c’est une Gaule gallo-romaine. Non pas retour au passé,
mais redéfinition d’un devenir.
« Les historiens sont unanimes pour louer son caractère et son talent. »
C’est ce qu’écrit, à propos de Postume, Gustave Bloch dans la
monumentale Histoire de France d’Ernest Lavisse. La Gaule ne lui doit-
elle pas sa délivrance et sa renaissance ?
Avant qu’il ne prenne en charge la responsabilité de la défense des
frontières de l’Est, comment s’y prenait-on ? On élevait une digue de
fortins et de camps destinés à arrêter les présumés barbares. Lesquels,
Alamans et Francs en particulier dans la dernière période, s’étaient
adaptés à cette tactique qui consistait à stopper les invasions et
éventuellement à contre-attaquer à la manière de Maximin. Une
multitude de bandes s’insinuaient donc dans les défenses romaines, les
contournaient comme leurs descendants contourneront la ligne Maginot,
puis se déversaient, par capillarité, sur tout le pays, le dévastaient,
terrorisant les populations, rançonnant les campagnes, raflant au passage
tout ce qui paraissait avoir une valeur marchande. Il arriva même que les
commandos germains s’enfoncent en Espagne et en Italie du Nord.
Postume, parfois contre l’avis de son état-major resté fidèle à la
tactique du hérisson, remit en cause cette stratégie. Désormais, on
laisserait sur le Rhin les légions les plus solides et on constituerait des
corps mobiles, véritables brigades d’intervention rapide qui
poursuivraient les bandes infiltrées, les prendraient à revers, les
anéantiraient. C’est ainsi qu’on peut régler son compte à celle qu’un
roitelet alaman avait conduite jusqu’à Arles. En même temps, Postume
recruta des supplétifs parmi les peuplades germaniques, franques en
particulier, qui négocièrent leur soumission. Inaugurant de la sorte un
processus qui, un siècle et demi plus tard, débouchera sur une quasi-
fusion entre les soldatesques franque et gallo-romaine.
Les conséquences de cette « libération du territoire », puis de cette
pacification seront spectaculaires. Retour d’une certaine prospérité
d’abord. En témoigne la solidité de la monnaie – monnaie gauloise
s’entend –, donc le recul de l’inflation. Les pièces d’or, recherchées et
thésaurisées même en Italie, retrouvent la valeur qu’elles avaient atteinte
les siècles précédents. Les pièces d’argent sont plus lourdes en métal que
celles qui sont frappées en Italie sous Gallien. Une politique de grands
travaux permet de faire reculer le chômage. Une épidémie de peste, qui
frappe en particulier l’armée, est presque jugulée grâce à des initiatives
hardies et généreuses en matière de santé publique. Au point que les
légions, ce qui est rare, voteront des résolutions de reconnaissance. Les
ateliers, un temps en panne, reprennent leurs activités. Ce qui est
particulièrement sensible dans la métallurgie, les mines, l’industrie du
bois, la tannerie, le textile et la céramique. En conséquence, les
exportations, surtout vers la Grande-Bretagne, font un bond en avant. Le
matériel agricole gaulois, charrues mais aussi moissonneuses, fait prime
sur le marché. On répare les grandes routes, on empierre et on déblaie de
nombreuses pistes, on réaménage les berges, on trace de nouveaux
chemins le long des voies d’eau et des côtes. L’agriculture retrouve une
certaine dynamique grâce au déboisement, au marnage et aux travaux
d’irrigation. Le bâtiment repart, ce que favorisent une utilisation plus
systématique de la brique et le développement de certaines techniques
hardies, comme le prouve l’amélioration impressionnante du confort des
villas aristocratiques, que ce soit en matière de chauffage ou de
rafraîchissement.
Il semble que des architectes et des entrepreneurs itinérants proposent
leurs services aux hautes classes sociales, des modèles à répliquer leur
étant en quelque sorte présentés sur catalogue.
Les villes, qui avaient périclité au temps des guerres civiles, desserrent
peu à peu l’étreinte de leurs remparts. Des bourgades deviennent des
villes qui croissent à partir d’un îlot central constitué d’un bloc de
demeures privées et de boutiques, qu’on dote ensuite de locaux
professionnels et administratifs. Comme les villas aristocratiques, les
thermes ou les théâtres sont conçus par des spécialistes selon un patron
uniforme et facilement reproductible. Outre la brique, la pierre un peu
partout mord sur le bois, qui ne redeviendra dominant dans le paysage
urbain qu’à partir de l’époque mérovingienne. On attache de plus en plus
d’importance à l’éclairage, au stockage, aux réseaux
d’approvisionnement, aux canalisations, à la poste, aux espaces de loisirs
et à leur acoustique, aux établissements à vocation pédagogique.
C’est précisément cela que Postume n’a sans doute pas perçu.
Cet homme calme, sage, pondéré, ennemi des excès, était également,
en matière religieuse, d’une totale tolérance. Il ne réprima ni le
christianisme naissant ni un certain druidisme renaissant. Il s’arrangea
pour privilégier, parmi les dieux de l’Olympe auxquels on rendait un
culte, Hercule et Mercure, c’est-à-dire ceux qui se rapprochaient le plus
des dieux gaulois, Ogmios et Teutatès.
Au fond, dans ce domaine, il n’était pas très loin de Gallien, qui,
influencé en cela par son impératrice de femme, rêvait d’un
universalisme mystique qui eût permis de soumettre tous les dieux à
l’autorité d’un esprit pur et transcendant, tel que les néoplatoniciens
derrière Plotin l’appelaient de leurs vœux. Mais, ce qu’il surestima sans
doute fut ce que recelait d’explosif la rencontre possible entre ce
néomysticisme protestataire et interclassiste que véhiculaient les premiers
chrétiens et l’exaspération sociale qui allait alimenter une révolte
incendiaire.
Junius Postume l’eût-il mieux anticipé s’il avait succédé à son père ?
Mais il était précisément devenu improbable qu’il succédât à son père.
Pourquoi ? Parce que, intellectuel dans l’âme, homme de culture qui
n’aimait rien tant que participer à des concours littéraires, il n’était
finalement attiré ni par l’adjudantisme militaire ni par le rôle d’Auguste.
Et l’armée, peu portée sur les qualités purement cérébrales, n’eût pas
vraiment apprécié de l’avoir pour chef. Postume père avait donc concocté
une alternative en la personne d’un guerrier proche de son clan, jeune,
beau et pas con.
Mais, avant de s’attarder sur les conditions de l’avènement de ce
Victorinus qui deviendra lui aussi empereur des Gaules, et dont la mère,
Victoria, fut l’une des femmes les plus extraordinaires de l’Antiquité et
de notre propre histoire, une remarque préalable s’impose.
Si Postume père, ce premier vrai roi de France, recueille tous les
éloges des contemporains, on ne sait, en réalité, pas grand-chose de lui,
de sa personnalité, de son existence quotidienne. Il ne commit aucune
folie, ne se rendit coupable d’aucun crime mémorable, massacra assez
peu, n’étala pas sa vie privée sur la place publique, ne légua à l’histoire
ni discours fulgurant ni considérable sottise, ce pourquoi il fut aimé au
présent et oublié au futur.
On évoque toujours, dans les livres, saint Denis, parce qu’on prétendit
longtemps (mais on ne le prétend plus) que, pour faire une farce à ses
persécuteurs qui l’avaient décapité, il continua à déambuler en portant sa
tête entre ses mains. Postume ne se livra, lui, à aucune excentricité de
cette sorte. Il porta jusqu’au bout sa tête sur les épaules. Contrairement à
Néron, à Caligula ou à Clovis, il n’assassina pas sa parentèle et se
contenta, ce qui est moins prestigieux, d’être assassiné par des pilleurs. Il
n’interdit aucune religion, mais ne chercha ni à en imposer une comme
Constantin ou encore Clovis, ni à s’en concocter une comme Dioclétien.
Il ne se prit ni pour Hercule ni pour le Soleil. Il ne chercha ni à subjuguer
ni à conquérir. Ne marcha sur les pas ni d’Alexandre le Grand ni de Jules
César. Non ! Il se contenta de faire des choses toutes bêtes : libérer la
Gaule et lui assurer son indépendance, la débarrasser des envahisseurs
germains et l’émanciper du maître romain. Il réalisa ce que Civilis avait
tenté sans succès : l’affirmation de la France et l’émergence de l’Europe.
Faible bilan, on en conviendra, qui ne méritait pas qu’on s’en souvînt.
Contrairement à ce haut fait de sainte Geneviève, femme remarquable au
demeurant, qui sauva d’autant plus indubitablement Paris qu’Attila
n’avait jamais songé à l’attaquer.
Postume ne fut finalement qu’une sorte de général de Gaulle qui aurait
non seulement libéré le pays, mais l’aurait ainsi créé. Qui était-il ? Un
guerrier brut de décoffrage capable de l’emporter sur deux fronts, à l’est
contre les Allemands et au sud contre les impériaux ? Mais Postume
assura la formation et l’éducation de deux héritiers potentiels : son propre
fils et celui de Valérien, Gallien. Et ce qui caractérisa ces deux
personnages, jusqu’à leur jouer des tours, fut leur immense culture, leur
talent littéraire et l’ampleur de leur curiosité philosophique. Est-ce que
cela n’en dit pas long, finalement, sur les qualités du pédagogue ?
L’année 268 fut terrible pour l’empereur romain Gallien, mais aussi,
par voie de conséquence, pour le nouvel empereur des Gaules, Tetricus,
installé à Bordeaux.
Gallien paraissait insubmersible. Même si, autour de lui, tout foutait le
camp, il parvenait à tout raccommoder. Le chef de ses armées, Auréolus,
avait cependant fini par tomber du côté où il penchait : le putsch.
À la tête des légions des Balkans, il fait donc irruption en Italie du
Nord bien décidé à faire l’Auguste à la place de l’Auguste. Quand il
l’apprend, Gallien interrompt on ne sait quelle partie de plaisir et contre-
attaque. Avec succès. Il stoppe la marche du prétentieux et le bloque dans
Milan. L’autre s’y fortifie. Mais il sait que, faute de ravitaillement, il ne
pourra tenir longtemps. Lui vient alors une idée tellement bonne qu’elle
servira à plusieurs reprises par la suite : il fait imiter l’écriture de
l’empereur afin de dresser une liste de généraux présumés comploteurs à
liquider d’urgence. On s’arrange, ensuite, pour égarer la liste. Classique.
C’est ainsi que, pendant la guerre d’Algérie, les services secrets français
parviendront à susciter de sanglantes épurations au sein de la rébellion.
Avertis par des amis qui leur veulent du bien, que font les généraux
soi-disant menacés ? Ils décident d’agir vite. Avec – mais le contraire eût
étonné – la complicité du préfet du prétoire. C’est eux ou lui.
Un soir, alors que l’empereur est en train de dîner sous sa tente, un
officier, haletant, vient l’avertir que les hommes d’Auréolus, bloqués à
Milan, ont fait une sortie et approchent. Tel un ressort, Gallien bondit de
sa couche (à l’époque on dînait non pas assis mais couché) et sur son
cheval. L’historien Zosime raconte : « Rempli d’effroi par ces paroles,
l’empereur demanda donc ses armes, transmit à ses soldats l’ordre de le
suivre et partit sans même attendre ses gardes du corps. Le voyant ainsi
sans protection, le commandant de la cavalerie des Dalmates l’égorge. »
Il s’agissait effectivement d’une ruse. D’un piège.
À la nouvelle de cet assassinat, les légionnaires s’ébrouent certes
quelque peu, mais on les arrose. Et, pour ne pas entretenir les suspicions,
on choisit pour nouvel empereur le seul général qui n’était pas présent au
moment du crime : Claude, qu’on surnommera (pour ne pas le confondre
avec le prédécesseur de Néron) Claude le Gothique. On l’acclame et on
vote, dans la foulée, un vœu « pour l’unité de l’empire ». Des sénateurs
se seraient écriés lors de l’intronisation : « Claude Auguste délivre-nous
de Zénobie et de Victoria. »
Autrement dit, Tetricus compte pour du beurre.
Victoria partie – Charles VII sans Jeanne d’Arc –, qui était encore
capable de faire vibrer, en celui que consternait désormais le pouvoir
qu’il exerçait, la bonne fibre ?
Il ne fallut pas attendre longtemps avant que Tetricus, le gentil
Tetricus, n’envoie à Claude, empereur de Rome, des émissaires chargés
de lui proposer un deal. Peut-être un partage de l’Occident. Ou la
création d’un poste de vice-empereur. Ne disposait-il pas d’une armée
considérable ? Sur tablette, au moins, pas loin de cent mille hommes
mobilisables.
Mais il ne fallut pas attendre longtemps non plus avant que Claude,
agressé à son tour comme Victoria par cette saloperie de peste, ne casse
sa pipe et ne soit remplacé – car le hasard fait bien ou mal les choses,
selon le point de vue où l’on se place – par un ancien ami de jeunesse (on
était du même monde) de Tetricus. Un nommé Aurélien. Un battant. Un
type qui en voulait.
Et que veut-il précisément ? Refaire l’unité de l’Empire. Il commence
par Zénobie, l’impératrice syrienne qui fascinait Victoria. Elle venait
d’avaler l’Égypte. Elle est avalée à son tour. Retour à la maison mère.
S’il nous fallait une preuve de l’impact que ces quatorze ans
d’indépendance avaient eu sur l’état d’esprit des Gaulois, les
extravagants événements qui vont suivre nous la fourniraient amplement.
À l’évidence, la trahison de Tetricus a rendu le pays comme orphelin
de sa souveraineté et, un peu comme les chiites attendent éternellement
leur imam caché, nos ancêtres paraîtront, pendant au moins un siècle,
errer à la recherche de leur empereur perdu. Et cela jusqu’à la déraison.
Encore faut-il, avant de nous aventurer dans ce véritable asile de fous,
régler le sort d’Aurélien. On l’aura deviné : pas plus que ses
prédécesseurs il ne meurt dans son lit. Des militaires finissent par le
liquider comme les autres. Les comploteurs utilisent exactement la même
méthode, excellente, que celle qui avait permis de « dégager » Gallien :
de fausses lettres firent croire à plusieurs généraux qu’ils allaient passer à
la casserole. On l’abat donc au cours d’une opération dans la région de
Byzance. Puis on le regrette aussitôt. L’armée, interpellée par cette
succession de meurtres qui se sont ourdis en son sein, assommée par le
dernier en date, soudain consciente que ces façons quelque peu cavalières
et compulsives – et même convulsives – de voter des motions de censure
confinent à la paranoïa, renvoie au Sénat la responsabilité de choisir un
successeur. Quatorze assassinats presque à la queue leu leu, elle a
beaucoup donné : ça suffit !
