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Ouvrage édité sous la direction de Fabrice d’Almeida

En couverture : Casque romain


www.epees.fr © Philippe Sohiez pour Fayard
Création graphique : Un chat au plafond

© Librairie Arthème Fayard, 2014.


ISBN : 978-2-213-68347-8
DU MÊME AUTEUR
Histoire du progrès social, Rencontre, 1974.
Staline, le communisme et la Russie, Denoël-Gonthier, 1974.
Chacun son tour, Stock, 1975.
Complot contre la démocratie, Flammarion, 1977, Denoël, 1982.
La Guerre civile, essai sur les stalinismes de gauche et de droite, Le
Seuil, 1983.
Et si on essayait autre chose ? Essai sur une autre voie, Le Seuil, 1983.
L’Extraordinaire Métamorphose ou cinq ans de la vie de Victor Hugo :
1847-1851, Le Seuil, 1984.
Esquisse d’une philosophie du mensonge, Flammarion, 1989, Livre de
Poche, 1990.
Poèmes politiques, Fayard, 1990.
Tout change parce que rien ne change : introduction à une théorie de
l’évolution sociale, Fayard, 1994 ; rééd. 2006.
La Pensée unique, Fayard, 1995, Hachette Littératures, 1996.
Le Retour sur terre de Djid Andrew : critique de la raison capitaliste,
Fayard, 1997.
Tout était faux, Fayard, 1998.
De la révolution, Flammarion, 1999.
Moi, l’autre et le loup. Introduction à une phénoménologie de l’altérité,
Fayard, 2000.
Les Rebelles : celles et ceux qui ont dit non, Plon, 2001.
Victor Hugo, un révolutionnaire, Fayard, 2001.
Ce que Marianne en pense, Mille et une nuits, 2002.
Le Camp de la guerre : critique de la déraison impure, Fayard, 2004.
Dictionnaire incorrect, Plon, 2005.
Comme deux frères. Mémoire et visions croisées, avec Axel Kahn, Stock,
2006.
Les Bullocrates, Fayard, 2006.
Abécédaire mal-pensant, Plon, 2007.
Comment on y va… Théorie du changement par recomposition des
invariances, Fayard, 2008.
Pourquoi il faut dissoudre le PS, Larousse, 2008.
L’Alternative, Fayard, 2009.
Dernières Salves – Supplément au Dictionnaire incorrect et à
l’Abécédaire mal-pensant, Plon, 2009.
Philosophie de la réalité. Critique du réalisme, Fayard, 2011.
Petit César. Comment a-t-on pu accepter ça…, Fayard, 2011.
La Catastrophe du 6 mai 2012, Plon, 2012.
Menteurs !, Plon, 2012.
Comment s’en sortir. Je vous en supplie, lisez-ça, Plon, 2013.
L’Invention des Français, t. 1, Du temps de nos folies gauloises, Fayard,
2013 ; rééd. Pluriel, 2014.
L’Horreur médiatique, Plon, 2014.
Marine Le Pen vous dit merci !, Plon, 2014.
Table
Couverture

Page de titre

Copyright

Du même auteur

INTRODUCTION. Les trois siècles où tout se joue

CHAPITRE PREMIER. Taillé comme une armoire


à glace : l’empereur Commode

CHAPITRE 2. Deux empereurs envoyés à l’abattoir


pour le prix d’un

CHAPITRE 3. Face à l’empereur romain,


toute la Gaule derrière son général

CHAPITRE 4. L’empereur qui n’aimait pas la Gaule

CHAPITRE 5. Alias Caracalla

CHAPITRE 6. L’empereur mystico-poupon


qui effare les Gaulois

CHAPITRE 7. Ces grands Augustes


qui ont fait la France

CHAPITRE 8. Quand les lions ne voulaient pas


de sainte Blandine
CHAPITRE 9. La Gaule face aux ouragans
venus de l’est

CHAPITRE 10. Quand les Gaulois choisissent


un champion pas très recommandable

CHAPITRE 11. Bacchanales révolutionnaires à Rome

CHAPITRE 12. L’empereur d’Occident est un Arabe

CHAPITRE 13. Et la Gaule redevient indépendante

CHAPITRE 14. Le premier roi de France

CHAPITRE 15. L’homme qui rendit la Gaule


à Rome

CHAPITRE 16. À la recherche de l’empereur


gaulois caché

CHAPITRE 17. Nos ancêtres découvrent


le socialisme, l’autogestion et l’anarchie

CHAPITRE 18. Comme dans un roman policier,


l’assassin frappe toujours trois fois

CHAPITRE 19. Les martyres

CHAPITRE 20. Le basculement d’un monde

CHAPITRE 21. Un des meilleurs dirigeants


dont la France ait hérité

CHAPITRE 22. L’irrésistible ascension


de Constantin

CHAPITRE 23. L’homme qui a provoqué la plus


grande révolution idéologique universelle
CHAPITRE 24. La révolution de Constantin

CHAPITRE 25. Quand les tenants de l’« essence »


et ceux de la « substance » s’écharpent
sur la place publique

CHAPITRE 26. Quand un Franc prend la tête


de la révolte gauloise

CHAPITRE 27. Terreur religieuse en Gaule

CHAPITRE 28. Julien est arrivé, sans se presser…

CHAPITRE 29. Julien sauve et restaure la Gaule

CHAPITRE 30. Pour la première fois,


le pouvoir s’installe à Paris

CHAPITRE 31. Révolution ou contre-révolution ratée

CHAPITRE 32. Les trente-cinq années


où tout bascule

CHAPITRE 33. Sous Valentinien, c’était encore


le bon temps

CHAPITRE 34. L’extravagante épopée


de saint Martin

CHAPITRE 35. Le choc décisif

CHAPITRE 36. La tragédie de l’Occident

REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
INTRODUCTION
Les trois siècles où tout se joue

Entre l’an 110 et 410 de notre ère s’est sans doute déroulée la période
la plus décisive de l’histoire de l’Occident et la plus importante de notre
histoire nationale, avant celle, plus courte, qui courut de 1788 à 1848.
Qu’on en juge : passage du paganisme au christianisme, du
polythéisme au monothéisme, mais, aussi, de la pluralité au
monolithisme, de la diversité philosophique à l’unicité idéologique, du
relativisme à la proclamation d’une vérité incontestable parce que
révélée, de la spéculation à la croyance, du scepticisme au dogme. À quoi
on ajoutera que c’est à la fin du IVe siècle que l’Église de France s’impose
en s’ancrant à une orthodoxie sourcilleuse plus ultramontaine que
gallicane.
C’est pendant cette période que l’on assiste à la formalisation des
premiers systèmes totalitaires qui anticipent, hélas, une certaine
modernité ; à l’émergence, pour la première fois, d’une Gaule à la fois
indépendante et unifiée qui parvient, pendant presque quinze ans, à
s’émanciper de l’Empire romain (mais qui le sait ?) ; à la prolifération
d’une bureaucratie d’État à la suite d’une extension continue du
fonctionnariat ; à la généralisation des révoltes antifiscales à tonalité
anticentralistes (on ne disait évidemment pas encore anti-jacobines) ; à la
pénétration de plus en plus profonde des apports étrangers, en particulier
francs – mais pas seulement –, au sein des populations de souche celtique
(les questions d’insécurité et d’immigration alimentant déjà les angoisses
collectives). Et, par-dessus tout cela, marqueront le maelström de ces
trois siècles décisifs la cassure Orient-Occident, le délitement d’un
empire de mille ans, Rome effacée, la germanité recouvrant la romanité,
le développement de l’hérésie arienne, qui, niant le mystère de la Trinité
au nom d’un monothéisme intransigeant, annonce la révolution
islamique ; l’évolution considérable du droit, les premières législations
esquissant un principe de sécurisation sociale ainsi qu’une profonde
transformation du paysage agraire laissant présager le remplacement de
l’esclavage par le servage en même temps que l’évolution des grandes
propriétés aristocratiques vers le système des fiefs féodaux.
Ces formidables mutations se réalisent à la faveur d’événements, de
rebondissements que le plus excentrique ou le plus déluré des romanciers
n’oserait même pas imaginer.
C’est pourquoi j’ai tenu à ne pas isoler ces métamorphoses
structurelles du récit, parfois ubuesque, parfois désopilant ou drolatique,
parfois délirant ou dément, souvent épique ou horrifiant, héroïque ou
mirobolant, des circonstances qui les déterminèrent.

CETTE FRANCE QUE LES FRANCS VONT DISSOUDRE

Aux premiers siècles de notre ère – et particulièrement au IIIe siècle –,


il y avait une Gaule, que César puis Auguste avaient en quelque sorte
révélée à elle-même en la dotant d’une personnalité, puis d’une
organisation administrative qui lui avait permis, progressivement,
d’intégrer dans leur diversité quelque soixante-dix peuples. Chaque
année, des représentants de toutes ces cités gauloises se réunissaient
solennellement à Lyon, délibéraient sur leurs affaires communes, et,
comme on dirait aujourd’hui, « faisait Gaule ».
Or qu’est-ce qu’une Gaule dotée d’une personnalité propre, au-delà de
toutes les différences assumées, s’étendant du Rhin aux Pyrénées, de
l’Armorique aux Alpes, unifiée par une langue d’adoption mais attachée
à sa spécificité ethnico-culturelle, Gaule qui, peu à peu, à travers des
tragédies et des luttes, des résistances et des processus d’intégration, s’est
forgée une conscience nationale ? Qu’est-ce, sinon la France ?
C’est, au fond, l’improbable paradoxe qui sous-tend le propos de ce
livre : entre le Ier et le IVe siècle de notre ère, les Français existaient
(même si on les appelait Gaulois), puisque la France déjà existait.
Et là réside le paradoxe qui dérangera des cervelles historiquement
constipées : elle existait, la France, mais elle n’existera plus à partir du
moment où elle sera conquise par ceux qui lui donneront son nom. En
l’occurrence leur nom : les Francs. Alors, Clovis, qui considérait sa
conquête comme son magot, à qui l’idée nationale était absolument
étrangère, la divisa, cette France encore Gaule, entre ses fils, qui la
divisèrent à leur tour, et on eut droit à une Austrasie, à une Neustrie, à
une Burgondie… comme, plus tard, quand les petits-enfants de
Charlemagne s’en disputeront à nouveau des lambeaux, à la Lotharingie,
haute et basse, à la Provence, etc.
Les Francs abolirent la France pour près de cinq siècles. Le baptême
fut une dissolution. On escamota ce à quoi on avait donné une nouvelle
identité.
Cette France en gestation, du moins une partie d’entre elle, avait
répondu à l’appel de Vindex puis s’était soulevée derrière Civilis. Il ne
s’agissait encore que d’une esquisse, tant les vieilles divisions restaient
prégnantes. Mais, cette première conscience nationale, nous allons la voir
s’affirmer dans les pages qui suivent… Anarchiquement, à travers une
insurrection sauvage qui prendra la forme d’un brigandage, mi-sécession
sociale mi-délinquance de masse, puis institutionnellement à l’occasion
d’une dissidence qui rassemblera presque toute la Gaule autour et au-delà
de ces corps intermédiaires. Ce qui débouchera, un demi-siècle plus tard,
sur la restauration, pendant plus d’une décennie, d’une Gaule
indépendante dans les frontières qu’elle ne retrouvera que aux Temps
modernes. Toutes les occasions d’affirmer sa personnalité propre face à
Rome, face à cet empire de plus en plus fasciné par les mirages de
l’Orient, seront alors saisies. C’est la Gaule tout entière qui se rangera,
depuis Paris, derrière Julien dit l’Apostat et le hissera jusqu’au trône
impérial. Pourquoi, durant trois siècles, aurait-on tenté, presque
cycliquement, de constituer un empire spécifique et autonome des
Gaules, si une telle aspiration n’était pas portée par un puissant sentiment
identitaire ?
Aux Francs, en définitive, nous devons notre nom, pas notre façon
d’être. La Gaule, particulièrement entre le IIe et le IVe siècle, période dont
nous allons revivre les grandes heures, fut non seulement la préfiguration
de la France, mais également sa préréalisation.
Parce qu’il y avait une France, il y avait des Français.
Les Français se sont auto-inventés.

Cette extraordinaire épopée, hélas, a été peu à peu occultée. On a fini


par faire naître la France de l’acte qui, pour des siècles, l’avait répudiée :
le baptême de Clovis. Les nobles, la monarchie, l’Église ne souhaitaient
pas qu’on s’avisât que la France existait avant qu’ils ne la
dénationalisent.
Cette découverte de soi ou, plus exactement, cette lente mais
irrésistible révélation à soi-même mérite d’autant plus qu’on en retrace la
bouillonnante épopée que, je le répète, aucun littérateur n’oserait
concevoir, au-delà du Grand Guignol et de la commedia dell’arte, du
mélodrame ou de la farce, du film d’épouvante ou du cinéma burlesque,
des épisodes tels que ceux qui accompagnèrent cette affirmation d’une
nation. Cet « avènement » des Français.
CHAPITRE PREMIER

Taillé comme une armoire à glace :


l’empereur Commode

Les Romains aimaient jouer avec les patronymes. De l’éphémère


empereur Pertinax, ils disaient qu’il avait le nom de ses qualités. Et
quand ils évoquaient un autre empereur, Septime Sévère, ils ajoutaient
volontiers : « Comme son nom l’indique. » Sous Néron, ils traçaient sur
les murs des inscriptions qui en appelaient à un « vengeur », c’est-à-dire
à un « Vindex ».
Précisons-le donc d’entrée, l’empereur Commode, qui régna de 180 à
192, taillé comme une armoire à glace, n’était absolument pas commode.
Si l’on en croit les chroniqueurs et mémorialistes de son époque, il était
même frankhement imbuvable. D’abord, il aurait fait mettre à mort sa
propre épouse, Crispina, ainsi que l’une de ses sœurs, Lucilla. Comme on
ne prête qu’aux riches, il aurait couché avec les autres, ce qui, on en
conviendra, n’était pas délicat. Officiellement, cet Auguste était une
sombre brute (d’ailleurs, Hollywood lui a consacré deux films à grand
spectacle, La Chute de l’Empire romain et Gladiator, qui ne le montrent
pas précisément sous le meilleur jour). Donc, à lire sa fiche
anthropométrique officielle, telle que l’ont établie les contemporains
lettrés – dont je n’affirmerais pas qu’ils étaient objectifs –, il était cruel,
lubrique, coureur de bordels, rapace, se goinfrant comme un chancre et
entretenant un véritable harem de petites poules et de petits coqs.
Racontars ? Peut-être. Certainement en partie. Le Sénat, repère de
l’aristocratie, détestait Commode, qui, bien que fils du grand empereur
stoïcien Marc Aurèle, s’apparentait plus à un boxeur poids lourd qu’à un
distingué disciple de philosophe. Véritable géant, il était doué d’une
force de bûcheron, ce qui contribua doublement à modeler son
tempérament : d’abord il se prit de passion pour le métier de gladiateur,
qu’il pratiquait lui-même sans aucun complexe, n’hésitant pas à
s’entourer d’esclaves musculeux et huilés voués à l’égorgement final, lui
à qui, de toute façon, cette triste fin était épargnée. Affronter Commode
dans l’arène c’était comme se soumettre à une roulette russe muni d’un
revolver dont aucune balle ne serait à blanc. Du coup, la rumeur publique
prêtait à sa mère, l’épouse de Marc Aurèle, l’impératrice Faustina, des
bontés, non pour un moniteur de ski mais pour un gladiateur dont
Commode eût été le rejeton. Ce qui est peu probable. Ensuite, il finit par
s’éblouir de ses propres exploits, d’autant qu’il venait à bout de bêtes
sauvages et présumées féroces dont on avait préalablement amoindri les
réflexes, sinon limé les griffes et les dents. Résultat : basculant dans la
démence mystique, il en arriva à s’identifier à Hercule et à imposer un
culte officiel en ce sens.
L’historien Dion Cassius raconte qu’un jour, dans l’arène, il entreprit
d’occire une autruche. Il s’avança, ensuite, vers les travées réservées aux
sénateurs et brandit triomphalement la tête du pauvre oiseau qui avait
omis de l’enfouir dans le sable. « Il narguait les pairs conscrits d’un
sourire mauvais », souligne l’historien. Et l’un des sénateurs de
confesser : « Nous avions tous plus envie de rire que de pleurer, mais il
nous eût massacrés avec son épée si nous avions ri ! »
On comprend que ces avantageux personnages qu’étaient les sénateurs
aient ressenti un tel mépris à l’égard de cet empereur de foire (qui lui-
même les prenait pour une bande de nantis snobs et compulsivement
comploteurs) qu’ils incitèrent les chroniqueurs et historiens de leur bord
à en rajouter sur ses turpitudes.
Il est probable que le bonhomme ne fut pas aussi caricaturalement
effroyable qu’on s’est complu à le décrire. Aussi bien, hors du
microcosme de la Curie romaine, ne trouve-t-on aucun signe témoignant
d’un puissant rejet populaire à son endroit. Seule l’élite avait à souffrir
des coups de massue de cet Héraclès d’opérette, dont les exhibitions ne
choquaient nullement ceux que les jeux du cirque enthousiasmaient alors
que la philosophie d’Épictète version Marc Aurèle les laissait totalement
froids. Rappelons-nous que si l’intelligentsia avait haï Néron jusqu’au
bout, en revanche la foule des hippodromes et des colisées l’avait eu
plutôt à la bonne. Or Commode était une sorte de Néron fruste, acculturé
mais culturiste. Encore aujourd’hui, entre un intello confirmé et un
champion de base-ball, qui les Américains choisiraient-ils comme
président ?
Reste que c’est Marc Aurèle, une sorte de Montaigne devenu
empereur, qui avait choisi Commode comme successeur. Invraisemblable
court-circuit. Comme si l’Auguste philosophe, stoïcien émérite, s’offrait
une ultime pirouette dialectique en investissant sa postérité en son
contraire. Le cerveau passait le relais au muscle. L’intellectuel au
culturiste. Après Bergson, Tarzan. Mike Tyson après Jean-Paul Sartre.
Sous l’empereur Marc Aurèle, dans l’arène, on livrait des chrétiens
aux lions. Sous Commode, dans l’arène, on livra des lions à l’empereur.
Peut-être, qui sait, trouve-t-on chez Marc Aurèle le même complexe
que celui qui conduisit tant d’intellectuels marxistes ou sartriens à se
laisser envoûter par le fantasme du biscoteau prolétarien et de la sueur
ouvrière ?
Il y avait un côté Poutine chez Commode faisant le gladiateur. Un
président s’adonnant au vélo et au footing, c’est courant. Un président
montant sur le ring pour boxer des travailleurs immigrés ou des
prisonniers de guerre, c’est plus rare.
Au fond, Commode, comme Néron, avait compris que, dans l’affection
de l’opinion publique, une vedette de spectacle pèse plus lourd qu’un
chef d’État. Ils cherchèrent donc tous deux à se transformer en stars.

Autour de Commode, y compris au sein de sa famille, mais confiné


dans le monde « d’en haut », avec des ramifications dans le demi-monde
des affidés et des favoris, l’enchevêtrement des conjurations et des
conspirations fut tel que l’empereur, devenu parano, parvint de moins en
moins à désenchevêtrer son cerveau de la hantise des complots. Or c’était
folie que de frapper au moindre soupçon puisque, effectivement, il aura
suffi d’une brève vacance de soupçon pour qu’on le frappe. À
l’instigation de qui ? De sa maîtresse.
Cependant, tel était le paradoxe de cet immense empire que le sommet
pouvait bien sombrer dans la farce, ubuesque ou sanglante, que
l’administration, elle, restait imperturbablement professionnelle et
efficace. Même quand tout, apparemment, coulait en haut, en bas, tout ou
presque roulait. On croit la machine en panne et chacun de ses rouages
continue de remplir sa fonction. Même quand Rome perd la tête,
l’Empire garde la sienne. La folie du pouvoir n’ébranle que
marginalement la puissance de sa rationalité administrative.
Donc, tandis que des psychopathes, tels qu’il en pullulera dans les
drames shakespeariens, hantent les palais officiels, de hauts
fonctionnaires, souvent exemplaires, assurent sans mollir la gestion
quotidienne d’un univers qui s’étend de Mayence au désert d’Arabie, de
l’actuelle Serbie à la Mésopotamie ou à la Perse, de l’Écosse au nord du
Sahara.
On a retrouvé maints textes de pétitions, en provenance de cités
gauloises comme de bourgades syriennes, dans lesquels les administrés,
en particulier des colons, se plaignaient des excès des collecteurs
d’impôts ou des abus de préfets indélicats. Or toutes ces suppliques
remontaient jusqu’à Commode, qui faisait systématiquement rédiger par
ses services des réponses circonstanciées parfois accompagnées de
réprimandes ou de sanctions.
Ce ne sont pas les aberrations que nous serons amenés à traverser
comme autant de cataclysmiques tempêtes, qui submergent la normalité
de l’Empire, c’est cette normalité qui, contre vents et marées, carnages
inter-familiaux et meurtres en vase clos, finit par submerger ces
aberrations. Même quand Rome n’est plus dans Rome, même quand se
bousculent des « Augustes » plus lamentables les uns que les autres, ces
« instantanéités » se dissolvent dans une permanence que les
contemporains vivent comme une éternité.
Certaines pages qui vont suivre décriront le cœur d’un empire
universel en proie à de telles convulsions, zébré de telles flambées
d’hystérie collective, entraîné dans une telle spirale de déglingues
anarchiques, plongé dans un tel maelström de décrépitudes, écrasé sous
un tel amoncellement de folies sanguinaires, de fureurs paranoïaques, de
turpitudes financiaro-libidineuses et de délires narcissiques, que c’est au
naufrage de tout un monde que l’on aura l’impression d’assister. Mais
non : loin d’être à la ramasse, cet édifice-là, l’Empire romain, aura encore
trois siècles devant lui, et ils ne seront pas les moins glorieux de son
histoire.

UNE VÉRITABLE ARMÉE DE BRIGANDS

Nous sommes donc en 186, sous l’empereur Commode.


La Gaule a connu une période de prospérité qu’elle doit à la dynastie
magique des Antonins – Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux. Les
splendeurs des villes comme Nîmes, Orange, Fréjus en témoignent, mais
aussi ce que les fouilles récentes ont révélé de ce que fut la ville nouvelle
construite sur le site d’Alésia.
Mais les inégalités se sont creusées, les richesses de plus en plus
concentrées ont laissé s’entasser, en marge des pôles de développement,
une masse de laissés-pour-compte. La situation s’est aggravée sous Marc
Aurèle, non point à cause de la gestion de cet empereur stoïcien, mais en
conséquence des guerres continuelles qu’il a dû mener dans les régions
rhénanes et danubiennes contre des peuples – poussés dans le dos par de
nouveaux nomades surgis des brumes du Nord et de l’Est – à la
recherche, comme on dira plus tard, d’un nouvel espace vital.
Les campagnes militaires succèdent aux campagnes militaires,
exigeant la levée d’impôts et de taxes auxquels s’opposent, sans succès,
les assemblées locales correspondant à nos actuelles municipalités.
Comme plus tard, sous Louis XIV, il faudra même faire fondre la
vaisselle impériale.
Or nombreux sont les soldats gaulois, majoritaires sur le front de l’Est,
mais parfois incorporés de force, qui ont fini par fuir les carnages à
répétition ainsi qu’une épidémie de peste. Ce fléau frappa Marc Aurèle
lui-même alors en opération en Europe centrale, ce pourquoi il n’eut pas
le temps de se préparer un autre successeur que son fils Commode. Ce
successeur, il faut au moins lui reconnaître ce mérite, mettra fin aux
opérations militaires en accumulant les concessions territoriales aux
barbares ou en achetant leurs chefs.
Étrangement, le lutteur émérite qui ne prend son cothurne qu’en
affrontant, sans risque il est vrai, des bêtes fauves, des rétiaires armés du
filet et du trident, des mirmillons gaulois à cotte de mailles ou des
Samnites harnachés comme des chars d’assaut, cet empereur gladiateur,
donc, détestait la guerre et n’en déclara ni n’en conduisit aucune. La
seule à laquelle il fut confronté était d’un genre tout à fait spécial : une
véritable armée de brigands était apparue en Gaule.
La tension sociale qui régnait alors dans la province celtique et la
prolifération des bandes de vagabonds formés de paysans sans terre ou de
petits colons ruinés, rejoints par toutes sortes de miséreux et même
d’esclaves en fuite, avaient gonflé les rangs d’un banditisme endémique
auquel les soldats déserteurs – « en nombre incalculable », précise un
chroniqueur – venaient apporter leur savoir-faire. C’est à cette époque
qu’apparaissent des gardes armés qui protègent les grandes propriétés,
surveillent les carrefours et les ponts.
En 186, donc, un soldat d’une garnison gauloise nommé Maternus
avait faussé compagnie à sa cohorte et s’était mis, en quelque sorte, à son
compte : détroussage de voyageurs, pillages de fermes. Des meurtres ?
Sans doute puisqu’il fut pris, emprisonné et condamné à mort « pour ses
crimes ». Il s’échappe. S’installe un peu plus solidement dans le
brigandage et réussit, en ralliant à lui tous les déserteurs fuyards et
marginaux en cavale qui passent à sa portée, à constituer une véritable
troupe de hors-la-loi. On rançonne, on passe au peigne fin les riches
villages, on ravage quelques bourgs récalcitrants, on étrille les vigiles, on
met en fuite les milices. La petite armée s’étoffe : tout ce qui se situe hors
de la légalité, et en particulier des groupes entiers de paysans en rupture
de ban, accourt pour s’y joindre. On attaque bientôt des villes. On aurait
réussi à s’emparer de quelques-unes. On y libère les prisonniers et on les
incorpore. Après chaque opération, on se retire dans les forêts, on
s’installe dans les montagnes, on repousse des forces d’autodéfense
communales grossies de volontaires, lesquels ne demandent pas leur
reste. Parfois on passe en Espagne, puis on revient. Ce qui témoigne
d’une impressionnante mobilité. Plus tard, on s’aventurera même en
Italie.
Que sait-on de plus précis de ce phénomène qui tient à la fois du
banditisme crapuleux et de l’insurrection sociale ? Finalement, tous les
colonisateurs et occupants qualifieront les rebelles ou résistants de
« bandits ». Il n’y a pas de reporters à l’époque, et aucun historien romain
n’aurait eu l’idée de s’intéresser de près à cette histoire de malfrats
gaulois. Ils ne la rapportent donc que par ouï-dire.
L’expression « brigands » ou « armée de brigands » est cependant
inadéquate ici. On peut imaginer, en effet, une méga-bande de dizaines
de hors-la-loi à la Cartouche, à la Mandrin ou, plus tard, à la Fra Diavolo
à Naples. Mais, chaque fois, de solides bataillons de soldats de métier
suffisent à les disperser. Et même à les anéantir. Or, là, que se passe-t-il ?
Après que les miliciens et les volontaires ont fait chou blanc, le
gouverneur de la Gaule lyonnaise, un certain Septime Sévère (on en
reparlera), envoie un corps de soldats professionnels : la cohorte
permanente de Lyon. Or elle est battue et dispersée. On s’affole. Le gros
de l’armée est concentré sur le Rhin qu’on ne peut dégarnir. Aucun corps
de troupe de l’intérieur ne paraît capable de s’opposer à la déferlante à la
fois insurrectionnelle et délinquante. Septime Sévère se tourne alors vers
le pouvoir impérial pour lui demander des renforts. L’empereur, en
l’occurrence Commode, lui envoie l’un de ses meilleurs généraux,
Pescennius Niger, à la tête, semble-t-il, de deux légions : dix mille
hommes environ, ce qui est considérable.
Bien que battu, Maternus n’est pas totalement écrasé, puisqu’il
regroupe ses bandes en Italie et projette de piller Rome, déguisé en
prétorien, à l’occasion d’une grande fête. C’est alors seulement, à suivre
le récit de l’historien contemporain des faits Hérodien, que ce qui reste de
l’armée de brigands gaulois est exterminé. Cela laisse supposer qu’elle
avait atteint une dimension qui l’identifie autant à une rébellion sociale
qu’à une entreprise criminelle. Certes, Hérodien précise que l’insoumis
ne parvint pas à « entraîner la masse gauloise ». Mais cela prouve aussi
qu’il en avait l’intention et qu’il essaya.
ENTRE UNE ARMÉE DE BANDITS ET UNE ARMÉE REBELLE, QUELLE DIFFÉRENCE ?

Dans quel pays, aujourd’hui, fût-ce au Mexique, pourrait-on


rassembler plusieurs milliers de « délinquants » capables d’affronter une
armée régulière et professionnelle en rase campagne ?
Entre un bandit qui s’empare d’un bien et le rebelle qui le
réquisitionne, entre celui qui prend et celui qui exproprie, entre le vol
d’une propriété et, comme disait l’autre, la propriété assise sur le vol, la
différence est-elle rédhibitoire ? Le voleur de grand chemin qui
redistribue une partie du produit de ses larcins façon Robin des Bois :
bandit ou rebelle ? Le bandit n’est-il pas un rebelle qui a mal tourné ou,
plus exactement, à la façon de Zapata et de Pancho Villa, le bandit qui
l’emporte, fût-ce provisoirement, ne se métamorphose-t-il pas en
rebelle ? Et en héros s’il se maintient au pouvoir ? On ne compte plus les
bandits qui devinrent des rebelles, mais les maoïstes du Sentier lumineux
péruvien furent des rebelles qui devinrent des bandits.
Une armée de bandits opposée aux bandits de l’armée, il arrive qu’il y
ait photo : comme une troupe de pacifistes affrontant une troupe de
bellicistes.
Un bandit est un hors-la-loi. Un rebelle aussi. En 1943 qu’étaient les
maquisards pour les forces de l’ordre vichystes qui les affrontaient ? Les
Mau Mau du Kenya, les fellaghas d’Algérie, les FARC de Colombie, les
Kurdes du PKK, bandits ou rebelles ? Et pour qui ? Il arrive que la
convergence se fasse. Au temps de l’Occupation, des bandits se rallièrent
aux deux côtés : gestapistes et résistants. Ceux-là devinrent des
oppresseurs, ceux-ci des rebelles.
Si Maternus l’avait, un temps, emporté, comme Spartacus, comment le
qualifierait-on ? De bandit ou de rebelle ?

Deux grands généraux, Septime Sévère et Pescennius Niger, ont donc


été engagés dans la guerre contre Maternus. À la même époque, et
toujours sous la férule de l’empereur Commode, un autre général
prestigieux, Helvius Pertinax, est envoyé en Bretagne, c’est-à-dire en
Angleterre, chez d’autres Gaulois, pour y réduire une révolte militaire,
opération au cours de laquelle il est blessé et même laissé pour mort. Un
quatrième officier supérieur, Clodius Albinus, qui commande les armées
du Rhin, remporte, lui, une victoire sur des bandes de pillards frisons,
tandis qu’un de ses collègues, issu de la caste sénatoriale, Didius
Julianus, monte la garde du côté de Cologne. Extraordinaire concours de
circonstances. Il faut en effet retenir chacun de ces noms : Septime
Sévère, Pertinax, Niger, Albinus, Didius Julianus. Tous les cinq, qui
opèrent en Gaule ou à la périphérie de la Gaule, participeront de la même
tragédie et se feront introniser empereur. Tous les cinq ! Quatre d’entre
eux se livreront une guerre implacable, dont un seul sortira vivant.
CHAPITRE 2

Deux empereurs envoyés à l’abattoir pour le prix


d’un

À la fin de son règne, l’Auguste Commode filait effectivement un


mauvais coton. Lui qui exigeait qu’on scande, en sa présence, des litanies
à sa gloire dans lesquelles, tel Hercule – son autre « moi » –, on le
célébrait comme l’« homme qui l’emporte sur tout et sur tous », un demi-
dieu en somme, l’empereur gladiateur, avait en outre entrepris de
refonder Rome et, pour ce faire, de la rebaptiser « colonie
Commodienne ». Staline, plus tard, fera bien rebaptiser la ville de
Tsaritsyne, Stalingrad. Du moins les adversaires de Commode ajoutèrent-
ils, après sa mort, cette accusation à son lourd dossier. Ils prétendirent
également qu’il avait fait préparer une liste de sénateurs tirés au sort –
auxquels il avait ajouté les deux consuls de l’année – et qu’il prévoyait
de les faire périr dans l’arène sous les griffes des lions. Un bobard, à
l’évidence.
Ce qui est avéré, en revanche, c’est qu’il avait promu, après en avoir
fait un « chevalier », un ancien esclave d’origine phrygienne. Il était
même tombé sous sa coupe. Ce qui, aux yeux de l’aristocratie,
représentait le summum de la transgression. Chacun, dès lors, dans son
entourage, redoutait une disgrâce, véritable antichambre de la mort. On
se montait le bourrichon. Le préfet du prétoire (véritable co-chef du
gouvernement) et le chambellan s’acoquinèrent avec la concubine de
l’empereur, Marcia, qui, elle-même convaincue qu’elle pourrait à son
tour y passer comme l’ex-épouse, perdit les pédales. « C’est toi ou lui »,
lui serinait-on jour après jour. Elle accepta donc d’empoisonner son
amant. Mais, comme Commode était une force de la nature, cela ne parut
lui faire ni chaud ni froid. Les meurtriers de Raspoutine revivront, plus
tard, le même cauchemar.
On décide alors d’employer les grands moyens. On fait étrangler, dans
son bain, l’empereur par un athlète nommé Narcisse (ce qui ne s’invente
pas). Sans doute un gladiateur. Pour qu’il meurt des mains de son péché ?
Ce qui prouve que l’Auguste ne s’effarouchait pas à l’idée qu’un
gladiateur le rejoigne dans son bain.
Cela se passe un 31 décembre 192 et on se les gèle.
Mais après ? En vérité, les conjurés, avec un cadavre sur les bras et un
Auguste sur la conscience, ne savent plus très bien à quelle divinité se
vouer. Commode est resté douze ans au pouvoir. Sa liquidation crée un
vide. Comment sera-t-elle accueillie ? Par le peuple, par les prétoriens ?
Vite, il faut lui trouver un remplaçant. Un saint ! On en a justement un en
réserve : il s’agit de cet Helvius Pertinax que Commode avait envoyé
réduire une rébellion de légionnaires gaulois en Grande-Bretagne. Chef
militaire respecté, il avait d’abord été grammairien. Mi-soldat mi-intello.
Du courage et de la culture : la perle rare. Il était aussi l’ami de Marc
Aurèle. En froid avec Commode, cela joue en sa faveur. Ce n’est pas un
joyeux drille, ni un pigeon de l’année, mais on le dit ferme et brave.
À soixante-six ans, ce qui en fait presque un vieux bonze, il exerce la
fonction de préfet de Rome. Va donc pour « Pertinax », dont le nom
même sert de viatique. Mais il faut faire vite : avant que les prétoriens,
qui en pinçaient plutôt pour l’Auguste gladiateur, ne piquent leur crise.
On mobilise donc les gardes du palais, on forme un cortège dont le
chambellan et le préfet du prétoire prennent la tête, et on se dirige vers la
maison dudit « Pertinax » qui, comme il se doit, dort du sommeil du
juste.

L’EMPEREUR QUI NE VOULAIT PAS ÊTRE EMPEREUR


Les bruits de voix et le cliquetis des armes le réveillent en sursaut.
Aucun doute : les séides de l’horrible Commode viennent pour lui régler
son compte. Mais on est romain. On va mourir en Romain.
Il se redresse donc, se cale sur son séant, découvre sa poitrine, fait
ouvrir et lance à ses supposés assassins : « Je vous attendais ! »
Ceux-ci, étonnés de le voir à la fois majestueux et torse nu, se récrient.
Il y a maldonne ! Nous ne sommes pas des exécuteurs. Commode est
mort (de mort naturelle, cela va de soi). On vient vous offrir le titre
d’empereur.
À ces mots, Pertinax a comme un haut-le-cœur, une réaction de rejet :
– Empereur ? Pas question ! Vous n’y pensez pas ! À mon âge !
– Si, si, on a besoin de vous !
– Non, non, qu’on me laisse finir ma vie en paix !
– Mais le pays ? Mais l’Empire ? Mais votre devoir ? Mais la
République ? (Car Rome est censée être toujours une république dotée
d’un empereur). Votre refus nous conduirait au désastre.
– Il y en a d’autres, beaucoup mieux placés que moi. C’est à eux qu’il
faut vous adresser !
Pertinax, harcelé, se laisse finalement fléchir. Au nom d’une nécessité
politique supérieure. Mais il ne s’agit, précise-t-il, que d’une transition.
On habille le noble vieillard, on le place en tête du cortège et on se
dirige, hors des murs de la capitale impériale, vers le camp des
prétoriens, forteresse ceinte d’une muraille et entourée d’un large fossé.
Les soldats d’élite ignorent tout du drame. Ces coqs en pâte habillés en
guerriers de salon sont éberlués. Sceptiques. Un empereur ? Mais il y en
a déjà un. Que lui est-il donc arrivé ? On leur explique. Il est mort
d’intempérance. Trop de démesure, bonne chair, exploits sexuels
excessifs. Une tendance à abuser de la dive bouteille. On leur présente le
nouvel Auguste. Qui, succédant à un hercule de foire, fait un peu chétif et
fripé aux yeux des centurions. Murmures. Inquiétante froideur. Pertinax
emploie alors le seul argument qui fait mouche : il est prêt à leur faire
verser douze mille sesterces par tête. Assez pour se faire une raison. On
ne se rallie pas vraiment, mais on s’incline.
Troisième étape : la petite troupe, suivie par des prétoriens qui font
ostensiblement la gueule, se dirige vers le lieu où sont rassemblés les
sénateurs et les consuls, eux aussi réveillés en pleine nuit. Là,
l’atmosphère change du tout au tout. C’est l’extase. L’euphorie. On
s’étreint, on se congratule. Le tyran est mort. On est sauvé. Concours de
cris de joie. Le brouhaha aidant, la rumeur se répand à l’extérieur. Des
grappes de civils affluent. On s’excite mutuellement. Climat de
libération. Les couchés de la veille sont devenus les exaltés du
lendemain. Comme toujours. On léchait les pieds du prince, on est prêt à
lyncher sa dépouille. On était terrorisé, on déborde de courage. On se
venge de ce qu’on a toléré. Chacun y va de son slogan d’airain, de son
serment de bronze. Plus jamais de servitude ! Assez d’humiliation ! La
liberté ou la mort ! Et si on restaurait réellement la République :
entendez, avec les pleins pouvoirs rendus au Sénat.
Soudain, douche froide : Pertinax explique qu’il n’accepte de faire
l’empereur qu’en attendant que le Sénat concocte une meilleure solution.
Il propose donc de remettre son pouvoir entre les mains de cet éminent
aréopage. « Non, non ! » scandent les sénateurs. « Si, si, je vous en
supplie ! » murmure l’Auguste malgré lui. Non, non… Si, si ! On brode
interminablement sur ce thème, puis Pertinax cède pour la seconde fois et
va s’asseoir sur la chaise curule réservée à sa nouvelle fonction.
Et l’autre, celui dont le cadavre refroidit dans le palais ? On se récrie :
Que le corps indigne soit traîné avec des crocs, comme ceux des
gladiateurs vaincus, et jeté dans le Tibre ! Qu’on renverse partout sa
statue, qu’on livre aux bêtes fauves ses zélateurs stipendiés ! Surtout,
faire oublier les louanges adressées au corps d’athlète de Commode
vivant en se déchaînant sur les restes de son corps mort et pantelant !
Trop tard. La dépouille, apprend-on, aurait déjà été transférée par
quelques fidèles au mausolée d’Hadrien. Aussitôt un sénateur bondit et
hurle en direction du pauvre Pertinax, qui se ratatine et en a les larmes
aux yeux : « Ça commence bien ! Quel empereur tu feras, toi qui as été
élevé par les hommes de main de Commode et de sa concubine ! »
Il ne faut pas, ici, se faire trop d’illusions. Ce n’est pas simplement le
tyran que le Sénat, assemblée aristocratique et foncièrement
conservatrice, exècre en Commode, mais aussi celui qui n’hésitait pas, on
l’a vu, à sanctionner des puissants pour satisfaire des revendications
populaires. C’est, comme on dirait aujourd’hui, son « populisme » que
cette sorte de Chambre des pairs qu’est le Sénat lui reproche en priorité.
À l’inverse, les prétoriens appréciaient ce Commode. Un empereur
brut de décoffrage qui partageait leurs goûts (ou leurs mauvais goûts) et
n’hésitait pas, comme eux, à faire étalage de sa virilité. Et voilà qu’en
guise de remplaçant, on leur refile un vieux grammairien un peu constipé.
À la caserne, entre deux soûleries, on dégoise allègrement, quoique
lourdement, contre ce César de substitution. Puisqu’on ne le craint pas,
on se défoule.
À force de s’exciter mutuellement, le 28 mars 193, trois cents
prétoriens, quelque peu imbibés, sortent du camp, traversent la ville épée
au poing, envahissent le palais dont les domestiques apeurés se sont
enfuis et exigent d’être reçus par l’empereur. Le brave homme, drapé
dans son imperturbable dignité, les reçoit et leur adresse de si éloquentes
et si respectables paroles que les plus énervés, un peu honteux,
commencent à se retirer quand l’un des leurs, un Gaulois gigantesque et
baraqué qui n’a sans doute rien compris à la mercuriale de l’Auguste, lui
plonge son épée dans la poitrine en baragouinant : « César, voilà un
présent de tes soldats ! »
Le geste et la vue du sang rallument la fureur avinée de la
soldatesque : on coupe la tête de l’éphémère empereur et, comme il se
doit, on la plante au bout d’une pique, puis on rejoint le camp au pas de
gymnastique.

L’EMPIRE VENDU AUX ENCHÈRES

La nouvelle fait sensation. Elle électrise la foule qui se rassemble aux


carrefours, récupère, ici ou là, des armes se trouvant à sa portée, fusionne
et marche sur le camp des prétoriens. Lesquels, fort de seize cohortes, s’y
sont retranchés et s’organisent comme pour un siège. On a même sorti les
catapultes et des seaux d’eau (ou d’huile) bouillante.
On se défie, on s’insulte. On s’adresse des gestes qui, pour ne pas être
spécialement élégants, sont évocateurs. Comme toujours, on se prête, de
part et d’autre, des pratiques sexuelles peu orthodoxes. Ce qu’attend cette
multitude, c’est que le Sénat et les consuls, c’est-à-dire le pouvoir civil,
légalisent et légitiment sa révolte. Qu’ils lui envoient, en renfort, les
milices urbaines. Qu’ils en appellent aux légions provinciales.
Or le Sénat, qui, trois mois plus tôt, faisait assaut d’euphorie héroïque,
se terre. Pas question d’affronter ces bêtes de guerre que sont censés être
les prétoriens. Et puis, rien n’indispose plus les pères conscrits que le
peuple en arme. Ça commence comme ça, et on ne sait jamais comment
ça finit. Donc, on botte en touche. La foule, peu à peu, se disperse. Les
prétoriens, de leur côté, sont désemparés. Plus de chef. Plus de patron.
L’Empire sans tête. On fait quoi ? Ils décident d’envoyer deux tribuns
(officiers supérieurs) en délégation auprès du Sénat. Mais ceux-ci y
trouvent portes closes. On l’a dit : les sénateurs se sont planqués sous
leurs couettes.
C’est alors que va se dérouler l’épisode le plus honteux, le plus
croquignolesque aussi, de l’histoire de l’Empire. Pour ne pas dire l’un
des plus lamentables de l’histoire du monde. Alors que les deux tribuns
de la garde prétorienne errent comme des âmes en peine devant le Sénat
vide et clos se présente un sénateur bien connu pour sa richesse et sa
prodigalité : celui-là même qui exerçait un commandement à Cologne
quand Niger combattait les bandes de Maternus et que Pertinax pacifiait
l’Angleterre.
Il s’appelle Didius Julianus. C’est sa femme qui l’a convaincu de
tenter sa chance.
À l’en croire, il passait par là tout à fait par hasard. Personne ne le
croit, évidemment. Mais les tribuns, qui redoutent de revenir au camp les
mains vides, lui sautent sur le râble et lui proposent la botte : ça ne
l’intéresserait pas de devenir empereur ? Que si, ça l’intéresse ! On
l’embarque donc illico et on l’emmène jusqu’aux pieds des murailles du
camp. Les soldats sont massés en haut des remparts. « Celui-là, leur crie
l’un des tribuns, vous le connaissez, ce fut un valeureux soldat, il est de
noble famille, et, surtout, il est très riche et très généreux. Il accepterait la
pourpre impériale. » « Combien ? » répondent en substance et en chœur
les trouffions d’élite. Didius Julianus avance un chiffre. Ce n’est pas
suffisant. Allez, encore un effort ! Devenir Auguste, ça n’a pas de prix.
L’Empire, ça ne vaut pas des clopinettes. On marchande. On va peut-être
conclure. Top là !
Quand un nouveau candidat surgit. Il s’appelle Sulpicianus. Il est
préfet de la ville. Il surenchérit. Julianus suit. Les soldats se piquent au
jeu. Massés en haut des remparts, ils miment de véritables enchères
publiques. « Vingt mille sesterces ! Qui dit mieux ? Une fois, deux
fois ! » Sulpicianus, puis Julianus font monter tour à tour : celui-ci ajoute
mille sesterces, celui-là deux mille. La soldatesque trépigne, hurle.
Exhale son plaisir et vomit son mépris. Vingt-quatre mille sesterces pour
un empire universel, c’est cadeau ! Car il s’agit bien de cela : l’enjeu ce
n’est pas – comme du temps où Caligula jouait les commissaires-priseurs
à Lyon – une coupe offerte à Antoine par Cléopâtre… c’est un monde ;
c’est « le » monde : qui va de Cologne à Timgad, de Trèves à Babylone.
Allez, ne lésinez pas : c’est une affaire ! Une fois, deux fois, trois fois,
adjugé ! Pour vingt-cinq mille sesterces par tête de prétorien, Didius
Julianus l’a emporté. Il vient d’acheter l’Empire.

LES CIVILS QUI EN APPELLENT À L’ARMÉE

Entre-temps, le Sénat s’est réuni. Le nouveau « maître de l’univers »,


qui a raflé son titre à l’encan, a hâte de se faire sérieusement confirmer
par la haute assemblée. Mais on saute d’une farce à une autre. Les
cohortes prétoriennes adoptent une position de combat, épée brandie,
bouclier sur la tête, comme pour donner l’assaut à une citadelle. Elles
placent leur champion en leur centre en guise de fanion. Et lorsqu’elles
débouchent ainsi, cuirasses lustrées et panaches au vent, au seuil de la
Curie, les sénateurs, littéralement morts de trouille, décrètent Didius
Julianus empereur et père de la patrie. Il est vrai qu’il en a déjà acheté
quelques-uns.
Il ne lui reste plus qu’à emménager au palais où chaque pièce évoque
un meurtre.
Fin de partie ? Non. Pour le nouveau César le cauchemar commence
au contraire. Aussitôt qu’il sort du palais, alors qu’il croit qu’on se
prosternera, on l’insulte, on lui jette des pierres, on lui lance des pièces
de monnaie. Et lorsque, selon la technique qui lui a jusqu’ici si bien
réussi, il veut distribuer de l’argent, on le lui renvoie en pleine figure.
La garde impériale intervient, certes, mais, après quelques rudes
accrochages, la rue court à nouveau aux armes. La fraction du peuple qui
est entrée en résistance se barricade dans le grand cirque, que les
prétoriens n’osent pas investir.
Et là, initiative dont les répercussions seront considérables, les
insurgés lancent un appel dramatique aux « armées de la République »
pour qu’elles viennent d’urgence libérer Rome de la dictature
prétorienne.
À qui pensent-ils ? À celui qui était venu à bout de l’armée « laronne »
de Maternus : Pescennius Niger. Lequel commande, à ce moment-là, en
Syrie. Mais il est loin. Et celui qui répond le plus rapidement à
l’invitation de la plèbe est ce Septime Sévère, le gouverneur de Lyon qui
avait appelé Niger au secours, et qui est devenu le commandant des
armées de la province danubienne d’Illyrie.

S’imagine-t-on ce que représentait, à cette époque, un camp militaire


tel que celui de la garde prétorienne situé à l’est de Rome et protégé par
une enceinte de quatre cent quarante mètres sur trois cent quatre-vingts ?
Il regroupait dix cohortes de cinq mille hommes chacune, renforcées de
dix unités correspondant à la garde impériale proprement dite. Fantassins
lourds et surarmés, tenues rutilantes, soldes élevées, seize ans de service.
Du temps de Commode, un jurisconsulte nommé Paternus énuméra
quelques-uns des métiers que contenait ce type de campement : « Les
mesureurs, les médecins, les pharmaciens, les artisans et ceux qui
creusent des fossés, les vétérinaires, l’architecte, les pilotes, les villottes,
les charpentiers et les charpentiers de marine, les artilleurs, les éclaireurs,
les ouvriers, les archers, les bronzeurs, les constructeurs de machines, les
ouvriers employant des bardeaux, les sourciers, les joueurs de trompette
et de cor, les fabricants d’arcs, ceux qui travaillent le plomb, le fer et la
pierre, les chaufourniers, ceux qui ouvrent des chemins dans la forêt,
ceux qui abattent du bois et le font brûler pour en faire du charbon. En
général, on place dans le même groupe les bouchers, les chasseurs, les
victimaires, ceux qui sont à la disposition des malades et aussi les
rédacteurs d’archives quand ils peuvent enseigner leur savoir, les
rédacteurs des archives des greniers et les rédacteurs des archives des
dépôts d’économies (faites par les soldats), les rédacteurs des archives
des biens caduques, les aides des corniculaires, les écuyers, les polisseurs
d’armes, les gardiens des magasins d’armes, les hérauts et les joueurs de
buccin. Tous ces hommes comptent au nom des dispensés de corvées. »
Un camp militaire comme celui des cohortes prétoriennes est donc une
véritable ville.
Les affrontements avec la population civile romaine peuvent donc être
comparés à une bataille entre deux villes.
CHAPITRE 3

Face à l’empereur romain,


toute la Gaule derrière son général

Les empereurs romains ont une certaine tendance à se faire occire dans
leur salle de bains. C’est ainsi, qu’à son tour, finit le pauvre Didius
Julianus, abandonné par tous, cloîtré dans son palais dont il ne peut sortir
sans affronter les plus cruelles railleries de la foule. Récusé par le Sénat,
réfugié dans la magie, il est devenu, pour tout dire, à moitié fou.
Septime Sévère, qui s’est fait proclamer empereur par ses troupes –
comme Niger par les siennes rassemblées à Antioche –, marche sur
Rome. Il ne rencontre aucune résistance. Toujours aussi héroïque, le
Sénat se livre à lui.
C’est alors que des soldats, conscients qu’il est temps de retourner leur
tunique, s’en vont saisir le pathétique Julianus dans la salle de bains où il
s’était réfugié, le force à s’agenouiller, à tendre le cou et tranchent son
auguste tête.

LE MEURTRE COMME MOTION DE CENSURE

On s’était mis en jambe avec Tibère et Caligula… Mais, à partir de


l’exécution de Commode, la mise à mort du chef d’État devient, dans
l’Empire romain, un mode ordinaire de régulation politique et sociale.
Tyrannie tempérée par l’assassinat ritualisé du tyran. Une IVe République
dont chaque crise ministérielle se solderait par un meurtre. On ne
renverse pas le cabinet, on égorge l’empereur, ce qui revient au même.
L’exécutif appelle l’exécution. On ne met pas en minorité, on liquide. La
motion de censure est la peine capitale. Faute d’autres procédures plus
démocratiques, l’erradication de César deviendra la seule correction
possible. Bientôt, les Augustes ne feront pas plus long feu que les
présidents du Conseil : quelques mois et couic !
Ce n’est plus le Parlement – ou le Sénat – qui deviendra, pour le
pouvoir, le lieu de tous les dangers, c’est la salle de bains. Parfois le
camp militaire. Un empereur en fin de course sera même occis dans les
toilettes d’une caserne. À la place de l’urne électorale, l’urne funéraire. Il
y aura autant d’empereurs qui étoufferont des révoltes que de révoltes qui
se solderont par l’étouffement de l’empereur. Le massacre du chef, de ses
ministres et de toute sa famille deviendra la version romaine de la grève
sur le tas. Succéder à César reviendra moins à prendre une assurance sur
la vie qu’une option sur la mort. Pas de manif République-Nation :
l’immolation tout de suite !

Septime Sévère a revêtu la pourpre impériale, mais il est tenaillé par


une angoisse. Pescennius Niger a regroupé autour de lui les légions
d’Asie et d’Afrique. Comme Antoine en son temps face à Octave
Auguste, il est devenu le héros de l’Orient face à l’Occident. Le petit
peuple de Rome l’a à la bonne. C’est à lui qu’il avait d’abord fait appel.
Niger est sans doute loin de disposer des moyens nécessaires pour
débarquer en Italie des troupes importantes. Mais, du côté de la Gaule, la
situation paraît plus immédiatement inquiétante. Clodius Albinus, qui
commande toutes les légions stationnées en Bretagne (c’est-à-dire en
Angleterre), y dispose de nombreux partisans, surtout dans la région
lyonnaise, alors même qu’il est lié aux principaux généraux de l’armée
du Rhin. Surtout, il pourrait retourner le Sénat en sa faveur. On le dit
nostalgique des temps républicains, favorable à une prédominance du
pouvoir civil. Il a écrit des lettres dans ce sens et s’est arrangé pour les
faire circuler.
La crainte de Septime Sévère est donc d’être pris entre deux feux :
d’un côté les armées d’Afrique et d’Asie derrière Niger, de l’autre les
légions de Grande-Bretagne, de Gaule, d’Espagne et du Rhin derrière
Albinus.
Alors, que fait Septime Sévère ? Il étouffe Albinus sous les louanges et
les promotions, l’accable d’honneurs, lui fait élever des monuments,
ordonne qu’on frappe des monnaies à son nom. L’appelle « mon fils ».
Sans même l’avoir consulté, il le nomme numéro deux de son régime,
successeur désigné et, en attendant, César des trois provinces : Gaule,
Grande-Bretagne, Espagne.
Albinus fond de reconnaissance.
Deuxième front : le Sénat. On le flatte, on se réclame de Marc Aurèle,
par lequel, initiative burlesque et unique, Sévère se fait adopter… à titre
posthume. On organise le triomphe post mortem de Pertinax. Ça plaît.
Troisième front : donner des gages au peuple. On organise, à cet effet,
un spectacle qui ne pourra que le ravir. Le nouveau prince, tout juste
installé à Rome, convie les prétoriens à venir lui rendre hommage en
habits d’apparat (ils adorent ça !), mais armés de leur seul poignard de
cérémonie. Eux, harnachés comme des soldats de théâtre ou de cirque, se
rengorgent déjà… Or, aussitôt arrivés sur les lieux, les légionnaires
illyriens amenés par Septime Sévère les encerclent, javelots pointés, les
forcent à se déshabiller et les chassent, à moitié à poil, à travers champs.
Ce qui provoque une explosion universelle d’hilarité communicative. Le
peuple se sent vengé. Quand, le lendemain, nos fiers-à-bras, piteux,
viennent mendier leur gratification, on chipote, et ils ne bronchent même
plus.

LE CÉSAR ALBINUS ROULÉ DANS LA FARINE

Après avoir endormi Albinus, séduit le Sénat et reconquis le peuple,


Septime Sévère peut se diriger vers l’Orient afin d’affronter Pescennius
Niger. Cette pérégrination guerrière ne le dépaysera d’ailleurs pas
puisque, né en Libye, dans une bourgade de Tripolitaine, il a épousé une
Syrienne issue d’une famille sacerdotale. Ce qui aura, on le constatera
plus loin, une conséquence inouïe que le plus baroque des scénaristes
n’aurait osé imaginer.
Pour l’heure, la campagne asiatique de Septime Sévère, au cours de
laquelle il bat à trois reprises son concurrent avant de l’éliminer
définitivement, ne concerne pas notre propos.
Sauf que, lorsque l’empereur remonte l’Euphrate, il n’est pas hors de
Rome, c’est Rome qui, avec lui, remonte l’Euphrate. Albinus croyait, en
effet, que cette longue et exotique virée impériale allait lui permettre
d’asseoir son propre pouvoir en Gaule, dont il est censé être le « César ».
Que nenni ! L’Auguste en chef, entouré de sa garde rapprochée de
juristes émérites (il a lui-même fait des études de droit), décide de tout,
dans le moindre détail, avec une précision sadique, datant même
d’Antioche des propositions législatives d’une haute technicité qu’il
envoie ensuite pour ratification au Sénat. Plus de numéro deux, plus de
successeur désigné, plus de César.
Albinus commence à comprendre qu’il a été baladé, joué. Aurait-il
marché sur Rome, quand Sévère et son armée étaient englués en Orient,
que rien n’aurait pu lui être opposé. Mais cherchait-il vraiment à devenir
calife à la place du calife ? Pas sûr. Le statut de César des Gaules lui
convenait tout à fait. Ce à quoi, au fond de lui-même, il aspirait, c’est à
l’instauration d’une fédération gallo-ibéro-britannique qui se serait elle-
même fédérée à l’Empire. C’était déjà le rêve de Civilis. Plus d’un demi-
siècle plus tard, Postumus le réalisera. Albinus aspire non à l’empire
universel, mais à l’empire des Gaules. Le peuple celte, dans ses
profondeurs, est-il prêt à basculer de son côté ? Il n’est pas sûr que cet
esthète raffiné et cultivé, littérateur à ses heures, élitiste attaché aux
traditions républicaines, ait cherché à provoquer en sa faveur un
soulèvement national ou social de type révolutionnaire. Jusqu’au bout il
proposera d’ailleurs à Sévère un partage du pouvoir.
Mais, quand il aura frankhi le pas, c’est-à-dire la Manche, sa traversée
des régions les plus celtiques de la Gaule aura l’effet d’une décharge
électrique. On l’accueillera en libérateur. On l’acclamera, on offrira de la
nourriture et de la boisson à ses soldats, on proposera ses services, qui
comme porteur, qui comme supplétif. Tout ce que la province compte de
notables, petits et grands, du responsable de canton au futur décurion, va
se reconnaître en Albinus, qui, bien que d’origine africaine, incarnera,
soudain, la cause de l’autonomie gauloise : non pas contre Rome, mais en
partenariat avec Rome.
Ce qui va se passer, à partir de ce moment, eût mérité que notre
mémoire collective en creusât l’encoche dans le récit de notre
progression vers une conscience nationale. La Gaule, à travers ses
diverses composantes, saute littéralement sur l’occasion. Elle saisit à
pleines mains cette opportunité. Spontanément. Il vient de Grande-
Bretagne – ici Londres ! –, débarque, s’offre à la Gaule. Ce à quoi il l’a
convié n’est pas rien : affronter le reste de l’Empire, le centre de
l’Empire, l’Auguste de l’Empire. Et la Gaule, à cette simple nouvelle,
s’ébroue, se mobilise, se lève. Puisqu’on fait appel à sa personnalité, elle
se donne au nom de sa personnalité. Ce n’est plus, comme hier, le combat
d’une Gaule contre une autre, des traditionalistes contre les modernistes,
mais la fusion, dans un mouvement d’affirmation identitaire, de toutes les
Gaules ou presque.
À partir de cette date – d’où l’importance de ce moment –, la Gaule
embrassera tout ce qui s’identifie aux aspirations de la Gaule. La Gaule
se précipitera sur tous ceux qui parient sur le réveil de la Gaule. Toutes
les perches tendues à la Gaule pour favoriser son émancipation seront
saisies par la Gaule. On sautera allègrement ou tragiquement de succès
en fiasco, de saga épique en farce lamentable. Mais on essaiera, toujours.
On remettra ça, sans discontinuer, sans jamais renoncer, sans jamais se
dissoudre dans ce formidable melting-pot intégrationniste qu’est
l’Empire.
Et in fine – ce qui ne constituait pas nécessairement le choix le plus
futé –, c’est à Clovis que se donnera la Gaule quand ce dernier affrontera
les ultimes vestiges du pouvoir romain.

Albinus avait beaucoup hésité avant de frankhir le pas. Quelque chose


le retenait à commettre l’irréparable. Un incident mit le feu aux poudres.
Septime Sévère lui avait envoyé des officiers porteurs d’une lettre,
qu’ils ne devaient lui remettre qu’en mains propres, chez lui, et en secret.
Ce pourquoi ils l’entraînèrent à l’écart, au fond d’une galerie. Soudain, le
César de paille s’arrêta. Un pressentiment. Pourquoi tous ces mystères ?
Et s’il s’agissait de spadassins envoyés pour l’assassiner ? Il lance un
ordre. Ses gardes se saisissent des émissaires de Sévère. On les torture…
et, naturellement, ils avouent, ce qui ne prouvait rien.
L’empereur de Rome, qui en avait fini avec la dissidence orientale,
multipliait en outre les remarques assassines en direction de son présumé
rival pour le pousser à la « faute ». Non seulement il le traitait de
« faiseur », mais surtout, surtout, ce que l’autre ne supportait pas, il
moquait ses prétentions littéraires. Qu’avait-il produit d’autre que des
« contes de vieilles femmes » ? Puis, il le dégrada et lui retira son titre de
César.
Albinus n’y tint plus (encore doit-on souligner à quel point il fut
patient). Il débarque en Gaule. S’y fait proclamer Auguste. S’installe à
Lyon dont il fait sa capitale, écrit à tous les notables pour les mobiliser en
sa faveur. La plupart se rallient, entraînant l’immense majorité des cités,
même si quelques-unes se déclarent neutres. Les volontaires affluent.
Alors que Sévère, affligé d’un accent à couper au couteau, est perçu par
les Gaulois comme un « Africain », Albinus, né lui aussi en Afrique mais
parlant un latin parfait, est presque considéré comme un noble gaulois.
Le match peut commencer.
Septime Sévère, qui a tout préparé de longue main, entre en Gaule en
traversant les territoires des Helvètes et des Séquanes. Les premiers
accrochages ne tournent pas à l’avantage de ses lieutenants. Il
expérimente alors une stratégie, peu commune à l’époque, mais qui
prouve à quel point il redoute la dissidence gauloise. Il encourage la
formation de bandes d’irréguliers (dont on imagine la férocité compte
tenu de celle dont font preuve les réguliers), et il les lance sur divers
points du territoire de la province rebelle.

UN PETIT PROF S’ESSAYE À LA PIRATERIE


Cela va donner une idée à un petit prof de grammaire qui s’ennuie à
cent sous de l’heure en donnant des cours à des cancres dans une école
romaine. Il s’appelle Numérianus. Pris d’une irrésistible inspiration, il
ferme son mini-établissement et se précipite en Gaule dans l’intention
d’y recruter une bande de « miliciens » pro romains. En fait, il a bien
l’intention de se mettre à son compte, de piller, de rançonner, de
racketter, de procéder à des réquisitions forcées… mais, officiellement, il
agit au nom de l’empereur, du pouvoir légal, par patriotisme impérial. Il
invente, en quelque sorte, le brigandage d’État, comme quand, plus tard,
un pirate se fera corsaire. La petite troupe s’étoffe, devient une mini-
armée. Vagabonds, déserteurs, repris de justice, aventuriers (mais aussi
quelques rares Gaulois hostiles à la dissidence) se mêlent à l’aventure.
Osera-t-on parler de « collaborateurs » ? On attaque par surprise quelques
détachements des forces d’Albinus, on fond sur quelques petites villes
que l’on pressure au nom de la « cause ».
Mais comment respectabiliser ce banditisme loyaliste ? Numérianus
n’hésite pas : il se déclare membre de la haute aristocratie et sénateur
romain. Et ça passe. Mieux : l’empereur lui-même le croit et, lui écrivant
respectueusement à ce titre, le charge officiellement d’opérations de
commando sur les arrières de l’ennemi. En échange, le petit prof devenu
bandit d’honneur fait remettre à Septime Sévère la somme rondelette de
soixante-dix millions de sesterces, produit des « contributions » qu’il a
levées, illégalement, en son nom. Ou, plus exactement, il verse une partie
de ces contributions. Pas fou !
La guerre civile terminée, ce Numérianus révèlera sa supercherie à
l’empereur : non, il n’est pas sénateur ! Il est tout juste maître d’école !
Autant dire qu’il ne roule pas sur l’or. En fonction de quoi, il demande
une petite pension. Qu’on lui accorde volontiers. Ainsi largement
remplumé, il décide d’aller vivre à la campagne.

Cet épisode est plus significatif qu’il n’apparaît au premier abord.


Pourquoi l’empereur en titre encourage-t-il des bandes d’irréguliers ?
Parce qu’il a choisi, comme on dirait aujourd’hui, de jouer contre
l’aristocrate et l’intellectuel Albinus, soutenu par presque tout ce que la
Gaule compte de notables, la carte du « populisme ». Puisque la Gaule
légale lui échappe, il tente de s’appuyer sur une Gaule d’en bas en marge
de la légalité. Tourbe comprise. Plus tard, il prendra même des mesures
susceptibles de flatter le fonds culturel celtique de la province, ce qui
favorisera une provisoire renaissance du druidisme et un retour en grâce
des dieux d’antan. Les colonisateurs emploieront la même méthode :
mobiliser hier contre aujourd’hui.
Or les résultats ne sont pas probants. Comme le montre l’ampleur des
forces qu’Albinus parvient à mobiliser, en plus de celles qui l’ont suivi
depuis la Grande-Bretagne, c’est bien un sentiment identitaire gaulois qui
soulève le pays en sa faveur. Et ce sont les soldats gaulois des légions de
Grande-Bretagne et du Rhin qui vont constituer sa principale force de
frappe.
Pour Septime Sévère, l’affaire commence assez mal. Ses lieutenants se
sont fait étriller. Il perd une division. En fonction de quoi le Sénat
dissimule de moins en moins sa préférence pour Albinus, partisan affirmé
d’un régime plus parlementaire. Furieux, l’empereur officiel adresse
même aux sénateurs une lettre qui ne témoigne pas en faveur de sa
grandeur d’âme. Outre qu’il a le culot de traiter Albinus d’« Africain », il
ajoute petitement : « Ce qui m’afflige profondément, c’est que vous
considérez comme un homme de lettres ce simple plagiaire assidu de
niaiseries juvéniles. »
Mais si Sévère ne se distingue pas par son élégance, et encore moins
par son humanisme, il est doté de solides qualités de stratège. Il
comprend qu’il n’a rien à gagner à multiplier les affrontements – comme
celui, indécis, qui se déroule à Tournus –, au prix d’une division de ses
forces dans un pays qui lui est globalement hostile. Il recherche la
bataille décisive. Ce pourquoi il marche directement sur Lyon, où s’est
installé Albinus, et manœuvre de façon à ce que ce dernier regroupe
toutes ses forces à la confluence du Rhône et de la Saône, au pied de la
colline de Fourvière. Dion Cassius et quelques autres estimeront les
forces en présence à cent cinquante mille hommes pour chaque parti.
C’est impossible. Au mieux, les légions et cohortes ralliées à Albinus
regroupaient quarante-cinq mille hommes. Même si les volontaires, on
l’a dit, ont afflué, il est peu probable qu’il ait pu recruter cent mille
soldats supplémentaires, formés et entraînés.
Quant à Sévère, il est absurde de penser qu’il ait dépouillé tout le reste
de l’Empire. Déjà, le fait d’avoir intégré une légion venue d’Arabie (qui
avait donc combattu en faveur de Niger) lui causera de sérieux
problèmes.
Mais, même si on divise par deux, la présence de cent mille à cent
cinquante mille combattants sur le même champ de bataille était énorme
pour l’époque.

UNE BATAILLE ROMAINE COMME UN BALLET

Troublant spectacle : un espion en provenance de Sirius aurait cru


observer des grandes manœuvres exigeant que la même armée se coupe
en deux pour jouer le rôle des deux camps opposés : redondance des
uniformes, duplicata des armements, similitude des casques et boucliers,
consignes données dans la même langue, enseignes à l’effigie des mêmes
dieux, même ordre des cohortes, même système d’organisation, même
sonorité des mêmes buccins. Deux mouvements en sens contraire
participant du même mécanisme. Romains contre Romains, légions
contre légions, impériaux contre impériaux, les mêmes contre les mêmes,
chacun s’affirmant comme le seul reflet légitime de l’autre.
Peut-être notre observateur aurait-il simplement noté plus de passion
d’un côté, plus de professionnalisme de l’autre.
Une bataille romaine c’est un ballet, dont presque tous les mouvements
ont été répétés, sauf ceux qui vont faire la différence. Comme le passage
de la vie à la mort : aurait-on tout récapitulé que l’imprévisible déciderait
tout de même du dénouement. On peut le dire autrement : chacun sait
exactement ce qu’il doit faire, en conséquence de quoi, si, pour une
raison ou pour une autre, il est empêché de le faire, tout se détraque.
D’où l’objectif des armées qui s’affrontent : casser l’ordre adverse, créer
une situation qui exige une réponse qui n’a pas été répétée. Prévoir un
imprévu.
Tous les grands affrontements l’illustrent : après des heures de
mortelles mais indécises castagnes, pour du beurre, ce qui fait tout
basculer est l’irruption, au moment clé, de ce qu’on n’attendait pas – ou
plus : une cohorte qu’on croyait disparue, les auxiliaires qu’on croyait en
fuite… C’est pourquoi celui qui paraît l’emporter à la mi-temps d’une
bataille et se laisse aller à un ultime assaut, qui déstructure son système
d’organisation, finit presque toujours par succomber sous les coups de la
contre-offensive d’éléments surgis de nulle part, dont il n’avait anticipé
ni la disponibilité ni la résurrection.

Cette fois, tout commence bien pour l’empereur romain en titre qui
commande l’aile droite, légion danubienne contre légion du Rhin. D’un
côté, une armée totalement acquise à son ancien chef ; de l’autre, une
troupe plus hétéroclite puisque les Gaulois massivement ralliés à
Albinus, ainsi que les auxiliaires germains, côtoient des Latins beaucoup
plus circonspects. D’où des flottements dans les rangs. L’aile droite
gauloise fléchit. Mais, sur l’aile gauche, ça tourne au vinaigre pour
Sévère.
C’est là, qu’entre autres, une légion arabique, peu fiable, affronte les
légions bretonnes, celles qui ont débarqué avec Albinus. Or les Bretons
ont concocté un piège de leur invention devenu depuis
(cinématographiquement au moins) un classique. Ils ont creusé, assez
loin devant leur front, une large et profonde tranchée, qu’ils ont
recouverte de branchages et de terre. Au signal, ils ont feint de monter à
l’assaut en hurlant jusqu’à un fanion qui marquait le début de cette
béance dissimulée. Soudain, ils s’arrêtent, comme pris de panique à la
vue de l’ennemi en ordre de bataille et miment une fuite en désordre. Les
cohortes de Septime Sévère s’élancent, alors, de façon d’autant plus
imprudente, qu’elles croient l’adversaire en complète déroute. Le cul par-
dessus tête n’en est que plus spectaculaire. Tout à coup, le sol s’ouvre
sous leur piétinement. Les combattants disparaissent dans la fosse et
s’empilent les uns sur les autres. Les Bretons, aussitôt, font demi-tour et
plongent glaives et javelines dans tout ce qui gît au fond de ce fossé.
Dion Cassius raconte : « Les hommes du premier rang, à la suite de
l’effondrement subit des couches superficielles, chutèrent dans les trous ;
ceux qui les suivaient glissaient et tombaient, et les autres, pris de crainte,
reculaient et, dans leur brusque retraite, s’affalaient et renversaient les
hommes de l’arrière et les précipitaient dans un profond ravin. Et, au
milieu de ce désastre, ceux qui se trouvaient entre les ravins et les
tranchées tombaient, frappés par les projectiles et les flèches. »
Septime Sévère, voyant la catastrophe, accourt avec une cohorte de
prétoriens aussitôt criblée de balles de frondes. Atteint par l’une d’elles,
il tombe de son cheval. On attendait la cavalerie, mais elle n’apparaît pas,
et le bruit se répand que la légion arabique a changé de camp. Sévère
doit, en personne, à pied, l’épée à la main, retenir les fuyards.
Désastre ? Pas du tout, car les capitaines de l’aile gauche de l’armée
d’Albinus, se croyant vainqueurs, se désorganisent ignorant que l’aile
droite de Sévère, qui a refoulé les forces adverses, est devenue
disponible. La cavalerie de réserve surgit, attaque les Bretons de flanc et
la situation se retourne. Ce qui confirme cette loi des batailles qui veut
que la pièce maîtresse soit toujours la dernière que l’on joue. C’est la
rapidité de l’avantage pris par l’aile droite qui a permis de rabattre à
temps plusieurs contingents sur l’aile gauche. En outre, il y avait, au
centre, trop de volontaires mal entraînés parce qu’il avait fallu laisser les
bataillons les plus aguerris garder la frontière du Rhin.
La technicité l’emporte sur l’enthousiasme. Avec Albinus il y a la
Gaule et les Celtes bretons. Mais, derrière Sévère, il y a l’Italie, la Grèce,
l’Afrique de la Mauritanie à la Cyrénaïque, l’Asie, ces anciens empires
conquérants que furent l’Égypte, l’Assyrie ou la Mésopotamie, les
Balkans, la Rhétie, le Norique, la Pannonie, la Dalmatie, la Dacie, la
Mésie, la Macédoine, la Thrace, la Bithynie et le Pont, la Cappadoce, ces
pays qui s’appellent aujourd’hui la Suisse, l’Autriche, la Croatie, la
Serbie, la Bosnie et le Kosovo, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la
Turquie et toujours la Macédoine. Peut-être y avait-il, aussi, un chef
militaire plus performant que l’autre.
Albinus donne l’ordre de cesser le combat et de se regrouper sous les
murs de Lyon, où l’armée de Sévère le rejoint et enfonce ses troupes en
pleine débandade.
Étrange récit, on en conviendra, qui exagère à la fois l’ampleur du
désastre initial de l’aile gauche et la rapidité du rétablissement victorieux.
Mais, dès lors qu’il s’agit des seules sources disponibles, qu’on est
systématiquement privé de récits gaulois, que les vaincus ne décrivent
généralement pas leurs défaites, comment ne pas s’en contenter ?
Ensuite, on a droit à la description obligée, mais quelque peu
« surgonflée », de l’horrifique vision qu’offre le champ de bataille. « On
voyait la plaine entière couverte de cadavres ; les uns gisaient, mutilés et
même hachés par de nombreuses blessures ; les autres, sans blessure
apparente, formaient des tas amoncelés ; le sang avait coulé si
abondamment qu’il était déversé dans les rivières. »
Albinus ? En fuite, il s’est d’abord caché dans une maison surplombant
le Rhône. A-t-il été dénoncé ? Lorsqu’on découvre son refuge, cerné, il
se donne la mort.
Respire-t-il encore, alors qu’on amène son corps devant l’empereur ?
Les témoignages sont contradictoires. Selon certains historiens latins
contemporains du drame (mais qui rapportent des on-dit), Septime
Sévère hors de lui, hystérique, insulte son rival expirant et l’achève en le
faisant piétiner par son cheval. Lequel, ajoute la rumeur publique, se
cabre et refuse de collaborer à cette criminelle lâcheté. On coupe alors la
tête du vaincu, et on l’envoie à Rome pour qu’elle soit exposée sur un
pieu. Le reste de la dépouille est abandonné aux chiens. Cette vengeance
ne suffit pas. La femme et les enfants d’Albinus sont abattus, leurs
cadavres jetés dans le Rhône.
Ce que cette rage paranoïaque révèle c’est à quel point le personnage
d’Albinus obsède Sévère ; à quel point la présence de ce double, qui fut
son exact contraire, son miroir inversé, avait fini par agir sur lui comme
une accusation permanente. Sa cruauté a valeur d’exorcisme.
Fourvière est rasée. Lyon est ravagée. Les notables gaulois qui avaient
rejoint Albinus dans la cité lyonnaise sont liquidés sans autre forme de
procès. L’un d’eux, amené enchaîné devant l’empereur, l’interroge : « Si
le sort des armes t’avait été contraire, que souhaiterais-tu aujourd’hui du
vainqueur ? » Et Sévère de répliquer, froidement – on l’imagine même
esquisser un vague sourire : « Je me résignerais à souffrir ce qu’il va
falloir maintenant que tu souffres ! »
Il lui fait trancher la tête.
On exécute en gros. On proscrit en masse. On confisque sans faire le
détail. Horrifiés, les partisans d’Albinus qui ont échappé à la répression
reprennent les armes, forment des manières de maquis, mènent une
guerre de partisans. Mais ils ne font plus le poids. Et la Gaule devra
finalement se soumettre.
CHAPITRE 4

L’empereur qui n’aimait pas la Gaule

L’histoire romaine ne cesse d’être rythmée par le règne d’empereurs


encensés même après leur mort, et l’apparition cyclique de tyrans
exécrables qu’on ne glorifie que de leur vivant. Mais comment faire la
différence ?
L’empereur qui a droit aux éloges de la postérité est celui qui meurt
dans son lit. Celui qui, en revanche, connaît une fin tragique, plus
souvent dans sa salle de bains que dans son lit, figure immanquablement
parmi les affreux. Donc, à Septime Sévère, qui terminera son long règne
à York, en Grande-Bretagne, entouré des membres de sa famille, on
accorda un brevet d’« Augustissime ». Mais fut-il moins féroce que
Néron ou Caligula, plus sage que Domitien ou Commode ?
Après sa victoire sur les dissidents gaulois, il se déchaîne contre les
sénateurs coupables d’avoir eu des faiblesses en faveur d’Albinus. Il en
fait condamner soixante-quatre, dont vingt-neuf seront exécutés. À quoi
s’ajoutent ceux qui ont été pris à Lyon les armes à la main. Qui a fait
pire ? Les exclus, dépouillés de leurs biens, sont effacés de l’histoire par
martellement des bas-reliefs (comme ils seront effacés des photos sous
Staline). Et, dans le genre ubuesque, il n’hésite pas à se faire adopter par
un Marc Aurèle mort depuis longtemps. Il ne lui reste plus, ensuite, qu’à
faire confirmer par un Sénat terrorisé qu’il est bien le fils du grand prince
philosophe et, désormais, c’est ainsi qu’il est présenté sur les monuments
élevés à sa gloire. Même Néron n’avait pas osé faire décréter a posteriori
qu’il était le fils de Jules César.
Il devient très vite évident que ses triomphes sur Niger et sur Albinus
ont profondément transformé l’homme Septime Sévère. Quand il revient
à Rome, attifé en guerrier, armé de pied en cap, suivi d’une garde
prétorienne reconstituée, il se rend au Sénat, environné de soldats, et sert
aux pères conscrits consternés, mais paralysés par la peur, une apologie
de Commode « injustement calomnié ». Son crime ? « Il défendait
courageusement l’autorité, et c’est pour cela que vous l’avez tué. » Et
d’ajouter, provocateur : « Oui, c’est vrai, il avait des vices, comme si
vous n’en aviez pas vous-mêmes et souvent de plus honteux. Il faisait le
gladiateur dans l’arène. Mais qui d’entre vous peut affirmer qu’il ne s’est
jamais prêté à ce genre de spectacles ? Ou alors, à quoi servent ces
boucliers, ces casques d’or, tout cet attirail de cirque que vous
affectionnez ? »
Septime Sévère l’Africain était fasciné par l’Orient. Il avait épousé une
Syrienne, Julia Domna, forte femme s’il en fut, fille d’un des servants
héréditaires du temple d’Émèse en Phénicie (entre Liban et Syrie). La
famille, aussi brillante qu’infernale, offrira à l’Empire – ou plutôt
imposera à l’Empire – quatre épouses ou mères d’empereurs. Tout ce
petit monde, très parfums et loukoums, était totalement étranger à la
Gaule. Aucun Gaulois à la Cour, où pullulent, en revanche, philosophes
helléniques et mystiques orientaux. Sur soixante-seize titulaires des plus
hautes charges, on compte trente-cinq Africains, quinze Orientaux…
Aussi bien, après sa victoire sur Albinus, Septime Sévère tire-t-il un trait
sur la province celtique qui a osé le défier et retourne-t-il crapahuter,
pendant six ans, en Asie. Entre Rhin et Méditerranée, aucun monument
important ne date de cette époque. On se contente de réparer les routes.
Du coup, même dans les armées du Rhin, on se la coule douce. Du
moins si on en croit un chroniqueur de l’époque qui rapporte que « les
soldats ne font que se balader. Les officiers prennent tranquillement leur
bain à midi. Ils transforment les réfectoires en tavernes et leurs chambres
à coucher en lieux de débauche. On chante, on boit, on danse ».
L’idéal, quand on est militaire, est d’être chargé de combattre un
ennemi qui ne se manifeste pas. On est payé et on ne fiche rien.
INVENTION DE LA BUREAUCRATIE ET RÈGNE DE L’ÉTATISME

Apparemment, le clan « Sévère » a pris la Gaule en grippe.


Cependant, dans le processus d’« invention des Français », cette
période pèsera lourd, très lourd. C’est là qu’apparaît toute l’importance
de l’affrontement avec Albinus. Albinus était décentralisateur et
fédéraliste ; Sévère est centraliste et unitaire. Albinus, de sensibilité
républicaine, voulait privilégier le pouvoir civil ; Sévère va renforcer le
pouvoir militaire et humilier le Sénat. Albinus, dans le domaine
économique et commercial, serait aujourd’hui qualifié de « libéral » ;
Sévère, dirigiste dans l’âme, va, lui, ultra-fonctionnariser son régime,
multiplier les bureaux et leurs fonctionnaires, entretenir une
administration pléthorique et l’introduire, cette administration, ou plutôt
cette bureaucratie, dans le secteur économique, commercial et même
artisanal. Exacerbation d’un social-étatisme qui atteindra plus tard son
apogée sous le règne de Dioclécien. La seule « administration des biens
personnels de l’empereur » devient, par suite des confiscations, un
service énorme.
Cette normalisation conduit à l’uniformisation et au formalisme, y
compris à la Cour où, sur un modèle oriental, l’étiquette deviendra de
plus en plus pesante et minutieuse.
Faut-il préciser que l’Auguste triomphant, ouvert à toutes les
croyances avec un faible (comme Commode) pour le culte perse de
Mithra, auquel on sacrifie un taureau, ainsi que pour ceux de la « mère
Terre » ou du Soleil, cultes dont il estimait qu’ils participaient de
l’autorité de l’État parce que leurs servants lui étaient soumis, s’opposa
énergiquement, en revanche, à la propagande chrétienne, qui perdit
beaucoup de sa force sous son règne. Il y voyait un facteur de troubles,
en même temps qu’il instrumentalisait l’hostilité du peuple à l’endroit de
cette « nouveauté ».
À l’élitisme d’Albinus s’oppose encore la haine de Sévère envers les
corps intermédiaires. Elle le conduit à encourager la création de
corporations professionnelles, mais à les encadrer et à les placer sous sa
coupe. Le véritable pouvoir législatif ce n’est plus le Sénat mais le
conseil privé du prince, dans lequel siègent un certain nombre de juristes
qui marqueront leur temps : Papinien, Ulpien, Paul. Leur mission :
donner force de loi aux désirs du prince (« L’État, c’est moi »), mais
également relayer ce qui remonte des couches les plus populaires de
l’Empire, très majoritairement paysannes. Ulpien est sans doute le
premier qui formulera le plus clairement le principe selon lequel « tous
les hommes sont égaux ».
À ses fils, Septime Sévère donnera, avant sa mort, cet ultime conseil :
« Enrichissez les troupes et ne vous occupez pas du reste. »
C’est ce qu’il fit : augmentation des effectifs, du confort des camps et
de la solde des soldats. Désormais, il est permis aux militaires de se
marier et de garder femme et enfants auprès d’eux, ce qui,
progressivement, transformera les camps en véritables villes et l’armée
en État dans l’État : un « État militaire », refermé sur lui-même,
méprisant ostensiblement le pouvoir civil à qui il disputera, à toute
occasion, le pouvoir politique. Or tout cela coûte cher, entraînant
l’alourdissement de la fiscalité et le recours à l’inflation.
Ce n’est pas sans raison que les deux souverains français les plus
autoritaires, les plus centralisateurs, les plus dirigistes, les plus étatistes,
ceux qui, dans un but de contrôle social, accordèrent la plus grande place
à l’armée et hypertrophièrent la bureaucratie administrative, Louis XIV
et Napoléon, furent l’un et l’autre fascinés par le modèle impérial romain.
Modèle qui fut poussé à son paroxysme à partir du règne de Septime
Sévère. Nos deux autocrates hexagonaux n’appréciaient-ils pas de se
faire statufier en « Imperators » ?
C’est un paradoxe : mais le modèle qui, à terme, influencera le plus le
système français, y compris la colonisation, fut celui qui ne put être
réellement mis en œuvre que grâce à la victoire d’un empereur romain
sur une dissidence gauloise.

En fait, Septime Sévère va retourner en Gaule (l’un de ses fils n’est-il


pas né à Lyon). En l’an 208 il doit en effet traverser la province pour se
rendre en Grande-Bretagne, où les populations du Nord (les Calédoniens)
se sont, une fois de plus, révoltées. Il voyagera en litière, car il souffre de
plus en plus de la goutte. « Vous voyez bien, en conclut-il, que c’est la
tête qui commande et non les pieds. » Mais il est significatif qu’il ne
s’arrête pas. Qu’il ne visite rien. Ne rencontre personne. La Gaule n’est
plus pour lui qu’un no man’s land. Même si l’un de ses fils y a fait une
manière de stage de gouvernant en tant que César.
Voyage sinistre, physiquement éprouvant, que, pour une autre raison, il
vit comme un martyr. Le colle, en effet, sa femme, qui le surveille
comme une sangsue, et ses deux rejetons, Antonin et Geta, qui, ne
pouvant se voir en peinture, s’engueulent sans discontinuer, pour un oui
pour un non, et finissent par faire cortège à part, chacun se faisant
accompagner de sa propre suite, de sa propre garde et, surtout, se
fortifiant dans son propre camps pour se protéger d’une éventuelle
fraternelle agression.
C’est en Angleterre que Septime Sévère rend l’âme, entouré des siens,
c’est-à-dire de ceux qui ont transformé sa fin de vie en enfer. Derniers
mots, évidemment apocryphes : « Celui qui a tenu le monde entre ses
mains va tenir dans cette urne ! » Ou, dans une autre version, s’adressant
à l’urne en question : « Tu contiendras un homme que l’univers n’a pas
pu contenir. » Ou encore, pour la version soft : « J’ai tout été et rien ne
vaut. »
CHAPITRE 5

Alias Caracalla

Septime Sévère avait, malgré tout, gardé assez de lucidité pour


souhaiter que lui succède Geta. Et que l’autre fiston, Antonin, devienne
le César de cet Auguste. Cet Antonin, en effet, l’inquiète. Compte tenu de
ses ascendances familiales – une mère syrienne, un père venu de Libye et
lui-même né à Lyon –, on le résume ainsi : « Cruauté et rusticité
africaine. Astuce syrienne, légèreté et jactance de Gaulois. »
Pourquoi les deux frères se détestent-ils ?
Ce qu’Antonin ne supporte pas, chez Geta, c’est qu’il fait étalage de sa
culture auprès de sa mère, qui, elle-même donnant dans
l’intellectualisme, le préfère trop ostensiblement.
Quand le duo infernal rentre à Rome (après avoir retraversé une Gaule
indifférente) la tension devient telle, qu’il faut séparer le palais en deux et
placer des sentinelles au milieu, comme à la Radio Télévision belge entre
Wallons et Flamands. Situation burlesque qui inspire à quelques esprits
en avance sur leur temps un plan de partage de l’Empire : un empereur
d’Occident et un empereur d’Orient. Ici, on parlerait le latin et là, le grec.
On diviserait tout, même le Sénat.
Un siècle et demi plus tard, cela finira en effet exactement comme ça.
Mais il est encore trop tôt. Quand on la met au parfum, l’impératrice Julia
Domna fond en larmes : « Votre mère aussi vous allez vous la partager ?
Alors tuez-moi plutôt et divisez les restes. »
POIGNARDÉ DANS LES BRAS DE SA MÈRE

En fait, il y a une solution plus simple. Plus directe. Plus brutale aussi.
Antonin (dont il faut révéler, ici, qu’il deviendra célèbre sous le nom de
Caracalla, allusion à la tunique gauloise qu’il affectionne) décide d’en
finir. Son frère, qui a compris, se réfugie dans la chambre de leur mère.
Écumant de rage, le futur Caracalla l’y poursuit, épée au poing. La mère
veut faire rempart à son enfant. C’est donc dans ses bras – elle sera
d’ailleurs blessée à la main – que Caïn exécute Abel.
Encore convient-il de trouver une explication : on ressort l’increvable
« complot qui se tramait ». Surtout, car personne n’y croit, il faut calmer
le peuple, qui n’avait jamais caché sa préférence pour Geta, personnage
fin et austère, autrement dit « sympathique ».
Première initiative (elle figure dans tous les bons manuels d’assassins
d’empereur ou de César) : accorder une rondelette gratification aux
soldats de la garde prétorienne. Les bidasses et leurs officiers reçoivent
une augmentation de solde et une prime de retraite. Le peuple aura droit
lui à quelques distributions alimentaires. On rehaussera également les
rémunérations des fonctionnaires. Tant pis pour le budget de l’État qui
aura du mal à s’en remettre. Pour compenser, les taxes sont augmentées
et quelques niches fiscales, dont celle sur l’héritage, sont supprimées. De
nouveau l’inflation repart.
Seconde initiative, plus originale : interdiction formelle, sous peine des
plus dures sanctions, de pleurer Geta ou d’afficher une peine excessive.
Les sénateurs ne se le font pas dire deux fois. Antonin Caracalla leur
explique que Romulus lui-même sacrifia son frère Remus, et Néron
Britannicus. Quant à Zeus, a-t-il accepté de partager le pouvoir chez les
dieux ?
Heureusement pour la haute société romaine, Caracalla doit, en 212,
prendre le chemin de la Gaule en butte à de nouvelles incursions
germaines. En fait, bien qu’il y soit né et qu’il y ait exercé la fonction de
César, il la découvre ou presque. Cette fois, il la visite, avec une
prédilection pour les temples vers lesquels le pousseraient ses remords.
L’accueil est mitigé ; les Gaulois voient d’abord en lui le fils du
vainqueur d’Albinus et de l’assassin de sa famille. Il est significatif que
les populations ne se massent pas sur son parcours, ni ne l’acclament. En
réaction, il liquide le gouverneur de la région narbonnaise et en disgracie
quelques autres. Un chroniqueur contemporain prétend que, malade, il
voulut faire exécuter les médecins qui le saignaient, parce qu’il les
soupçonnait de vouloir l’empoisonner. Étaient-ils gaulois ?

DONNER SON NOM À UN ÉDIT, LE PIED !

En fait, son attitude vis-à-vis de la province, qui le fascine, l’attire et le


révulse en même temps, est ambivalente. Il y multiplie les exactions,
impose aux cités de lourds tributs, procède à des réquisitions, sanctionne
les retards de livraison, encourage une exploitation accentuée de la main-
d’œuvre salariée ou servile pour faire « baisser le coût du travail ». Mais,
outre qu’il repousse les bandes d’envahisseurs et rétablit la sécurité aux
frontières, il finit par se « gallicaniser » ou se « celtiser ». Peu à peu, il
prend goût au pays, dont il vante volontiers la beauté des paysages,
s’entoure de jeunes nobles du cru et, surtout, choisit de s’habiller « à la
gauloise ». Il troque la toge de papa (et des sénateurs) contre la tunique
de couleur à larges manches et à capuchon que les Gaulois appellent une
« caracalle ». D’où le surnom qui lui restera dans l’histoire de
« Caracalla », et qui désignera, par voie de conséquence, à la fois les
thermes géants qu’il fera construire à Rome et l’édit, publié lors de son
séjour en Gaule, qui changera la physionomie de l’Empire.
Que dit cet édit, un des plus célèbres de l’histoire universelle ? Qui, en
fait, a été préparé par l’équipe des juristes de Septime Sévère. Que tous
les hommes libres de l’Empire se voient accorder le droit de citoyenneté
romaine. De Cologne à Timgad. N’en restent exclus, outre les esclaves,
que les prolétaires et les domestiques. Les nouveaux citoyens peuvent,
cependant, conserver leurs droits spécifiques ou leurs coutumes
indigènes.
Certes, depuis Trajan, on allait dans ce sens. Une telle généralisation,
dont la France coloniale fut incapable, aurait dû cependant revêtir une
signification révolutionnaire. En Gaule tout particulièrement. Or, pas du
tout : quand ils apprennent la nouvelle, les Gaulois ronchonnent, boudent,
contestent. Parce que c’est dans leur tempérament ? Peut-être. Mais,
surtout, parce qu’ils y voient une manœuvre pour justifier une
augmentation des impôts. Plus de citoyens, plus de contribuables, c’est
logique. Plus de droits ? On s’en fout ! On ne retient que l’aspect fiscal.
Cela deviendra, chez eux, une habitude.
Injuste, certes. Mais conséquence de cette distorsion qui ne cessera de
s’aggraver entre les turpitudes du régime impérial et les progrès réguliers
d’une législation qui ouvre l’accès à la modernité. D’un côté,
basculement affirmé dans un totalitarisme qui arrivera pleinement à
maturité sous Dioclétien puis sous l’empereur chrétien Théodose ; de
l’autre, glissement régulier vers toujours plus d’égalité au sens juridique
du terme. Ce chef-d’œuvre constructiviste que devient le droit romain se
déploie parallèlement à l’exacerbation de tous les arbitraires.
Il faudrait consacrer une étude aux avancées obtenues, malgré tout,
sous les règnes de Néron, de Commode, de Sévère ou de Caracalla.
Septime Sévère l’Africain ne ressentait pas la moindre affection à
l’égard de la Gaule ; mais c’est sous son règne que fut admis l’emploi du
celtique dans les actes administratifs et juridiques. Et qu’on abandonna le
« mille » romain pour revenir aux « lieues » de la tradition gauloise pour
indiquer les distances inscrites sur les bornes des grandes routes.
N’est-ce pas sous Caracalla, ce demi-fou, que les rapports père/épouse
et père/enfants s’émancipèrent des carcans qui les étouffaient ?
N’est-ce pas aussi, en d’autres temps, sous la semi-dictature de
Napoléon III que fut reconnu le droit de grève et de coalition ouvrière ?
Les réformes initiées sous Caracalla, et en particulier l’extension de la
citoyenneté avec égalité des droits (alors qu’en Algérie, dans les années
1950, il y aura encore un double collège français et indigène),
provoqueront, en Gaule (même si elles y furent sous-estimées), une
transformation si profonde qu’aujourd’hui encore nous en vivons les
conséquences. Car la cité, ainsi émancipée, prendra souvent le nom du
peuple qui accède à cette citoyenneté. Lutèce deviendra la ville des
Parisii, donc Paris. Avaricum celle des Bituriges, donc Bourges. La cité
des Lémovices, Limoges. Des Pictons, Poitiers. Des Bellovaques,
Beauvais. Des Rèmes, Reims. Des Trévires, Trèves. Des Carnutes,
Chartres.

FIN DE PARTIE CHEZ LES PARTHES

Revenu à Rome, qu’il ne supporte plus, Caracalla s’empresse de


repartir pérégriner en Orient, non sans avoir tenté d’imposer aux soldats
et aux civils le port de cette « caracalle gauloise », qui était devenue son
signe distinctif. Il en fait même fabriquer et distribuer. Succès mitigé.
Mais, un temps, la mode prend.
L’Orient attire d’autant plus Caracalla que l’empereur maniaco-
dépressif, qui se compare volontiers à Alexandre le Grand – tant qu’à
faire ! –, est fasciné par tout ce à quoi, dans le monde, on voue un culte.
Avec un faible particulier pour les religions à mystères et, compte tenu de
son état, pour les lieux et les dieux réputés guérisseurs. Sa prédilection va
aux eaux miraculeuses. Dans sa chapelle personnelle, tout est prévu pour
adorer, au choix et selon l’humeur, Zeus, Hélios – le Soleil –, Sérapis,
Mithra. Sans compter une myriade de divinités comparses qu’il ne
faudrait pas vexer.
Ce qui ne contribue nullement à lui élimer les nerfs, puisqu’en 215,
ayant été en butte à Alexandrie à quelques juvéniles vannes bien ajustées
– certaines faisant allusion à l’excès de ses fraternels emportements –, il
fait massacrer des centaines de jeunes gens (certains chroniqueurs
affirment même des milliers, ce qui est peu crédible) pour signifier qu’à
son endroit on ne saurait jouer les Hamlet sans casser des œufs.
Comme souvent, son « préfet du prétoire », un certain Macrin, né à
Cherchell en Algérie, met fin à cette déraisonnable susceptibilité en lui
faisant, comme on dit, avaler son bulletin de naissance à l’occasion d’une
campagne contre les Parthes. Un « préfet du prétoire » – sorte de Premier
ministre à partir du IIe siècle – a le choix : soit il se fait exécuter sur ordre
de l’empereur, soit il prend les devants et exécute l’empereur. La liste est
longue, au demeurant, des empereurs qui rencontreront une mort brutale
à l’occasion d’opérations militaires dirigées contre ces descendants des
Scythes établis en Iran que sont les Parthes. Ils avaient déjà eu la peau de
Crassus, le protecteur de Jules César. Avant de leur chercher des noises,
Caracalla avait, pour sa part, demandé en mariage la fille du modeste roi
des Parthes connu sous le nom d’Artaban.
Donc, exit Caracalla ! Officiellement, l’empereur est tombé sous le
coup de poignard d’un centurion mécontent. Lorsque Macrin, en tant que
numéro deux du gouvernement impérial, se fait proclamer à sa place, on
ne sait pas encore qu’il est en fait l’instigateur du crime. Quand on
l’apprendra (ou qu’on l’en soupçonnera), l’armée le fera chanter en lui
imposant ses exigences.
A priori tout cela ne concernerait nullement la Gaule si l’Empire ne
s’apprêtait à traverser l’un des épisodes les plus extravagants de son
histoire, si burlesque même que cet événement laissera de profondes
traces dans le cerveau du Gaulois moyen.
CHAPITRE 6

L’empereur mystico-poupon qui effare les Gaulois

Si vous appréciez les embrouilles de famille, vous allez être servis :


Sévère l’Africain, marié à une Syrienne, avait, on l’a dit, pris ses
distances envers une Gaule qui lui rappelait de mauvais souvenirs et qui
possédait autant de charmes, à ses yeux, que le Pas-de-Calais à ceux d’un
Corse ou d’un Marseillais.
À la faveur de l’évolution ultra-monarchique du régime, son épouse (et
mère de Caracalla), Julia Domna, avait cessé de n’être que la « femme de
César ». Nommée « mère du Sénat » et « mère des camps », elle
accompagnait l’empereur dans tous ses déplacements, fussent-ils
guerriers, et figurait sur tous les bas-reliefs retraçant ses hauts faits.
Tandis que son mari, puis son fils, guerroyaient en Asie, elle s’était
installée à Antioche où elle régnait – telle Sémiramis, à qui elle se
comparait – sur une cour rutilante qui attirait tout ce que la région, et
même l’Empire, comptait de philosophes, de poètes, de juristes, de
rhétoriciens, de pique-assiette, ainsi que de vrais ou de faux prêtres.
Diogène Laërce, sans lequel on ne connaîtrait plus rien de la philosophie
d’Épicure, aurait été de ce cénacle, ainsi que Philostrate l’Athénien,
auteur d’une Vie des sophistes.
Caracalla éliminé, la nouvelle Sémiramis tombe évidemment de son
piédestal. Sa cour, qui se rétrécit, est perçue comme un foyer
d’opposition. Macrin veut l’exiler. Elle lui facilite apparemment la tâche
en se laissant mourir.
Or – et c’est là qu’il faut bien suivre, sans quoi on ne comprendrait
rien à l’himalayesque farce qui va s’ensuivre – Julia Domna a une sœur,
Julia Maesa, qui elle-même a deux filles, Julia Soaemias et Julia
Mamaea, qui, toutes deux, ont un fils. Un graphique est-il nécessaire ?
S’avisant que tout cela commençait à sentir le roussi, le clan s’était
replié sur son douar d’origine, en l’occurrence Émèse, aujourd’hui Homs,
non loin du temple perché sur une montagne dans lequel exerçait la
lignée patriarcale de la famille. On y adorait un dieu local du Soleil, et de
la montagne en prime, El Gabal, qui deviendra, pour les Romains,
Élagabal.
Va-t-on chercher à se faire oublier ? Ce serait mal connaître cette
véritable tribu d’amazones qui a trop goûté au pouvoir pour y renoncer.
Très vite, on apprend, par des gens que l’on entretient dans la place,
que les soldats, désormais conscients de la responsabilité de Macrin dans
l’assassinat de Caracalla, et d’autant plus attachés à l’empereur défunt
qu’il avait fait généreusement augmenter leur solde et améliorer leur
ordinaire, commencent à ronchonner ferme. Si ce Macrin est démasqué
comme usurpateur, s’avisent ces dames, Caracalla a des héritiers
possibles. En particulier le petit-fils de Julia Maesa, la sœur de Julia
Domna, dont on fera même courir le bruit qu’il est en réalité le fils de
Caracalla qui aurait couché avec sa cousine. On ne prête qu’aux riches.
Il y a évidemment un problème : ce petit-fils, qui n’a que quatorze ans,
est devenu à son tour, héréditairement, « curé » en chef du dieu Élagabal.
Faire proclamer empereur de Rome un grand prêtre syrien qui n’a pas
encore atteint l’âge de raison, voilà qui est tout à fait extravagant, mais ne
rebute nullement le syndicat familial. Rien, absolument rien n’effarouche
ces gens-là, d’autant que leur fortune leur a permis de recruter quelques
séides.
Une nuit, Julia Maesa sort en cachette d’Émèse et, entourée de
quelques partisans qu’elle compte dans la 3e légion romaine stationnée
sur place, se porte jusqu’au camp de cette dernière, s’y introduit grâce à
quelques complicités, parvient à retourner la garnison en sa faveur et fait
proclamer Auguste le prépubère curé exotique. Apprenant la nouvelle,
Macrin – qui, lui, a fait de solides études – s’esclaffe : « Il ne manquait
plus que cet enfant idiot. » Idiot peut-être, mais avec une mamie pareille !
Progressivement, une grande partie des troupes se rallie au crétin
sacré. On s’affronte. Tout au long du combat Julia Maesa et ses deux
filles suivent les opérations dans un chariot et, lorsque certaines cohortes
fléchissent, elles se précipitent pour arrêter les fuyards et les convaincre
de reprendre le combat. Macrin, vaincu, s’enfuit sous un déguisement.
Une tempête le rejettera sur la côte, il sera reconnu et renvoyé à la mer.
Quatorze mois de règne. Cela valait-il la peine ?
Voilà Avitus, qui, pour la postérité, prend le nom de son dieu
« Élagabal », devenu Auguste. C’est ridicule. N’empêche : le Sénat se
fera à peine prier pour accepter de lui baiser les babouches.

UN SPECTACLE QU’HOLLYWOOD N’AURAIT PAS OSÉ IMAGINER

Il met un an avant de gagner Rome, sa supposée capitale. Pourquoi ?


Parce qu’il trimballe un énorme rocher sacré avec lui. Spectacle
inoubliable qui provoquera un profond choc dans la population romaine,
mais dont on imagine le traumatisme qu’il aurait provoqué en Gaule si, à
l’époque, nos ancêtres avaient pu le découvrir en direct sur un petit
écran : voilà que monte lentement et solennellement vers le Capitole un
cortège d’eunuques, de personnages entre deux sexes, genre drag-queens
maquillés, fardés, dégoulinants d’or, de soie, de perles, encadrés par des
prêtres d’opérette coiffés de tiares en cou de girafe, tabernacles
ambulants harnachés comme des devantures de Noël. Et, au milieu de
cette cohue, à côté de laquelle une revue des Folies Bergère paraîtrait un
spectacle de patronage, évoluant au son des flûtes et des tambourins, dans
un froissement électrique de papiers peints et de taffetas multicolores,
l’empereur-dieu, sorte de bibendum fardé et colorié lui aussi,
apparemment bien nourri, grassouillet à souhait – Oh surprise ! –, marche
à reculons soutenu par des diacres plus orientaux que dans un péplum
hollywoodien, lesquels se contorsionnent et se tortillent comme s’ils
dansaient le twist, enveloppés d’un nuage d’encens et précédés d’une
énorme pierre noire sacrée de forme ovale, dont sa divinité impériale ne
veut se séparer sous aucun prétexte et qu’il a fait transporter depuis la
Syrie. Soit un an de voyage.
Certes, on en avait déjà vu de toutes les couleurs, des Gaulois
chevelus, des Germains hirsutes, des éléphants et des vraies girafes, des
empereurs se produisant sur scène ou combattant dans l’arène,
s’identifiant à Hercule ou se prenant pour le Soleil, jouant les
commissaires-priseurs comme Caligula ou se faisant choisir aux enchères
comme Didius Julianus… Mais ça, jamais !
Presque tous les dieux avaient trouvé asile dans la capitale impériale,
mais aucun n’était encore venu s’y faire adorer en personne. On ne sait
ce qui stupéfia le plus : l’indécence, la bizarrerie, la provocation ou la
modernité. Car l’idée d’Élagabal, qui venait d’avoir seize ans, était de
fondre tous les cultes existants, mer, Soleil, taureau, Isis ou Cybèle, Baal
bien sûr, y compris le judaïsme et le christianisme, dans une religion
syncrétique dont, en tant que professionnel de la chose, il serait
évidemment le synthétiseur suprême. Et la fameuse pierre d’en haut,
l’aérolithe sacré, symboliserait la minéralisation du tout. Soucieux de
pousser jusqu’au bout la cohérence de cette rage conciliatrice, Élagabal
avait même envisagé d’épouser – mystiquement, prétendait-il – la grande
Vestale pour en avoir des enfants supposément divins.
Mais le poupin de Dieu abusait. On a retrouvé, sur un bijou, une
gravure représentant sa sublime majesté, nue, la bite tendue comme une
arbalète, conduisant un char tiré par des femmes à quatre pattes. On
imagine mal une telle représentation de Constantin ou de Théodose qui
pourtant, surtout le premier, n’étaient pas des enfants de Marie.
En fait, cette très concrète allégorie renvoyait à un rite au cours
duquel, sous prétexte de célébrer le mariage du Soleil et de ses épouses
terrestres – bonne excuse –, les foules enivrées de rythmes et de parfums
étaient invitées à se désinhiber collectivement, ce qui, bien que Julia
Soaemias, la mère de l’Augustule, y participât volontiers en majesté,
tournait assez généralement à la partouse.
Quand les bornes sont frankhies… arrive un moment où il n’y a plus
de limites. Un ancien histrion de théâtre – un bouffon – est donc nommé
préfet du prétoire. C’est comme si un de nos présidents avait confié la
direction du gouvernement à de Funès. Accédèrent à des postes enviables
– du moins les chroniqueurs du temps le rapportent, quitte à en rajouter –
des cochers, des travestis, des eunuques et même un coiffeur. Pourquoi
un coiffeur ?
Caton, ce héros républicain, dût-il se retourner dans sa tombe, on doit
aborder l’empereur à genoux. Mieux : Mamie Maesa siège au Sénat,
entourée des deux consuls. Signe de modernité derrière la folie : la
création d’un Sénat de femmes chargé, bien sûr, de réguler les questions
de mode et de fanfreluches. Ça ne pouvait pas durer, et cela risquait de
très mal finir pour l’infernal clan des amazones.

FAIRE TUER SA FILLE POUR POUSSER SON PETIT-FILS

Une fois de plus c’est la grand-mère, Julia Maesa, qui va sauver la


situation en coupant la poire en deux.
Dans un premier temps, elle fait associer à l’Empire son second petit-
fils, le fils de Julia Mamaea, qui est proclamé César à côté d’Auguste
sous le nom de Sévère Alexandre (une façon d’en faire l’héritier de
Septime). Celui-là est presque normal. Le contraste joue donc en sa
faveur. Il devient populaire. Ce qui inquiète l’impérial poupon. Élagabal
envisage-t-il alors de faire occire ce cousin devenu concurrent ? Possible.
De toute façon, Julia Maesa en répand le soupçon, et en particulier dans
les rangs de la garde prétorienne à qui la mère du César Sévère
Alexandre, Julia Mamaea, sa seconde fille, a fait appel. Un guet-apens est
tendu au Soleil vivant, qui, sans se douter de rien, s’est rendu dans le
camp des prétoriens. Aussitôt – nous sommes en l’an 222 –, une émeute
fort peu spontanée y éclate. L’empereur bibendum fuit et s’enferme non
pas cette fois dans la salle de bains, mais dans les toilettes. On l’y rejoint
et on l’achève. Quand Poutine lancera qu’il poursuivra les terroristes
« jusque dans les chiottes », il n’est pas sûr qu’il ait été au courant de cet
épisode. On jette le corps de l’Auguste déplumé à l’égout et, selon la
bonne tradition, on liquide également la mère du tyran de comédie, Julia
Soaemias, qu’on découpe quasiment en tranches, avant de réduire en
charpie le préfet de la ville, c’est normal, et le ministre des Finances en
prime.
Ainsi, non seulement la grand-mère Julia Maesa, qui, à l’origine, avait
été l’instigatrice de toute cette farce, sauve sa vie, mais, après avoir elle-
même organisé la ruine de son œuvre pour en sauver l’essentiel, elle
parvient en outre à se maintenir au pouvoir au prix du massacre de l’une
de ses filles, permettant l’avènement du rejeton de l’autre.
Il faudra attendre l’affrontement de Frédégonde et de Brunehaut, aux
temps mérovingiens, pour que l’histoire nous fournisse un roman noir
d’une telle intensité.
À la fin, le nouvel empereur n’ayant que quatorze ans, qui, croyez-
vous, va tenir les rênes de l’État ? Bonne maman, bien sûr !
Première décision – il fallait s’y attendre : on interdit aux femmes
l’accès au Sénat, on chasse de la haute administration acteurs, cochers et
coiffeur. On réexpédie en Syrie la pierre sacrée. On tente d’imposer un
retour à un certain ordre moral.

LA DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE FAÇON GAULOISE

Et la Gaule ?
Elle a vécu ces bacchanales comme s’il s’agissait d’une hallucination.
Comme si ce gros navire qu’est l’Empire avait levé l’ancre, dérivé vers
l’autre rive de la Méditerranée et l’avait laissée, elle, en plan, face à ce
monde barbare qui se perd dans les confins.
Encore que l’Orient ne soit pas aussi extérieur à la Gaule qu’on
pourrait le croire. Outre qu’il y a des soldats gaulois dans l’armée qui
crapahute de Mésopotamie en Perse, il y a des Orientaux en Gaule, dans
toutes les grandes villes, y compris Trèves, où ils exercent surtout des
fonctions commerciales. Ce sont eux qui ont importé le christianisme
dans la province. Un quart de la population lyonnaise est d’origine
orientale (en particulier palestinienne), et la grande majorité des chrétiens
est originaire d’Orient.
La Gaule a connu, dans presque tous les domaines, une formidable
expansion sous la dynastie impériale des Antonins (de Trajan à Marc
Aurèle), mais elle est restée très en retard en matière culturelle, ce déficit
n’étant précisément compensé que par des apports orientaux. Le
démentiel épisode Élagabal, intervenant après la méprisante distanciation
affichée par Septime Sévère et Caracalla, ne va pas moins l’inciter à
raffermir son identité, non point tant « celte » que spécifiquement gallo-
romaine.
On ne le souligne pas assez, mais rien, en cette orée du IIIe siècle, ne
renvoie à une pré-nation britannique, ibérique, germanique, balkanique
ou danubienne : il s’agit d’assemblages de peuples divers, voire de tribus
aux fusions éphémères. La Gaule aussi, à l’origine, ressemblait à un
puzzle, mais, après malaxage dans le creuset constitué par César, cette
mosaïque s’est synthétiquement métamorphosée – les élites jouant en
cela un rôle d’accélérateur – en ce qui ressemble de plus en plus à une
« nation ». On en a eu l’esquisse quand le peuple s’est spontanément
fédéré derrière Albinus ; on en aura une confirmation beaucoup plus
spectaculaire encore, à la fin de ce IIIe siècle, quand la Gaule tout entière,
de Mayence à Marseille, se dotera de ses propres empereurs. Entre-
temps, ce sont des Gaulois humiliés, ulcérés par l’« asiatisation » de
l’Empire, qui liquideront sur le Rhin un Sévère Alexandre qui les avait
jusqu’alors snobés. Ils le remplaceront par son antithèse, un maladroit
très nature et brut de décoffrage, le dénommé Maximin.

En fait, ce sont les institutions qui ont révélé la Gaule à elle-même.


Un incident intervenu au début du règne de Sévère Alexandre, en 225,
est, à cet égard, significatif.
Il est question de nommer le gouverneur de la Gaule lyonnaise, un
certain Paulinus, à un poste prestigieux au sein de l’Empire. Mais, au
cours de l’assemblée générale de tous les représentants des cités
gauloises, qui se tient justement à Lyon, on assiste à une levée de
boucliers des petits élus qui multiplient les récriminations à son endroit et
s’apprêtent à voter sa mise en accusation. De toutes les iniquités dont les
Gaulois se plaignent, il est rendu responsable. C’est alors qu’un député
de la cité des Viducasses, c’est-à-dire de l’actuel Calvados, se lève et
oppose son veto. Ce qui, constitutionnellement, met fin à la délibération.
Ce qui prouve quoi ? Que l’assemblée générale des Gaules avait le
droit de mettre en accusation les plus hauts magistrats, fussent-ils
protégés par l’empereur ; que le fait d’être protégé par l’empereur avait
plutôt pour effet de vous mettre les cités à dos, c’est-à-dire les
représentants du pays profond ; que les députés des différentes cités
étaient eux-mêmes munis d’un mandat délivré par leurs administrés ; et
que le veto d’un seul de ces députés suffisait pour bloquer une
délibération.
Plus tard, la capitale des Viducasses (aujourd’hui Vieux en
Normandie) élèvera un monument à son député, qu’on remerciait sans
doute ainsi d’être resté fidèle à son mandat.
Des Gaulois qui, accros à la démocratie participative, régulent leur
prurit contestataire en multipliant les verrous institutionnels, ne sont-ils
point déjà des Français ?
CHAPITRE 7

Bref retour en arrière :


ces grands Augustes qui ont fait la France

Dans le volume précédent, nous avions laissé une Gaule dévastée par
la guerre civile qui avait suivi le renversement de Néron et traumatisée
par l’échec d’une rébellion indépendantiste, celle de Civilis, qui s’était
heurtée aux profonds antagonismes continuant de monter les uns contre
les autres les différents peuples qui la constituaient.
C’est le général commandant les armées du Proche-Orient qui l’avait,
alors, emporté et était devenu empereur sous le nom de Vespasien. Il
régna dix ans, de 69 à 79. Entre le règne de Vespasien et l’avènement de
Commode que s’était-il passé ? Le meilleur.
Pendant le siècle qui suivit – entre 79 et 180 –, la Gaule connut à la
fois sa plus brillante période de prospérité et les plus profondes
transformations sociales qui lui permirent de forger son identité. Il nous
faut donc retracer brièvement cette période charnière avant de reprendre
le fil de notre récit.
D’autant que c’est à la fin de cette séquence que se déroula un drame
qui marqua – fût-ce a posteriori – notre inconscient collectif : le martyre
des chrétiens lyonnais symbolisé par sainte Blandine.
Il y a la Gaule qui se révèle à elle-même. Il y a aussi celle que le
conquérant, qui était aussi un rassembleur et un accoucheur, révéla à elle-
même.
Il fut un temps où on se plaisait à évoquer les « rois qui ont fait la
France ». Et dont certains, d’ailleurs, surtout les premiers, contribuèrent à
la défaire.
Mais quel roi, fût-ce Philippe Auguste, Philippe le Bel, Charles VII,
Louis XI, avant Henri IV pour le meilleur, avant Louis XIV pour le pire,
avant Louis XVI – fût-ce en partie à son corps défendant –, a plus
contribué à modeler ce qui était en train de devenir la France que cette
prodigieuse série d’empereurs romains qui se succédèrent entre 96 et 161
– Galba, Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux – et qu’on désigne sous
l’appellation générique des « Antonins » ?
Qu’appelait-on dans nos manuels d’histoire un grand roi ? Un
souverain qui avait, d’une façon ou d’une autre, agrandi son territoire
(certains, comme Louis VIII, le premier mari d’Aliénor d’Aquitaine,
contribuèrent singulièrement, en effet, à le ratatiner). Concept au
demeurant fort élastique : nul n’étendit aussi considérablement la France
que Napoléon, mais nul, quand son règne fut terminé, ne l’avait autant
rapetissée. Quant à Napoléon III, s’il lui ajouta dans un premier temps
Nice et la Savoie, il lui fit perdre dans un second temps l’Alsace et la
Lorraine.
Les Antonins, s’ils reculèrent les frontières de l’Empire, n’agrandirent
ni ne rapetissèrent la Gaule. Jusqu’au déferlement dit « barbare », elle
demeura d’ailleurs telle qu’en elle-même l’éternité, hélas, la
chamboulera. Mais ils firent mieux : ils la remodelèrent de l’intérieur, ils
sculptèrent son paysage rural, ils la libérèrent de certaines de ses
pesanteurs, ils donnèrent un formidable coup de fouet à son urbanité, ils
l’humanisèrent socialement, ils la déverrouillèrent économiquement.
Il n’est pas sûr qu’un seul roi de France puisse se targuer d’un tel
bilan.
Mais, au fait, n’étaient-ils pas eux-mêmes, un peu, des rois de France ?

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR


Après les empoignades intertribales, la fureur des exécrations
intestines rivales, l’errance dévastatrice des grandes compagnies, bref
l’anarchie qui suivit la chute de Néron, Vespasien fut un normalisateur.
L’ordre qu’il parvint à rétablir, romain et impérial, fut cependant
considéré comme un acquis incomparable.
Une sorte de Pompidou après Mai-68, en somme.
Son obsession, c’est le fric. Il faut réparer, reconstruire, restaurer la
confiance, relancer l’activité économique. Obsessionnel besoin d’argent.
Il prend partout où il peut. Il économise partout où c’est possible. Il taxe
tout ce qui passe. Dans l’intérêt de l’Empire. Dans son propre intérêt
également. L’impôt indirect est sa marotte. Indolore pense-t-il. Il en
impose un sur les vases d’urine que les citoyens doivent poser devant
leur porte pour ramassage. « Est-ce bien raisonnable ? » lui demande-t-
on. Il répond que « l’argent n’a pas d’odeur ». La formule est devenue
célébrissime. Vous rêvez de réaliser de grandes choses et ce sont trois
mots, comme ça, qui vous feront entrer dans l’histoire. Du coup, on
donnera son nom aux pissotières publiques, alors qu’elles existaient
avant lui. N’empêche : comment, dès lors, traquer les prémices de
l’émergence des Français sans évoquer Vespasien ?
Pourtant, la Gaule n’a d’autres remerciements à lui adresser que
d’avoir pour longtemps congelé ses incandescences. Pour le reste, il
augmenta, doubla parfois, les tributs que devaient payer les provinces, y
compris la Gaule, envers laquelle il ne ressentait aucune affection
particulière. Lui aussi s’était fabriqué en Orient.
Suétone, langue de vipère, écrit : « On ne peut lui reprocher – à
Vespasien – qu’un seul défaut, son goût pour l’argent. Il se livra à des
spéculations ouvertes dont rougirait même un simple particulier ; procéda
à des achats en gros dans le seul but de la revente en détail. Il n’hésita
même pas à mettre en vente des magistratures ou des grâces. » On le
soupçonnait aussi de nommer à des postes importants des individus
réputés particulièrement rapaces, pour que leurs excès lui permettent
ensuite de les faire condamner et de récupérer leur fortune au profit du
Trésor public. Sioux !
Mais, il faut le reconnaître, pour l’essentiel, ce qu’il pressura servi à
redresser le pays, à relever les villes de province, à réparer les routes, à
subventionner les arts, à financer un minimum de politique sociale.
Quand il se sentit partir, en 79, il lança à ses assistants : « Un empereur
doit mourir debout ! »
Belle fin.

DE TITUS SANS BÉRÉNICE À DOMITIEN LE POINÇONNEUR DE MOUCHES

Son successeur fut son fils, Titus, connu surtout parce qu’il s’était
entiché d’une princesse juive, une nouvelle Cléopâtre murmurait-on dans
les tavernes, la fameuse Bérénice, pas très jeune mais qu’il avait
réellement dans la peau, bien que la fréquentation de jeunes garçons ne
l’effarouchât pas outre mesure. Il faut dire que cette juive poussa le zèle
proromain jusqu’à fêter par moultes libations la prise de Jérusalem et la
destruction du temple de Salomon. Le papa, Vespasien, mit le holà à
l’amourette et donna l’ordre à son fiston de renvoyer la dame chez elle.
Sans Racine, la roucoulade aurait peut-être déserté nos mémoires.
Cela dit, ce Titus fut, pendant un temps hélas limité et endeuillé par
l’éruption du Vésuve qui ensevelit Pompéi, un excellent empereur. Il fit
distribuer des parcelles de terres, jusqu’ici réservées aux colons romains,
à des autochtones gaulois et, chose tout à fait exceptionnelle à l’époque,
afficha une certaine générosité d’âme.
Le problème était que Vespasien avait un second fils, Domitien, qui
succéda à Titus. Et qui, lui, s’accrocha au pouvoir pendant quinze ans.
Une éternité. Or ce fut une manière de Néron chauve. Ou de Caligula
sans le panache dans la folie.
Il porta à la Gaule un coup terrible. Alors qu’elle avait – à des fins, il
est vrai, quelque peu spéculatives – développé la vigne au détriment des
cultures céréalières, il ordonna leur arrachage pour protéger d’une
concurrence préoccupante les viticulteurs latins qu’il voulait mettre dans
sa poche.
Comme Néron, ce déplorable empereur ne commença pas si mal. Bon
administrateur, il fit d’abord preuve, comme son père, d’une louable
velléité de rigueur dans la gestion du Trésor public, s’appliquant à lui-
même son propre « pacte de stabilité » et renforçant le contrôle de la
gouvernance des provinces. Ce dont la Gaule n’eut pas à se plaindre.
D’autant que la conquête de presque toute la Grande-Bretagne, jusqu’en
Calédonie, et l’expansion en direction des pays danubiens, lui offraient à
la fois de nouveaux débouchés et l’afflux de nouvelles matières
premières. Surtout, la frontière qui la séparait des peuples germaniques
reculait, ce qui allégeait quelque peu ses angoisses.
C’est vers la fin de son règne que Domitien évolua à son tour vers le
despotisme oriental. Il se fit appeler « seigneur et dieu », s’entoura de
zélateurs courtisans, réprima jusqu’aux mauvaises intentions en abusant
de la « loi de majesté », fit brûler – déjà – en place publique des livres
dont il jugeait le contenu insupportable, considéra comme attentatoire à
sa propre dignité tout éloge des hommes politiques d’autrefois et, enfin,
fit exécuter un honorable parent pour athéisme et prosélytisme juif. Ce
qui prouve qu’il était en avance.
Bien qu’il ait agi positivement en faveur des bibliothèques et de la
préservation des manuscrits, il avait une phobie des intellectuels stoïciens
et, plus généralement, des « philosophes », ces emmerdeurs, qu’il chassa
d’Italie, notamment le grand Épictète qui ne revit jamais sa patrie.
Comme ses prédécesseurs, il avait tendance à coucher en famille, ce
qui ne l’empêcha nullement de faire enterrer vivante une vestale qui
s’était laissée aller à pratiquer des exercices interdits par son sacerdoce.
Sur le tard, le côté farce prit le dessus. Il aurait pris, paraît-il, un
indicible plaisir non point, comme on dit vulgairement, à « enculer les
mouches », ce qu’il reprochait précisément aux philosophes, mais à les
perforer avec un poinçon. Ce qui n’est pas à la portée de tout le monde.
Suétone rapporte cet épisode, dont on voit bien quel formidable effet
cinématographique on pourrait en tirer : Domitien (dont il ne nous laisse
pas ignorer – ce serait dommage – qu’il avait les doigts de pied très
courts et en éventail) fit, entre autres crimes ordinaires, crucifier son
responsable des finances, désir inavoué de n’importe quel haut
responsable.
« La veille, il l’appela dans sa chambre, le fit asseoir sur son lit à côté
de lui, daigna même lui donner quelques mets de sa table. » L’autre
bichait grave, il ne se sentait plus de joie. Et ensuite… Des clous !

ASSASSINAT D’EMPEREUR MODE D’EMPLOI

Faut-il ajouter foi au fait qu’ayant invité à un grand festin des notables
de haut rang dont des sénateurs qu’il détestait, il avait disposé tout autour
de la salle à manger, pour jouir de leurs mines effrayées, autant de
cercueils qu’il y avait de convives. Ou encore qu’il fit réunir
spécialement le Sénat pour obtenir son avis sur le type de sauce à laquelle
il convenait d’agrémenter le turbot. Ce qui, compte tenu du rôle que
jouaient les sénateurs sous son règne, n’était pas une mauvaise idée, car
cela les rendait utiles.
On plaiderait volontiers l’exagération, si le rejeton de Vespasien, bien
qu’à la fin de sa vie il se claquemurât dans son palais, n’avait terminé son
existence exactement comme les autres paranoïaques qui l’avait précédé.
Et, comme toujours, le chef de la police fut à l’origine de l’attentat.
C’est l’intendant de son épouse, Stephanus, pourtant accusé de
détournement de fonds, qui, craignant de finir comme le ministre des
Finances, crucifié, qui fut chargé d’imaginer la séance salvatrice de mise
à mort. Pas dans sa salle de bains ni dans ses water-closets, mais dans son
bureau.
Pendant plusieurs jours, le conspirateur porta un bras en écharpe pour
pouvoir, à l’heure H, y cacher impunément un poignard. Son plan était un
classique du genre : ayant offert à l’autocrate de lui prodiguer des
conseils, il le prévint qu’un complot se tramait contre lui, qu’il avait
obtenu à ce sujet d’extraordinaires détails et qu’il les avait résumés dans
un mémoire qu’il tenait à lui remettre en mains propres. « Mains
propres » étant, ici, une façon de parler. Domitien, obsédé par les
conjurations, ne se le fit pas répéter deux fois. Il le reçut, sans s’inquiéter
de son bras enveloppé de bandelettes. Pendant que l’empereur, ahuri,
lisait le placet, l’intendant lui enfonça son poignard dans le bas-ventre.
Mais l’empereur se débattait encore, luttait avec Stephanus qu’il avait
entraîné dans sa chute, tentant de lui arracher son arme et de lui crever les
yeux, quand des gladiateurs, appelés à la rescousse, surgirent et
achevèrent l’Auguste comme un chien. Achever leurs adversaires était,
certes, la spécialité des gladiateurs, mais, d’ordinaire, les empereurs
n’étaient pas les victimes, ils étaient les commanditaires.
On enterra ensuite Domitien à la va-vite. Le Sénat s’empressa de faire
gratter partout les inscriptions à sa gloire et de remplacer sa tête sur les
statues. C’est ce qui se passe encore aujourd’hui en Chine.

AUGMENTER LES RECETTES TOUT EN BAISSANT LES IMPÔTS

La Gaule avait lancé la révolte contre Néron, et elle s’était soulevée


juste avant l’avènement de Caligula. Cette fois, elle ne bougea pas. La
raison en est que, de l’absolutisme devenu délirant de Domitien, elle ne
souffrit pas. C’était une affaire de Romains, entre Romains. Rassasiée de
politique, encore sous le coup de l’effroyable « guerre des quatre
empereurs » qui l’avait ravagée, assommée par l’échec du soulèvement
indépendantiste de Civilis, elle s’était repliée sur elle-même et gérait ses
affaires en mère de famille, consciente, de visu, que les transformations
qui la bouleversaient, la métamorphosaient, changeant même son
apparence physique autant que sa religion et sa langue, étaient autrement
plus importantes que les turpitudes qui ensanglantaient le microcosme
romain.
De toute façon, après le méchant Domitien, cela s’arrangea. Le Sénat
désigna un vieux célibataire de soixante-quatorze ans et de santé précaire
qui ne demandait rien à personne et n’ambitionnait que de vivre dans le
calme : Nerva. Preuve que la source du mal gît dans le principe
héréditaire, il fut purement et simplement épatant.
D’abord, il ouvre le palais, qui était devenu, sous Domitien, une sorte
de mausolée, envoie aux pelotes l’apparat d’autant plus ridicule qu’il
singeait les cérémonies religieuses, rappelle les exilés, réhabilite les
victimes, supprime la loi qui permettait de multiplier les procès pour
« lèse-majesté », renvoie les délateurs, met fin à certaines exactions
fiscales, fait voter une loi agraire favorable aux populations les plus
démunies, met au point un système d’assistance sociale aux enfants des
familles les plus nécessiteuses… et, surtout, adopte, pour lui succéder, un
officier supérieur, légat de Haute-Germanie, le dénommé Trajan. Lequel
deviendra très populaire en Gaule. On le remarquera, hélas, en passant : il
en est des empereurs d’hier comme de certains grands patrons
d’aujourd’hui : les plus mauvais restent longtemps, les meilleurs partent
trop vite.
Le fait même que Trajan soit d’origine espagnole, donc provinciale, ne
fut pas étranger à la faveur dont il bénéficia en Gaule. Il faut dire – et
cela fait effectivement rêver – que l’historien Victor Duruy, ministre très
laïque de Napoléon III, pouvait écrire de cet empereur – que le lecteur
s’accroche à son siège : « Il augmenta les revenus du fisc tout en
diminuant les impôts ! »
Bien qu’il fût porté sur les vieilles amphores et les jeunes garçons, et
peut-être pour cela, Trajan parviendra à se concilier à la fois le peuple et
le Sénat.

LES PRÉMICES DE L’ASSISTANCE SOCIALE

Peu porté sur les marques d’honneur ostentatoires, Trajan poursuit les
projets d’assistance initiés par Nerva, crée, dans chaque cité, une sorte de
Crédit agricole dispensant des prêts aux propriétaires fonciers et dont les
intérêts sont versés à une caisse d’assurance permettant de garantir une
pension alimentaire aux familles d’enfants nécessiteux. L’objectif
proclamé est d’inviter les paysans à avoir des enfants parce que
l’agriculture, mais aussi l’armée, en ont besoin.
Les classes déshéritées gauloises profiteront de cette politique sociale
et en seront d’autant plus redevables au nouvel empereur que les effets du
redressement économique commençait à se faire sentir.
Trajan suivit une politique inverse de celle que préconisent les
politiciens conservateurs d’aujourd’hui : libéral en matière politique,
respectueux des prérogatives du Sénat, hostile aux chrétiens, c’est-à-dire
aux « subversifs », mais refusant qu’on les persécute et même qu’on les
recherche, il adopta, en revanche, en matière économique, une ligne
proche de celle du Roosevelt du New Deal : intervention de l’État,
programme de grands travaux publics pour lutter contre le chômage.
Ce qu’on lui reprocherait, de nos jours, serait son goût pour les
conquêtes : la Dacie (Roumanie actuelle), l’Arménie, l’Arabie, l’Assyrie
et la Mésopotamie. Jamais les frontières de l’Empire ne furent repoussées
aussi loin. Il n’est pas sûr qu’il eût, à terme, à s’en féliciter. Mais la
Gaule, elle, en profita.
La popularité gauloise de Trajan ne fut rien, cependant, à côté de celle
dont bénéficiera le successeur qu’il avait adopté à son tour, à la veille de
sa mort : Hadrien. Le nouvel empereur se donnera lui-même le titre de
« Restaurateur des Gaules », pays dans lequel cet homme cultivé, féru
d’hellénisme, poète à ses heures, amateur de débats philosophiques, se
rendra à deux reprises.
Comment ne pas accorder une place d’honneur, dans un ouvrage
consacré à l’émergence des Français, à celui qui contribuera plus que tout
autre – avant la Révolution française et la vente des biens nationaux – à
en faire un pays agricole de petits propriétaires : il encouragea
l’occupation des terres en friche à condition de s’engager à les exploiter
de façon contrôlée, il incita à améliorer les rendements, il organisa un
système qui permettait de louer pour cinq ans de vastes territoires à des
« conducteurs » devant eux-mêmes diviser cet espace en petits lots
affermés à des « colons » contre paiement en nature et en corvées.
En même temps, il préconisait le respect des usages autochtones, la
préservation des libertés municipales, la prise en compte des avis des
assemblées locales. Il fit citoyens romains les décurions des cités,
favorisa l’amélioration de la voirie, l’entretien systématique des chemins
et routes, le développement de l’urbanisme et encouragea la création de
sociétés d’agriculteurs libres.

DE TOUT LE BIEN QU’IL A FAIT,


ON NE RETIENT QU’UN MUR

Ce volontarisme régional fut possible parce que Hadrien, par un « édit


perpétuel », dota l’Empire d’un code pénal unifié, et gratifia cet
ensemble, qui constituait en soi un univers, d’une administration solide
traitant à égalité, selon les mêmes critères et les mêmes références, toutes
les parties, Gaule comprise bien sûr. Et cela sans chercher à étouffer les
particularismes locaux.
En prime – ce ne fut pas la plus mince raison de l’attachement des
Gaulois à cet homme d’exception –, Hadrien fit supprimer l’affermage
des impôts à des membres de l’aristocratie capitaliste patricienne pour le
confier à des procurateurs spéciaux, eux-mêmes contrôlés par des avocats
du fisc.
Il réglementa également l’exploitation minière, imposa en quelque
sorte le rôle d’un État arbitre au détriment d’une privatisation
généralisée, fût-ce au prix d’une bureaucratisation accentuée. Il créa,
d’ailleurs, les premiers « renseignements généraux ».
Hadrien, profondément pacifique, se donna les moyens de sa politique
en mettant fin aux guerres qu’avait menées Trajan, quitte à évacuer des
territoires que ce dernier avait conquis. Or, s’il a laissé son nom à la
postérité, ce n’est pas nécessairement pour les raisons qui eussent mérité
qu’on s’en souvînt : il entreprit de protéger la Grande-Bretagne contre les
incursions des montagnards calédoniens du Nord. Si bien que le souvenir
que cet empereur a laissé dans l’histoire, comme Erich Honecker, le
dernier leader d’Allemagne de l’Est, est celui d’un mur, le « mur
d’Hadrien ».
C’est un peu comme le pauvre Maginot, dont on ne sait plus rien, sauf
qu’il construisit la fameuse ligne qui d’ailleurs ne servit à rien du tout.
Marguerite Yourcenar a corrigé cette injustice.
Ce sont des siècles qu’il faudra frankhir pour retrouver des avancées
comparables à celles dont ces deux empereurs – et même ces trois, car on
peut ajouter Antonin le Pieux, leur successeur – firent bénéficier, entre
autres, notre pays.

ANTONIN LE PIEUX COMME LOUIS-PHILIPPE

Le successeur d’Hadrien, Antonin le Pieux, initia une forme de


révolution bourgeoise puisqu’il remplaça la séparation entre citoyens et
non-citoyens par une distinction entre puissants et humbles (honestiores
et humiliores), ce qui revenait à la fois à abolir les différences de castes et
à institutionnaliser, dans un texte officiel, le fait que la richesse prenait le
pas sur la pauvreté. Cela se constatait. Ce fut désormais écrit.
« Bourgeois », Antonin le Pieux le fut aussi, semble-t-il, dans sa vie
quotidienne. Marc Aurèle, son successeur, disait de lui que « ce n’était
pas un agité perpétuel. Il restait volontiers au même endroit, occupé aux
mêmes choses. Il ne se baignait pas à des heures indues ». On remarquera
que, aux yeux des Romains, le moment de la baignade est un critère tout
à fait essentiel. Septime Sévère reprochera, par exemple, aux officiers de
l’armée du Rhin de se baigner à n’importe quelle heure !
Un jour, un philosophe platonicien à la mode et quelque peu mondain
(suivez mon regard…) l’interpella (il était lors proconsul) pour lui
reprocher de ne pas l’écouter avec assez d’attention. « Mais si, mais si je
t’écoute, lui répondit le futur empereur. Je te connais très bien. Tu es
l’homme qui soigne ses cheveux, se fait briller les dents, se lime les
ongles et sent toujours le parfum. » On notera qu’à l’époque se brosser
les dents et se limer les ongles, voire se faire onduler les cheveux, était
considéré comme une marque de narcissisme ostentatoire.
Proclamé « Père du peuple » par une Gaule dont il était vaguement
originaire (il était fils d’un banquier nîmois et donc très riche), Antonin
n’était pas pieux au sens religieux du terme, encore qu’il fut attaché au
culte traditionnel : ce qualificatif ne désignait que sa piété filiale envers
Hadrien qui l’avait adopté. C’était, dans le contexte de l’époque, la crème
des hommes. Humaniste, pacificateur, tolérant. Conseillé par Marc
Aurèle, il ne tua que très modérément, tortura peu, et, confronté à deux
conspirations, il ne fit périr que les deux chefs.
Preuve que ce mari honteusement trompé était presque des nôtres, il
mourut d’un excès de table. Mais preuve, en revanche, qu’il était très
différent, il abandonna sa fortune à l’État et laissa un des budgets les plus
excédentaires de l’histoire.
Belle brochette, on en conviendra, et temps bénis.
Hadrien a d’ailleurs laissé une trace écrite en France. À Apt
exactement, où il est passé en se dirigeant vers les Pyrénées. Il s’agit
d’une épitaphe en vers, gravée sur le tombeau d’un compagnon de
voyage. En l’occurrence, son cheval favori.

Tout cela mérite, cependant, d’être relativisé. Précisons donc


qu’Hadrien fit exécuter quatre sénateurs et quatre consuls qu’il
considérait comme des rivaux potentiels et qu’il voulut adopter son petit
ami à cause de sa beauté. Le petit ami en question, dandy, poète à ses
heures, plus gay que nature, avait conçu un coussin de lit rempli de roses
et, surtout, inventé un plat mélangeant des tétines de truies à de la chair
de faisan, de paon et du pâté de sanglier. Bon appétit !
Est-ce à cause de cette passion ambiguë que Hadrien avait, auparavant,
fait mettre à mort son beau-frère, qui – erreur fatale – avait été désigné
par la rumeur publique comme le plus digne de lui succéder ?
Sous les Antonins, donc, la Gaule connaît une période exceptionnelle
d’expansion : croissance forte, inflation faible, explosion de la
consommation (ce dont témoigne, au plan archéologique, la richesse des
déchetteries), essor de la vigne malgré le décret Domitien, et des
céréales.
Il serait de bon ton de considérer que l’apothéose correspondit au
règne de Marc Aurèle, le successeur, l’empereur philosophe, dont l’aura,
aujourd’hui, brille toujours du même feu.
Hélas, la réalité est quelque peu différente.
CHAPITRE 8

Quand les lions ne voulaient pas de sainte Blandine

En l’an 175, tous les hauts notables de Gaule reçurent ce communiqué


signé de l’empereur Marc Aurèle : « L’empereur à tous les gouverneurs,
juges et magistrats de notre empire. Nous apprenons que certaines gens,
qui se disent chrétiens, contreviennent aux lois de l’État. Faites-les
arrêter et, s’ils refusent de sacrifier aux dieux, employer les tourments
pour les y obliger, en sorte néanmoins que la justice retienne la sévérité
dans de justes bornes et qu’en retranchant le crime on ne punisse pas trop
sévèrement les criminels. »
Prose de philosophe, en effet.
C’est à Lyon, en août 177, sans doute à l’occasion de la fête annuelle
au temple d’Auguste, que ces consignes vont être appliquées avec la plus
dramatique intransigeance. Que s’est-il passé exactement ?
Déjà, les chrétiens avaient refusé de se joindre à la célébration d’une
victoire de Marc Aurèle contre les barbares. En outre, les semaines
précédentes, des bagarres avaient opposé la population – et en particulier
les adeptes du culte de Cybèle – à des activistes se réclamant de ce que
l’opinion très remontée désignait comme la « secte » des chrétiens.
À l’origine de la tragédie, une double radicalisation : l’hérésie
« montaniste », qui tendait à exalter la recherche du martyre considéré
comme une divine préparation à l’osmose mystique, faisait des ravages
dans les rangs chrétiens. On parlerait aujourd’hui d’une dérive
« djihadiste » ou « kamikaze ». Or, au moment où la minorité chrétienne
se consume ainsi dans l’incandescence de sa propre ferveur, la peste fait
rage, la menace barbare hante les esprits et les affaires périclitent. On en
rend les chrétiens responsables.
Donc, pour éviter les troubles, on leur interdit d’apparaître dans les
manifestations publiques. Certains se rebiffent. Ils se rendent
ostensiblement sur le forum. Font preuve d’une témérité inouïe en
interpellant les passants et en faisant étalage de leur foi.

NOUS SOMMES CHRÉTIENS,


VOILÀ NOTRE GLOIRE

Comme avait osé l’écrire Athénagore, un montaniste, à Marc Aurèle :


« Comment permettez-vous qu’à cause de notre seul nom la foule nous
agresse et nous dénonce ? » En l’occurrence, c’est ce que fait la foule
lyonnaise. On les insulte, on leur jette des pierres. On en appelle, contre
eux, aux autorités : comment peuvent-elles tolérer de telles
provocations ? On se saisit donc des « délinquants » et on les interroge.
Pour qu’ils avouent être chrétiens ? Non… Pour qu’ils admettent qu’ils
ne le sont pas. Ou ne le sont plus. Ou regrettent de l’être. Ceux qui nient
sont aussitôt relaxés. Inquisition à l’envers. On ne cherche pas, coûte que
coûte, à prouver leur culpabilité, on les supplie de proclamer leur
innocence. De se renier, fût-ce du bout de la langue. On leur fait des
promesses, on leur donne des conseils, on les menace : s’il vous plaît,
soyez gentils, ne vous entêtez pas. Que vous soyez chrétiens, bon, c’est
votre affaire, on passe l’éponge, mais à condition que vous cessiez de le
proclamer, de le crier sur les toits.
Certains, sur la cinquantaine de personnes interpellées, craquent. La
plupart tiennent bon : nous sommes chrétiens, voilà notre gloire.
À la porte du tribunal, la foule s’est massée. Elle hurle à la mort. Pas
de pitié ! C’est comme si on exhibait un extrémiste juif face à une foule
palestinienne ou un activiste du Hamas face à une foule israélienne. Un
jeune aristocrate local, nommé Epagathus, s’offre de plaider pour ses
coreligionnaires.
Qui sont ces gens qui bravent la foule, la magistrature, l’empereur, la
mort ? Il y a des jeunes gens, des esclaves, des prolétaires, des
domestiques comme une jeune fille nommée Blandine, une dame
romaine qui a pignon sur rue, un médecin phrygien, des nobles comme
cet Epagathus, le diacre de l’Église de Vienne Sanctus, Maturus, Attale
de Pergame. Le très vieil évêque Pothin, quatre-vingt-dix ans dit-on,
originaire d’Asie, figure lui aussi dans le lot. Ce dernier, infirme et
malade, accablé d’insultes par un public chauffé à blanc, « se conduit, dit
la chronique, comme s’il était le Christ lui-même ». On l’interroge :
« Quel est le Dieu des chrétiens ? » Il répond : « Tu le connaîtras si tu en
es digne ! »
À ces mots, tous ceux qui l’entourent se ruent sur lui et le tabassent, à
coups de pied, à coups de poing. On se saisit de tout ce qui est à portée de
main pour l’en frapper. On le ramène pantelant, cabossé, défiguré dans sa
prison. « Il s’y absorbe dans la vision d’un monde meilleur. » Il agonise
deux jours encore et rend l’âme.
Cette version peut-elle être considérée comme véridique ? Sans doute
pas. Qui est témoin ? Qui raconte ? Personne sur l’instant. L’affaire ne
défraie nullement la chronique. C’est plus tard que le récit
extraordinairement détaillé, presque sadique dans sa précision, de cet
héroïque sacrifice collectif sera envoyé aux communautés orientales
comme pour les édifier ; pour participer de la litanie du martyrologe dont
cette communauté se faisait gloire.
Ce récit, horrifiquement merveilleux, sera rendu public par Eusèbe,
évêque de Césarée à l’époque de Constantin. Soit quelque deux siècles
plus tard.