Le Sénat, sidéré, renifle un piège. Il décline l’offre.
Non, non, non ! À vous de jouer !
Nous n’en ferons rien !
Si, si, c’est votre tour !
Ça dure six mois comme ça. Et, comme lorsque la Belgique est privée
de gouvernement, la situation n’empire nullement. C’est tout juste si on
remarque le vide.
On en a déjà fait la remarque : le système administratif impérial est
tellement bien huilé qu’il roule tout seul. Les chefs s’exterminent, les
gestionnaires gèrent. La fonction publique fonctionne. Les barbares en
profitent bien un peu, mais un ennemi sans chef cela les désarçonne.
Finalement, le Sénat cale et choisit le nouvel Auguste parmi ses
membres. Un vieux, évidemment chenu, mais propre sur lui. Digne et
lettré. C’est d’ailleurs le président de la Curie. Il s’appelle Tacite. Et n’a
donc plus qu’un prénom à se faire. Les sénateurs exultent : ils annoncent
partout qu’on est revenu aux grandes heures de la République.
Or, six mois plus tard, patatras, exit Tacite. Après un court intermède,
voilà Probus. Dont l’importance pour notre nation fut considérable pour
au moins deux raisons.
D’une part, il relance la culture de la vigne (qui avait été officiellement
interdite), en particulier dans le Bordelais et sur les coteaux de la région
parisienne. D’autre part, après avoir nettoyé le territoire assailli par les
Francs, les Burgondes, les Vandales et les Alamans, mais inquiet du recul
démographique et de la chute des rendements agricoles en Gaule, il
recrute une main-d’œuvre de prisonniers, de ralliés ainsi que de
volontaires d’outre-Rhin ou d’outre-Danube, et l’établit dans des régions
dépeuplées (par exemple, les Vandales sur les côtes bretonnes).
Cependant, soucieux de ne pas être accusé de laxisme en matière
migratoire, il envoie au Sénat une missive qui n’a pas pris une ride :
« Les barbares labourent, sèment, combattent déjà pour nous. Leurs
bœufs fécondent nos terres. Nos greniers regorgent de leur blé. »
Quant aux ralliés fournis par les peuples vaincus, il les installe par
petits groupes sur le territoire. Un droit du sol est, en quelque sorte,
substitué au droit du sang.
LE PUTSCH POUR SE TIRER D’UN MAUVAIS PAS
L’autre cas est plus significatif encore. Mais la vérité à son sujet est
beaucoup plus difficile à établir. Pour ne pas dire impossible. Songeons-
y : les événements ne se déroulent pas à Rome, entre le Colisée et les
Thermes de Caracalla, dans l’entourage d’un prince ou d’un consul, mais
dans des provinces gauloises que les distingués mémorialistes ou
historiens romains ne fréquentent pas. Et ils mettent en scène des
personnages qui étaient complètement inconnus avant de défrayer la
chronique.
Les faits ont dû, par conséquent, être reconstitués à partir de
témoignages rares et contradictoires. Ainsi cette seconde émergence d’un
empereur des Gaules autoproclamé, plus grave et plus effarante que la
première, mais dont on ne saurait affirmer qu’elle concerne une seule ou
deux personnes apparentées et portant le même nom : Proculus.
J’opte pour la seconde version : il y aurait deux personnages que l’on a
confondus.
Ce qui est établi, c’est ce qui constitue le cœur ou le must de l’histoire.
Elle se déroule sous le règne de Probus, à Lyon, ville restée fidèle au rêve
d’un empire des Gaules et en état de quasi-sécession morale.
Titus Illius Proculus est lui aussi un officier d’origine gauloise. Une
demi-solde, comme on le dira à propos des grognards de Napoléon. Bon
capitaine, va-de-la-gueule, conteur de tavernes, il estime être passé
jusqu’ici à côté de la carrière à laquelle il avait droit. Pourquoi lui a-t-on
refusé un commandement sur le Rhin contre les Germains ?
Ce jour-là, on a vaillamment levé le coude ; multiplié les saillies
vengeresses dirigées contre l’empereur Probus – c’était presque un rite –,
tout en enchaînant les parties d’échecs. Proculus n’a pas cessé de gagner.
Échec au roi ! « C’est toi le roi », lui lance-t-on en substance, pour
rigoler. Pourquoi pas ? On en est juste à s’échauffer. On se bidonne. Un
compagnon de table, officier de sa garde, jette alors sur les épaules de
Proculus un bout de tissu couleur pourpre. « Salut Proculus Auguste ! »
lance-t-il, et la petite assemblée de reprendre en chœur le dérisoire slogan
« Gloire à Proculus Auguste ! ». C’est une farce. Mais on n’en est plus à
tracer une frontière bien fixe entre la farce et la réalité. Là encore, le
téléphone gaulois fonctionne. La blague se transforme en acte. La
nouvelle se répand en ville et hors de la ville. Des officiers prennent
l’affaire tout à fait au sérieux : certains tiennent à venir saluer le nouvel
empereur des Gaules. Premiers ralliements. Lui se dope le cervelet.
Entouré de quelques partisans, il gagne Cologne, lève une petite armée.
Comme personne ne le prend au sérieux, personne n’intervient non plus
contre lui. Probus, informé, et que cette histoire amuse, lui promet
l’impunité s’il cesse ses enfantillages et se rallie. Mais lui n’en démord
pas, il s’accroche à sa pourpre de carnaval. Évidemment, il ne fait pas le
poids. Il ne sera pas très difficile d’en venir à bout.
Telle est la version simple, minimaliste, qui a assez traumatisé les
contemporains pour que l’histoire la retienne. « Certains individus, écrit
Eutrope, avaient tenté d’usurper le pouvoir, à savoir Saturninus en Orient,
Proculus et Bonasus à Cologne, l’empereur les écrasa en de nombreuses
rencontres. »
Ici, il n’y a qu’un seul Proculus, et il est mis sur le même plan que
Saturninus qui commandait une légion en Palestine. Aurélius Victor
résume : « Furent massacrés Saturninus en Orient, Bonasus à Cologne,
car l’un et l’autre avaient essayé d’établir leur domination à l’aide des
troupes qu’ils commandaient. » Il oublie Proculus. Mais, dans L’Histoire
auguste, on peut lire, ce qui vise évidemment, cette fois, Proculus :
« Apparut un aventurier de la pire espèce, même en ces temps où les
aventuriers proliféraient… L’éloignement, le mépris des classes
supérieures pour le métier des armes les laissaient arriver au plus haut
grade. »
Ce Proculus-là, celui dont parle « l’histoire Auguste », est né d’une
famille (des Alpes-Maritimes) où « les habitudes de la vie patriarcale se
conciliaient tout naturellement avec des traditions d’un brigandage
héréditaire ». Ce que reprend Gustave Bloch dans L’Histoire de France
de Lavisse. Son profil ne ressemble pas à celui de l’autre.
Voici l’explication plausible : un second Proculus, parent du premier,
en garnison à Lyon, est l’objet de la curiosité de ceux qui sont au courant
de l’équipée du premier. Cela lui donne des idées. Il est originaire des
Alpes-Maritimes où sa famille s’est enrichie grâce au brigandage.
Patriote gaulois, il a soutenu les deux empereurs sécessionnistes
Victorinus et Tetricus. Rebelle et intrépide dans l’âme, aiguillonné par sa
femme Sampsa, il est prêt à s’entendre à la fois avec des barbares et avec
les bandes de miséreux insurgés qui, de plus en plus, prolifèrent. Il
rejoue, au fond, la même scène que son parent, mais va beaucoup plus
loin. Lyon adhère à sa cause ainsi qu’une partie de la Narbonnaise et de
la Viennoise. Lui ne se rend pas à Cologne. Il constitue une petite
flottille, rallie des garnisons où l’on s’ennuie ferme, ramasse des
déserteurs, des paysans, des chômeurs, pille le trésor de quelques cités,
recrute deux mille esclaves qu’il paye, emballe au passage les rescapés
de l’aventure de Proculus no 1, obtient des soutiens en Espagne et en
Bretagne. Finalement, s’étant aventuré en rase campagne, il est cerné et
détruit.
Selon une dernière thèse, il se serait réfugié chez les Francs où il
bénéficiait d’accointances. Mais ceux-ci l’auraient livré.
Comment démêler le vrai du faux ? Ce qui ne fait aucun doute, c’est
qu’il a suffi d’un défi ou d’un pari entre camarades joueurs et éméchés
pour que prenne corps la tentative d’un officier de se faire reconnaître
« empereur des Gaules ».
Pour le reste, y eut-il un seul ou deux Proculus, une seule et même
aventure, ou en a-t-on confondu plusieurs, a-t-on exagéré, « brodé », ou
au contraire minimisé ce qui tenait du mini-putsch militaire, de la
rébellion social-nationaliste et de la farce de potache ?
Au plus fort des troubles, certains insurgés s’en prirent volontiers aux
temples païens et à leurs trésors. Preuve d’une influence chrétienne ? À
quoi et à qui pense le citoyen romain Libanius, fidèle aux cultes
ancestraux, quand, en 380, un siècle plus tard, à un moment où le
christianisme triomphe dans l’Empire, en particulier en Orient, et où l’on
assiste, en Gaule, à un premier retour de flamme du mouvement social, il
écrit à l’empereur, pour s’en plaindre : « On attaque les temples “païens”,
on enfonce les toits, on sape les murailles, on enlève les statues. On
renverse les autels. D’une première expédition, on court à une autre, à
une troisième. On ne se lasse pas d’ériger des trophées injurieux à nos
lois. Dans les campagnes, c’est pire encore, ils se dispersent, se
réunissent ensuite, se racontent leurs exploits. Celui-là rougit qui n’est
pas le plus criminel. Ils sont comme des torrents sillonnant les contrées et
bondissant contre la maison des dieux. Voilà la conduite des chrétiens. Ils
attaquent également les possessions particulières parce que, aux dires de
ces brigands, elles sont consacrées aux dieux. Sous ce prétexte, un grand
nombre de propriétaires sont privés des biens qu’ils tenaient de leurs
ancêtres. »
Dans ces émeutiers chrétiens persécuteurs qui s’attaquent à la propriété
privée et à la richesse des possédants, ne devine-t-on pas aussi les
insurgés bagaudes ?
Que les meneurs du mouvement bagaude, éclaté et pluriel, aient été
chrétiens, rien n’est moins sûr ; mais qu’il y ait eu confluence,
confluence spontanée entre activistes chrétiens, ou christianisants, et
insurgés bagaudes (un druidisme larvé permettant parfois de faire le
pont), cela fait peu de doute.
Ainsi, aux confins de la Sarthe et de l’Orne, un certain Généri, qui
semble être passé du néodruidisme au monothéisme chrétien, s’investit
dans l’organisation d’un espace devenu autonome et y fait régner une
manière d’ordre moral. Sa propension à bénir les foyers le fera regarder
comme un saint. Un autre animateur de région bagaudée, Léonard,
deviendra saint Léonard des Bois. L’évangélisateur Julien est en liaison,
lui aussi, avec des territoires en marge de la légalité.
Se bagauder deviendra une autre façon de se retirer d’un monde
corrompu et vicié. Significatif sera, à cet égard, le discours du futur
évêque de Tours, saint Martin, qui, se voulant apôtre des déshérités,
critiquant les seigneurs et même les évêques trop riches des grandes cités,
rendra le paganisme responsable de l’oppression sociale.
NI HOMMES NI SERPENTS
LA LÉGENDE DE SAINT-MAUR-DES-FOSSÉS
L’autre approche, on la trouve sous la plume d’un moine de Saint-
Maur. La légende voulait que la dernière bataille de la première vague de
la révolution bagaude, celle que parvint provisoirement à étouffer
Maximien, se fût déroulée près d’un pseudo-château construit par Jules
César, situé à l’entrée de Saint-Maur et protégé par d’immenses fossés
offerts au détournement d’une rivière. D’où le nom de Saint-Maur-des-
Fossés. Longtemps, en effet, les habitants avaient désigné les ruines de
cette fortification sous le nom de « château des Bagaudes ». « Le fort de
Saint-Maur, écrit donc le moine, fut sans doute détruit par Amandus et
Aelianus qui ne voulaient pas se soumettre aux princes romains
sacrilèges. Alors que César [Maximien] s’avança et arriva au fort des
Bagaudes, il l’assiégea longtemps par terre et par eau, jusqu’à ce qu’il
l’emportât et tuât ses habitants par le fer et par le feu. Comme les
habitants de ce fort étaient chrétiens, on peut croire qu’ils ont gagné le
Royaume des Cieux par leur martyre. »
Le fait que la plupart des textes anciens reproduisent le schéma,
d’autant plus unique que leurs auteurs se copiaient les uns les autres
comme les journalistes contemporains, d’un affrontement décisif entre
les troupes impériales de Maximien et une véritable armée bagaude
conduite par Amandus et Aelianus, ne signifie nullement que cela
correspond à la réalité. Y eut-il une véritable armée bagaude, ou bien une
multitude de groupes correspondant à une multitude de situations,
entraînant une multitude, éventuellement contradictoire, de
revendications, une multitude de formes d’action sur une multitude de
fronts ? La seconde hypothèse est la plus probable.
L’archéologie nous offre deux témoignages prouvant la férocité des
troubles sociaux qui agitèrent la Gaule entre 280 et 287 ; ils se situent
hors de la zone traversée par Maximien. À Douarnenez, toutes les usines
de salaison ont fermé ou ont été détruites. Tandis que, dans les Côtes-
d’Armor actuelles, la bourgade de Corseul a été incendiée et abandonnée.
Une comédie, qui date du Ve siècle, montre bien l’une des formes, très
libertaire, que pouvait prendre à l’occasion la Bagaudie : « Va vivre aux
rives de la Loire, lance un des personnages à son contradicteur “partager”
qui veut “dépouiller ses voisins”. » « Là, il n’y a nul cérémonial, les
sentences capitales sont rendues dessous un chêne et écrites sur des os.