MÊME LA GESTAPO N’AURAIT PAS OSÉ ÇA

Ce qui est vrai, c’est que les « citoyens » romains sont condamnés à
être décapités et les autres à être livrés aux bêtes. Maturus et Sanctus sont
cruellement mordus par les lions, puis (mais cela est moins sûr) placés
sur une chaise de fer rougie au feu. Vont-ils céder ? Non. Alors même
que leur chair brûle, ils se sentent « transportés par l’ivresse des félicités
célestes ». Sanctus croit voir sortir des flancs de Jésus-Christ une source
d’eau vive qui le rafraîchit et le fortifie. Son corps n’est plus que
sanguinolentes béances.
Quelques jours plus tard, on remet ça. Et alors Sanctus, tiennent à
préciser les panégyristes posthumes, « reprend de la vigueur ». Les deux
héros vivent encore quand on les égorge.
Blandine, elle, est attachée à un poteau. Les fauves l’ont dédaignée.
Elle assiste à l’horreur du charcutage de ses compagnons par les
carnassiers. On la reconduit dans sa cellule en compagnie d’un
adolescent de quinze ans à qui elle remonte le moral. Et qui meurt, grâce
à elle, presque déjà « aux anges ». On vient l’extraire de son cachot.
Alors, lit-on dans le récit envoyé aux communautés orientales, « pleine
de joie à la vue de la fin prochaine, elle court elle-même au supplice ».
Ayant été exposée aux bêtes, puis déchirée de coups de fouet, voilà
qu’on l’enferme couverte de plaies dans un filet, la chair à vif, et qu’on la
livre à des taureaux furibonds qui la projettent en l’air à plusieurs
reprises. Elle ne sent rien, « poursuivant calmement une conversation
avec le Christ ». Un seul des supplices, précise le récit officiel, aurait dû
la tuer. C’est le moins qu’on puisse dire. Mais, en généreuse athlète du
Christ, elle tient bon : « Je suis chrétienne, répète-t-elle, on ne fait rien de
mal parmi nous. »
Il faut finalement, elle aussi, l’égorger. Son corps sera brûlé.
Évidemment, rien de tout cela n’est vraiment crédible. Il ne s’agit pas
de « rendre compte », mais de confectionner, à partir d’autres légendes
d’origine orientale celles-là, une manière d’épopée apologétique et
didactique propre à enflammer et à édifier les esprits, à sublimer les
imaginations. Un mémorialiste chrétien évoquera lui-même « un
concours de merveilles entre villes, de contes puérils dignes des oreilles
des bouviers d’où il ressort, entre autre, que Lazare, Marthe et Marie
Madeleine sont venus en Gaule ».
Douze ans avant l’épisode de Lyon, voilà par exemple comment on
racontait le martyre de Polycarpe évêque de Smyrne, brûlé vif : « La
flamme s’arrondit semblable à la voilure d’un navire que gonfle le vent.
Elle entoure comme d’un rempart le corps du bienheureux. Ce n’était
plus une chair qui brûlait, c’était un pain que l’on dorait [sic], c’était un
or et un argent incandescent dans leur creuset, et nous respirions un
parfum aussi capiteux qu’une bouffée d’encens. »

LES CHRÉTIENS DÉCRITS COMME DES ATHÉES ANTHROPOPHAGES

Qu’est-ce que l’opinion populaire reproche exactement aux chrétiens ?


Le pire. Aucun fantasme ne les épargne. « On nous accuse, résume
Athénagore dans sa supplique à Marc Aurèle, de trois crimes : d’être
athées, de nous nourrir de chair humaine comme Thyeste et d’être
incestueux comme Œdipe. »
Incestueux parce qu’ils s’appellent entre eux frères et sœurs et
prétendent « s’aimer les uns les autres ». Anthropophages à cause de
l’eucharistie : ils mangent le corps du Christ et boivent son sang. Athées
parce qu’ils refusent de sacrifier aux dieux lors des cérémonies païennes.
Un autre chrétien, nommé Minucius Félix, recense ainsi les griefs :
« Ils recrutent dans la lie du peuple un ramassis d’ignorants et de femmes
crédules. Cette race ténébreuse qui fuit la lumière, muette dans le monde,
bavarde dans les caves [c’est-à-dire les catacombes]. Ils s’aiment les uns
les autres avant même de se connaître, entremêlés les uns aux autres. Ils
pratiquent la luxure, allant jusqu’à s’appeler indistinctement frères et
sœurs, afin de revêtir l’acte sexuel d’un caractère incestueux. Pourquoi
d’ailleurs n’ont-ils ni autel ni temple [cela changera] ? Ni même d’effigie
de leur Dieu ? Ils refusent de s’intégrer à la vie collective, de participer
aux cultes civiques, ils se retirent du monde pour former une société
fermée. »
Le principal conseiller de Marc Aurèle, le rhétoricien Fronton, auteur
d’un savoureux Éloge de la fumée et de la poussière, croit aux calomnies
populaires, y compris à celle – un autre grand classique qui sera, aux
Temps modernes, le déclencheur des pogroms antisémites de Kiev –
concernant de prétendus sacrifices d’enfants, dont on peut penser que
l’origine en est l’évocation biblique du fictif sacrifice d’Isaac par
Abraham.
Le philosophe Celse (qui influencera beaucoup Julien l’Apostat)
reproche aux chrétiens, qu’il stigmatise dans un ouvrage dont, plus tard,
ceux-ci détruiront tous les exemplaires, de se faire gloire de l’exécration
publique qu’ils suscitent. De cet ouvrage, on a conservé cette phrase :
« Une race d’hommes nés d’hier, sans patrie ni traditions, ligués contre
toutes les institutions religieuses et civiles […] : tels sont les chrétiens. »
Dans ses Pensées, Marc Aurèle lui-même retournera contre eux leur
mépris ou leur recherche du martyre, en quoi il voit, fidèle en cela à son
maître Épictète, le signe du plus délirant des fanatismes.
Encore l’empereur philosophe n’a-t-il pas connaissance de la future
épître d’Eusèbe, dans laquelle l’évêque de Césarée évoque la « volupté
du martyre ». Comment aurait-il pu comprendre, lui qui, dans une lettre à
l’un de ses maîtres, le remercie de lui avoir enseigné à ne pas croire aux
« faiseurs de miracles » et met en garde, au nom du primat et de
l’autonomie de la raison, contre la superstition négatrice de la vraie
religion ? Auteur de romans satiriques, l’écrivain grec Lucien de
Samosate abonde dans le même sens : « Ces gredins se figurent qu’ils
sont tout bonnement promis à une vie éternelle, ce pourquoi ils marchent
spontanément au supplice. »

DE DANGEREUX ANARCHISTES

Il y a un autre aspect des diatribes antichrétiennes qui prend une


coloration beaucoup plus moderne : ce qui justifierait leur incivisme, dit-
on, au moins dans les milieux intellectuels, c’est leur acceptation passive,
sans lutte, de la misère d’ici-bas au nom de l’accès espéré à un sort
meilleur dans l’au-delà. Pourquoi se retranchent-ils civiquement de la
communauté, sans égard pour la finalité sociale des actes qu’ils
récusent ? Pour un stoïcien, ce refus de se fondre dans la symphonie
générale, qui participe de l’ordre du monde, porte atteinte à cet ordre.
Comment les hauts fonctionnaires romains, empereur en tête,
pouvaient-ils réagir à cette envolée de l’admirable Tertullien : « Rien ne
nous est plus étranger que l’intérêt public… Nous ne connaissons qu’une
république commune à tous les hommes. » Ou encore : « Il nous faut
lutter contre les institutions, les ancêtres, l’autorité, les traditions, les lois
des maîtres du monde, les argumentations des juristes et magistrats,
contre le temps, la coutume. »
Quel gauchiste oserait tenir un tel propos aujourd’hui ? Et comment
réagirait l’establishment ? Cet establishment pour qui, à l’époque, le
crucifix évoque en outre le mode d’exécution des esclaves révoltés.
Spartacus en particulier.
Il nous faut ici affronter ce paradoxe : c’est au nom de la tolérance que
le philosophe Marc Aurèle donne le signal d’une répression qui apparaît,
avec le recul, comme le comble de l’intolérance. Dans son esprit, il ne
s’acharne pas contre une religion, il sévit contre une idéologie sectaire
qui récuse toutes les religions. Toutes les « autres » religions. D’où
l’accusation étrange d’athéisme. Lui, Marc Aurèle, croit à tout. Ou plutôt
s’impose, précisément au nom de la tolérance, de croire à presque tout. À
tout ce qui a fait ses preuves, avec une prédilection pour les divinités
égyptiennes. Lors de l’une de ses opérations dans les régions
danubiennes, il demandera à un grand prêtre égyptien de venir bénir ses
armes.
La Gaule, à cette époque, s’est grande ouverte aux cultes orientaux.
Les dieux les plus exotiques y prolifèrent. Isis et Sérapis se sont imposés
à Marseille et auraient séduit de nombreux fidèles à Nîmes. Chez les
Voconces de Die, mais aussi à Narbonne, en Aquitaine, on vénère la
« Grande Mère des dieux ». Le culte de Mithra domine dans les camps.
On adore ici le Soleil sous toutes les formes. Le culte de Cybèle est
florissant. Les religions à mystères recrutent de plus en plus d’adeptes.
Mais aucune ne prétend détenir une vérité unique, ne pratique le
prosélytisme militant, ne boude les cérémonies civiques, ne s’en prend
aux représentations de Jupiter ou aux effigies d’Apollon. On défend son
bout de gras, sa part de marché, c’est tout. On n’imagine pas un fidèle
d’Isis, un officiant de Mithra, encore moins un juif surgir au beau milieu
de l’espace public et interpeller la cantonade pour la sommer de se rallier
à la vraie foi en renonçant à ses « idoles ». Cela, seuls les activistes
chrétiens l’osent. Leur témérité fascine, l’incandescence de leur foi
trouble, mais leur agressivité exaspère et leur exclusivisme consterne. La
subversion en acte. Comme l’irruption de commandos bolcheviques au
milieu des fêtes de Noël pour mettre bas les sapins.
Et, alors, s’opère une terrible inversion. Car, en fait, qu’y a-t-il de plus
inoffensif que ces petites communautés cosmopolites et
internationalistes, où la domestique côtoie la riche matrone et
l’intellectuel le travailleur manuel, le Syrien le Gaulois, le Numide le
Marseillais, où l’on s’appelle frères et sœurs, où l’on s’assemble de la
manière la plus discrète possible pour chanter des cantiques appelant à
l’amour universel et pour prendre en commun un repas qualifié
d’« agape », où l’esprit d’entraide conduit à prendre en charge veuves et
orphelins, où l’on adore moins un Dieu le Père ouragan qu’un fils de
Dieu zéphyr, où l’on célèbre non l’extermination vengeresse de l’autre,
mais le martyre consenti de celui dont on boit symboliquement le sang
comme s’il s’agissait d’une partie de soi.
Diaboliquement, tout se retourne : inceste, anthropophagie, orgies,
complots, sociétés secrètes. On transforme d’inoffensifs babas cool en
dévoreurs de nouveau-nés roulés dans la farine – leur plat préféré. Et
tout, en vérité, en tout temps, sous tous les cieux, peut toujours se
retourner de cette façon. Le protestant devient un monstre, le chiite un
négateur d’Allah, le doux athée un succédané de Belzébuth.
Un contempteur stoïcien de la nouvelle religion qui faisait scandale
écrivait : « La rusticité des juifs ignorants s’est laissée prendre, hier, au
prestige de Moïse et, dans ces derniers temps, les chrétiens ont trouvé
parmi les juifs un nouveau Moïse qui les séduit mieux encore : il passe
auprès d’eux pour le fils de Dieu. » Idée qui lui paraissait tout à fait
extravagante.
Le « montanisme », dont le promoteur était un ancien célébrant du
culte de Cybèle, avait-il comme enivré l’esprit de nos premiers chrétiens
de Lyon, dont la majorité, répétons-le, était d’origine orientale ? C’est
probable. Et c’est peut-être la raison pour laquelle, sur le moment, cette
tragédie fit peu de vagues, au point qu’il fallut attendre un peu moins de
deux siècles, sous l’empereur Constantin, pour qu’Eusèbe la rapporte,
sous une forme à la fois terrifiante et enchantée.

UNE ÉGLISE ORIENTALE QUI A DU MAL À S’IMPLANTER CHEZ LES GAULOIS

On ne saurait désormais évoquer cette « invention des Français » qui


accompagne l’accès de la Gaule à une conscience nationale sans se
pencher sur le développement d’un christianisme hexagonal. Impossible,
évidemment, et absurde d’éluder cette dimension.
Il ne convient pas non plus de la surévaluer, du moins pour l’époque
antérieure à la vigoureuse action évangélique de l’évêque de Tours, saint
Martin (371). Après que le christianisme, sous l’empereur Théodose, fut
devenu une religion exclusive d’État (une incontournable pensée unique
en quelque sorte), toute l’histoire de la Gaule fut reformatée à cette aune
et relue à cette lumière. Mais, en réalité, jusqu’à la seconde moitié du
e
IV siècle, l’emprise du christianisme en Gaule resta très marginale. La
preuve en est que lorsqu’en 361 Julien, qui répudia le christianisme
institutionnalisé par Constantin, marcha sur Rome à partir de Paris, il
entraîna toute la Gaule derrière lui sans qu’on ne rapporte la moindre
forme d’opposition ou de réticence organisée de la part de quelques
fractions chrétiennes que ce soit. Une goutte d’eau !
Ce n’est qu’environ soixante-dix ans après les événements de Lyon
que, sous l’influence de l’évêque de Carthage Cyprien, sont censés s’être
partagé l’action propagandiste d’évangélisation de la Gaule Saturnin à
Toulouse, Trophime à Arles, Martial à Limoges, Denys à Paris, Gatien à
Tours, etc.
Quelques historiens ont fait remarquer qu’en réalité il n’existait pas de
communauté chrétienne importante à Lyon à l’époque de Marc Aurèle.
Le premier évêque de Lyon avéré, Faustin, officia vers l’an 260. Ces
historiens en ont déduit qu’Eusèbe avait situé en Gaule une persécution
qui se serait, en fait, déroulée en Asie Mineure, plus exactement en
Galatie, sorte de Gaule orientale comme son nom l’indique. Il me paraît
plus probable qu’un groupe de chrétiens de Lyon a, effectivement, décrit
le martyre de coreligionnaires en s’inspirant de récits qui lui étaient
parvenus d’Orient.
C’est précisément la raison pour laquelle le christianisme eut d’abord
beaucoup de mal à s’enraciner. En 344, au concile d’Arles, seuls vingt-
cinq évêques gaulois sont présents contre cent quatorze en 440. C’est une
religion exotique dont les premiers missionnaires viennent d’Orient –
même le successeur de Pothin à Lyon, Irénée, vient de Smyrne et écrit en
grec ; elle s’est infiltrée à partir de Marseille. Ses hauts responsables
vivent au rythme des incessantes querelles théologiques qui embrasent
les communautés d’Antioche ou d’Alexandrie, et auxquelles le Gaulois
moyen ne comprend goutte. Irénée lui-même consacre l’essentiel de ses
écrits à lutter contre les hérésies qui prolifèrent. Tous les Pères de
l’Église sont des Orientaux : Alexandre d’Antioche, Clément
d’Alexandrie, Origène de Tyr, Diodore de Tarse, etc.
Sous les Sévères, Julia Domna puis Julia Mamaea s’entoureront
volontiers de philosophes ou de rhétoriciens chrétiens, ou pseudo-
chrétiens, mais ceux-ci ressembleront plus à des mages pénétrés
d’ésotérisme oriental qu’à de véritables théologiens.
La tendance est d’ailleurs à encourager les syncrétismes. Ainsi Justin,
martyrisé à Rome, lui aussi sous Marc Aurèle, cherche-t-il à séduire
l’empereur stoïcien en avançant cette théorie : « Le Christ joue dans le
monde spirituel le rôle que les stoïciens attribuent au logos. » Si le Verbe
se fait Dieu, Dieu peut se faire Verbe. Parole profonde, certes, mais qui
passe totalement par-dessus la tête du Gaulois basique dont la
sophistication intellectuelle, à l’époque, n’est pas le fort.
Un peu plus d’un siècle plus tard toute la chrétienté s’embrasera,
quand s’opposeront les tenants de l’arianisme, pour qui le Dieu père
surpasse le fils, aux orthodoxes, pour qui le père et le fils ne font qu’un.
On se battra dans les rues d’Alexandrie, des grèves éclateront par
solidarité avec un parti ou avec l’autre. Le monde gothique en pincera
pour l’arianisme. La Gaule, elle, restera plutôt indifférente à cette
querelle et se tiendra ancrée dans l’orthodoxie.
QUAND LE CHRISTIANISME ÉTAIT ÉSOTÉRIQUEMENT TOUT FOU

Si la France s’est hissée au rang de « fille aînée de l’Église », ce n’est


pas parce que le christianisme s’y répandit plus rapidement et plus
fortement qu’ailleurs. C’est plutôt l’inverse. Lorsque l’« arianisme » se
propagea dans l’ensemble de l’Empire romain, et tendit à y devenir
majoritaire, les croyants gaulois, eux, restèrent comme un seul homme
fidèles au dogme trinitaire, moins sans doute par adhésion à sa
dialectique complexité que parce que c’était la norme et que leur Église à
eux, gauloise donc, en avait fait sa croyance identificatrice.
En fait, la seule vraie polémique qui enflamme les premiers chrétiens
de l’Église de Gaule est celle concernant la fixation de la date de la fête
de Pâques. Un concile est nécessaire pour trancher, car certains tiennent
mordicus à conserver la date du calendrier juif.
Certes, le premier christianisme gaulois ne fut pas totalement
insensible aux débats d’idées, mais, comme il était groupusculaire, les
controverses le furent aussi. Outre l’illuminisme qui fit des ravages,
l’ésotérisme et le manichéisme bouleversèrent quelques esprits. Sous
l’influence des « gnostiques », on évoqua l’existence de livres mystérieux
dans lesquels étaient révélés tous les « non-dits », les secrets intimes de
Dieu, la clé de ce que, jusqu’ici, personne n’était parvenu à comprendre
et qui, naturellement, rendait tout encore plus incompréhensible. Les
apocryphes, y compris les faux Évangiles, fleurissaient. On y mélangeait
tout, par exemple l’Ancien et le Nouveau Testament avec la cosmogonie
babylonienne porté par cette obsession : connaître la nature du mal. Le
monde réel, cauchemardesque, ne pouvait être l’œuvre de Dieu, du moins
du « bon Dieu ». Des puissances maléfiques avaient détourné ses plans.
Heureusement, ce Dieu trahi avait eu le temps de semer dans les âmes de
tous les hommes les germes du bien. Donc du salut.
Cette explosion de divagations, chacun s’estimant libre et apte à
théoriser ses hantises et à idéologiser ses fantasmes, eut une double
conséquence : la première, c’est qu’il fallait mettre un peu d’ordre dans
tout cela. Irénée, l’évêque de Lyon, fut de ceux qui s’en chargèrent. D’où
la fixation de règles, la définition du dogme, la formalisation de
commandements moraux, l’établissement d’un Canon, un tri des
écritures.
L’autre conséquence fut plus tardive : il est évident, en effet, qu’on
retrouve des traces de ce « gnosticisme » et surtout de ce manichéisme,
dans maintes hérésies qui se développeront par la suite. D’abord – nous
en parlerons – dans celle qui fit couler le sang à la fin du IVe siècle et, à la
période médiévale, dans le mouvement cathare ou albigeois contre lequel
le pape prêcha une croisade spécifique.
On ne saurait donc restituer l’épopée de l’émergence des Français
sans, parallèlement, retracer l’histoire de la rencontre, fût-elle plus
tardive qu’on ne l’a prétendu, puis ensuite de l’osmose entre cette
affirmation nationale et l’enracinement du christianisme sous sa forme
catholique dans notre pays.
Notons que l’expression « catholique », qui définira le christianisme
orthodoxe, celui précisément que l’Église des Gaules défendra de façon
intransigeante, a été forgée par Ignace d’Antioche dans une lettre aux
habitants de Smyrne : « Là où est le Christ Jésus, là est l’Église
universelle catholique. »

COMMENT LA RELIGION A ÉTOUFFÉ L’HISTOIRE RELIGIEUSE

Que la France, l’Europe se soient développées sur un terreau dans les


profondeurs duquel le christianisme a plongé ses racines, il serait stupide
d’en disconvenir : il y a autant de chrétienté dans nos traditions, sinon
plus, que de romanité dans notre « humanité », de celtitude dans nos
noms de lieux, de germanité dans nos nostalgies nobiliaires, de
cartésianisme dans nos références idéologiques, ou de gauloiserie dans
nos mœurs.
Nous nous heurtons, cependant, à un sérieux problème : le récit, le
récit véridique de cette christianisation de notre identité nous échappe en
grande partie. Pourquoi ? D’abord par absence de sources, le dépôt étant
trop mince. Puis, dans un second temps, parce que les témoignages ont
cessé d’être fiables. La normalisation quasi totalitaire qui intervient à
partir du règne de Théodose implique un reformatage, une réécriture, en
fait une complète réinvention de l’épopée chrétienne, qui transforme
l’histoire en un compte rendu imaginaire, propagandiste et édifiant.
À partir du Ve siècle, un Tacite et un Suétone ne sont plus possibles.
Plus aucun texte ne peut être considéré comme un véritable témoignage
ou comme un compte rendu circonstancié. Les anathèmes et les
béatifications y encadrent des récits de miracles, de prodiges et de
damnations.
Un exemple entre mille : en 251, l’empereur Dèce et son fils meurent
au cours d’un combat qui les oppose aux Goths. Voilà le court récit qu’en
fait l’historien païen Aurélius Victor : « Les Dèce (père et fils) en
poursuivant les barbares au-delà du Danube périrent par trahison. Mais la
plupart des auteurs leur attribuent une mort glorieuse, car le fils qui avait
engagé le combat avec trop de hardiesse tomba sur le front de la bataille.
Quant au père, alors que les soldats bouleversés lui tenaient de longs
discours pour le consoler, il déclara énergiquement que la perte d’un seul
homme lui paraissait peu de chose. Et, après s’être réengagé dans le
combat, avec audace, il mourut de la même manière que son fils. »
Le même épisode rapporté par le polémiste chrétien Lactance donne :
« Bien des années plus tard parut cet exécrable animal, Dèce,
l’oppresseur de l’Église. Car qui, sinon un scélérat, irait persécuter la foi
des justes. Il tourna donc aussitôt contre Dieu son ardeur forcenée à tel
point que sa chute fut immédiate. Il fut bientôt encerclé par les barbares
et massacré avec une grande partie de son armée. Il n’eut même pas
l’honneur d’une sépulture : abandonné nu après avoir été dépouillé, il fut
la pâture des bêtes et des oiseaux de proie, comme il convenait à un
ennemi de Dieu. »
On commence – on commence seulement – à nettoyer notre
patrimoine historique des couches de présupposés idéologico-partisans
dont les extrêmes gauches l’ont peu à peu enveloppé. Mais ce travail de
restitution mériterait d’être étendu au placage monarcho-clérical qui en a
également défiguré l’authenticité. Au fond, qualifier systématiquement
de « saints » ceux à qui l’Église a attribué ce qualificatif, fussent-ils
parfois de sacrés tristes sires, n’est-ce pas comme si on continuait à
appeler « camarade » toutes les icônes marxistes, y compris les sinistres
héros de la terreur stalinienne ?
CHAPITRE 9

La Gaule face aux ouragans venus de l’Est

Que la persécution des chrétiens qui marqua le plus la Gaule, non pas
sur le moment mais a posteriori, ait été commanditée par un empereur
philosophe, Marc Aurèle, profondément acquis aux principes de
tolérance, est un apparent paradoxe. « Je veux invoquer, écrivait-il, tous
les dieux qui, en quelque nation que ce soit, donnent aux humains les
secours toujours disponibles de leur puissance. » « Les as-tu vus, ces
dieux, lui demanda-t-on, quelles preuves as-tu qu’ils existent ? » ; et lui
de répondre : « Je n’ai jamais vu non plus mon âme à moi. »
On relève même, dans ses Pensées, cette action de grâce adressée à
« ces dieux qu’on ne voit pas, mais qui sont à l’origine de l’idée d’un
État démocratique régi selon le principe de l’égalité, de l’égal droit à la
parole, d’une royauté mettant au-dessus de toute la liberté des sujets ».
Admettons !
Or, second paradoxe : c’est sous le règne de ce souverain exemplaire,
sage, humaniste, ouvert (bien que plutôt conservateur) que la Gaule, si
prospère depuis un siècle, replongea dans une crise économique et
sociale. Au point, nous l’avons souligné dans le premier chapitre, que le
banditisme et autres formes de marginalités et de dissidences y prirent
une ampleur considérable.
Certes, notre France en gestation, comme les autres provinces de
l’Empire, dut un certain nombre d’avancées à notre Auguste stoïcien : il
institue l’état civil, chaque citoyen devant déclarer, dans un délai de
trente jours, la naissance d’un enfant « issu de justes noces » ; il rend
définitivement caduque la juridiction qui permettait de rendre un esclave
responsable de l’assassinat de son maître ; il facilite l’affrankhissement,
mais, au nom du respect du droit de propriété, favorise la chasse aux
fugitifs ; il reconnaît à la mère la possibilité d’accéder au statut de chef
de famille, lui conférant ainsi une existence propre ; il fait interdire aussi,
ce qui est bien dommage, les bains mixtes.
Mais, ce que la Gaule retiendra de ce règne, c’est que les affaires
périclitent, que le commerce et l’artisanat battent de l’aile, que les routes
deviennent moins sûres, que le développement des villes est stoppé, que
les campagnes s’appauvrissent, que les impôts augmentent, que les
réquisitions se multiplient et que l’inflation ronge la valeur de la
monnaie.
L’Italie n’est évidemment pas épargnée. Le déséquilibre des finances
publiques atteint un niveau tel que l’empereur doit faire vendre aux
enchères, sur le forum, les trésors du palais impérial, la vaisselle d’or et
même les vêtements de l’impératrice.
Or cette récession, que va aggraver une épidémie de peste, n’a pas
pour cause la mauvaise gestion impériale, mais un maelström
gigantesque qui bouleverse totalement l’Europe centrale et dont la
radicalité va complètement modifier le cours de l’histoire de l’Occident,
c’est-à-dire de la partie occidentale de l’Empire.
Quelle est l’origine de ce colossal remue-ménage, de ce formidable
chambardement semblable à la tectonique des plaques qui provoque des
tremblements de terre et leurs répliques ? Nul n’est capable de l’établir
précisément. On peut bien évoquer le fameux effet papillon, c’est-à-dire
ce battement d’aile qui, par une série d’enchaînements de cause à effet,
finit par provoquer une destructrice avalanche… Mais il s’agit d’une pure
reconstruction théorique. Par définition, le battement d’aile original a
échappé à tout le monde. La conséquence ne désigne jamais la cause, au
mieux elle la suggère. Elle l’imagine.

IMMIGRATION ET INVASION
Comment donc cela a-t-il commencé ? Et où ? En Asie centrale, sans
doute. Et même, peut-être, en plusieurs espaces différents : des confins de
la Sibérie au nord à ceux de l’Iran au sud en passant par les steppes et les
déserts au centre.
Le processus, lui, est plus évident : à un moment, cela pousse fort, puis
ce qui est poussé pousse à son tour. La compression suscite la
décompression. Et la décompression compresse à son tour autour d’elle.
Ce n’est qu’à un certain stade de l’enchaînement que l’on perçoit
vaguement qui pousse et qui est poussé ; qu’on le devine.
Ici descendent des terres baltiques et scandinaves des Néo-Celtes
d’après les Celtes et des néo-Germains d’après les Suèves, mêlés à des
Vikings d’avant les Vikings. Et là, peut-être, loin vers l’est, des Huns
d’avant les Huns, des Scythes d’après les Scythes.
Invasions guerrières ? Déplacements de population ? Raids ou
exodes ? Ni l’un ni l’autre, et mélange des trois. Comme pour les
Cimbres et les Teutons, les armées sont, en fait, des peuples en errance et
les peuples en errance ne peuvent survivre qu’en se constituant en armée.
Pas de séparation : le peuple qui fuit ressemble à une armée qui avance.
Celui qui est chassé d’un territoire se fait l’envahisseur d’un autre
territoire. Tous les hommes valides sont guerriers, mais les hommes
valides sont moins nombreux que les femmes, les enfants, les vieillards et
les malades.
Donc, quelque part, ça pousse. Ça presse. Besoin d’air. D’espace vital.
Ceux-là, qui se donnent de la marge, on les appelle les Goths. Ceux-là,
du côté de la Vistule, les Gépides. Et voilà qu’en surgissent d’autres, qui
deviendront les Burgondes, les Vandales, les Semnons, plus tard les
Lombards et les Saxons. Ils s’avancent jusqu’aux limites ultimes du
monde romain. Dans les pays danubiens, dans ces espaces qui
s’appelleront un jour Hongrie, Autriche, Moravie, Yougoslavie, Bohême,
Roumanie, ont jailli les Quades, les Marcomans, les Sarmates, dont les
Alains sont une des tribus. Lesquels disparaissent comme ils sont
apparus. Tels les Hérules. Ou plutôt se métamorphosent, les uns en se
diluant, les autres en fusionnant. Les mêmes deviennent des autres.
Même si les autres finissent par oublier qu’ils sont les mêmes. Comme
les Chattes, les Sicambres ou les Chauques sur le Rhin. Tout éclate, tout
se refonde, tout se transforme. Comme une pâte qui semblerait se pétrir
toute seule parce qu’elle aurait intégré, en elle-même, les mains qui la
pétrissent. Les sculpteurs de ce nouveau monde sont à la fois à l’intérieur
et à l’extérieur de la statue. Imaginons une dérive des plaques qui
déterminerait un gigantesque plissement rejetant ses montagnes tout
autour de lui.
Les Goths, qu’on a signalés sur les rives du Dniepr et les côtes de la
mer Noire, se scindent en deux grands groupes, ceux de l’Ouest et ceux
de l’Est, Wisigoths et Ostrogoths. Sur le Rhin, en revanche, tout ce qui
constituait la galaxie suève avant d’éclater en multiples chefferies se
regroupe autour de chefs fédérateurs, intégrant d’autres orphelins
d’autorité, malaxe le tout et se coagule, quitte à se conférer une nouvelle
identité mythique : ici les Alamans et là les Francs. Les Alamans ont
réussi à fusionner quatre mini-fédérations. Les Francs ramasseront au
passage les Usipètes, les Bructères, les Chérusques, les Sicambres, les
Chamaves… Viendra un temps où, bien après Clovis, on décrétera que
tout ce beau monde descend, en réalité, des héros homériques troyens,
comme les Romains étaient censés descendre des compagnons d’Énée.
Tacite a bien décrit le phénomène qui transforme des associations
guerrières en individualités ethniques : « Un homme se distingue par son
ambition, sa bravoure, sa noblesse. Il appelle à lui, attiré par l’appât de la
guerre, enchaîné par la loi du serment, tout ce qu’il trouve d’aventuriers
chez son peuple et les peuples voisins. Il en fait des fidèles. Ses
confréries peuvent ensuite s’agréger l’une à l’autre. »
Voilà le nouveau paysage géopolitique qui se met en place quand Marc
Aurèle revêt la pourpre impériale. L’Empire est provoqué de tous les
côtés. Pressé dans tous les sens. Menacé sur tous les fronts, Rhin et
Danube. Des groupes barbares avancent jusqu’à l’actuelle Vénétie,
Aquilée est défendue par Pertinax. Les peuples non soumis d’Orient en
profitent pour attaquer à leur tour. Et, cerise sur le gâteau, le numéro
deux de Marc Aurèle, son successeur désigné, son favori, Avidius
Cassius, proconsul en Orient, fait sécession et ajoute la guerre civile aux
conflits extérieurs.
Bilan : l’empereur philosophe, l’homme des livres (il lisait partout,
même aux Jeux), des confrontations savantes, des longues réflexions
solitaires, de l’introspection, cet homme à la santé fragile et à l’esprit
chagrin, rongé par un ulcère, qui créa quatre universités de philosophie,
une par grande école de pensée, dont les professeurs étaient beaucoup
mieux payés que les officiers supérieurs ; cet homme fait peut-être pour
vivre dans une tour d’ivoire fera la guerre pendant dix-sept des dix-neuf
années de son règne. Et il mourra de la peste dans un camp militaire.
Laissant, à son corps défendant, une Gaule exsangue au sein d’un
Occident en désarroi.
Rarement la malchance aura à ce point contraint un athlète de la
pensée à exorciser ce trait par une répétition incessante d’actes guerriers.
Elle le poursuivra, cette malchance, à travers la dérive de son fils
Commode, dont le choix représentera sa seule véritable mauvaise action.
Signe d’un acharnement des dieux : sa fille épousera un consulaire que
Commode fera mettre à mort. Elle se remariera, mais c’est elle, alors, qui
sera « liquidée » sur ordre de Caracalla. Parce qu’elle a osé déplorer
l’assassinat de son frère Géta.
La tragédie jusqu’au bout.

LE DÉBUT DE LA CHUTE ?

Il n’est pas certain que – sous Marc Aurèle – les Gaulois aient pris
conscience que leur destin était placé entre les mains d’un esprit
supérieur. Ce qu’ils retinrent de ce long règne est qu’il marqua le terme
d’un siècle de croissance et de progrès. D’où la propension à considérer,
de Montesquieu à Renan, que l’arrivée au pouvoir de Commode marque
le début de ce long, de cet interminable processus que l’on résumera sous
l’appellation de « chute de l’Empire romain ». Concept ambigu puisque
le Soleil impérial atteindra, par la suite, de nouveaux zéniths. Mais, pour
la Gaule, ce « moment » correspond en effet à une rupture. Depuis un
siècle, elle ne cessait de s’arrimer à la romanité. Or le pouvoir romain lui
fait doublement défaut : en n’assurant plus sa prospérité d’antan et en
s’orientalisant. Alors même que les empereurs vont se perdre dans les
profondeurs de l’Asie (ou que l’Asie vient se perdre dans les profondeurs
de Rome), l’Europe rhénane et danubienne, centrale et balkanique vient,
elle, battre de plus en plus violemment les défenses de la Gaule.
Ce ne sont plus les Phrygiens, les Syriens, les Égyptiens, les Grecs, les
Palestiniens qui se répandent dans le monde celte, pièces de monnaie à la
main, dans le sillage des courants commerciaux, mais les peuples des
Carpates ou des Balkans, l’épée à la main.
La Gaule, qui se sent abandonnée d’un côté et menacée de l’autre, que
pressurent, au nom d’une « rigueur » constamment alléguée, des
taxations et des réquisitions suscitant d’énormes tensions sociales, va peu
à peu s’émanciper du carcan impérial. Elle cherchera, en son propre sein,
une hypothétique potion magique et s’accrochera à toutes les apparentes
solutions – les meilleures ou les pires – qui passent à sa portée.
C’est ainsi, nous l’avons vu, que le brigandage est devenu une forme
de dissidence sociale ; le ralliement massif à Albinus, général rebelle,
bien que non gaulois lui-même, catalyse l’expression d’une exaspération
identitaire.
Ce phénomène, on va le voir se chercher puis se radicaliser : jusqu’à
déboucher sur une sécession et donc une nouvelle indépendance de la
Gaule, puis sur un vaste mouvement insurrectionnel plébéien
mélangeant, dans le même cocktail explosif, banditisme, vagabondage de
masse, révolution socialisante, anarchisme basique et spontanéité
autogestionnaire. À quoi un regain de celtitude réaffirmée servira, ici et
là, de poudre sèche. Entrons maintenant dans cette aventure.
CHAPITRE 10

Quand les Gaulois choisissent un champion pas très


recommandable

Donc – nous en étions là –, le clan des amazones syriennes, qui, après


la mort de Julia Domna, l’épouse de Septime Sévère, et l’assassinat de
son fils et successeur Caracalla, avait poussé au pouvoir le baroque
Élagabal, loin d’être entraîné dans sa chute, avait réussi à le faire
remplacer par son cousin Sévère Alexandre. Lequel est âgé de treize à
quinze ans, ce qui permet à la grand-maman et à la maman de continuer à
tirer les ficelles. A priori, ce n’est pas un mauvais choix. Le jeune
homme est intelligent, beau et d’un naturel aimable. Ne fait-il pas graver,
au fronton de son palais, une maxime que l’on pourrait traduire ainsi :
« Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à
vous-même » ? Pourtant, on le verra plus loin, un usurpateur, ardemment
soutenu par les Gaulois, lui fera subir très exactement ce qu’il subira lui-
même. Le sens du dicton lui avait échappé.
Comme le nouvel empereur, s’il n’avait revêtu la toge, eût couru en
culotte courte après un cerceau, on l’entoura d’un brillant aréopage de
juristes chevronnés à qui on doit les plus fortes innovations du droit
romain.
Mais l’ambiance n’y était toujours pas. La preuve en est que lorsque le
nouvel Auguste dut rétablir un minimum de discipline dans l’armée, les
prétoriens s’emparèrent du plus brillant de ses juristes, Vulpien, devenu
préfet du prétoire, et l’égorgèrent sous les yeux du jeune prince. Ce
n’était décidément pas un métier.
Cependant, Sévère Alexandre est bien le fils de sa mère et le petit-fils
de sa grand-mère : tout lui est bon pour parcourir l’Orient de long en
large. Mauvaise pioche, car l’orage éclate soudain en Gaule au-dessus de
la frontière du Haut-Rhin : les Alamans, qui viennent de boucler leur
regroupement fédéral, suivis par une myriade de petites bandes affamées,
parviennent à percer les défenses romaines. Défenses qui sont en majorité
tenues par des soldats de souche celte et renforcées par des auxiliaires de
toute extraction.
Le Nord-Est de la Gaule est dévasté, plusieurs camps sont submergés.
L’empereur, lui, poursuit imperturbablement ses pérégrinations
asiatiques !
On mobilise les milices urbaines. En vain. La colère monte : on est
trahi ! Assez de langueurs orientales, de danses lascives et de parfums
capiteux : c’est là que ça se passe, en Gaule, pas à Palmyre ou à
Babylone. Même le Sénat s’offusque. L’armée du Rhin bout
d’indignation : n’a-t-on pas dégarni ce front pour envoyer des renforts en
Perse ? En Orient, justement, ces soldats en provenance d’Occident
poussent des hauts cris à l’arrivée du courrier : on livre nos femmes et
nos enfants aux hordes barbares !

QUAND UNE ARMÉE D’ORIENT DÉBARQUE CHEZ LES GAULOIS

Sévère Alexandre doit rembarquer une partie de ses troupes et prendre


aussitôt la direction des frontières de l’Est. Un empereur va fouler le sol
gaulois pour la première fois depuis dix-neuf ans. Mais jamais sans sa
mère ! La dernière du clan des amazones le suit donc, accompagnée de sa
petite cour, dont les suivantes ressemblent plus à des Shéhérazades qu’à
des Vestales. Elle le couve, l’étouffe et le traite comme un adolescent.
Pardi, il ne sortira jamais de l’enfance murmure-t-on. Et radin avec ça !
Et pleutre. Pour preuve la lenteur des mouvements qu’il impose à la
troupe. On dirait qu’il redoute l’affrontement. Il envoie des espions
surveiller les lignes ennemies ? Rumeur : on ne nous la fait pas, ce sont
des négociations secrètes ! On les a chargés d’acheter la paix à n’importe
quel prix ! Donc pas de vengeance, donc pas de butin. Et, la farce jouée,
on retournera chez les Assyriens au son des flûtes.
Tout cela se murmure au sein des troupes.
Or maman Julia Mamaea ne cache à personne qu’elle en a ras la frange
de ce trou à rats au fond duquel ne grouillent, surgissant de la brume, que
des sauvages avinés. On était mieux à Balbek. Qu’on laisse ces Gaulois
régler leurs affaires entre barbares. Qu’on retrouve enfin le Soleil.
L’impératrice mère tient-elle vraiment de tels propos ? Tout au moins
on les lui prête. Et, en prime, Sévère Alexandre, le « Syrien » comme on
l’appelle, a amené avec lui une légion à recrutement oriental (dont le QG
était précédemment établi à Antioche), légion qu’il chouchoute d’autant
plus ostensiblement qu’elle le célèbre comme une divinité. On prétend
que cette légion-là, renforcée d’une division arménienne et d’une aile de
cavalerie maure, s’est rendue célèbre par la molle ambiguïté de ses
mœurs et que son ardeur fut moins évidente sur le champ de bataille
qu’au cours de festivités orgiaques qui donnèrent lieu à toutes les
licences. Les cibles de cette calomnie se récrient : ils font étalage des
exploits qu’ils ont mis à leur actif, dont témoigne – mais cela ne fait
qu’aviver l’antagonisme – la magnificence du butin qu’ils se plaisent à
exhiber. Et qui contribue à transformer certains soldats en grandes folles.
D’un côté, des troupes qui paraissent surgir des frises qui décorent les
palais de quelques satrapes ; de l’autre, une soldatesque qui, à force de se
coltiner les barbares, finit par leur ressembler.
Aucun n’affiche le moindre complexe : ici, on se vit volontiers comme
des soldats d’élite, sinon de luxe, d’une civilisation avancée. Là, on
survalorise la force physique, la rudesse virile, les vertus simples,
franches et directes. On se traite en substance de « ploucs » et de
« pédés ». On ne s’épargne ni lazzis ni bousculades.
L’empereur, excédé, veut rappeler les troupiers gaulois à l’ordre. Il
sanctionne une ou deux centuries. La preuve, s’écrie-t-on, que cet
efféminé sans cesse dissimulé sous les jupes de sa mère, ce grand
indolent, pas plus guerrier que les distributeurs d’encens des temples de
Baal, déteste le brave pioupiou du cru.
UN COSTAUD, UN MALABAR

Justement, un brave pioupiou, du cru ou presque, il y en a un qu’on


adore. Un costaud, un malabar. Il s’appelle Maximin. Il a commencé tout
en bas, comme berger en Thrace, avant de s’engager dans l’armée
romaine. Il ne mettra d’ailleurs jamais les pieds à Rome. D’une
ascendance barbare, vaguement gothique, il fut découvert par Septime
Sévère. On lui avait alors opposé, à l’occasion de festivités régimentaires,
plusieurs champions de lutte qu’il avait terrassés les uns après les autres.
Ce qui lui avait bizarrement valu une incorporation dans la cavalerie !
Puis, plus logiquement, comme garde du corps. Caracalla le nomma
ensuite centurion, bien qu’il ait toujours eu le plus grand mal à parler
correctement latin. Fidèle, il retourna à Macrin ses insignes militaires
pour protester contre l’assassinat de son protecteur.
Un temps démobilisé il fait du commerce avec les Goths, s’enrichit,
envoie balader Élagabal. Mais accepte la proposition de Sévère
Alexandre de lui confier l’entraînement des recrues de l’armée des
Gaules.
Son truc : donner l’exemple. Il s’impose le parcours du combattant,
court, saute, crapahute, porte le barda. Il prend soin de l’armement.
Surveille l’état des uniformes. Surtout, surtout, accorde toute
l’importance qu’elles méritent aux godasses : de quoi sont les pieds ? Le
troufion de base l’adore. Il est direct, sans chichi : « Il est comme nous. »
Il accumule les fautes de syntaxe : « Il est comme nous. » Il écoute, on
l’écoute.
Un beau jour, alors qu’il dirige les manœuvres et que, comme
d’habitude, c’est à qui racontera le plus d’horreurs salaces concernant
l’empereur et sa collante maternelle, un groupe se forme. On s’exclame,
on gesticule. Puis on se rue sur le dénommé Maximin, on le porte en
triomphe, on lui colle sur les épaules de vagues oripeaux de pourpre, on
lui hurle qu’on le fait illico César Auguste.
Lui, évidemment, proteste. Pas question ! Il n’est qu’un soldat. Il ne
mange pas de ce pain-là. On rigole. Il est évident que l’initiative ne
tombe pas du ciel, qu’il l’a préparée de longue paluche.
Comme l’écrit, non sans humour, Hérodien, le grand conteur de cette
époque : « Voyant les soldats le menacer de mort [s’il n’acceptait pas la
pourpre impériale], il préféra le danger pour plus tard au péril pour tout
de suite. ». D’ailleurs, une fois formulées les protestations d’usage, il
démontre son esprit pratique : tout cela est bien gentil les gars mais,
avant de prendre sa place, il faut se débarrasser de l’empereur. Lequel,
justement, est en route pour Mayence.

« Ô MA MÈRE,
C’EST VOUS QUI ME TUEZ ! »

Le jeune Sévère Alexandre, flanqué de sa collante de mère et des deux


préfets du prétoire, a fait dresser des tentes pour dîner et entamer un petit
somme. On s’éloigne, sa génitrice restant seule à veiller son impérial
fiston. Les gardes eux-mêmes se sont dispersés dans la nature, ce qui est
louche. Surgissent alors les séides de Maximin, des soldats gaulois en
l’occurrence. Ils poignardent les sentinelles, embrochent les deux préfets.
À ce moment, Julia Mamaea, la mère omniprésente, toujours aux
aguets, survient, attirée par le bruit. On la jette à terre, on lui relève la
tête, on lui passe une corde autour du cou et on l’étrangle. Sévère
Alexandre veut haranguer les furieux. Peine perdue. Il se voile alors la
face de sa robe et laisse les assassins le larder tout en se moquant de son
jeune âge – un empereur bébé ! – et en injuriant copieusement sa mère.
Sévère Alexandre s’est-il laissé immoler en silence ? Selon certains
(mais, une fois de plus, comment peut-on le savoir ?), il se serait écrié, ce
qui était en partie vrai même s’il est faux qu’il l’ait dit : « Ô ma mère,
c’est vous qui me tuez ! »
Naturellement, aussitôt le prince immolé, il est héroïsé. On montre du
doigt les méchants soldats gaulois. Les Orientaux de la légion
d’Antioche, qui divinisaient Sévère, menacent des pires représailles si les
assassins ne sont pas châtiés. Que fait alors le Thrace Maximin ? Arguant
de son innocence – d’ailleurs, il ne voulait pas de la pourpre, il a été fait
Auguste malgré lui, on l’a élevé à l’Empire sans tenir compte de ses
vives protestations –, il leur donne tous les gages qu’ils exigent. On
s’empare des coupables (pas difficiles à repérer puisqu’ils ont quasiment
agi sur ordre) et, sans procès, sans leur laisser le temps de désigner leur
commanditaire et leurs complices, leur a fait perdre la tête.
Ça ne suffit pas ? Maximin convoque l’armée à une immense
cérémonie à la gloire non seulement de sa victime, mais également de
l’inénarrable maman de l’Auguste : une sainte femme assurément !
Du coup, les recrues gauloises, refusant le rôle de boucs émissaires,
conscientes surtout que la Gaule, bien qu’elle déteste Sévère Alexandre,
ne se reconnaît pas dans leur barbarie, menacent à leur tour de casser la
baraque. La guerre est dans la guerre. Le barbare n’est plus en face, il est
chez soi. Et l’ennemi est devenu intérieur.
Anarchie ? Il faudrait inventer un mot. Les Orientaux se dénichent un
empereur : l’ancien commandant de la cavalerie maure, un proche du
prince défunt. Aussitôt distingué, aussitôt promu. Des cohortes s’y
rallient. Mais un camarade de chambrée de l’heureux ou malheureux élu
se dit : « Pourquoi lui et pas moi ! » Sous prétexte de le féliciter, il
s’introduit dans sa tente et lui coupe le cou. Il croit malin d’apporter la
tête à Maximin. Qui le reçoit avec tous les égards : beau geste, la patrie
vous sera reconnaissante !
Mais, aussitôt que le jaloux a le dos tourné, sa tête rejoint celle qu’il a
apportée.
Il ne reste plus à Maximin qu’une échappatoire : faire la seule chose
qu’il sache vraiment faire, la guerre.

UN EMPEREUR BRUT DE DÉCOFFRAGE

Maximin ? Un bloc. Une âme à l’image de sa corpulence : toute en


muscles. Brut même sans le coffrage. Il n’est pas gaulois mais une pure
émanation de la rage gauloise. Élagabal c’était le burlesque poussé à son
comble. Mais un burlesque parfumé, emperlousé, qui malgré tout
rechercha l’aval du Sénat et alla se faire solennellement introniser à
Rome. Maximin, c’est la bête. Il ne met pas une semelle de croquenot
dans la capitale. Il se fiche de l’avis du Sénat comme de sa première
jugulaire. En lui, la soldatesque gauloise et illyrienne a investi la
dynamite de son exaspération. L’envers de Sévère Alexandre. Il galope,
bourre son bourrin, quand l’autre, le fils à maman, du haut d’une tribune
se plaisait à assister aux courses de chars. Il est d’ici, ou presque, quand
l’autre était d’ailleurs. Parce que ses chefs s’éloignaient de lui, le soldat
gaulois s’en est fabriqué un de substitution qui lui ressemble. Qui sent la
sueur, pas la rose. Une peau recuite, pas une peau douce. Pas un esthète,
un déménageur. Un choix que, certes, beaucoup de Gaulois finiront par
regretter malgré leur hostilité à la dynastie impériale. Malgré, surtout, les
progrès des aspirations autonomistes dont témoigne, en ces années
terribles, le réveil de vieilles traditions celtisantes.
À l’actif des Sévères, on cite communément l’énorme travail juridique,
la volonté d’imposer un droit quasi universel qui confinera au chef-
d’œuvre. Or la plupart des Gaulois y voient une remise en cause de leur
droit coutumier. Ils refusent d’aligner leurs propres lois, c’est-à-dire leurs
particularismes en matière de justice, sur les initiatives législatives
impériales. D’où cette ambivalence : on méprise Sévère Alexandre et on
a un peu honte de Maximin. On s’est senti snobé par l’un, on se sent
comme éclaboussé par l’autre. On refuse ce qu’on perçoit ici comme une
décadence et là comme la sauvagerie.
Mais Maximin, au moins, va faire le boulot. Que voulait-on ? Qu’il
libère la province de la menace barbare : moins une submersion, en
vérité, qu’un harcèlement continu par une multitude de petites bandes qui
s’immiscent, s’infiltrent, se dérobent, contournent, réattaquent, passent
entre les mailles du filet légionnaire. Une fois les lignes de protection
franchies, plus rien, en l’absence de forces constituées – à l’exception des
milices –, ne parvient à arrêter le ruissellement. Les infiltrés, trouvant les
villes ouvertes et les populations sans défense, pillent et brûlent les unes,
rançonnent et détroussent les autres.
On voulait que Maximin casse de l’Alaman (on ne disait pas encore du
« boche »). Qu’il les ratisse, les aplatisse, les écrabouille, les explose
« façon puzzle ». C’est très exactement ce qu’il va faire. Avec une
efficacité, une technicité, une ardeur, mais aussi une brutalité, une
férocité qui laisseront les plus admiratifs horrifiés, et les plus horrifiés
pantois.

GUERRE DE CLASSES AU SEIN DE L’ARMÉE

D’autant que, humilié par la contestation dont il reste l’objet, il


commence par régler ses comptes. Il fait réparer le pont de bateaux que
Sévère Alexandre avait déjà jeté sur le Rhin. Les troupes entreprennent
de le franchir en bon ordre. Soudain, l’empereur usurpateur surgit,
entouré d’une foule de cavaliers peu avenants : il fait stopper le
mouvement. Alerte ! On a découvert un complot ! Il y a de la trahison
dans l’air ! Des officiers félons ont mis au point un guet-apens destiné à
faire tomber une partie des troupes dans un piège tendu par les barbares.
Invention ? Réalité ? Les guerriers gaulois, eux, ne se le font pas répéter
deux fois. On les avait désignés à l’opprobre après le meurtre de Sévère
Alexandre, à leur tour ils désignent les officiers et sous-officiers
transférés de l’armée d’Orient comme âmes du complot. Ce n’est pas
exclu. Ce n’est pas prouvé. On se saisit donc des tribuns, légats et
centurions que la rumeur a rendus suspects. Tuerie. La soldatesque
gauloise et illyrienne s’engouffre dans l’hallali. Guerre de classes au sein
de l’armée. On casse tout ce qui participait de l’ancien pouvoir. Il ne fait
pas bon être un gradé rejeton d’une grande famille.
Le ménage fait, on franchit le Rhin et on se rue sur l’ennemi. Le mot
n’est pas trop fort : guerre d’extermination. Un bon Alaman est un
Alaman mort. Pas de quartier. Des groupes de Germains, hachés par les
colonnes infernales gallo-romaines, se sont-ils réfugiés derrière un
marécage, que plusieurs cohortes, entraînées par Maximin en personne,
le traversent, de l’eau jusqu’à la ceinture, et les exterminent. On poursuit
les autres jusqu’à l’Elbe. L’idée est évoquée d’annexer à l’Empire de
nouveaux territoires jusqu’à la Baltique.
Après les Alamans, au-delà du Rhin, on descend le Danube pour
disperser les Marcomans, les Sarmates et les Daces. Les Goths et les
Alains, qui reconnaissent en Maximin presque un des leurs, donnent un
coup de main.
Le Sénat romain s’avoue effaré devant de telles dévastations.
Maximin, qui se contrefout de l’institution parlementaire, n’en a cure.
D’ailleurs, ceux qu’il terrorise se soumettent, et il en tire gloire. Aux
sénateurs, par provocation, il envoie (comme le fera plus tard Bonaparte)
une sorte d’estampe qui le représente emphatiquement en pleine action
guerrière : « J’en ai fait plus, dit la lettre qui accompagne l’œuvre d’art,
que les plus grands capitaines de l’Antiquité pendant toute leur vie. J’ai
fait tant de captifs qu’à peine les terres de la République pourraient les
contenir. »
Le temps était aux exagérations. Ne prétendait-on pas que notre
Hercule thrace mangeait quarante livres de viande par jour et buvait
vingt-quatre pintes de vin. Qu’il portait, en guise de bague, le bracelet de
sa femme. On imagine l’idée que s’en faisait la haute société romaine qui
ne l’avait jamais vu. Elle le surnommait le « cyclope ». Au théâtre, on
incitait les spectateurs à le reconnaître dans des personnages ridicules qui
moulinaient du biscoto. Une comptine circulait qui disait : « L’éléphant
est gros et on le tue ; le lion est fort et on le tue ; le tigre est féroce et on
le tue ; prend garde à tout le monde, toi qui prétend ne craindre
personne. »
Mais Tartarin ne fait pas rire. Même pas en Gaule. Du fin fond des
Balkans, il envoie des arrêts de mort à destination des rédacteurs de
pamphlets et des conteurs de blagues. Pour soutenir sa politique du tout
militaire, il alourdit les impôts, procède à des réquisitions et à des
confiscations qui frappent également une Gaule qui, en réaction, se
détourne de lui. Classique. Mais surtout, et cela va le perdre, plébéien
jusqu’au bout, « populiste » dirait-on aujourd’hui, il pressure les riches
propriétaires fonciers comme on ne s’y était jamais risqué jusque-là. Or
les propriétaires fonciers constituent l’essence même du Sénat.

LE SÉNAT NE SUPPORTE PAS LES POPULISTES…


Donc, effectivement, on ne rigole plus. Hérodien, qui est le
chroniqueur contemporain de tous ces événements, témoigne – mais il a
choisi son camp, et il en rajoute : « Quand Maximin eut réduit à la
pauvreté la plupart des familles illustres, il passa aux propriétés publiques
et détourna pour lui-même les trésors des villes. Bientôt les trésors des
temples, les statues des dieux et des héros, les matières propres à
fabriquer de la monnaie, tout cela fut envoyé à la fonte. »
On peut cependant s’interroger : à l’instigation du Sénat et des élites
économiques et politiques en général, une révolte locale (initiée en
Afrique non loin de Carthage) va s’étendre à l’Asie – Syrie, Égypte,
Cappadoce – puis à Rome et à toute l’Italie. Or la Gaule, elle, ne bougera
pas. Comme si, malgré tout, elle ne pouvait oublier que Maximin était
son œuvre. Comme si la fureur des privilégiés et des nantis ne la
concernait que marginalement. Comme si, surtout, les mesures prises à
leur endroit la satisfaisait plutôt.
Le Sénat bouillait d’indignation mais, fasciné par la « bête sauvage »
qui imposait sa loi au monde barbare et ne reculait devant rien ni
personne, il était paralysé. C’est donc une initiative locale tout à fait
fortuite qui va le sortir de sa léthargie.
En mai 238, sur le territoire de l’actuelle Tunisie, un groupe de jeunes
gens bien nés, excédés par la multiplication des taxes qui frappent les
grandes familles, arrête la litière dans laquelle repose le proconsul, un
certain Gordianus, ou Gordien. C’est un vieillard de quatre-vingts ans, de
haute extraction, pétri de culture classique, qui se plaît à incarner les
« plus hautes vertus des classes supérieures romaines ». On lui laisse à
peine le temps de réagir, on lui flanque sur les épaules un chiffon rouge
vif et on l’emballe. Direction Carthage. Naturellement, au rythme de la
circulation de la nouvelle, les foules accourent et transforment la petite
troupe en un long cortège.
À Carthage, le peuple et les autorités locales ratifient cette usurpation à
la hussarde. En face de l’Auguste thrace promu par les Gaulois, boule de
muscles et de nerfs à moitié inculte, voilà donc qu’apparaît, promu par
les Africains, un Auguste octogénaire, puits de culture et aristocrate.
Quand l’information atteint le Sénat, celui-ci ne se tient plus de joie.
Un Auguste vieux, cultivé, noble et riche : le Nirvana ! Tout ce que le
Sénat adore. On s’y rallie illico et on décrète Maximin ennemi public.
Peut-être eût-il été plus sage d’attendre. Gordien, en effet, ne fait pas
long feu. Sur place, les légalistes fidèles à Maximin – il y en a même en
Afrique – ont renversé la situation. Plus de Gordien ! Plus d’Auguste
numéro deux. Mais le Sénat de Rome ne peut pas reculer : soit Maximin
extermine les pères conscrits, soit les pères conscrits viennent à bout de
Maximin. Lutte à mort. Lui ou eux.
On assiste alors à ce qui était a priori inimaginable : les nobles
sénateurs en appellent au peuple. À la foule. À la tourbe. On met à prix la
tête de l’Hercule de Thrace et à pied tous les fonctionnaires de sa faction.
Virés ! Expulsés ! Ce qui, aux yeux du petit peuple de Rome en
ébullition, confine à la coupable indulgence. Il opte donc, lui, pour des
solutions plus catégoriques.
« Nuit des longs couteaux » en plein jour.
CHAPITRE 11

Bacchanales révolutionnaires à Rome

Un empereur suicidé, un autre mis hors la loi. Le pouvoir, désormais,


c’est le Sénat. Qui mobilise et arme la population, en appelle à tous ceux
que « la bête féroce a opprimés », envoie des représentants en mission
dans les provinces pour les soulever contre le tyran.
Mais on n’en mène pas large : on regarde du côté de la Gaule. De quel
côté va-t-elle tomber ? Ni d’un côté ni de l’autre, semble-t-il. À
l’évidence, elle ne soutient plus Maximin ; mais de là à faire la révolution
au nom de l’aristocratie romaine pour renverser celui qu’elle a elle-même
placé sur le trône…
La façon dont vont alors procéder nos dignes sénateurs n’est d’ailleurs
pas faite pour susciter l’enthousiasme des foules. Gauloises ou pas. Ils se
sont avisé qu’il leur fallait tout de même un empereur – un empereur
légal – à opposer à celui, Maximin, qu’ils ont certes dégradé, mais qui est
toujours là-bas, en Illyrie, à la tête d’une puissante armée.
Nommer un empereur rival ? Non, soyons prudents, on ne sait jamais :
plutôt deux ! Un pour le militaire, un pour le civil. Comme sous la
République en somme, avec ses deux consuls. On se réunit donc, non pas
au Sénat, mais dans le temple de Jupiter en haut du Capitole. La foule,
prévenue, accourt. Pourquoi, puisqu’on a fait appel à elle, ne
participerait-elle pas aux délibérations ? Elle le demande, elle l’exige. On
lui ferme les lourdes portes au nez.
Hérodien raconte : « Les sénateurs s’enfermèrent à l’intérieur du
sanctuaire en cession secrète. Alors, après avoir désigné parmi eux ceux
qui l’emportaient par leur âge et leur dignité, ils votèrent. La majorité des
voix se porta sur Pupien et Balbin qui furent nommés Imperators. »
Pupien et Balbin ! Bien que cela fasse furieusement duo comique, c’est
une nouvelle tragédie (ou plus exactement tragi-comédie) qui se prépare.

LES DUETTISTES NE FONT PAS RECETTE

Balbin est considéré comme un type cool. Ce n’est pas le cas de


Pupien, qui a la réputation d’une peau de vache. Or, dehors, la foule de
plus en plus dense, furieuse de constater qu’on lui cache tout, s’arme de
pierres et de bâtons. Quand on lui révèle le nom des heureux élus, celui
de Pupien surtout, c’est la bronca. « Elle pousse, raconte Hérodien,
d’horribles clameurs et menace de les tuer tous les deux. »
Que veut-on ? On n’en sait trop rien, mais, parmi cette multitude, se
sont glissés des gens de la famille de ce vieux Gordien que les jeunes
nobles africains avaient élevé à la magistrature suprême avant qu’il ne
soit, à son tour, renvoyé chez ses aïeux.
Lorsque les deux Augustes, celui que l’on tolère et celui qu’on ne peut
déjà pas voir en peinture, décident, après beaucoup d’hésitation, de se
montrer pour de vrai, la clameur hostile tourne au charivari sauvage. Les
pierres jaillissent. Les bâtons s’électrisent. « Non, non, on n’en veut
pas ! », le tout haché d’expressions qui se traduiraient, aujourd’hui, par
« dégagez ! », « dehors ! », « à poil ! » ou « aux chiottes ! ». Puis, on ne
sait trop sous quelle impulsion, la foule scande : « Gordien ! Gordien ! »
Au fait, puisque ce Gordien, au dire des sénateurs eux-mêmes, était la
crème de la crème, un type épatant, pourquoi ne pas lui dénicher un
descendant qui, naturellement, aurait hérité de ses vertus. De toute façon,
on ne veut pas de la doublette concoctée en conclave.
Voilà où en est l’Empire : entre les mains de deux zozos ou présumés
tels, encerclés en haut du Capitole, promis par leurs propres sujets à la
lapidation et à la bastonnade.
Mais on est romain. On ne flanche pas. Alors, raconte notre reporter
Hérodien, « Pupien et Balbin s’entourèrent de tous les jeunes gens de
l’ordre équestre et des anciens soldats qui pouvaient se trouver à Rome ;
l’épée à la main, ils tentèrent de sortir de force. La foule des bâtons et des
pierres les en empêcha. Enfin, sur les conseils d’un de leurs partisans, ils
employèrent pour tromper la populace un heureux stratagème. » Ils
veulent Gordien ? Ce serait le comble si on ne parvenait pas à leur en
confectionner un.
Justement on apprend qu’il y a, à Rome, un enfant plus ou moins de
cette famille. Vite, on l’envoie quérir. À l’évidence, ses parents le
tiennent au chaud. Une occasion à ne pas rater. Il faisait gentiment joujou
dans la maison de sa mère. Un grand costaud le hisse sur ses épaules, le
ramène au pas de course. On s’en saisit. On enfile au pauvre gosse des
oripeaux vaguement impériaux. On le brandit ainsi déguisé devant la
foule. Vous voulez un Gordien ? Voilà un Gordien ! C’est le petit-fils de
l’autre. Et nos Augustes dédoublés d’annoncer qu’ils se l’associent
comme César. Acclamations. Jets non plus de pierres, mais de fleurs.
C’est presque un bébé, qu’importe ! C’est lui qu’on veut. C’est leur gosse
à eux.

LES GAULOIS AVAIENT FAIT MAXIMIN,


ILS LE DÉFONT

En attendant, l’Occident romain est coupé en deux.


Car en haut, à l’est, il y a toujours ce Maximin qui a réuni ses troupes
et descend sur l’Italie. On raconte qu’à la nouvelle de ce qui se passait à
Rome, il est devenu hystérique, s’est mis à se battre, en rugissant contre
son ombre, qu’il a ingurgité assez de pinard pour se transformer en une
outre.
Ayant repris ses esprits, il a fait dire aux soldats, en majorité gaulois ou
illyriens, renforcés d’auxiliaires germains, qu’ils pourront tout à loisir
soumettre l’Italie au pillage.
Or, à l’ouest de l’armée de Maximin qui vient de l’ex-Yougoslavie
pour déboucher sur Aquilée (située dans l’actuelle Vénétie), et au nord de
l’Italie d’où montent les troupes sénatoriales, il y a un vaste espace,
surpeuplé pour l’époque, dont dépend l’issue de l’affrontement : la
Gaule. La Gaule dont les soldats ont fait Maximin avant que ses élites ne
prennent leurs distances. Qu’elle bascule d’un côté ou de l’autre, et le
sort en est jeté. Que, surtout, elle prenne parti pour Maximin et la bête
fauve surgira à Rome pour y dévorer tout ce qui, de près ou de loin,
participe du système aristo-sénatorial.
Pupien et Balbin en sont conscients : il leur faut se rallier la Gaule,
impérativement. Ils la connaissent, y ont, comme on dit, des amis. Pupien
a été proconsul à Narbonne et a commandé sur le Rhin, tandis que Balbin
a administré une région. Ils envoient des ambassades dans les cités.
Promettent que la province ne sera plus délaissée, que son identité sera
respectée. La Gaule hésite. Toutes les rancœurs ne sont pas effacées. Puis
elle bascule. Elle se sent responsable de Maximin. Elle a largement
contribué à le faire, elle contribuera donc à le défaire. Ses notables
incitent la population à mettre la main au porte-monnaie ; à fournir des
recrues à l’armée sénatoriale. On envoie à Rome des soldats d’élite
entraînés, issus des milices, pour défendre la ville contre les partisans de
Maximin dont on redoute qu’ils ne soient restés nombreux dans la garde
prétorienne.
Ce basculement gaulois est déterminant. Quand l’armée de Maximin
arrive en Italie du Nord, on fait le vide devant elle. On ne lui fournit ni
nourriture ni fourrage. On lui dépêche des agents gaulois qui se glissent
dans ses rangs et y sèment la zizanie. Chaque soldat est placé devant ce
dilemme : que déteste-t-on le plus ? Le tyran sanguin et sanguinaire qui
écrase la Gaule sous les taxes, qui a déshonoré par ses agissements ceux
qui l’ont élevé, ou le pouvoir civil qui n’est qu’un aréopage de grosses
légumes cooptées ? Pupien et Balbin ne sont-ils pas, comme les Gordiens
d’ailleurs, de grands propriétaires fonciers ? Les Danubiens ne voient,
eux, dans les sénateurs, qu’un ramassis de nantis bavards et m’as-tu-vu
qui ne sont capables de rien d’autre que de se perdre en vaines palabres.
Rejet typiquement militaire du régime d’assemblée. Mais beaucoup de
soldats gaulois, moins coupés de leurs élites que les légions balkaniques,
savent qu’Albinus, en son temps, fut largement soutenu par le Sénat. Ils
restent, en outre, attachés au système institutionnel qu’ils ont adapté chez
eux avec bonheur.
Alors, l’armée de Maximin vole en éclats. De la même façon qu’il
avait été élevé, il est abattu. Des soldats mutinés se dirigent vers sa tente.
L’empereur, flanqué de son fils, se porte à leur rencontre. On le laisse à
peine s’expliquer. Et on zigouille, dans un même élan, le père, le fils, le
préfet du prétoire, évidemment, et les ministres. Il ne reste plus, pour ne
pas perdre les bonnes habitudes, qu’à envoyer toutes les têtes tranchées à
Rome.