Là, même les paysans peuvent plaider et les particuliers juger. Si tu es
riche, on t’appellera un “gros”. » Et le contradicteur d’admettre : « Je ne
suis pas riche, mais je ne veux pas de cette justice forestière. »
Qui étaient exactement les deux chefs de la révolte ? Là encore, les
indications sont confuses. Aelianus avait-il été promu à un haut
commandement sous l’empereur Probus ? Avait-il été chargé d’entraîner
les volontaires gaulois engagés contre les agresseurs germains ? Et avait-
il, à cette occasion, pris contact avec un autre officier supérieur,
Amandus ? Cet Amandus était-il un général qui, d’abord engagé dans la
campagne de pacification et ayant gardé des contacts avec les Bagaudes
combattant sous ses ordres contre les Germains, était passé de leur côté
avec son état-major en réaction aux excès de la répression ? Ce pseudo-
empereur bagaude visait-il à devenir empereur des Gaules dans le sillage
de Postume ?
Toutes ces explications ont été avancées. Certaines sont crédibles :
pour transformer une cohue de paysans en une armée capable d’affronter,
même sans aucune chance, les légions impériales, il a bien fallu l’apport
d’un ou de plusieurs professionnels. On évoque souvent la prise et le sac
d’Autun, la ville élitiste par excellence, par une troupe bagaude. Mais ne
confond-on pas avec la reconquête de la ville sous l’empereur gaulois
Tetricus par des indépendantistes gaulois, reconquête à laquelle les
premiers Bagaudes prirent, en effet, une certaine part ?
Les martyres
Comment sait-on que le prix d’un paon correspond à dix fois celui
d’un poulet ? Que les citrons sont plus chers que les huîtres ? Qu’un
ouvrier agricole se paie vingt-cinq deniers et le maçon cinquante. Un
artiste peintre cent cinquante deniers et un scribe calligraphe de première
classe vingt-cinq deniers les mille lignes. Un maître d’école cinquante
deniers par élève et par mois, un prof du supérieur deux cent cinquante
deniers. Comment sait-on même qu’un lion d’Afrique de premier choix
s’obtient pour cent cinquante mille deniers, cent vingt-cinq mille s’il est
de second choix et tombe à cent mille pour une lionne ? (Il serait
intéressant d’établir combien l’ensemble des cirques de l’Empire
consommait de lions chaque année ; au point que l’espèce a disparu
d’Afrique du Nord.)
Comment le sait-on ? On le sait parce qu’une loi dite du « maximum »
– et que la Convention montagnarde de 1793 reprendra à son compte –
fixa de façon très précise et très autoritaire un prix plafond pour les
denrées et les services, ainsi que pour les rémunérations. Les prix ayant
explosé et le processus inflationniste risquant de s’auto-entretenir, le
pouvoir impérial décida de répliquer en recourant à des mesures
dirigistes et étatistes extrêmes, ce que, précisément, sa dérive
autocratique et totalitaire (les contrevenants ne risquaient-ils pas la peine
de mort ?) permettait. Il faut lire le long et laborieux justificatif de
Dioclétien, on croirait un libelle marxiste dirigé contre les méfaits du
capitalisme financier.
L’expérience se soldera par un échec, en fonction de quoi, la pénurie
succédant à l’inflation, on dénonça et livra à la vindicte publique les
intermédiaires, les spéculateurs, les détenteurs de stocks, la malhonnêteté
des négociants et l’âpreté au gain des prestataires de service.
CHAPITRE 20
À côté d’une réalité que relativise son étirement dans l’espace et dans
le temps, il y en a une autre, structurellement invariante.
Celle-ci par exemple : un supplément de bureaucratie induit un
supplément de dépenses, donc la nécessité d’un supplément de recettes
débouchant fatalement sur un supplément soit de taxes, soit d’impôts,
généralement les deux.
Or jamais le poids de la bureaucratie ne s’était autant alourdi que sous
Dioclétien. D’un côté, vertigineuse excroissance du faste impérial (on
revivra cela en France à l’époque de Louis XIV, avec les mêmes
conséquences : aggravation des déficits et grossissement de la dette), de
l’autre, réformes administratives qui, en multipliant les centres de
pouvoir, démultiplieront également le nombre de fonctionnaires. On
aurait eu toutes les raisons, déjà, de parler d’un « mille-feuille
administratif ».
On passe de quarante-huit à cent provinces. On crée des préfectures de
région. On regroupe des circonscriptions originelles en diocèses,
nouvelles entités administratives dirigées par un haut fonctionnaire de
rang équestre, c’est-à-dire issu de l’establishment : le vicaire. L’Église
plaquera sa propre organisation administrative sur celle de l’Empire et,
quand il n’y aura plus d’empire, elle conservera les diocèses et les
vicaires.
Au sommet : un conseil impérial de cinq grands bureaux s’appuie sur
un gigantesque appareil administratif, lui-même assis sur des services de
renseignements pléthoriques et une armée qui passe à quarante légions,
soit quatre cent cinquante mille hommes.
VERS LA FÉODALITÉ
Tout va basculer en 293. C’est alors, et alors seulement, que les deux
Augustes, Dioclétien et Maximien, s’adjoignent deux Césars et que
Constance Chlore, en conséquence, prend en main les affaires de la
Gaule et se voit confier pour première mission d’en finir avec Carausius.
Ce que ce dernier a très bien compris, puisqu’il quitte aussitôt les rives
continentales pour rejoindre la Grande-Bretagne.
Véritable disciple de César, guerrier-entrepreneur par excellence,
Constance Chlore fait construire une nouvelle flotte, dont une cohorte
d’experts est chargée d’optimiser les équipements. Surtout, il décide
d’attaquer Boulogne, non par mer (car la flotte de l’empereur marin reste
redoutable), mais par terre. Il fait mener, dans le plus grand secret et à
une stupéfiante rapidité, grâce à une armée de techniciens, des travaux
qui permettent non seulement d’isoler Boulogne, de murer la ville, mais
en outre de détacher le port de la mer. Au point que, lorsqu’ils découvrent
l’ampleur de l’entreprise, les défenseurs de la place subjugués, en
majorité des Morins à qui on a promis de rendre les honneurs de la
guerre, offrent leur reddition.
Effet domino : l’une après l’autre les villes gauloises ralliées à
l’empire de la mer renoncent à toute résistance. Carausius, quand il prend
conscience du désastre, tente, depuis York en Grande-Bretagne, de faire
intervenir sa flotte, mais elle est partout refoulée. Il commence à donner
des ordres pour rendre l’île inabordable. Trop tard : il est assassiné sur
l’ordre de son principal lieutenant qui n’y croit plus. Tout s’effondre.
Quand Constance Chlore débarque (comme en juin 1944 – mais à
l’envers –, il a prévu une seconde armée de diversion pour forcer
l’ennemi à diviser ses forces), il est accueilli en libérateur. Les derniers
défenseurs de l’empire marin, troupe hétéroclite où dominent les cheveux
longs rougis à la chaux des pirates barbares et des soldats de fortune, sont
écrasés près de Londres.
Y a-t-on songé : l’empire des mers, cette éphémère nation pirato-
britannique de Carausius, correspond presque exactement à cette France
britannique que constitueront les Anglais au XVe siècle à l’occasion de la
guerre de Cent Ans, à l’époque du procès de Jeanne d’Arc à Rouen.
CHAPITRE 21
Une autre apparition, mais celle-là plus terre à terre, nous est plus
proche, beaucoup moins étrangère : celle des Éduens, de la région
d’Autun en Bourgogne, venus faire part à Constantin de leurs doléances.
L’enquête préalable au recouvrement de la taxe foncière tendait à
montrer qu’ils n’étaient pas les plus à plaindre. L’étendue et la nature de
leurs vignes devaient leur garantir de bons revenus. À la lecture de ce
rapport de recensement cadastral nos viticulteurs bourguignons s’étaient
étranglés. Comment, eux, pauvres paysans, considérés comme des
nantis ! Leur plaidoyer valait son pesant de soufre : « La nature et la
contenance de nos propriétés, reconnaissaient-ils, sont indiquées de façon
exacte. Mais c’est faux, car la terre ne nous donne que des mécomptes.
Chez nos voisins de la ville de Troyes, chez les Rèmes [les Champenois],
le revenu correspond au travail. Il n’en est pas ainsi chez nous. » Et
d’ajouter, en se désolant : « Nos vignes, qu’on admire tant, sont devenues
trop vieilles pour produire. Leurs racines mille fois repliées sur elles-
mêmes, tantôt pourrissent à la pluie, tantôt se dessèchent au soleil. Le
vigneron de l’Aquitaine [du Bordelais] peut planter ses vignes partout où
bon lui semble. Mais nous, nous sommes resserrés entre deux zones
stériles. »
Bref, les autres oui, ceux de Bordeaux ou de Champagne sont
prospères, mais nous, nous ne pourrions même pas survivre sans une aide
de l’État !
L’État, en la personne de Constantin, est ébranlé. Après que les
habitants rangés par corporation, bannières au vent, lui eurent réservé un
triomphe (ils ont fait défiler en boucle leur petite fanfare municipale pour
faire croire qu’il s’agissait d’un énorme orphéon), le prince, donc l’État,
leur remet cinq ans d’arriérés de contribution foncière et réduit le taux
des taxes.
On ne sait pas comment ont réagi les Aquitains et les Champenois.
DRÔLE DE CHRÉTIEN
LA PREMIÈRE CROISADE
SAINT-SÉPULCRE
La révolution de Constantin
En 337, Constantin meurt. Or, nul n’a pris autant d’initiatives qui ont
modelé notre monde avant la révolution de 1789 et Napoléon.
N’a-t-il pas, comme Antoine Pinay en 1958, engagé un processus de
création d’une monnaie-or forte qu’on baptisa le « solidus » ? D’où les
« sous » d’aujourd’hui. Le sou, donc. Mais aussi le repos dominical ;
l’abolition du supplice de la croix qui permit la glorification œcuménique
de ce symbole ; la réprobation de l’usage des menottes de fer dans les
prisons et l’obligation de laisser un minimum de lumière pénétrer dans
les cellules ; l’interdiction de faire combattre à mort des condamnés dans
l’arène et le relais de cette peine par le travail forcé ; le remplacement du
marquage des criminels au front par un marquage à la main ou au
mollet ; la répression implacable des rapts d’enfants ; l’interdiction aux
tuteurs de vendre les propriétés et les meubles de leurs pupilles ;
l’obligation pour les pères de famille de conserver à leurs enfants la part
du patrimoine familial appartenant à la mère ; l’annulation de la règle
interdisant aux célibataires ou aux couples sans enfants de recevoir des
legs ou des successions ; l’assurance d’une assistance sociale consentie
aux parents trop pauvres pour être en mesure d’assurer la subsistance de
leur progéniture et qui seraient tentés de s’en débarrasser ; la
condamnation de l’usure ; la sanction des avocats pratiquant des
honoraires excessifs ; l’élévation de la Palestine au statut de Terre sainte ;
la construction du Saint-Sépulcre ; l’édification de la ville de
Constantinople et la « byzantinisation » de l’Empire ;
l’approfondissement du fossé séparant l’Orient de l’Occident ; la
construction d’innombrables églises et la fermeture de nombreux
temples ; la transformation des hiérarques du clergé en gros propriétaires
fonciers ; l’esprit de croisade ; l’affirmation que « Dieu combat de notre
côté » (alors que les dieux, auparavant, se répartissaient de chaque côté) ;
les concepts d’hérésie et de schisme ; l’osmose de l’Église et de l’État ; la
prolifération bureaucratique ; l’excroissance des services de
renseignements ; l’idée de rupture, conduisant au dénigrement
systématique des prédécesseurs ; l’intégration de plus en plus affirmée
des guerriers germano-francs et de leurs familles à la communauté
gauloise.
Oui, le règne de Constantin, plus encore que le règne d’Hadrien, fut
celui qui, pour le meilleur et pour le pire, impacta le plus notre
modernité. Les humanismes et les totalitarismes étaient là, en germe. Le
christianisme est encore peu implanté en Gaule, mais les évêques y
apparaissent comme les protecteurs des faibles et des opprimés, les
représentants de la population autochtone face aux abus du pouvoir
impérial. C’est dans les régions bagaudes ou « bagaudisantes » que le
christianisme, dont le développement stagne, s’enracine le plus
profondément, suscitant l’éclosion d’un clergé spécifique.
D’où, si l’on prolonge notre litanie, ce que l’on doit à l’influence des
Évangiles : reconnaissance de l’autre comme son prochain ; apparition
des services d’entraide, des hôpitaux et des hospices ; prise d’avantage
du moral sur la rhétorique savante et sophistiquée ; esquisse de mélange
social ; accélération des affranchissements d’esclaves parallèlement à
l’irrésistible basculement d’une large fraction de la paysannerie libre
dans le servage : on confie à des esclaves des métairies, tandis que des
métayers confinent à la condition d’esclave. Deux Églises déjà : l’une qui
se penche sur la misère, l’autre qui capte la richesse. Celle qui brave
l’autorité injuste, celle qui s’appuie dessus, fût-elle injuste. L’une qui se
livre à l’État, l’autre qui se veut son contrepoids.
Mais il y a l’envers de la médaille. L’empereur lui-même, fût-ce sans
persécutions corrélatives, est le premier à porter un virulent
antisémitisme théologique : « Parce qu’ils ont sali leurs mains par un
crime impie, ils [les juifs] ont forcément les âmes obscurcies par cette
souillure. Qu’il n’y ait donc rien de commun entre vous et la tourbe
odieuse des juifs. Qu’est-ce que ces gens-là peuvent concevoir qui soit
juste, eux qui, après le meurtre du Seigneur, ont perdu tout repère. »
Une loi de 329 menace du bûcher « les juifs qui tentent de lapider,
comme le prévoit leur loi, ceux des leurs qui sont devenus chrétiens ».
Une autre, plus étrange, interdit aux juifs de s’unir illégalement à des
femmes chrétiennes qu’ils auraient enlevées dans un atelier de tissage.
Version ancienne, au fond, de la rumeur d’Orléans analysée par Edgar
Morin évoquant les femmes qui disparaîtraient dans les cabines
d’essayage des magasins de vêtements. L’humanisation est toute
relative : on adoucit quelques peines, mais vingt délits sont ajoutés pour
lesquels la peine de mort est requise, dont huit passibles du bûcher. Pour
le meurtre d’un proche parent, on rétablit une forme d’exécution depuis
longtemps abandonnée : l’enfermement dans un sac avec des serpents
avant d’être jeté à la mer ou dans un fleuve. Les unions entre libres et
esclaves sont interdites et durement sanctionnées. Une femme libre qui
épouse ou entretient des relations sexuelles avec un esclave est passible
de la peine de mort et l’esclave peut être brûlé vif. L’adultère d’une
épouse est également puni de mort, alors que l’époux peut légalement
avoir une concubine – du moins avant qu’une loi de 326 n’impose le
mariage aux concubins. Une loi spéciale s’en prend aux femmes qui
servent dans les auberges (ce qui était pourtant le cas de l’impératrice
mère) ou se donnent en spectacle et qui « distillent le venin dans le cœur
des hommes dont elles provoquent la perte ». Des amants « honorables »,
dont elles ont été la maîtresse, les auraient-ils « dotées » qu’on peut
utiliser la torture pour les forcer à restituer. La législation constantinienne
précise cependant que les filles d’auberge qui « servent à boire du vin »
étant considérées comme de quasi-prostituées, elles ne peuvent être
poursuivies pour adultère. En cas d’enlèvement d’une fille non mariée
par son soupirant, sans accord préalable de fiançailles, le coupable est
condamné à être brûlé vif, ainsi que les esclaves, la nourrice complice à
recevoir du plomb fondu dans la bouche, la jeune fille, si elle ne s’est pas
débattue, à être déshéritée et les parents à être déportés s’ils ont fermé les
yeux. Douce époque.
Progrès et régression : Dioclétien avait fait interdire les ventes
d’enfants. Constantin, en 329, les autorise quand il s’agit de nouveau-nés.
Des dizaines de lois visent à enfermer les personnes concernées dans leur
statut social, en particulier les colons, qui, s’ils tentent de s’enfuir de la
terre à laquelle ils sont attachés, « [doivent] être enchaînés comme des
esclaves pour être contraints, par l’effet d’une condamnation servile, et
satisfaire aux besoins des hommes libres ». Chacun sa charge. Pas
question de s’y soustraire. Un esclave qui s’enfuit chez les barbares peut
avoir les pieds coupés.
Humanisme et totalitarisme avons-nous dit : un des hommes les plus
savants de son temps, le philosophe Sopatros d’Apamée, fut accusé
d’avoir, par magie, fait tomber les vents, nuisant à l’approvisionnement
de Constantinople par bateaux. L’empereur « aimé de Dieu » le fit
décapiter.
Ajoutons deux initiatives qui ne seront pas sans conséquences :
l’obtention par les évêques d’un droit d’arbitrage dans les querelles au
civil entre chrétiens, voire la possibilité de transférer des affaires civiles à
des tribunaux ecclésiastiques, et la fin de la possibilité de disposer
librement, pour les municipalités, de leurs taxes locales.
Il faut dire que ces choses-là sont rudes et, comme l’écrivait le père
Hugo, « il faut pour les comprendre avoir fait des études ». Dieu, de lui-
même, est donc le fils. Ou, plus exactement, le fils est également son
propre père. Ils sont trois, mais ce trio se dissout dans l’unique. La
séparation du Père et du Fils n’est que l’expression de leur intrinsèque
unité. La différence est la forme qu’a prise leur identité.
Mais alors, ricane le titi d’Alexandrie, dont certains libelles reprennent
les arguments terre à terre : la Vierge Marie a poudré, avant de les langer,
les fesses de Dieu ? Dieu a eu la rougeole ? Il fait pipi au lit ? Sur la
croix, il s’est adressé à lui-même en se soupçonnant de s’être
abandonné ? Si Dieu a un fils, fait remarquer l’évêque d’Antioche, il a
une famille.
C’est encore Voltaire dans son Dictionnaire philosophique qui résume
ainsi le dilemme : « Voilà une question incompréhensible, qui a produit
plus d’horreurs que l’ambition des princes, qui pourtant en a produit
beaucoup. Jésus est-il verbe ? S’il est verbe, est-il émané de Dieu dans le
temps, ou avant le temps ? S’il est émané de Dieu, est-il coéternel et
cosubstantiel avec lui ou est-il d’une substance semblable ? Est-il distinct
de lui ou ne l’est-il pas ? Est-il fait ou engendré ? Peut-il engendrer à son
tour ? A-t-il la paternité ou la vertu productive sans paternité ? Le Saint-
Esprit est-il fait ou engendré, ou produit, ou procédant du Père ou
procédant du Fils ou procédant de tous les deux ? Peut-il engendrer ?
Peut-il produire ? Son hypostase est-elle consubstantielle avec
l’hypostase du Père et du Fils ? Et comment, ayant précisément la même
nature, la même essence que le Père et le Fils, peut-il ne pas faire les
mêmes choses que ces deux personnes qui sont lui-même ? […] Je n’y
comprends rien assurément. Personne n’y a jamais rien compris. Et c’est
la raison pour laquelle on s’est égorgé. »
Il y avait une lecture philosophique, quasi épicurienne (ou hégélienne)
possible, du concept de Trinité qui eût permis de résoudre la quadrature
du cercle. Le concept d’un Dieu n’étant ni une personne ni une
substance, mais une idée. La « compactisation » intellectuelle des trois
étapes : le créateur ou la création ; le processus de création et le créé. En
somme, une dialectique divinisée. Le Saint-Esprit comme catalyseur qui
permet d’effectuer la synthèse du père abstrait et du fils concret, la thèse
et l’antithèse. Mais on jugea que c’était déjà assez compliqué comme ça.
Quelques décennies plus tôt, à Rome, un certain Sibellus (ses disciples
s’intituleront des sibelliens) niait déjà la réalité des trois personnes de la
Sainte Trinité, la ramenant à une seule personne sous trois aspects
différents : Dieu alternativement pouvant jouer le rôle du Père, du Fils et
du Saint-Esprit. Quelques siècles plus tard, au sein de l’Empire byzantin,
la même controverse rebondira avec l’apparition du mouvement
monophysite.
On voit bien quelle angoisse tenaillait les chrétiens du IIIe ou IVe siècle
en butte à l’hostilité d’un pouvoir païen. Cette indéchiffrable histoire de
Trinité ne reconstituait-elle pas, en fait, une forme de polythéisme ?
D’autant qu’en vérité le Saint-Esprit, dans cette affaire, hérite d’une
fonction assez marginale parce que éthérée, le troisième terme du
triptyque sacré s’incarnant plutôt en la Vierge Marie, divinisée à son tour
puisqu’elle monte au ciel et que sa propre conception sera décrétée
immaculée.
Le père, le fils, la mère : ce qui défrisera le protestantisme.
HILAIRE LE RÉSISTANT
Il n’est pas sûr que la plupart des évêques gaulois aient tout compris,
mais ils ne bougeront plus ; ils ne seront plus jamais attirés par ce qui, de
près ou de loin, s’apparenterait à une hérésie. Ils goberont même cet
intéressant argument anti-arien : le Christ est aussi éternel que le Père, il
a toujours existé, sa naissance était en somme une feinte qui consistait à
se révéler aux hommes sous leur propre forme. Sioux !
Pourquoi celui qui régnait alors sur la Gaule, et dont nous parlerons
plus loin, laissa-t-il passer cela ? Pour la très bonne raison qu’étant
revenu au paganisme, il s’en foutait comme de son premier bavoir !
On l’a constaté, les Francs étaient dans la place un siècle et demi avant
leur présumée conquête. Mieux : ils y constituaient déjà, compte tenu de
leur spécialité, une élite militaire. En ce milieu du IVe siècle, il y avait
déjà, en Gaule, une aristocratie guerrière tudesque à majorité franque, de
même qu’il y avait une noblesse gauloise terrienne dont les grandes
propriétés de plus en plus fortifiées préfiguraient les châteaux de la
féodalité.
Dans tout ce qui correspondait à la Gaule Belgique (aujourd’hui les
départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l’Aisne, de
l’Oise, de la Marne, de la Haute-Marne, de la Moselle et de la Meuse),
les poussées migratoires en provenance de l’est – qu’il s’agisse
d’installation de colons, d’enrôlement jusqu’au plus haut niveau de
guerriers supplétifs, de recrutement d’auxiliaires et de main-d’œuvre,
d’installation sur place de rescapés des bandes pillardes – avaient initié
puis accéléré un processus de fusion des populations gauloises
autochtones et des populations germaniques, dont certaines étaient
installées depuis plus d’un siècle. Sur toute une partie de ces territoires,
la population n’était pas, de façon homogène, plus gauloise que celle de
la Seine-Saint-Denis d’aujourd’hui.
Là où, précédemment, les Gaulois faisaient front contre les Germains
(Jules César joua beaucoup sur ce sentiment et c’est ce qui fit échouer la
révolte de Civilis), se constituaient, de plus en plus souvent et de plus en
plus aisément, des fronts germano-gaulois et, surtout, gallo-francs
opposés à l’hégémonisme impérial romano-oriental.
Un nouvel incident, une nouvelle « merde » pourrait-on dire, que sera
appelé à régler l’erratique et insubmersible Constance II illustre
l’ampleur de cette pénétration au plus haut niveau de l’appareil militaire
gallo-romain par l’aristocratie de la soldatesque franque. Cet épisode
souligne un second phénomène : la puissance, depuis l’indépendance un
temps retrouvée sous Postume, de l’aspiration gauloise à s’émanciper des
exigences d’un Empire de plus en plus orientalisé.
Ursicin, lui, est rappelé à Milan. Jamais laisser derrière soi des témoins
de ses forfaits ! Dès lors qu’il a réussi sa mission, le général est devenu
dangereux. Plusieurs légions ont été repliées vers les garnisons de
l’intérieur. Suspects, les soldats et les gradés restés sur place sont
démobilisés.
Résultat : la Germanie rhénane n’a plus qu’à se déverser sur la Gaule.
Alamans en tête. C’est ce qu’elle fait. Les Francs Saliens, ceux qui feront
roi Clovis, ne participent pas à l’assaut, car ils sont en affaire avec
l’Empire, mais en profitent tout de même pour étendre subrepticement
leur domaine. Strasbourg et les camps de Worms et de Spire sont
emportés. Mayence, principal QG militaire, est prise. Cologne est
assiégée. Une ribambelle de hordes sauvages se répand.
Les Alamans ont vingt rois. Constance avait graissé la patte de deux
d’entre eux. Il en reste dix-huit qui se sont rués sur la Gaule, chacun
choisissant sa route avec, dans son sillage, 1 500 ou 2 000 guerriers
affamés qui ne se contentent pas de faire du tourisme, suivis d’une
myriade d’autres furieux qui vont à la soupe. Ce n’est pas une invasion,
c’est une immense razzia, un casse à l’échelle d’une demi-nation. On ne
conquiert pas, on ratisse, on pressure, on déglingue. Enchevêtrement de
bandes pour qui chaque bourgade équivaut à ce qui, pour les Apaches,
était une diligence. La nuée atteint Sens, Troyes, Autun, frôle Reims.
Lyon ferme ses portes juste à temps. Paris, gros bourg, n’intéresse pas
encore. Quarante-cinq villes auraient été occupées. Comme toujours un
contemporain a lancé ce chiffre, tout le monde l’a ensuite repris. C’est
cependant assez peu probable. Attaquées, peut-être. Mais les cités
importantes s’étaient déjà érigées en véritables forteresses.
Il y a pire : ici et là – c’est nouveau –, les assaillants commencent à
s’installer, les pillards à s’organiser comme des sédentaires, à dégager
des champs ou à constituer des stocks. Les groupes épars se coagulent en
petites armées. Le roi Chnodomar fédère autour de lui, revendique un
territoire et exige qu’on lui abandonne l’Alsace.
Cette submersion de l’an 355 marquera longtemps les esprits.
L’enfouissement systématique des avoirs monétaires en témoigne. Tout
comme le renforcement des murailles, en hauteur et en largeur. Combien
de trésors architecturaux ont alors disparu ? On détruit comme on
construit : parce que ça marque. Un certain Khrak, dont on ne sait s’il est
alaman ou vandale, en partie réel, en partie fantasmé, est, dit-on, un
spécialiste : faire disparaître un monument lui semble un aussi haut fait
que l’avoir érigé. Quand il s’attaque à la ville de Langres, l’évêque local
s’avance vers lui en habit sacerdotal pour le supplier d’épargner la cité. Il
l’injurie et lui fait couper la tête. L’évêque d’Angoulême y serait passé
aussi. Quand il sera pris, pour s’être aventuré trop au sud, on le
promènera dans une cage comme une bête fauve de cirque.
Atmosphère d’apocalypse. Même Cologne tombe. Les légions se sont
repliées sur la Seine. La situation paraît désespérée.
C’est alors que l’homme le plus exécré des Gaules, l’empereur
Constance, décide d’envoyer dans la province, avec le titre de César, un
jeune homme de vingt-cinq ans, son cousin, celui qui a échappé de
justesse, à Constantinople, au massacre qu’il avait lui-même ordonné.
Voilà donc, comme dans une œuvre d’Offenbach, Julien qui
s’avance…
CHAPITRE 28
Rescapé du massacre dont son père et ses oncles ont été victimes, le
bambin Julien est d’abord confié à l’évêque arien de Nicomédie qui lui
affecte un maître d’école du genre adjudant. Lequel lui tape sans cesse
sur les doigts pour mieux lui enfoncer ses oukases dans la tête et le
contraindre à « baisser les yeux ». Ce dernier précepte le marquera et le
sol n’aura plus aucun secret pour lui. Le gamin exprime-t-il son envie
d’une distraction que le sado-pédagogue le rabroue et lui serine qu’il n’en
existe pas de plus saine et de plus intense que celle qu’offre la lecture des
auteurs anciens. Oui à la bande dessinée si elle est signée Homère ou
Virgile. Pas de foot, pas de cinoche, c’est-à-dire pas d’hippodrome avec
ces clubs de supporters qui se comporteront bientôt comme des partis
politiques, pas de pantomimes, ces guignols du temps. En matière de
cavalcade, on trouve mieux dans l’Iliade ; les gesticulations rythmiques
sont plus enlevées dans Xénophon.