CARNAVAL ROMAIN

Sur ce qui va se passer, ensuite, dans la capitale de l’Empire, aussi


insensé et extravagant que cela apparaisse (aucun « romancier »
d’aventures, répétons-le, n’oserait l’imaginer), nous pourrions faire
l’impasse. C’est une guerre civile entre Romains, et, même si des Gaulois
– ceux des soldats d’élite de la milice envoyés en renfort – y jouent un
rôle essentiel, la Gaule n’est qu’indirectement concernée. Encore qu’on
ne puisse exclure que nos ancêtres en aient tiré la leçon qui convenait :
éviter désormais que de tels accès de rage intestine ne les jettent les uns
contre les autres, comme du temps de Vindex ou de Civilis (et de Jules
César, bien sûr). Ainsi constate-t-on que, quatre mois après ces
événements, lors de l’assemblée générale de Lyon, personne n’y fait la
moindre allusion. Motus ! Ça vaut mieux…
On doit toujours à Hérodien un épisode particulièrement gratiné qui se
situe au cœur de cet invraisemblable charivari (en 238 exactement). Les
sages, dignes, honorables et relativement trouillards sénateurs s’y
révèlent capables de tous les déchaînements quand ils oublient leur peur.
Ce jour-là, les pères conscrits sont réunis pour analyser la situation. Or
de vieux soldats, des vétérans que Maximin avait envoyés au repos à
Rome, veulent absolument savoir de quoi il retourne : qui gagne, qui
perd, à quelle sauce vont-ils être mangés ? N’y tenant plus, ils se rendent
au siège de la Curie, sans armes, vêtus de leur uniforme de permission.
Ils restent respectueusement dans le vestibule. Ils vont « aux nouvelles »,
en quelque sorte. Seuls deux ou trois d’entre eux s’aventurent jusque
dans la salle du Sénat pour glaner de quoi informer leurs camarades.
Aussitôt, deux sénateurs (dont un ex-consul) se précipitent sur les
malheureux et, sans même leur adresser la moindre mise en garde, sortent
des poignards dissimulés sous leur toge et les leur plongent dans la
poitrine. « Car tous les sénateurs, précise Hérodien, dans l’état de trouble
et de révolution où se trouvait la ville, étaient armés. »
À ce spectacle, les autres vétérans restés sagement dans le vestibule,
terrorisés, prennent la fuite. Le plus exalté des sénateurs s’élance alors
hors du Sénat, devant lequel une multitude est toujours massée, en agitant
son poignard ensanglanté et exhorte la foule à tirer vengeance des
complices de Maximin, des ennemis du Sénat et du peuple romain.
Aussitôt, la « populace » comme on dit, ainsi électrisée, poursuit les
vétérans désarmés à coups de pierre. Ceux-ci regagnent leur camp en
courant, s’y enferment et le mettent en état de soutenir un siège, tandis
que les sénateurs devenus – qui l’eût cru – agitateurs de la plèbe incitent
« à briser les portes des dépôts où l’on gardait les armes pour la parade,
invitent chacun à s’en saisir. Ils font ouvrir le quartier des gladiateurs et
se mettent à leur tête. Cette multitude se dirige vers le camp et s’élance
contre les portes et les murs ».
De quel camp s’agit-il ? À la lecture du récit d’Hérodien on ne
comprend pas bien s’il s’agit du camp des vétérans ou s’ils font camp
commun avec les prétoriens. De toute façon, ce combat est inégal. Il faut
imaginer la scène : « Les soldats, forts de leur longue expérience, se
mettent à couvert derrière leurs créneaux et leurs boucliers, accablant de
flèches les assaillants et les repoussant avec de longues lances. » Quand,
le soir venu, la multitude reflue, « les soldats ouvrent tout à coup leurs
portes, se ruent sur les assaillants, tuent les gladiateurs et une foule
immense du peuple [sic] périt en s’écrasant dans la déroute ».
L’évidente exagération du propos ne doit pas faire oublier l’aberration
de la situation. Ce qui se passe, d’ordinaire, en rase campagne, sur les
frontières face aux barbares, se déroule cette fois à Rome même. Ces
assauts vont d’ailleurs se reproduire plusieurs jours de suite, le Sénat
excitant chaque fois la population.
Finalement, les assaillants, sans cesse repoussés, coupent toutes les
conduites d’eau alimentant le camp. Mais, au lieu de se rendre, vaincus
par la soif, les soldats ouvrent à nouveau les portes, chargent leurs
adversaires, et les poursuivent jusqu’au cœur de la ville. Réaction
classique : les civils insurgés montent sur les toits et les accablent d’une
grêle de tuiles. Les soldats reculent mais, furieux, mettent le feu aux
boutiques qui ont fermé sur leur passage. L’incendie dévore une partie de
la cité impériale. « Beaucoup de citoyens, conclut Hérodien, passèrent de
la richesse à l’indigence. »

ZIGOUILLER DEUX EMPEREURS D’UN COUP,


C’EST NOUVEAU

Telle était la situation à Rome quand notre doublette impériale


regagne, apparemment triomphatrice, la ville qui se veut capitale du
monde.
On l’a dit : Pupien s’est constitué une garde personnelle de Gaulois.
Entre ces derniers et les prétoriens, au sein desquels les partisans de
Maximin restent nombreux, cela tourne vite au vinaigre. Ce qui se double
d’une rivalité entre les deux empereurs qui se tirent la bourre, le « civil »
voyant d’un mauvais œil le triomphe du militaire. Il le soupçonne –
c’était couru – de vouloir s’emparer seul du pouvoir. Et de s’apprêter,
pour ce faire, à utiliser sa garde gauloise.
Si bien que lorsque Pupien, apprenant que les prétoriens se sont une
fois de plus soulevés, offre de leur opposer cette fameuse garde gauloise,
son collègue refuse. On se monte le bourrichon, on se prête les pires
arrière-pensées. On se neutralise. Les prétoriens, bien sûr, en profitent. Ils
marchent sur le palais où personne ne cherche à les arrêter. Ils
l’envahissent, tombent sur les deux Augustes qui errent, désemparés,
dans d’immenses pièces abandonnées par tous leurs domestiques. Au
secours ! À la garde ! Mais quel secours, quelle garde, puisqu’on n’a pas
voulu des Gaulois.
Que font alors les prétoriens ? Ils emballent purement et simplement
les duettistes impériaux et les emmènent vers leur camp comme des
otages. En route, ils tombent sur la garde gauloise alertée, qui s’avance
vers eux au pas de gymnastique. Affolement. Les prétoriens s’arrêtent,
font sortir la doublette d’Augustes de leurs rangs, les passent sans
complexe au fil de leurs glaives et les abandonnent sur place. Puis ils
s’avisent, dans leurs toutes petites têtes enfoncées dans un gros casque,
qu’ils viennent de commettre une énorme connerie, que le peuple de plus
en plus surexcité pourrait bien le leur faire payer avec des intérêts. Alors
leur vient une idée, si bonne qu’elle prouverait qu’ils ne sont pas
totalement demeurés. Ils se dirigent vers la maison du jeune Gordien,
intronisé César, s’emparent du gamin (dans la Rome de ces semaines
folles personne n’est plus protégé par personne, chacun se calfeutrant
chez soi), le hissent sur leurs épaules (c’est le sort qui lui est
apparemment dévolu), le balade dans toute la ville en hurlant qu’ils ont
tué les Augustules dont le peuple ne voulait pas, mais rendent à ce même
peuple celui qu’il a choisi et désire voir régner seul.
La garde gauloise, qui n’a plus de maître et qui, de toute façon, n’y
comprend rien, rejoint son camp et rentre chez elle.
Cette fois, le territoire de la province s’est tenu en dehors de la guerre
civile. De cruels souvenirs du passé l’y incitent. Bien que calquées sur
celle de l’Empire, ses institutions (dont les assemblées de chaque cité
constituaient le maillage) tiennent bon.
Certes, la Gaule est, et sera dans le futur, partie prenante des guerres
civiles à répétition qui ravagent et ravageront la romanité, guerres civiles
internes à l’Empire, à l’Italie, mais presque plus jamais à la Gaule.
Comme si, au-dessus des « partis », des fractions et des groupes
d’intérêts, s’affirmait de plus en plus un « parti de la Gaule ».
On s’interroge une fois de plus : comment un empire aussi vaste, aussi
puissant, aussi admirablement structuré – et dont la pérennité défiera
toutes les prévisions – a-t-il pu s’organiser autour d’un sommet aussi
fragile, instable, sans cesse soumis à de tels soubresauts anarchiques ?
Pas d’élections perdues, pas de motions de censure votées par un
Parlement – seulement des mises hors la loi quand tout semble
consommé –, un pouvoir sur le papier archi-stable, solide,
indéboulonnable, qui, cependant, valse comme fétu de paille à chaque
coup de vent. Le putsch tenant lieu d’élection partielle. L’absolutisme
tempéré par le crime à répétition : à la merci d’une intrigue familiale,
d’une favorite délaissée, des ministres des Finances inquiets de leur sort,
de l’ambition du Premier ministre, des mouvements d’humeur d’une
foule, du coup de sang d’un groupe de militaires, du mécontentement
d’une légion, d’une grosse colère de la garde prétorienne…
Six empereurs en moins d’un quinquennat, dont cinq assassinés. Qui
dit mieux ?

POUR QUELQUES MOMENTS D’EXTASE !

Jusqu’à Sylla, la République romaine était solide, et elle construisit


l’Empire. Le système autocratique est désormais déliquescent et il va
perdre l’Empire. Il n’en reste pas moins qu’il résistera près de cinq cents
ans à ce concours de déglingues, sans que le chaos qui préside aux
événements d’en haut ne dérègle l’admirable agencement qui participait
de l’organisation d’en bas.

Une question intrigue : pourquoi autant de gens ont-ils déployé une


telle énergie pour occuper un poste qui s’avère le plus dangereux de
l’Empire ? Pour un court moment de jouissance, sans doute ineffable, on
est saigné comme un poulet un beau matin ou nuitamment dans les
toilettes, sa salle de bains ou au saut du lit – surtout du lit de camp – et on
entraîne dans la mort son frère, sa mère, ses neveux, ses favoris, son chef
de gouvernement et ses ministres, peut-être bien aussi son cuisinier, sa
camériste, sinon son coiffeur.
C’est cher payé quelques instants d’extase. Et cependant, on se trucide
allègrement entre concurrents pour parvenir à ce sommet magique qui
permet de se faire tuer et massacrer en famille. Quelques jours, quelques
mois de pouvoir absolu, ses hymnes et ses pompes, ses excès et ses
folies, valent-ils de finir ignominieusement et misérablement déchiqueté
par la foule, son corps traîné au crochet jusqu’à l’égout ?
Et la réponse est… ? La réponse est oui ! Tant pis pour le final : on a
eu droit, sur tout le territoire de l’Empire, à ses effigies et à ses statues.
C’est délicieux. Qu’importe qu’à la fin ces statues, on les abatte ou qu’on
les prive de leur tête, au moment où on vous coupe la vôtre. Se savoir
statufié dans toute une partie de l’univers, est-ce qu’on ne se damnerait
pas pour la satisfaction, fût-elle très éphémère, d’un tel narcissisme ?
Et puis un Septime Sévère est mort dans son lit. Qui sait si on ne tirera
pas le bon numéro.
Les historiens de sensibilité plus ou moins marxiste se sont largement
penchés sur la révolution des Gracques (ou plutôt sur leur tentative ratée
de réforme radicale) ou encore sur l’insurrection spartakiste : forme
apparemment exacerbée – la réalité étant légèrement plus confuse –
d’affrontement de classes.
La révolution romaine de 238, en revanche, n’a pas retenu leur
attention. Pourtant, on y affronte une troupe mercenaire, on y anticipe la
« journée des Tuiles », on tente de prendre la Bastille, on envahit le palais
impérial qui pourrait être les Tuileries, on marche sur l’Assemblée
comme les femmes marchèrent sur Versailles en 1789.

LE PEUPLE AU CENTRE DE TOUT ET AU-DESSUS DE TOUT

Pourquoi ce désintérêt ? Trop complexe, trop contradictoire, trop


ambiguë. C’est précisément pour cette raison qu’elle eût mérité qu’on lui
accordât un intérêt particulier. Ceux qui, aujourd’hui, sont devenus des
obsessionnels – voire des professionnels – de la dénonciation, à tort et à
travers, du spectre « populiste » y seraient pourtant à leur affaire. Il s’agit
presque, en la matière, d’un cas d’école. Le peuple y est le héros
omniprésent, presque exclusif, d’une infernale ébullition au sein de
laquelle nul ne s’avise de défendre ses intérêts ou de porter les
aspirations du peuple. Même ceux contre lesquels le peuple s’insurge
finissent par en appeler au peuple pour détourner contre d’autres cette
insurrection. Puisque le peuple est contre nous, désignons un ennemi
emblématique qui nous permettra, contre ce bouc émissaire, de le
retourner en notre faveur !
Cas d’école, répétons-le, dont notre propre modernité s’est largement
nourrie. Les pogroms en Russie, en Ukraine, dans les pays Baltes, ne
furent-ils pas le fruit de ces diversions qui permirent à ceux que le peuple
réprouvait de plus en plus de réorienter sa haine vers une communauté en
laquelle on réinvestissait tout ce qui mettrait, espérait-on, le peuple en
fureur.
En cette année 238, il n’y eut que des ennemis du peuple. Sauf que
tous parvinrent à mobiliser le peuple en leur faveur. C’est sur un rejet des
élites militaires et consulaires, mais aussi financières, sociales et
intellectuelles, en particulier celles d’origine orientale, que surfe
Maximin, soldat sorti du rang, qui se targue d’avoir commencé comme
berger. Les partisans du jeune Gordien, pourtant rejeton d’une richissime
famille aristocratique, mobilisent à leur profit le rejet populaire des deux
candidats du Sénat. Mais c’est également le « populaire » qu’exciteront, à
leur tour, les sénateurs contre les complices de Maximin et la garde
prétorienne qui leur sert de refuge. Quant aux prétoriens, c’est au nom du
peuple qu’ils assassinent les deux empereurs, chouchous du Sénat, mais
que la foule ne cesse de conspuer, pour se rabattre à leur tour sur le jeune
Gordien.
Or tout au long de l’histoire des phénomènes semblables
réapparaîtront : une dynamique « révolutionnaire » généralisant, à tout
propos et au service de toutes les causes, une référence au « peuple »,
sans qu’à un seul moment n’émerge une revendication qui renverrait à
des aspirations, à des exigences ou même à des intérêts authentiquement
populaires. Un verbalisme instrumentalisé mais déconnecté de la réalité.
Avec le peuple, mais contre le peuple. Le populisme véritable, c’est ça et
ce n’est que cela. Le mussolinisme et le berlusconisme, pour rester en
Italie, en furent des illustrations.
Retournement significatif : le peuple veut Gordien, qui n’est qu’un
enfant issu d’une grande famille, en fonction du principe d’hérédité,
comme il aurait sans doute, en d’autres temps, voulu l’Aiglon en
attendant Napoléon III. Il est le petit-fils de son grand-père et cela suffit.
Alors que les sénateurs entendent choisir eux-mêmes, démocratiquement,
un empereur issu de la Haute Assemblée et en élisent même deux pour
conjurer toute tentation de pouvoir personnel.

DROITE ET GAUCHE À FRONT INVERSÉ

Nous retrouvons cette particularité selon laquelle, depuis César, la


gauche (ou ce que nous désignerions aujourd’hui comme telle) était
impérialiste et la droite foncièrement républicaine. L’aristocratie
sénatoriale défend contre l’arbitraire et les dérives tyranniques la
primauté du pouvoir civil dans le respect du régime d’assemblée. Mais,
hostile au principe d’égalité, elle s’oppose également aux grandes
réformes sociales et sociétales.
En revanche, au sein du conseil impérial, et en s’appuyant sans
complexe sur le pouvoir discrétionnaire du prince, de hauts
fonctionnaires cooptés, juristes d’exception, vont initier des mutations
sociales, sociétales et juridiques d’envergure – l’édit de Caracalla par
exemple – qui révolutionneront peu à peu l’Empire.
Au fond, contemporain de César, Caton fut un héros républicain
exemplaire qui s’immola sur l’autel de la liberté ; mais, en gardien
sourcilleux des privilèges de la haute société, toute concession à des
revendications populaires – fussent-elles des plus justes – lui apparaissait
dangereuse et aberrante. Néron, monstre de tyrannie, tenta, lui, de réaliser
un minimum d’égalité devant l’impôt et s’opposa à un renforcement de
l’oppression esclavagiste. Il fut, dans les deux cas, mis en échec par la
majorité sénatoriale.
Si les sénateurs prirent la tête du soulèvement contre Maximin, ce fut
moins en raison de la démesure de ses agissements dans les pays
danubiens (on parlerait aujourd’hui de génocide) que de sa décision
d’alourdir considérablement les taxes qui reposaient sur les gros
propriétaires fonciers.
Ce qui rend exemplaire le déchaînement de 238, et ce pourquoi un
marxiste n’y retrouverait pas ses petits, c’est qu’il brouille les clivages de
classes tout en les exacerbant. Il renvoie plus à l’Allemagne des années
1930 qu’à la Rome de l’affrontement Marius/Sylla.
Ce qu’exige (ou que semble exiger), en réalité, le peuple de Rome –
celui qui apprécia Néron et ne détesta pas Commode –, ce n’est pas
qu’on conduise une politique particulière correspondant à ses « intérêts »
de classe, de toute façon contradictoires, c’est qu’on prétende la conduire
en son nom et en lui donnant des gages matériels immédiats, sous la
forme, en particulier, de distributions alimentaires ou de distractions qui
lui fassent oublier son oppression.
Mais de quel peuple s’agit-il au juste ? Pas d’esclaves sans doute, pas
non plus de prolétaires ou très peu, mais une foule d’artisans, de petits
commerçants, de fonctionnaires, de chargés d’entretien et de nettoyage,
d’employés des thermes, des arènes et de la voirie : le même peuple ou
presque qui, en France, mille trois cents ans plus tard, s’insurgera contre
la monarchie mais se donnera au duc de Guise et à la Sainte Ligue.
CHAPITRE 12

L’empereur d’Occident est un Arabe

Le gigantesque monôme destructeur et sanguinaire que nous venons de


décrire aura, au moins pour la Gaule, des conséquences relativement et
provisoirement heureuses.
Gordien est un jouvenceau. Pendant deux ans, il gouvernera donc sous
tutelle, puis se reposera sur son beau-père, Timésithée, dont il fera plus
qu’un préfet du prétoire, un régent de fait. Or ce Timésithée est non
seulement un personnage remarquable, mais, en outre, ses attaches en
Gaule (il a officié en Lyonnaise et en Aquitaine) l’inciteront à prendre
plusieurs initiatives favorables à la province, lui taillant une solide
popularité dont témoignent de nombreuses inscriptions en son honneur.
L’une de ces initiatives eut des effets d’autant plus considérables
qu’elle répondit à des événements formidables dont nous sommes, encore
aujourd’hui, les héritiers. Vers 240, à côté des Alamans provisoirement
défaits par Maximin, apparut une nouvelle confédération d’institutions
guerrières qui se donna le nom de « Francs ». Des Francs qui servirent
d’abord de force d’appoint aux Alamans avant de prendre, peu à peu, un
certain ascendant sur eux.
Répétons-le : on n’assista pas au surgissement d’une gigantesque
vague d’envahisseurs submergeant le Nord ou le Nord-Est de la Gaule,
mais à un harcèlement continu par une multitude de bandes pillardes,
fortes de cinq cents à deux mille guerriers, qui s’insinuaient à travers les
défenses romaines, les contournaient, les isolaient, les neutralisaient,
emportaient ici ou là quelques ouvrages fortifiés et trouvaient ensuite le
chemin pratiquement libre devant elles, à l’exception des milices qui
tentaient de défendre les villes ou des gardes privées des grands
propriétaires. Quelque vingt ans plus tard, les Francs traverseront ainsi
toute la Gaule jusqu’aux Pyrénées, tandis que les Alamans atteindront la
vallée du Rhône et investiront même, semble-t-il, Bourges et Clermont-
Ferrand. Les uns et les autres cherchant non pas à occuper un territoire,
mais à accumuler de plus en plus de butin, quitte à massacrer au passage
tous ceux qui entendaient protéger leurs biens, rendant ces raids
dévastateurs d’autant plus terrorisants.
Or Timésithée convainquit l’empereur Gordien que la meilleure façon
de contenir les hordes des Alamans et des Francs serait de leur opposer
une force spécifiquement gallo-romaine. Autrement dit de doter la Gaule
de sa propre armée défensive. Et qui dit armée défensive dit armée
potentiellement offensive.
Ainsi, bien avant d’imposer (deux siècles et demi plus tard) leur propre
nom à la Gaule par conquête (tout en la détruisant), les Francs
contribuèrent-ils à y consolider un sentiment national identitaire.
Hélas, Timésithée malade ne fait pas de vieux os, et Gordien, à l’image
de la plupart de ses prédécesseurs, irrésistiblement attiré par le grand
mirage asiatique, décida à son tour d’aller se faire voir en Orient pour y
affronter les flèches du Parthe.
On ne devrait jamais aller se perdre dans l’Orient lascif, surtout,
comme dit l’autre, quand on est jeune et animé par des idées simples. On
sait, à notre époque, ce qu’il en coûte. Aujourd’hui, des interventions en
Irak ou en Libye suffisent à provoquer des catastrophes. Or les Romains
– ce qui a posteriori donne le vertige – devaient se coltiner tout à la fois,
outre l’actuelle Turquie, l’Irak, la Syrie, la Palestine, le Liban, une partie
de l’Iran, l’Égypte et la Libye. Le pauvre Gordien, comme beaucoup
d’autres avant et après lui, y laissa son titre impérial, son honneur et sa
vie.
Dans quelles conditions ? Les versions sont contradictoires. Fut-il
mortellement blessé au cours du combat ou, comme il se doit, tomba-t-il
victime des intrigues et ruses de son préfet du prétoire, le dénommé
Philippe, calife désireux de prendre la place du calife et dont la
particularité est qu’il était d’origine arabe ? Premier Arabe à accéder à un
poste dirigeant en Occident. Le mystère est d’autant plus épais que la
défaite subie, à cette occasion, par les légions romaines fut si attentatoire
à l’honneur des armées impériales qu’on s’accorda sur la nécessité d’en
effacer le souvenir dans toutes les mémoires.
Reste que, coupable ou innocent, Philippe dit l’« Arabe » prit illico la
place de l’empereur défunt et conclut un accord de paix avec la Perse.
Laissant penser qu’il s’agissait là du but de la manœuvre.
Le nouvel Auguste, arabe de naissance donc, était le fils, si l’on en
croit Aurélius Victor, d’un prestigieux et « très noble » chef d’une bande
de fieffés larrons qui s’attaquaient aux galions du désert, c’est-à-dire aux
riches caravanes. Un personnage de Lawrence d’Arabie en quelque sorte.
Mais, les préjugés étant déjà à l’époque ce qu’ils sont aujourd’hui, il
n’est pas exclu qu’on en ait fait un roi des voleurs en raison de son
origine arabe.
En vertu de l’édit de Caracalla, non seulement le fils, ce Philippe entré
dans la carrière militaire, était devenu tout ce qu’il y a de plus romain,
mais il ne cachait nullement, pas plus que son épouse, un penchant pour
le christianisme qui, s’il restait infiniment marginal en Gaule, progressait
considérablement en Asie. Il paraîtrait que cela se savait sans
apparemment susciter le scandale, relativisant quelque peu l’importance
que l’on accorde généralement aux persécutions.
Reste cette accélération dans la déromanisation de la romanité : en
moins de trente ans, l’Empire avait eu pour maître un grand prêtre du
dieu syrien Baal, un lutteur de foire thrace et un Arabe.
CHAPITRE 13

Et la Gaule redevient indépendante

Septembre 260. Ce n’est pas la Gaule qui renaît, mais la France qui
émerge. Une France qui va sans doute au-delà des Pyrénées et dont la
capitale est Cologne. Le rêve de Civilis se réalise. La France naît puisque
apparaît soudain un roi de France. Ou plutôt un empereur gaulois. Et que
le régime qu’il instaure est appelé à se maintenir pendant près de quinze
ans.
Il s’appelle Postume. Très exactement Marcus Cassianus Latinius
Postumus. Soldat de métier qui s’était particulièrement distingué dans les
combats menés par l’armée du Rhin contre les Alamans et les Francs, il
avait été chargé par l’empereur Gallien, dont nous parlerons plus loin, du
gouvernement de la province dont il était originaire. « Tous les peuples
de Gaule, peut-on lire dans le recueil des mémoires du temps intitulé
L’Histoire auguste, avaient pour Postume une affection extrême parce
qu’en écartant les tribus de Germanie, il avait redonné à l’Empire romain
sa sécurité d’autrefois. » Et d’ajouter, entre deux vacheries visant
d’éphémères Augustes de Rome : « C’était un homme remarquable par
son courage dans la guerre, par sa constance dans la paix, d’une telle
sagesse durant tout le cours de sa vie que Gallien lui confia son fils
Salonin, qu’il avait établi en Gaule, afin qu’il veillât à sa vie, à ses mœurs
et le formât à agir en empereur. »
En l’occurrence, ce Salonin n’eut pas le loisir de démontrer ses
qualités impériales puisqu’il fut passé au fil du glaive par les soldats
révoltés, quand ils décidèrent de faire de leur chef, Postume précisément,
un empereur des Gaules.
Comment a-t-on pu effacer des mémoires et des manuels scolaires un
événement aussi fondateur que l’émergence d’une Gaule indépendante et
unifiée ? Et comment ce miracle fut-il possible ?
Certes, en ces temps troublés (et tout particulièrement durant cette
période qui va de Philippe l’Arabe à Aurélien, l’empereur qui parviendra
à restaurer le pouvoir romain en Gaule), il aurait fallu être doté de plus de
mains que Shiva pour compter le nombre d’usurpateurs qui se firent
appeler Auguste en espérant qu’on les reconnaîtrait pour César. On a
même parlé de l’époque des « Trente Tyrans ».
Leur objectif était, le plus souvent, le gouvernement de l’Empire, ce
qui impliquait une marche sur Rome. Postume, lui, n’a jamais eu cette
tentation. Il a cherché non à conquérir le pouvoir à Rome, mais à arracher
la Gaule au pouvoir de Rome. Il s’est voué à l’indépendance de la Gaule,
non à la rénovation de l’Empire. Vindex avait initié une révolte gauloise
au nom d’un universalisme dont Rome restait le symbole. Postume va
instrumentaliser une révolte gauloise au nom de ce qui est déjà un
nationalisme, même si cela n’en a pas encore le nom.
On a pu le constater : les usurpateurs ne font pas long feu, la plupart
des empereurs légitimes non plus. On ne saurait être plus légitime que
Pupien et Balbin, élus par le Sénat. Ils ne parvinrent à se maintenir au
pouvoir que quelques mois. Deux ans de règne, c’est déjà long. Sept ans,
un record. Or, non seulement, ce record, Postume va le battre, mais son
empire gaulois lui survivra encore cinq ans. Il ne sera d’ailleurs pas
renversé, il s’abolira lui-même.
On ne le répétera jamais assez : quelle différence entre une Gaule
gauloise indépendante et unifiée et une France française indépendante et
unifiée ? Entre la Gaule de Postume et, par exemple, la France de 1799
quand Bonaparte revient d’Égypte ?
Comment cette révolution se fait-elle ? Voilà peut-être le plus
extraordinaire : en quelques jours. Sans traumatisme. Sans guerre civile.
Sans, cette fois, que la moindre cité gauloise ne s’insurge contre cette
sécession. Sans que l’Empire ne parvienne, fût-ce à prix d’or, à
débaucher quelques garnisons d’affidés. Aucune réticence signalée. Pas
de dissidence dans la dissidence. Les Arvernes, les Éduens, les Rèmes,
les Trévires, les Allobroges acceptent, cette fois, d’embarquer sur le
même navire. Comme un accouchement après une longue gestation.
Depuis la tentative d’Albinus, la Gaule gauloise était latente. Il ne lui
manquait que le déclic qui lui permettrait de se réaliser. Postume fut ce
déclic.
Quelque chose avait mûri, lentement, profondément, sûrement, à
travers des drames et des échecs, des trahisons et des déchirements, qui
débouchait, soudain, sur cette manière de miracle : l’avènement d’une
Gaule au sein de laquelle plus de soixante-dix cités, peuples, tribus
avaient fini par faire corps pour se fondre en une communauté nationale
consciente d’elle-même.
À cette nuance près, cependant – ce qui explique que la rupture n’ait
pas été vécue comme une cassure –, que Postume baptise son royaume
« Empire romain des Gaules ». Ce n’est pas une Gaule celtique qui
s’émancipe, c’est une Gaule gallo-romaine. Non pas retour au passé,
mais redéfinition d’un devenir.

QUAND LES PERSES TRANSFORMENT UN EMPEREUR ROMAIN EN MARCHEPIED

Nous avions laissé l’Empire entre les mains de Philippe et de son


entourage originaire comme lui d’Arabie. Un bail de six ans. Puis, la
machine infernale se remet en marche. Désespérément répétitive. Une
révolte dans un coin de l’Empire. On envoie un proconsul. Il l’emporte.
Des soldats le trouvent tout à fait à leur goût. Ni une ni deux, ils le
proclament Auguste. Naturellement l’élu malgré lui proteste : « Moi, un
factieux ? Vous n’y pensez pas ! Je ne suis pas qui vous croyez ! »
N’empêche que, quand Philippe marche contre lui, il lui rentre tout de
même dans le chou. Et il est vainqueur. Ce Decius, c’est son nom,
devient donc empereur. A priori la crème des empereurs. Compétent et
modeste. Respectueux du pouvoir civil. Nostalgique des antiques vertus
romaines. Mais voilà : il lui paraît essentiel que, comme naguère, les
citoyens de l’Empire se retrouvent autour du même culte civique, quel
que soit le dieu auquel on sacrifie par ailleurs. Cette initiative, on le
verra, ne sera pas sans importance en Gaule. Elle suffira à rendre cet
excellent Decius odieux aux yeux des propagandistes chrétiens. Ce
pourquoi la seule historiographie tolérée pendant des siècles en brossera
le portrait le plus sombre.
Lui échappera aux Perses. Pas aux Goths qui lui ménageront, ainsi
qu’à son fils, une mort héroïque.
La longévité des suivants est plus courte que celle des présidents du
Conseil sous la IVe République. Jusqu’à ce que les légions gauloises
imposent Valérien. Or c’est cet Auguste-là qui confie à Postume la
responsabilité de le représenter en Gaule. Il s’en explique ainsi auprès
des notables de la province : « Je vous envoie Postume, parce qu’il est
tout à fait digne des vertus gauloises. Sous sa surveillance, rien ne
périclitera. C’est un des hommes que j’admire le plus et j’espère que
vous me remercierez de vous l’avoir donné. » Mais d’ajouter, ce qui
témoigne d’une rafraîchissante lucidité : « Si je me trompais, cependant,
rappelez-vous qu’il n’existe pas d’homme sur la terre qu’on puisse
approuver en tout point ! » Ah, si les dirigeants d’aujourd’hui pouvaient
en être conscients.
Valérien aurait été surpris d’apprendre qu’on proclamerait un jour le
dogme de l’infaillibilité papale.
Sa confiance en Postume n’en était pas moins si solide qu’il lui confia
l’éducation et la préparation de son fils, Gallien, à son futur métier
d’Auguste, espérant qu’il lui succéderait. « Il est tellement étourdi,
expliqua-t-il, qu’un autre pourrait être amené à le brutaliser. » Façon de
souligner que le fiston était tout bonnement insupportable. Ce Gallien
avait en effet besoin qu’on lui redresse quelque peu le caractère.
Hélas, une tragédie allait interrompre ce travail de rectification
pédagogique et bousculer, du même coup, les destinées de la Gaule. A
priori, l’événement déclencheur peut paraître redondant. Valérien s’était
engagé dans une opération militaire contre les Perses. Et, une fois de
plus, après quelques succès initiaux, le maître du monde tomba sur un
bec. Sauf que, cette fois, il n’est ni tué au combat ni assassiné par son
préfet du prétoire, mais fait prisonnier. Une première ! Jamais encore un
empereur n’était tombé vivant aux mains de l’ennemi. Et l’ennemi, en la
personne du chef perse sassanide Shapur Ier (ou Sapor Ier), prend tout de
suite conscience de l’aubaine. On n’immole pas l’Auguste, on l’exhibe.
On l’affuble de son uniforme impérial comme d’un déguisement ridicule
et on l’expose de ville en ville. Accourez, bonnes gens, un spectacle
exceptionnel à ne pas manquer : non pas un ours en cage, un éléphant
blanc, une femme à barbe ! Non, bien mieux, un empereur romain, un
vrai, en chair et en os. L’effroi des parents, l’amusement des enfants :
« Dis maman, on peut toucher ? » On imagine…
Shapur, paraît-il, raffine. Il se sert de l’empereur Valérien comme d’un
escabeau. Sur un signe, il le fait se courber, s’aplatir, puis appuie ses
pieds sur sa tête pour enfourcher son cheval. Vrai ? Nous n’y étions pas,
mais tout l’Empire se raconte une telle scène.
L’humiliation est collective. L’Auguste est devenu un marchepied. Sur
la tête de celui qui se voulait à la tête de l’univers, la barbarie essuie ses
sandales. L’Orient frémit. L’Occident déprime.
Comment Valérien termina-t-il sa carrière d’étrier supplétif ? Comme
Vercingétorix, étranglé dans un cul-de-basse-fosse ? Le captif, jusqu’au
bout, a-t-il été traité comme Rome traitait ses captifs ? On ne sait. Mais la
descente aux enfers se prolongera au-delà des enfers. Après un escabeau,
l’empereur va devenir un épouvantail à moineaux. On écorche sa
dépouille, on tanne sa peau, on la peint en rouge, on empaille le tout et on
suspend l’horrible relique à la voûte d’un temple. Un bémol cependant :
c’est l’historien chrétien Lactance qui, entre autres, rapporte ces détails.
Or nous avons constaté précédemment que la véracité n’était pas plus son
obsession que l’objectivité. D’où un sérieux doute.

UN SACRÉ ASTICOT L’EMPEREUR GALLIEN

Conçoit-on l’étendue de la consternation qui bouleverse le monde


latin ? Seuls les chrétiens se réjouissent ostensiblement, dans la mesure
où Valérien n’avait manifesté aucune indulgence à leur endroit. Quant à
Gallien, le fiston, il ne se montre pas particulièrement affecté par
l’effroyable tragédie qui le promeut en frappant son papa.
Il faut dire que cet Auguste-là, d’emblée, n’eut pas bonne presse. On
lui mit sur le dos tous les malheurs du temps. Les révoltes, les
usurpations en chaîne, les pertes de territoires, les épidémies et même les
tremblements de terre. Aurélius Victor, qui rend compte de cette série de
catastrophes, ajoute : « Pendant ce temps-là l’empereur fréquentait les
bouges et les tavernes, se liait avec des souteneurs et des ivrognes,
s’abandonnait à sa femme Salonine et à son amour honteux pour une fille
d’Attale, roi des Germains, appelée Pipa. »
Un autre auteur, Ammien, affirme que si Gallien fréquentait la nuit les
mauvais lieux, évidemment sous un déguisement, c’était, comme le vice-
roi du Pérou dans La Périchole d’Offenbach, pour apprendre ce que ses
sujets pensaient de lui.
Il n’empêche qu’il était pétri de culture, passionné de philosophie,
attachait une grande importance à l’enseignement de Porphyre, élève du
néoplatonicien Plotin, taquinait assez aimablement la muse et, surtout,
témoignait d’un sens de la dérision qui ferait fureur aujourd’hui. Un jour,
il avait fait condamner à être dévoré dans l’arène par des bêtes sauvages
un petit escroc, précurseur de Mme de La Motte, l’héroïne de l’« affaire
du Collier de la reine », qui avait réussi à vendre un diadème de fausses
perles à l’impératrice. Le malheureux, agenouillé au milieu de la piste,
pleurait, implorait grâce, tremblait de tous ses membres, quand la porte
d’une cage s’ouvrit et que surgit… une pintade ! Et tandis que l’autre
s’effondrait de honte, il lui lança : « Nous sommes quittes, j’ai trompé le
trompeur. »
Quand lui parvient la nouvelle de la catastrophe perse, Gallien, qui
administrait la Gaule au nom de Valérien, combat avec succès les bandes
de pillards germains aux côtés de Postume, son général en chef. Il aurait
eu tout intérêt à poursuivre cette association. Au contraire, il ne perd pas
un instant pour s’émanciper : il retire à son mentor la formation et la
surveillance de son propre fils, Salonin, pour le confier à un autre favori
nommé Silvanus. Or, au moment où Postume victorieux des barbares
d’outre-Rhin s’apprête, selon la tradition soldatesque, à distribuer le butin
à ses hommes, le Silvanus en question se manifeste et exige, au nom du
petit prince qu’il a pris sous sa coupe, une nouvelle répartition. Postume
fait acte d’allégeance. Ou, plus probablement, feint la soumission.
Aussitôt qu’elle l’apprend, la troupe explose. On déchire, on piétine les
enseignes à l’effigie du jeune héritier. On décide de marcher sur Cologne,
siège de l’autorité militaire provinciale.

NATURELLEMENT ÇA COMMENCE PAR UN PETIT MASSACRE

Postume ne se mouille toujours pas. Il suit le cortège en armes sans en


prendre la tête. Silvanus fait alors avancer ses propres cohortes, prêt à en
découdre. Ce n’est qu’à ce moment-là que Postume accepte de prendre le
commandement de la rébellion. Et ça ne fait pas long feu : l’armée
loyaliste est mise en déroute et rejetée dans Cologne. La ville est prise
d’assaut. Massacre. Parmi les cadavres, on relèvera ceux du jeune César
et de son nouveau directeur de conscience. Plus de Salonin ! Plus de
Silvanus ! Affaires réglées. Place nette. Postume peut bien jouer encore
quelque temps les vierges effarouchées, réprouver les meurtres dont il se
dit horrifié (il semble qu’il ait été sincère), annoncer des sanctions contre
les assassins, on l’empourpre. On l’intronise. L’armée gauloise – ou
plutôt gallo-romaine – offre un empereur à la Gaule.
On sent tout de même que le chroniqueur de L’Histoire auguste, qui
exècre Gallien, est un peu gêné : « D’après ce qu’on raconte d’ordinaire
(mais le récit est contradictoire avec son caractère), Postume trahit sa
parole, tua Salonin (que l’empereur lui avait confié) et s’empara de
l’empire (de Gaule). Mais, selon une tradition plus vraisemblable, les
Gaulois qui haïssaient violemment Gallien et ne pouvaient supporter
qu’un enfant régnât sur eux, nommèrent empereur celui qui gouvernait en
son nom. Et envoyèrent des soldats tuer le jeune garçon. Après quoi,
toute l’armée et tous les Gaulois accueillirent Postume avec joie. »
Comment Gallien réagit-il ? Nous ne disposons que d’un seul
témoignage, celui d’un continuateur de Dion Cassius, plus que plausible.
L’empereur de Rome, selon ce récit, envoie au dissident une ambassade
pour l’inviter à se soumettre. Et de le défier en ces termes : « Laisse-moi
passer pour que nous nous affrontions et le vainqueur sera empereur. »
Réponse de Postume : « Je ne te laisserai pas volontairement franchir les
Alpes et je souhaite ne jamais être en situation d’avoir à faire la guerre à
des Romains. » « Eh bien, relance Gallien, mesurons-nous tous les deux
(en un duel) pour éviter que les Romains ne soient tués. » Ce à quoi
Postume réplique, avec une certaine classe : « Je ne suis pas un
gladiateur, je ne l’ai jamais été. Cette province que tu m’as chargé de
sauver de la ruine, je l’ai sauvée. J’ai été choisi comme empereur par les
Gaulois et je me satisfais de commander à ceux qui m’ont choisi de leur
plein gré et, pour autant que ma volonté et mes forces me le permettent,
je leur porterais secours. »
En fait, jusqu’au bout Postume cherche à négocier une autonomie de la
Gaule au sein d’une romanité assumée. Il se fait nommer consul et père
de la patrie. Promeut son fils César, avant d’y renoncer. Frappe ses
monnaies d’emblèmes romains. Y multiplie les références à Hercule, et
ne cherche à aucun moment à restaurer quelque vieille tradition quelle
qu’elle soit. Il rêve à ce qu’on appellera plus tard un « Commonwealth » :
non pas l’instauration d’un empire contre l’Empire, mais la cohabitation
de plusieurs entités, maîtresses d’elles-mêmes, au sein d’un même empire
avant tout « civilisationnel » et culturel. Comme Civilis deux siècles plus
tôt, il esquisse même l’idée d’une fédération européenne, qui intégrerait
la Germanie romaine, la Gaule, la Grande-Bretagne et l’Espagne, ces
quatre territoires s’étant ralliés spontanément à lui. Une romanité
occidentale, dont il n’exclut pas que Rome en constitue le centre
emblématique, sinon politique et administratif. Indépendance dans
l’interdépendance en quelque sorte.
Pourquoi la Gaule devrait-elle subir les conséquences des guerres
civiles qui ne cessent de ravager un empire que l’on pourrait définir
comme un ultracentralisme tempéré par l’anarchie ? Pourquoi son
devenir devrait-il dépendre des aléas de ces incessantes campagnes
militaires menées contre les Perses et les Parthes ? Pourquoi l’Orient
devrait-il imposer sa loi à l’Occident et les légions du Danube à celles du
Rhin ?
Postume se saisira peu à peu de tous les attributs de la souveraineté, et,
devant l’intransigeance de l’empereur romain, il se résoudra à l’affronter.
Avec succès. Il organisera lui-même sa succession. Ou, du moins,
essaiera. Mais il y a un pas qu’il ne franchira jamais : nommer un Sénat
gaulois concurrent du Sénat romain. Comme si, dans son esprit, le Sénat
de Rome, au sein duquel siégeaient les élites représentatives de tous les
peuples de l’Empire, devait incarner, au-dessus des nations réaffirmées,
un pouvoir civil transnational. Une sorte d’organisation des nations
romanisées unies.

LES AFFRES DES CHRÉTIENS GAULOIS

Bien que païen, Postume, contrairement à Valérien, ne se livre à


aucune persécution. Il manifeste en matière religieuse autant de tolérance
que de tempérance en matière politique. Nous ne disposons, cependant,
d’aucun signe prouvant que les chrétiens gaulois lui en étaient
particulièrement reconnaissants. D’abord parce qu’ils étaient très peu
nombreux. Ensuite parce que, influencés d’un côté par les mouvements
de pensées venus d’Orient et naturellement tournés, pour le meilleur et
pour le pire, vers le pouvoir romain – celui de l’empereur, mais aussi
celui de l’évêque de cette ville qu’on appellera plus tard pape –, rien ne
les prédisposait à s’investir dans une aventure proprement nationale.
L’évêque de Carthage, Cyprien, avait sur eux plus d’emprise que celui de
Lyon. On ne peut pas parler, à l’époque, d’une Église spécifiquement
gauloise et, de toute façon, elle n’était pas gallicane. Elle ne le fut, au
demeurant, jamais vraiment.

Surtout, les chrétiens de Gaule avaient d’autres sujets de


préoccupation. L’empereur Decius, on l’a dit, avait, en 250, promulgué
un édit qui invitait tous les citoyens de l’Empire à sacrifier, dans un esprit
d’unionisme civique, à leurs dieux respectifs, les récalcitrants étant
passibles de la peine de mort. Étrange décret : apparemment, il ne vise
nullement les chrétiens mais, en réalité, il ne vise qu’eux, les juifs ayant
droit à un statut spécifique parce que leur religion, bien qu’à vocation
universelle, restant foncièrement « ethnique ».
On peut lire ce décret de deux façons : légalisation de la tolérance la
plus large (il est possible de sacrifier à tous les dieux que l’on veut, sans
exclusive) ou bien preuve de la plus évidente intolérance envers ceux qui
n’entendent sacrifier à aucun dieu particulier dans la mesure où ils
estiment qu’il n’y en a qu’un et qu’il est le même pour tous. Mais décret
habile. Si bien que de nombreux chrétiens acceptent de se plier à la
volonté impériale. Ils entérinent l’édit. Qui ? Les riches et les notables,
précise la chronique. « Ils n’ont pas attendu, fustige Cyprien [le futur
saint Cyprien], qu’on les interroge. Ils ont été vaincus avant de
combattre. Ils ne se sont même pas souciés de montrer que ce qu’ils
faisaient, ils le faisaient à regret. »
Concours d’excès de zèle. Parfois on ruse. Des évêques consentent à
des sacrifices simulés. On achète à des juges « ripoux », quand on en a
les moyens, des certificats de civisme fictifs. Cyprien y voit un signe de
décadence ou plutôt, ce qui pour lui revient au même, d’intégration
progressive au monde moderne : la simplicité des premiers temps ne
serait déjà plus qu’un souvenir : « On se peint la barbe, on se farde, on se
marie avec des païens, des évêques se laissent attirer par l’argent. On
s’approprie frauduleusement des héritages. » Enfin, « on ne rechigne plus
à pratiquer l’usure ».

LE CATASTROPHISME ÉCOLOGISTE EN L’AN 250

Il ne faut sans doute pas prendre au pied de la lettre les invectives de


Cyprien, qui est au christianisme ce que Caton fut à la République
romaine, ou ce que sera Jean-Pierre Chevènement au républicanisme
tricolore, un obsédé du « tout fout le camp ». Il s’en était ouvert dans un
traité qui contenait la quintessence de cet état d’esprit : « Aujourd’hui, le
monde [on est alors en 253] ne possède plus les mêmes forces
qu’auparavant, il n’a plus la même vigueur, la même robustesse
qu’autrefois. Les pluies ne sont plus aussi abondantes en hiver ; l’été ne
donne plus la chaleur habituelle ; on extrait des montagnes épuisées par
les fouilles moins de plaques de marbre ; les mines fatiguées fournissent
moins d’argent et d’or ; les filons appauvris se raccourcissent de jour en
jour. On voit disparaître des campagnes les laboureurs… Ainsi que
l’habileté dans les arts, la discipline dans les mœurs. »
Pourquoi cette référence à une apocalypse rampante ? Parce que les
conservateurs païens, qui se lamentaient dans les mêmes termes,
rendaient les chrétiens responsables de tous les maux. Cyprien sent donc
le besoin de retourner la suspicion : « Ces fléaux, soutient-il, n’arrivent
pas parce que nous n’adorons pas vos dieux, mais bien parce que vous
n’adorez pas Dieu. Ces malheurs sont la punition de vos fautes. » – La
peste, c’est vous ! – Non, c’est vous !
Bien plus tard, ce sera l’influence du socialisme ou les méfaits du
capitalisme. La faute de la réaction ou de la République.
Qu’on relise bien cette philippique de Cyprien : on y retrouve à la fois
tous les thèmes du malthusianisme à travers les âges, y compris ceux
popularisés dans les années 1970 par le « Club de Rome », et toutes les
hantises des écologistes d’aujourd’hui : épuisement de la terre et des
richesses du sous-sol. Cyprien ne prêche pas la décroissance, il la
constate.
L’épisode de l’édit de Decius va laisser des traces, y compris en Gaule.
L’orage passé, en effet, beaucoup de ceux qui ont accepté le compromis
et ont pour cette raison été exclus de l’Église émettent le vœu de revenir
au bercail. Faut-il passer l’éponge ? Trois partis se forment alors, dont
deux, par définition, vont se transformer en « schisme » : les
ultra-« indulgents » pour qui un simple repentir suffira ; les
ultra-« intransigeants » qui affichent une rigueur inflexible envers ceux
qu’on appelle les « tombés » : rien, absolument rien ne saurait excuser
leur trahison. Le chef de ces « durs » est un certain Novatianus,
autrement dit Novatien.
Entre ces deux extrêmes s’affirme, peu à peu, une orthodoxie : outre la
repentance, une pénitence s’impose mais, à cette condition, le pardon doit
être accordé. L’évêque de Rome, qui s’appelle Corneille, représente cette
ligne intermédiaire.
On remarquera à quel point les révolutionnaires français de 1793
(Robespierre entre Danton et Hébert, les indulgents et les enragés), puis
les communistes dans les années 1950 et 1960 (Moscou entre Belgrade et
Pékin) ou bien le marxisme orthodoxe entre la social-démocratie et le
trotskisme, reproduiront ces divisions archétypiques.

COMMENT UNE ÉGLISE GROUPUSCULAIRE INFUSA NOTRE ROMAN NATIONAL

La Gaule n’échappe pas à ce psychodrame. Les fidèles de la cité


d’Arles se sont majoritairement ralliés à l’édit de Decius, sans doute sous
l’influence de leur maître à penser. En réaction, un certain Marcianus se
fait nommer évêque et rejoint le schisme des intransigeants ou des
enragés. Cette cassure trouble la petite communauté. Cyprien, depuis
Carthage, s’en ouvre auprès du nouvel évêque de Rome, Étienne. Missive
caractéristique d’une grandeur morale et d’un esprit de secte :
« Faustinus, écrit-il, notre collègue de Lyon, m’a écrit à plusieurs reprises
pour me faire connaître que Marcianus d’Arles a rallié Novatien et s’est
éloigné de la vérité de l’Église catholique et de l’unanimité de notre
corps épiscopal. Il a adopté les dures maximes d’une hérésie
présomptueuse qui, fermant la porte de l’Église à des serviteurs de Dieu
qui regrettent et pleurent leurs fautes et viennent frapper avec des
gémissements et des larmes, leur refuse les consolations et les recours de
la bonté de Dieu. Sans se soucier d’admettre les blessés à soigner leurs
blessures, préférant les abandonner à la rapacité des loups et à la rage du
diable… » « Quelle incohérence, frère très cher, ajoute-t-il, que de
permettre que Novatien qui a été excommunié ou que ses partisans
puissent venir se jouer de nous et se faire juge de ce qui convient à la
majesté de l’Église. Fais parvenir aux fidèles d’Arles une lettre en vertu
de laquelle Marcianus étant lui aussi excommunié, un autre doit le
remplacer afin que le troupeau du Christ qu’il a dispersé, et qui reste
blessé et diminué, puisse se rassembler. »
On remarquera donc qu’à quelques exceptions près les chrétiens de
Gaule étaient restés fidèles à l’orthodoxie romaine, ce qui ne cessera de
caractériser leur positionnement. On notera également que, entre deux
excommunications civiques dont elle fut la victime, la jeune Église
n’hésitait pas déjà à excommunier les moindres dissidences qui se
manifestaient en son sein.
Évidemment, ces bisbilles internes sont microcosmiques. Le
christianisme, très développé en Orient, ne s’est, à l’époque, que mal
enraciné en Gaule. Même après qu’il fut devenu la religion non pas
encore unique, mais officielle de l’Empire sous Constantin et ses fils,
nous aurons la preuve, une preuve spectaculaire, qu’il ne jouait sur le
territoire gallo-romain qu’un rôle marginal.
C’est cependant à cette époque, entre le règne de Decius et
l’avènement de l’empereur gaulois Postume, que le christianisme va
irriguer en profondeur notre roman national. Cela peut paraître
contradictoire. Cela s’explique par le fait que l’Église va construire,
autour de légendes merveilleuses consacrées aux victimes des
« répressions » organisées sous Decius et Valérien, une épopée qui
deviendra partie intégrante de notre identité nationale. Qui, aujourd’hui,
n’en connaît les héros ?
Ainsi Denis – saint Denis –, décapité à Lutèce en haut d’une colline,
qui correspond sans doute à Montmartre. On raconta longtemps qu’il prit
à deux mains sa tête coupée et poursuivit sa déambulation.
Ainsi Saturnin à Toulouse : il avait loué une petite bicoque pour en
faire le lieu du culte de sa sainte communauté. Malheureusement, elle se
trouvait sur la route qui menait au grand temple local qui se voulait une
réplique du Capitole romain. Il passait donc devant ce haut lieu du
paganisme en affichant une ostensible indifférence. Est-ce cette attitude
qui déplut ? Toujours est-il qu’un beau jour, la foule, à la recherche d’un
bouc émissaire à la suite d’on ne sait quelle déconvenue, le prit à partie.
Lynchage. La légende veut qu’on l’ait attaché à un taureau rendu furieux
afin qu’il le déchiquetât dans sa course.
Près d’Auxerre, à Toucy, on assista à une surenchère d’intolérance.
Quelques chrétiens s’étant rassemblés pour entonner des cantiques, des
quidams, attirés par les hymnes, affichèrent une certaine hostilité. En
réaction, quelques fidèles crurent malin de traiter Jupiter de débauché et
d’incestueux qui n’hésitait pas à se déguiser en bête pour assouvir ses
désirs libidineux. Ce qui correspondait effectivement à la mythologie
mais dérangea. La dissension fut close par un massacre.
Vrai ou faux, tout cela, sur l’instant, ne défraya nullement la
chronique. Il n’existe d’ailleurs aucun récit contemporain de ces faits.
Mais qu’importe, au fond. C’est son impact dans les esprits qui fait
l’importance d’un événement, non son poids dans la réalité.
En fin de compte, Postume fut sans doute le premier roi de France,
mais la basilique dans laquelle les rois de France furent enterrés porte le
nom de saint Denis, pas celui de Postume.
CHAPITRE 14

Le premier roi de France

« Les historiens sont unanimes pour louer son caractère et son talent. »
C’est ce qu’écrit, à propos de Postume, Gustave Bloch dans la
monumentale Histoire de France d’Ernest Lavisse. La Gaule ne lui doit-
elle pas sa délivrance et sa renaissance ?
Avant qu’il ne prenne en charge la responsabilité de la défense des
frontières de l’Est, comment s’y prenait-on ? On élevait une digue de
fortins et de camps destinés à arrêter les présumés barbares. Lesquels,
Alamans et Francs en particulier dans la dernière période, s’étaient
adaptés à cette tactique qui consistait à stopper les invasions et
éventuellement à contre-attaquer à la manière de Maximin. Une
multitude de bandes s’insinuaient donc dans les défenses romaines, les
contournaient comme leurs descendants contourneront la ligne Maginot,
puis se déversaient, par capillarité, sur tout le pays, le dévastaient,
terrorisant les populations, rançonnant les campagnes, raflant au passage
tout ce qui paraissait avoir une valeur marchande. Il arriva même que les
commandos germains s’enfoncent en Espagne et en Italie du Nord.
Postume, parfois contre l’avis de son état-major resté fidèle à la
tactique du hérisson, remit en cause cette stratégie. Désormais, on
laisserait sur le Rhin les légions les plus solides et on constituerait des
corps mobiles, véritables brigades d’intervention rapide qui
poursuivraient les bandes infiltrées, les prendraient à revers, les
anéantiraient. C’est ainsi qu’on peut régler son compte à celle qu’un
roitelet alaman avait conduite jusqu’à Arles. En même temps, Postume
recruta des supplétifs parmi les peuplades germaniques, franques en
particulier, qui négocièrent leur soumission. Inaugurant de la sorte un
processus qui, un siècle et demi plus tard, débouchera sur une quasi-
fusion entre les soldatesques franque et gallo-romaine.
Les conséquences de cette « libération du territoire », puis de cette
pacification seront spectaculaires. Retour d’une certaine prospérité
d’abord. En témoigne la solidité de la monnaie – monnaie gauloise
s’entend –, donc le recul de l’inflation. Les pièces d’or, recherchées et
thésaurisées même en Italie, retrouvent la valeur qu’elles avaient atteinte
les siècles précédents. Les pièces d’argent sont plus lourdes en métal que
celles qui sont frappées en Italie sous Gallien. Une politique de grands
travaux permet de faire reculer le chômage. Une épidémie de peste, qui
frappe en particulier l’armée, est presque jugulée grâce à des initiatives
hardies et généreuses en matière de santé publique. Au point que les
légions, ce qui est rare, voteront des résolutions de reconnaissance. Les
ateliers, un temps en panne, reprennent leurs activités. Ce qui est
particulièrement sensible dans la métallurgie, les mines, l’industrie du
bois, la tannerie, le textile et la céramique. En conséquence, les
exportations, surtout vers la Grande-Bretagne, font un bond en avant. Le
matériel agricole gaulois, charrues mais aussi moissonneuses, fait prime
sur le marché. On répare les grandes routes, on empierre et on déblaie de
nombreuses pistes, on réaménage les berges, on trace de nouveaux
chemins le long des voies d’eau et des côtes. L’agriculture retrouve une
certaine dynamique grâce au déboisement, au marnage et aux travaux
d’irrigation. Le bâtiment repart, ce que favorisent une utilisation plus
systématique de la brique et le développement de certaines techniques
hardies, comme le prouve l’amélioration impressionnante du confort des
villas aristocratiques, que ce soit en matière de chauffage ou de
rafraîchissement.
Il semble que des architectes et des entrepreneurs itinérants proposent
leurs services aux hautes classes sociales, des modèles à répliquer leur
étant en quelque sorte présentés sur catalogue.
Les villes, qui avaient périclité au temps des guerres civiles, desserrent
peu à peu l’étreinte de leurs remparts. Des bourgades deviennent des
villes qui croissent à partir d’un îlot central constitué d’un bloc de
demeures privées et de boutiques, qu’on dote ensuite de locaux
professionnels et administratifs. Comme les villas aristocratiques, les
thermes ou les théâtres sont conçus par des spécialistes selon un patron
uniforme et facilement reproductible. Outre la brique, la pierre un peu
partout mord sur le bois, qui ne redeviendra dominant dans le paysage
urbain qu’à partir de l’époque mérovingienne. On attache de plus en plus
d’importance à l’éclairage, au stockage, aux réseaux
d’approvisionnement, aux canalisations, à la poste, aux espaces de loisirs
et à leur acoustique, aux établissements à vocation pédagogique.

UN ANTICIPATEUR DE LA THÉORIE DE LA LUTTE DES CLASSES

Les villas des gros propriétaires fonciers ressemblent de plus en plus à


des palais et, lorsqu’on les entourera de remparts, de tours de guet, qu’on
rehaussera les étages et qu’on rapetissera les ouvertures donnant sur
l’extérieur, on aura anticipé les châteaux seigneuriaux préféodaux de
l’époque carolingienne.
À l’intérieur, on se devra d’avoir sauna, piscine, salle d’armes et de
jeux, gymnase, galeries bordées de statues donnant sur jardin, un système
centralisé de chauffage par le sol et de climatisation par circulation d’eau
fraîche. À l’extérieur, des dortoirs pour le personnel, des hangars, écuries,
ateliers, forge, réserves, basse-cour, moulin, four, pressoirs, des garages
pour les chariots.
Mais ce tableau ne doit pas faire illusion. Tout autour de ces îlots qui
devront être toujours mieux protégés par des gardes armés, sorte de
milices privées, une tout autre réalité s’impose : huttes en terre ou en
branchage, cabanes en bois ou en pisé, grottes habitées (en particulier au
bord de la Loire), au mieux masures de pierre et de glaise séchée. Le tout
recouvert de toits de chaume débordants.
Nulle législation ne permet de réduire la pénibilité parfois extrême du
travail. Dans les exploitations agricoles, le sort fait aux employés et
ouvriers est tellement oppressif qu’il expliquera en grande partie la
gigantesque explosion sociale qui embrasera le pays quelque vingt-cinq
ans plus tard. D’autant que les miséreux, fuyant de telles conditions de
vie, commencent à se masser autour des villes dont les périphéries
prennent de l’ampleur, et parfois même à affluer en leur centre.
Postume est conscient de ces tensions qui furent à l’origine de la levée,
sous l’empereur Commode, d’une véritable armée de brigands, de
dissidents et de réprouvés. Ce pourquoi il a initié cette politique de
grands travaux destinée à multiplier les offres d’emplois et a encouragé
les initiatives charitables, tout en incitant les plus démunis à s’engager
dans l’armée. Sans rechigner, pour autant, à envoyer la troupe disperser
des rassemblements d’affamés.
Aurait-il eu tendance à aller plus loin sur la voie du réformisme
social ?
Il aurait pu. Car il y en a un, au moins, dont on a toutes les raisons de
penser qu’il l’y a encouragé : c’est son fils, Junius, dont il a fait un temps
son César. Celui-ci, considéré comme un rhéteur hors pair et un écrivain
de talent, est un théoricien anticipateur de ce qu’un autre appellera plus
tard la « lutte des classes ».
Ce n’est pas là une divagation anachronique : Postume junior s’est
clairement exprimé sur ce sujet qui, à l’évidence, l’obsède. Selon lui, la
guerre du pauvre contre le riche constitue une donnée incontournable de
toute réalité sociale. Une invariance en quelque sorte. Plus que des
adversaires occasionnels, ce sont des adversaires naturels. Il ne dit pas
« infrastructurel », comme l’osera Marx, mais n’est pas loin de le penser.
À ses yeux, un tel affrontement relève de la nécessité, car c’est la société,
et non l’état d’esprit des protagonistes, qui est responsable de cet
antagonisme ; de cette contradiction créatrice ou destructrice. Un
mécanisme implacable mène à la « dépossession du faible par un puissant
insatiable », comme le prouve, selon lui, la continuelle concentration de
la propriété.
Faut-il le citer, en prenant bien soin de différencier sa prose de celle du
grand « déclamateur » Quintilien, avec laquelle elle a été souvent
confondue, jusqu’à être publiée dans un même volume : « Partout on
chasse le peuple. Ce qui serait suffisant à alimenter une cité est devenu de
quoi nourrir les troupeaux d’un seul propriétaire. Les riches sont comme
les nations, il leur faut pour frontières des fleuves et des montagnes. »
Surtout, il met dans la bouche de l’un de ses personnages ce cri, qui
résonne comme une esquisse de la dialectique hégélienne du maître et de
l’esclave : « Ô riche ! tu es plus fort que moi. Un seul de tes coups peut
me tuer. Mais en même temps, tu es à ma merci, car je peux te faire périr
de mille façons. Tu as pleine confiance dans la puissance qui te protège,
mais écoute bien : dès lors que je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie,
nous sommes égaux. »
On perçoit, ici, la même tonalité que celle que feront entendre – tonner,
plus exactement –, pendant les décennies suivantes, les polémistes
chrétiens. Ceux-là mêmes qui justifiaient, tel Salvien, la révolte sociale,
quand, selon certaines légendes, ils n’en prirent pas la direction ou
n’opposèrent pas la pureté et la sobriété barbares à la corruption
consommatrice – la société de consommation – qui pervertit le monde
romain.

POSTUME, CE GRAND INCONNU

C’est précisément cela que Postume n’a sans doute pas perçu.
Cet homme calme, sage, pondéré, ennemi des excès, était également,
en matière religieuse, d’une totale tolérance. Il ne réprima ni le
christianisme naissant ni un certain druidisme renaissant. Il s’arrangea
pour privilégier, parmi les dieux de l’Olympe auxquels on rendait un
culte, Hercule et Mercure, c’est-à-dire ceux qui se rapprochaient le plus
des dieux gaulois, Ogmios et Teutatès.
Au fond, dans ce domaine, il n’était pas très loin de Gallien, qui,
influencé en cela par son impératrice de femme, rêvait d’un
universalisme mystique qui eût permis de soumettre tous les dieux à
l’autorité d’un esprit pur et transcendant, tel que les néoplatoniciens
derrière Plotin l’appelaient de leurs vœux. Mais, ce qu’il surestima sans
doute fut ce que recelait d’explosif la rencontre possible entre ce
néomysticisme protestataire et interclassiste que véhiculaient les premiers
chrétiens et l’exaspération sociale qui allait alimenter une révolte
incendiaire.
Junius Postume l’eût-il mieux anticipé s’il avait succédé à son père ?
Mais il était précisément devenu improbable qu’il succédât à son père.
Pourquoi ? Parce que, intellectuel dans l’âme, homme de culture qui
n’aimait rien tant que participer à des concours littéraires, il n’était
finalement attiré ni par l’adjudantisme militaire ni par le rôle d’Auguste.
Et l’armée, peu portée sur les qualités purement cérébrales, n’eût pas
vraiment apprécié de l’avoir pour chef. Postume père avait donc concocté
une alternative en la personne d’un guerrier proche de son clan, jeune,
beau et pas con.
Mais, avant de s’attarder sur les conditions de l’avènement de ce
Victorinus qui deviendra lui aussi empereur des Gaules, et dont la mère,
Victoria, fut l’une des femmes les plus extraordinaires de l’Antiquité et
de notre propre histoire, une remarque préalable s’impose.
Si Postume père, ce premier vrai roi de France, recueille tous les
éloges des contemporains, on ne sait, en réalité, pas grand-chose de lui,
de sa personnalité, de son existence quotidienne. Il ne commit aucune
folie, ne se rendit coupable d’aucun crime mémorable, massacra assez
peu, n’étala pas sa vie privée sur la place publique, ne légua à l’histoire
ni discours fulgurant ni considérable sottise, ce pourquoi il fut aimé au
présent et oublié au futur.
On évoque toujours, dans les livres, saint Denis, parce qu’on prétendit
longtemps (mais on ne le prétend plus) que, pour faire une farce à ses
persécuteurs qui l’avaient décapité, il continua à déambuler en portant sa
tête entre ses mains. Postume ne se livra, lui, à aucune excentricité de
cette sorte. Il porta jusqu’au bout sa tête sur les épaules. Contrairement à
Néron, à Caligula ou à Clovis, il n’assassina pas sa parentèle et se
contenta, ce qui est moins prestigieux, d’être assassiné par des pilleurs. Il
n’interdit aucune religion, mais ne chercha ni à en imposer une comme
Constantin ou encore Clovis, ni à s’en concocter une comme Dioclétien.
Il ne se prit ni pour Hercule ni pour le Soleil. Il ne chercha ni à subjuguer
ni à conquérir. Ne marcha sur les pas ni d’Alexandre le Grand ni de Jules
César. Non ! Il se contenta de faire des choses toutes bêtes : libérer la
Gaule et lui assurer son indépendance, la débarrasser des envahisseurs
germains et l’émanciper du maître romain. Il réalisa ce que Civilis avait
tenté sans succès : l’affirmation de la France et l’émergence de l’Europe.
Faible bilan, on en conviendra, qui ne méritait pas qu’on s’en souvînt.
Contrairement à ce haut fait de sainte Geneviève, femme remarquable au
demeurant, qui sauva d’autant plus indubitablement Paris qu’Attila
n’avait jamais songé à l’attaquer.
Postume ne fut finalement qu’une sorte de général de Gaulle qui aurait
non seulement libéré le pays, mais l’aurait ainsi créé. Qui était-il ? Un
guerrier brut de décoffrage capable de l’emporter sur deux fronts, à l’est
contre les Allemands et au sud contre les impériaux ? Mais Postume
assura la formation et l’éducation de deux héritiers potentiels : son propre
fils et celui de Valérien, Gallien. Et ce qui caractérisa ces deux
personnages, jusqu’à leur jouer des tours, fut leur immense culture, leur
talent littéraire et l’ampleur de leur curiosité philosophique. Est-ce que
cela n’en dit pas long, finalement, sur les qualités du pédagogue ?

COMMENT LE FUTUR EMPEREUR GAULOIS


VICTORINUS PASSE D’UN CAMP À UN AUTRE

Cependant, l’empereur de Rome, Gallien, ne laisse pas tomber. Il


colmate un peu partout les brèches, tente d’étouffer, les unes après les
autres, les sécessions militaires qui se sont multipliées. Ici il réprime, là il
négocie. Il parvient à circonvenir un de ces généraux rebelles, Auréolus,
qui a pris la tête d’une révolte balkanique, en lui assurant privilèges et
impunités. En l’an 262, après avoir repoussé une dernière avance
conciliatrice de Postume – un « traître » selon eux –, Gallien et Auréolus
passent les Alpes et pénètrent en Gaule. Postume relève le défi. Face à
l’armée impériale, dont la puissance est à la dimension de l’Empire, il
dispose lui aussi d’une force considérable qui – le phénomène est en soi
remarquable – reste fidèle au parti de l’indépendance gallicane : six
légions gallo-romaines, pour l’essentiel gauloises et stationnées le long
du Rhin, deux ou trois britanniques, une espagnole, plus des corps
d’auxiliaires germains, principalement francs, et les milices des cités.
Quasi-égalité des forces. Alternance de revers et de succès.
L’affrontement paraît interminable.
Un jour, Postume se retrouvera piégé dans une ville dont on ignore le
nom. Gallien en personne dirige le siège. Convaincu que, cette fois, la
victoire ne peut lui échapper, il s’aventure très près des murailles. Une
flèche l’atteint à l’épaule. Grièvement blessé, il se lasse et rentre à la
maison pour préparer les « fiestas » organisées à l’occasion de
l’anniversaire de son avènement. C’est la seule chose qui l’intéresse
désormais. Il confie la suite des opérations à Auréolus, lequel dirige ses
forces vers la Séquanie, c’est-à-dire la Franche-Comté. Les troupes de
Postume l’y rejoignent. On passe la Saône et on se rencontre, semble-t-il,
dans la plaine de Pontarlier.
Qui rencontre qui ? Une fois de plus, un observateur neutre s’étant
trouvé sur les lieux n’y aurait pas retrouvé ses petits. Où étaient les
méchants, où étaient les gentils ? Comment reconnaître les attaquants et
les attaqués ? Les indépendantistes gaulois des impériaux romains ? Les
différencier ? Comment, puisqu’ils sont habillés pareil. On souffle dans
les mêmes buccins. Il y a, certes, des auxiliaires germains du côté
gaulois, mais du côté romain aussi.
Sans doute, de part et d’autre, a-t-on adopté des signes distinctifs.
Lesquels ? Je l’ignore. Le sanglier face à l’aigle ? Même pas sûr.
Premier choc. Indécis. Des prisonniers dans les deux camps. Et, parmi
eux, des blessés. Les Romains se regroupent de l’autre côté de la vallée
de la Bèze, à Mirebeau. Que se passe-t-il alors ? Le bruit court
qu’Auréolus, qui a déjà eu l’occasion de démontrer qu’il n’était pas un
tendre, a fait achever les prisonniers gaulois blessés. Comme s’il
s’agissait de vulgaires barbares. Or, entre camarades provisoirement
séparés, entre soldats gallo-romains et romano-romains, cela ne se fait
pas.
Non seulement ce massacre « enrage » les cohortes de Postume, mais
il suscite des indignations au sein même du camp « légaliste » romain.
Un brillant officier de vingt et un ans y commande une aile de cavalerie.
Il s’agit de Victorinus, lui-même gaulois, qui se trouve en quelque sorte
dans la situation de ces officiers algériens au service de l’armée française
quand se déchaîna la guerre contre le Front de libération nationale.
À plusieurs reprises, déjà, Victorinus a supplié Auréolus d’humaniser
ses méthodes. Ne s’agit-il pas d’une guerre fratricide ? L’autre l’a envoyé
sur les roses. La honte ! Auréolus passe à l’offensive. Postume galvanise
ses légions. Décrit les adversaires comme des barbares. En appelle à la
vengeance. Fait charger sa cavalerie, en majorité germaine, que suivent
les fantassins gaulois. À son tour Auréolus lance à l’attaque sa propre
cavalerie, plus fournie, plus disciplinée. Victorinus en est l’un des
principaux commandants. Son entrée en ligne va-t-elle faire basculer le
sort des armes du côté romain ? Oh surprise : c’est le moment où il
change de camp. Plus exactement, où il prend conscience que le sien est
du côté des Gaulois, c’est-à-dire de son propre peuple. Au lieu de se
précipiter sur les légions de Postume, il attaque à revers les légionnaires
romains, qui doivent concéder leur défaite et se retirer. Postume, ne
souhaitant pas provoquer l’irréparable, ne les poursuit pas.

L’EMPEREUR PETITE BLAGUE

Telles sont les circonstances qui vont faire de Victorinus l’adjoint de


Postume (dont il serait vaguement cousin) en matière militaire et,
finalement, son héritier et successeur.
Il faut bien l’admettre, l’empereur des Gaules profite largement de la
situation : le ralliement de Victorinus d’abord ; le fait, ensuite,
qu’Auréolus ait sans doute moins envie de le vaincre que de renverser
Gallien pour prendre sa place ; le caractère de Gallien, enfin, qui le porte
plus à la jouissance prétendument épicurienne qu’à l’effort soutenu.
Cela entraîne une autre conséquence favorable au héros gaulois : en
Orient, il dispose en quelque sorte d’un disciple, un chef militaire syrien
nommé Odenath, qui, après s’être allié au Perse Shapur contre les
Romains, s’est ensuite appuyé sur ces derniers contre le Perse pour
s’auto-couronner, avec son épouse Zénobie, roi de Palmyre, c’est-à-dire
maître d’une Syrie indépendante.
Or l’empereur Gallien, loin de se lancer dans une entreprise de
reconquête, l’a lui-même intronisé empereur de l’Orient – pour avoir au
moins la paix de ce côté-là. Pourquoi lui et pas Postume ? Pourquoi allier
à Rome un empereur d’Orient et pas un empereur d’Occident ou des
Gaules ?
Gallien finasse. Il mêle à sa démence d’Auguste un certain je-m’en-
foutisme philosophique. Il s’amuse. Il y a, chez lui, un côté « Monsieur
petite blague ». Chaque fois qu’il le peut, il prend son pied. Y compris
dans le tapis. Il aurait promis au philosophe Plotin un territoire pour y
établir la république de Platon. Au roitelet des Marcomans, Attale, le
papa de Pipa, sa maîtresse, sa muse érotique, il est prêt à faire toutes les
concessions. C’est d’ailleurs pour oublier son infortune que son épouse,
l’impératrice Salonine, s’abîme dans la métaphysique néoplatonicienne.
On apprend à l’empereur que l’Égypte se soulève : « On s’en
passera », commenta-t-il simplement. La Gaule fait sécession ? « Et
alors, le salut de la République ne dépend pas de la fourniture des draps
d’Arras ! » On ne prête qu’aux riches.
On doit toutes ces anecdotes, comme le fait qu’il s’affuble d’une
perruque blonde pour appâter Pipa, à un seul chroniqueur, Trebellius
Pollion, qui lui a consacré un ouvrage, mais l’exècre. On a donc toutes
les raisons de penser qu’il en rajoute des louches. De toute façon, ce n’est
pas Gallien qui va terrasser Postume, ce sont les sautes d’humeur des
soldats gaulois qui vont le mettre hors de combat.

UNE MORT VRAIMENT HÉROÏQUE

Le chroniqueur de L’Histoire auguste résume ainsi l’évolution des


événements : « Tous les peuples de Gaule avaient pour Postume une
affection extrême. Mais il gouvernait avec trop de sévérité, ce pourquoi
les Gaulois, que leur caractère conduit à constamment désirer un
changement, finirent par le tuer. » Les Gaulois que leur caractère conduit
à désirer constamment un changement… ne sont-ils pas déjà des
Français ?
Trop de sévérité ? Postume réprouvait et réprimait effectivement, à
l’occasion, les excès auxquels la soldatesque de toutes les nations se
laisse volontiers aller quand on lui lâche la bride.
Sa politique était pacificatrice et le succès de ses armes, les victoires
remportées par Victorinus (mais aussi les renoncements de Gallien)
l’incitaient à redonner la priorité à ses efforts de redressement
économique et administratif. Les occasions d’accumuler puis de se
partager du butin commençaient à se faire rares. La stabilité n’a jamais
été propice aux grandes carrières militaires. Ce ne sont pas les hommes
d’État qui mirent fin à des guerres coloniales, un Pierre Mendès France
par exemple, qui s’assurèrent le plus de popularité dans l’armée. Et puis,
la régularité ennuie. Des tendances antisécessionnistes – unitaires ou
légalistes – commencent donc timidement à réémerger en Espagne, en
Provence, en Narbonnaise. Une révolte militaire, une de plus, éclate au
sein de l’armée du Rhin, plus exactement dans la garnison de Mayence.
Le prétexte ? Sans doute la répression brutale d’une indiscipline. Un
rappel à l’ordre de trop. Un officier nommé Laelien, qui commande la
place, rallie la mutinerie, forme une petite armée d’insurgés en fédérant
les mécontents. Qui est-il ? Aucune source ne nous l’indique. Peut-être a-
t-il été influencé, pour des raisons familiales, par le cas espagnol. Mais
c’est une simple hypothèse. Est-il lui-même favorable à l’indépendance
ou partisan d’un retour au bercail ? On ne sait, encore que son
patriotisme gaulois soit le plus probable.
En l’absence de Victorinus, Postume intervient flanqué de son fils (le
siège du pouvoir est très proche) et, sans grande difficulté, écrase le mini-
putsch. Mais, de même qu’il n’avait pas cherché à se débarrasser une
bonne fois pour toutes d’Auréolus, il renonce à traquer et à éliminer
Laelien. Comme s’il espérait le récupérer.
Mayence ouvre ses portes. Enfin une occasion de butin ! Soutenus par
une majorité d’officiers, les soldats revendiquent leur droit au pillage. Un
pillage patriotique à les entendre, puisque Mayence a trahi la cause.
Postume s’y oppose avec la dernière énergie. La place s’est rendue, elle a
donc droit au pardon.
Surtout ne pas exacerber les haines, éviter d’aggraver les divisions.
Des officiers lui font valoir que seul un châtiment exemplaire
découragera d’autres villes ou garnisons de suivre l’exemple de
Mayence. Lui répète qu’on ne saurait mettre à sac une ville qui a d’elle-
même réintégré la légalité.
On assiste alors à une scène qui eût mérité que la postérité en glorifiât
le souvenir. Autre chose que Clovis fracassant à coups de hache le crâne
du malheureux qui aurait « cassé le vase de Soissons ». Autre chose
même que l’attitude d’un Saint Louis faisant couper la langue d’un
présumé blasphémateur.
Postume, toujours accompagné de son intellectuel de fils, se place
devant la porte ouverte de Mayence. Il fait rempart de son corps. Non, lui
vivant, on ne sèmera pas la désolation dans la ville. Que le gros de
l’armée se retire. Il y rentrera seul, ou presque, accompagné seulement
d’une escorte symbolique. Devant eux s’est massée une multitude en
armes hérissée de fer et d’exaspération. Les glaives sortent des fourreaux,
les piques sont brandies. Comment ? Un trésor est là, à la portée de la
main, et on n’aurait pas le droit d’y toucher ? On hurle, on pousse, on
bouscule. Les officiers, restés prudemment en arrière, n’osent pas
intervenir. Seuls quelques soldats, impressionnés par l’attitude de leur
empereur, tentent de raisonner leurs camarades. On les écarte, on les
rudoie. Quoi, interdiction de piller, pas de butin, des traîtres pas même
châtiés : tout cela pour des prunes ? On s’excite les uns les autres. Un
premier javelot vole. Un premier glaive frappe. Puis c’est la curée. Les
deux Postumes tombent sous les coups. Alors même que se préparait déjà
dans de nombreuses villes, Bourges, Arles, les festivités prévues pour la
dixième année d’existence de la première Gaule unifiée et indépendante
de l’histoire.
CHAPITRE 15

L’homme qui rendit la Gaule à Rome

Comment le gros de l’armée réagit-il au meurtre de Postume ? Et la


Gaule profonde ? Et les élus municipaux des principales cités ? Hélas, les
témoignages manquent. Même si les chroniqueurs soulignent au passage
« qu’on regretta le temps de Postume ».
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que Laelien, que Postume avait
épargné et qui s’était maintenu avec un groupe de dissidents dans le Nord
de la Gaule (il en a même profité pour flanquer une raclée à un petit
groupe de Francs), rapplique illico et se fait proclamer Auguste. Pas pour
longtemps. Même s’il s’empresse de battre monnaie. Très vite il se met
tout le monde à dos. Victorinus accourt, tombe sur le râble du félon et de
ses partisans. Cette fois pas de quartier. L’auteur de l’usurpation dans
l’usurpation, de la rébellion dans la rébellion est, comme il se doit, lardé
par les ex-soldats de Postume qui se réconcilient sur le cadavre du traître.

À LA TÊTE DE LA GAULE, MARIUS LE FORGERON

Normalement, ça ne devrait pas faire un pli. Victorinus devrait devenir


empereur des Gaules et l’héritage de Postume serait sauf. Va-t-il se faire
reconnaître par les légions rhénanes ?
Étrangement sa mère, Victoria, l’en dissuade. L’estime-t-elle trop
jeune ? Certains traits de son caractère l’inquiètent-elle ? Veut-elle le
protéger des fureurs soldatesques ? Toujours est-il qu’elle sort de sa robe
un personnage haut en couleur, un certain Marius, un brave homme,
prestance de général Dourakine, fort comme deux Perses et trois bœufs,
qui, certes, s’est fait lui-même au sein de l’armée, mais pas comme
soldat, comme forgeron. Son bagout fait fureur. Il a des potes partout
dans les chambrées. Si la base pouvait s’incarner, ce serait en un type
comme celui-là. La troupe, à l’évidence – du moins Victoria en a le
pressentiment –, le préfère à Victorinus, trop aristocrate, trop brillant, un
peu trop freluquet à son goût.
Marius a-t-il été l’amant de Victoria ? On l’a dit. C’est possible. Ce qui
est clair, c’est qu’elle le soutient. Jusqu’à prétendre que Postume l’avait
remarqué et lui réservait de hautes fonctions. Victorinus paraît se faire
une raison. Officiellement, il approuve le choix de sa mère. Et en profite
pour entretenir sa propre popularité. Il parcourt le pays, la Bourgogne
surtout, à partir d’Autun où il a fait des études. Agrémente ses visites de
petits compliments. Caresse les notables dans le sens du poil de leur
caracalle.
Le discours d’investiture du nouvel Auguste gaulois est un petit bijou.
Du moins si l’on en croit la version qu’en donne Trebellius Pollion, qui
semble trop belle pour être vrai : « Camarades, se serait-il exclamé, je
sais qu’on peut m’objecter le métier que j’ai fait dans ma jeunesse. Me
blâme à ce propos qui voudra, mais les dieux fassent que je manie
toujours le fer au lieu de me perdre, comme Gallien, dans l’ivrognerie et
la débauche. Oui, reprochez-moi, si ça vous chante, d’avoir été forgeron,
pourvu que l’ennemi reconnaisse que j’ai forgé pour le vaincre. »
Et, en effet, il semble qu’il ait commencé par emporter quelques
succès. Commencé… car il n’ira pas bien loin. Non pas trois jours de
règne, comme certains l’ont prétendu, mais au grand maximum trois
mois.
Il se trouve qu’un soldat des légions gauloises, qui avait été son
compagnon d’atelier, prit très mal cette ascension qui le rapetissait :
rester en bas quand l’autre, son presque alter ego, planait en haut !
Comme l’idée lui était insupportable et qu’il se trouva, on ne sait à quelle
occasion, face à lui, il l’embrocha de son épée en s’écriant bêtement :
« La reconnais-tu, toi qui l’as forgée ? »
Le Gaulois avait tendance, parfois, à faire marcher sa cervelle à côté
de son bonnet.

QUAND LA GAULE SONGE À SE DONNER UNE REINE

Plus rien ne peut s’opposer à l’élection du fiston de Victoria. Car,


entre-temps, il a poursuivi sa campagne d’autopromotion. Il y rappelle
ses faits d’armes. Parfois imaginaires. Ou exagérés. Se présente comme
le neveu de Postume. Il a le sens du spectacle. Caresse la tête des
bambins. Distribue des honneurs et des décorations. Ne refuse jamais de
rendre de petits services. Plus aimable, plus courtois, en Gaule, ça ne se
trouve pas. Il invente en quelque sorte la tournée électorale.
Quant à sa mère, elle ne le quitte pas d’une semelle. Elle l’accompagne
dans les camps où sa beauté, son énergie, sa « virilité féministe » font
fureur. Tout est réuni pour que le nouvel « empereur des Gaules »
devienne la coqueluche du pays. Et aussi de la troupe, car il a concocté
un plan de modernisation de l’armée qui permet d’améliorer
l’intendance, l’approvisionnement et l’entretien du matériel. Tout… sauf
un léger travers : coureur impénitent, il a du mal à contrôler sa libido. Un
chaud lapin comme on dira d’un autre. Jeune, il chasse en bande avec ses
copains.
Et voilà l’accident : un brillant officier, chargé de l’intendance, l’a
efficacement aidé à concevoir son plan de modernisation de l’armée. Or
l’épouse de cet éminent conseiller a tapé dans l’œil – et pas que dans
l’œil – du nouvel empereur gaulois. Il l’a poursuivie de ses assiduités.
Elle résiste. Il la force. Le mari ne s’en juge nullement flatté. Au
contraire, il bout de colère. Se répand. Ameute. Rassemble une cohorte
d’« indignés » qui se dirige vers la résidence du malappris, à Cologne.
Justement l’Auguste, mais néanmoins pécheur, sort de chez lui,
naturellement accompagné de sa mère qui tient dans ses bras son petit-
fils – le fils de Victorinus. Les soldats vengeurs se précipitent sur la petite
famille, arrachent l’enfant des bras de Victoria et égorgent empereur et
bébé. Victoria se jette à genoux. Attend le coup mortel et s’évanouit.
Nul ne songe, cependant, à la frapper. De solides gaillards la soulèvent,
l’emportent et la déposent sur un lit. Pour une exécution douce ? Quand
elle revient à elle, elle est convaincue qu’ils vont, en effet, l’immoler à
son tour.
Pas du tout. Quelques officiers approchent, timidement, sur la pointe
des pieds et lui demandent audience. Audience ? Ils entendent
s’expliquer. Ils ont cru bien faire. Postume lui-même ne réprimait-il pas
sévèrement les pillages et les viols ? Pouvait-on accepter un tel
agissement ? Ils ne trouvent pas de mots trop forts, en revanche, pour
déplorer le moment d’égarement qui leur a fait trancher la gorge d’un
bébé. Ils se repentent, se flagellent, demandent pardon et (ici, le
mélodrame atteint des sommets) ils implorent la mère de l’empereur
qu’ils viennent de saigner d’accepter la pourpre impériale.
Ainsi, une Gaule unie, devenue pour la première fois dans son histoire
indépendante sous la férule de son propre roi, pouvait, pour la première
fois également – et seule fois d’ailleurs –, se donner à une reine qui
n’était nullement l’épouse du roi.
A-t-elle failli accepter ? Il fait peu de doute que oui. Son hésitation
même en fait foi. Des médailles, frappées peut-être trop vite, la
qualifieront d’ailleurs d’empereur. Vous avez bien lu d’« empereur ». Elle
engrangera, peu à peu, d’autres titres. Celui de « mère des camps », c’est-
à-dire de « mère des armées », celui de « principale collaboratrice
d’Auguste ». Les pièces de monnaie seront illustrées non par le profil de
l’empereur, mais par l’image de la victoire, Victoria. D’autres la
représenteront en Diane.
Son hésitation peut, en outre, s’expliquer par des raisons géopolitiques.
À peu près à la même époque, le roi de Palmyre Odenath étant décédé,
son épouse Zénobie, qui a pris sa place, ne cache nullement son ambition
de créer, sous son sceptre, un vaste empire arabo-sémitique de langue
grecque. Or, les deux femmes, Zénobie et Victoria, étaient au courant de
leurs aventures respectives. Zénobie, plus tard, vaincue et retenue
prisonnière à Rome, osera cette confidence : « Si la distance des lieux
l’eût permis, j’aurais voulu partager le monde avec Victoria, car elle me
ressemble. »
LE NOUVEL EMPEREUR GAULOIS FIXE SA CAPITALE À BORDEAUX

Victoria refuse finalement ce qu’elle perçoit être un cadeau


empoisonné dicté par l’émotion. Mais, consciente qu’en ces instants
critiques elle peut presque tout imposer, elle prend une décision
triplement révolutionnaire : elle fait nommer un civil, en l’occurrence un
parent nommé Tetricus qui exerce les fonctions de gouverneur
d’Aquitaine. Il n’est pas chaud, mais elle parvient à le convaincre. Et elle
le fait proclamer par les légions… en son absence. Elle accepte, en outre,
qu’il fixe son lieu de résidence non pas dans une ville du Rhin au milieu
des troupes, mais à Bordeaux. Une première.
Puisque Tetricus, soutenu en cela par Victoria que les putschs
militaires ont traumatisée, ne veut pas être l’élu de l’armée, on convoque
(et c’est encore une première) une réunion de notables, de tous les
décurions des assemblées provinciales qui, réunis dans la capitale de
l’Aquitaine, désignent le nouvel empereur. Lequel, dès lors, ressemble
fort à un président de la République élu par un corps électoral restreint.
À l’exception peut-être de Jeanne d’Arc, l’histoire de France connaît
peu d’héroïnes de la dimension de Victoria, dont la source du pouvoir, à
la fois quasi occulte et quasi mystique, soit si mystérieuse et l’action si
méconnue.
Née à Bordeaux, elle aussi, dans une famille aristocratique gallo-
romaine, elle a épousé, à seize ans, un officier romain, dont elle est
veuve, et en a eu un fils, feu Victorinus. Ses liens avec Postume, à la
cause duquel elle fut constamment dévouée, sont singuliers :
officiellement, ils sont cousins. Elle se fit parfois passer, sans doute pour
renforcer son prestige, pour une sœur clandestine. Bonne cavalière,
sachant manier l’épée, ce qui explique en partie la fascination qu’elle
exerce sur les soldats, capable de parler leur langage qui n’est pas
spécialement fleuri, elle semble avant tout motivée par un nationalisme
fervent que le combat de Postume a révélé en elle. Quelque chose de
physique semble l’enraciner dans le pays qui fait effectivement corps
avec son propre destin (au point qu’elle mourra au service de ses
habitants ravagés par une terrible épidémie de peste) et explique l’espèce
de culte que cette nation en devenir va lui vouer.

LA RUSE MORTELLE QUI PERMET DE VENIR À BOUT DE GALLIEN

L’année 268 fut terrible pour l’empereur romain Gallien, mais aussi,
par voie de conséquence, pour le nouvel empereur des Gaules, Tetricus,
installé à Bordeaux.
Gallien paraissait insubmersible. Même si, autour de lui, tout foutait le
camp, il parvenait à tout raccommoder. Le chef de ses armées, Auréolus,
avait cependant fini par tomber du côté où il penchait : le putsch.
À la tête des légions des Balkans, il fait donc irruption en Italie du
Nord bien décidé à faire l’Auguste à la place de l’Auguste. Quand il
l’apprend, Gallien interrompt on ne sait quelle partie de plaisir et contre-
attaque. Avec succès. Il stoppe la marche du prétentieux et le bloque dans
Milan. L’autre s’y fortifie. Mais il sait que, faute de ravitaillement, il ne
pourra tenir longtemps. Lui vient alors une idée tellement bonne qu’elle
servira à plusieurs reprises par la suite : il fait imiter l’écriture de
l’empereur afin de dresser une liste de généraux présumés comploteurs à
liquider d’urgence. On s’arrange, ensuite, pour égarer la liste. Classique.
C’est ainsi que, pendant la guerre d’Algérie, les services secrets français
parviendront à susciter de sanglantes épurations au sein de la rébellion.
Avertis par des amis qui leur veulent du bien, que font les généraux
soi-disant menacés ? Ils décident d’agir vite. Avec – mais le contraire eût
étonné – la complicité du préfet du prétoire. C’est eux ou lui.
Un soir, alors que l’empereur est en train de dîner sous sa tente, un
officier, haletant, vient l’avertir que les hommes d’Auréolus, bloqués à
Milan, ont fait une sortie et approchent. Tel un ressort, Gallien bondit de
sa couche (à l’époque on dînait non pas assis mais couché) et sur son
cheval. L’historien Zosime raconte : « Rempli d’effroi par ces paroles,
l’empereur demanda donc ses armes, transmit à ses soldats l’ordre de le
suivre et partit sans même attendre ses gardes du corps. Le voyant ainsi
sans protection, le commandant de la cavalerie des Dalmates l’égorge. »
Il s’agissait effectivement d’une ruse. D’un piège.
À la nouvelle de cet assassinat, les légionnaires s’ébrouent certes
quelque peu, mais on les arrose. Et, pour ne pas entretenir les suspicions,
on choisit pour nouvel empereur le seul général qui n’était pas présent au
moment du crime : Claude, qu’on surnommera (pour ne pas le confondre
avec le prédécesseur de Néron) Claude le Gothique. On l’acclame et on
vote, dans la foulée, un vœu « pour l’unité de l’empire ». Des sénateurs
se seraient écriés lors de l’intronisation : « Claude Auguste délivre-nous
de Zénobie et de Victoria. »
Autrement dit, Tetricus compte pour du beurre.

SUS À LA VILLE D’AUTUN LA TRAÎTRESSE

Reste que le remplacement d’un empereur abhorré, Gallien, par un


type qui bénéficie de la faveur du Sénat ; pour la première fois dans son
histoire pour la première fois dans son histoire ; pour Tetricus, c’est la
tuile. N’est-il pas lui-même lié à l’ordre sénatorial romain ? La sécession
est-elle toujours justifiée ?
Le parti légaliste proromain relève la tête. Les vieux antagonismes se
réveillent avec les vieilles fidélités. Les Éduens se souviennent qu’ils
furent proclamés « frères du peuple romain ». Autun, leur capitale,
franchit le pas. La ville annonce qu’elle réintègre l’Empire et lance à
l’empereur Claude un véritable « SOS ». Elle en appelle à la solidarité de
toutes les cités qui se réclament de la même sensibilité anti-
indépendantiste qu’elle.
Sauf que… les autres cités ne bougent pas et que l’empereur Claude,
qui a d’autres chats à fouetter, reste l’arme au ceinturon.
C’est alors que se déclenche quelque chose d’énorme. La défection
d’Autun agit comme un électrochoc. L’appel décomplexé aux armées
impériales provoque, dans tout le pays, des frissons d’indignation. Les
armées du Rhin retrouvent leur unité pour stigmatiser la « trahison » et
entraînent les auxiliaires germains dans leur croisade. L’attrait d’un butin
– Autun, centre universitaire, est une cité opulente ? Peut-être… De toute
façon, les soldats gaulois, outre leur pulsion ethnico-identitaire, leur
attachement à l’héritage souverainiste de Postume, la fierté d’avoir tenu
bon face à un empire universel, outre également le sentiment de
représenter la sentinelle de l’Occident, de constituer une élite guerrière,
ont une excellente raison de souhaiter la pérennité de l’empire des
Gaules : ils sont stationnés chez eux, se battent chez eux, pour eux. C’est-
à-dire là où ils ont fini par faire souche, par implanter une famille, par
constituer des communautés et des amicales, tout en développant, en
marge de leurs astreintes, des petits commerces, en arrondissant leur
solde grâce à des petits boulots. Plus question d’aller se faire griller au
soleil d’Arabie, cribler par le Parthe en Iran ou étriller par les Marcomans
sur le Danube.
Mais s’il ne s’agissait que des soldats ! C’est toute la Gaule ou presque
qui tressaille dans ses profondeurs. Les cités mobilisent leur milice et les
envoient sur le front qu’est devenu Autun. Des groupes de volontaires
armés se forment et partent de Besançon, de Troyes, d’Auxerre, de
Nevers, de Langres, de Bourges. Ils sont rejoints par des contingents en
provenance de Moselle, d’Alsace. Lyon choisit le parti de la
souveraineté. Comme au temps de Vercingétorix, l’Éduen redevient
l’ennemi. Terrorisés, les oppositionnels anti-indépendantistes dispersés
sur le territoire, surtout ceux du Centre et de Bourgogne, se rabattent sur
Autun, bientôt encerclée par une multitude hétérogène. Les troupes
régulières se relaient pour ne pas dégarnir la frontière de l’Est. Tetricus
tente bien plusieurs conciliations, mais ses propres partisans ne veulent
rien entendre. Pendant sept mois, la montée ou la descente sur Autun
devient un quasi-pèlerinage. Trente ans après les faits, Eumène, rhéteur
romain (beaucoup de pédagogues enseignaient justement à Autun),
évoquera la malheureuse cité « ruinée par la plus terrible dévastation au
moment où, assiégée par les bandes rebelles des Bataves, elle implorait le
secours de l’empereur de Rome ».
Qu’est-ce que les Bataves viennent faire là-dedans ? Eumène fait
référence à la révolte qui avait ravagé la Gaule deux siècles plus tôt et
dont le meneur, Civilis, était un prince batave. Ainsi retourne-t-il la
situation et renvoie-t-il les défenseurs de l’empire des Gaules à leur statut
de rebelles, donc de subversifs, de révolutionnaires en somme.
Pourquoi ? Parce que la réaction militaire, la mobilisation patriotique des
milices se doublent d’une violente jacquerie. Outre les soldats qui
accourent depuis les garnisons du Rhin, outre les volontaires qui partent
des cités et les milices urbaines qui convergent vers la ville dissidente,
des paysans enragés surgissent du sol gaulois. Les bêches se mêlent aux
piques. La félonie d’Autun, la ville élite par excellence, devient celle des
classes possédantes. On se dirige vers Autun comme on ira plus tard
brûler les châteaux. Des bandes de vagabonds suivent le mouvement,
incorporant au passage quelques marginaux ou brigands en goguette.
Autun, c’est Versailles encerclé par une alliance du tiers état et du quart-
monde, des « sans-culottes » – c’est réellement le cas, car le peuple
portant braies affronte une ville en toge – et de la garde nationale.
Autun résiste sept mois. Finalement, on coupe les aqueducs, donc les
canalisations d’eau. On affame, on assoiffe puis on donne l’assaut. On
s’abat sur la ville, on la casse, on la brise en cent morceaux. Elle se
voulait le joyau de la romanité gauloise, ses monuments étaient à la
mesure des déclamations savantes qui retentissaient au milieu de leurs
colonnes : qu’en reste-t-il ? Pas grand-chose. Cinquante ans plus tard on
marchait encore au milieu des ruines et des gravats.

LES ADIEUX DE LA GAULE À LA « MÈRE DES CAMPS »

La tragédie d’Autun a traumatisé l’empereur Tetricus. Riche


aristocrate bordelais, longtemps gouverneur romain d’Aquitaine, bien
qu’affilié au clan Postume et patriote (il a refusé Laelien, et s’est rallié à
Victorinus), il n’est que modérément indépendantiste : sa ville, dont il a
beaucoup développé l’urbanisme, fait combler les berges, agrandi les
docks, ouvert le port aux navires de haute mer, vit du commerce
international. Toute taxation aux frontières porte donc atteinte à sa
prospérité. Son intérêt, plus exactement celui de sa région, le porte au
mondialisme plus qu’au souverainisme. Le recul des exportations de
voitures (carrosses, carrioles et charrettes) l’inquiète. La dimension
sociale qu’a prise le soulèvement patriotique angoisse en lui le riche
patricien, l’homme d’ordre, l’esthète cultivé et raffiné.
Ce qu’on sait de ce Tetricus, c’est que c’était un personnage digne,
consciencieux, bon gestionnaire et bon administrateur (il a, tout en
poursuivant la politique de grands travaux initiée par Postume, encouragé
l’artisanat et la petite exploitation agricole). Durant son règne, il a
multiplié les réunions d’assemblées provinciales et régionales (à
Limoges, Périgueux, Bourges). Mais, fonctionnaire dans l’âme,
conservateur par tempérament, il n’était l’homme ni des tempêtes ni des
orages. Or il va perdre sa « conscience » nationale, la traductrice de sa
voix intérieure, sa boule additionnelle d’énergie : sa mère Victoria.
Les horreurs d’Autun ont favorisé une épidémie de peste. Utilisant les
réseaux préventifs que Postume avait mis sur pied en matière de santé
publique, Tetricus investit dans la lutte contre ce fléau l’ardeur que la
cause nationale ne suscite déjà plus en lui. Victoria le seconde, l’aiguille,
se dépense sans compter : ici en mobilisant des militaires aux côtés des
médecins, là en installant des lignes de refuge dans les vastes espaces qui
séparent entre eux les hôpitaux. Au sens plein du terme, elle se tue à la
tâche. Et en meurt en effet. À quarante-quatre ans.
Une assemblée de notables gaulois lui ayant accordé l’insigne honneur
de l’« apothéose », ses funérailles seront à la mesure de ce qu’elle a su
incarner dans l’inconscient collectif national. Comme une dépression
universelle. Jamais on n’avait vu autant de rudes soldats, de moustachus,
de cuirs tannés défiler en pleurs devant une dépouille ; s’allonger sur des
kilomètres, se répandre, telle une macédoine douloureuse de civils et de
militaires, d’hommes et de femmes, de riches et de pauvres, de citadins et
de campagnards. Comme si la Gaule libre avait vaguement pris
conscience, en ce jour, qu’elle allait, elle aussi, bientôt, devoir se
consumer comme la « mère des camps » sur son bûcher : mais sans que
l’odeur âcre de la fumée ne soit adoucie, comme ce jour-là, par les
envolées de parfums et d’encens.
Une médaille fut frappée qui représentait l’héroïne en Minerve,
agrémentée de cette inscription : « Victoria empereur. » Non pas
« impératrice », « empereur ». « Imperator » !

Victoria partie – Charles VII sans Jeanne d’Arc –, qui était encore
capable de faire vibrer, en celui que consternait désormais le pouvoir
qu’il exerçait, la bonne fibre ?
Il ne fallut pas attendre longtemps avant que Tetricus, le gentil
Tetricus, n’envoie à Claude, empereur de Rome, des émissaires chargés
de lui proposer un deal. Peut-être un partage de l’Occident. Ou la
création d’un poste de vice-empereur. Ne disposait-il pas d’une armée
considérable ? Sur tablette, au moins, pas loin de cent mille hommes
mobilisables.
Mais il ne fallut pas attendre longtemps non plus avant que Claude,
agressé à son tour comme Victoria par cette saloperie de peste, ne casse
sa pipe et ne soit remplacé – car le hasard fait bien ou mal les choses,
selon le point de vue où l’on se place – par un ancien ami de jeunesse (on
était du même monde) de Tetricus. Un nommé Aurélien. Un battant. Un
type qui en voulait.
Et que veut-il précisément ? Refaire l’unité de l’Empire. Il commence
par Zénobie, l’impératrice syrienne qui fascinait Victoria. Elle venait
d’avaler l’Égypte. Elle est avalée à son tour. Retour à la maison mère.

COMMENT CAPITULER EN FAISANT SEMBLANT DE RÉSISTER

Et ensuite ? Évidemment, la Gaule devient la cible. Reconquérir ce que


César, le grand Jules, avait conquis, pas de la tarte a priori : on tremble,
même quand on est Auguste, à l’évocation d’une Gaule, appuyée par
l’Espagne et la Grande-Bretagne, tout entière soulevée contre un
envahisseur. D’où l’intérêt d’Aurélien : la pénétrer plutôt que l’affronter.
La subvertir. Trouver des agents dans la place.
Et alors – ô stupeur, cruel retournement ! –, un seul agent s’affirme, un
seul. Mais il s’agit de l’empereur en personne. Tetricus, le bon Tetricus,
est de moins en moins dans son assiette. Ça fuit d’un peu partout. Que
des ennuis. On ne compte plus les mini-rébellions pour un oui ou pour un
non. Une vexation, la dispute d’un bout de gras, une castagne de sortie
d’auberge. Regain de brigandage. Concentration de miséreux. Plusieurs
villes espagnoles basculent, dont la future Barcelone. L’armée bougonne
contre le pouvoir trop civil. Le général Faustinus, patriote pur et dur
comme Victoria les aimait, se déchaîne contre un petit empereur de
salon : ce Tetricus qui, il le craint, il le pressent, est en train de concocter
une embrouille.
Effectivement, Tetricus a craqué. Il ne voulait pas du pouvoir : Victoria
lui a forcé la main et Victoria n’est plus là. Le fardeau, décidément, est
trop lourd. Il n’est pas Postume. Il n’en peut plus. Qu’on le délivre.
Comme il apprend que l’Auguste de Rome, Aurélien, a commencé à
faire bouger son armée en direction de la Gaule, et comme il a des lettres,
il fait parvenir ce message, qui n’est pas un vers de Verlaine comme celui
qui annonçait le débarquement mais un vers de Virgile : « Arrache-moi à
ces maux, chef invaincu ! »
César le Grand aurait écrit : « Sois responsable de tes maux, chef que
je vais vaincre. »
On prête à Tetricus cette autre saillie à l’intention de l’empereur
romain : « Nous sommes l’un et l’autre des dieux vivants. C’est l’heure
de la rencontre des dieux. »
Et, en effet, les deux « dieux », l’un qui a soif de pouvoir, l’autre qui a
bu le calice jusqu’à la lie, vont mettre au point une comédie qui eût
amusé Ulysse mais dégoûté Achille, et dont on ne sait si elle fait plus
honneur au vainqueur à moindres frais, et donc à moindre sang, qu’elle
ne rend méprisable le vaincu qui a vendu sa défaite.
Tetricus, l’aimable Tetricus, veut – pour faire simple – se rendre, mais
sait que la Gaule combattante n’est pas disposée à déposer les armes.
Donc – Eurêka ! –, l’idée lui vient de se rendre en faisant semblant de
résister. Comme au football quand les joueurs sont achetés pour se laisser
marquer des buts ou à la boxe quand on est mieux rétribué pour se
coucher que pour mettre K.-O. l’adversaire. On satisfera à la fierté
nationale en même temps qu’on en fera des papillotes. Futé ! On est
Pétain, mais depuis Londres. On signe l’armistice, on le quémande
même, mais on prononce la veille le « discours du 18 juin ». Puisque les
Gaulois, ces matamores, veulent se battre, résister, on leur organisera une
bataille en trompe-l’œil, une résistance de pacotille. Vide mais chromée.
On esquissera, pour la galerie, quelques mouvements offensifs, ce qui
sera sans aucune importance puisqu’on aura écrit d’avance, à deux
mains, le scénario de la défaite ; puisque l’ennemi ayant été
préalablement mis au parfum de la direction de tels ou tels mouvements,
il saura exactement comment s’y prendre pour asseoir son triomphe sur
leur anticipation.

CHOUETTE, J’AI ÉTÉ VAINCU !

Un roi qui organise, en coopération avec l’ennemi, le désastre de


l’armée qu’il envoie au combat ? Inimaginable ? Cela se reproduira
cependant. Par exemple quand un roi de France ayant déclaré une guerre,
son épouse, Marie-Antoinette en l’occurrence, désireuse que le pays dont
elle était la reine se fasse étriller, informera l’ennemi de tous les
mouvements de l’armée qui, officiellement, était encore royale.
Donc, on mit le scénario au point : on feindrait de se porter au-devant
des envahisseurs pour défendre les « libertés gauloises », avant de se
laisser encercler, puis, pour épargner la vie des soldats, de capituler. La
rencontre – car tout est prévu – aura lieu à Châlons-sur-Marne.
Pourquoi ? Pourquoi pas ? Tetricus a choisi lui-même l’endroit.
Tout se passe donc comme prévu, ou presque. Car, par suite d’un
défaut de transmission, plusieurs corps gaulois, dont celui que commande
Faustinus, poursuivent le combat. Et des soldats meurent sous l’œil de
leur chef qui les a livrés. Tetricus – c’était écrit dans le scénario – est fait
prisonnier. Il abdique, ainsi que son fils, au profit d’Aurélien. On le met
au frais, à Rome, dans un cocon doré, en attendant de l’exhiber au milieu
des barbares asservis et des animaux du cirque.
Jour de honte. Comble de la trahison quand elle est celle du chef qui
solde ce qu’il avait mission de défendre ? Les manuels scolaires préfèrent
faire l’impasse. L’événement n’a aucune importance : simplement la mise
à mort, négociée par son propre souverain, d’une Gaule indépendante. On
ne va tout de même pas en surcharger les mémoires. En faire un fromage,
comme on dit.
D’ailleurs, feindre des combats qu’on n’engage pas, sonner des
charges qu’on ne mène jamais, donner des ordres d’assaut sur des fronts
dont on se retire, claironner des offensives qui ne dépassent jamais le
stade musical : voilà, n’est-ce pas, ce qui est trop rare pour qu’on s’y
arrête ? Comme organiser des défaites par peur de ce que signifieraient
les victoires, comme capituler au nom de la préservation de l’ordre
social. Il y a un côté Weygand en 1940 chez Tetricus.
Est-ce parce qu’il l’avait en partie acheté d’occasion qu’Aurélien
voulu étaler son triomphe ? Ce fut grandiose. Marchant en rangs serrés,
derrière des chars allégoriques, des débauches de fanfreluches, des éclats
de lances et de cuirasses, des cliquetis d’effigies et des frissonnements
d’oriflammes, suivis d’une cohorte d’ambassadeurs chevelus ou
enturbannés, de roitelets flottant dans leur robe d’apparat ou de notables
drapés dans leur toge de représentation avançait la multitude des
prisonniers de guerre, les uns enchaînés, les autres les mains attachées
derrière le dos, silencieux, mornes, écrasés par le sort, fiers par devoir ou
farouches par complaisance, déguisés en ce qu’ils furent ou dépouillés de
ce qu’ils avaient été, surgis des brumes ou des déserts, tannés par les
vents ou rassis par le soleil, bardés de fer ou enveloppés de peaux,
enjambant ou trottinant, toutes tailles mêlées, des Alains et des Goths,
des Sarmates et des Francs, des Vandales et des Suèves, des Marcomans
et des Gépides, des Daces et des Alamans, des Égyptiens et des Syriens,
des Perses et des Arabes, des Phéniciens et des Mésopotamiens, ceux-là
qu’on décrivait comme scythes ou ceux-là comme parthes et, devant eux,
qu’on se désignait de la voix et du doigt, stars de la fête, ces deux prises
de choix : Tetricus et Zénobie.
À celui-ci, on avait fait enfiler l’habit de pourpre par-dessus la braie
gauloise. Pour la dernière fois de sa vie, il fallait que cela se sache et se
voit, il était empereur. Comme Sitting Bull était chef Sioux dans les
tournées de Buffalo Bill. Puisque Tetricus avait livré son état-major, il
était bien entouré. Il souriait. C’était tout juste s’il ne saluait pas son
public.
Mais, faute de Victoria, ce n’était pas lui la vedette. Il ne paraissait pas
en souffrir. Le clou du spectacle, celle qui provoquait des mouvements de
foule à son passage, c’était Zénobie, la nouvelle Sémiramis, la nouvelle
Cléopâtre, suivie de tous ses enfants. On l’avait décorée comme un
carrosse du Saint-Sacrement. Elle ployait sous les perles et les pierres
précieuses. Des chaînes d’or avaient été rivées à son cou, peut-être avait-
on voulu qu’elle tombât de temps à autre sous le poids de son ancienne
richesse. Des servantes, également captives, la relevaient. Le public
compatissait. Tout cela était-il bien utile ?
Il fut un temps où, passé le défilé triomphal, on mettait à mort les
figurants. Ainsi Vercingétorix.
Cette fois, le soir même affirment certains chroniqueurs, Zénobie et
Tetricus, la vraie captive et le prisonnier par défaut, furent invités à la
table de l’empereur. Possible. On savait mourir, mais on savait vivre
aussi.
En guise de prison, Zénobie eut droit à un petit palais. Des siècles plus
tard, dit-on, on pouvait encore voir à Rome sa descendance faire son
marché. À Tetricus, on ne chipota aucun honneur : on le confirma
sénateur. On lui fit bâtir une villa de prince. Même pas de loyer. Et on lui
confia l’administration d’une province. Selon Aurélius Victor,
l’empereur, qui en rigolait, l’appelant « collègue », lui aurait lancé, ce qui
eût mérité que l’« ex-collègue » en question le giflât : « Il est plus
honorable de commander un canton de l’Italie que de régner au-delà des
Alpes. » Il ne broncha pas. Il était comme un coq en pâte. Il allait se faire
une petite bouffe avec Zénobie. Triste mais confortable fin. Naguère
Auguste, il était devenu Augustin.

ON DIVINISE LE SOLEIL ET ON N’EN PARLE PLUS !

Est-ce à dire que, sur l’épopée de cette Gaule redevenue maîtresse


d’elle-même, le rideau tombe définitivement ? Non. Mais, si on a
relativisé cette réémergence, on a plus radicalement encore escamoté ses
suites. Or le combat continue. Les indépendantistes gaulois, odieusement
trahis, ne baissent pas les bras, même si leur façon de brandir le flambeau
n’est pas toujours digne de la cause dont ils se réclament. On évoque
Postume comme on évoquera Napoléon dans les chansons de Pierre-Jean
de Béranger : parlez-nous de lui grand-mère… Lyon est devenue un haut
lieu de la résistance nostalgique. Mais aussi Trèves au nord ou Narbonne
au sud : ce qui témoigne de l’ancrage authentiquement national des
aspirations patriotiques.
Cette effervescence inquiète assez Rome pour qu’Aurélien, non
seulement accourt en Gaule – ce qui n’est pas arrivé depuis Caracalla –,
mais parcourt toute la province pour superviser la répression. Sans
douceur. En même temps, les bandes germaniques, conscientes sans
doute que l’armée du Rhin, vendue à l’ennemi par Tetricus, a perdu le
moral, en profitent pour s’infiltrer de tous les côtés. Un chroniqueur du
temps résume : « Les Germains, errants dans tous les sens sans rencontrer
d’obstacles, n’occupèrent pas moins de soixante cités, les plus fameuses
du pays. »
Cela semble exagéré. Mais même Bordeaux, semble-t-il, a souffert.
Pour faire face à cette nouvelle calamité, Aurélien prend des initiatives
qui vont contribuer à modeler le paysage urbanistique de la France.
Ainsi, pour resserrer le maillage défensif, il dédouble les cités devenues
trop grandes : chez les Carnutes, on crée Orléans à côté de Chartres. Chez
les Santons, Angoulême à côté de Saintes. On développe et on fortifie la
place de Dijon qui défend la Franche-Comté, ainsi que la nouvelle
agglomération d’Orléans pour protéger le Sud. Partout on élève ou on
rehausse des murailles. Aux Francs, l’empereur oppose le général
Probus, qui deviendra empereur ; et aux Alamans Constance, qui, bien
que toutes les occasions lui soient bonnes pour se hausser du col, avant
de gouverner lui-même la Gaule de façon exemplaire, deviendra surtout
célèbre comme père de Constantin.
En vérité, Aurélien aurait pu accéder à la gloire de Constantin avant
Constantin. Ce dernier, on le sait, fera du christianisme la religion quasi
officielle de l’Empire. L’idée était dans l’air que le puzzle impérial, fait
de bric et de broc et, dans le domaine confessionnel, de dieux oiseau,
taureau, Soleil et même serpent, de déesses mer et terre, de déesses
cocufiées et de dieux cocufiants, de demi-dieux libidineux ou catcheurs,
de dieux vengeurs et de fils de dieux cléments, que ce patchwork, donc,
avait besoin d’un principe idéologique unificateur. Or Aurélien,
qu’obsédait son projet de reconstruction de l’Empire, était déjà habité par
la recherche d’un tel ciment. Il se trouve que sa mère était prêtresse du
Soleil. Qu’y avait-il de plus unifiant que le culte de l’astre central auquel
même les stoïciens pouvaient souscrire ?
Le Soleil, c’est la chaleur qui fait la moisson, comme le verbe s’est fait
chair. L’éternité de la flamme qui elle-même se ranime à l’occasion de
cette levée des couleurs qui s’appelle le jour. Le cercle d’où partent tous
les rayons. L’incandescence créatrice. La clé d’un système, et plus encore
si on avait su que notre quotidienneté tournait autour d’elle et non
l’inverse. Le flambeau par excellence qui fait de toutes les choses,
comme le chantait Chantecler en croyant, le pauvre, y être pour quelque
chose, « beaucoup plus que ce qu’elles sont ».
Toutes les croyances ne sont-elles pas, en quelque sorte, solaires ?
Aurélien le pensait, bien qu’il n’ait évidemment jamais entendu parler
des Aztèques ni de Tintin. De même que toute vie s’alimente à l’énergie
solaire, toute religion renvoie à ce principe premier : et la lumière fut !
D’autant plus potentiellement syncrétique qu’il est unique, alors même
que la pluralité est son œuvre ; et, qu’à ce divin candélabre, à ce
luminaire géant, à ce combustible, sinon à ce chauffage central, à cette
forge où se façonnent les plus diverses métamorphoses, tout peut être
identifié y compris les empereurs et les rois eux-mêmes.
Quelle plus parfaite divinité universelle que le cœur du monde, source
d’existence indéfiniment recommencée.
Aurélien, évidemment, se berçait d’illusions. Ce que les chrétiens
retinrent de son rêve réconciliateur et intégrationniste, c’est que cet
Auguste était un monstre de paganisme. À une religion qui tendait à les
fusionner toutes, ils préférèrent la leur qui condamnait toutes les autres.
À leurs yeux, le monothéisme impérial était bidon. Surtout, ils
comprirent que tout autocrate qui appelait à vénérer le Soleil cherchait à
se faire vénérer lui-même comme un Soleil… et que le roi Soleil
deviendrait vite l’administrateur central.
CHAPITRE 16

À la recherche de l’empereur gaulois caché

S’il nous fallait une preuve de l’impact que ces quatorze ans
d’indépendance avaient eu sur l’état d’esprit des Gaulois, les
extravagants événements qui vont suivre nous la fourniraient amplement.
À l’évidence, la trahison de Tetricus a rendu le pays comme orphelin
de sa souveraineté et, un peu comme les chiites attendent éternellement
leur imam caché, nos ancêtres paraîtront, pendant au moins un siècle,
errer à la recherche de leur empereur perdu. Et cela jusqu’à la déraison.
Encore faut-il, avant de nous aventurer dans ce véritable asile de fous,
régler le sort d’Aurélien. On l’aura deviné : pas plus que ses
prédécesseurs il ne meurt dans son lit. Des militaires finissent par le
liquider comme les autres. Les comploteurs utilisent exactement la même
méthode, excellente, que celle qui avait permis de « dégager » Gallien :
de fausses lettres firent croire à plusieurs généraux qu’ils allaient passer à
la casserole. On l’abat donc au cours d’une opération dans la région de
Byzance. Puis on le regrette aussitôt. L’armée, interpellée par cette
succession de meurtres qui se sont ourdis en son sein, assommée par le
dernier en date, soudain consciente que ces façons quelque peu cavalières
et compulsives – et même convulsives – de voter des motions de censure
confinent à la paranoïa, renvoie au Sénat la responsabilité de choisir un
successeur. Quatorze assassinats presque à la queue leu leu, elle a
beaucoup donné : ça suffit !
Le Sénat, sidéré, renifle un piège. Il décline l’offre.
Non, non, non ! À vous de jouer !
Nous n’en ferons rien !
Si, si, c’est votre tour !
Ça dure six mois comme ça. Et, comme lorsque la Belgique est privée
de gouvernement, la situation n’empire nullement. C’est tout juste si on
remarque le vide.
On en a déjà fait la remarque : le système administratif impérial est
tellement bien huilé qu’il roule tout seul. Les chefs s’exterminent, les
gestionnaires gèrent. La fonction publique fonctionne. Les barbares en
profitent bien un peu, mais un ennemi sans chef cela les désarçonne.
Finalement, le Sénat cale et choisit le nouvel Auguste parmi ses
membres. Un vieux, évidemment chenu, mais propre sur lui. Digne et
lettré. C’est d’ailleurs le président de la Curie. Il s’appelle Tacite. Et n’a
donc plus qu’un prénom à se faire. Les sénateurs exultent : ils annoncent
partout qu’on est revenu aux grandes heures de la République.
Or, six mois plus tard, patatras, exit Tacite. Après un court intermède,
voilà Probus. Dont l’importance pour notre nation fut considérable pour
au moins deux raisons.
D’une part, il relance la culture de la vigne (qui avait été officiellement
interdite), en particulier dans le Bordelais et sur les coteaux de la région
parisienne. D’autre part, après avoir nettoyé le territoire assailli par les
Francs, les Burgondes, les Vandales et les Alamans, mais inquiet du recul
démographique et de la chute des rendements agricoles en Gaule, il
recrute une main-d’œuvre de prisonniers, de ralliés ainsi que de
volontaires d’outre-Rhin ou d’outre-Danube, et l’établit dans des régions
dépeuplées (par exemple, les Vandales sur les côtes bretonnes).
Cependant, soucieux de ne pas être accusé de laxisme en matière
migratoire, il envoie au Sénat une missive qui n’a pas pris une ride :
« Les barbares labourent, sèment, combattent déjà pour nous. Leurs
bœufs fécondent nos terres. Nos greniers regorgent de leur blé. »
Quant aux ralliés fournis par les peuples vaincus, il les installe par
petits groupes sur le territoire. Un droit du sol est, en quelque sorte,
substitué au droit du sang.
LE PUTSCH POUR SE TIRER D’UN MAUVAIS PAS

La ferveur indépendantiste gauloise n’est cependant pas retombée.


Gros buveur et franc compagnon, plus lent que les autres, les soirs de
beuveries, à rouler sous la table, le bon gros Bonasus est un Gaulois pour
caricaturistes de Charlie Hebdo. Mais c’est aussi un vaillant général qui
s’est illustré dans la guerre contre les Goths. Comme il n’est pas raciste,
il en a profité pour épouser la fille d’un chef de tribu rallié, la belle
Humila, qu’on imagine un peu forte, blonde et avec des tresses (mais,
sait-on jamais, peut-être était-elle mince et brune). Depuis, il exerce un
commandement à la frontière rhénane. Or, était-il fin saoul ce jour-là, ou
sa proximité avec les Germains avait-elle émoussé sa vigilance, un
commando ennemi parvient, à l’issue d’un audacieux coup de main, à
détruire la flottille romaine du Rhin. « Oh là là ! se dit-il par-devers lui,
qu’est-ce que je vais prendre ! » Ses officiers sont également convaincus
qu’ils devront rendre des comptes, que ça va chauffer pour leur
matricule. Alors, ils adoptent une tactique bien connue dans la police : ils
établissent un faux procès-verbal, basé sur de faux témoignages qui,
évidemment, les exonèrent de toute responsabilité. Et ils envoient le
délictueux pensum à l’empereur Probus. Pas de réponse. Panique dans les
rangs. On craint le pire. On se concerte. Que faire ?
Dans les cerveaux enfiévrés, et peut-être quelque peu avinés, de
certains de ces baroudeurs qui n’ont pas tout à fait leur tête, germe alors
cette idée farfelue : proclamer Bonasus empereur des Gaules, quitte à être
sanctionné, autant y mettre le paquet. Et ça marche. Enfin presque…
Aussitôt que la rumeur se répand, quelques légions du Rhin se rallient.
L’Auguste cantonal est même investi à Cologne. Et de sanglants combats
seront nécessaires pour étouffer l’usurpation. Quand il apprend que les
chefs de l’expédition chargés de le réduire à merci sont de bons et vieux
camarades, Bonasus se donne la mort, ainsi que quelques-uns de ses
complices. N’empêche : il avait suffi de brandir un drapeau.
On est rude en ces temps anciens. Mais on n’est pas chien. On fera
donc verser une pension à la veuve. On lui offre le choix : retourner chez
elle, c’est-à-dire chez son gothique roitelet de père, ou se romaniser. Elle
n’hésite pas un instant. Elle reste. L’intégration a marqué un point.

L’autre cas est plus significatif encore. Mais la vérité à son sujet est
beaucoup plus difficile à établir. Pour ne pas dire impossible. Songeons-
y : les événements ne se déroulent pas à Rome, entre le Colisée et les
Thermes de Caracalla, dans l’entourage d’un prince ou d’un consul, mais
dans des provinces gauloises que les distingués mémorialistes ou
historiens romains ne fréquentent pas. Et ils mettent en scène des
personnages qui étaient complètement inconnus avant de défrayer la
chronique.
Les faits ont dû, par conséquent, être reconstitués à partir de
témoignages rares et contradictoires. Ainsi cette seconde émergence d’un
empereur des Gaules autoproclamé, plus grave et plus effarante que la
première, mais dont on ne saurait affirmer qu’elle concerne une seule ou
deux personnes apparentées et portant le même nom : Proculus.
J’opte pour la seconde version : il y aurait deux personnages que l’on a
confondus.
Ce qui est établi, c’est ce qui constitue le cœur ou le must de l’histoire.
Elle se déroule sous le règne de Probus, à Lyon, ville restée fidèle au rêve
d’un empire des Gaules et en état de quasi-sécession morale.

CE N’ÉTAIT QU’UNE BLAGUE, MAIS…

Titus Illius Proculus est lui aussi un officier d’origine gauloise. Une
demi-solde, comme on le dira à propos des grognards de Napoléon. Bon
capitaine, va-de-la-gueule, conteur de tavernes, il estime être passé
jusqu’ici à côté de la carrière à laquelle il avait droit. Pourquoi lui a-t-on
refusé un commandement sur le Rhin contre les Germains ?
Ce jour-là, on a vaillamment levé le coude ; multiplié les saillies
vengeresses dirigées contre l’empereur Probus – c’était presque un rite –,
tout en enchaînant les parties d’échecs. Proculus n’a pas cessé de gagner.
Échec au roi ! « C’est toi le roi », lui lance-t-on en substance, pour
rigoler. Pourquoi pas ? On en est juste à s’échauffer. On se bidonne. Un
compagnon de table, officier de sa garde, jette alors sur les épaules de
Proculus un bout de tissu couleur pourpre. « Salut Proculus Auguste ! »
lance-t-il, et la petite assemblée de reprendre en chœur le dérisoire slogan
« Gloire à Proculus Auguste ! ». C’est une farce. Mais on n’en est plus à
tracer une frontière bien fixe entre la farce et la réalité. Là encore, le
téléphone gaulois fonctionne. La blague se transforme en acte. La
nouvelle se répand en ville et hors de la ville. Des officiers prennent
l’affaire tout à fait au sérieux : certains tiennent à venir saluer le nouvel
empereur des Gaules. Premiers ralliements. Lui se dope le cervelet.
Entouré de quelques partisans, il gagne Cologne, lève une petite armée.
Comme personne ne le prend au sérieux, personne n’intervient non plus
contre lui. Probus, informé, et que cette histoire amuse, lui promet
l’impunité s’il cesse ses enfantillages et se rallie. Mais lui n’en démord
pas, il s’accroche à sa pourpre de carnaval. Évidemment, il ne fait pas le
poids. Il ne sera pas très difficile d’en venir à bout.
Telle est la version simple, minimaliste, qui a assez traumatisé les
contemporains pour que l’histoire la retienne. « Certains individus, écrit
Eutrope, avaient tenté d’usurper le pouvoir, à savoir Saturninus en Orient,
Proculus et Bonasus à Cologne, l’empereur les écrasa en de nombreuses
rencontres. »
Ici, il n’y a qu’un seul Proculus, et il est mis sur le même plan que
Saturninus qui commandait une légion en Palestine. Aurélius Victor
résume : « Furent massacrés Saturninus en Orient, Bonasus à Cologne,
car l’un et l’autre avaient essayé d’établir leur domination à l’aide des
troupes qu’ils commandaient. » Il oublie Proculus. Mais, dans L’Histoire
auguste, on peut lire, ce qui vise évidemment, cette fois, Proculus :
« Apparut un aventurier de la pire espèce, même en ces temps où les
aventuriers proliféraient… L’éloignement, le mépris des classes
supérieures pour le métier des armes les laissaient arriver au plus haut
grade. »
Ce Proculus-là, celui dont parle « l’histoire Auguste », est né d’une
famille (des Alpes-Maritimes) où « les habitudes de la vie patriarcale se
conciliaient tout naturellement avec des traditions d’un brigandage
héréditaire ». Ce que reprend Gustave Bloch dans L’Histoire de France
de Lavisse. Son profil ne ressemble pas à celui de l’autre.
Voici l’explication plausible : un second Proculus, parent du premier,
en garnison à Lyon, est l’objet de la curiosité de ceux qui sont au courant
de l’équipée du premier. Cela lui donne des idées. Il est originaire des
Alpes-Maritimes où sa famille s’est enrichie grâce au brigandage.
Patriote gaulois, il a soutenu les deux empereurs sécessionnistes
Victorinus et Tetricus. Rebelle et intrépide dans l’âme, aiguillonné par sa
femme Sampsa, il est prêt à s’entendre à la fois avec des barbares et avec
les bandes de miséreux insurgés qui, de plus en plus, prolifèrent. Il
rejoue, au fond, la même scène que son parent, mais va beaucoup plus
loin. Lyon adhère à sa cause ainsi qu’une partie de la Narbonnaise et de
la Viennoise. Lui ne se rend pas à Cologne. Il constitue une petite
flottille, rallie des garnisons où l’on s’ennuie ferme, ramasse des
déserteurs, des paysans, des chômeurs, pille le trésor de quelques cités,
recrute deux mille esclaves qu’il paye, emballe au passage les rescapés
de l’aventure de Proculus no 1, obtient des soutiens en Espagne et en
Bretagne. Finalement, s’étant aventuré en rase campagne, il est cerné et
détruit.
Selon une dernière thèse, il se serait réfugié chez les Francs où il
bénéficiait d’accointances. Mais ceux-ci l’auraient livré.
Comment démêler le vrai du faux ? Ce qui ne fait aucun doute, c’est
qu’il a suffi d’un défi ou d’un pari entre camarades joueurs et éméchés
pour que prenne corps la tentative d’un officier de se faire reconnaître
« empereur des Gaules ».
Pour le reste, y eut-il un seul ou deux Proculus, une seule et même
aventure, ou en a-t-on confondu plusieurs, a-t-on exagéré, « brodé », ou
au contraire minimisé ce qui tenait du mini-putsch militaire, de la
rébellion social-nationaliste et de la farce de potache ?

Il est une question, en revanche, à laquelle il est possible de répondre


clairement. Pourquoi ce Probus, qui repacifia pour un temps la Gaule,
relança l’activité, dégagea les routes, aménagea les berges et les ports
fluviaux, rétablit une relative sécurité des transports, fit fortifier les villes
gauloises avec les débris des monuments en ruine (ce pourquoi,
d’ailleurs, beaucoup des splendeurs de l’Antiquité disparurent), pourquoi
cet empereur plutôt « top » fut-il, lui aussi, mis à mort par ses soldats ?
Pour une raison simple : il entendait les faire trimer.
« Le soldat, avait-il déclaré, ne doit pas manger son pain sans rien
faire. » En fonction de quoi il leur faisait assécher les marais, creuser des
canalisations, planter des vignes. Et, surtout, il avait ajouté – du moins se
répétait-on ses paroles de mess en mess : « Je souhaite qu’une
République heureuse puisse se passer de soldats. »
Un dangereux « pacifiste » cet homme de guerre ? Insupportable
doute. On profite donc d’une inspection pour régler le problème, c’est à
dire son cas. Son préfet du prétoire, originaire de Narbonne, le remplace.
Cela se passait en 282. Comme disait Trotski, « l’inconvénient, avec les
révoltes dans l’armée, c’est que ce sont des révoltes armées ».
CHAPITRE 17

Nos ancêtres découvrent le socialisme, l’autogestion


et l’anarchie

Il serait instructif de relire les enquêtes et reportages qui, entre 1955 et


1960, furent consacrés à l’identification des rebelles auxquels nos troupes
étaient confrontées sur le territoire algérien. Qui étaient-ils ? D’où
surgissaient-ils ? Que représentaient-ils et qu’exprimaient-ils ?
Autant de positionnements partisans, autant de réponses. Des bandits ?
Des hors-la-loi ? Des terroristes ? Des fanatiques ? Agents du
nationalisme nassérien ou du communisme international ? Des
aventuriers ? Des apprentis tyranneaux ? Ou bien des patriotes, des
résistants, des révolutionnaires, des opprimés poussés à la révolte par la
misère, la famine, l’injustice, la relégation, la répression aveugle, la
clochardisation que dénonçait la sociologue Germaine Tillion ? Des
déserteurs aussi, des chômeurs, des paysans dépourvus de terre ?
Sans doute, admettrait-on aujourd’hui, y avait-il dans la galaxie
insurrectionnelle un peu de tout cela. Or la même pluralité idéologique
divisa l’intelligentsia gallo-romaine à propos des réponses à apporter à la
question, presque identique : quel visage donner exactement à la
rébellion qui, à partir des années 280, alluma dans toute la Gaule un
gigantesque incendie ?

LES FELLAGHAS S’APPELAIENT BAGAUDES


Quelle était la motivation des insurgés ? Quel message portaient-ils ?
On ne les appelait pas « fellaghas » mais « Bagaudes », mot d’origine
celtique qui désigne sans doute une très subversive forme de
vagabondage. Qui étaient-ils ? Tous les qualificatifs évoqués concernant
l’embrasement algérien peuvent être repris, au fond, à propos de
l’embrasement bagaude. Le christianisme international remplaçant, en
l’occurrence, le communisme international et les agents du nationalisme
gaulois « postumien » ceux du nationalisme arabe nassérien.
Pour le reste, oui, cette formidable effervescence mêla en un même
creuset banditisme et révolte sociale, brigandage et patriotisme, idéalisme
égalitaire et fanatisme niveleur, barbarie et résistance à la barbarie.
Explosion authentiquement révolutionnaire, cependant, à laquelle
l’oppression fiscale et les réquisitions sauvages, la guerre et toutes les
misères qu’elle exacerbe, le sort réservé à ces damnés de la terre
qu’étaient devenus les colons, l’exploitation inhumaine de la main-
d’œuvre agricole, avaient servi de détonateur.
Qu’étaient devenus ces affamés dont Tetricus avait fait disperser par
l’armée les rassemblements, ces indépendantistes nostalgiques de
l’empire de Postume contre lesquels Aurélien avait implacablement
utilisé le fer et le feu, les partisans de Proculus et de Bonasus qui, après la
mort de leurs chefs, étaient entrés dans la clandestinité, ces bandes de
barbares qui, ayant échappé aux contre-offensives massacreuses de
Probus, se terraient au tréfonds de quelques recoins, les premières bandes
d’insurgés sociaux que le même Probus avait utilisées contre ces mêmes
barbares, les colonnes de prolétaires des champs qui avaient dû quitter,
après avoir mangé leur maigre bétail, les domaines qui ne les
nourrissaient plus, ces cohortes de sans-travail que les milices
repoussaient lorsqu’elles se présentaient à la porte des cités, ces disciples
du Christ, adeptes souvent d’un communisme primitif, que la persécution
avait chassés vers les territoires les moins accessibles ? Qu’étaient-ils
devenus ?
Ils étaient en « bagaude » ; entrés en « Bagaudie », ils devenaient
« Bagaudes ». Autant de matières inflammables qui avaient pris feu au
moment précis où une nouvelle série de meurtres impériaux plaçait au
sommet de l’Empire celui, Dioclétien, qui se révélera être, au sens
moderne du terme, le plus réformateur totalitaire de tous les Augustes qui
se succédèrent pendant deux siècles.
Révolution syncrétique s’il en fut que la révolution bagaude. À la fois
radicalement sociale et asociale. Ici, des bandes occupent des grandes
propriétés et pillent les villas des seigneurs, anticipant les jacqueries du
Moyen Âge, avant de se retirer avec le butin. Là, les insurgés s’installent
sur des terres occupées et s’essayent à une gestion coopérative, allant
jusqu’à développer un artisanat alternatif. Ici, des hors-la-loi attaquent les
moyennes cités, dont la fraction la plus pauvre leur ouvre fréquemment
les portes, et s’en prennent à tout ce qui dénote un luxe ostentatoire (y
compris dans les temples) ou aux symboles de l’oppression fiscale et
administrative.
Les Bagaudes, sans doute éclatés en une multitude de petites bandes,
se caractérisent par leur mobilité. Cette coalition de déclassés ruraux
pouvant inclure d’anciens notables déchus, des petits propriétaires ruinés,
des colons fugitifs ou des déserteurs, se serait manifestée dans le Nord,
les pays de la Loire, mais surtout l’Armorique, qui avait déjà, en
particulier en 184-185, été le théâtre d’importants mouvements sociaux et
identitaires. Entre 270 et 280, l’Armorique avait d’ailleurs perdu 75 % de
ses bourgs ruraux.
Autant qu’on puisse reconstituer ce phénomène, il semble que les
Bagaudes aient considérablement diversifié leurs modes d’action : ici, ils
s’organisent sur un territoire protégé qu’ils administrent de façon à
s’ériger en manière de contre-société ; là, ils s’en prennent aux gardes
armés des gros propriétaires et organisent leur propre milice ; parfois ils
partagent ce dont ils s’emparent, d’autres fois ils esquissent des systèmes
d’auto-gouvernement localisés ; ils s’avèrent socialistes primitifs dans
certains cas, autogestionnaires dans d’autres, anarchistes ou brigands
ailleurs, « larrons » comme disent les Latins. Certains se réfugient dans
des lieux reculés pour y survivre en autarcie, d’autres montent des raids à
partir de camps de base. En petits groupes, agissant sur cent fronts à la
fois, ils en arrivent, semble-t-il, au moins en une occasion, à former une
véritable armée. Marginaux, ils cherchent des alliances ; libertaires, ils
s’échinent à se structurer ; rebelles à la loi, ils établissent la leur et
s’imposent, à l’occasion, des structures moralement contraignantes. Ils
défient toutes les institutions, mais on a longtemps prétendu qu’ils
avaient choisi, parmi eux, un Auguste et un César qui firent battre
monnaie. Cette thèse ne semble plus soutenable aujourd’hui.
On vit les Bagaudes combattre les barbares envahisseurs par
patriotisme, mais aussi s’allier par solidarité d’opprimés à des barbares
vaincus ; rejoindre de grandes compagnies de brigands (ou en former
eux-mêmes), envahir des grands domaines ou rançonner des bourgades,
mais également faire cause commune avec des villageois pour repousser
les brigands.

LES CHRÉTIENS SONT-ILS DERRIÈRE L’EXPLOSION SOCIALE ?

À cet égard, anticipons quelque peu. Car ce soulèvement, dont chaque


phase fut éphémère mais qui s’étira sur un siècle et demi, déferlant en
quatre grandes vagues, la dernière, au Ve siècle, devrait figurer dans tous
les manuels de science politique tant il illustra deux cas d’école.
Confronté à l’ultime grande vague, Aetius, l’homme fort sous le règne
de Valentinien III et dernier sauveur de l’ordre aristocratique romain,
n’hésitera pas à demander à Attila, le soi-disant « fléau de Dieu », de lui
envoyer des renforts de guerriers huns pour venir à bout de cette
« subversion sociale ». « Plutôt Attila, pourrait-on lui faire dire, que le
Front populaire ! »
Mais, quelques années plus tard, Auxonne, un médecin semi-
philosophe, influent chez les Bagaudes – un intellectuel gauchiste, dirait-
on aujourd’hui –, chassé du territoire gaulois par l’administration
romaine pour menées subversives, se réfugiera chez Attila et le
convaincra que, s’il dirigeait son armée sur la Gaule, le peuple
basculerait de son côté sous l’impulsion des Bagaudes. Ce fut l’une des
raisons qui incita ce « barbare de chez barbare » à lancer son expédition.
Or on assistera à l’inverse : les Bagaudes se mobiliseront comme un seul
homme contre l’envahisseur hun.
Il y a, cependant, une différence significative entre les Bagaudes de la
fin du IIIe siècle et ceux du Ve siècle : les premiers se sont eux-mêmes
baptisés Bagaudes, alors que ce sont les élites économiques et politiques
qui, traumatisées par les troubles sociaux du IIIe siècle, ont qualifié de
« bagaudes » les révoltes régionalistes et populaires deux siècles plus
tard, en particulier en Armorique.
La longévité de ce mouvement social montre qu’il s’agissait moins
d’une explosion ponctuelle que d’une dynamique insurrectionnelle
comparable à ce que seront les jacqueries aux XIVe et XVe siècles ou la
grande insurrection paysanne du XVIe siècle en Allemagne menée par
Thomas Münzer. Le phénomène toucha d’ailleurs, sous des formes
différentes, l’ensemble de l’Empire, et tout particulièrement l’Espagne,
les pays du Danube et l’Égypte.
Un mystère aurait dû retenir l’attention des historiens, qui s’y sont
cependant peu intéressés : la proximité entre le mouvement bagaude et le
christianisme gaulois naissant.
Au IXe et au Xe siècle, à l’époque carolingienne, cette identification
paraissait faire peu de doute. Des clercs, qui bénéficiaient de sources
aujourd’hui disparues (mais qui les arrangèrent à leur façon), affirmaient,
par exemple, que les deux principaux leaders des Bagaudes, ceux qui
parvinrent à les constituer en véritable armée, Aelianus et Amandus,
étaient chrétiens, fût-ce sous la forme élémentaire d’un messianisme
mystique et d’un communisme primitif. D’Amandus certains ont même
fait saint Amand. D’autres petits chefs insurgés ont incontestablement
servi de modèle à des saints populaires, dont l’origine se perd un peu
dans les méandres de cette trouble histoire. Saint Martin découvrit même
(mais pour y mettre bon ordre) que les paysans vouaient un culte à un
martyr chrétien qui était, en réalité, un proscrit mi-bandit mi-Bagaude.
L’évêque Eucher, auteur de la Passion des martyrs d’Agaune, évoque
la répression de la dissidence chrétienne par l’armée impériale mais, dans
une nouvelle mouture de l’ouvrage, les chrétiens deviennent des
Bagaudes. Cela paraît plus plausible. En fait, les chrétiens n’étaient pas
assez implantés, à l’époque, en Gaule, pour servir de socle au
mouvement insurrectionnel. Il n’en est pas moins évident qu’il y eut une
proximité, fût-elle confuse.
Un événement, peut-être secondaire mais devenu célèbre dans
l’historiographie chrétienne, le prouve éloquemment. Dioclétien était
alors le nouveau maître de l’Empire (nous verrons plus loin pourquoi et
comment). Fort sagement, il s’était doté d’un adjoint fruste mais fidèle,
Maximien, dont dépendait la Gaule. Une Gaule en proie à l’anarchie et
qu’il fallait quasiment reconquérir. Telle était la mission que Dioclétien
avait confiée à ce Maximien.
Trois objectifs lui furent fixés. Refouler les bandes barbares qui
avaient profité des circonstances, restaurer l’ordre social – et romain – en
éradiquant la subversion bagaude et, accessoirement, amplifier la
répression du mouvement chrétien : obligation de sacrifier au culte de
l’empereur, emploi de la torture contre les prêtres qui s’y refusaient,
démolition des églises qui n’étaient encore que de petits bâtiments
précaires, autodafé des livres saints. La liaison entre répression
antichrétienne et guerre sans merci menée contre les Bagaudes se fit donc
spontanément dans les esprits. D’autant que des philosophes de
l’entourage de Dioclétien, ainsi un certain Hiéroclès, décrivaient les
chrétiens exactement comme on décrivait les communards à Paris en
1871.

LE MARTYRE DE LA LÉGION CHRÉTIENNE

Au début, l’armée impériale rencontre quelques difficultés : les


Bagaudes tiennent les routes. Ils ne contrôlent pratiquement pas de
centres urbains, mais s’accrochent à des zones refuges et maintiennent un
climat d’insécurité dans des régions entières en multipliant les raids
surprises et les embuscades. À quoi les impériaux répliquent par une
guerre de type colonial, mélange de contre-guérilla et de chasse au gibier.
Maximien doit d’abord disperser ses forces et créer, comme Postume
l’avait fait contre les barbares, des mini-légions légères et mobiles. Puis,
les grands axes de pénétration ayant été dégagés, il fait irruption en Gaule
en s’adjoignant au passage les contingents des garnisons. On lui signale
le maintien d’un obstacle bagaude à la sortie des Alpes. Il charge une
légion formée de soldats originaires de Haute-Égypte, dite « légion
thébaine » – en fait une cohorte de gendarmes commandée par un certain
Mauritius (futur saint Maurice) –, d’ouvrir la voie. Or cette légion
thébaine, donc orientale, est constituée de soldats en majorité chrétiens.
Maximien donne l’ordre, avant de lancer l’opération, d’organiser une
cérémonie de sacrifices aux dieux païens. Mauritius et ses hommes
refusent d’y participer. Ils font jouer en quelque sorte la clause de
conscience. « Nous sommes à vos ordres, mais nous avons prêté serment
à Dieu avant de vous prêter serment » (réplique citée dans La Vie des
saints) ; ou encore : « Nous aimons mieux mourir innocents que de vivre
coupables. »
Ils mourront donc innocents, car Maximien les fera tous exécuter.
Cette histoire, évidemment, ne tient pas debout. Ce qui n’empêchera
pas historiens et manuels de la répéter inlassablement pendant des
siècles. Même Néron n’aurait pas pu faire impunément massacrer une
légion entière de ses propres troupes. Et on ne voit pas des guerriers,
prêts à se révolter et à égorger leurs empereurs pour un oui ou pour un
non, accepter sans broncher qu’on traite ainsi leurs camarades. Comment,
en outre, une légion pouvait-elle être intégralement composée de
chrétiens (rappelons qu’à l’époque le christianisme condamnait tout
engagement dans l’armée au nom de la non-violence). Et, surtout,
comment Maximien, engagé dans une politique résolument
antichrétienne, lui aurait-il confié une mission aussi essentielle ?
Ce qu’on peut imaginer, en revanche, c’est que Mauritius,
effectivement chrétien, a proposé de négocier avec les Bagaudes le
rétablissement d’une circulation normale, alors que Maximien exigeait
qu’on donne l’assaut à leurs zones refuges.