Alors, le pauvre Julien lit, lit sans cesse, obsessionnellement, de façon
addictive. Lire comme l’ivrogne boit. À force d’Odyssée, l’Évangile finit
par lui paraître fade.
Cela le sauve. À une réalité qui, très vite, l’ennuie ou le consterne, à un
univers de faux-culs qui dissimulent leurs vices sous leurs chasubles et
étalent leur abjection entre deux cantiques, il substitue les mêlées
héroïques qui permettent aux hommes de se faire dieu grâce à des dieux
qui se laissent transporter par les passions des hommes. Les fureurs
d’Hector et les ruses d’Ulysse le font plus rêver que les paraboles de
Jésus. Il a dix ans. Petit chrétien ponctuel au catéchisme et aux exercices
du culte. C’est sa réalité. Son imaginaire, lui, est déjà au-delà… ou en
deçà. Une vie d’ailleurs double sa vie d’ici.
On grandit. Gallus, le frère, l’autre rescapé, devient un jeune homme.
Constance s’en inquiète. On n’a pas besoin d’avoir lu le Comte de Monte
Cristo pour se méfier des vengeurs, vindex en latin (vindices au pluriel),
langue que Julien longtemps ne parle pas parfaitement car sa langue est
le grec.
Un beau matin, donc, on embarque les deux enfants dans deux
fourgons et « en route ». Pour où ? Pour les confins, pour le « bout du
monde », un lieu hors de tout, en marge de tout. Y compris du service de
la poste. Pas de voisin. Pas de bourgade proche, pas de visite. Mais un
confort et un service dignes d’un château hôtel quatre étoiles. Autant de
domestiques, autant d’espions, il est vrai. On est bien traité, mais
Constance est bien informé. Par les mêmes.
Surtout ne pas négliger l’instruction religieuse. Les Saintes Écritures.
Non seulement Julien s’en imprègne – comme de tout ce que son cerveau
saisit –, mais il les mémorise. Plus tard, comme Victor Hugo évoquant
l’enseignement qu’il reçut jeune d’un ecclésiastique, Julien parlera d’une
« suie qu’on a voulu déposer sur son âme », « temps des ténèbres »,
s’exclamera-t-il.
Pas si sûr. Car le prêtre qui a été chargé de cette instruction, un certain
Georges, est un drôle de loustic. En récompense de son aplatissement
devant le pouvoir, il deviendra évêque d’Alexandrie à la place
d’Athanase. Auparavant, il s’était fait une petite pelote grâce à la
livraison de viande de porc aux armées. Or ce Georges commet, du point
de vue de ses employeurs, une faute impardonnable. Il s’était
confectionné, grâce à son petit magot, une très honorable et très
éclectique bibliothèque qui l’avait suivi dans sa retraite imposée. Les
classiques et les livres saints y côtoient les incontournables de la
philosophie antique. Quelques œuvres complètes, beaucoup de digestes.
Il accorde à Julien un accès libre à ce petit trésor, que l’écolier aborde
comme une quintessence. Il lui permet même d’en faire des copies.
Aucune distraction alternative. Pas d’autre fuite possible. Julien va donc
s’abîmer dans cette évasion livresque.
« Les uns aiment les chevaux ou les oiseaux, moi j’aime les livres »,
écrira-t-il plus tard. Il lit quoi ? Des résumés des théories de Platon ou
d’Aristote, des stoïciens ou des sophistes (aux matérialistes Démocrite,
Héraclite ou Épicure, Julien ne fera, en revanche, jamais allusion). Mais
aussi Sophocle et Eschyle, la Bible et les Actes des apôtres, sans compter
les élucubrations ésotérico-mystiques dont l’époque fait ses choux gras.
Toutes œuvres, dont on se demande quelles traces elles pouvaient bien
laisser dans cette jeune cervelle, qui empilait plus qu’elle ne synthétisait.
Car le petit prince dévore tout. À quelle autre sainte activité se vouer ?
Les livres deviennent sa patrie. Son imaginaire prend peu à peu de la
consistance. Faute d’un foisonnement, en ces lieux, de réalités plus
immédiates et plus tangibles, une recomposition livresque se fait réalité
de remplacement. Il apprend par cœur la vie de César. Lire, lire, lire
encore. Son refuge. Son espérance et son soutien. Tentation du suicide
qu’il dépasse par la lecture. Même le massacre auquel il a échappé – mais
pas son père, pas ses oncles –, il le « relit » plus qu’il ne le revit.
Pourquoi a-t-il été épargné ? Par inadvertance ? Il devrait être mort.
Victime de Constance lui aussi. Et si l’Auguste décidait de parfaire son
œuvre ? Circonstances idéales : pas de témoin. Trou perdu. Cette
angoisse le tenaille. Surtout ne pas se faire remarquer. Dissimuler ses
premiers doutes. Réaffirmer publiquement ce qu’il relativise de plus en
plus en son for intérieur.
Un jour, des gens de Constance déboulent. Effervescence. Émoi.
Fausse alerte. L’empereur veut simplement que, d’urgence, on lui ramène
Gallus. Ce frère n’a que deux passions : le dogme et la culture physique.
Un Julien à l’envers.
L’idée, on l’a dit, c’est de faire de Gallus un César. Remords ?
Nécessité dynastique plutôt. On va donc envoyer Gallus en Orient. Quant
à Julien, il peut sortir de son exil si ça lui chante, à ses risques et périls.
On ne le retient ni ne l’encourage. Pas d’hésitation : il fonce vers
Constantinople. Qu’y fait-il ? Il lit. Une grande bibliothèque lui tend les
bras. Et, quand il sort, il se rend chez quelque philosophe ou rhétoricien
recommandé pour y suivre des cours. Pas de liaison, pas d’aventure ; pas
de Constantinople by night ; pas de spectacle ou d’hippodrome ; pas
d’autre distraction qu’intellectuelle. Même la contemplation de la voûte
des cieux lui inspire des digressions métaphysiques panthéistes. Surtout
se faire discret, ne pas attirer l’attention sur lui.
Un de ses inspirateurs, qui deviendra son biographe, le décrit ainsi à
cette époque : « Il se montrait dans les tenues les plus simples. Sans
aucune escorte que celle de professeurs. On le voyait se rendre
ponctuellement à ses cours, lui, le petit-fils de Constance Chlore, le
neveu de Constantin, le cousin de l’empereur. »
Est-il encore chrétien ? Sans doute pas… Il se pose trop de questions,
mais fait semblant.
C’est l’impératrice qui a soufflé l’idée à son époux. Elle est jeune,
vingt-deux ans ; elle est belle. L’empereur en est follement épris. Elle
répond au doux nom d’Eusébia. L’idée lui est venue peu à peu : son mari
est vieux. Elle n’a toujours pas d’enfant. C’est son problème. Ça
l’obsède. Ça viendra, elle veut le croire, mais en attendant…
Elle n’a jamais rencontré ce Julien, mais elle en a entendu parler. Il
faut absolument éviter qu’un usurpateur profite de la situation et se fasse
proclamer en arguant de l’extinction de la lignée. D’où la recherche d’un
héritier en intérim, en contrat à durée déterminée, incontestablement de la
famille, mais inoffensif. Une pancarte, une banderole donc. Pendant ce
temps-là, l’enfant du miracle pourrait naître.
Elle redoute, en outre, que Constance ne soit obligé d’aller faire acte
de présence sur le front en Gaule du Nord. Elle devrait alors le suivre.
Dans des bleds sinistres où il pleut tout le temps et où on se gèle les
fesses. Très peu pour elle. Il faut trouver quelqu’un.
Constance est tiraillé entre Eusébia et Eusébios. La princesse et
l’eunuque. La mise à mort du rescapé ou son élévation. D’où ces allers et
retours.
Julien a repris la route de Constantinople. Soudain, une estafette
impériale le rattrape. Contrordre. Il doit s’arrêter et attendre. Quoi ? Est-il
perdu ? De nouveau la hache du bourreau plane au-dessus de son cou. Il
s’installe au bord du lac de Côme et attend. Attend encore. Quoi ? Qu’on
le rappelle, qu’on l’oublie, qu’on le libère, qu’on l’arrête ?
Eusébios a parlé. Puis Eusébia est intervenue. Nouveau changement.
Consigne de se rendre et de s’installer en Grèce. Là-bas, de toute façon, il
ne pourra pas faire de mal. Un sursis ? Qu’importe.
Athènes ! C’est comme si on lui ouvrait l’accès du Nirvana : comme
condamner un juif religieux à un exil à Jérusalem. Ou, plus tard, de
déporter un stalinien à Moscou. Son rêve ! Lui ordonner d’aller se faire
voir dans la ville de Démosthène, dans le pays de Platon et d’Aristote,
chez les Grecs donc ! Quitte à finir, pourquoi ne pas finir là ? Tel un
ivrogne dans l’alcool.
Et à quoi se consacre Julien à Athènes ? À la lecture. À l’étude.
Comme toujours. Son alcool précisément. Il réenfile la toge d’étudiant et
se rue sur tous les cours magistraux des philosophes en vue. Sa tournée
des grands-ducs à lui. Athènes continue d’attirer de partout les fils de
famille. Très vite, on forme une bande qui se complaît à philosopher au
cours de longues promenades. Païens et chrétiens mêlés, qui font, défont
et refont le monde et le dogme. Les esprits les plus philosophiques
érigent Julien en mascotte. Les jeunes chrétiens expliqueront plus tard,
pour se blanchir de cette promiscuité, lui avoir immédiatement
soupçonné une âme démoniaque. L’un d’eux, Grégoire, fils de l’évêque
de Nazianze, le poursuivra de sa hargne assassine sous forme de libelles.
Qu’on en juge. Voilà comment il décrira (mais après sa mort) le Julien
de l’époque devenu, entre-temps, l’« apostat » : « Je ne présageais rien de
bon de ce cou branlant, de ces épaules remuantes et tressautantes, de ces
yeux agités qui furetaient partout, de ce regard exalté, de ces pieds
chancelants qui ne tenaient pas en place, de cette narine qui respirait
insolence et dédain, de ces grimaces ridicules qui manifestaient les
mêmes sentiments, de ces éclats de rire convulsifs, de ces signes
d’approbation ou de dénégation sans rime ni raison, de cette élocution
haletante dont le débit s’arrêtait d’un coup, de ces questions incohérentes
et inintelligentes, de ces réponses qui ne valaient pas mieux, se
chevauchant les unes les autres sans régularité, en dépit des règles de
l’école. Quel besoin de décrire les choses dans le détail ? Je l’ai vu, avant
qu’il ait encore rien fait, tel que sa conduite l’a révélé par la suite. »
On imagine la description si Julien avait déclaré le christianisme
obligatoire.
Mais à Athènes, en cette année 357, on est tous des camarades. Trois
mois de bonheur. Et patatras, on est rappelé à Milan. Sont décidément
cinglés là-haut ! Regain d’angoisse : de quel côté de ses penchants son
« éternité » augustissime a-t-elle basculé ?
Julien a tout juste le temps, après avoir fait sa malle, de s’accorder un
dernier pèlerinage. « Je suis en larmes, confessera-t-il, les bras tendus
vers l’Acropole… »
CHAPITRE 29
Scène ahurissante.
Julien aurait-il pu l’imaginer un mois plus tôt ?
L’armée est rassemblée sur un large terre-plein, du moins quelques
cohortes d’élite. Des portiques des alentours s’échappent des nuées de
fonctionnaires et de courtisans. Plonger au sein de cette foule caquetante
aurait permis de se noircir les oreilles de remarques salissantes. Et de
percevoir, en bruit de fond, les sifflements d’un nid de vipères. En haut
d’une tribune, richement drapée, trône son « Auguste éternité »,
l’immortel et inamovible empereur Constance, « aimé des dieux »,
« maître du monde », « vainqueur sur terre et sur mer ». Et, à ses côtés –
mais oui, c’est impensable n’est-ce pas, mais c’est lui, c’est bien lui ! –
un gringalet, tout juste sorti de ses interminables bachotages, affligé de
soubresauts rythmiques : le rescapé Julien. Un feu follet à la droite du
soleil.
Quelques jours plus tôt, le puceau, préalablement déguisé en foudre de
guerre, avait été comme sommé, on l’a dit, d’épouser une fille de
l’empereur. Comme son grand-père Constance Chlore. Comme son oncle
Constantin. Il n’est pas sûr que cela ait transporté d’enthousiasme la
jeune princesse, qui, il est vrai, n’était pas, elle non plus, sortie de la
cuisse de Vénus. Dans la catégorie « prince charmant », il y avait plus
top que Julien.
Celui-ci s’étonna-t-il que des champions séculiers d’une religion
d’amour aient une conception du lien conjugal qui n’impliquait même
pas un minimum d’amour ? Il aurait pu.
L’annonce lui était tombée sur la tête comme une statue en marbre
d’Apollon renversée par des fanatiques chrétiens : il était fait César. De
l’Espagne, de la Grande-Bretagne et de la Gaule. Adjoint de l’Auguste.
Comme dans les contes de fées où l’on change allègrement les citrouilles
en carrosses, le vers de terre était soudain devenu une étoile. Le « petit
chose » allait régner sur une fraction du tout. Hier petit intello bohème et
rebelle, vivant en marge du grand monde, aujourd’hui représentant, au
cœur de ce grand monde, d’un pouvoir suprême et installé.
Il n’avait rien fait d’autre, jusqu’ici, que lire, lire et écouter. Même pas
une petite bagarre dans une cour de récréation, une castagne d’après
boire, une escalade, une conduite de char. Tout dans les yeux, tout dans
les oreilles, tout dans la tête, rien dans les mains, rien dans les jambes.
Et que lui demandait-on ? Oh, pas grand-chose, de libérer la Gaule, de
restaurer la Gaule.
L’APPRENTISSAGE DE LA GUERRE
C’est vers cette époque que naît, et meurt presque aussitôt, le fils de
Julien. Selon Ammien Marcellin, la sage-femme aurait été soudoyée pour
couper le cordon trop court. Par qui ? Pourquoi ? La réponse est
implicite. Qui pouvait redouter le plus la naissance d’un Julien II, sinon
l’impératrice qui ne parvenait toujours pas à enfanter et ne pouvait
admettre qu’un autre héritier se substitue soudain à celui qu’elle
n’arrivait pas à concevoir ? Selon la même source, Eusébia aurait ensuite
profité d’un déplacement d’Hélène, l’épouse de Julien, à Rome, en
compagnie du couple impérial, pour faire ingurgiter à la pauvre femme, à
son insu, toutes sortes de mixtures avorteuses. Vrai ? Faux ?