CE QU’OSAIT ÉCRIRE L’AUTEUR DU GOUVERNEMENT DE DIEU


Quelque réponse qu’on apporte, on voit bien comment la liaison s’est
faite entre le problème bagaude et la question chrétienne. Au Ve siècle, un
polémiste marseillais tonitruant, un des initiateurs du mouvement
monacal, auteur du Gouvernement de Dieu, Salvien, illustra avec une
puissance inégalée cette convergence.
« Parlons maintenant des Bagaudes, écrit-il, qui, dépouillés, opprimés,
tués par des juges cruels et mauvais après avoir perdu le droit à la liberté
romaine, ont perdu aussi l’honneur du nom romain… Nous leur
reprochons un nom – Bagaudes – un nom que nous leur avons fait nous-
mêmes. Nous appelons “rebelles”, nous appelons “scélérats” des hommes
que nous avons réduits à être des criminels. En effet, comment sont-ils
devenus bagaudes, si ce n’est à cause de nos injustices ; à cause des
confiscations et des rapines de ceux qui ont détourné la perception des
impôts au profit de leur propre bourse ; qui, à la ressemblance des bêtes
féroces, au lieu de gouverner ceux qui leur ont été confiés, les ont
dévorés ; qui, non contents de dépouiller leurs semblables comme la
plupart des voleurs, se repaissent encore en les déchirant et, pour ainsi
dire, en buvant leur sang. Ainsi est-il arrivé que des hommes, étranglés et
tués par le brigandage des juges, soient devenus semblables à des
barbares puisqu’on ne leur permettait pas d’être romains. Ils ont consenti
à être ce qu’ils n’étaient pas, puisqu’on ne leur permettait pas d’être ce
qu’ils avaient été. »
Et d’ajouter, puisqu’au moment où il écrivait ces lignes, vers l’an 440,
le mouvement bagaude reprenait de la vigueur : « Il se produit,
aujourd’hui, la même chose que naguère : ceux qui ne sont pas encore
bagaudes, ne les contraint-on pas à le devenir ? À considérer la violence
et les injustices qu’ils subissent, ils sont forcés à vouloir être bagaudes,
mais leur faiblesse les empêche d’y parvenir. Ils sont donc comme des
captifs sous le joug des ennemis. Ils supportent le supplice plutôt par
nécessité que par choix. Ils désirent dans leur cœur la liberté, mais ils
supportent la dernière des servitudes. »
Texte admirable et puissant.
Salvien allait même plus loin. Constatant (cent quarante ans après la
première insurrection bagaude) que beaucoup d’opprimés n’hésitaient
pas à aller se réfugier chez les barbares, il en tire cette conclusion
terrible : « Ils vont chercher sans doute parmi les barbares l’humanité des
Romains, puisqu’ils ne peuvent plus supporter, parmi les Romains,
l’inhumanité des barbares. Ils préfèrent vivre libres sous une apparence
d’esclavage, que d’être esclaves sous une apparence de liberté. »
C’est un fait que les Bagaudes, assimilés à des bêtes sauvages par
l’élite romaine, n’ont retrouvé une certaine humanité qu’à travers les
regards chrétiens.

DES SAUVAGES OU DES SAINTS

Au plus fort des troubles, certains insurgés s’en prirent volontiers aux
temples païens et à leurs trésors. Preuve d’une influence chrétienne ? À
quoi et à qui pense le citoyen romain Libanius, fidèle aux cultes
ancestraux, quand, en 380, un siècle plus tard, à un moment où le
christianisme triomphe dans l’Empire, en particulier en Orient, et où l’on
assiste, en Gaule, à un premier retour de flamme du mouvement social, il
écrit à l’empereur, pour s’en plaindre : « On attaque les temples “païens”,
on enfonce les toits, on sape les murailles, on enlève les statues. On
renverse les autels. D’une première expédition, on court à une autre, à
une troisième. On ne se lasse pas d’ériger des trophées injurieux à nos
lois. Dans les campagnes, c’est pire encore, ils se dispersent, se
réunissent ensuite, se racontent leurs exploits. Celui-là rougit qui n’est
pas le plus criminel. Ils sont comme des torrents sillonnant les contrées et
bondissant contre la maison des dieux. Voilà la conduite des chrétiens. Ils
attaquent également les possessions particulières parce que, aux dires de
ces brigands, elles sont consacrées aux dieux. Sous ce prétexte, un grand
nombre de propriétaires sont privés des biens qu’ils tenaient de leurs
ancêtres. »
Dans ces émeutiers chrétiens persécuteurs qui s’attaquent à la propriété
privée et à la richesse des possédants, ne devine-t-on pas aussi les
insurgés bagaudes ?
Que les meneurs du mouvement bagaude, éclaté et pluriel, aient été
chrétiens, rien n’est moins sûr ; mais qu’il y ait eu confluence,
confluence spontanée entre activistes chrétiens, ou christianisants, et
insurgés bagaudes (un druidisme larvé permettant parfois de faire le
pont), cela fait peu de doute.
Ainsi, aux confins de la Sarthe et de l’Orne, un certain Généri, qui
semble être passé du néodruidisme au monothéisme chrétien, s’investit
dans l’organisation d’un espace devenu autonome et y fait régner une
manière d’ordre moral. Sa propension à bénir les foyers le fera regarder
comme un saint. Un autre animateur de région bagaudée, Léonard,
deviendra saint Léonard des Bois. L’évangélisateur Julien est en liaison,
lui aussi, avec des territoires en marge de la légalité.
Se bagauder deviendra une autre façon de se retirer d’un monde
corrompu et vicié. Significatif sera, à cet égard, le discours du futur
évêque de Tours, saint Martin, qui, se voulant apôtre des déshérités,
critiquant les seigneurs et même les évêques trop riches des grandes cités,
rendra le paganisme responsable de l’oppression sociale.

En fait, l’élite et l’intelligentsia païennes, c’est-à-dire non chrétiennes


(sceptiques le plus souvent), intégrées qu’elles étaient au système culturel
centralisé romain, n’accordèrent, sur l’instant, aucune attention ou ne
prêtèrent aucun intérêt à l’insurrection sociale bagaude en Gaule. Il
s’agissait de gens « d’ailleurs », s’agitant dans un territoire « d’ailleurs »,
dont la cervelle malade était encombrée d’idées « d’ailleurs ». Des gens
sauvages, en vérité, agissant sur une région sauvage, animés par des
pensées sauvages. Peut-être même étaient-ils d’une autre nature, d’une
autre espèce. Aussi, concernant les premières vagues du déferlement, les
sources sont-elles extrêmement rares, parfois inexistantes. Ce n’est
qu’ensuite, progressivement, comme si un non-dit refoulé finissait par
déborder et submerger les digues de la rhétorique officielle, que le
phénomène prit une ampleur considérable, fût-ce sous la forme de
légendes, de mythes ou de fantasmes. On en viendra, tel Zosime dans son
Histoire nouvelle publiée entre 502 et 518, à considérer que les Bagaudes
de la dernière vague avaient joué un rôle majeur dans la victoire de
l’empereur Constantin contre Maxence, ce qui déterminera son
basculement dans le christianisme.

NI HOMMES NI SERPENTS

Jusqu’au milieu du IVe siècle, en revanche, pas de témoignages, pas de


récits d’historiens contemporains, seulement quelques mercuriales
ampoulées de rhéteurs officiels qui toutes se rapportent à la descente de
Maximien en Gaule, à sa victoire sur une supposée armée d’insurgés et
tendent non seulement à diaboliser, mais plus encore à animaliser ces
horribles êtres malfaisants.
Ainsi, Mamertin, orateur de Trèves : « N’étaient-ils pas semblables à
des monstres à double forme, ces paysans, ignorants tout de la tactique de
la guerre, qui se prirent de goût pour l’art militaire ; alors le laboureur se
fit fantassin et le berger cavalier, l’homme des champs, en un déplorable
accès de fureur, portant la dévastation dans ses propres cultures, imita
l’ennemi barbare. »
Un autre rhéteur de Trèves, devenue la capitale de l’empire
d’Occident, évoque lui aussi un monstrueux « être » double, mi-homme
mi-serpent, mi-paysan mi-soldat. Aurélius Victor, vers 360, utilise un
témoignage antérieur et mentionne le rôle des deux chefs bagaudes
Aelianus et Amandus : « Dioclétien apprenant qu’Aelianus et Amandus,
après avoir levé en Gaule une troupe de paysans qu’on appelait Bagaudes
et ravagé une vaste étendue de territoire, s’attaquaient à la plupart des
villes, nomme Maximien qui, rentrant en Gaule, met en déroute l’ennemi
et reçoit sa reddition. »
Ensuite, tous se copient, reprenant presque mot à mot les mêmes
termes. Ainsi Paleanus, chroniqueur grec : « Bagaudes signifie les tyrans
du pays. » Anon : « Dioclétien se rendant compte que toutes les
provinces étaient troublées par l’audace de quelques-uns, nomma
Maximien et l’envoya en Gaule contre Amandus et Aelianus qui, au nom
des Bagaudes, s’étaient soulevés avec une audace servile. » Orose : « Des
troubles très dangereux provoqués par des bandes inexpérimentées et
désordonnées des campagnes. »
Ensuite, et toujours à partir de documents plus ou moins d’époque
mais disparus, on eut droit à deux versions concurrentes : les Bagaudes
sont, soit des anticipateurs de toutes les violences criminelles dont sont
capables les masses dangereuses abandonnées à leurs passions
destructrices, soit d’angéliques utopistes protochrétiens en révolte contre
les vices du monde païen.
Première version, chef-d’œuvre du genre, celle d’un supérieur de
l’abbaye de Saint-Vincent de Metz, noble d’origine franque, Sigebert de
Gembloux : « Voici qu’une énorme grêle se déchaîne depuis le nord
comme un tourbillon. Car Amandus avait répandu la peur et le mal. Son
complice était Aelianus. Après avoir réuni les esclaves de la Gaule, ils
leur apprennent à fomenter les guerres, alors qu’ils feraient mieux de
cultiver les champs. Ils osent troubler la paix par les armes et, pour
augmenter la terreur, ils signent de leur nom les causes de leurs erreurs :
“Bagaudes”, afin que la nouveauté de l’appellation suscite des colères
plus violentes. Leur soulèvement servile (qu’on compare à ceux
qu’initièrent Spartacus et Sertorius), vile audace, se déployait largement,
manifestait sa fureur depuis le nord jusqu’aux Alpes glacées et aux
Pyrénées où la Garonne sépare les Aquitains des Celtes. Et maintenant, ô
Gaule infortunée, mère et nourrice des séditions fomentatrices de vices,
en armant les esclaves en temps de paix, quand tu donnes des forces à
Amandus, des encouragements à Aelianus, tu sembles avoir engendré un
monstre au corps difforme et à deux têtes, conçu d’une semence de
vipère dans le ventre d’une bête féroce. La plèbe indocile, qui ne sait pas
mesurer ses forces lorsqu’elle n’est pas réglée, fut châtiée de sa légèreté
en perdant ses forces. »
L’Église se calera, en définitive, sur cette version.

LA LÉGENDE DE SAINT-MAUR-DES-FOSSÉS
L’autre approche, on la trouve sous la plume d’un moine de Saint-
Maur. La légende voulait que la dernière bataille de la première vague de
la révolution bagaude, celle que parvint provisoirement à étouffer
Maximien, se fût déroulée près d’un pseudo-château construit par Jules
César, situé à l’entrée de Saint-Maur et protégé par d’immenses fossés
offerts au détournement d’une rivière. D’où le nom de Saint-Maur-des-
Fossés. Longtemps, en effet, les habitants avaient désigné les ruines de
cette fortification sous le nom de « château des Bagaudes ». « Le fort de
Saint-Maur, écrit donc le moine, fut sans doute détruit par Amandus et
Aelianus qui ne voulaient pas se soumettre aux princes romains
sacrilèges. Alors que César [Maximien] s’avança et arriva au fort des
Bagaudes, il l’assiégea longtemps par terre et par eau, jusqu’à ce qu’il
l’emportât et tuât ses habitants par le fer et par le feu. Comme les
habitants de ce fort étaient chrétiens, on peut croire qu’ils ont gagné le
Royaume des Cieux par leur martyre. »
Le fait que la plupart des textes anciens reproduisent le schéma,
d’autant plus unique que leurs auteurs se copiaient les uns les autres
comme les journalistes contemporains, d’un affrontement décisif entre
les troupes impériales de Maximien et une véritable armée bagaude
conduite par Amandus et Aelianus, ne signifie nullement que cela
correspond à la réalité. Y eut-il une véritable armée bagaude, ou bien une
multitude de groupes correspondant à une multitude de situations,
entraînant une multitude, éventuellement contradictoire, de
revendications, une multitude de formes d’action sur une multitude de
fronts ? La seconde hypothèse est la plus probable.
L’archéologie nous offre deux témoignages prouvant la férocité des
troubles sociaux qui agitèrent la Gaule entre 280 et 287 ; ils se situent
hors de la zone traversée par Maximien. À Douarnenez, toutes les usines
de salaison ont fermé ou ont été détruites. Tandis que, dans les Côtes-
d’Armor actuelles, la bourgade de Corseul a été incendiée et abandonnée.
Une comédie, qui date du Ve siècle, montre bien l’une des formes, très
libertaire, que pouvait prendre à l’occasion la Bagaudie : « Va vivre aux
rives de la Loire, lance un des personnages à son contradicteur “partager”
qui veut “dépouiller ses voisins”. » « Là, il n’y a nul cérémonial, les
sentences capitales sont rendues dessous un chêne et écrites sur des os.
Là, même les paysans peuvent plaider et les particuliers juger. Si tu es
riche, on t’appellera un “gros”. » Et le contradicteur d’admettre : « Je ne
suis pas riche, mais je ne veux pas de cette justice forestière. »
Qui étaient exactement les deux chefs de la révolte ? Là encore, les
indications sont confuses. Aelianus avait-il été promu à un haut
commandement sous l’empereur Probus ? Avait-il été chargé d’entraîner
les volontaires gaulois engagés contre les agresseurs germains ? Et avait-
il, à cette occasion, pris contact avec un autre officier supérieur,
Amandus ? Cet Amandus était-il un général qui, d’abord engagé dans la
campagne de pacification et ayant gardé des contacts avec les Bagaudes
combattant sous ses ordres contre les Germains, était passé de leur côté
avec son état-major en réaction aux excès de la répression ? Ce pseudo-
empereur bagaude visait-il à devenir empereur des Gaules dans le sillage
de Postume ?
Toutes ces explications ont été avancées. Certaines sont crédibles :
pour transformer une cohue de paysans en une armée capable d’affronter,
même sans aucune chance, les légions impériales, il a bien fallu l’apport
d’un ou de plusieurs professionnels. On évoque souvent la prise et le sac
d’Autun, la ville élitiste par excellence, par une troupe bagaude. Mais ne
confond-on pas avec la reconquête de la ville sous l’empereur gaulois
Tetricus par des indépendantistes gaulois, reconquête à laquelle les
premiers Bagaudes prirent, en effet, une certaine part ?

LES CLASSES DANGEREUSES

Comment, dans ce temple de l’historiographie nationale républicaine


que fut L’Histoire de France de Lavisse, jugeait-on le mouvement
bagaude ? Plutôt mal. Sous la signature de Gustave Bloch, on peut y lire :
« Sous ce nom se regroupait tout ce qu’il y avait, en Gaule, de gens sans
aveu, tous ceux que le désespoir et l’esprit d’aventure avaient jetés en
dehors des liens sociaux, débiteurs obérés, paysans dépossédés, esclaves
fugitifs. »
Camille Jullian, au début du XXe siècle, le prend encore plus
évidemment avec des pincettes : « Société d’irréguliers, de gens sans
aveu ou hors la loi, décimés à l’écart dans les régions difficiles, ils
continuaient à l’abri de leur retraite leurs rêves ou leurs méfaits. »
Sans aveu ? Qu’aurait-il fallu qu’ils avouassent ? Que, comme le
présentait Salvien, leurs descendants préféreraient se donner à la barbarie
plutôt que rester sous la coupe de l’aristocratie romaine ? Ou même
gallo-romaine ? Qu’ils choisissaient, contre l’oppression de la veille,
l’oppression du lendemain ?
On peut percevoir, dans l’explosion bagaude, un aspect
« réactionnaire » – dans tous les sens du terme – qui effaroucha l’élite
intellectuelle gallo-romaine et prépara, effectivement, le ralliement de la
population gauloise du Nord et de l’Est à la « barbarie franque ».

La crise sociale que traverse, au IVe siècle, le monde agricole gaulois et


dont le caractère régressif (on peut parler d’un « recul de civilisation »)
est symbolisé par l’abolition, de facto, de la Lex Hadriana qui réduisait le
temps des corvées et le montant des redevances, ou encore par la
soumission de colons et ouvriers agricoles à l’arbitraire des
« conducteurs », ne renvoie-t-elle pas aux bouleversements que généra,
bien plus tard, la révolution industrielle ? Le « gueux » d’abord, le
« prolétaire » ensuite. N’est-ce pas, déjà, l’échec relatif de l’émancipation
réformiste par la loi qui débouche sur l’explosion révolutionnaire ? Le
refus d’une autonomie négociée n’entraînera-t-elle pas un déferlement de
sécessions sauvages ? La confiscation de tout bond technologique à des
fins de maximisation des profits n’eut-elle pas les mêmes conséquences
hier qu’aujourd’hui ?
La problématique bagaude n’annonce-t-elle pas, outre les jacqueries,
les insurrections cabochiennes à la fin du Moyen Âge ou celles des
maillotins, le mouvement des bonnets rouges sous Louis XIV, la révolte
des canuts ou la Commune de Paris ?
Face à tout risque de bagaudage, la tentation n’a-t-elle pas perduré de
faire appel à Attila ?
CHAPITRE 18

Comme dans un roman policier,


l’assassin frappe toujours trois fois

Postume ne s’était pas sacrifié en vain. La Gaule ne serait plus jamais


administrée depuis Rome. Mieux : c’est Rome qui se déplacerait en
Gaule, l’ancienne cité des Trévires, la ville de Trèves (qui en garde de
fastueux restes) devenant la capitale de l’empire d’Occident.
Sans redevenir officiellement indépendante, malgré d’ultimes efforts
dans ce sens, notre France en devenir ne devait plus se dessaisir d’une
partie au moins de son propre destin. Paris devint même, un temps, sa
capitale. Faute d’Auguste, elle eut ses Césars, tel ce Constance Chlore
(ainsi nommé à cause de son teint un tantinet livide) dont Dioclétien la
dota.
Le nouveau maître de l’Empire avait fini par comprendre qu’un seul
homme, résidant en un seul lieu, à partir d’un centre d’observation et de
décision unique, ne pouvait raisonnablement embrasser, en un même laps
de temps, les situations qui prévalaient en Égypte, en Mésopotamie, en
Arabie, en Libye, en Perse, dans les Balkans, en Espagne et en Grande-
Bretagne, au-delà du Rhin et en Gaule profonde. Il avait donc réparti
l’Orient et l’Occident entre deux Augustes, chacun se faisant épauler par
un César. C’est ainsi que Constance Chlore hérita de la Gaule.
Radicale réforme administrative dont les retombées furent immenses
puisque, les pesanteurs civilisationnelles relayant le volontarisme
politique, l’Occident se recentra sur l’Occident et l’Orient sur l’Orient.
Le schisme de la chrétienté en l’an 1000, celui qui sépara les catholiques
des orthodoxes, n’en fut qu’une conséquence.
Dioclétien, c’est le monsieur qui éloigna les Écossais des Irakiens et
initia la séparation des Turcs d’avec les Bretons…
Comment en arriva-t-on là ?

LA FOUDRE CHOISIT SA CIBLE

Nous avions laissé l’Empire, à la veille du grand chambardement


bagaude, entre les mains de Gallien, puis de l’excellent Probus, renversés
l’un et l’autre par des assemblées d’agités en uniforme, au sein
desquelles les votes prenaient la forme de lancers de javelines ou de
revers de glaive.
Probus avait été remplacé, comme il se doit, par son préfet du prétoire
(comme de Gaulle par Georges Pompidou ou François Mitterrand par
Jacques Chirac, mais sans intérim dans l’intervalle). Ce préfet-là
s’appelait Carus. Il se fit illico seconder par ses deux fils, ce qui n’était
pas une fameuse idée.
Je dois l’admettre, le règne de cette triplette – bien que, originaires de
Narbonne, ces Augustules fussent gaulois – n’apporte pas grand-chose à
notre propos. Mais il nous offre le scénario d’un roman policier si
palpitant et nous nous en voudrions de vous priver d’un aussi délectable
enchaînement de cynisme criminel.
Carus, rude et revêche, n’était pas ce qu’on appelle un mec cool. L’un
de ses fils, Numérianus, donnait aimablement dans les belles-lettres avec
un faible pour les déclamations aussi fleuries que les jardins impériaux.
L’autre fiston, Carinus, était un capitaine plein d’entrain, certes, mais
flemmard, vindicatif, cruel et débauché.
L’un était un homme affable, l’autre était un homme à femmes.
On racontait (enfin, on raconta surtout après sa mort) que ce Carinus
voulait absolument faire rechercher et exécuter des condisciples
d’université qui s’étaient ostensiblement fichus de sa tronche de cancre
du temps où, contrairement à son frère, il étalait sa nullité en matière de
rhétorique. De mauvaises langues !
Le très auguste Carus n’eut pas le temps de souffler. Jupiter réservait
aux empereurs romains un châtiment perse. Donc, direction l’Iran.
Comme le supplice du pal, ça commence très bien, mais ça finit mal. Ça
commence même si bien que la tentation est grande de poursuivre
l’offensive au-delà de la limite habituelle, c’est-à-dire au-delà de la ville
de Ctésiphon, véritable défi aux dieux selon la superstition militaire.
Carus, qui n’est pas du tout dans son assiette, hésite. « Osons ! » lui
serine son préfet du prétoire, Arrius Aper. Il ose.
Quelques jours plus tard, tandis que l’empereur s’est retiré sous sa
tente, éclate un orage. Terrifiant. Façon fin du monde. La nuit en plein
jour. Le tonnerre comme les grandes orgues de l’Olympe accompagnant
le crépuscule des dieux. Un torrent qui s’est trompé et tombe des cieux
au lieu de surgir de la terre. Un vent à aiguiser les cornes des bœufs. Là
où il y avait une armée, un trou noir. L’enfer, au moins, est éclairé. Et,
soudain, entre deux éclairs, une large flamme s’échappe de la déchirure
du ciel.
Un cri : quelque chose brûle. Quoi ? Par tous les dieux, c’est la tente
de l’empereur ! On accourt en direction de l’incendie. Horreur :
l’Auguste gît au milieu de cendres chaudes et de toile noircie, à moitié
consumé. La malédiction de Zeus. Vite, rebroussons chemin… !
Étrange cependant. Quand il y a une telle concentration de bannières et
de lances de fer, pourquoi la foudre tombe-t-elle sur une tente de toile ?
Et pourquoi, parmi des milliers d’autres, justement sur la tente de
l’empereur ?
Plus tard, on découvrira une lettre du secrétaire du prince. Il y avance
une tout autre version : « Les officiers de la chambre, dans leur
désolation, mirent le feu à la tente, ce qui fit courir le bruit que la foudre
avait frappé. » Selon le secrétaire, Carus était en fait déjà mort. De
maladie. Mais à quelle logique répondait alors le fait de mettre le feu à la
tente ?
COMMENT DIOCLÉTIEN LIQUIDE UN CONCURRENT

Reste Numérianus, l’un des deux empereurs adjoints. Il avait


accompagné son père. Mais, est-ce parce que, traversant une crise de
neurasthénie, il pleurait tout le temps, ou est-ce l’effet conjugué des
sables et du soleil, il souffrait d’une inflammation perpétuelle et
insupportable des yeux. En fonction de quoi, il ne sortait pas de sa litière
aux rideaux fermés. Sauf qu’au bout de quelques jours, cet auto-
enfermement total commença à paraître bizarre. Qui a vu l’empereur ?
Pourquoi nous le cache-t-on ? Impossible d’approcher. Arrius Aper, le
préfet du prétoire, veille. Et un général, Dioclès, qui deviendra
Dioclétien, surveille particulièrement Aper. Une escorte entoure la litière
et ne laisse passer personne. Le temps passe… On pénètre en
Mésopotamie. Toujours pas d’apparence d’empereur. L’Auguste reste
confit dans sa bonbonnière.
Jusqu’à ce qu’une odeur peu flatteuse s’échappe de la couche
impériale. On n’y tient plus. On ouvre. Et que découvre-t-on ? Le corps
de Numérianus en train de pourrir. On réunit un grand conseil, qui
devient, du coup, un tribunal. On se dévisage avec suspicion. Par qui
remplacer l’empereur numéro deux transformé en charogne, après qu’eut
rôti l’empereur numéro un ? Et qui donc avait intérêt à le faire disparaître
celui-là ? À les faire disparaître, qui sait, tous les deux ?
Quand le débat public s’engage, il est clair que Dioclétien a travaillé
son petit monde au corps et que sa campagne électorale porte ses fruits.
On crie, on scande : « Dioclétien Auguste ! » Mais d’autres lui
demandent de s’expliquer, de répondre à des questions dérangeantes.
Pourquoi, quand la tente de l’empereur flamba dans la nuit, fut-il l’un des
premiers sur les lieux ? Pourquoi collait-il ainsi au préfet Aper en gardien
sourcilleux de la litière close de Numérianus ? Il se précipite alors à la
tribune, tire son glaive et l’élève solennellement vers le ciel, proclamant
sa totale innocence : d’ailleurs, s’écrie-t-il, foin d’hypocrisie : le
coupable, tout le monde le connaît ; il est temps de le démasquer. Il est
là… Tout en discourant, Dioclétien descend de la tribune, se dirige vers
Aper, le montre du doigt et, sans lésiner sur la dimension théâtrale, sans
lui laisser prononcer un seul mot, lui plonge son épée dans la poitrine.
Miracle : ça plaît ! Mais, question : punit-on un coupable ou supprime-
t-on un témoin ? Empêche-t-on le préfet du prétoire de nuire ou de
parler ? De se défausser sur des innocents ou de désigner un complice ?
Personne, apparemment, ne se met martel en tête. Problème réglé.
Dioclétien est proclamé empereur. Officiellement, il en reste encore un,
Carinus. Mais il en fera son affaire…
En réalité, ultime farce sanglante dans la farce sanglante, une grande
bataille l’opposera à Carinus et Dioclétien sera battu. Sans conteste. Les
soldats de Carinus, très fiers d’eux, célébreront cette victoire. Puis,
considérant que leur devoir a été rempli et qu’il est temps de passer aux
choses sérieuses… ils assassineront Carinus et se rallieront à Dioclétien.
On se demande pourquoi il faut écrire des romans.
CHAPITRE 19

Les martyres

C’est sous la très haute, mais également très lointaine autorité de


Dioclétien qu’en près de vingt ans la Gaule se transformera, pour le
meilleur ou pour le pire, en une France féodale. Mais aussi en une France
pré-moderne ; que des villas de gros propriétaires fonciers vont devenir
peu à peu des châteaux protégés par leur propre armée particulière, tandis
qu’apparaîtront ces nouveaux titres : les comtes et les ducs ; que la
réforme administrative fera émerger de nouvelles structures territoriales
tels les « diocèses » représentés par leur « vicaire » ; que se généralisera
une fiscalité foncière ; que s’esquissera l’impôt sur le revenu par tête ;
que sera initiée une politique économique dirigiste débouchant sur un
contrôle des prix et des salaires – la « loi du maximum » – et
l’instauration d’une sorte de TVA sur les produits de consommation ; que
l’implantation de plus en plus massive, en tant que colons ou que
manœuvres, de prisonniers ou de ralliés de souche germanique préparera
la population gauloise, en particulier celle du Nord et du Nord-Est, à
accepter la domination franque ; que le christianisme, religion jusqu’alors
d’essence orientale, s’imposera tout en restant longtemps minoritaire,
comme une force alternative.
C’est, enfin, du règne de Dioclétien qu’il faudrait dater la fin de
l’Empire romain ou, plus exactement, sa transformation en un
conglomérat énorme et disparate, qui annonce ce que seront plus tard les
empires carolingien et byzantin.
L’EMPIRE SE DISTANCIE DE SON NOMBRIL

Rien ne contribue plus puissamment à une transformation du réel


qu’une recomposition de l’espace dans le temps et qu’une translation des
repères traditionnels.
L’Empire romain correspond, dans l’esprit de chacun, à un espace
immense, latinisé – même langue, même culture, même architecture,
même religion – dont Rome constitue le centre lumineux et rayonnant.
Or Rome cesse de représenter le centre de l’Empire. Divisé en deux
entités, celui-ci se dote de deux capitales : Nicomédie en Orient, sur le
Bosphore, où règne le premier Auguste Dioclétien, et Milan où est censé
siéger le deuxième Auguste, celui d’Occident, en la personne de
Maximien. Bientôt seront nommés à leurs côtés deux Césars, Galère en
Orient, installé à Sirmium (ex-Yougoslavie) dans les Balkans, et
Constance Chlore, César des Gaules, dont le pouvoir couvre la Grande-
Bretagne, l’Espagne et une partie de l’Afrique du Nord. Il s’installe, lui, à
Trèves, sur la Moselle. Plus tard, Arles deviendra capitale de la Gaule
romaine, Ravenne de l’Italie romaine, Constantinople de l’Orient romain.
Plus jamais Rome !
Peut-on encore qualifier de « romain » un empire qui n’est plus
romain, qui est de plus en plus oriental, alors que la Gaule, dotée de son
propre souverain, dépend d’un centre qui se trouve désormais sur son
territoire ? Ou, plus exactement, à sa propre périphérie. Un empire qui
s’éloigne de plus en plus de ses dernières normes républicaines
(d’ailleurs le Sénat, lui, reste à Rome, alors que le vrai pouvoir l’a
quittée) pour se transformer en autocratie de type asiatique sur le modèle
perse. Déjà, à la cour de Nicomédie, énorme, fastueuse et luxuriante,
machine à l’étiquette aussi minutieuse que lourdement étouffante, qui
était à l’administration d’Hadrien ou de Trajan ce que les films de Steven
Spielberg sont à ceux d’Ingmar Bergman, on distinguait – qui l’aurait
cru – au milieu d’un fourmillement de fonctionnaires de tous grades,
affublés des uniformes les plus baroques, de laquais dorés sur tranche, le
nouveau corps des eunuques. Il fallait désormais s’agenouiller devant
l’Auguste et l’appeler « Seigneur » pour les intimes, « Dieu » pour le
tout-venant.
Pourquoi l’Empire avait-il divorcé de son centre, s’était-il distancé de
son nombril ?
Pour cette raison évidente que Rome restait le symbole de la
République, de ses luttes politiques et sociales internes. Même quand le
Sénat se couchait, la multitude prenait parfois le relais. Certes, il y eut
Caligula, Néron, Domitien, Commode : mais leur fureur despotique avait
toujours fini par se briser sur un obstacle qui prit souvent la forme du
glaive assassin. En quittant Rome, comme Louis XIV quittera Paris pour
Versailles, on éloignait le spectre de cette manière de censure. On
s’appliquait cette recommandation que formulera, dix-sept siècles plus
tard, Bertolt Brecht : « Puisque le peuple est mécontent, changeons de
peuple. » On changea de peuple, en effet. En faisant construire des villes
toutes dévouées au pouvoir qui en constituait le cœur, on se
confectionnait un peuple de rechange. Du moins le croyait-on. Aussi bien
un certain nombre d’empereurs, après Dioclétien, et Dioclétien lui-même
moururent dans leur lit.
Or la Gaule, grâce à son propre César, Constance Chlore, échappa à
cette glissade qui s’apparentait (on y arrivera avec Théodose) à une
course vers un système totalitaire. Même quand les persécutions
antichrétiennes reprirent et que des édits furent publiés en ce sens depuis
Nicomédie, relayés par Milan et Sirmium, une certaine tolérance en
matière religieuse caractérisa la politique suivie en Gaule et initiée depuis
Trèves. On n’éleva pas de temple en l’honneur de l’empereur divinisé, on
ne sacrifia pas sur des autels dévolus à sa gloire.
Plus encore, peut-être, que sous Postume, la Gaule s’ancrait dans sa
différence. Non pas qu’elle se « receltisait ». Non : simplement elle
restait, au meilleur sens du terme, romanisée, quand, globalement,
l’Empire l’était de moins en moins, Rome n’étant plus dans Rome, mais
en Orient.

LE RÉEL RECONSTITUÉ PLUS IMPORTANT QUE LE RÉEL BRUT


Toute réalité doit être relativisée en fonction de l’espace : ainsi, un
Empire romain éclaté entre les différents palais où résident ses
empereurs-dieux n’est pas la simple continuité de celui dont le siège du
Sénat restait malgré tout le centre.
Mais la réalité doit également être relativisée en fonction du temps. Un
exemple : le christianisme, à l’époque que nous évoquons, a-t-il pesé
d’un grand poids dans la prise de conscience nationale de la Gaule ?
C’est-à-dire dans le processus d’« invention des Français » ? Non !
Toutefois, la réécriture puis la relecture a posteriori de l’histoire de son
développement, de son épopée, la recomposition posthume, deux ou trois
siècles plus tard, de la « réalité » du moment ont joué un rôle
considérable, essentiel même, dans l’élaboration du grand roman autour
duquel le pays gaulois s’est affirmé comme nation. Une réalité recréée
s’est substituée à une réalité oubliée.
On a vu, dans le chapitre précédent, comment est née la légende de
l’extermination de la 22e légion, dite « thébaine », censément composée
de soldats chrétiens. Dioclétien avait chargé son auguste adjoint,
Maximien, de rétablir l’ordre en Gaule, assaillie par des bandes de
pillards germains et en proie à la révolution sociale des Bagaudes. Fier-à-
bras, aussi fruste que valeureux guerrier, Maximien mettait de toute
évidence dans le même sac les paysans révoltés, les miséreux en rupture
de lien social, les brigands et les chrétiens, autant d’éléments subversifs
qu’il englobait dans le concept de « hors-la-loi » (ou de fauteurs de
troubles). Ce pourquoi l’ordre donné à Mauritius, débouchant du Valais
avec sa légion, de rentrer dans le tas et de ne pas faire de quartier pouvait
être ressenti par le premier centurion de cette brigade comme une invite à
casser du Bagaude et du chrétien. Surtout si, déjà à l’époque, on avait
tendance à amalgamer les deux.
Ce qui s’est réellement passé, on l’ignore, à supposer qu’il se soit
vraiment passé quelque chose d’épouvantable. D’autant que cette
éventuelle tragédie n’a laissé, sur l’instant, aucune trace, ni éveillé aucun
écho.
On ne peut pas exclure que des soldats chrétiens aient refusé de
participer au massacre de leurs frères ou même de paysans révoltés, et
que cette mutinerie ait été réprimée. Mais l’événement réel (et c’est
pourquoi il est permis d’avoir des doutes) n’ayant suscité aucune émotion
collective, n’ayant bénéficié d’aucune publicité particulière, il n’eut
évidemment sur l’instant aucun impact. Comme s’il n’avait pas eu lieu.
C’est donc en feedback, sous une forme mythique, qu’il prit une
importance considérable et contribua très largement, comme on dirait
aujourd’hui, à l’édification et à l’éducation des masses. Or, à en croire les
récits chrétiens postérieurs, l’horreur ne s’arrête pas à l’extermination de
la légion rebelle.
Le préfet du prétoire, qu’aucun chroniqueur de l’époque n’évoque,
mais que les apologistes chrétiens présentent comme une épouvantable
crapule, à la fois sadique et vicieux, nommé Rictius Varus, se lance dans
une impitoyable répression de tous ceux chez qui on pourrait soupçonner
quelques accointances avec les mutins de la légion thébaine. Il les
démasque, il les traque et, après avoir tenté de les contraindre sous
d’épouvantables tortures à l’apostasie, il les fait mettre à mort. Ainsi un
officier nommé Thyrsus, qui commandait au sein d’une autre colonne de
la légion thébaine (car Mauritius ne dirigeait, en fait, qu’une brigade),
soupçonné lui aussi d’activisme chrétien, est-il rattrapé et exécuté avec
plusieurs dizaines de ses « complices », dont trente-six civils.
La répression frappe ensuite à Bonn, à Cologne, à Beauvais où une
foule hurle « À mort les chrétiens ! », à Senlis, à Reims, à Soissons.

LA LONGUE LISTE DES MARTYRS

Sont particulièrement visés deux Italiens de bonne famille qui, ayant


embrassé la foi chrétienne, sont venus en Gaule désireux (à la façon de
certains maoïstes de l’après Mai-68) de pénétrer les rangs du peuple et de
contribuer, de la sorte, à son évangélisation. Ils s’appellent Crespin et
Crespinien. Ils se sont fait cordonniers. Denis, l’évêque de Paris,
appréciant leurs qualités d’activistes, les a mis à la disposition de
Quentin. Qu’ils aient sympathisé avec les Bagaudes (ou les Bagaudes
avec eux qui cherchaient à se plonger le plus profondément possible au
sein du peuple), c’est probable.
On s’empare d’eux. On les met à la torture. Tenailles de fer, brasier
ardent. Puis on attache une grosse pierre à leur cou et on les jette dans les
eaux alors glacées de l’Aisne. D’où on les retire, toujours vivants, pour
les décapiter. Célébrés dans la ville de Soissons, ils deviendront, au
Moyen Âge, patrons des cordonniers.
Quant à Quentin, on le soumet sadiquement à la question, tandis qu’il
chante des cantiques. Le lendemain, la porte de sa cellule ayant été
laissée ouverte, il en sort, peut-être pas frais mais assez dispo, pour
haranguer le peuple au nom du Christ. On le reprend, on le promène dans
la ville, enchaîné, pour dissiper l’effet de ses sermons, et on lui coupe la
tête.
À l’annonce de ce martyre, l’évêque Firmin, qui se cachait, se livre et
on le met à mort à son tour. Le même sort est réservé à Julien de Brioude,
au tribun Ferréol de Vienne. À Marseille, c’est un officier de l’armée de
Maximien, le nommé Victor, qui profite de l’entrée de l’empereur bis
dans cette ville pour prendre contact avec la petite communauté de la cité
phocéenne. On l’arrête, on l’exhibe à travers la ville, pieds et mains
attachés à un long bâton, accablé de quolibets par une foule très
antichrétienne. Sous les tourments, Victor paraît devoir craquer quand…
une vision du Christ descendant vers lui, sa croix en main, illumine son
visage et décuple son ardeur. Lors de son procès, il trouve la force de se
déchaîner contre le paganisme. On le somme de brûler de l’encens devant
un autel. Il le renverse rageusement. La foule indignée s’empare de lui et
l’emmène jusqu’à un moulin. Là, elle le jette sous une meule actionnée
par des esclaves. On lira, plus tard, dans un remake des Actes des
apôtres : « On commence à moudre le froment de Jésus-Christ. Alors, la
meule se détraque. » Victor, lui aussi, sera décapité.
On pourrait multiplier ces épouvantables descriptions de la littérature
ecclésiastique, à la complaisance quelque peu sadique.
Ce qui fait peu de doute, c’est que ces récits tiennent, pour une part, de
l’affabulation à usage propagandiste. La plupart du temps, on ignore si
ces horreurs se déroulent sous le règne de Decius ou de Dioclétien.
Certes, il y a eu des persécutions sous Maximien, parfois sauvages.
Donc des martyres, des tortures, des exécutions. Mais comme aucun de
ces terribles événements n’a été rapporté par les contemporains, qu’ils
n’ont été connus, ensuite, que par des recoupements de vagues et
lointains souvenirs ou des témoignages épistolaires postérieurs, puis mis
en forme deux cents ans après les faits à des fins édificatrices, voire
pédagogiques, on est incapable d’établir ce qui est vrai ou ce qui est faux.
Peut-être y a-t-il, dans tous les cas, une base de vérité. Peut-être pas.
Mais, à l’évidence, ce martyrologe concernant pratiquement chaque ville
et chaque région (ce fut d’ailleurs fait exprès pour que chaque cité ait son
saint), a si profondément participé de l’identité des lieux et des
populations concernées, a tellement imprégné l’éducation de très
nombreuses générations, a si évidemment fait corps avec l’émergence, au
plan national et régional, de nos références, de nos repères que, même s’il
s’agit pour l’essentiel de légendes, elles sont devenues plus fortement,
plus puissamment parties prenantes de la réalité que la réalité elle-même
dont on ne garde aucune trace.
La ville de Saint-Quentin existe. L’église Saint-Victor aussi. Les
martyrs sont devenus des saints. On porte leur nom. Le calendrier les a
introduits dans notre vie quotidienne. Même des saints qui n’ont jamais
existé nous parlent.

LA PREMIÈRE EXPÉRIENCE DE BLOCAGE DES PRIX

Comment sait-on que le prix d’un paon correspond à dix fois celui
d’un poulet ? Que les citrons sont plus chers que les huîtres ? Qu’un
ouvrier agricole se paie vingt-cinq deniers et le maçon cinquante. Un
artiste peintre cent cinquante deniers et un scribe calligraphe de première
classe vingt-cinq deniers les mille lignes. Un maître d’école cinquante
deniers par élève et par mois, un prof du supérieur deux cent cinquante
deniers. Comment sait-on même qu’un lion d’Afrique de premier choix
s’obtient pour cent cinquante mille deniers, cent vingt-cinq mille s’il est
de second choix et tombe à cent mille pour une lionne ? (Il serait
intéressant d’établir combien l’ensemble des cirques de l’Empire
consommait de lions chaque année ; au point que l’espèce a disparu
d’Afrique du Nord.)
Comment le sait-on ? On le sait parce qu’une loi dite du « maximum »
– et que la Convention montagnarde de 1793 reprendra à son compte –
fixa de façon très précise et très autoritaire un prix plafond pour les
denrées et les services, ainsi que pour les rémunérations. Les prix ayant
explosé et le processus inflationniste risquant de s’auto-entretenir, le
pouvoir impérial décida de répliquer en recourant à des mesures
dirigistes et étatistes extrêmes, ce que, précisément, sa dérive
autocratique et totalitaire (les contrevenants ne risquaient-ils pas la peine
de mort ?) permettait. Il faut lire le long et laborieux justificatif de
Dioclétien, on croirait un libelle marxiste dirigé contre les méfaits du
capitalisme financier.
L’expérience se soldera par un échec, en fonction de quoi, la pénurie
succédant à l’inflation, on dénonça et livra à la vindicte publique les
intermédiaires, les spéculateurs, les détenteurs de stocks, la malhonnêteté
des négociants et l’âpreté au gain des prestataires de service.
CHAPITRE 20

Le basculement d’un monde

À côté d’une réalité que relativise son étirement dans l’espace et dans
le temps, il y en a une autre, structurellement invariante.
Celle-ci par exemple : un supplément de bureaucratie induit un
supplément de dépenses, donc la nécessité d’un supplément de recettes
débouchant fatalement sur un supplément soit de taxes, soit d’impôts,
généralement les deux.
Or jamais le poids de la bureaucratie ne s’était autant alourdi que sous
Dioclétien. D’un côté, vertigineuse excroissance du faste impérial (on
revivra cela en France à l’époque de Louis XIV, avec les mêmes
conséquences : aggravation des déficits et grossissement de la dette), de
l’autre, réformes administratives qui, en multipliant les centres de
pouvoir, démultiplieront également le nombre de fonctionnaires. On
aurait eu toutes les raisons, déjà, de parler d’un « mille-feuille
administratif ».
On passe de quarante-huit à cent provinces. On crée des préfectures de
région. On regroupe des circonscriptions originelles en diocèses,
nouvelles entités administratives dirigées par un haut fonctionnaire de
rang équestre, c’est-à-dire issu de l’establishment : le vicaire. L’Église
plaquera sa propre organisation administrative sur celle de l’Empire et,
quand il n’y aura plus d’empire, elle conservera les diocèses et les
vicaires.
Au sommet : un conseil impérial de cinq grands bureaux s’appuie sur
un gigantesque appareil administratif, lui-même assis sur des services de
renseignements pléthoriques et une armée qui passe à quarante légions,
soit quatre cent cinquante mille hommes.

VERS LA FÉODALITÉ

En Gaule également, on multiplie les provinces, que l’on réunit en


diocèses, eux-mêmes composés de civitates, sorte de départements
chapeautés par un préfet. On décide la création de nouvelles cités : ainsi
Genève, qui se détache de Vienne, et Grenoble, qui, dès lors, prend son
essor. La cité des Voconces se fractionne en quatre, autour de Die, de
Vaison, de Gap et de Sisteron. Bordeaux devient la capitale d’une
Aquitaine seconde et Aix d’une Narbonnaise seconde.
Les commandants d’une importante place militaire deviennent des dux
(futurs ducs) et les titulaires d’une haute fonction administrative des
comes (futurs comtes).
Une forme de système féodal se dessine. Les très gros propriétaires
fonciers non seulement fortifient leur domaine à l’intérieur desquels ils
font la police et exercent la justice, mais constituent, en outre, de petites
armées privées. Celles-ci surveillent les marchés placés sous la
dépendance des seigneurs ou poursuivent les fugitifs : l’un des édits de
Dioclétien porte en effet interdiction, pour les esclaves et les colons, de
quitter la terre seigneuriale. De façon plus générale, il sanctionne le refus
de corvées ou la grève des redevances. Un autre décret interdit aux
ouvriers des forges et des arsenaux, aux carriers et aux mineurs de quitter
leur entreprise. Et même aux artisans et à leurs apprentis de quitter les
collèges professionnels obligatoires.
Cette dernière réforme, en ligne avec l’évolution totalitaire du régime,
ne sera qu’accessoirement appliquée en Gaule, mais elle prépare la
généralisation, également féodale, du système des corporations.
Incontestablement, ce grand chambardement permettra un apparent
rebond de l’Empire (qu’on continue d’appeler romain), en lui apportant
provisoirement un surcroît de stabilité qui engendrera également un
surcoût. Car cette monstrueuse bureaucratie – nécessitant une prolifique
fonctionnarisation – aura un prix prohibitif. D’où la violence du tour de
vis fiscal : généralisation de la taxe foncière, y compris à l’Italie qui en
était exemptée ; institution d’un impôt direct par tête rendant nécessaire
un recensement minutieux et « inquisitorial ».
L’écrivain Lactance, après avoir relevé que le nombre des employés de
l’État est devenu plus important que celui des contribuables, rapporte :
« On mesurait les champs par mottes de terre, on comptait les arbres, les
ceps de vigne. On n’entendait que les fouets, les cris arrachés par la
torture. On apportait les malades et les infirmes. On estimait l’âge de
chacun, on ajoutait des années aux enfants et on en ôtait aux vieillards,
on envoyait toujours plus d’agents pour ratisser davantage. On payait
même l’impôt sur les morts. » L’évidente exagération, sous la plume d’un
auteur chrétien, n’en rend pas moins compte d’un « climat ». D’autant
que, d’un côté, on y ajoutait une manière de TVA, une taxe frappant les
produits de consommation. Mais, de l’autre, on supprimait l’impôt sur les
successions et on exemptait les propriétaires appartenant aux couches
supérieures de l’impôt direct par tête.

L’IMMIGRATION PERMET DE REPEUPLER LA GAULE

L’Empire se transformait. La Gaule se transformait. La population


gauloise se transformait également sous la pression d’une immigration
volontaire ou forcée. On peuplait les espaces dépeuplés en important une
main-d’œuvre barbare. Après chaque opération militaire, on installait des
milliers de captifs sur des terres insuffisamment cultivées ou mal
entretenues. On recrutait, par la persuasion ou par la force, des
travailleurs étrangers qu’on dirigeait vers des chantiers de grands travaux
ou vers certaines villes comme Autun en pleine reconstruction. Des
Bataves, des Suèves se retrouvaient à Bayeux, des Sarmates à Reims, à
Amiens, des Alamans dans le Calvados ou le Cher, d’autres ressortissants
germains au Mans ou à Clermont. Ce qui restait des Marcomans ou des
Quades, souvent livrés par les leurs, étaient recrutés comme travailleurs
agricoles. On formait même des villages, peuplés de Francs, de Sarmates
ou de Marcomans, dont les noms témoignent aujourd’hui encore de
l’origine de leurs premiers habitants.
Le grand rhétoricien Eumène, qui enseignait à Autun, écrit à ce
propos : « Ainsi, voilà le Frison qui vient labourer pour moi, le brigand
vagabond va retourner mon champ, les sueurs d’un Germain feront le
prix de mon blé. Mais que Rome ait besoin de défense, que César
ordonne des levées et mon colon barbare accourra de lui-même au
recrutement, sollicitera les plus rudes tâches dans la milice. »
Eumène aurait pu écrire : « L’immigration, une chance pour la
France. » Sans se douter que, deux siècles plus tard, les paysans gaulois
retourneraient la terre pour le compte de conquérants germains.
La main-d’œuvre étrangère, celle qu’on appelait communément
barbare, utilisée en Gaule, et qui finira par s’y implanter, devint d’autant
plus importante que s’amplifièrent les attaques germaniques sur plusieurs
fronts : les Burgondes, les Alamans et leurs supplétifs Hérules sur le Rhin
et, du côté de la mer, les Francs et les Saxons transformés en pirates. Cela
va donner lieu à un épisode passablement extravagant débouchant non
pas sur la réédition exacte d’un empire des Gaules, mais sur la création,
par un corsaire gaulois hors pair, d’un « empire de la mer ».

UN PIRATE CRÉE L’EMPIRE DE LA MER

Ce loup de mer nommé Carausius, de la tribu des Ménapes, donc


originaire de ce qui est devenu le Brabant, avait fait toutes ses classes
comme marin et pilote, tantôt légalement tantôt illégalement, et s’était
hissé au rang d’officier supérieur dans la marine romaine. Il avait
participé, sous les ordres de Maximien, à la répression de la révolution
bagaude. L’empereur bis, l’ayant remarqué, lui confia le commandement
de l’escadre impériale chargée d’en finir avec les pillards des flots, tandis
que lui, Maximien, taillerait en pièces les pillards des terres. Ce qu’il fit.
Carausius, une fois promu, se comporte bizarrement. Il laisse passer
les pirates francs et saxons, qui en profitent pour écumer les côtes
gauloises et y rafler tout ce qui leur paraît avoir de la valeur. Mais quand
ils rebroussent chemin chargés de butin, Carausius les intercepte,
récupère leurs cargaisons, s’abstenant de les rendre à leurs légitimes
propriétaires.
S’est-il livré à une piraterie au sein de la piraterie ? A-t-il
volontairement laissé piller pour pouvoir, ensuite, s’emparer des fruits du
pillage ? On l’en soupçonne et, très vite, on l’en accuse. Il y a cependant
une autre justification possible. Un peu comme le Mauritius de la légion
thébaine, ce Carausius aurait été choqué par la sauvagerie de la
répression initiée et ordonnée par Maximien : refuser toute négociation,
n’accepter aucune reddition des vaincus, les exterminer. Il aurait plaidé
en faveur d’arrangements ponctuels, comme il s’y était essayé avec les
insurgés bagaudes du Nord cherchant peut-être, ainsi, à se ménager des
alliés possibles. Ce que Maximien aurait assimilé à une trahison.
Quand il apprend qu’on a donné l’ordre de l’arrêter, l’amiral de la
flotte prend la mer, débarque en Grande-Bretagne, distribue de quoi se
ménager des partisans, se met dans la poche la légion installée dans l’île
(ce qui prouve qu’il a des arguments), se fait proclamer empereur,
ordonne des levées de troupes, propose une alliance aux pirates saxons et
francs, qui acceptent de lui fournir des auxiliaires.
Toute la flotte finit par se rallier à sa pourpre usurpée. Des aventuriers
affluent de toute part. Maximien, dépourvu de marine puisqu’elle est
passée à l’ennemi, fait construire en catastrophe de nouveaux navires par
des chantiers navals de la Loire et de la Seine. Mais, aussitôt que son
escadre prend la mer, elle est battue et dispersée par les hardis matelots
de Carausius. Il faut traiter. Les deux Augustes, Maximien et Dioclétien,
reconnaissent donc la qualité impériale de Carausius, mais sans qu’il soit
précisé de quoi exactement il est empereur.
Un empire des Gaules ? Non, un empire des flots, encore que
l’ambiguïté soit entretenue. Le rebelle, en effet, élargit son emprise. Dans
le Nord et le Nord-Ouest de la Gaule, des officiers des garnisons et des
représentants des cités rallient sa dissidence. À quoi s’ajoutent des
séquelles de Bagaudes, des mercenaires francs, des pirates saxons qui
passent à son service comme corsaires ; le peuple morin lui ouvre
Boulogne à condition que la ville devienne la capitale de son empire. La
garnison romaine est neutralisée ainsi que tous les postes militaires des
alentours, y compris ceux de l’intérieur. Rouen se livre ou se « délivre »
sans combat. De même que la plupart des agglomérations de la Somme.
En fait, depuis Boulogne, Carausius, l’empereur amphibie, contrôle,
outre la Grande-Bretagne, la Normandie, la Bretagne côtière, la Picardie,
l’Artois et le Nord de l’Île-de-France. Il est maître d’une ligne Nantes-
Amiens.
Il semble qu’à la faveur d’une certaine stabilité assise sur l’adhésion
populaire (l’empire de la mer correspond à la zone la plus profondément
celte de la Gaule) et grâce aux relations commerciales avec la Grande-
Bretagne, on ait assisté, sous Carausius, à un début de relance
économique : construction navale, travaux portuaires, aménagement des
rives, rebond de l’artisanat.
La Gaule romaine, en revanche, peste contre une sécession qui,
impliquant une ligne de démarcation, interrompt les échanges nord/sud et
bloque l’accès au marché britannique.

LE CÉSAR ROMAIN AUQUEL VA SE DONNER LA GAULE

Tout va basculer en 293. C’est alors, et alors seulement, que les deux
Augustes, Dioclétien et Maximien, s’adjoignent deux Césars et que
Constance Chlore, en conséquence, prend en main les affaires de la
Gaule et se voit confier pour première mission d’en finir avec Carausius.
Ce que ce dernier a très bien compris, puisqu’il quitte aussitôt les rives
continentales pour rejoindre la Grande-Bretagne.
Véritable disciple de César, guerrier-entrepreneur par excellence,
Constance Chlore fait construire une nouvelle flotte, dont une cohorte
d’experts est chargée d’optimiser les équipements. Surtout, il décide
d’attaquer Boulogne, non par mer (car la flotte de l’empereur marin reste
redoutable), mais par terre. Il fait mener, dans le plus grand secret et à
une stupéfiante rapidité, grâce à une armée de techniciens, des travaux
qui permettent non seulement d’isoler Boulogne, de murer la ville, mais
en outre de détacher le port de la mer. Au point que, lorsqu’ils découvrent
l’ampleur de l’entreprise, les défenseurs de la place subjugués, en
majorité des Morins à qui on a promis de rendre les honneurs de la
guerre, offrent leur reddition.
Effet domino : l’une après l’autre les villes gauloises ralliées à
l’empire de la mer renoncent à toute résistance. Carausius, quand il prend
conscience du désastre, tente, depuis York en Grande-Bretagne, de faire
intervenir sa flotte, mais elle est partout refoulée. Il commence à donner
des ordres pour rendre l’île inabordable. Trop tard : il est assassiné sur
l’ordre de son principal lieutenant qui n’y croit plus. Tout s’effondre.
Quand Constance Chlore débarque (comme en juin 1944 – mais à
l’envers –, il a prévu une seconde armée de diversion pour forcer
l’ennemi à diviser ses forces), il est accueilli en libérateur. Les derniers
défenseurs de l’empire marin, troupe hétéroclite où dominent les cheveux
longs rougis à la chaux des pirates barbares et des soldats de fortune, sont
écrasés près de Londres.
Y a-t-on songé : l’empire des mers, cette éphémère nation pirato-
britannique de Carausius, correspond presque exactement à cette France
britannique que constitueront les Anglais au XVe siècle à l’occasion de la
guerre de Cent Ans, à l’époque du procès de Jeanne d’Arc à Rouen.
CHAPITRE 21

Un des meilleurs dirigeants dont la France ait hérité

Qui était le vainqueur, ce Constance Chlore qui devint légalement, et


non à l’issue d’une dissidence, César des Gaules ?
Pour avoir été le père de Constantin, il fallut qu’il ait épousé la mère
de Constantin. En fait, il ne l’épousa pas. Servante d’auberge, « très
humble » dit la chronique, originaire comme lui d’une ville danubienne,
elle n’était pas de son rang, aussi le mariage était-il impossible. Elle
assumait, à ses côtés, un rôle de concubine officielle, ce pourquoi, plus
tard, l’adversaire de Constantin, Maxence, le traitera de « fils d’une
prostituée ».
Comme l’écrit Zosime, elle n’était pas son « épouse selon la loi ».
Paradoxalement, aux yeux des dévots, avoir été le concubin d’Hélène –
c’était son nom –, simple servante d’auberge, eût mérité d’assurer la
gloire de Constance Chlore. Pourquoi ? Parce que c’est cette Hélène,
convertie au christianisme et devenue, sur le tard, une sorte de folle de
Jésus qui, se rendant en Palestine et prétendant avoir découvert
l’emplacement du calvaire de la crucifixion, et aussi celui, tout à fait
fantasmé, du tombeau du Christ, fut à l’origine et de la prolifération de
morceaux de la vraie croix (elle-même en rapporta quelques-uns) et de la
construction du Saint-Sépulcre.
Une compagne qui deviendra mystique, un fils, Constantin, qui
convertira l’Empire au christianisme, Constance Chlore était-il lui-même
chrétien ? Fût-ce chrétien camouflé ? Le premier empereur chrétien de
l’histoire fut-il un César de Gaule ? Le fils oui, mais plus tard. Le père,
non ! Et Hélène, la concubine, ne l’était pas encore. On obligea d’ailleurs
Constance, quand il devint César et bientôt lui-même Auguste, à
renoncer à une liaison indigne de son nouveau statut et qui faisait jaser en
répudiant cette aubergiste et en épousant une princesse. Il s’exécuta. On
ne put effacer, en revanche, le fait qu’elle restait la mère de Constantin
sur lequel elle exerça une influence considérable.

UN CÉSAR DES GAULES VOLTAIRIEN ?

Quelles étaient donc les convictions religieuses de ce Constance


Chlore ? Les apologistes chrétiens de son fils ont essayé de le tirer à eux.
Selon Eusèbe, il avait rompu avec le polythéisme. L’Histoire
ecclésiastique note qu’il « avait pour la doctrine divine les sentiments les
plus amicaux ».
La vérité est qu’il était sceptique. Il affichait un intérêt distancié et
philosophique pour les religions, tout en les criblant, en privé, de mille
traits mordants. Voltairien avant la lettre, il croyait vaguement à un être
suprême ou, plus précisément, au principe suprême dont il acceptait, sans
en faire un fromage, que ce pût être Dieu, le Soleil, Cybèle ou un serpent
à plumes si on y tenait. Il acceptait même l’idéologie officielle selon
laquelle, dans le duo impérial, l’un représentait Jupiter et l’autre Hercule,
mais se faisait dire la bonne aventure par des druidesses. Il affectionnait
les représentations du Soleil divinisé et manifestait, à l’égard du
christianisme, autant de « tolérance » qu’il était possible. Car, en l’an
303, le sommet, c’est-à-dire Dioclétien installé à Nicomédie (du côté
oriental du Bosphore), appuyé par Galère et Maximien, s’était engagé
dans une nouvelle, et plus rude encore, campagne de persécutions
antichrétiennes. Les philosophes, qui fréquentaient les allées du pouvoir,
militaient en ce sens. Le néoplatonicien Porphyre, qui avait produit un
libelle mettant en garde contre un charlatanisme ferment de
désagrégation sociale, avait de nombreux disciples à la Cour, y compris
Hiéroclès, dont le propre pamphlet, dans lequel il stigmatisait une
superstition délirante fabriquée de toutes pièces par des imposteurs,
faisait fureur. Un « parti national » s’était créé, qui pourfendait la montée
en puissance de l’influence chrétienne au nom de la défense des valeurs
patriotiques et républicaines.
Lorsque les édits de persécution furent annoncés à Rome, à l’occasion
d’un rassemblement au grand cirque, la foule se leva d’un seul bond et
réserva à cette nouvelle une standing ovation. Le Sénat unanime
manifesta son enthousiasme.

DE L’AVANTAGE DU SYSTÈME TOTALITAIRE POUR PASSER D’UNE IDÉOLOGIE


UNIQUE À UNE AUTRE

Pourquoi ce soudain raidissement après une période d’ouverture


qu’avait initiée Dioclétien ? Parce que, justement, à la faveur de cette
ouverture, le christianisme, surtout en Orient, avait connu une période
d’ascension impressionnante, symbolisée par le rôle que jouaient ses
« serviteurs » au sein du palais impérial. Même si, le panégyriste chrétien
Eusèbe le reconnaît, « ils ne donnaient pas toujours le bon exemple ». On
leur fit donc un procès en arrogance : ils exigeaient toujours plus mais ne
concédaient jamais rien. Bouffis d’orgueil, ils estimaient que tout leur
était dû. Ils abusaient systématiquement de la tolérance que le pouvoir
manifestait à leur endroit. Leurs dissensions internes, leurs disputes
perpétuelles, leurs controverses philosophiques incessantes, dont
l’ésotérisme dissimulait des jalousies entre hiérarques – combats de chefs
se camouflant en querelles de chapelles – et un certain relâchement des
mœurs qu’encourageaient l’accès aux coulisses du pouvoir et une
certaine prospérité au sein de la haute cléricature, tout cela avait
provoqué un brutal retour de flamme. D’autant plus violent, d’autant plus
sauvage que le totalitarisme croissant du régime, l’absence de contre-
pouvoir et même de contrepoids, permettait de passer, sans étape
intermédiaire, presque sans déchirure interne, sur simple incitation du
pouvoir autocratique, d’une période d’exemplaire tolérance à une phase
de normalisation ultra-répressive : cinq mille victimes environ, dont le
fameux saint Sébastien criblé de flèches et dont les peintres, plus tard,
pourront se régaler.
Cette radicalisation du système rendra d’ailleurs possible un
basculement général de l’Empire vers le christianisme, puis, in fine,
l’instauration du christianisme comme idéologie unique d’État. Pour
passer d’un stade à l’autre, non pas d’une pensée unique à l’autre, mais
d’un pluralisme officiel à une pensée véritablement unique, nul besoin de
changement de régime. C’est même, tout au contraire, sa permanence qui
permit la brutalité de tels tournants.
N’avons-nous pas assisté, ces dernières années, à une mutation
semblable, favorisée par la nature totalitaire du régime, quand la Chine
est passée de la forme la plus extrême du communisme à la forme la plus
caricaturale et la plus débridée du néocapitalisme ? Ou quand les mêmes
patrons de l’empire soviétique devinrent les hiérarques d’une Russie
convertie à l’économie de marché ?
L’Empire romain traversera une métamorphose comparable en se
convertissant d’un bloc, presque d’un bond, à ce contre quoi il avait
d’abord déchaîné sa « révolution culturelle ». Ce qui était vaguement
toléré, puis interdit sous peine de mort, deviendra officiel puis
obligatoire. Parfois toujours sous peine de mort.
On ne s’est pas assez interrogé sur les causes d’un aussi absolu et
général retournement et assez penché sur les événements qui ont
éventuellement accompagné le déroulement de ce processus inouï. Il y
eut même beaucoup de chroniqueurs, historiens et écrivains chrétiens
pour rapporter toutes les formes de résistance auxquelles se heurta la
féroce répression antichrétienne et pour décrire, par le menu, les
supplices que subirent beaucoup de dissidents devenus martyrs. Mais, dès
lors que le christianisme contrôlera totalement la gestion de la mémoire
et s’arrogera le monopole absolu des récits qui s’en feront l’écho ou s’en
inspireront, aucune saga ne rendra compte de la résistance païenne et de
ses martyrs.
Donc, officiellement – ce qui est quelque part terrifiant –, au sein de la
bureaucratie dioclétienne ou post-dioclétienne, il n’y eut pas plus de
dissidence en réaction aux persécutions antichrétiennes qu’il n’y en aura,
à l’inverse, en réaction à l’imposition du christianisme comme seule
religion tolérée.
Les persécutions déclenchées par Dioclétien tenaient en quatre édits,
qui ne sont pas sans rappeler les lois antijuives de Vichy, y compris
l’épuration de la fonction publique. Ont-elles frappé, voire à nouveau
ensanglanté, la Gaule ?

UN GRAND ROI DES GAULES

En fait, cette fois, elles l’ont épargnée. Aucune exécution signalée.


Pratiquement aucun cas de sévices rapporté, contrairement à ce qui s’était
passé sous la férule de Maximien. Pourtant, officiellement, les édits que
Constance n’avait pas désapprouvés, ne pouvant de toute façon pas s’y
soustraire, furent appliqués, mais de façon si minimaliste que la province
n’en ressentit pas les effets. D’autant que les chrétiens de Gaule,
contrairement à ceux d’Orient, restaient très minoritaires et leur
enracinement dans la population encore peu profond. Ainsi ne détruira-t-
on aucune église, puisqu’il n’y en avait quasiment pas et qu’on se
réunissait plutôt dans des maisons discrètes.
Constance, donc, se contenta d’un service minimum. Le fanatisme
heurtait sa nature de libre-penseur et de conciliateur. Il aimait les
combats, pas les boucheries d’après combat. N’avait-il pas amnistié la
plupart de ceux qui s’étaient rangés du côté de Carausius, y compris les
Morins de Normandie qu’il laissa administrer la ville et gérer le port de
Boulogne ? Il avait contribué à éteindre, pour un temps, l’incendie
bagaude en s’abstenant d’envoyer la troupe attaquer les régions où ils
s’étaient retranchés. Il ne se livra, à l’égard des « envahisseurs »
barbares, à aucune de ces horreurs éradicatrices devant lesquelles ne
reculeront ni Maximien ni son propre fils Constantin.
Il avait, en revanche – sa clémence qu’une certaine bonhomie
soulignait y contribuait –, un sens aigu de l’autopromotion. On dirait
aujourd’hui de la « com » ou de la « pub ». Il s’arrangeait pour que ses
hauts faits ne tombent pas dans les yeux d’un aveugle, ses petites
victoires obtenues contre quelques bandes se transformaient facilement
en triomphes remportés contre des hordes déferlantes.
L’une de ses campagnes l’amena à Langres, menacée par une attaque
des Germains. À la tête d’une avant-garde, il accéléra sa marche pour
atteindre la ville avant que les assaillants ne l’assiègent. Mais il arriva
trop tard. Ses soldats eurent juste le temps de se réfugier dans la ville,
puis on ferma les portes si précipitamment qu’il resta dehors. Au risque
d’être pris. On lui jeta alors une corde et il se hissa jusqu’au sommet des
remparts. Le gros de l’armée arrivera ensuite, jouant le rôle de la
cavalerie dans les westerns. Pourquoi suis-je en mesure de rapporter cette
scène ? Parce qu’il fera lui-même tout pour la populariser.
Son peu d’investissement dans les controverses religieuses signifie-t-il
qu’il était insensible aux choses de l’esprit ? Il ne semble pas. Il prit à
cœur de relever la ville d’Autun, d’y reconstruire des écoles et d’y
relancer des études. Le célébrissime intellectuel gaulois et rhéteur
Eumène, flatteur professionnel il est vrai, lui en rendit grâce : « Quoi de
meilleur à offrir que la culture et le savoir, seules choses que la fortune ne
peut ni donner ni ravir. » Bis ! Et le panégyriste d’en remettre une
couche : « La divine intelligence de son âme [l’âme de Constance
Chlore] voit dans les belles-lettres le fondement de toutes les vertus, une
école de tempérance, de modération, de vigilance, d’endurance. »
C’est vrai que nul n’aurait osé en dire autant de Maximien, même un
lèche-cul. Ce qui est plus probant, c’est que notre César de Gaule offrit
au même Eumène, qui ne rêvait que de prendre sa retraite, la somme
colossale de six cent mille sesterces (payés sur les fonds de la
République) pour reprendre son enseignement. De quoi faire rêver,
aujourd’hui, nos profs d’université. De même que le Medef serait sans
doute ravi d’apprendre que ce roi de France avant la lettre procéda à une
réforme des sénats régionaux, où n’étaient représentées jusqu’alors
qu’une aristocratie foncière ainsi que la haute administration, afin d’y
favoriser la présence des industriels, hommes d’affaires et gros
commerçants.
Tel fut Constance Chlore : un homme d’une exceptionnelle modernité
pour l’époque ; que le mérite et la bonne fortune imposèrent, non
l’hérédité ; dont des « faits » rythmèrent le règne plutôt que des méfaits ;
qui se donna totalement, comme s’il s’agissait de son propre pays, à la
province dont il n’était pas issu (il était natif de l’actuelle Serbie) ; qui,
détail en soi exceptionnel, mourut dans son lit et au pouvoir.
N’est-il pas consternant que notre histoire officielle ait à peine relevé
son nom (pas plus que celui de Postume qui eut sans doute le tort de
réussir son entreprise contrairement à Vercingétorix), qu’on l’ait effacé
de tous nos écrans mémoriaux alors que tant de tyranneaux et
d’oppresseurs, de nullités crasses et d’inquisiteurs fanatiques, d’hommes
de guerre désastreux ou d’hommes de paix incompétents y figurent en
bonne place ?
Étrange palmarès royal que celui qui, au nom du principe héréditaire,
retient un Charles IX qui, par lâcheté, consentit au massacre de la Saint-
Barthélemy, mais exclut celui qui parvint à saboter de l’intérieur une
cruelle entreprise de persécution. Qui eût mérité le plus qu’on
l’encensât : celui qui, par aveuglement dogmatique, chassa vers la Prusse
et les Pays-Bas notre élite protestante et extermina les hérétiques
camisards, ou celui qui chercha l’entente avec toutes les composantes de
notre identité nationale ? Un Constance Chlore n’est-il pas plus
intéressant qu’un Charles X, militairement plus performant qu’un Jean le
Bon, plus sensé qu’un Charles VI, intellectuellement plus structuré qu’un
Louis XII, caractériellement plus stable qu’un Henri III, moins coûteux
au pays qu’un Louis XV ?
Mais voilà, Constance n’était pas roi de France, il n’était que César des
Gaules.
CHAPITRE 22

L’irrésistible ascension de Constantin

Nous sommes en septembre 303 et Dioclétien déprime ferme. Il s’est


infligé un voyage à Rome. La « populace » turbulente de la ville l’a
dégoûté. Il y a mal pris quelques lazzis qui ont fusé le long de son
parcours. L’éternel leitmotiv : « Le haut qui se goinfre avec l’argent du
bas. » « On pressure le petit peuple. »
Il ne s’attarde pas. Son retour se déroule la plupart du temps sous une
pluie aussi battante que glacée. Il attrape la crève. Se gèle à la fois les
miches et l’âme. Une immense lassitude lui pèse en même temps qu’une
manière de remord le ronge. Il se ferme et se renferme. Ne sort plus de
son palais de Nicomédie, verrouille l’extérieur et l’intérieur. Le sang
versé le hante-t-il ? Peut-être. Mais lequel ? Celui qui l’a été dans le
sillage des édits de persécution ? Ou les conditions de sa prise de
pouvoir ? Les crimes qui ont jalonné son règne viennent-ils tardivement
tambouriner sa conscience ?
Le 1er mai 305, Dioclétien annonce son abdication anticipée et, comme
cela avait été entendu entre eux, entraîne Maximien – qui traîne des pieds
et de la caboche – dans son retrait.
Comme prévu, les deux Augustes sont remplacés par les deux Césars :
Galère pour l’Orient, Constance Chlore pour l’Occident. Tout le monde
s’attend, selon les vieilles habitudes, qu’on choisisse comme nouveaux
Césars les fils des précédents : Constantin le fils de Constance et
Maxence le fils de Maximien. Eux, tout particulièrement, s’y attendent.
Pas du tout le genre à passer leur tour. Or surprise ! Ils sont écartés.
Dioclétien reste ferme : le principe héréditaire ne passera pas ! À leur
place on proclame deux heureux gagnants choisis, prétend-on, au mérite,
un certain Sévère et un certain Maximin Daïa. Que nous oublierons
aussitôt, d’abord parce qu’ils seront « dégagés » par leurs concurrents et,
ensuite, parce qu’ils ne joueront aucun rôle dans l’histoire de la Gaule.
Reste deux frustrés aux dents longues, à l’ambition inextinguible :
Constantin et Maxence.