Toujours est-il que Julien n’y fera jamais la moindre allusion et ne
cessera, au contraire, d’encenser Eusébia, comme Don Quichotte sa
dulcinée.
Marcellus avait été dégagé. Par qui est-il remplacé ? Par son clone, en
pire : le maître de l’infanterie Barbatio – une carpette de chez carpette.
Faute de s’imposer debout, il s’était fait promouvoir à genoux. Et
toujours la même obsession : non pas seconder efficacement Julien, mais
provoquer son échec. C’était bien la peine d’avoir commis un pensum
déshonorant.
Le plan de la seconde phase de l’offensive contre l’« envahisseur »
germain exigeait une coordination exemplaire. Or on assiste à une
multiplication de couacs. Ainsi, profitant de la défection de supplétifs de
Franche-Comté qui s’étaient mis à leur compte, des éléments alamans,
après les avoir ralliés, foncent sur Lyon dont ils ravagent, une fois de
plus, les alentours.
Julien envoie des secours qui les repoussent et demande à Barbatio de
leur fermer l’accès au Rhin pour les éradiquer à leur retour. Que fait ce
dernier ? Il les laisse passer.
Quand, un peu plus tard, le César atteint le fleuve et découvre une
multitude de Germains surexcités massés dans les îles et le couvrant
d’injures, il demande à Barbatio de lui envoyer quelques bateaux, mais
l’autre l’envoie sur les roses : même pas une barque ! Julien doit
demander à des auxiliaires bataves d’aller subtiliser à la nage quelques
embarcations au nez des Alamans, qui se font alors ratatiner.
Le ménage fait, on réédite en gros la manœuvre précédente. Julien, à
partir du Rhin, prend la direction des Vosges avec treize mille hommes et
s’établit à Saverne. Barbatio se dirige vers Bâle à la tête de vingt-cinq
mille soldats. Toujours la même tactique : prendre l’ennemi en tenaille.
S’il veut bien. Le maître de l’infanterie doit, ensuite, se porter vers Julien
en remontant la rive gauche du Rhin.
Et patatras : il change soudain d’avis, envoie balader le plan
préalablement arrêté et entreprend de passer sur la rive droite à l’aide
d’un pont de bateaux. En réaction, les barbares utilisent malicieusement
une tactique de barbares en lâchant dans le courant du fleuve d’énormes
troncs d’arbres qui font voler en éclats le dispositif. Sur quoi Barbatio,
ridicule, mortifié, fait demi-tour. Les Alamans aussitôt se ruent sur ses
arrières, lui subtilisent l’ensemble de ses bagages et de son
ravitaillement, le forcent, pour éviter d’être pris à revers, à revenir à son
point de départ.
Va-t-il accepter de rendre compte à son supposé supérieur, que ses
déboires lui font haïr encore un peu plus ? Évidemment pas. Il se conduit
exactement comme Marcellus. Il répartit son armée, ainsi neutralisée,
dans des cantonnements et fonce vers Milan dans l’intention de faire
endosser à Julien la responsabilité du fiasco. Celui-ci, qui s’est fortifié à
Saverne, peut toujours attendre. Il se retrouve seul, avec ses treize
mille hommes, sans espoir de renfort.
LA VICTOIRE
Quand Julien aperçut pour la première fois la petite cité blottie entre
deux paisibles collines, comme enroulée dans l’écharpe d’un large
méandre, il sut tout de suite qu’il en ferait sa capitale. Il avait
précédemment songé à Sens, mais Lutèce, la Lutèce des Parisii, lui parut
tout à coup idéale : à l’entrecroisement des vallées de la Seine, de l’Oise
et de la Marne, presque à égale distance de la mer et de la frontière du
Rhin, moins exposée aux invasions que Trèves, mais moins lointaine
qu’Arles, ouverte sur la Gaule centrale, elle était dotée d’un climat que
tempéraient les vents d’ouest et bénéficiait, avec le fleuve qui l’enlaçait,
d’un véritable fossé de défense naturelle.
Il la décrivit ainsi : « C’est une île de faible surface qui s’étend au
milieu du fleuve. Un rempart circulaire l’entoure de partout. On y accède
par des ponts de bois à partir de chaque rive. Il est rare que le fleuve
baisse ou déborde. En général, hiver comme été, le débit est le même et il
fournit une eau très agréable et très pure à voir comme à boire si on en a
envie. »
On imagine, en effet : aujourd’hui, que peut-on faire d’autre ?
La ville, depuis le début des invasions germaniques, avait rétréci. Les
constructions de la rive gauche, seules habitables, qui s’étendaient
jusqu’à l’actuelle montagne Sainte-Geneviève avaient été détruites un
siècle plus tôt, tandis qu’un marais couvrait la rive droite. Surtout, des
vignes tapissaient des pentes de mamelons qu’encadraient et
prolongeaient des figuiers que l’on habillait de paille l’hiver.
À la pointe occidentale de l’île, un petit château abritait la Curie. Très
vite Julien fit construire son palais, modeste, sans doute en bois, sur
l’emplacement qu’on suppose avoir correspondu à celui de l’actuel Palais
de Justice. On y joignit des cantonnements, un camp retranché, une place
d’armes, un amphithéâtre, un aqueduc. La population se composait pour
l’essentiel de marchands et de mariniers qui vivaient du commerce
fluvial.
On avait donc à la fois ouvert la Gaule à ceux qui lui donneraient son
nom – les Francs Saliens – et choisit comme capitale la ville qui, des
siècles plus tard, le redeviendra et le restera.
C’est là, à Lutèce, que le César Julien mène, pendant presque cinq ans,
une vie austère. Il couche sur une peau (du moins fait-il en sorte qu’on le
sache), travaille une bonne partie de la nuit à la lueur d’une petite lampe
à huile, écrit beaucoup, des essais politiques un peu lourds, des réflexions
philosophiques confuses, des petits poèmes piquants, des pamphlets
brillants.
Que cherche-t-il à se prouver ? Qu’il est digne des héros antiques,
qu’on domine d’autant mieux les hommes et les choses qu’on est capable
de se dominer soi-même ; qu’aucune mollesse ne doit venir entraver le
destin que vous ont tissé les dieux.
Il a refusé qu’on lui installe une cheminée, bien que la mode s’en soit
largement répandue dans le pays. Et lui qui a échappé aux sicaires de
Constance et aux guerriers alamans va manquer se faire occire par un
fourneau. « La Seine, ce jour-là, racontera Julien, charriait comme des
dalles de marbre. Les blocs de glace s’entrechoquaient et n’étaient pas
loin de constituer un passage continu ; une chaussée sur le courant.
L’hiver était plus dur que d’ordinaire. Je voulais m’entraîner à supporter
la température en me passant du secours des chaudières en sous-sol. Je
donnai simplement l’ordre aux gens de service d’apporter des cendres
chaudes et de déposer là-dessus une quantité tout à fait raisonnable de
braises. Les charbons firent sortir des murs une vapeur intense qui eut
pour effet de m’asphyxier à moitié. » Il fallut sortir de la chambre un
Julien évanoui, le faire vomir et le ranimer. « Après quoi, ajoutait-il, je
me remis au travail. » Héros jusqu’au bout !
Julien en Gaule celtique, c’est un pingouin dans la savane. Alfred de
Musset à Hénin-Beaumont ou Mme de Staël à La Courneuve. Plus qu’un
contraste, une incongruité. La sophistication efféminée de l’Orient
confrontée à une virilité fruste et brute de décoffrage. Comment le César
s’acclimate-t-il ? L’extraordinaire est qu’il commence à s’y faire.
L’authenticité sans apprêt du pays l’infuse. Y est-il finalement plus
décalé qu’à la cour de Milan ? « C’est bien étonnant, écrit-il à un
correspondant, que je réussisse encore à m’exprimer en grec tant le pays
où je vis est sauvage. » Adieu Pandore et Ovide ! « J’ai pu voir même les
barbares d’au-delà du Rhin chanter des poèmes dont la tonalité rappelait
le croassement des corbeaux. »
Il s’y fait. Même si, à l’occasion d’une mini-mutinerie de soldats qui
n’ont pas reçu leur solde à temps, il se fait traiter d’« intello de merde »
ou quelque chose d’approchant. Le petit prince de la rhétorique
hellénistique découvre le style direct. Au fond, tout ce qu’il découvre
l’intéresse. L’ambivalence de son rapport à la « celtitude » sans
maquillage – dont il apprécie le vin, mais déteste la bière qui sent le
bouc – tient en ces lignes où la fascination le dispute au rejet : « J’ai eu
affaire aux Celtes, aux Germains. J’ai dû déjà passer bien du temps là-bas
comme un chasseur sans cesse aux prises avec des bêtes sauvages, au
contact de ces caractères qui ignorent l’adulation et la flatterie et que leur
simplicité, leur franchise mettent de plain-pied avec nous. » On croirait
lire du Bernardin de Saint-Pierre.
Le biographe du César, Ammien Marcellin, se laissera plus facilement
engloutir dans le fantasme, quand il nous dépeindra la « Gauloise », la
femme du peuple, nature, sous les traits d’une poissonnière qu’on croirait
surgie d’un dessin de Dubout. Lui cherche-t-on des noises ? Il faut la voir
alors, « le cou gonflé et grinçant des dents, balançant d’énormes bras
blancs, commencé à décocher, en y mêlant des coups de pied, des coups
de poing semblables à des boulets de catapulte lancés par la torsion des
cordes ». Mme Angot plus qu’Arsinoé.
Il y aura de fortes ménagères qui marcheront un jour sur Versailles.
De toute façon Julien regarde peu les dames. Achille donnait-il dans la
bagatelle ?
Alors, hors bataille, à quelle activité se voue-t-il ? Il rend la justice.
Pas sous un chêne, il siège en personne au tribunal. Il pioche ses
dossiers ; il les épluche comme il épluche tout. Intervient dans les débats.
« Sentant parfois le sang-froid lui manquer, relève un chroniqueur, il
permet à ses préfets ou à ses assesseurs de le rappeler sans crainte à
l’ordre par des avis opportuns et se moque, alors, de ses écarts. »
Il a trouvé, en outre, un nouveau centre d’intérêt : les machines de
guerre qu’il cherche à perfectionner. Surtout – on est en Gaule, donc en
France –, il se préoccupe ardemment des questions fiscales. La guerre est
un gouffre. Les déficits se creusent. L’impôt rentre mal. Les taxes
foncières par exploitations sont devenues trop lourdes. Le préfet
Florentius propose donc de combler le trou grâce à une contribution
supplémentaire. Que répond Julien ? Classique : que trop d’impôt tue
l’impôt. Et de dénoncer – on reste en terrain connu – les coulages
bureaucratiques. Le coût d’une administration pléthorique. Plutôt que
tondre encore la bête, mieux vaut restreindre les dépenses, réprimer
implacablement les malversations des gestionnaires indélicats, renoncer
aux remises d’arriérés qui ne profitent, de toute façon, qu’aux plus riches.
Les fausses ressources ne font, à terme, que ruiner un peu plus l’État.
Comment, s’indigne-t-il, peut-on soutirer de telle province, ravagée par
les opérations militaires, de quoi financer non seulement le nécessaire,
mais en prime le superflu ?
Florentius revient à la charge. Julien déchire devant lui l’édit que le
trésorier lui demandait de signer. Celui-ci le prend de haut. Tape des
pieds. En réfère à l’empereur. Qui lui donne raison. Le César tient bon.
Refuse de plier devant Auguste. Il obtient même qu’on renonce, dans
certaines régions sinistrées, à poursuivre les contribuables défaillants.
Les taux d’imposition baisseront finalement sous sa férule et même ses
adversaires les plus déchaînés lui concéderont cette prouesse.
S’exprime chez lui, à cette occasion, une conscience sociale qu’on ne
lui soupçonnait pas : « Me blâmes-tu ? demande-t-il dans une lettre à son
médecin. N’ai-je pas agi en vrai disciple d’Aristote et de Platon. Quoi ?
Lorsque l’officine maudite, les détrousseurs de provinces ne laissent à de
pauvres gens que le chant du cygne, j’irais les livrer pieds et poings liés à
la merci d’un brigand ? Nous flétrissons l’officier qui déserte son poste
quel que périlleux qu’il soit. Et moi, je rougirais d’abandonner les
peuples que l’on pille ! » Belle page.
Enfin, Julien écrit. La nuit, à l’en croire. Quoi ? Un essai politique et
un pamphlet. Dans l’essai politique intitulé Discours à Thémistius,
portant sur la gouvernance et d’inspiration rien moins que républicaine
ou démocratique, Julien s’échine à dresser le portrait du monarque éclairé
tel que, plus tard, les idéologues des Lumières croiront en voir
l’incarnation dans Frédéric II de Prusse. Roi philosophe, évidemment,
dont Marc Aurèle représente la quintessence. Ce qui exclut qu’on s’en
tienne à un pouvoir héréditaire. Le pamphlet, petit chef-d’œuvre du
genre, passe en revue les anciens empereurs sans les épargner, même pas
Auguste qui n’aurait gouverné que dans son intérêt, même pas Trajan qui
aimait trop la guerre. Mais c’est Constantin qui est le plus cruellement
démystifié, lui qu’on a chassé du banquet céleste après qu’il eut confessé
avoir régné « pour acquérir, pour lâcher la bride de toutes ses passions,
pour assouvir la cupidité de ses amis ».
C’est bien connu : comme dans les westerns, celui qui tire le premier
mais rate se met à la merci de son adversaire. C’est pourquoi son
« éternité », l’augustissime empereur Constance, dont une suspicion
incandescente brûlait les entrailles et enflammait la cervelle, commit une
faute fatale. Quelque peu bousculé par les événements, défié, croyait-il,
sur son front occidental, et ébranlé sur son front oriental, il lui vint l’idée
d’utiliser d’un côté sa faiblesse pour manifester de l’autre sa puissance.
Ce qui revenait à se tirer une flèche dans le pied – alors qu’il en avait
déjà reçu une dans l’autre pied.
Le front de Perse s’était à nouveau embrasé. Des légions avaient été
perdues. Il n’y avait plus assez d’hommes disponibles. Or on pouvait
faire coup double. Comment ? En ordonnant à Julien, en Gaule, de se
séparer de ses meilleures troupes afin de les transférer en Orient. On
privait, par la même occasion, le César de tout moyen de pression sur le
pouvoir central. On le neutralisait tout en permettant à l’empereur,
requinqué grâce à ces renforts, de redorer son blason. Puisque, selon le
« mini-vainqueur », la Gaule était sauvée, pourquoi ne pas le prendre au
mot ?
Illico, on envoya à l’état-major de l’armée du Rhin un certain
Decentius (un ami de l’eunuque) avec mission de contourner Julien, de
prendre directement contact avec le général en chef et de faire transférer
d’urgence, en direction de Constantinople, les plus vaillants et les mieux
entraînés des corps auxiliaires et des bataillons gaulois, ainsi que l’élite
de la garde.
Comment réagirait le héros de la bataille de Strasbourg ? De toute
façon, il était piégé : soit il acceptait et se retrouvait tout nu, soit il
refusait et il n’y avait plus qu’à le démettre de ses fonctions !
LA MARMITE EXPLOSE
Il est une heure du matin quand Julien, qui s’est retiré dans ses
appartements, entend jaillir du vaste espace où campe la troupe mêlée à
une multitude de civils, par degrés allant crescendo, un bourdonnement,
profond d’abord, comme un énorme cœur de basse éraillé. Ce
vrombissement sourd s’enroule sur lui-même puis se brise, ses éclats
s’entrechoquent, explosent en une clameur que rythment et hystérisent
les coups redoublés tambourinés sur les cuirasses. Ce n’est pas une mer,
fût-elle en furie, c’est l’éruption qui précède le débordement irrépressible
d’une coulée de lave en fusion. On ne distingue même plus les corps tant
ils sont raturés par leur propre dynamique. Ça s’ébroue, ça tourbillonne,
ça explose. Puis, ça déferle. Telle une vague géante qui sans cesse
s’autosubmergerait. Les portes du palais n’y résistent pas. Le flot
emporte tout, y compris lui-même. Quelle différence entre une foule
armée et une armée ? Toutes les issues sont bloquées. Le César ! On veut
voir le César ! Julien avec nous ! Julien Auguste !
On brode : ce ne sont pas des noms d’oiseaux qui volent, mais des
mots crachats. Jaillissant des bouches égouts. Vomissement d’adjectifs.
On est vendu ! On est trahi ! On est poignardé dans le dos ! Constance
salaud, le peuple militaire aura ta peau ! Julien avec nous !
Mais Julien n’apparaît pas. Il s’est enfermé dans son appartement, au
dernier étage, avec son épouse. Par une ouverture, il regarde. Quoi ? À
l’en croire, la voûte du ciel dont il attend un signe. De Jupiter ou de l’un
de ses acolytes. Quitte à transformer en signe extérieur ce qui, peu à peu,
s’installe en lui comme une consigne intérieure.
En bas, la bacchanale s’improvise en révolution. On exprimait un
refus, on le métamorphose en exigence : Julien Auguste ! L’empereur
nous lâche, arrachons-lui l’Empire. Julien Auguste ! Il nous enlève de
notre place, mettons-nous à la sienne. Julien Auguste !
Julien les distingue-t-il, ces trognes sur lesquelles tous les âges de la
Gaule ont laissé leurs stigmates ? Tranches de vie modelées dans les
chairs, sculptées dans la masse. Toutes leurs tripes dans leur regard, tout
leur cœur dans leur bouche. Les torches balancées, sur un arrière-fond de
nuit, font danser des langues de feu sur ces bouilles qui paraissent surgir
de cet incendie. Aux lueurs des flambeaux, les casques choquent et
froissent leurs rougeoiements au creux d’un charivari de ferrailles. De
toutes les rages longtemps refoulées, les épées brandies battent la mesure
dans un étourdissement d’étincelles qui accrochent comme des colliers
féeriques au fronton de cette sarabande.
Soudain, des soldats enfoncent la porte du dernier carré où Julien s’est
replié. Ils le tirent. Il résiste. Ils le portent. Il les supplie. Ils menacent de
le tuer s’il se dérobe à un devoir qu’au fond de lui-même il s’est déjà
imposé comme un destin. Il accepte de les suivre. Julien Auguste ! Julien
Auguste ! Hurlé comme un appel à un châtiment. On ne sait plus si c’est
une élévation ou une invective. Non, non, pas lui, pas ça ! Il ne manquera
pas à sa parole. Qu’on lui fasse confiance, il va trouver une solution. Il en
référera à l’Auguste Constance qui a toujours su faire preuve de sagesse.
Tu parles ! La saillie ressuscite la tempête. « Constance aux chiottes !
Que l’Auguste aille se faire foutre », version sous-titrée bien sûr, mais
tout y est : le ton et l’idée. En langue latine, en langue barbare. Les
vapeurs de l’alcool font monter les fermentations dont elles sont issues.
Julien Auguste !
Il fait un signe. Le délai de bienséance est clos. A-t-il bien résisté ?
L’a-t-il bien descendu ?
DEVANT UN PRÉCIPICE
EN ATTENDANT LE CHOC…
HAPPY END !
LE GRAND MÉNAGE
Nous l’avons dit dans le préambule : les quelque mille ans qui
conduisent d’une Gaule indépendante mais éclatée à la fin du règne des
Mérovingiens constituent la grande béance de notre épopée nationale.
Soit qu’on en ait perdu la mémoire en ne faisant descendre nos racines
identitaires qu’au niveau de la strate carolingienne, soit que la
confiscation des récits du déroulé de cette aventure par une idéologie
intolérante et partisane ait fini par nous en voiler complètement la densité
et l’intensité.
Mais que dire des trente-cinq années par quoi nous allons conclure
cette plongée. C’est alors que, le cours des événements s’accélérant, tout
se dénoue ; que notre saga nationale emprunte l’embranchement, ou
plutôt les embranchements qui l’amèneront jusqu’au seuil des Temps
modernes.
Dans le sillage d’un basculement de l’histoire universelle, un équilibre
se rompt et l’idéologisme de l’unicité prend définitivement et totalement
l’avantage sur le pragmatisme de la pluralité.
Bien sûr qu’en tant que religion, celle dont se réclamèrent, pendant
plus de mille ans, les Gréco-Romains ne valait pas tripette. Quel esprit
saint peut croire à ces divinités d’Opéra-Comique qui se cocufient
allègrement, se déguisent en n’importe quoi pour se glisser dans le lit de
n’importe qui, rusent, trichent, mentent, se chamaillent comme des
ivrognes d’après boire, prennent parti dans les guerres intestines des
humains, mais jamais du même côté.
Pourquoi tant d’esprits supérieurs, d’Eschyle à Sophocle, d’Homère à
Virgile, de Thucydide à Tacite, d’Aristophane à Juvénal, de Plaute à
Ovide, de Parménide à Aristote se sont-ils portés fort bien à faire
semblant d’y croire ? Parce que la question n’était justement pas d’y
croire, mais de s’y ancrer culturellement comme à un marqueur
identitaire et fédérateur.
Répétons-le : ni Homère dans L’Odyssée ni Virgile dans L’Énéide
n’auraient pu faire intervenir les dieux dans leurs récits, et donc leur
prêter des aventures fruits de leur imagination, s’ils avaient considéré
que, puisqu’ils existaient vraiment, la mythologie n’était que la forme
sacralisée de leur véritable histoire. Est-ce que Miguel de Cervantès
croyait à l’existence de Don Quichotte ? Est-ce qu’un théologien
médiéval, en revanche, eût accepté qu’un écrivain chrétien ajoutât
quelques épisodes de son cru aux Évangiles ? Le Christ et les moulins à
vent, Jésus convertit Dulcinée ? Le paganisme, lui, offrait des thèmes sur
lesquels il était loisible d’exécuter toutes les variations. De faire toutes
les gammes. C’était un canevas auquel on adhérait, rien de plus. Comme
une langue : les dieux de l’Olympe, et quelques autres additionnels,
jouaient en somme le rôle de règles de grammaire. Ils permettaient de
raccrocher sa façon de parler, d’écrire, de penser à un ordre grammatical
préétabli, structurant. Le même que celui des ancêtres, que celui de la
communauté, que celui des références culturelles.
En conséquence aucun schisme possible, aucune hérésie à combattre.
Cela n’aurait eu aucun sens. Le paganisme n’est que synthèse de
schismes, conglomérat d’hérésies. Un Arius païen n’est pas un dissident,
mais un apporteur de grain de sel. Les Luther, les Calvin païens ne
rompent pas, ils pimentent. Et quel empereur n’est pas un Henri VIII
d’Angleterre se posant en pape de son propre culte ?
Le paganisme, surtout pendant les deux siècles qui précédèrent sa
chute, ne se révéla-t-il pas ouvert à toutes les influences, susceptible de
générer toutes les transformations internes et d’intégrer toutes les
matrices philosophiques, du stoïcisme au platonisme ? À la seule
exception de l’athéisme assumé, c’est-à-dire déclaré ?
Le grand renversement qui va intervenir à la fin du IVe siècle de façon,
à proprement parler, « bouleversante », c’est l’apparition d’une religion
détentrice de la vérité révélée et, dès lors, immuable, que structure,
autour d’un Dieu unique, un livre unique, un dogme unique, une Église
unique. C’est, en d’autres termes, une unicité déclinée sous quatre formes
qui conteste, bouscule, vainc et anéantit une pluralité conjuguée sous
quelque forme que ce soit.
Or les conséquences de ce triomphe, qui se concrétisera autour de l’an
400, seront gigantesques.
Sous Valentinien,
c’était encore le bon temps
TUERIES THÉOLOGIQUES
L’APPARITION DE MARTIN
C’est alors qu’il est rejoint par un personnage tout à fait extraordinaire
dont l’action – on devrait dire l’activisme – aura, sur ce qui s’appelle la
France, presque autant d’impact qu’en auront les règnes de Louis XIV ou
de Napoléon.
Qui était Martin, alias saint Martin, outre un nom de boulevard, de
porte, de théâtre, de station de métro, et dont notre pays a surtout retenu
qu’il avait coupé son manteau en deux pour en donner la moitié à un
pauvre, ce qui, on en conviendra, était tout à fait absurde : essayez de
sortir en hiver (ah ! les hivers dans la Somme) vêtu seulement de la
moitié d’un manteau !
Martin était le fils d’un grognard de l’armée romaine. Il faut bien le
dire, il n’avait pas brillé dans les écoles, ce qui le faisait certes apparaître
parfois comme un ignare, mais le préservait de toute artificialité
rhétorique creuse et lui facilitera le contact avec la base rurale.
À seize ans, dans le sillage de son père, il avait été incorporé comme
cavalier dans l’armée des Gaules et affecté à la garnison d’Amiens : c’est
sur le chemin que cet homme, qui ne coupait jamais les cheveux en
quatre, déchira son manteau en deux. Travaillé par un appel intérieur
irrésistible, il demande un congé pour rejoindre le porte-étendard du
catholicisme, Hilaire de Poitiers, dont le renom est devenu considérable.
Il faut s’imaginer le jeune Martin attifé comme un ermite impécunieux,
la chevelure aussi soignée qu’un potager à l’abandon, les os à fleur de
peau. À la fois ascète et fiévreux, il ne trouvait son équilibre que dans
l’extrême, c’est-à-dire soit le retrait du monde, soit un militantisme
effréné au sein de ce monde. Anachorète un jour, activiste forcené le
lendemain. Tantôt priant solitaire dans une grotte, tantôt surgissant sur la
place publique pour y prêcher la bonne parole. Entre l’affrontement et la
contemplation, l’introspection de l’introverti ou la propagande
incandescente de l’extraverti. Il vivait, chaque fois avec la même
intensité, dans deux mondes apparemment contradictoires, qui tous deux,
cependant, participaient plus d’une exaltation démiurgique, intérieure et
extérieure, que d’un rapport direct au réel.
Encore que… Nous sommes ici placés devant un dilemme : ce que
nous savons des pérégrinations épiques de Martin – et nous en savons
beaucoup –, nous le devons au mémorialiste chrétien catholique,
considérablement catholique, Sulpice Sévère (il écrivit également une
histoire du monde depuis… la création), qui lui consacra un livre que
l’on peut considérer comme le premier best-seller de notre littérature
nationale.
Or, à la lecture, ce petit chef-d’œuvre de manuel propagandiste
apparaît assez effarant. À chaque difficulté qu’il rencontre – et, au fil de
tous ses parcours, il attire les difficultés –, Martin s’en tire par un
miracle. Un signe de croix, un miracle. Le bon Dieu aux aguets ne rate
aucune occasion de lui rendre service. Il agit, ce Dieu, remarquons-le,
exactement comme les dieux païens qui choisissaient leur champion
parmi les mortels et n’hésitaient pas à leur donner des coups de pouce.
Réjouissant et revigorant Martin au pays des Merveilles : toujours un
peu, lui aussi, de l’autre côté du miroir. Le poignard brandi par ce bandit
de grand chemin ou les grosses pierres lancées par ces paysans déchaînés
vont-ils l’atteindre ? La foule attroupée va-t-elle le réduire en charpie ?
Le feu qui l’entoure va-t-il le consumer ? Les soldats accourus vont-ils
l’égorger ? L’arbre qui devrait s’abattre sur lui va-t-il l’écraser ? Non !
Jamais ! Chaque fois « Notre Père qui êtes aux cieux » daigne s’occuper
de ce qui se passe sur terre, du moins quand Martin est concerné, pour le
tirer d’embarras.
En ces temps d’insécurité chronique, où les routes sont infestées de
bandes armées, des malfrats sanguinaires l’interceptent. En un tour de
main il les convertit. Plus loin, c’est le diable en personne qui lui barre la
route : bien qu’il ne l’ait jamais vu, il le reconnaît. Il chemine un temps à
ses côtés. On en redemande. On regrette qu’Hollywood n’ait jamais
tourné les aventures de Martin : un rebondissement par séquence. Le
problème c’est que plusieurs générations d’historiens, dont tous n’ont pas
fait leurs classes dans une sacristie, feindront ensuite de prendre tout cela
pour argent comptant.