COUP D’ÉTAT FAMILIAL

Le père de Constantin, Constance Chlore, feint de se résigner à cette


solution. Sa passion, il l’a investie en Gaule. Mais il est vieux. Déjà
infirme. Ce qui ne l’empêche pas de prendre la tête d’une dernière
expédition en Grande-Bretagne contre les Pictes. Il aimerait tant que son
fils, qui a atteint la trentaine, soit auprès de lui, assiste ses vieux jours. Or
le fiston a été placé à Nicomédie, à la cour de Dioclétien, puis de Galère,
pour parfaire son éducation.
Comme la pourpre impériale lui est passée sous le nez, rien n’empêche
qu’on le renvoie à son paternel mourant. Galère rechigne. Il comprend
que le jeune homme ne se contentera pas de jouer les gardes-malades.
Puis il cède. « D’accord, concède-t-il un beau matin, tu pourras rejoindre
ton impérial papa, mais attends demain que te soit délivré l’ordre de
mission officiel. »
Pourquoi attendre ? Constantin renifle une embrouille. Il n’attend pas.
Le soir même il prend la route.
Aurélius Victor, Zosime et Lactance racontent tous les trois que, pour
être sûr de semer ses éventuels poursuivants, il coupe, derrière lui, les
jarrets des chevaux de la poste. Je n’y crois pas : un fils d’empereur
désireux de devenir au moins César ne se serait pas permis d’utiliser ces
méthodes de bandits de grand chemin.
De toute façon, personne ne le poursuit, et il arrive à temps pour
accompagner son père en Grande-Bretagne. Lequel, après qu’il l’eut
naturellement emporté contre les dissidents, regagne le palais qu’il s’était
fait construire à York. Et se couche. Quand il sent qu’il est au bout du
rouleau, il réunit autour de son lit les chefs de l’armée et ses enfants.
Il en a sept, dont un seul d’Hélène, Constantin. Ce détail se révélera
primordial. Le plus âgé des autres n’a que treize ans. Il annonce qu’il a
choisi Constantin comme successeur. Des centaines, sinon des milliers de
soldats et d’officiers massés devant le palais exigeaient ce choix à grands
cris et à grand renfort d’armes entrechoquées. Les auxiliaires barbares
n’étaient pas les moins enthousiastes. « Constantin Auguste ! » hurle-t-
on, comme naguère « Sarkozy président ! » ou « Hollande président ! ».
Il s’agit, en fait, d’un succédané de coup d’État. Alors que ce Constantin
n’a pas été choisi comme César, c’est-à-dire comme numéro deux, voilà
qu’il se fait proclamer Auguste par la troupe, c’est-à-dire numéro un.
Saut périlleux. Retour au principe héréditaire que Dioclétien avait
réprouvé. Sa prestance, mais surtout le prestige du papa emportent tout.
C’est Constance Chlore, empereur des Gaules, que l’on couronne une
nouvelle fois à travers Constantin, qui, lui, rêve moins de la Gaule que de
l’Empire, que du monde. L’armée le veut, on le lui offre. On lui fait
revêtir l’habit de pourpre et on le livre aux acclamations militarisées.
Constance, dont cette immense rumeur accompagne le passage dans
l’au-delà, meurt content.
Il ne reste plus ensuite à Constantin qu’à se lancer sur les routes de
Gaule et d’Espagne (c’est un grand itinérant), à y recueillir les
ralliements et les serments des légions, puis à se porter sur la frontière de
l’Est où les Francs, infatigables, ont repris leurs raids pillards.

LES FRANCS AU MENU DES LIONS

On se demande si ces opérations répressives ne servent pas, avant tout,


aux apprentis empereurs à se confectionner une gloire militaire à
moindres frais. Médailles militaires en carton-pâte. Se farcir quelques
bandes de présumés Francs ou d’Alamans est un parcours d’initiation
désormais obligé.
D’autant qu’on en extermine une moitié et qu’on embauche l’autre.
À cette occasion, Constantin, dont on découvre certains traits de
caractère, va cruellement faire du zèle. Le ratissage ne laissera rien passer
entre ses dents ravageuses et carnivores : ni femmes, ni enfants, ni
villages. Les Bructères sont pratiquement éradiqués en tant qu’entité
tribale. On ramène un flot de captifs civils. On choisit les plus conciliants
et les plus costauds pour les envoyer, en tant qu’esclaves, coloniser des
terres incultes. On en recrute quelques-uns comme auxiliaires. Les autres,
dont les jeunes guerriers à la fierté trop affichée, on les livre aux bêtes
dans l’arène de Trèves, on les offre, au choix, à des lions, à des ours ou à
des léopards. Deux roitelets francs, Ascaric et Mérogaise, vont tout
particulièrement agrémenter des déjeuners et des dîners léonins. À la fin,
les fauves rassasiés font la fine bouche. Ils n’en peuvent plus. Encore du
Franc ! Boucherie humaine que l’on renouvellera périodiquement. Il ne
s’agit même pas de combats : les captifs sont livrés aux fauves à moitié
nus, sans arme et, le plus souvent, attachés.
Les prédécesseurs de Constantin s’étaient généralement abstenus de
telles démonstrations de cruauté. Comment réagit le public ? On ne sait.
Mais les encenseurs du futur Auguste chrétien se sentiront obligés
d’argumenter pour justifier de telles pratiques : « Sottise que la clémence
qui épargne son ennemi et pourvoit à son intérêt bien plus qu’elle ne
pardonne. » Ou encore : « Quoi de plus beau que ce triomphe où il fait
servir le massacre de nos ennemis à notre plaisir à tous. » Lactance ajoute
que l’attitude de Constantin est moins condamnable que celle de Galère,
qui jetait aux ours ses prisonniers, même romains. Et chacun de banaliser
les horreurs du jour au nom des horreurs d’hier.
Ce qui interpelle, ici, ce n’est pas que Constantin se révèle à ce point
sanguinaire. Il n’est pas encore chrétien et, plus tard, quand il le sera
devenu, il fera preuve de tolérance et de clémence parallèlement à de
fortes rémanences de cruauté. Ce qui interpelle, c’est que des
intellectuels et des militants chrétiens se soient sentis obligés d’apporter
leur caution à ces sauvageries.
Naturellement, Galère, le nouvel empereur d’Orient, l’empereur légal,
ne décolère pas. Il exige que Constantin se contente du titre de César.
« César de Gaule. » Ce qui, en vérité, ne l’intéresse pas du tout.
Comment va-t-il se tirer d’affaire ? La chance lui sourit. Galère, ce qui
est plutôt à son honneur, décide qu’au nom de l’égalité devant l’impôt, la
taxe foncière et le cadastre qui la rend recouvrable s’appliqueront à
l’Italie et même à Rome, qui en étaient jusqu’alors exemptées.
Ce fut comme introduire une torche dans un hangar bourré de feux
d’artifice. Et quand on se soulève, dans l’Empire romain, que fait-on
immanquablement ? On proclame un nouvel empereur.
De même, donc, que la Gaule – contre Galère – s’était donné un
Auguste, le fils de son César bien-aimé, Constantin, de même Rome et,
au-delà, l’Italie se donnent également leur Auguste, le fils de leur ex-
Auguste lui aussi bien-aimé, Maximien. Maximien avait abdiqué en
même temps que Dioclétien. Mais, homme d’action monté sur ressorts,
un pois chiche à la place de la cervelle, s’ennuyant horriblement et ne
tenant plus en place, il se précipite à Rome pour proposer ses services à
son fils, Maxence.
Le parallèle est frappant : la Gaule voulait garder son chef, une sorte
de roi, elle a donc intronisé son fils, affirmant ainsi son refus d’être
gouvernée depuis Rome, les Balkans ou l’Orient. Les Italiens et les
Romains réagissent d’une façon identique : refus de l’empereur d’Orient.
Dès lors qu’ils ne sont plus centre de l’Empire, ils veulent leur propre roi.
Donc Constantin d’un côté, Maxence de l’autre.
Cette crise brouillonne, confuse, mais énorme, fut sans doute plus
significative qu’on a bien voulu l’admettre. Elle anticipe, en quelque
sorte, une autre guerre civile qui, bien plus tard, mettra aux prises les
petits-fils de Charlemagne et d’où surgira, comme cela s’esquisse déjà en
cette orée du IVe siècle, une entité gallo-française, une entité italienne, et
une entité austro-danubienne, à côté d’un empire virtuel, alors que
l’Occident se sépare inexorablement de l’Orient.
La grande force de Constantin est qu’il parviendra à retarder cette
échéance devenue inéluctable.

MAXIMIEN EN MACBETH ET EN ROI LEAR


Donc Maximien, qui a repris du service (au service de lui-même et de
son fils), veut mettre Constantin dans son jeu. Face à Galère, l’empereur
qui réside en Orient, n’ont-ils pas les mêmes intérêts ? Il se précipite à
Trèves, accompagné de sa fille, très jeune et très charmante, et propose à
Constantin ce deal : il épouse sa fille, lui, ex-Auguste légal, le reconnaît
comme son véritable successeur et lui donne un coup de main dans
l’affrontement avec Galère.
Constantin est déjà marié, mais est-on à cela près ? Top là !
Finalement, son père aussi a répudié sa première femme, Hélène, pour
des raisons politiques. Constantin, donc, épouse une beauté, ce qui ne
gâche rien, se rengorge du titre d’Auguste et s’en trouve légitimé. Mais
ne donne rien en échange. D’où la fureur de Maximien, qui, de toute
façon, vit dans un état de fureur perpétuelle. À partir de ce moment, il
s’agite dans tous les sens. Et nous allons voir comment, en conséquence,
la Gaule va devenir le théâtre d’un drame shakespearien dont il sera un
peu le roi Lear et le Macbeth. Contraste hugolien en prime.
Pendant ce temps, le retraité Dioclétien, enfin en paix avec lui-même,
retiré dans sa résidence de campagne, cultive ses salades et ses choux. Il
a concentré tous les pouvoirs, il jouit désormais du bonheur ineffable que
lui procure le fait d’en avoir refilé le fardeau à d’autres. Quand Galère,
puis Maximien lui-même, sont venus le supplier de reprendre les choses
en main, sous prétexte que c’était le bordel, il les a quasiment mis à la
porte en les gratifiant de ces mots magnifiques, qui mériteraient de
figurer dans toutes les anthologies : « Plût à Dieu que vous eussiez vu les
légumes que je cultive dans mon jardin car, alors, vous ne me tiendriez
pas ce langage. »
Maximien (qui, entre-temps – on ne se refait pas –, s’est pris de bec
avec son fils) se repointe en Gaule où il trouve un confortable asile dans
le palais que sa fille, épouse de Constantin, Fausta, a choisi comme
résidence d’hiver à Arles. Et là, il mûrit une entourloupe à faire perdre le
nord à l’inspecteur Colombo. Il conseille à Constantin de prendre
l’initiative en attaquant par surprise les Francs (qui recommencent à
s’ébrouer), une petite armée y suffirait, le reste de la troupe devant être
massé aux pieds des Alpes au cas où… Constantin se « serait » laissé
convaincre (au conditionnel, car ce double jeu est raconté par Lactance,
historien peu fiable), mais Maximien aurait fait prévenir les chefs francs
de ce qui cessait du coup d’être une attaque surprise. D’où un semi-échec
de l’offensive qui met Constantin en difficulté.

DIGNE D’UN ROMAN DE BOILEAU-NARCEJAC

Ce qui ne fait pas de doute, en revanche, c’est que Maximien aussitôt


regagne Arles, fait courir le bruit que l’Auguste Constantin est mort, que
c’est bien fait car il se livrait à des actions inconsidérées qui mettaient la
Gaule en danger, s’empare du palais et du trésor qu’il contient, distribue
généreusement l’argent aux officiers, arrose aussi un peu les soldats et se
fait reproclamer Auguste. Une obsession !
Informé, Constantin solde sa petite guerre. Il révèle la félonie à ses
soldats, dont l’indignation décuple la rapidité de déplacement, et fonce
sur Arles. On ne brûle pas les étapes, mais on les sèche. Quand on
descend la Saône et le Rhône, les légionnaires se transforment en
rameurs.
Arrivé en Provence, on apprend que Maximien s’est réfugié à
Marseille dont les impressionnantes fortifications valent impunité. Un
premier assaut échoue. Imprenable. Une source, mais une seule, rapporte
que, Constantin ayant aperçu un vieil hurluberlu qui se trémoussait en
haut des remparts et reconnaissant Maximien, les deux hommes
échangèrent des propos drus et crus qu’il n’aurait pas fallu que des jeunes
filles entendissent.
Constantin est sur le point de se retirer quand, soudain, la plus grande
porte de la ville s’ouvre. Mutinerie interne. On s’y engouffre. La garnison
met bas les armes. Bientôt on apporte un Maximien ficelé dans un triste
état devant Constantin.
Le glaive de la vengeance va-t-il trancher le cou de la trahison ?
Point ! Maximien, ne l’oublions pas, est le beau-père de Constantin. Le
père d’une épouse que celui-ci, finalement, chérit. L’homme qui a
conféré une légitimité à son titre usurpé d’Auguste. Il fait grâce. Assigne
le trublion à résidence à Arles.
Pendant un an, tout se passe bien. Si bien que Maximien obtient même
le droit de se rendre au palais visiter sa fille qui, rappelons-le, a tout juste
vingt ans. Un beau jour, il la prend à part. Se déchaîne devant elle contre
son gendre. Lui demande de lui faciliter, la nuit suivante, l’accès à la
chambre de l’empereur et d’éloigner les gardes de nuit. Perturbée, glacée
d’effroi, incapable de résister à son monumental père, elle promet
n’importe quoi, mais raconte tout à son époux qui tend alors un piège.
Le soir dit, il fait coucher dans son lit un eunuque (pour veiller sur la
vertu de Fausta, il fallait bien un eunuque), demande à la garde de
s’égailler et, avec quelques hommes armés, se cache dans une pièce
voisine : surgit alors, dans la pénombre, Maximien. Il a expliqué aux
vigiles du palais qu’il fallait absolument qu’il s’entretienne avec son
gendre d’un rêve sans doute prémonitoire. Arrivé dans la chambre, il
extrait de sa robe l’épée qu’il y avait cachée, se rue sur le lit impérial,
frappe et frappe encore, puis, brandissant triomphalement le glaive, hurle
en sortant : « Je suis vengé ! » Sauf qu’il tombe sur Constantin vivant,
devant lequel on apporte le corps de l’eunuque ensanglanté. Preuve, non
pas vivante celle-là mais morte, de ce qui aurait dû lui arriver.
Abat-on sur place l’Auguste forcené ? Non. On lui laisse le choix de sa
punition. On le ramène à Marseille où on l’enferme. Et là, perdant la
raison, environné de fantômes, il se pend.
Faut-il ajouter foi à ce modèle de roman noir ? C’est Lactance qui le
rapporte dans le détail. Mais il est en partie confirmé par Eusèbe, Eutrope
et Zosime. Est-ce suffisant ? Nous ne sommes plus, ici, aux temps de
Tacite ou de Suétone (encore moins, pour remonter plus loin, de
Thucydide). L’évolution totalitaire du régime, la pratique généralisée qui
consiste à payer grassement des panégyristes pour leur faire déclarer ce
qu’on a envie d’entendre et de faire entendre et, surtout, la mainmise de
la talentueuse et combien efficace cléricature chrétienne sur l’expression
écrite, tout particulièrement en matière historique (ne nomme-t-on pas
des « maîtres de la mémoire » ?), ne permettent pas de prendre pour
argent comptant la moindre description des faits. Surtout concernant
Constantin, dont l’ensemble de la littérature chrétienne va s’attacher à
idéaliser, voire à sanctifier le règne.
Le récit précédent est presque trop parfait (il en existe beaucoup
construits sur le même modèle) pour ne pas éveiller le doute. Est-il
vraiment crédible que Maximien, aussi barjot qu’il soit devenu, ait confié
son projet criminel à l’épouse de la victime désignée, fût-elle sa fille ?
Le fils de Maximien, ce Maxence qui était devenu maître de Rome,
accusa Constantin d’être l’assassin de son père dont il avait épousé la
fille. Il n’était donc pas inutile de populariser une version justifiant que
l’ex-Auguste, qui avait perdu la boule, se soit suicidé.

À CHAQUE TOURNANT SES APPARITIONS

Les panégyristes de Constantin s’acharneront à démontrer que, au plus


profond de lui-même, il avait toujours été chrétien. Il est vrai que, ne
serait-ce que sous l’influence de son père, il tendait au monothéisme et,
qu’aussitôt qu’il eut le pouvoir, il mit fin aux persécutions. Surtout,
contrairement à Constance Chlore, bien qu’il eût hérité de sa tolérance, il
n’était ni sceptique ni libre-penseur. Il était profondément croyant, habité
par un besoin puissant d’unicité structurante, en quête d’un rapport
privilégié moins au surnaturel en soi qu’au bon choix en matière de
surnaturel. Superstitieux, il était en recherche de ce en quoi ou à quoi il
convenait de croire, étant entendu que cela renvoyait certainement à un
principe unique de nature céleste et non terrestre. D’où d’abord sa
préférence pour une divinité solaire.
En témoigne cet épisode : en 310, au cours d’une énième campagne
dans les pays rhénans, il tient à dévier de sa route pour visiter à Grand,
dans les Vosges, un célèbre temple d’Apollon, qu’il remercie pour ses
succès et qu’il comble d’offrandes. À Trèves, d’ailleurs, Eumène, dans
un nouveau panégyrique (où, cette fois, il accable Maximien), célèbre la
« piété » du prince que prouve sa dévotion à Apollon, sa foi dans ses
oracles, sa générosité envers ses temples. Apollon, dieu solaire par
excellence, qui serait apparu à Constantin : « Tu as vu, je crois, ton
protecteur Apollon, accompagné de la victoire, t’offrir des couronnes de
lauriers. Et que dis-je : je crois ? Non, tu as vu le dieu et tu l’as reconnu
sous les traits de celui à qui les chants divins ont prédit qu’était destiné
l’empire du monde entier. »
Comment Eumène aurait-il pu prendre sur lui de rapporter une telle
apparition si Constantin lui-même ne lui en avait pas parlé, ne lui avait
pas suggéré d’y faire allusion ?
C’est bien, d’ailleurs, le dieu Soleil, le « Sol Invictus », qui apparaît
sur les médailles qu’on lui dédie. On retiendra son éclectisme.
Plus tard, Constantin laissera diffuser l’information selon laquelle le
Christ lui apparut à la veille du combat décisif contre Maxence et
l’appela à vaincre sous le signe de la croix. Ce n’était, finalement, qu’un
remake de l’apparition d’Apollon lui apportant, lui aussi – et déjà –, la
victoire.

LES VITICULTEURS BOURGUIGNONS NE SONT QUE DES PAUVRES PAYSANS

Une autre apparition, mais celle-là plus terre à terre, nous est plus
proche, beaucoup moins étrangère : celle des Éduens, de la région
d’Autun en Bourgogne, venus faire part à Constantin de leurs doléances.
L’enquête préalable au recouvrement de la taxe foncière tendait à
montrer qu’ils n’étaient pas les plus à plaindre. L’étendue et la nature de
leurs vignes devaient leur garantir de bons revenus. À la lecture de ce
rapport de recensement cadastral nos viticulteurs bourguignons s’étaient
étranglés. Comment, eux, pauvres paysans, considérés comme des
nantis ! Leur plaidoyer valait son pesant de soufre : « La nature et la
contenance de nos propriétés, reconnaissaient-ils, sont indiquées de façon
exacte. Mais c’est faux, car la terre ne nous donne que des mécomptes.
Chez nos voisins de la ville de Troyes, chez les Rèmes [les Champenois],
le revenu correspond au travail. Il n’en est pas ainsi chez nous. » Et
d’ajouter, en se désolant : « Nos vignes, qu’on admire tant, sont devenues
trop vieilles pour produire. Leurs racines mille fois repliées sur elles-
mêmes, tantôt pourrissent à la pluie, tantôt se dessèchent au soleil. Le
vigneron de l’Aquitaine [du Bordelais] peut planter ses vignes partout où
bon lui semble. Mais nous, nous sommes resserrés entre deux zones
stériles. »
Bref, les autres oui, ceux de Bordeaux ou de Champagne sont
prospères, mais nous, nous ne pourrions même pas survivre sans une aide
de l’État !
L’État, en la personne de Constantin, est ébranlé. Après que les
habitants rangés par corporation, bannières au vent, lui eurent réservé un
triomphe (ils ont fait défiler en boucle leur petite fanfare municipale pour
faire croire qu’il s’agissait d’un énorme orphéon), le prince, donc l’État,
leur remet cinq ans d’arriérés de contribution foncière et réduit le taux
des taxes.
On ne sait pas comment ont réagi les Aquitains et les Champenois.

Un espion envoyé en Gaule par Maxence, qui régnait sur Rome et


l’Italie, aurait pu remarquer que, depuis quelque temps, on servait moins
de captifs germains aux banquets des bêtes féroces. En revanche, on en
engageait massivement, des Francs surtout, dans l’armée gallo-romaine.
Que se préparait-il ?
En cette année 312 allait tout simplement se jouer le destin de
l’Occident. Et de la France dans l’Occident. Et ce basculement, soit du
côté de la tradition, soit du côté de l’innovation religieuse, passait par une
explication définitive entre Constantin, qui, pour des raisons d’intérêt
politique, penchait désormais vers un monothéisme christianisant et
universaliste, et Maxence, qui, pour des raisons d’intérêt tout aussi
politique, se réappropriait le paganisme en tant que religion nationale.
Le rapport de force n’était pas favorable à Constantin. Il fallait
protéger la frontière du Rhin. Il ne restait qu’environ quarante-cinq mille
soldats disponibles contre peut-être le double en face. D’où ce
recrutement accéléré d’auxiliaires barbares. D’où l’envoi d’« agents »
dans la capitale de l’adversaire pour y semer le trouble. D’où, surtout,
l’appel aux volontaires gaulois, qui s’engagèrent d’autant plus
allègrement que c’était le match retour Albinus-Septime Sévère que l’on
jouait. Ce n’était plus l’Italie qui marchait sur la Gaule, mais la Gaule qui
marchait sur l’Italie : soit on prenait Rome, soit on était reconquis par
Rome.

À LA RECHERCHE DE L’EXORCISME DOMINANT

En vérité, Constantin, à cette époque, n’était pas aussi chrétien qu’il le


prétendra par la suite. Et Maxence beaucoup moins antichrétien qu’il ne
l’affichait. Mais l’affrontement, se devant d’être emblématique,
nécessitait un jeu de rôle.
Donc, du côté de Maxence, on jouait le jeu jusqu’au bout : il avait
appelé son fils Romulus, faisait figurer sur ses bannières le symbole de la
louve, invoquait le dieu Mars, mobilisait tous les augures et jeteurs de
sort, multipliait les offrandes aux seigneurs de toutes les Olympes. Il lui
fallait faire corps avec la Ville Éternelle, qu’il avait embellie au prix
d’une coûteuse politique de grands travaux, qui l’avait aimé, mais qui ne
l’aimait plus vraiment à cause d’un début de pénurie alimentaire et d’une
taxation des classes aisées qui avait frappé particulièrement le corps
sénatorial.
Maxence bénéficiait cependant de deux avantages : sa supériorité
numérique et, précisément, la force de toutes ces symboliques qui lui
permettaient d’incarner l’éternité de la ville fondatrice. À la première
faiblesse, Constantin répondit par l’importance de la mobilisation de
forces supplétives, gauloises et germaniques, et par la concentration de
ses troupes en une seule force engagée dans une offensive unique en
direction de Rome. Alors que l’armée de Maxence était dispersée dans
toute l’Italie du Nord. Tactique osée, aventureuse même, qui se heurta à
une hostilité de la plupart de ses officiers ; que déconseillaient également
les « devins », mais qui bénéficiait de l’enthousiasme suscité, dans les
différents corps, par le sentiment de participer à une expédition à
dimension épique.
Restait, pour pallier la seconde faiblesse, à opposer une éternité à une
autre, une éternité transcendante à une éternité immanente, céleste et non
terrestre.
Maxence passait pour être de mèche avec les forces magiques. Cette
réputation risquait de subvertir l’enthousiasme du soldat en réveillant sa
crédulité superstitieuse.
Ce que Constantin cherchait, anxieusement, car il avait pris la mesure
du défi, c’était ce qu’on pourrait appeler l’exorcisme dominant.
L’exorcisme maître.

DRÔLE DE CHRÉTIEN

Devant son principal confident, l’évêque de Césarée Eusèbe, il s’en


ouvrira plus tard avec un mélange de cynisme et de naïveté :
« L’empereur, écrit Eusèbe, comprenait qu’il avait besoin du secours des
puissances d’en haut pour fortifier ses armes et résister aux conjurations
magiques de son ennemi. Il se demandait donc à quel dieu s’adresser.
Pendant qu’il était livré à cette recherche, il se rappela ceux de ses
prédécesseurs qui, se fiant à la multitude des divinités, enrichirent leurs
temples, mais avaient tous péri misérablement, tandis que Constance, son
père, qui n’adhérait qu’à un seul dieu suprême, avait vu tous ses destins
satisfaits. Il en conclut qu’il y avait folie à se confier à des protecteurs si
méprisables et qu’il devait adorer le même dieu que son père. »
Tout est dit. Aucune trace de dépassement mystique dans ce propos qui
est pourtant rapporté par l’entremise d’un évêque futur auteur d’une
monumentale Histoire ecclésiastique. Aucune référence à une quête
intense de spiritualité, même pas à un besoin d’ancrage fidéiste, mais une
recherche terre à terre, triviale, du meilleur rapport qualité/prix. La façon
la plus païenne qui soit, en somme, de se poser la question du dieu qui
donne le plus de satisfaction à l’usage ; qui « fonctionne » le mieux. Que
disent les tests d’expérimentation ? De consommation ? Apollon, on a
essayé. Pas totalement fiable. Encore que, sous la forme du dieu Soleil,
on ne le reniera jamais complètement. Maxence, lui, use de magie noire.
Dangereux ! Qui sait si ça ne s’avérera pas efficace ? Il faut trouver plus
fort, plus performant. Le Dieu unique (suprême plus exactement) ? Cela a
été peu essayé jusqu’à présent. Les dieux multiples, en revanche, à bien y
regarder, ont été une cata. Cela n’a pas réussi à ce pauvre Carus, à ce
pauvre Valérien, à ce pauvre Decius, à ce pauvre Sévère. Même pas à
Marc Antoine.
Il y a donc un coup à jouer.
Aveu consternant à lire au premier degré. Besoin d’un dieu compétitif
pour faire pièce à ceux qui se sont révélés singulièrement improductifs.
Dont on pourrait dire, en somme : l’essayer, c’est l’adopter. Mais, au-
delà, il y a cette intuition qu’un ajout immatériel peut considérablement
renforcer l’efficience d’une force purement matérielle. Les armes de fer
et de bronze ne sont pas tout, l’arme spirituelle peut contribuer à aiguiser
leur tranchant. Tout combat nécessite un rapport quasi mystique à une
volonté transcendante et insaisissable qui lui donne direction et sens.
Mais Constantin n’est pas un intello. Ses tourments sont plus tangibles
qu’existentiels. Il ne saurait se contenter du dieu de son père, celui des
déistes, qui sera celui de Voltaire, le grand architecte de l’univers. Il lui
faut du plus concret, du plus solide. Dieu, quel dieu ? Quelle fiche
d’identité ? À cette interrogation, seuls les chrétiens pouvaient répondre ;
ce doute, seuls les chrétiens étaient capables de le combler.
D’autant qu’une nouvelle avait beaucoup ébranlé Constantin. En 310,
Galère, l’empereur d’Orient, l’homme qui avait poussé aux persécutions,
se mourait. Avant de rendre l’âme, comme terrorisé par ce qui l’attendait
dans l’au-delà, il réunit ses principaux conseillers et leur dicta un texte
mémorable, un édit de tolérance. Le premier du genre.
Pourquoi ce revirement ? « Parce que, reconnaissait-il en substance,
j’ai échoué. » Les chrétiens persécutés ne sont pas revenus aux anciens
cultes. Si bien qu’en définitive les temples et les églises se sont vidés en
même temps. Il autorisait donc les disciples du Christ à pratiquer de
nouveau leur religion.
Mais, surtout, il concluait son « texte de loi » par ces mots : « Nous
voulons que les chrétiens, en retour de notre indulgence, prient leur Dieu
pour notre rétablissement, pour le salut de la République et pour le leur,
afin que l’Empire ne soit plus déchiré. » Autrement dit, le persécuteur en
chef faisait grâce aux persécutés en échange d’une intervention de leur
part en sa faveur auprès de leur Dieu.
Idéologiquement parlant, on a rarement assisté à une telle capitulation
en rase campagne : comme si Hitler, malade, avait proposé d’épargner
tous les Juifs à condition qu’en échange ils acceptent d’implorer leur dieu
en faveur de son prompt rétablissement.
Cela ne pouvait que conforter Constantin dans l’idée que c’était de ce
côté-là que se trouvait le secret de l’exorcisme gagnant.

LE MIRACLE DU PONT MILVIUS

Au début, la témérité de Constantin s’avéra payante. Ses forces


concentrées attaquèrent, les uns après les autres, les contingents dispersés
de l’armée de Maxence qui devaient défendre chaque ville. Ainsi Verceil,
Milan et Aquilée. Vérone fut prise à l’issue d’une empoignade féroce et
mise à feu et à sang. À Turin, on tenta de barrer la route à cette furia
gallo-romano-barbare. Apparut alors, avec mille ans d’avance, une
manière de chevalerie bardée de fer – lourdes armures, cottes de mailles,
casques intégraux à visière, chevaux caparaçonnés – qui connut, et pour
les mêmes raisons, le même sort que la chevalerie française à Azincourt :
l’infanterie légère l’enveloppa, la pénétra et, lorsque les combattants
furent renversés de leur monture, ils ne parvinrent plus à se relever.
Ainsi arriva-t-on devant Rome, mais la situation sembla soudain
devoir se retourner. Il y eut une série d’insuccès. Constantin commença à
se faire du mauvais sang. Un jour, raconta-t-il plus tard, qu’il chevauchait
dans la campagne, un peu avant le coucher du soleil, comme il scrutait
l’astre qu’il n’avait pas renoncé à sacraliser et à qui, en son for intérieur,
il adressait peut-être des appels au secours, il aperçut, au-dessus du
disque, comme encadrée par les rayons de feu, une forme vague qui
s’apparentait à celle de la croix ou bien, précisera-t-il, à l’enlacement des
deux lettres grecques qui évoquent les initiales de Jésus-Christ. Et, au-
dessus, étaient comme inscrites dans le ciel les lettres qui formaient ces
mots : « Par ce signe, tu vaincras ! »
En proie (à l’en croire) à un grand trouble, il regagne sa tente
impériale, se couche, s’endort… et, dans la nuit, un personnage
d’apparence surhumaine, lui tendant un objet de la même forme que son
apparition, lui demande de le placer en haut de son étendard. Et lui,
Constantin, d’interroger le lendemain son entourage : « Qu’est-ce que
cela peut bien vouloir dire ? » Chacun a son explication. Mais les
chrétiens sont affirmatifs : il ne peut s’agir que du Christ lui-même qui
est, en fait, la divinité à laquelle a cru son père Constance.
Constantin fait alors fabriquer une figure en or reproduisant
l’apparition et la fiche en haut de sa bannière. Lorsque la bataille
s’engage au pied de la Ville Éternelle, dans la plaine sur laquelle
débouche le pont Milvius qui ouvre sur les routes du Nord, il incite ses
soldats à dessiner le signe sur leur bouclier. Effet spectaculaire.
L’engagement se présentait mal, il se transforme en triomphe.
Maxence aurait dû se renfermer dans la ville, protégée par de
puissantes murailles, et s’y fortifier en attendant que des renforts
disponibles prennent les assiégeants à revers. Mais ses informateurs lui
rapportent que la population, frappée par un début de pénurie et travaillée
par les agents de Constantin, gronde. Lors d’un spectacle au grand
cirque, de nombreux cris hostiles à son endroit se sont fait entendre. Il
décide donc de sortir de la ville et d’engager le combat à l’extérieur, en
terrain découvert. Grâce à sa supériorité numérique et au
professionnalisme de la garde prétorienne qui lui est acquis, il marque
d’abord quelques points. Mais, très vite, la fortune se retourne.
Étrangement, aucun panégyriste de Constantin n’en donne la raison. Y a-
t-il eu défection, trahison de prétoriens par exemple, ou retrait des
bataillons auxiliaires ?
De toute façon, le rapporter reviendrait à minimiser la merveille du
miracle.
Ce qu’il convient de retenir, c’est que, pressée et désarticulée par les
charges adverses, l’armée de Maxence se replie sur la ville. Elle
emprunte un pont de bois ou de bateaux qui avait été agencé à côté du
pont Milvius. Or il se défait sous le poids des bataillons. La semi-défaite
se transforme en catastrophe. Maxence lui-même tombe dans le Tibre
tout armé et cuirassé, ce qui l’entraîne dans la vase malgré ses efforts
désespérés pour s’accrocher à la rive.
Le lendemain, Constantin rentre dans Rome, accueilli par une foule en
liesse.
On le remarquera : tout vainqueur est accueilli dans une capitale
conquise par une foule en liesse.
Même les Russes à Paris en 1814. Les Allemands en 1940, un peu
moins.
Les bas-reliefs de l’arc de Constantin évoquant la bataille mettent
particulièrement en évidence l’apport de deux corps de troupe, les
cavaliers maures et les cohortes de fantassins alamans portant des
casques munis de cornes. Un résumé de la nouvelle romanité.
Ajoutons qu’il y a quelques raisons de penser que Constantin intégra à
son armée des volontaires bagaudes en provenance des zones refuges,
que son père Constance avait épargnées. La rumeur d’une intervention
christique n’était pas pour les effaroucher.

LE PÈRE DE TOUS LES MIRACLES

À l’époque, l’épisode de l’apparition miraculeuse ne sera rapporté par


personne. Et aucune représentation n’existe, sur aucun bas-relief, du
fameux signe qui aurait été tracé sur les boucliers.
Très vite, cependant, le « prodige », suivi du rêve, deviendra une
référence incontournable. Des milliers d’ouvrages ont été écrits qui le
rapportent, le décrivent, l’authentifient, le magnifient, sans aucune
distance. Comme un fait incontestable. Et il fut effectivement, pendant
des siècles et des siècles, « incontestable » au sens exact du terme. Même
le cinéma hollywoodien a complaisamment reconstitué en Technicolor la
fameuse scène.
Non seulement l’apparition, qui apporta la victoire à Constantin au
pont Milvius, a été normalisée, mais elle en a ensuite inspiré beaucoup
d’autres. L’empereur Théodose, dans une situation semblable, aura la
sienne. Clovis remportera la bataille de Tolbiac grâce à un signe du dieu
de Clotilde. Les messagers de Dieu interviendront, par l’intermédiaire de
Jeanne d’Arc, en faveur du camp Armagnac lors de la guerre de Cent
Ans.
On peut, accessoirement, se demander pourquoi Dieu ou le Christ
prirent directement parti en faveur de Constantin, qui n’était pas encore
chrétien, contre Maxence qui, en échange du même coup de main, ne
demandait qu’à le devenir. À l’époque, un autre Auguste, qui régnait sur
les pays danubiens, Licinius, était beaucoup plus engagé en faveur des
chrétiens que Constantin. D’ailleurs, il eut, lui aussi, droit à une
apparition avant un combat décisif. Ou plutôt à un songe : un ange vint
lui dicter une longue prière. Mais, comme il devint un adversaire de
Constantin, son miracle à lui n’intéressait plus personne. Annulé !
L’épisode du pont Milvius a banalisé l’idée qu’une religion de paix
pouvait mobiliser Dieu à des fins militaires ; qu’il était plausible que le
même Jésus-Christ, au nom duquel les premiers chrétiens refusaient de
tirer l’épée, encourageât ceux qui tiraient l’épée en son nom ; qu’il n’était
pas absurde que la divinité unique et transcendante (ou son fils qui n’était
que l’autre occurrence d’elle-même) se comportât comme un vulgaire
Neptune ou une vulgaire Junon, dieu et déesse qui n’hésitaient pas, lors
des guerres entre mortels, à s’engager en faveur d’un camp ou contre un
autre. On appela même « théologie » la philosophie qui justifiait ces
choses-là.
Quitte à se poser des questions bizarres, on aurait pu aborder celle-ci :
pourquoi Dieu tout-puissant, que ce soit sous la forme « père » ou sous la
forme « fils », quitte à s’immiscer dans une querelle comme celle qui
opposait deux Augustes romains (ce qu’il n’a pas fait en 1940 en faveur
des démocraties et au détriment des dictateurs) au lieu de le faire de
façon claire et nette, a-t-il utilisé des symboles aussi compliqués, aussi
vagues, aussi difficiles à interpréter que deux lettres grecques enlacées ?
Nous sommes au XXIe siècle et aucun historien raisonnable ne peut
évidemment prendre pour argent comptant (ou si l’on préfère « au pied
de la lettre ») cette légende de l’intervention christique qui assura la
victoire de Constantin sur Maxence. Mais la façon dont la légende monta
en puissance n’en revêt pas moins un intérêt historique majeur, d’autant
que, même mythique, le récit de l’apparition miraculeuse, qui servira de
modèle de référence à bien d’autres par la suite, jouera, dans notre
impensé politico-religieux, un rôle plus puissant en fin de compte que s’il
s’agissait d’une réalité factuelle indubitable. Entre le réel complexe,
ambigu ou prosaïque et le mythe enchanteur et enchanté, la partie n’est
pas égale.
C’est pourquoi, à l’échelle historique, le réel est si souvent double : il y
a ce qui s’est vraiment passé et qui (au même titre que la « chose en soi »
kantienne) est inconnaissable et, à côté, l’influence directe qu’exerce sur
le réel l’intériorisation d’une illusion ou d’une croyance. Il existe, en
quelque sorte, un réel suppléant. C’est vrai dans presque tous les
domaines. Vulcain activant sa forge offrit pendant des siècles, tant que le
savoir n’avait pas plongé au cœur des volcans, un réel suppléant. De
même que l’action de Neptune capable de déchaîner les tempêtes à l’aide
de son trident. Mais aussi le concept d’« éther » en matière scientifique
qui permit, au XIXe siècle, de faire fonctionner l’explication mécanique
galiléenne et newtonienne là où, justement, elle ne fonctionnait plus.
Le communisme aussi parvint à se nourrir de pures légendes, dont il
avait farci et bardé la réalité, mais qui contribuèrent à l’émergence de
réalités nouvelles. La légende de la conversion de Constantin est plus
significative encore dans la mesure où, contrairement aux voix de Jeanne
d’Arc, elle n’a pris consistance, sous la forme qui l’a universalisée, qu’a
posteriori. C’est Eusèbe qui rapporta, après la mort de Constantin qui
n’était plus là pour le contredire, que ce dernier lui avait fait le récit du
miracle.
CHAPITRE 23

L’homme qui a provoqué la plus grande révolution


idéologique universelle

Tout le monde le sait. Ou devrait le savoir. L’empereur Constantin est


celui qui a fait basculer l’Empire romain du côté du christianisme.
Basculement inouï à première vue. Comment un seul homme, par quel
coup de baguette magique, a-t-il pu faire renoncer un empire à ce qui le
structurait idéologiquement depuis presque un millénaire, pour l’amener
à embrasser, en remplacement, la religion qu’il persécutait quelques
années plus tôt en tant que facteur de subversion politique et sociale ?
Observée avec un certain recul, cette métamorphose initiée d’en haut
est peut-être moins inconcevable qu’il n’y paraît au premier abord. Au
fond, c’est également un empire tout entier, gigantesque, qu’un certain
Lénine a converti par le haut au communisme, après des siècles
d’adhésion à un modèle et à des valeurs nationales auxquels cette
nouvelle idéologie était radicalement attentatoire. Cela ne s’est pas passé
sans heurts ? La révolution constantinienne non plus, on le verra. Il a
d’ailleurs fallu vingt-quatre heures à Boris Eltsine pour imposer à ce
même empire en voie d’éclatement le basculement exactement inverse.
Le capitalisme y fut quasiment rétabli par décret.
En fait, le chamboulement initié par Constantin fut beaucoup moins
brutal qu’on ne l’imagine. Dans un premier temps, ce n’est pas
expressément au christianisme qu’il convertit sa part d’empire, mais à un
certain monothéisme relativement syncrétique qui renvoyait à une vague
divinité dans laquelle on pouvait investir une multiplicité de croyances.
Le Soleil divinisé continua à défendre ses couleurs. Les autres religions,
y compris polythéistes, furent certes dénationalisées, banalisées, mais ni
abolies, ni interdites, ni réprimées. Ce n’est que sous Théodose, quatre-
vingts ans plus tard environ, que le christianisme fut imposé comme
idéologie unique d’État. Et surtout, ce basculement, à mesure qu’il se
précisera, n’ira pas sans provoquer des résistances, voire des retours en
arrière.

Quant à la Gaule, son ralliement à la nouvelle idéologie dominante se


fit relativement lentement, alors même qu’en Orient et dans les pays
danubiens c’est un affrontement interne au christianisme qui mobilisa
toutes les passions.

PASSAGE AU CHRISTIANISME COMME PASSAGE AU COMMUNISME ?

En réalité, la dynamique de basculement a été à la fois initiée par le


pouvoir impérial et imposée au pouvoir impérial. Ce que le haut insuffla,
le bas, peu à peu, était en train de le conquérir. Ou, plus exactement, le
bas s’insérait de plus en plus dans le haut, subvertissait de plus en plus le
haut de l’intérieur, se substituait au haut par glissements successifs.
Là encore, on peut esquisser une comparaison avec la collectivisation,
puis la décommunisation, de l’empire russe. Aucune de ces deux
transformations n’aurait été possible, ni même pensable, sans la
progression conquérante, à la faveur ou à la défaveur d’une
déliquescence de l’empire, des idées socialistes dans un cas, des idées
libérales dans l’autre. Sans, à la base, l’énergie dépensée de minorités
activistes dont la répression même décupla les capacités à recruter et à
mobiliser les disciples.
Galère, on l’a vu, ayant rendu les armes aux martyrs, Constantin prit
les devants : le christianisme était dans la place avant qu’on ne la lui
abandonne. Déjà implanté dans la boutique, il était entré dans les
administrations, dans le palais, s’était glissé dans l’armée, tournait autour
du Sénat, commençait à s’assurer des relais dans les campagnes et son
emprise, ici ou là, sur les plus humbles, lui servait de levier pour
interpeller et séduire les élites, particulièrement les élites intellectuelles,
exactement comme le communisme dans les années 1930. Même quand
les « pères » lui fermaient la porte, il parvenait à pénétrer au sein des
familles par la fenêtre, recrutait ici un fils et là une épouse : ainsi, dans
l’entourage de Constantin, à Trèves, Crispus le fils et Fausta l’épouse.
Hélène elle-même fut sans doute convertie avant son fils.
Le pouvoir qui se « prêta » puis se donna à la nouvelle religion, celle-
ci était en train de le prendre et ce fut peut-être la grande ruse de
Constantin que de rattacher le christianisme au pouvoir plutôt que de
devoir céder le pouvoir au christianisme ; de faire de l’Église un
appendice du pouvoir plutôt qu’un incontrôlable contre-pouvoir. Jusqu’à
ce que, plusieurs décennies plus tard, l’Église exigeât que le « pouvoir »
se soumette au sien.
Constantin s’en est lui-même ouvert : un Dieu unique et tout-puissant
valait, à ses yeux, caution d’un pouvoir unique et tout-puissant. Le
monarchisme ecclésiastique lui paraissait adéquat à sa volonté d’« ultra-
monarchisation » de l’Empire. Centralisateur et dirigiste, il se retrouvait
dans une religion centralisatrice et dirigiste. « C’était mon espérance,
confessa-t-il dans une lettre au futur hérétique Arius, que l’unité dans le
culte de Dieu ramènerait l’unité dans l’administration de l’Empire. »
D’où le grand malentendu. Le même qu’avec l’Union soviétique :
l’anti-pouvoir ne put éviter de se dissoudre dans le pouvoir ; d’incarner
ce contre quoi il s’était levé. Au point que, à la fin du processus, sous
Théodose, ce ne fut pas César qui intégra Dieu, ce fut Dieu qui intégra
César. Le sang des martyrs avait irrigué une terre sur laquelle entreprit de
régner seul, en leurs noms, un Auguste qui l’ensemença de nouveaux
martyrs.
Les dissidents entreprirent de liquider les dissidences.

QUELLE DIVINITÉ SUPRÊME ?


Il n’y eut donc pas rupture, passage brusque du paganisme au
catholicisme. En trois ans, Constantin passa d’un vague monothéisme,
qui hésitait encore entre Apollon le Soleil et Dieu le père, à un statut de
chef de facto de la chrétienté, qui lui donnait même le droit de convoquer
des conciles.
L’« édit de tolérance », après la victoire sur Maxence, accordait à tous
la liberté religieuse. Les chrétiens, longtemps, n’en demandèrent pas
plus. Mais, désormais, ils n’en étaient plus là : c’est la reconnaissance
explicite de leurs droits, de tous leurs droits, qu’ils exigeaient. Même cet
édit de Milan ne les satisfaisait plus : il reconnaissait certes la supériorité
du Dieu « suprême », mais chacun pouvait l’adorer à sa façon, y compris
en lui donnant les formes que la tradition continuait à inspirer.
L’« unique » vers lequel tout convergeait, l’idée souveraine et
démiurgique qui renfermait toute l’intelligence du monde, c’était déjà le
grand rêve syncrétique d’Aurélien. Celui des néoplatoniciens également.
Un panégyriste gaulois de Constantin définissait ainsi cette divinité que
ne répudiait nullement le païen qu’il était resté : « Souverain créateur des
choses, toi qui as autant de noms qu’il existe de langues sur la terre, dont
nous ne pouvons pas savoir nous-mêmes comment il te plaît d’être
nommé, qui que tu sois, âme et force divines mêlées aux événements du
monde, mouvement sans moteur, ou puissance qui réside au-dessus du
ciel, rend éternel, comme toi, ce que tu as créé de meilleur. »
Heureux temps, finalement, que celui où chacun pouvait y aller de sa
prière particulière, fût-elle, comme celle-là, imprégnée de panthéisme.
L’Auguste de l’Orient, successeur de Galère, Lucilius, qui avait
cosigné l’édit de Milan mais deviendra concurrent et adversaire de
Constantin avant d’être vaincu et tué par lui, s’était lui aussi confectionné
un hymne à la divinité : « Dieu suprême, nous te prions. Dieu saint, nous
te prions, à toi nous confions l’Empire qui est le nôtre. C’est pour toi que
nous vivons. C’est par toi que nous viennent la victoire et la félicité.
C’est vers toi que nous tendons nos bras : exauce-nous, Dieu saint, Dieu
suprême. »
Et Constantin lui-même ordonna à ses soldats de s’adresser à ce Dieu
suprême, à chaque lever du Soleil de façon à ne pas effaroucher les non-
chrétiens : « C’est toi seul que nous reconnaissons comme Dieu, toi que
nous confessons pour roi, nous te supplions et prions de nous conserver
longtemps notre empereur Constantin saint et sauf et vainqueur, ainsi que
ses enfants aimés de Dieu. »
On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. On est loin,
cependant, du mystère de la Trinité. Plus de Jupiter, mais pas encore de
Jésus-Christ.
Évidemment, les chrétiens n’en étaient plus à se contenter de cela.
Leurs revendications de liberté et de tolérance étaient dépassées. Ils
exigeaient maintenant non seulement une reconnaissance officielle, mais,
en outre, au moins une égalité avec la « religion nationale », c’est-à-dire
le paganisme au sens large. Ils revendiquaient, sans prendre conscience
qu’ils mettaient ainsi la main dans une mécanique infernale, les mêmes
faveurs, les mêmes privilèges : par exemple d’être subventionnés par le
Trésor public ou d’être exemptés de charges municipales. Ce faisant, ils
prenaient le risque de se fonctionnariser, de dépendre du bon vouloir du
prince en accédant au statut de seconde religion officielle d’État.
L’empereur était – et Constantin le resta jusqu’à sa mort – le grand
pontife de la religion païenne, mais il devint en prime l’évêque des
évêques, habilité à juger des questions de dogme, à inscrire dans le
marbre des formules de foi. Certains, comme le Gaulois Hilaire (saint
Hilaire), évêque de Poitiers, mirent en garde contre ce danger de
servitude à l’égard des princes, mais ils ne furent pas entendus.

QUAND L’EMPEREUR SE CONDUISAIT COMME UN PAPE

Cependant, le danger apparut immédiatement. L’Église d’Afrique, dont


Carthage représentait la perle, traversa une zone de furieuses turbulences.
Toujours le même dilemme, comme au temps du schisme de Novatien
sous Decius : fallait-il pardonner à ceux qui avaient flanché lors des
persécutions de Dioclétien et de Galère ou, au contraire, se montrer d’une
impitoyable intransigeance à leur endroit ? Le chef des durs s’appelant
Donatien, on baptisa ses partisans les « donatistes ». Un concile
d’évêques africains avait quasiment tourné à la baston. Alors que fit-on ?
Pente fatale, on appela l’empereur Constantin à trancher.
Celui-ci diligenta une enquête. Les donatistes obtinrent qu’elle soit
confiée à des juges gaulois réputés neutres. Constantin en désigna trois,
en particulier l’évêque d’Autun, Rhéticius, qui, marié comme les évêques
de ce temps-là, se glorifia : « Mon épouse et moi partageons le même lit
d’amour, mais nous avons su conserver jusqu’au bout la chasteté. »
Madame devait être contente !
La première réunion, à Rome, condamna la tendance sectaire. Mais
devant le déchaînement des donatistes, Constantin, pas très sûr de lui,
recula et fit procéder à une nouvelle enquête. Les vieilles habitudes étant
restées ce qu’elles étaient, on n’hésita pas à utiliser la torture – tenaille,
arrachage des ongles et grils incandescents – pour obtenir les
témoignages des uns et des autres. Il s’agissait de faire avouer à certains
prélats qu’ils avaient accepté – horreur ! – de remettre des livres saints
aux persécuteurs. Après quoi on réunit, en 314, un concile à Arles.
Constantin avait ordonné que la poste impériale, c’est-à-dire le Trésor
public, assure et prenne à sa charge le déplacement des évêques qui
affluèrent dans la ville provençale, deux évêques ayant le droit d’être
accompagnés par trois esclaves. Selon plusieurs témoignages, cela
provoqua, pendant plusieurs jours, une paralysie de la poste.
Le concile d’Arles confirma la condamnation des donatistes. Mais il en
profita – afin qu’un si long voyage serve au moins à quelque chose –
pour édicter toute une série de règles de discipline, vingt-deux
exactement, qui participèrent du droit canon. On arrêta définitivement la
date de la fête de Pâques. On écarta de la communion les comédiens et
les cochers de cirque. Non seulement on accepta (ce qui était nouveau)
qu’un chrétien pût servir dans l’armée, au risque de tuer son prochain,
mais on menaça d’excommunication tous ceux qui déserteraient leur
devoir en abandonnant leur drapeau. On interdit aux filles chrétiennes
d’épouser un païen (au nom de la tolérance ?) et on fit surveiller par les
évêques tout membre chrétien de l’administration qui était muté d’un
poste à un autre (ce qui annonçait la création d’une véritable police
ecclésiastique). On était assez content de soi quand arrivèrent à Arles des
envoyés de Constantin qui cassèrent à nouveau le jugement du concile
sur les donatistes et renvoyèrent tous ces prélats dans leur douar natal, ou
plutôt leur résidence ecclésiastique.
Triste constat : les ex-subversifs chrétiens, que la menace des pires
tourments ne faisait pas reculer, en étaient arrivés à se plier passivement
aux sautes d’humeur du pouvoir politique. Lequel pouvoir, néophyte en
la matière, ne savait plus (c’est le cas de le dire) à quel saint se vouer :
« Je suis inquiet et tourmenté, concédait Constantin, je crains de m’attirer
par quelque erreur la colère du grand Dieu. »
Comme si, à l’époque, il n’excluait pas qu’il puisse en exister des
petits.
Les donatistes, eux, en vinrent à lever des bandes de « soldats du
Christ » qui semèrent la terreur autour d’eux en massacrant les
récalcitrants… au nom de la fidélité aux martyrs. On était loin de l’édit
de tolérance.
Constantin, excédé, n’imaginant pas dans quel nid de vipères il avait
mis les pieds, retourna en Gaule, à Trèves, où, pour sa plus grande
satisfaction, il assista aux jeux du cirque, non sans avoir fait servir aux
bêtes fauves une nouvelle cargaison de captifs. Doux Jésus !

LES FAMILLES ÇA SE LIQUIDE DE L’INTÉRIEUR OU DE L’EXTÉRIEUR

Bien que ce soit l’évolution de la Gaule, ce laboratoire dans lequel


s’invente peu à peu les Français, qui nous intéresse ici, on ne saurait faire
totalement l’impasse sur l’évolution de l’Empire dans lequel elle reste
insérée, même si elle est devenue de plus en plus autonome.
Donc, à la tétrarchie Dioclétien-Maximien-Constance Chlore-Galère
avait succédé, après la mort des deux derniers puis l’élimination d’un
certain Sévère, un nouveau quadrille, Maximin Daïa pour l’Orient,
Maxence pour l’Italie, Constantin pour la Gaule et Licinius pour les pays
danubiens. Constantin ayant liquidé Maxence, il était devenu le maître de
l’Occident. Il en restait trois.
C’est Licinius qui se chargea de liquider à son tour Maximin Daïa,
païen de chez païen. On le dépeint volontiers comme un ivrogne patenté,
mais on précise que, lucide malgré tout, il avait demandé qu’on n’obéisse
jamais à ses ordres quand il était fin saoul. En l’occurrence, ses soldats
refusèrent d’obéir à ses ordres, même à jeun, et il fut battu près de
Byzance. Après quoi le dénommé Licinius fit le ménage du sol au
plafond. Tous les officiers, tous les ministres, tous les proches du vaincu,
un proconsul d’Asie, un préfet d’Égypte, un gouverneur de Palestine, un
curateur des Finances d’Antioche, furent passés à la moulinette. La
femme de ce Maximin Daïa fut jetée dans l’Oronte, son fils âgé de huit
ans, sa fille de sept ans ne furent pas épargnés. On égorgea aussi, pendant
qu’on y était, un fils adoptif de Galère, un rejeton de Sévère, l’Auguste
d’un jour. Suivirent la veuve de Dioclétien et sa fille qui était aussi la
veuve de Galère. Toutes les deux furent décapitées et leurs corps jetés à
la mer.
Le bon Eusèbe, évêque de Césarée, approuva ces tueries en arguant du
zèle que tous ces gens auraient manifesté dans la persécution des
chrétiens. Constantin ne broncha pas. Puis il sauta sur le premier prétexte
pour attaquer Licinius, l’empereur des Balkans, sans déclaration de
guerre préalable. Deux batailles très disputées. Avantage Constantin. On
arrêta les frais et on décida de refaire ami-ami. Constantin empocha tout
de même la Grèce et une partie des pays du Danube, Licinius, lui,
s’installa en Orient. Cela dura huit ans.
Ce qui laissait à Constantin le loisir de parcourir la Gaule (ensuite, il
s’en désintéressera totalement) et d’y légiférer. Ainsi lui doit-on cet édit,
digne de tous les éloges, qui interdit d’enlever de sa maison, même pour
dettes, une femme de condition honnête. Ce qui laisse à penser que la
pratique était courante. À Reims, il inaugura de nouveaux thermes. À
Vienne puis Arles, il attribua au fils de son premier mariage, Crispus, âgé
de vingt ans, le titre de César et lui confia la Gaule, tout en lui attribuant
pour précepteur ce Lactance, historien chrétien quelque peu exalté en
compagnie duquel on ne devait pas rigoler tous les jours : très vite,
d’ailleurs, personne en Gaule ne s’intéressa plus à Lactance et il mourut
délaissé. Peut-être d’ennui.
L’atmosphère au palais impérial de Trèves n’était ni à la mortification
ni à l’introspection mystique, mais aux suspicions, aux rumeurs et aux
intrigues. La promotion de Crispus, le fils de l’ex-concubine, inquiétait
fort l’épouse en titre Fausta qui le débinait autant qu’elle pouvait auprès
de son impérial mari. Tandis que la mamma Hélène, la grand-mère de
Crispus, racontait des horreurs sur Fausta qui lui rappelait celle qui avait
pris sa place auprès de Constance. Tout cela minait Constantin, dont la
jalousie et la méfiance étaient maladives. Ne s’était-il pas arrangé pour
éloigner et faire surveiller ses frères, ou plutôt ses demi-frères puisqu’ils
n’avaient pas la même mère ? Il les avait confinés à Toulouse.
On a beau adhérer de plus en plus ouvertement à une religion de paix
et de miséricorde, ces tensions intrafamiliales auront de terribles
conséquences. Elles déboucheront moitié sur un drame bourgeois, moitié
sur une tragédie grecque.
Le pauvre Crispus (comme Fausta) en deviendra la victime expiatoire.
En attendant, il guerroie à son tour, et avec succès, contre les Francs et
les Alamans. Ce qui nous vaudra cette médaille sur laquelle on peut lire
cette étonnante et prémonitoire inscription : « La France et l’Allemagne
vaincues. » La France existe – déjà. Mais c’est l’ennemi.

LA PREMIÈRE CROISADE

Constantin en Occident, Licinius en Orient, cela durait depuis huit ans.


Mais l’ambition de l’un, le caractère de l’autre laissaient mal augurer de
la suite. Licinius était resté le paysan de ses origines. On le qualifierait
volontiers aujourd’hui de « populiste ». Selon Aurélius Victor, il avait
amélioré les conditions de vie des plus humbles. Toute occasion lui était
bonne pour exhaler son mépris des castes ou des classes supérieures. Les
courtisans, dans sa bouche, n’étaient que des « rats de palais » ou des
« teignes ». Les avocats des « pestes ». Les rhétoriciens et autres
philosophes lui hérissaient le poil. Il était sans doute agnostique mais,
pour des raisons d’opportunité politique, il avait d’abord multiplié les
gestes en direction des chrétiens afin de se les concilier. N’était-il pas
cosignataire, aux côtés de Constantin, de l’« édit de tolérance » ? Mais,
devenu maître de l’Orient, les interminables bisbilles théologiques entre
disciples du Christ, leurs incessantes querelles pré-byzantines lui
passaient totalement au-dessus du bonnet et l’exaspéraient. Sans compter
qu’il voyait de plus en plus en eux des agents de Constantin. Ils avaient
toléré, sinon approuvé, ses pires cruautés tant qu’ils n’en étaient pas
victimes, mais supportaient de moins en moins ses ingérences de plus en
plus fantaisistes dans leurs propres affaires.
Passe encore que Licinius ait ordonné que les femmes et les hommes
occupent des places séparées dans les églises ou que seules les femmes
soient habilitées à délivrer l’instruction religieuse à des femmes. Peu s’en
offusquèrent. La goutte d’eau de trop fut lorsqu’il exigea que, pour
« éviter les maladies contagieuses », les messes et rassemblements
religieux se tiennent désormais en plein air. « Retour au paganisme »,
hurlèrent les chrétiens, d’autant plus révoltés que l’Auguste oriental en
profita pour confisquer les églises devenues évidemment inutiles. Puis il
interdit les synodes d’évêques, en quoi il voyait des réunions
conspiratrices. Indignation, répression : on en vient à exclure les
chrétiens de la fonction publique. Émeutes. Le sang coule. Les agents de
Constantin jettent sans doute de l’huile sur le feu. En réaction, Licinius se
rabat, progressivement mais sûrement, sur les fondamentaux de la
religion des ancêtres, autrement plus docile.
Constantin réagit en sens inverse : il perçoit une opportunité de
transformer un choc d’ambition en croisade (Clovis, plus tard, fera
exactement le même calcul).
Bien qu’à l’issue du conflit des « donatistes », les querelles intestines
des chrétiens lui tapassent singulièrement sur les nerfs, il entreprend donc
leur faire toutes les concessions. On leur restitue leurs biens. Ils pourront,
en tant que communauté, recevoir des legs, grâce à quoi très vite l’Église
deviendra une puissance foncière et financière. Leurs prélats
bénéficieront d’avantages fiscaux et seront déchargés des tâches
communales.
Cette volonté de se rallier définitivement le peuple chrétien, celui
d’Orient en particulier, amènera Constantin à multiplier les édits
réformateurs, qui contribueront à transformer en profondeur la société.
De façon souvent bénéfique.

UNE DIALECTIQUE D’AVANCÉES ET DE RÉGRESSIONS

On voit ainsi pointer ce qui caractérisera cette fusion-dissolution d’un


empire qui se voulait universel dans un christianisme à l’ambition tout
aussi universelle : d’un côté une relative régression politique et une
évidente régression intellectuelle, mais, de l’autre, d’évidentes avancées
en matière sociale et sociétale. Même si l’humanisation, que l’on osera
qualifier de progressiste, vers laquelle tendront les principales décisions
constantiniennes sous l’emprise du meilleur de la philosophie chrétienne
ira de pair avec l’inhumanité des pratiques de Constantin puis de ses fils.
Là encore, on pourrait suggérer une comparaison avec ce qu’on a
appelé le « socialisme réel » : nul ne saurait nier qu’au départ les régimes
qui s’en réclamèrent initièrent des avancées sociales et sociétales, mais
au prix d’une terrible rigidification intellectuelle, d’un étouffant
dirigisme économique, d’un centralisme démentiel et d’une régression
politique absolue.
Les édits « humanitaires » de Constantin portèrent, entre autres, sur
l’interdiction du marquage au front des condamnés, la répression des
expositions d’enfants abandonnés, l’encouragement aux
affranchissements d’esclaves dans les églises, l’abolition du supplice de
la croix : ce qui permit l’adoption de plus en plus généralisée de ce
« signe » qui souffrait, à cause de son emploi réservé à la répression des
crimes serviles, d’une image ignominieuse. Une loi qui, appliquée
aujourd’hui, provoquerait l’indignation du syndicat des voyantes et autres
confectionneurs d’horoscopes, réprima toutes les formes de divination
occulte.
Enfin fut, pour la première fois, prescrit un jour de repos
hebdomadaire, le dimanche, qui coïncidait avec le jour du Soleil.
Constantin n’aurait-il été qu’à l’origine de cette parenthèse dominicale
que son règne aurait eu, sur notre vie quotidienne, un impact beaucoup
plus marquant que celui de l’immense majorité de nos rois et présidents.
Au fond, c’est contre son activisme législatif que se révoltent, de nos
jours, les tenanciers de magasins de bricolage.

Une prétendue violation de territoire servit de prétexte au


déclenchement des hostilités entre l’Orient et l’Occident, entre Licinius
et Constantin. Entouré d’évêques, ce dernier transforma cette classique
guerre de conquête en véritable guerre sainte, tandis que Licinius lançait
à ses officiers : « On ne craint rien, on a, avec nous, plus de dieux
qu’eux. »
Deux grandes batailles, dont une navale menée par Crispus, le fils
encore chéri (ça ne durera pas), furent suffisantes pour faire pencher la
providence, qui dès lors devint divine, en faveur de Constantin. L’Empire
retrouvait un Auguste unique. Et, par la même occasion, se dirigeait vers
l’adoption d’une croyance unique. Résultat : l’« ami de Dieu », comme
l’appelaient ses courtisans, commença à trouver normal d’être adoré
comme lui. Il en fit en quelque sorte son complice.
Licinius s’était rendu. Constantin le reçut, l’invita à sa table, lui promit
la vie sauve ainsi qu’à son fils. Puis, au bout de quelques mois, les fit
étrangler. On liquida dans la foulée une brochette de hauts fonctionnaires
qui avaient commis le crime de fidélité à leur employeur. Même
paradoxe que celui qui conduira les croisés de Godefroy de Bouillon à se
rendre coupables d’un extravagant massacre lors de la prise de Jérusalem
en vertu de ce syllogisme : « Pas de pitié pour les ennemis d’une religion
d’amour. »
Il faut comparer ce que les historiens chrétiens, Eusèbe de Césarée en
tête, écrivaient de Licinius quand il était encore l’ami affiché de
Constantin et ce qu’ils fulminèrent après qu’il fut devenu son adversaire.
Enduit d’abord de toutes les vertus, il fut ensuite tartiné de tous les vices.
Ce qui n’est pas sans rappeler la façon dont la propagande communiste
glorifia, après guerre, le maréchal Tito, héros yougoslave de la cause, et
le couvrit d’opprobre, jusqu’à le traiter de « fasciste », quand il eut
rompu avec Moscou.

CONSTANTIN COMME STALINE ?

La suite des événements va nous imposer de filer un peu plus la


comparaison.
L’orgueil de l’Auguste triomphant, qui ne reculait devant aucune
démesure, avait été confronté à une réalité insolente lorsque, à l’occasion
d’une visite à Rome, des méchants lazzis avaient été lancés le long du
parcours du cortège impérial. Le peuple de la ville phare avait deux
raisons d’exhaler sa rancœur : l’abandon de la religion « nationale »
païenne, intrinsèquement liée à la grandeur romaine, et le choix de
l’Orient pour y installer l’administration centrale et la Cour. Double
trahison.
C’est à ce moment-là qu’une rumeur se répand dans les cercles
avertis : Crispus, le fils chéri, le César des Gaules, le héros de la guerre
contre Licinius, a disparu. D’un jour à l’autre, son nom est effacé.
Expulsé des discours, il sera bientôt gratté des inscriptions. Dans le trou.
À la trappe. Qu’est-il devenu, que s’est-il passé ? Silence total. Simple
escamotage. Hier Crispus, le lendemain plus de Crispus. Aucune
explication.
« Compromis dans un complot », susurre-t-on ici ou là. Mais s’il y
avait eu complot, il y aurait des comploteurs. Donc des complices. Or
seul Crispus a été, apparemment, radié des cadres. Et puis, on a vu des
pouvoirs communiquer à propos de complots imaginaires, mais jamais
faire le silence sur des complots véritables. Alors ? Des initiés diffusent
sous le manteau, ou la toge, une explication plausible. Fausta,
l’impératrice, aurait réussi à convaincre son Auguste époux que Crispus
conspirait contre lui. Pour le remplacer et barrer la route à ses demi-
frères. L’hypothèse ne paraissait pas farfelue tant était de notoriété
publique la haine que Fausta portait au fils que Constantin avait eu non
avec elle, mais avec sa concubine ; et farouche sa volonté de défendre
coûte que coûte les droits de ses trois fils à elle. Elle aurait donc joué sur
la tendance de plus en plus soupçonneuse de l’empereur (qui venait
même d’abolir une loi contre les délateurs qu’il avait précédemment
promulguée) pour en faire l’instrument de sa rancœur de femme et de sa
passion de mère.
Mais voilà que Fausta, triomphante la veille, est à son tour « dégagée »
de l’horizon. Second escamotage à huis clos. Hélène, la sainte mère, a-t-
elle à son tour excité les suspicions maladives de son Auguste fils pour
venger son petit-fils ? Ce petit-fils qu’elle avait pris sous son aile, parce
qu’elle avait été, elle aussi, une concubine. Mélodrame digne, on en
conviendra, de l’Union soviétique stalinienne. Purge sanglante au sein du
gotha. Un jour tête de gondole de la nomenklatura, le lendemain ennemi
du peuple. On saluait la foule du haut du mausolée de la place Rouge et,
soudain, clic, clac, on est effacé de la photo. Non seulement on n’existe
plus, mais on n’a jamais existé. On est, dans le même mouvement,
refoulé du présent et arraché au passé. On était, on n’est plus : point
barre ! Ni faire-part ni notice nécrologique. Le silence comme un
couperet. L’héritier et l’impératrice dissous en même temps.
Que sont-ils devenus ? L’interrogation étant informulable, toute
réponse devint inaudible. Ils ne sont pas devenus : voilà tout. Le néant a
obtenu qu’on les lui restitue. Ne « pas être » n’est plus la question. Pas de
mort officielle, pas de tombe. Constantin vivant, même la mort est
bâillonnée.
La page tournée (mais on a rarement autant écrit sur cette page), on
tentera de résoudre l’énigme. Explication : Fausta est morte étouffée par
la vapeur d’un bain trop chaud. Vraiment trop chaud. Mais, s’il s’agissait
d’un déplorable accident, pourquoi cette ostracisation posthume de son
nom ? Ce n’est pas un crime que de se faire maigrir dans un sauna.
Pourquoi cette rature d’identité, si la rature de la vie n’avait été ni
provoquée ni ordonnée ? Même Néron n’avait interdit de postérité ni
Agrippine ni Britannicus.
Fausta démasquée aurait-elle payé le fait d’avoir inventé le faux
complot pour perdre Crispus ? Mais, dans ce cas, sa victime, innocente,
aurait dû être réhabilitée. Alors que lui aussi fut coulé dans le béton de
l’anonymat. À moins que l’orgueil impérial ne permît pas de reconnaître
une erreur judiciaire ?
Plusieurs thèses ont été proposées par des contemporains de cette
tragédie. La première : Fausta était devenue folle amoureuse de Crispus.
Beaucoup plus avenant et plus jeune que son Auguste barbon. Mais,
ayant repoussé ses avances, elle l’aurait accusé, pour se venger, d’avoir
cherché à attenter à sa vertu. D’où l’exécution du beau-fils. Puis on
découvrit que c’était plutôt elle qui offrait volontiers sa vertu en sacrifice
(en particulier, dit-on, à un cocher). D’où l’exécution de l’impératrice.
Mais, là encore, pourquoi Crispus, dans ce cas, n’a-t-il pas été
réhabilité ? Par honte de l’aveu d’un tel excès de jalousie ?
Seconde théorie : entre Fausta et Crispus, son beau-fils, il y eut une
liaison consommée. Qui fut découverte. Mais pourquoi Fausta ne fut-elle
pas frappée par la foudre patriarcale impériale en même temps que
Crispus ?
Les historiens investigateurs ont récemment avancé une explication. Il
y aurait eu, effectivement, adultère, mais, dans un premier temps, Fausta
parvint à convaincre Constantin qu’elle avait su résister aux avances
insistantes et coupables de Crispus. Lui seul, donc, fut anéanti. Or Fausta,
ensuite, se découvrant enceinte, tenta d’avorter selon une méthode
courante à l’époque, elle se plongea dans un bain brûlant, si brûlant
qu’elle y resta et qu’on découvrit de la sorte sa culpabilité. D’où sa
répudiation et sa déchéance posthumes.