UN CONQUÉRANT DE L’INTÉRIEUR
Or ce que va réaliser Martin – faire basculer la Gaule dans le camp du
catholicisme trinitaire et romain – est d’autant plus inouï que,
précisément, ce ne sont pas des miracles en chaîne qui l’expliquent.
L’homme, à l’évidence, malgré ses allures de terroriste slave et son
apparence illuminée, bénéficie d’une aura, d’une capacité à être entendu
par la plèbe rurale, d’une force de conviction, d’une foi ardente enfin,
confina-t-elle au fanatisme, à renverser des montagnes. Ce qu’il fit, en
effet.
Pas facile à vivre tous les jours, on l’imagine. Martin court d’un front à
l’autre, fait preuve d’un prosélytisme tellement agressif, en clair se
montre tellement casse-couilles, qu’il se fait virer d’un peu partout, de
Sirmium, de Milan, on le houspille, on le course, il se sauve, va se
réfugier dans un îlot avant de rejoindre son phare, Hilaire, à Poitiers, où il
se confectionne en pleine campagne une coquille d’accueil que l’on peut
considérer comme le premier monastère d’Occident. De ce QG, sa parole
électrique, que rend plus brûlante l’extrême modestie du lieu d’où elle
émane, commence à circuler dans tout le pays de Loire.
C’est alors que la petite communauté chrétienne de Tours, qui doit
élire un évêque et a entendu parler du bonhomme, de son ardeur
communicative, songe à se l’annexer. Encore faut-il pouvoir l’approcher :
le tigre est momentanément redevenu ours. Il se voit évêque comme
César se voyait vestale. Comment le convaincre ? En employant la
manière forte. Ces gens-là sont rudes. Donc, on l’enlève littéralement, on
le conduit sous bonne escorte jusqu’à Tours où il fait une entrée porté en
triomphe comme aujourd’hui un joueur de foot brandi par ses supporters.
Quelques évêques de la région, venus assister à l’intronisation du nouvel
élu, font partie du comité d’accueil. Quand ils voient surgir Martin, qu’ils
ne s’imaginaient pas comme un épouvantail à moineaux, ils sont saisis
d’effroi. C’est quoi ce truc hirsute et dépenaillé ? Cet escogriffe flottant
dans un ersatz de pèlerine en poil de chameau dont personne n’aurait
voulu, même s’il l’avait coupée en deux. Quoi ? De cette chose qui
semble sortir d’une échoppe de chiffonnier vous voulez faire un évêque,
quitte à déshonorer la sainte fonction ?
L’évêque d’Angers, ville déjà propre sur elle, n’est pas le moins
déchaîné. Alors Martin parle, pas comme on écrit mais comme on parle,
et – le bon Dieu lui a-t-il encore donné un coup de main ? – les
préventions se dissolvent. Le petit peuple du cru a reconnu l’un des siens.
Il le veut, il l’impose. L’évêque d’Angers, peut-être parce qu’il a perçu
quelques mains qui commençaient à agiter des bâtons, se radoucit. C’est
fait : Martin est devenu évêque de Tours.
Mais on ne le changera pas : resté moine dans l’âme, il va se
confectionner, dans la campagne proche, une cellule en bois calfeutrée au
milieu des arbres à laquelle viendront peu à peu se joindre quelque
quatre-vingts moines qui constitueront son corps d’élite, sa propre légion
du Christ. Certains d’entre eux s’installeront dans les caves calcaires qui
surplombent la Loire. Règle stricte. Une sorte de communisme primitif.
On ne possède rien, on ne pratique aucun commerce, on répudie toutes
les lois du marché, on ne boit pas de vin, on ne s’adonne a priori à aucun
travail manuel, on se recueille et on prie.
C’est à partir de cette base, de ce QG opérationnel, qu’à la tête de sa
cohorte de moines-soldats, Martin entreprend une conquête planifiée des
esprits conçue comme une véritable offensive militaire. Bourgade après
bourgade. Canton après canton. Viol des consciences ou ratissage des
âmes ? La question n’est pas d’époque : il s’agit de faire triompher le
camp du bien, d’enfoncer les colonnes actives de la vérité dans la masse
passive de l’erreur. Incontestablement les charges de Martin et de sa
brigade épique, à la fois admirables et épouvantables, suscitant à la fois
l’enthousiasme et l’effroi, dignes des hussards noirs et des gardes rouges,
entreprise terroriste dirait-on fort justement aujourd’hui, et cependant
digne de l’Anabase de Xénophon, cette conquête coloniale de soi-même
va marquer, en Gaule, le début de l’éradication du paganisme et du
triomphe du christianisme dans sa version trinitaire. Jusqu’à ce moment
crucial rien n’était joué puisque, dans un pays qui avait longtemps été
l’un des plus réticents de l’Empire à se rallier au message christique,
l’arianisme porté par les Wisigoths qui s’installeront dans le Sud-Ouest,
les Burgondes dans l’Ouest et le Sud-Est, les Ostrogoths dans le Sud,
gardait toutes ses chances.
L’AUTRE MARTIN
Le choc décisif
DE MAXIME À ARBOGAST
Cet épisode de notre histoire a été occulté. Or c’est bien d’un nouveau
soulèvement national qu’il s’agit. Comme celui qui mena Julien, à partir
de la Gaule et soutenu par elle, jusqu’à Constantinople. C’est l’ensemble
des composantes d’une identité gauloise en pleine mutation – de
nombreux apports allogènes, en particulier francs, en élargissant son
socle ethnique – qui, une fois de plus, participe d’une puissante
dynamique qui bouscule l’ordre établi. Rejet d’un pouvoir issu du
« dehors » par tous les éléments fédérés, régions bagaudes comprises, qui
aspirent à un pouvoir issu du « dedans ». On en retrouvera, au fond, la
trace quand, quelque mille quatre cents ans plus tard, un autre
soulèvement national débouchera sur une autre fête de la fédération.
Si Maxime s’est imposé de façon aussi fulgurante, c’est qu’il a été
perçu comme un nouvel empereur gaulois. Même les évêques du cru,
malgré leur proximité avec Gratien, accourront à Trèves, lieu de
résidence de l’usurpateur, aussitôt qu’il leur fera signe.
Si l’expérience tourna court au bout de cinq ans, c’est que,
contrairement à Postume, Maxime ne résista pas à l’envie de devenir
empereur d’Occident et envahit l’Italie. Avec l’assentiment de
l’aristocratie païenne de Rome. Les troupes d’Orient mirent fin à
l’aventure. Plusieurs officiers de Maxime, achetés, se retournèrent contre
lui et le livrèrent à Théodose, l’empereur de Constantinople, qui le fit
exécuter.
Mais ce soulèvement sera suivi d’une réplique (au sens où on l’entend
à l’occasion des séismes) dont l’issue changera radicalement le cours de
l’histoire. De notre histoire, mais aussi de celle d’un espace que l’on
confondait, alors, avec l’univers.
Exit Maxime. Valentinien II, le demi-frère de Gratien qui végétait,
s’installe à son tour à Trèves. Mais Théodose le place sous la tutelle d’un
général de souche germanique, un ancien déserteur franc réfugié en
Gaule et devenu « maître de la milice » : le dénommé Arbogast.
Ambroise reprend lui aussi du service et multiplie les pressions sur le
jeune homme fragile et influençable pour qu’il renonce à appliquer l’édit
de tolérance. Complètement inhibé, le petit prince en vient à s’abîmer
dans le jeûne et l’abstinence. Lorsqu’une délégation du Sénat romain
(dont la majorité, répétons-le, reste païenne) vient lui demander le droit
de rétablir l’autel de la Victoire, il l’envoie, à son tour, sur les roses de
façon méprisante. Ambroise est derrière cette intransigeance. Arbogast,
qui est païen assumé et affirmé, pique une colère et lui reproche son
attitude. Les deux conseillers, le mécréant et l’illuminé, s’écharpent
autour du prince. Au moins sa mère, Justina, qui était passionnément
arienne, est-elle morte, ce qui lui évite d’être écartelé entre trois
allégeances. Mais deux, c’est encore trop. Même si plus le temps passe et
plus l’influence d’Ambroise prend le dessus, l’incitant à se dégager de la
prison dorée dans laquelle l’enferme Arbogast.
Alors, selon le mode d’opération qui se répétera à plusieurs reprises
dans notre histoire (Charles V, Charles VI, Henri III, Anne d’Autriche et
Louis XIV, Louis XVI fuyant à Varennes et Louis XVIII à Gand),
Valentinien II trompe la surveillance de son tuteur et va se réfugier à
Vienne… où Arbogast, collant de chez collant, le suit et le fait garder. Là,
il n’est plus qu’un hologramme d’empereur. Personne ne lui obéit,
chacun reconnaissant Arbogast comme le vrai maître.
Alors, l’empereur en sucre a une idée : il annonce qu’il veut se faire
baptiser par Ambroise en personne. On ne pourra pas empêcher l’évêque
de Milan de venir à Vienne et d’être, ainsi, témoin de son quasi-
emprisonnement. Tous les jours il demande anxieusement, comme à sœur
Anne, si on ne voit pas venir le prélat. Vaine attente. Le courrier a été
intercepté.
Notons qu’à l’époque personne n’aurait eu l’idée de baptiser un
nouveau-né nécessairement inconscient de l’importance de l’acte qui
l’engageait. On ne franchissait donc le pas qu’à l’âge adulte. Et, comme
le baptême était censé laver des péchés, on attendait le plus tard possible
pour pouvoir en commettre encore.
Finalement, il faut bien admettre l’évidence : Ambroise ne vient pas.
Et ne viendra pas.
La tragédie de l’Occident
Théodose, mort en 395, avait légué l’Occident à son fils Honorius, qui
devait avoir au moins une qualité, mais nul ne fut capable de la découvrir.
Le destin avait choisi la personne idéale pour incarner l’accélération
d’une décadence : méchant, lâche et rapace.
Outre qu’Ambroise reprit aussitôt du service dans son sillage, son papa
l’avait lui aussi flanqué d’un tuteur en la personne d’un Vandale romanisé
devenu « patrice » romain et répondant au doux nom de Stilicon. Tout un
symbole : ce Stilicon, général hors pair dont les Francs et autres
Germains constituaient l’essentiel des corps d’élite, se faisait protéger par
une garde personnelle de Huns. Ce qui était prudent compte tenu des
haines xénophobes qu’il suscitait au sein de la Cour. Une cour qui,
derrière l’empereur, avait quitté Rome et Milan pour s’installer à
Ravenne, ville entourée de marais constituant une ligne de défense
naturelle mais qui, pour cette raison, sentait le moisi.
L’Auguste Honorius avait quelques raisons de se mettre à l’abri. Toute
la barbarie du monde semblait s’être donné rendez-vous pour carillonner
aux portes de l’Empire. L’armée-peuple des Wisigoths, derrière Alaric,
reprenait la route ; des hordes d’Ostrogoths et d’Alamans commandés par
Radagaise se répandaient sur l’Italie du Nord ; des Francs, des
Burgondes, des Vandales, des Saxons franchissaient le Rhin gelé et
s’égallaient à travers la Gaule…
Stilicon parvint à les battre les uns après les autres. Mais ses succès
excitèrent des jalousies au sein de cette cour de Ravenne qui, écrasée
sous son luxe, minée par ses intrigues, amollie par son indolence, vivait
comme dans un cocon tissé d’illusions. Le héros militaire n’était que le
« Vandale ». En fonction de quoi, après l’avoir mêlé à une conspiration
bidon, Honorius et sa camarilla le firent mettre à mort ainsi que sa femme
et ses enfants. Le christianisme triomphant avait adouci les mœurs.
Stilicon éliminé, l’armée impériale découragée, plus personne n’était
en mesure d’arrêter les vagues germano-gothiques derrière lesquelles se
profilait déjà la grande marée des Huns et des tribus qu’ils avaient su
agglomérer.
DES PEUPLES-CLASSES
La première fois il avait exigé, pour se retirer, qu’on lui livre l’or et
l’argent des trésors de la ville, et qu’on libère les esclaves germains.
Détail significatif : ce qu’on appelle communément « invasions
barbares » s’apparente, en fait, à des migrations de peuples prolétarisés à
l’intérieur de l’Empire. Aujourd’hui, il arrive que nos « banlieues
flambent », comme on dit. À l’époque, l’incendie est provoqué par des
communautés allogènes qui se déplacent en direction de la lumière. De
ce qui brille. Le supposé barbare n’est plus « en dehors » ; dès lors qu’il
est installé – qu’on l’a installé – dans la place et qu’il est assujetti (mais
sans accès à la citoyenneté) à des fonctions spécifiques, il s’identifie à
une classe sociale ou, si l’on préfère, à un peuple-classe. D’où cette
solidarité avec les esclaves issus de la même communauté. Et aussi la
tendance des catégories sociales les plus marginalisées, les plus
exploitées à se sentir plus proches de ces barbares que de l’élite romaine.
Pourquoi croit-on que les Francs Saliens de Clovis s’imposeront dans
le Nord de la France avec des forces si réduites ?
Cet état d’esprit est rapporté par un contemporain : « Mieux vaut
encore vivre sous leur domination [les Wisigoths] que subir la tyrannie
des curiales qui nous oppriment. »
Le polémiste chrétien Salvien va plus loin : « Les pauvres gens, écrit-
il, sont à ce point exploités par les grands propriétaires fonciers, pressurés
par le fisc, que les barbares font figure de libérateurs. Ils vont au-devant
d’eux. » Ou encore : « Les pauvres qui se réfugient chez les barbares
préfèrent vivre libres sous une apparence de captivité plutôt que captifs
sous une apparence de liberté. Payer des impôts est sans doute pénible,
mais ça le serait moins si tous les citoyens étaient également imposés. Or
ce sont les pauvres qui paient pour les riches. Dites-moi chez quel peuple
on voit pareil scandale : pas chez les Francs, pas chez les Huns, pas
davantage chez les Goths et les Vandales. Une seule chose m’étonne :
c’est que tous les pauvres n’aillent pas rejoindre les barbares. »
C’est à quoi s’attendra Attila, trompé en cela par un intellectuel proche
des Bagaudes, quand il entrera en Gaule. Mais, en l’occurrence, c’est le
renfort d’autres présumés barbares qui permettra de l’arrêter.
Ici Marx reprendra-t-il du poil de la bête ? Peuple prolétaire de tous les
pays, unissez-vous ?
LA PRISE DE ROME