SAINT-SÉPULCRE

L’attitude de Constantin fut-elle très chrétienne ? Le penser revient à


accorder à Othello le bon Dieu sans confession. Hélène, seule tenancière
de bistrot devenue impératrice mère, devait, pour sa part, avoir des
doutes : elle entreprit en effet un pèlerinage réparateur en Palestine, que
son fils fut le premier (fatale imprudence dont le monde subit encore les
conséquences) à qualifier de « terre sainte ». Elle en ramena des
tombereaux de reliques, des morceaux de la « vraie croix » suffisants
pour reconstituer une bonne cinquantaine de crucifix, et même les clous
plantés dans les membres du fils de Dieu que Constantin fit intégrer à son
casque.
Si elle s’était arrêtée là ! Mais elle avait apparemment beaucoup à se
faire pardonner (y compris à se faire pardonner d’avance, comme on le
verra), car elle prit, au nom de son divin rejeton, une initiative telle
qu’aucune autre peut-être, jusqu’à nos jours, n’a fait couler autant de
sang : elle fit désigner un endroit censé correspondre au tombeau du
Christ, ce qui, soit dit en passant, n’avait aucun sens puisque le susdit
ayant ressuscité pour rejoindre aux cieux son papa, ce lieu hypothétique
ne pouvait, par définition, contenir la trace de la moindre dépouille. Et,
sur cet emplacement, toujours au nom de l’empereur, elle ordonna qu’on
élève un bâtiment aussi majestueux que compliqué qui deviendrait
l’emballage du Saint-Sépulcre. Il était fatal que, les juifs vénérant déjà le
temple sacré dont les conquérants romains avaient laissé les débris sur
place, plus tard les musulmans de toute obédience désirassent, eux aussi,
imprimer ces lieux du double sceau de leur divinité, tandis qu’une
multitude de mouvances chrétiennes exigeraient d’y disposer de leur
propre chapelle.
Les activistes des guerres de religion savent, ou devraient savoir, ce
qu’ils doivent à la maman de Constantin.

Nous avons vu se dérouler des tragédies dignes de Macbeth, du Roi


Lear, d’Othello, bientôt d’Hamlet. Or, entre-temps, un nouveau drame, le
plus effroyable peut-être de tous, évoquera une grand-guignolesque pièce
de Shakespeare : Titus Andronicus.
Hélène avait fini par rendre au Très-Haut l’âme, à la fois mystique et
rancunière, qu’il lui avait prêtée. La sainte femme (car elle fut, malgré
tout, béatifiée) était, on l’a vu, guidée par une obsession : veiller
amoureusement sur son fils devenu l’empereur Constantin, mais
poursuivre de sa vindicte vengeresse de femme humiliée les frères de
l’Auguste qui n’étaient pas les fruits de ses entrailles. Rage refoulée de la
servante d’en bas qu’on avait contraint Constance Chlore à répudier par
bienséance de classe pour convoler avec une princesse. Et Constantin, en
effet, sous son influence et pour préserver les intérêts de ses fils, s’était
acharné à marginaliser, à éloigner ses propres frères.
Mais, Hélène envolée, il revint à des sentiments plus équitables et
accueillit toute la fratrie dans la nouvelle capitale qu’il faisait construire
au bord du Bosphore, cette Constantinople élevée sur les restes de la
vieille Byzance. Tous furent logés au palais avec les neveux. Ayant pris
conscience, avec regret, d’un certain déficit d’éternité, il avait concocté
une succession aux petits oignons qui préservait les intérêts de chacun,
fils et frères, au prix d’une balkanisation de l’héritage. L’empire éternel
devenait ainsi un patrimoine qu’on pouvait distribuer à sa progéniture.
Comme un magot. Ce que Dioclétien avait précisément cherché à éviter
en réprouvant la succession héréditaire. La fin de l’Empire était inscrite
dans cette conception de l’Empire. Un empereur-dieu pouvait-il
concevoir de déshériter ses divins enfants ?

VERS LE DRAME ABSOLU

Donc, on couvrit d’honneurs (purement formels il est vrai) les frères


qu’on avait d’abord proscrits, puis on les réintégra à la Cour. Ce qui eut
évidemment pour résultat de faire émerger, au sein de ce nid de vipères,
le parti des fils et le parti des frères. Trois contre trois. Chacun sa
casaque. Faites vos jeux !
Ensuite, on distribua par testament au premier fils, Constantin II, la
Gaule, l’Espagne et la Bretagne. Au deuxième, Constant, l’Italie,
l’Afrique et les pays danubiens. Au troisième, Constance II, l’Égypte et
l’Asie. Côté frères, on dota plutôt les neveux. À l’un la Thrace et la
Macédoine ; à un autre la Cappadoce, avec le titre bizarre de « roi des
rois » pour faire bisquer le shah de Perse. Les enfants du troisième frère,
qui s’appelaient Julien et Gallus, nés de deux mariages, étaient trop
jeunes pour qu’on en fît des roitelets par raccroc.
Curieux contraste : le règne interminable d’un empereur solaire, qui
avait couru après l’unicité du pouvoir temporel pour mieux servir
l’unicité du pouvoir spirituel, se soldait par un acte notarial destiné à
caser toute une maisonnée. L’important n’était plus que l’Empire fût bien
gouverné et unifié, mais que tous les membres de la famille soient casés.
Napoléon s’en inspira peut-être. Il ne pouvait, à l’évidence, en résulter
que la destruction de ce qui avait été construit au prix de cinq guerres. Et
qui risquait, en conséquence, d’en provoquer cinq autres.
Quand il eut mis en ordre ses petites affaires, le grand Constantin
quitta cette terre et se dirigea, sans doute, vers le purgatoire. Il avait
conscience que sa pratique n’avait pas été absolument conforme à la
théorie qu’il avait embrassée : laquelle, même en période de relâchement,
anathématisait plutôt le meurtre d’un fils ou d’une épouse, la mise à mort
d’un homme et d’un enfant à qui on avait promis la vie sauve ou la
livraison à l’appétit de bêtes fauves, au cours des jeux du cirque, de
captifs tout crus et garrotés. Aussi, bien qu’il fût devenu solidement
chrétien, Constantin ne se fit-il baptiser qu’au dernier moment (par un
évêque schismatique, mais c’est une autre histoire abracadabrantesque), à
l’heure où, n’ayant plus ni l’intention ni la possibilité de commettre de
gros pêchés, il lui était loisible de les confesser et surtout utile de se les
faire pardonner ?
Son enterrement, pour poursuivre le parallélisme qui s’impose sans
cesse, fut digne de celui de Staline, la grisaille en moins, l’encens et le
faste oriental en plus. D’ailleurs, l’empereur « aimé de Dieu », en
l’honneur duquel on avait multiplié des statues géantes, au nom duquel
on avait baptisé des villes, avait pris soin de se faire construire au centre
de Constantinople un imposant mausolée. Les obsèques se déroulèrent en
mai 337.
Ensuite, que se passa-t-il ? Voilà, justement, ce qui apparaît
proprement stupéfiant : il ne se passa rien.
Qui gouvernait ? Où ? Nul ne le savait. Trois mois durant les rares
décisions que l’on prit le furent au nom de Constantin encatafalqué. Il
régnait toujours. Tout se passait comme si les cinq héritiers dotés et le
sixième qui attendait sans doute la première occasion pour se doter lui-
même s’observaient, immobiles, sans esquisser le moindre mouvement.
Comme dans le final des courses de vitesse sur piste. On savait, on
sentait, que le sang allait couler, mais qui prendrait l’initiative ?
Au bout de trois mois, les trois fils se rencontrèrent du côté de la
Hongrie actuelle et se décernèrent mutuellement le titre d’Auguste. Un
signe : les trois frères et les neveux n’avaient pas été conviés.
Aussitôt après ce conciliabule commença à circuler (le bouche-à-
oreille organisé jouant le rôle des « réseaux sociaux » d’aujourd’hui) une
sidérante rumeur : on avait trouvé, sur le corps de Constantin, serré dans
ses mains rigidifiées, un billet dans lequel il affirmait avoir été
empoisonné par ses frères et demandait réparation.
Que fallait-il en penser ? En fait, on n’eut pas le temps de penser quoi
que ce soit. Tout avait été planifié, y compris une réaction soi-disant
spontanée de soldats chauffés à blanc.
Alors ce fut terrifiant. Une « nuit des longs couteaux ». Les SS du
régime, soldats d’élite qui avaient remplacé la garde prétorienne,
machines à tuer, firent irruption dans le palais. Pas de hurlements. Une
commande à « exécuter ». Carnage de professionnels. Comme à
l’abattoir. Des chambres au salon, une tornade noire. Celui-là fut cloué
dans son lit. Cet autre ne parvint à échapper au premier sicaire que pour
s’embrocher sur les glaives de trois tueurs suppléants qui bloquaient les
issues. Et celui-ci avait été égorgé dans son sommeil. Cet autre gisait
lardé de coups sur les dalles de la salle d’apparat dont on lui avait refusé
le refuge. Boucherie. Goût âcre de sang. Odeurs enchevêtrées des sueurs
de peur et de rage. Désordre des cadavres éparpillés, parfois entremêlés :
une longue traînée rouge évoquait une tentative de fuite brutalement
interrompue. Pas de blessés. On n’épargnait pas, on achevait.
Froidement. Aucune grâce au programme. On était là pour nettoyer, on
nettoyait. On faisait le boulot. Combien de victimes ? Vingt peut-être,
tous les frères, les cousins, la plupart des neveux. Un seul était absent.
Celui qui avait été bombardé « roi des rois » de Cappadoce : on envoya
un commando le liquider à Césarée. Jules Constance gisait parmi les
liquidés. Au seul frère non doté, on n’avait laissé aucune chance. Pour
réaliser plus sûrement l’exécution, on s’y était mis à plusieurs.
Et ses deux jeunes fils ? Miracle : ils étaient les seuls rescapés. Le petit
Gallus, comme évanoui dans son lit d’enfant, avait été laissé pour mort.
Hésitation à porter le coup de grâce au bambin ? Quant à Julien, le très
jeune Julien, couché sous le lit de Gallus, on ne l’avait pas remarqué. Ou
pas voulu le remarquer ?
Plus tard, il rapportera brièvement la scène dont il ne doutait plus que
l’Auguste Constance II, l’hériter de l’Orient, avait été le principal
investigateur : « Avec quelle bonté cet empereur très clément nous a-t-il
traités, nous qui étions ses proches parents. Mes six cousins qui étaient
aussi les siens, mon père qui était son oncle, puis encore un autre oncle
commun du côté maternel, et mon frère aîné, il les fit mettre à mort sans
jugement. Il voulait me tuer aussi, avec Gallus mon autre frère. Il finit
par nous envoyer en exil. »

On est loin de la Gaule ? Très près au contraire. Car ce Julien, le


miraculé de la tuerie à huis clos, l’oublié du nettoyage, devenu des
années plus tard César de Gaule, s’entichera d’une paisible bourgade
blottie dans une boucle de la Seine et en fera sa capitale. C’était Paris.
Alias Lutèce. Il fera construire son palais sur l’île de la Cité, à
l’emplacement de l’actuel Palais de Justice. Et de là, porté à bout de bras
par la quasi-totalité de la population gallo-romaine, il s’élancera contre
Constance II, l’assassin en chef, à la reconquête de l’Empire.
Qui sait ? Sans le massacre de septembre 337, Arles, Trèves, Lyon,
seraient peut-être restées capitales de la France. De toute façon, il fallait
un poète pour choisir Paris.

Il y a un détail que Julien n’oubliera pas : c’est que les instigateurs du


crime et les tueurs eux-mêmes étaient chrétiens.
CHAPITRE 24

La révolution de Constantin

En 337, Constantin meurt. Or, nul n’a pris autant d’initiatives qui ont
modelé notre monde avant la révolution de 1789 et Napoléon.
N’a-t-il pas, comme Antoine Pinay en 1958, engagé un processus de
création d’une monnaie-or forte qu’on baptisa le « solidus » ? D’où les
« sous » d’aujourd’hui. Le sou, donc. Mais aussi le repos dominical ;
l’abolition du supplice de la croix qui permit la glorification œcuménique
de ce symbole ; la réprobation de l’usage des menottes de fer dans les
prisons et l’obligation de laisser un minimum de lumière pénétrer dans
les cellules ; l’interdiction de faire combattre à mort des condamnés dans
l’arène et le relais de cette peine par le travail forcé ; le remplacement du
marquage des criminels au front par un marquage à la main ou au
mollet ; la répression implacable des rapts d’enfants ; l’interdiction aux
tuteurs de vendre les propriétés et les meubles de leurs pupilles ;
l’obligation pour les pères de famille de conserver à leurs enfants la part
du patrimoine familial appartenant à la mère ; l’annulation de la règle
interdisant aux célibataires ou aux couples sans enfants de recevoir des
legs ou des successions ; l’assurance d’une assistance sociale consentie
aux parents trop pauvres pour être en mesure d’assurer la subsistance de
leur progéniture et qui seraient tentés de s’en débarrasser ; la
condamnation de l’usure ; la sanction des avocats pratiquant des
honoraires excessifs ; l’élévation de la Palestine au statut de Terre sainte ;
la construction du Saint-Sépulcre ; l’édification de la ville de
Constantinople et la « byzantinisation » de l’Empire ;
l’approfondissement du fossé séparant l’Orient de l’Occident ; la
construction d’innombrables églises et la fermeture de nombreux
temples ; la transformation des hiérarques du clergé en gros propriétaires
fonciers ; l’esprit de croisade ; l’affirmation que « Dieu combat de notre
côté » (alors que les dieux, auparavant, se répartissaient de chaque côté) ;
les concepts d’hérésie et de schisme ; l’osmose de l’Église et de l’État ; la
prolifération bureaucratique ; l’excroissance des services de
renseignements ; l’idée de rupture, conduisant au dénigrement
systématique des prédécesseurs ; l’intégration de plus en plus affirmée
des guerriers germano-francs et de leurs familles à la communauté
gauloise.
Oui, le règne de Constantin, plus encore que le règne d’Hadrien, fut
celui qui, pour le meilleur et pour le pire, impacta le plus notre
modernité. Les humanismes et les totalitarismes étaient là, en germe. Le
christianisme est encore peu implanté en Gaule, mais les évêques y
apparaissent comme les protecteurs des faibles et des opprimés, les
représentants de la population autochtone face aux abus du pouvoir
impérial. C’est dans les régions bagaudes ou « bagaudisantes » que le
christianisme, dont le développement stagne, s’enracine le plus
profondément, suscitant l’éclosion d’un clergé spécifique.
D’où, si l’on prolonge notre litanie, ce que l’on doit à l’influence des
Évangiles : reconnaissance de l’autre comme son prochain ; apparition
des services d’entraide, des hôpitaux et des hospices ; prise d’avantage
du moral sur la rhétorique savante et sophistiquée ; esquisse de mélange
social ; accélération des affranchissements d’esclaves parallèlement à
l’irrésistible basculement d’une large fraction de la paysannerie libre
dans le servage : on confie à des esclaves des métairies, tandis que des
métayers confinent à la condition d’esclave. Deux Églises déjà : l’une qui
se penche sur la misère, l’autre qui capte la richesse. Celle qui brave
l’autorité injuste, celle qui s’appuie dessus, fût-elle injuste. L’une qui se
livre à l’État, l’autre qui se veut son contrepoids.
Mais il y a l’envers de la médaille. L’empereur lui-même, fût-ce sans
persécutions corrélatives, est le premier à porter un virulent
antisémitisme théologique : « Parce qu’ils ont sali leurs mains par un
crime impie, ils [les juifs] ont forcément les âmes obscurcies par cette
souillure. Qu’il n’y ait donc rien de commun entre vous et la tourbe
odieuse des juifs. Qu’est-ce que ces gens-là peuvent concevoir qui soit
juste, eux qui, après le meurtre du Seigneur, ont perdu tout repère. »
Une loi de 329 menace du bûcher « les juifs qui tentent de lapider,
comme le prévoit leur loi, ceux des leurs qui sont devenus chrétiens ».
Une autre, plus étrange, interdit aux juifs de s’unir illégalement à des
femmes chrétiennes qu’ils auraient enlevées dans un atelier de tissage.
Version ancienne, au fond, de la rumeur d’Orléans analysée par Edgar
Morin évoquant les femmes qui disparaîtraient dans les cabines
d’essayage des magasins de vêtements. L’humanisation est toute
relative : on adoucit quelques peines, mais vingt délits sont ajoutés pour
lesquels la peine de mort est requise, dont huit passibles du bûcher. Pour
le meurtre d’un proche parent, on rétablit une forme d’exécution depuis
longtemps abandonnée : l’enfermement dans un sac avec des serpents
avant d’être jeté à la mer ou dans un fleuve. Les unions entre libres et
esclaves sont interdites et durement sanctionnées. Une femme libre qui
épouse ou entretient des relations sexuelles avec un esclave est passible
de la peine de mort et l’esclave peut être brûlé vif. L’adultère d’une
épouse est également puni de mort, alors que l’époux peut légalement
avoir une concubine – du moins avant qu’une loi de 326 n’impose le
mariage aux concubins. Une loi spéciale s’en prend aux femmes qui
servent dans les auberges (ce qui était pourtant le cas de l’impératrice
mère) ou se donnent en spectacle et qui « distillent le venin dans le cœur
des hommes dont elles provoquent la perte ». Des amants « honorables »,
dont elles ont été la maîtresse, les auraient-ils « dotées » qu’on peut
utiliser la torture pour les forcer à restituer. La législation constantinienne
précise cependant que les filles d’auberge qui « servent à boire du vin »
étant considérées comme de quasi-prostituées, elles ne peuvent être
poursuivies pour adultère. En cas d’enlèvement d’une fille non mariée
par son soupirant, sans accord préalable de fiançailles, le coupable est
condamné à être brûlé vif, ainsi que les esclaves, la nourrice complice à
recevoir du plomb fondu dans la bouche, la jeune fille, si elle ne s’est pas
débattue, à être déshéritée et les parents à être déportés s’ils ont fermé les
yeux. Douce époque.
Progrès et régression : Dioclétien avait fait interdire les ventes
d’enfants. Constantin, en 329, les autorise quand il s’agit de nouveau-nés.
Des dizaines de lois visent à enfermer les personnes concernées dans leur
statut social, en particulier les colons, qui, s’ils tentent de s’enfuir de la
terre à laquelle ils sont attachés, « [doivent] être enchaînés comme des
esclaves pour être contraints, par l’effet d’une condamnation servile, et
satisfaire aux besoins des hommes libres ». Chacun sa charge. Pas
question de s’y soustraire. Un esclave qui s’enfuit chez les barbares peut
avoir les pieds coupés.
Humanisme et totalitarisme avons-nous dit : un des hommes les plus
savants de son temps, le philosophe Sopatros d’Apamée, fut accusé
d’avoir, par magie, fait tomber les vents, nuisant à l’approvisionnement
de Constantinople par bateaux. L’empereur « aimé de Dieu » le fit
décapiter.
Ajoutons deux initiatives qui ne seront pas sans conséquences :
l’obtention par les évêques d’un droit d’arbitrage dans les querelles au
civil entre chrétiens, voire la possibilité de transférer des affaires civiles à
des tribunaux ecclésiastiques, et la fin de la possibilité de disposer
librement, pour les municipalités, de leurs taxes locales.

LA FACE NOIRE DE LA RÉVOLUTION CONSTANTINIENNE

Les fastes et l’interventionnisme constantiniens nécessitaient de telles


dépenses que tous les moyens étaient bons pour se renflouer, y compris la
création monétaire grâce aux trésors confisqués dans les temples, ce qui
entraîna une inflation de « liquidités » qui contribua à creuser les
inégalités sociales. « C’est au temps de Constantin, dit un texte anonyme,
qu’une excessive prodigalité assigna l’or, en lieu et place du bronze, au
commerce vil. » Les plus riches s’enrichirent encore plus, mais « les plus
faibles se trouvèrent, évidemment, opprimés. Les pauvres, dans leur
affliction, étaient poussés à des entreprises criminelles ».
Allusion à la résurgence de la « bagaudie » qui prendra une nouvelle
ampleur soixante ans plus tard.
Sans doute est-ce finalement Constantin qui, en détruisant l’œuvre de
Dioclétien, en balkanisant un héritage politique transformé en patrimoine
personnel, en rompant avec une religion nationale structurante pour
s’abandonner à une autre, prétendument œcuménique mais portant la
fatalité du schisme en elle, enclencha, irrésistiblement, le processus de
dissolution puis de chute de l’Empire.
Il nous faut tirer à nouveau le fil du parallélisme que nous avons tissé
avec le communisme, tant il laisse entrevoir l’aspect le plus ambigu de la
révolution constantinienne : cette apparition d’un dogme philosophique
devenant partie intégrante d’une idéologie d’État ; cette traque
obsessionnelle des déviationnismes et des révisionnismes débouchant
immanquablement sur des schismes et des hérésies ; cette byzantinisation
du moindre débat d’idées impliquant que la violence des mots entraîne la
violence des actes ; cette mobilisation du bras séculier au profit des
pouvoirs idéologico-spirituels, en échange de quoi les tenants de la
légitimité spirituelle protégeront le pouvoir séculier ; le délirant « culte
de la personnalité » tendant à la quasi-divinisation du chef suprême,
incarnation sur terre d’une vérité, ici transcendante, et là dialectique ;
cette célébration emphatique, dans un cas du grand leader comme dans
l’autre du Grand Timonier ; cette élévation, du vivant de l’empereur, d’un
impressionnant mausolée au centre de Constantinople comme plus tard
de Moscou, offert ensuite à l’adoration de ses reliques ; cette
multiplication des villes portant le nom de l’« aimé de Dieu » (comme du
Petit Père des peuples) et de gigantesques statues à sa gloire, dont l’une,
dans la capitale impériale, reposant sur un socle de porphyre de cinquante
mètres ; cette prolifération d’ouvrages hagiographiques visant à réécrire
complètement l’histoire ; cette instrumentalisation de hiérarques
courtisans transformés en tapis-brosses ; cette soumission de
l’intelligentsia installée à une ligne décrétée d’en haut ; cette
excroissance d’une nomenklatura pléthorique encadrée par une police
politique omniprésente ; cette diabolisation des désaccords transformés
en dissidences ; cette normalisation du crime mis au service du camp du
bien ; cette banalisation des purges silencieuses et en vase clos ; cet usage
temporel de l’excommunication majeure précédée et suivie de
l’anathème ; cette réduction de toutes confrontations à un combat entre le
camp de la vérité et celui de l’erreur, celui du bien et celui du mal : tout
cela nous interpelle aujourd’hui comme une préfiguration de ce qui
entraîna le socialisme cléricalisé sur la voie que l’on sait.

PAGANISME VERSUS CHRISTIANISME,


OU LE CHOC DES BILANS

Le grand tournant, en fin de compte, ne fut pas le passage, d’ailleurs


progressif, d’une religion à une autre, ou même d’une diversité de
religions à une seule, mais le basculement d’une fausse croyance à une
vraie croyance. D’une mythologie à une vraie religion. On pouvait jouer
avec Jupiter ou avec Junon, on ne peut pas jouer avec Dieu. Virgile, un
mortel, avait pu ajouter de nouvelles aventures aux tribulations des
divinités de l’Olympe. Qui eût osé ajouter à sa convenance des chapitres
de son cru à la Bible ? Pas de rupture plus radicale que celle-là, qui fait
passer des contes traditionnels aux vérités révélées. Des allégories
littéraires aux livres saints. Des recueils de légendes au divin Testament.
Éradication du scepticisme. Refoulement de toute relativité par la
puissance des certitudes. On se conciliait les dieux ; à Dieu, on se livre.
On riait avec eux, on tremble devant Lui. Ils étaient quelque chose, il est
Tout. Ils épousaient la pluralité, il impose son unicité. On les invoquait,
on l’adore.
Double renversement. Ce qu’était l’adhésion civique à des formalités
rituelles devient foi exigée. Et exigeante. Avant Constantin, pas de guerre
au nom des dieux, qu’elle soit extérieure ou civile. Impossible ! D’abord
parce qu’ils ne sont jamais tous dans le même camp. En outre parce
qu’on ne se fait pas tuer au nom d’une simple tradition. Personne ne croit
qu’invoquer Neptune permettra de l’emporter contre ceux qui invoquent
Apollon, ou même qu’exhiber Vénus imposera la victoire sur ceux qui
brandissent Osiris ou Baal. Aussi bien est-on prêt à exhiber ou à brandir
tout à la fois Vénus, Osiris, Baal, flanqués de Mithra et de Cybèle.
Avec le passage à la religion vraie, seule vraie, la guerre sainte devient
possible. L’esprit de croisade est dans les tuyaux. Passée une période de
tolérance, la persécution, passagèrement et ponctuellement dirigée contre
les chrétiens, va devenir peu à peu, après Théodose, institutionnelle et
dirigée aussi bien contre tout ce qui n’est pas chrétien que contre des
dissidences ou divergences au sein du christianisme. Cela était-il
imaginable sous le paganisme ? Aurait-on eu l’idée de sanctionner une
façon inadéquate de concevoir le culte d’Athéna ou de prier Artémis ?
La religion était collectivement civique, mais spirituellement
individuelle. On se montrait au temple, mais on priait sa propre divinité
dans sa propre chapelle, chez soi, en famille. Le rapport s’inverse.
Paradoxe : il y a des horreurs que l’on commettait avant que le
christianisme n’y mette un point final. Il y a des horreurs qu’on ne
commettait pas, mais qu’à l’ombre du christianisme on en viendra à
commettre. On ne livrera plus des êtres humains aux bêtes fauves mais au
bûcher. Mourir cuit plutôt que mangé cru. Jamais l’Église n’eût permis
qu’un roi catholique commît les crimes dont Néron ou Caligula se
rendirent coupables. Mais jamais les empereurs païens, fût-ce Néron ou
Caligula, n’auraient pris l’initiative de déclencher une Saint-Barthélemy
ou une croisade des Albigeois. Pour le meurtre d’Agrippine, Néron aurait
sans doute été excommunié, mais Commode lui-même n’eût jamais fait
brûler Jean Huss ou Michel Servet.
Le christianisme fit à l’altruisme désintéressé, au don de soi, à
l’ouverture à son prochain, à la miséricorde, une place que le paganisme
leur réservait fort peu. En même temps, et en plan large, il se contenta
d’intervertir les abominations. Hier la haine les expliquait, ensuite
l’amour les justifia. À l’image de Constance II, Clovis massacrera lui-
même, à coups de hache, l’essentiel de sa parentèle pour protéger ses fils,
lesquels égorgeront les deux petits-enfants de leur frère. S’agissant d’un
païen, comme Domitien par exemple, il n’y avait aucune excuse à
invoquer, et, généralement, on ne s’y essayait pas. S’agissant des
susnommés, il en fallait, des excuses, et on en trouva. Le saint Grégoire
de Tours s’en chargea, arguant des impénétrables voix du Seigneur. Le
crime païen est un crime qui se suffit à lui-même. Pas d’aumônier aux
armées pour couvrir la torture. On torture parce qu’on torture. On ne
mêle pas les dieux à ça. Ce serait le comble. Pas leurs affaires. Le
christianisme récuse cette froideur. Le crime prend sens. Il le doit, sans
quoi il se damnerait. Dieu se mêle des tueries, ou, plutôt, on l’y mêle. Il
n’y a rien là de blasphématoire. C’est parce qu’on massacre en son nom
qu’on pourra, en son nom également, appeler à la fin des massacres.
Les dieux païens étaient incapables de telles injonctions. On ne leur
doit aucune guerre. Aucune paix non plus. D’ailleurs ce ne sont pas les
hommes qui faisaient la guerre en leur nom, ce sont les dieux qui la
faisaient au nom des hommes.
Un basculement de plus : avant Constantin, pratiquer n’exige
nullement de croire. Croire est, à la limite, déraisonnable. Après
Constantin, la raison n’est plus qu’un appendice de la nécessité, sinon de
l’obligation de croire. Au centre de l’engagement religieux s’installe en
effet le Credo. Non plus un mouvement vers, mais une affirmation
préalable. Non plus une recherche, mais la proclamation réitérée d’une
trouvaille. Non pas « je pense que », mais « je crois que ». Je ne le crois
pas « en ce qui me concerne », je le crois « conformément à la
formulation collective qui définit et blinde cette croyance ». « Je le crois
sous cette forme-là, je le crois comme ça. Exactement comme ça, avec
ces mots précis-là. » Je n’ai pas créé les expressions qui traduisent cette
croyance, je les ai adoptées. Je m’y suis soumis.
D’où la suite : toute modification de formulation devient lourde d’un
schisme possible. Une prière n’est plus une improvisation, mais une
répétition. Elle ne traduit pas des sentiments, mais une adhésion. Un
ancrage. Elle définit un camp. En découle une possible inquisition. Dès
lors, en effet, l’hérésie potentielle est toujours là, cachée derrière la façon
de croire et de le dire, l’ordre de la croyance, les concepts qui la
cadenassent et qui l’expriment, derrière la moindre entorse suggérée à la
structure du Credo.
Or voilà que, d’Orient, d’Alexandrie exactement, surgit une
suggestion, devenue injonction, à hiérarchiser le déroulé du dogme
trinitaire : d’abord le Père, ensuite le Fils, non pas trois concepts en un,
deux personnes en une, mais deux émanations de l’unique : le Fils et le
Saint-Esprit. Le Fils n’est pas Dieu d’une autre façon, mais demi-Dieu en
quelque sorte. Sa part d’humain ne se dissout pas totalement dans la
filiation avec le Père, qui ne serait, alors (comme quand Jupiter se change
en cygne), qu’une autre forme de père. Le fils, le Christ, est un numéro
deux.
Horreur ! Atteinte criminelle au Credo. De cette controverse – et cela
va se dérouler en partie sous le règne de Constantin – va surgir un
schisme qui deviendra hérésie. Deux siècles en seront bouleversés.
Déchaînement de passions. La face du monde s’en trouvera modifiée. La
France y puisera l’essentiel de son identité religieuse. C’est ce que nous
allons brièvement relater.
Plus tard, mais ce n’est plus notre propos, l’ajout au Credo de l’incise
« filioque », c’est-à-dire « et le fils », provoquera le second grand
schisme, celui qui séparera l’Église orthodoxe de l’Église catholique et
définitivement l’Orient de l’Occident.

Si le débat est encore possible, en ce quatrième siècle, au sein du


christianisme, c’est que (nous le constaterons bientôt) le paganisme n’a
pas encore rendu les armes. Constantin n’a pas rompu avec le principe de
tolérance, ou plutôt avec celui de l’acceptation des errements. Qu’on en
juge : « Les croyants, proclame-t-il, peuvent s’ils le veulent fréquenter les
temples du mensonge. Paix à ceux qui sont dans l’erreur. » Ou encore :
« Allez-vous-en, impies, vers vos centres de superstition, cela vous est
permis parce que votre péché est incorrigible. Vous êtes les esclaves de
vos plaisirs ! »
Bientôt, cette permissivité dans le rejet n’aura même plus cours.
CHAPITRE 25

Quand les tenants de l’« essence » et ceux


de la « substance » s’écharpent sur la place publique

Le problème avec les mystères, c’est qu’ils sont éminemment


mystérieux. Ainsi, ce concept de « Trinité » qui fait du fils de Dieu, qui
est en réalité consubstantiel à Dieu, son propre fils. Un être qui est à la
fois lui-même et un autre.
« Comment, interrogeait Voltaire dans le Dictionnaire philosophique,
peut-on dire qu’il n’y a qu’un Dieu et que, néanmoins, il y a trois
personnes, chacune desquelles étant véritablement Dieu ; que les trois
personnes de la Trinité sont soit trois substances différentes, soit des
accidents de l’essence divine, soit cette essence même sans distinction.
Que, dans le premier cas, on fait trois dieux. Que, dans le second, on fait
Dieu composé d’accidents, on adore des accidents, et on métamorphose
des accidents en des personnes. »
Cela trouble. Cela désarçonne les esprits simples et excite
démesurément les esprits compliqués. Or, en Orient, il y avait pléthore
d’esprits compliqués. Lorsque la question de la hiérarchisation du rapport
entre Dieu le père et Jésus-Christ le fils fut posée à Alexandrie par un
prélat nommé Arius, Constantin réagit d’abord avec un extrême bon
sens : il envoya aux évêques une circulaire dans laquelle on pouvait lire :
« Il eût fallu commencer par ne pas poser de pareille question et par n’y
pas répondre. »
Malheureusement, on les posa. Et on y répondit. Évidemment pas de
façon uniforme.
ARIUS NE SE SENT PLUS

En l’occurrence, on l’a dit, c’est le dénommé Arius, un type du genre


obstiné et même collant, qui s’y colla. Le Père, se mit-il à clamer, est seul
inengendré – retenez bien ce terme –, « seul éternel, seul sans
commencement ». D’où – suivez mon regard – il fallait en conclure que
le Fils, qui lui avait été engendré, n’était pas éternel, qu’il avait un
commencement (bizarrement, Arius situait ce commencement non à sa
naissance à Bethléem, mais avant la création du monde… pas de limite à
la casuistique). Il n’en concluait pas moins qu’« il fut un temps où il
n’était pas. Avant d’être engendré, il ne l’était pas ». C’était donc, au sens
plein du terme, une « créature ». Exceptionnelle, certes, incomparable,
mais « créature » tout de même. Notons que, depuis l’arianisme,
personne n’a osé qualifier Jésus-Christ de « créature ».
Et là – ouh là là ! –, Arius, gonflé, ajoutait que cette créature
engendrée était inférieure au Père. Son bras droit en somme. Émotion.
Agitation. Bouillonnement.
Une telle controverse théologique en Gaule n’aurait intéressé personne
et, d’ailleurs, elle n’y intéressa personne. Mais, en Orient, et
particulièrement en Égypte, elle provoqua illico un invraisemblable tohu-
bohu. L’évêque d’Alexandrie, très logiquement nommé Alexandre,
somma Arius de se rétracter et lui proposa un débat public. Il est
dommage qu’à l’époque il n’existât pas d’équivalent de BFM TV. Arius
fit sa mauvaise tête. Se bloqua. Comme on dirait aujourd’hui, il ne lui
déplaisait sans doute pas d’être « médiatique ». Quelle plus évidente
réussite que de parvenir à devenir chef d’une Église ? Qui n’en rêve ?
Pour ces milliers de gourous qui, à travers l’histoire, ont pris la tête d’une
secte, avant d’être renvoyés sans ménagement à leur incognito, certains
ont réussi : saint Paul comme Calvin, George Fox créateur des quakers
comme Thomas Münzer et les anabaptistes. Comment ne pas
s’interroger, quand l’affaire semble prendre : « Pourquoi pas moi ? »
Arius, diacre quelque peu anonyme, voyait peu à peu l’Empire tout
entier, presque le monde donc, s’intéresser à lui. Cela en eût enivré
d’autres.
Non seulement il ne cède pas, mais il cherche le soutien d’autres
évêques, dont celui de Nicomédie. Entreprise fractionnelle. Il est
excommunié ainsi que deux évêques, huit prêtres et dix diacres qui l’ont
soutenu. L’évêque de Nicomédie réunit un concile croupion qui réintègre
Arius. Tout l’épiscopat oriental se divise. Les pamphlets se croisent, les
lettres ouvertes se mélangent les feuillets. Les conciles bidon se
multiplient. La polémique se démocratise, déborde sur la place publique.
On manifeste dans les rues. On se frite, on se claque, on ne recule pas
devant l’émeute. Les dockers d’Alexandrie – on se demande bien
pourquoi – avaient pris parti pour Arius et défilaient en entonnant un
cantique de sa composition. Bientôt, on ne causa plus que de ça. On allait
acheter une galette en demandant au commerçant s’il se situait du côté de
l’« engendré » ou de l’« inengendré ». Le fameux dessin de Caran
d’Ache en pleine affaire Dreyfus eût été parfaitement adapté à la
situation : ils en ont parlé ! Grégoire de Nysse en témoigne : « Si vous
vous informez sur le cours d’une monnaie, l’agent de change se prend à
philosopher devant vous. Si vous demandez combien coûte le pain, on
vous répond le Père est plus grand et le Fils inférieur. Et si vous dites
“est-ce que le bain est prêt ?”, le garçon vous assure que le Fils est tiré du
néant ! »

CES CHOSES-LÀ SONT RUDES

Il faut dire que ces choses-là sont rudes et, comme l’écrivait le père
Hugo, « il faut pour les comprendre avoir fait des études ». Dieu, de lui-
même, est donc le fils. Ou, plus exactement, le fils est également son
propre père. Ils sont trois, mais ce trio se dissout dans l’unique. La
séparation du Père et du Fils n’est que l’expression de leur intrinsèque
unité. La différence est la forme qu’a prise leur identité.
Mais alors, ricane le titi d’Alexandrie, dont certains libelles reprennent
les arguments terre à terre : la Vierge Marie a poudré, avant de les langer,
les fesses de Dieu ? Dieu a eu la rougeole ? Il fait pipi au lit ? Sur la
croix, il s’est adressé à lui-même en se soupçonnant de s’être
abandonné ? Si Dieu a un fils, fait remarquer l’évêque d’Antioche, il a
une famille.
C’est encore Voltaire dans son Dictionnaire philosophique qui résume
ainsi le dilemme : « Voilà une question incompréhensible, qui a produit
plus d’horreurs que l’ambition des princes, qui pourtant en a produit
beaucoup. Jésus est-il verbe ? S’il est verbe, est-il émané de Dieu dans le
temps, ou avant le temps ? S’il est émané de Dieu, est-il coéternel et
cosubstantiel avec lui ou est-il d’une substance semblable ? Est-il distinct
de lui ou ne l’est-il pas ? Est-il fait ou engendré ? Peut-il engendrer à son
tour ? A-t-il la paternité ou la vertu productive sans paternité ? Le Saint-
Esprit est-il fait ou engendré, ou produit, ou procédant du Père ou
procédant du Fils ou procédant de tous les deux ? Peut-il engendrer ?
Peut-il produire ? Son hypostase est-elle consubstantielle avec
l’hypostase du Père et du Fils ? Et comment, ayant précisément la même
nature, la même essence que le Père et le Fils, peut-il ne pas faire les
mêmes choses que ces deux personnes qui sont lui-même ? […] Je n’y
comprends rien assurément. Personne n’y a jamais rien compris. Et c’est
la raison pour laquelle on s’est égorgé. »
Il y avait une lecture philosophique, quasi épicurienne (ou hégélienne)
possible, du concept de Trinité qui eût permis de résoudre la quadrature
du cercle. Le concept d’un Dieu n’étant ni une personne ni une
substance, mais une idée. La « compactisation » intellectuelle des trois
étapes : le créateur ou la création ; le processus de création et le créé. En
somme, une dialectique divinisée. Le Saint-Esprit comme catalyseur qui
permet d’effectuer la synthèse du père abstrait et du fils concret, la thèse
et l’antithèse. Mais on jugea que c’était déjà assez compliqué comme ça.
Quelques décennies plus tôt, à Rome, un certain Sibellus (ses disciples
s’intituleront des sibelliens) niait déjà la réalité des trois personnes de la
Sainte Trinité, la ramenant à une seule personne sous trois aspects
différents : Dieu alternativement pouvant jouer le rôle du Père, du Fils et
du Saint-Esprit. Quelques siècles plus tard, au sein de l’Empire byzantin,
la même controverse rebondira avec l’apparition du mouvement
monophysite.
On voit bien quelle angoisse tenaillait les chrétiens du IIIe ou IVe siècle
en butte à l’hostilité d’un pouvoir païen. Cette indéchiffrable histoire de
Trinité ne reconstituait-elle pas, en fait, une forme de polythéisme ?
D’autant qu’en vérité le Saint-Esprit, dans cette affaire, hérite d’une
fonction assez marginale parce que éthérée, le troisième terme du
triptyque sacré s’incarnant plutôt en la Vierge Marie, divinisée à son tour
puisqu’elle monte au ciel et que sa propre conception sera décrétée
immaculée.
Le père, le fils, la mère : ce qui défrisera le protestantisme.

LES CONSÉQUENCES GÉOPOLITIQUES DU SCHISME ARIEN

Une fois encore le lecteur pourra avoir l’impression qu’on s’éloigne


quelque peu de la Gaule. Or, tout au contraire, nous voyons là surgir une
dimension essentielle de son identité. Et cela pour une raison qu’il nous
faut d’emblée expliciter.
L’arianisme, qu’il faut désormais opposer au « catholicisme », prend,
dans un premier temps, une extension considérable. Constantin, à la
veille de sa mort, s’est lui-même fait baptiser par l’évêque de Nicomédie,
acquis aux thèses d’Arius. Constance II, son fils qui hérita de l’Orient, et
qui régna, finalement, sur tout l’Empire, embrassera l’idéologie arienne.
La Gaule, elle, totalement insensible à ce mystique enculage de mouches
(outre que le christianisme a du mal à s’y implanter), restera enracinée
dans l’orthodoxie trinitaire. Tout cela est compliqué au possible et l’esprit
gaulois reste plutôt fermé, à l’époque, aux acrobaties dialectiques ; de
toute façon c’est le dogme, c’est comme ça. Il faut s’y tenir. Jugulaire,
jugulaire. On ne va pas commencer à remettre en cause ce qu’on a eu tant
de mal à ancrer dans les esprits. La quasi-totalité de nos évêques est sur
cette ligne. Mais, autour de nous, progressivement, c’est une autre paire
de manches.
Pour une raison assez inattendue, les barbares wisigoths sont les
premiers à se convertir au christianisme, cela sous l’influence d’un
théologien arien. L’arianisme devient leur religion d’État. Religion
tentante, en vérité, puisque le maître du pouvoir temporel (comme en
Grande-Bretagne) peut s’y poser en chef de l’Église. Ce qui interdit aux
évêques de jouer les emmerdeurs. En conséquence de quoi, sans doute,
les autres grands peuples germains migrants, Ostrogoths, Burgondes,
Vandales (Lombards plus tard) adhèrent à leur tour à l’arianisme. C’est
pourquoi, lorsque les Francs de Clovis, restés eux totalement païens,
occupèrent le Nord de la Gaule, cent cinquante ans après les événements
que nous rapportons, ils se retrouvèrent entourés d’États ariens, les
Wisigoths s’étant installés dans le Sud-Ouest jusqu’à Poitiers (avec
Toulouse et Bordeaux comme centres), les Burgondes dans le Sud-Est
(d’Avignon à Besançon en passant par Lyon et Genève), les Ostrogoths
dans l’extrême Sud et en Italie.
C’est alors que Clovis (Louis I pour les intimes) eut comme une
fulgurance : alors même qu’il ne croyait ni à Dieu ni au diable, qu’aucun
principe moral ne l’étouffait, que ses pratiques le rapprochaient plus de
Néron que de saint François d’Assises, il décida de se convertir au
christianisme dans sa version catholique, anti-arienne. Cela aura de
considérables conséquences : d’abord la Gaule, devenue à cette époque
profondément catholique – c’est-à-dire chrétienne « trinitaire » –, se
ralliera massivement à lui, évêques en tête, élevant ce semi-barbare cruel
et fruste au rang d’envoyé de la Providence ; ensuite le pape de Rome et
l’empereur de Constantinople, revenus à l’orthodoxie catholique, feront
de ce Clovis leur champion. Grâce à quoi le chef des Francs Saliens
mènera une guerre de croisade qui lui permettra d’abattre le royaume
wisigoth d’Occitanie puis, plus tard, le royaume burgonde de Bourgogne
et de réunifier ainsi, provisoirement, la Gaule à son profit.
Le catholicisme, un catholicisme ancré dans son orthodoxie, forgé plus
encore par sa lutte contre l’arianisme que contre le paganisme, est ainsi
devenu l’une des composantes essentielles de notre spécificité.

Cette formidable effervescence autour de la divinité ou de la


temporalité du Christ, ce premier grand schisme qui faillit connaître le
destin du protestantisme, eut une seconde conséquence sur laquelle on
insiste moins aisément. Résumons : l’arianisme apparaît comme un
monothéisme plus radical et plus affirmé que le christianisme trinitaire,
qui s’est même quasiment inventé une déesse. Non seulement il affirme
l’unité absolue de Dieu le père, mais, par voie de conséquence, il tend à
ramener un Jésus-Christ semi-réhumanisé au simple statut de messager.
Or, que constatons-nous ? Que l’islam – monothéisme intégral qui, en
Mahomet, ne reconnaît qu’un prophète messager – s’est installé, à partir
de son foyer arabique, sur les terres qu’avait un temps dominées
l’arianisme, en particulier l’Espagne, l’Orient byzantin, l’Égypte et la
Syrie. Ainsi que l’Afrique du Nord conquise par les Vandales ariens et
certains pays balkaniques.
Ce qui laisse soupçonner que la « conquête arabe », en réalité massive
conversion de peuples à l’islam initiée par de très petits groupes de
conquérants, fut largement favorisée par la persistance, dans ces régions,
d’un tréfonds arien, donc radicalement monothéiste. En Espagne surtout.
À l’inverse, une partie de notre identité a été forgée par la geste, fût-
elle fantasmée, de notre confrontation avec la poussée musulmane, de
l’héroïsation de la pseudo-bataille de Poitiers à la Chanson de Roland,
bien que les Sarrasins fussent en vérité des Basques. Les Français de
Pierre l’ermite et de Godefroy de Bouillon ne se porteront-ils pas à
l’avant-garde des croisés jusqu’à ce que saint Louis s’égare du côté de
Tunis et de Damiette ? Entre la résistance de la Gaule à l’arianisme, y
compris quand l’empereur Constance voudra le lui imposer, la
reconquête lancée par Clovis contre les Wisigoths ariens qui contrôlaient
l’Occitanie, la mythification du coup d’arrêt de Poitiers et le
préromantisme des croisades, il y a au fond une continuité.

NE PLUS EN CHANGER UN IOTA

Constantin consterné, qui ne comprit jamais rien à cette embrouille


métaphysique, tenta donc de s’extraire de ce sac de nœuds. Comme
l’épiscopat chrétien l’avait imprudemment fait juge des élégances
doctrinales, il invita, en 324, tous les évêques à un concile
« œcuménique », c’est-à-dire, étymologiquement, « concernant le monde
entier ». Il leur proposa de leur fournir les moyens de transport. Le lieu
de rendez-vous était Nicée, en Asie Mineure, non loin du Bosphore.
Quelque deux cent soixante évêques s’y rendirent. Parmi eux, deux cent
cinquante étaient orientaux, les prélats gaulois brillant par leur absence,
ce qui est d’autant plus remarquable qu’ils brandirent ensuite comme
dogme intangible les principes qui furent alors approuvés sans eux.
On réprouva Arius, à qui cela ne fit ni chaud ni froid. Puis on
concocta, sous la pression de Constantin – présent bien qu’il ne fût même
pas encore baptisé –, à l’issue d’un débat qu’on dirait aujourd’hui tiré
d’une pièce d’Eugène Ionesco ou d’Alfred Jarry et qu’on hésiterait à
diffuser sur France Culture, une expression empruntée à la philosophie,
une formule – on parlera alors de la « formule de Nicée » – aussitôt
intégrée au Credo, un article de foi donc, que chacun fut sommé de bénir.
La trouvaille résidait dans un mot grec – car l’Orient parlait grec –,
homoousios, qui signifiait que le Père et le Fils sont « consubstantiels ».
Identité de substance et d’essence en somme. Il ne s’agit donc plus de
deux personnes en une, mais d’une seule essence qui s’exprime de deux
ou trois façons différentes. Et on retombe dans l’hérésie. Kafka, au
secours !
On approuva malgré tout, d’une main et demie, parce que, de toute
façon, on n’avait rien compris (et que Constantin, qui comprenait encore
moins que les autres, avait poussé à la roue) ; on le regretta cependant
aussitôt, en arguant, précisément, de ce qu’on n’avait pas forcément tout
compris.
N’empêche, la « formule de Nicée » fit fureur, comme le mot
« dialectique » en un autre temps. Vous ne le croirez sans doute pas,
mais, dans les auberges, les fans du homoousios se crêpaient la frange
avec les tenants d’une ousia hypostaseis, autrement dit d’une nature en
trois personnes.
Comme si cela n’était pas assez imbitable, aux tenants de la
« consubstantialité » s’opposaient ceux d’une substance semblable (le
Père et le fils ne sont pas la même personne, mais des personnes qui se
ressemblent). Or ce dernier concept se dit homoiousios. Entre
homoousios et homoiousios, il n’y a qu’un « i » de différence, un « iota »
en grec. D’où l’expression, à propos d’un texte canonique : « Il ne faut
pas en changer un iota. » Surtout pas !
Il paraît que des couples que divisait leur interprétation du homoousios
étaient proches du divorce. Les barbiers d’Antioche en tenaient pour une
interprétation qui n’était pas celle du maréchal-ferrant d’Alexandrie. Les
cochers en pinçaient pour l’homoousios que refusait, en revanche, le
soldat de la garde. Ici on s’abîmait béatement dans la
« consubstantialité », et là on ne s’interdisait pas de clamer « mort au
consubstantiel ». Les femmes au foyer – elles l’étaient presque toutes –
raffolaient de ces acrobaties. La « populace » elle-même était prise de
hoquets philosophiques : puisqu’on vous dit que la totale différence est la
forme que prend parfois la plus absolue unité, c’est clair non ? La même
substance peut d’ailleurs, c’est bien connu, se manifester sous trois
aspects : liquide, solide, gazeux. Mais Dieu était-il une substance ou une
essence, une personne ou un principe ?

DES CONSÉQUENCES DÉPLORABLES

Quelque cinquante ans plus tard, cependant, il faudra convoquer à


Constantinople un nouveau concile pour sortir de ce capharnaüm
idéologique en complétant l’homoousios par le concept d’une « nature en
trois personnes ». Raymond Devos était byzantin. Concours de subtilités
qui devenaient autant de trappes ouvrant sur l’obscurité. Cascades
d’arguties, effervescence de casuistique que seul le marxisme parviendra
à égaler dans les Temps modernes.
Sur le moment, deux récalcitrants affirmés furent exclus par
l’empereur, confirmant qu’un État totalitaire servait désormais de bras
séculier à une Église que, trente ans auparavant, on opprimait en la
soupçonnant de subversion libertaire.
Camille Jullian a fort bien défini, au début du XXe siècle, « l’esprit
d’exclusion, l’orgueil de la foi, la prétention de chaque secte à détenir
l’orthodoxie et à transformer la différence en hérésie jugée plus
dangereuse et plus perverse que le paganisme lui-même ». (Là encore, on
rappellera que le communisme orthodoxe manifesta plus de violence à
l’endroit du trotskisme qu’à l’égard du libéralisme.)
Chaque tendance voulait le soutien de la puissance publique et en
appelait à l’empereur. Ceux-ci s’appuyaient sur un fils de Constantin,
ceux-là sur un autre. Des portions de territoire passeront sous la coupe de
l’une ou l’autre partie : « Le christianisme, ajoute Jullian, n’avait échappé
à la brutalité et à la maladresse de l’autorité politique que pour s’appuyer
aussitôt sur elle et sur son pouvoir. L’Église, renonçant à quelques-uns
des principes qui avaient présidé à sa naissance, reniant l’œuvre des
martyrs, offrit au prince le pouvoir de s’occuper des âmes. Elle les lui
livra et le supplia de prendre parti entre les croyances de ces âmes. »
Voilà comment, dans un édit tardif, Constantin s’adresse à certains
hérétiques : « Vous, ennemis de la vérité, ennemis de la vie et conseillers
en perdition, tout chez vous est contraire à la vérité, en harmonie avec les
actions les plus mauvaises, fertiles en stupidité. »
Cette évolution sera lourde de conséquences : vont en résulter des
siècles de terreur idéologique, de régression philosophique, de
compromission et parfois d’osmose entre Église et pouvoir. Parallèlement
à d’incontestables avancées qui humaniseront la vie sociale. La Gaule
sera d’autant plus entraînée dans ce processus que la lutte contre l’hérésie
et le refus du schisme modèleront son accès progressif à une forte
identité religieuse.

Sur pression impériale, on accoucha d’une formulation


incompréhensible pour le commun des mortels, si bien que l’auguste
inspirateur, pour qui cette expression grecque était de l’hébreu, finira
presque, au seuil de sa mort, par passer dans le camp d’en face et que son
successeur en Orient, Constance II, y basculera complètement.
D’où ce chassé-croisé : dans un premier temps, Arius est exilé et son
principal adversaire, l’inventeur de l’homoousios, Anastase, un nabot
moche comme un pou mais porté par son talent oratoire, triomphe. Il est
promu au siège épiscopal d’Alexandrie. Puis, en un second temps, Arius
est rappelé, et Anastase est exilé. Où ? En Gaule, à Trèves. Il y est
accueilli avec enthousiasme et contribue puissamment à durcir
l’orthodoxie catholique du clergé gaulois, à conforter son opposition
intransigeante à l’arianisme.
Dès lors, à une mauvaise passe près, le chrétien gaulois sera nicéen à
mort. La consubstantialité deviendra son truc.
CHAPITRE 26

Quand un Franc prend la tête de la révolte gauloise

À la mort de Constantin, l’Empire fut divisé en trois, chaque portion


ayant à sa tête un des fils du défunt empereur : Constance II en Orient,
Constant en Italie et dans les pays danubiens, Constantin II en Gaule. On
remarquera que l’empereur « aimé de Dieu » n’était pas narcissique dans
le choix des patronymes de sa progéniture.
Une triple monarchie bénie par l’Église (elle-même divisée en deux)
avait en somme remplacé ce qui restait de république. Encore une fois,
Rome n’était plus dans Rome. Or, que se passe-t-il quand trois individus,
aussi ambitieux les uns que les autres, se partagent le même patrimoine
foncier ? Tout devient prétexte à s’emparer de la part des autres. D’autant
que Constantin II, le nouveau César des Gaules, considère que ses
frangins se sont partagé le salon et qu’ils lui ont laissé le vestibule et les
toilettes. À Trèves, il fait froid l’hiver et on est entouré de Germains qui
mangent avec les doigts. Il aimerait mieux aller se pavaner à Rome.
Constant, installé à Milan, met le feu aux poudres en titillant et en
énervant Constantin II, plutôt bien accepté en Gaule, mais qui n’a pas
inventé le bocal à cornichons. Le second saute à pieds joints dans le
piège de son frère. Il attaque en Italie du Nord, traverse la plaine du Pô et
se fortifie à Aquilée dans l’actuelle Vénétie. L’autre, qui n’attendait que
ça, envoie des troupes. Aux premiers heurts il fait semblant de fuir, alors
qu’il a dissimulé l’essentiel de son armée sur ses arrières. Constantin II
tombe dans le panneau et se fait cueillir comme un gland. Exit
Constantin II. C’était couru : Caïn s’est débarrassé d’Abel.
LA GAULE ENTRE LES PATTES D’UN BATRACIEN DE BÉNITIER

Constant récupère donc la Gaule, qui n’apprécie pas du tout. Le gusse


n’est effectivement pas très alléchant. Catholique affirmé (c’est-à-dire
chrétien fidèle à la « formule de Nicée »), intolérant, presque fanatique,
persécutant païens et juifs, se régalant apparemment des controverses
théologiques, il dissimule, sous sa défroque de dévot, une personnalité
plus hétérogène, mais moins hétérosexuelle. Avide, débauché, noceur,
ivrogne sur les bords, accro à la chasse à en perdre sa place, son
activisme gay aurait été étouffé s’il n’avait pas eu tendance à se réserver
des morceaux de choix parmi les musculeux captifs germains et les
otages. Deux Constant en un, en somme.
Le batracien de bénitier, ou le Tartuffe, était en outre flanqué d’un
conseiller, ex-païen militant, nommé Firmicus Maternus qui, depuis sa
conversion, se comportait en annonciateur de Torquemada. Dans son
ouvrage L’Erreur des religions païennes, on pouvait lire : « Ces pratiques
non chrétiennes, on doit les supprimer radicalement et les anéantir. Il faut
les sanctionner suivant les plus sévères dispositions de la loi, afin que la
mortelle erreur de ce vil préjugé n’aille pas infecter plus longtemps le
monde romain… » Ou encore : « On sait bien les châtiments qui
conviennent pour cette erreur. Plutôt que de laisser les âmes se perdre,
n’est-il pas préférable de les libérer malgré elles. »
Texte remarquable en ce qu’il annonce la future logique des
inquisiteurs.
Même les chrétiens gaulois, aussi disciplinés et confits fussent-ils dans
leur orthodoxie nicéenne, finirent par considérer que Constant en faisait
un peu trop. Il leur fit pourtant un cadeau : pour emmerder son deuxième
frère Constance, qui multipliait en Orient les assemblées favorables à
l’arianisme, il convoqua à Arles son propre petit concile, auquel
participèrent trente-quatre évêques gaulois tous catholiques. Concile qui
en remit une couche en matière de « consubstantialité ».
Les barbares germains, Francs et Alamans, que cette gymnastique
théologique laissait parfaitement froids, profitèrent des discussions des
impériaux romains à propos, non du sexe des anges mais de la substance
de celui de Jésus-Christ, pour tenter de jolis coups du côté du Rhin. Ils
s’y essayèrent donc. Et Constant, qui avait la tête ailleurs, négocia avec
eux.

COMMENT LES FRANCS S’INSTALLENT EN GAULE

Le lecteur en a-t-il pris conscience : depuis Constance Chlore et


Constantin, la tendance, déjà ancienne, à intégrer des Francs à l’appareil
défensif du pays rhénan n’a cessé de s’amplifier. C’est à une lente mais
continuelle germanisation du Nord de la Gaule que l’on assiste, et elle
commence (on va vite le constater) à peser sur la nature et la composition
du haut commandement gallo-romain. Des chefs francs sont déjà devenus
des généraux romains, tandis que des guerriers francs ont été recrutés
pour étayer les effectifs de la garde. L’implantation de colons germains à
côté d’auxiliaires a initié une fusion des populations, si bien que, quand
Clovis et sa petite troupe entreprirent, à partir de Tournai, puis de
Soissons, de conquérir la Gaule septentrionale quelque cent trente ans
plus tard, ils trouvèrent un terrain d’autant plus favorable que la
population gauloise s’y était déjà mélangée à une importante
communauté de souche germanique et que ce qui restait de l’armée gallo-
romaine était largement encadré par des officiers francs.
De cet état de fait nous allons rapidement avoir une spectaculaire
illustration.
Comment ceux dont nous hériterons le nom – les Francs – étaient-ils
perçus à l’époque ? Un intellectuel grec d’Asie Mineure nommé Libianus
notait qu’ils « ne connaissaient aucun travail sédentaire et ne savaient que
porter les armes. Leur roi ne les laissait ni manger sans arme ni dormir
sans casque ». Et il ajoutait même cette étrange assertion : « Voyez un
Franc mutilé, il continue de combattre avec les débris de son corps. »
Il est d’autant plus important de prendre conscience de cette présence
des Francs en Gaule, bien avant que le pays ne se donne à eux, qu’après
cinquante ans de stabilité et de « normalisation » le sentiment national
gaulois va à nouveau exploser et renverser la donne. Et ce sont des
Francs qui seront à l’origine de ce revers.

Le premier à mettre le feu aux poudres, le dénommé Magnence, exerce


un haut commandement dans la garde impériale. Né à Amiens, il est
d’origine franque. Son père fut l’un de ces captifs germains qu’on installa
comme colon, sans doute en Armorique. Sa mère, une sorte de
prophétesse, était restée ancrée à la tradition germanique. Leur fils avait
été formé à l’école romaine. De lui-même, il serait sans doute resté
peinard. Or le ministre du Trésor de Constant, Marcellinus, jugeant que
cet empereur d’Occident ne le traitait pas comme il convenait, l’avait pris
en grippe. D’où l’idée de lui réserver un chien de sa chienne. Et, pour ce
faire, il choisit le dénommé Magnence, populaire dans l’armée. Les
nombreux Francs qui s’y trouvaient en avaient fait leur héros. La base
gauloise, restée païenne, ne pouvait pour sa part plus supporter les excès
de zèle cléricaux d’un empereur fanatiquement catholique. Les régions
bagaudes murmuraient contre la pression fiscale. Les élites déploraient
les mœurs, à leurs yeux dissolues, du fils de Constantin. La nostalgie des
empereurs gaulois continuait à travailler les esprits.

COMMENT ON RENVERSE UN EMPEREUR D’OCCIDENT

En janvier 350, Constant s’installe à Autun pour y organiser de


longues parties de chasse. Marcellinus, le trésorier en chef, et Magnence
l’y accompagnent, suivis de la garde impériale, de quelques cohortes de
soldats et de la cavalerie gauloise. L’empereur d’Occident, qui est là pour
ça, se lance à travers bois, à la poursuite de chevreuils et autres sangliers,
entouré de quelques « grosses légumes » de son état-major.
C’est l’occasion qu’attendait Marcellinus. Il prétexte l’anniversaire de
son fils pour inviter à souper le gratin de l’armée resté sur place ainsi que
des notables de la Cour qui souffrent du mépris que l’Auguste leur
témoigne. On bouffe, on boit, on chante, on beugle. Les frustrations
s’exhalent. On se lâche. La nuit est déjà très avancée quand Marcellinus,
qui a fait fermer les portes de la ville et placer des sentinelles devant
chacune, fait un geste à Magnence qui quitte les lieux. Quand il
réapparaît, stupeur, il a les épaules couvertes du manteau de pourpre
impériale. Un coup de folie ? Non… L’affaire a été bien préparée.
Aussitôt, quelques dizaines d’officiers, des comparses qui font partie de
la conjuration, se lèvent, comme transportés d’enthousiasme, et
scandent : « Gloire à Magnence Auguste ! »
On est passablement éméché. La ferveur de quelques-uns entraîne le
ralliement de tous. On sort. On forme cortège. Et même commando. De
petits groupes en armes se ruent sur le palais qu’ont abandonné
prudemment les gardes, s’emparent de l’argent dont Marcellinus, et pour
cause, sait où on le cache. On le distribue aux soldats, puis on arrose les
civils qui, attirés par le bruit, commencent à s’attrouper. Le pouvoir
impérial romain vient d’être renversé.
Un pseudo-empereur gaulois avait, on l’a relaté, été intronisé à Lyon
presque de cette façon à l’issue d’une biture entre copains. Mais il
s’agissait quasiment d’une farce de potache qui avait pris une ampleur
imprévue. Là, c’est un coup d’État, un vrai. C’est l’empereur d’Occident
qu’on dégage en deux coups de cuillère à pot. C’est de la moitié de
l’Empire dont on s’empare sans coup férir. Nuitamment. Dans les
effluves d’une fiesta arrosée. Un putsch de fin de banquet.
Reste l’empereur Constant. On rassemble une petite troupe à la tête de
laquelle on met un autre officier franc, Gaïso, avec mission d’aller le
cueillir en forêt. Mais l’Auguste a été prévenu. Entouré de quelques
commandants de sa garde, il a pris le large. Fuite folle, poursuite
infernale. L’empereur déchu traverse le Massif central, les Cévennes, la
Narbonnaise, épuisant les chevaux difficiles à remplacer parce que, dans
presque tous les villages traversés, la population gauloise lui refuse son
aide. On saute les repas, on dort en selle. Objectif : l’Espagne. On arrive
aux pieds des Pyrénées. Mais les poursuivants, mieux pourvus en
montures, sont sur les talons des fugitifs. Peu à peu, Constant a été
abandonné par son escorte : il ne lui reste plus qu’un officier franc
nommé Laniogaise. Il est épuisé. Tous les refuges se sont fermés. Il enfile
un vague déguisement et se couche dans un temple à Elne, qui porte à
l’époque le nom de sa grand-mère Hélène : c’est là qu’il est découvert.
Le Franc Gaïso se retrouve face au Franc Laniogaise qui tente de
défendre son maître l’épée à la main. Il est blessé. Constant est tué. Tout
un symbole : un Franc d’un côté, un Franc de l’autre, et un nouvel
empereur d’origine franque qui triomphe. Résultat de la politique
d’intégration de l’adversaire : les Germains sont déjà dans la place.
Chaque défaite les y a incrustés un peu plus. Avant d’être submergé par
les prétendus barbares, l’Empire s’est barbarisé. Déjà c’est un chef franc,
Bonitus, qui, passé au service de Constantin, avait largement contribué à
ses victoires.
Rançon d’une politique aveuglément imprudente dira-t-on. Sauf que,
sans l’appui de ces auxiliaires, de ces officiers francs ou goths, l’Empire
se serait prématurément effondré. Ils l’ont conquis de l’intérieur après lui
avoir permis de repousser les menaces extérieures. La dernière grande
victoire de l’Empire romain, remportée contre Attila et ses Huns, ne sera
rendue possible que grâce à la participation d’importants contingents
francs et wisigoths.
Le père de Clovis n’avait-il pas un grade dans l’armée romaine ?
L’« invention des Français » passe par cet apport à la souche gauloise,
dans tout le Nord, l’Ouest et le Nord-Est de la Gaule, d’éléments
germains francs.
Et cela bien avant l’irruption de Clovis.

ORIENT ET OCCIDENT DE NOUVEAU FACE À FACE

Magnence, driver par Marcellinus, est donc le nouvel empereur


d’Occident. Et le plus extraordinaire est que ça marche. La Grande-
Bretagne, l’Espagne, l’Italie, une partie des pays danubiens se rallient
sans moufter. Seule la ville de Trèves, restant fidèle à la famille de
Constantin, refuse d’ouvrir ses portes au nouveau maître. Lequel,
désormais confronté à l’empereur d’Orient Constance II, recrute à tour de
bras pour se constituer une puissante armée vers laquelle, outre les
Gaulois, les auxiliaires francs et même saxons affluent.
Ce Magnence est-il chrétien ou païen ? On ne sait trop. D’un côté il
autorise les sacrifices païens nocturnes que Constant avait interdits ; de
l’autre il envoie une délégation rencontrer l’évêque d’Alexandrie, le
champion de l’orthodoxie trinitaire Athanase, et tente de reconstituer une
grande alliance catholique face à l’empereur arien Constance II. Sans
doute joue-t-il sur les deux tableaux. Mais ce qui fédère, en réalité, ses
partisans, au sein desquels les païens sont en effet les plus nombreux,
c’est la haine de Constantin et de sa famille, de leur dérive centraliste
monarchique, de leur conversion traîtresse à une religion attentatoire aux
traditions nationales.
Rome sera d’ailleurs ensanglantée par un massacre des alliés de la
famille de Constantin, comme si on voulait éliminer cette funeste race.
L’affrontement Orient/Occident, entre Magnence et Constance II, est
désormais fatal. Le premier tente de l’éviter en proposant à l’Auguste de
Constantinople, alors veuf, sa propre fille contre la sœur de ce dernier.
Sans succès. Cette sœur, qui s’appelle naturellement Constantina, allume
au contraire un contre-feu en Europe centrale. Elle y connaît une vieille
baderne à moitié inculte mais appréciée par les soldats à cause de sa
bonhomie. Elle le fait proclamer César par quelques officiers
complaisants contre la promesse que ses troupes ne se rallieront pas à
Magnence. Bon plan. Après le coup d’État post-banquet, voilà le faux
coup d’État de diversion.
Du coup, Constance II peut, à partir de l’Orient, diriger ses troupes
vers les pays danubiens. Il sait qu’il ne risque rien. Il rencontre le faux
rebelle et – ce qui constitue une nouvelle « première » – lui propose ce
deal qui permettrait, si on le généralisait, d’éviter toutes les guerres :
présentons-nous l’un et l’autre au suffrage des troupes. Nous aurons droit
à un discours chacun et, à la fin, on fera voter. Ainsi les soldats n’auront
pas besoin de se battre pour désigner le vainqueur. Or le César de carton-
pâte est un rustre quasiment illettré. Constance II remporte haut la main
la joute oratoire, qui n’est en réalité qu’une farce, et rafle la mise, c’est-à-
dire les troupes de son concurrent bidon qui se jette à ses pieds. Bien
joué !
Finalement, le choc des deux armées, celle de Magnence et celle de
Constance, se produira à mi-chemin, à proximité du Danube, à Mursa.

L’INSIGNE FÉLONIE DE L’EMPEREUR CONSTANCE

La bataille de Mursa n’est pas de celles dont la postérité a retenu le


nom. Et pourtant, elle fut l’une des plus meurtrières de l’histoire. Elle
opposa des puissances considérables pour l’époque et surtout – ça n’était
pas la première fois, ça ne sera pas la dernière – mit en scène le rapport
de force entre Orient et Occident, les deux pôles du monde dit
« civilisé ». Elle fut âprement disputée : l’armée de Magnence était
inférieure en nombre, mais les soldats gaulois et les auxiliaires germains
prirent longtemps l’ascendant sur leurs adversaires. D’un côté on en
voulait. De l’autre on obéissait. Constance, en fin de journée, proposa
même d’arrêter les frais. Ce sont les légions gauloises grisées qui
refusèrent. On se massacra donc encore toute la nuit. Finalement, une
charge de la cavalerie lourde – quasiment blindée – de Constance fit
basculer la fortune de son côté. Mais la raison principale de cette défaite
gauloise fut que le général franc Sylvain, le fils de ce Boninus qui s’était
battu aux côtés de Constantin, changea de camp au milieu du combat. Par
fidélité à son père, il se retourna contre Magnence. Jusqu’au bout, les
Francs avaient mené le jeu.
Quand il comprit que la partie était perdue, Magnence attacha son
manteau de pourpre à sa selle et piqua son cheval pour le lancer dans la
mêlée. Puis il s’enfuit à pied. Constance, lui, n’étant pas un foudre de
guerre, s’était retiré pour prier dans une chapelle en compagnie d’un
évêque arien qui, de temps à autre, sortait dehors pour recueillir les
nouvelles que lui apportait… un ange ! Les anges, au début de l’ère
chrétienne, étaient beaucoup plus disponibles qu’aujourd’hui.
Restait à reconquérir la Gaule, alors que Magnence avait réussi à
rameuter de nouvelles troupes. Il résistera encore vingt mois. La guerre
civile la plus longue depuis le règne d’Auguste.
C’est alors que le troisième fils de Constantin, Constance donc, le seul
survivant, prend une initiative aux conséquences redoutables. Afin de
prendre Maxence à revers, il fait savoir aux principaux chefs des barbares
germains d’au-delà du Rhin qu’ils peuvent impunément franchir le fleuve
et qu’il leur reconnaîtra la propriété des territoires dont ils se seront
emparé. Pour ce faire, il en a même stipendié quelques-uns.
Le chef alaman Chnodomar ne se le fait pas dire deux fois. Les troupes
se répandent dans tout l’Est de la Gaule, pillent, ratissent, détruisent tout
sur leur passage en Alsace, en Franche-Comté, et poussent jusqu’à la
Bourgogne.
Magnence s’accroche encore dans les Alpes. Il est à nouveau battu.
Ses derniers soldats, achetés, l’abandonnent (beaucoup rejoindront des
zones bagaudes). Lui, tente de se réfugier à Lyon entouré des quelques
derniers fidèles, toujours soutenu par une partie de la population.
Cependant, la nature humaine étant ce qu’elle est, ses propres gardes
profitent d’un moment d’assoupissement pour le désarmer et le tenir
prisonnier en attendant de le livrer, avec tous les membres de sa famille,
dont ils se sont également emparés et qui sont enfermés avec lui.
Lyon se soumet. Magnence, conscient de ce qui l’attend, joue le plus
total accablement. Soudain, il sort une épée qu’il avait cachée sous son
manteau, pousse, en se redressant, une manière de hurlement libérateur,
sauvage, frappe son frère, transperce sa mère, se rue sur tous ceux qui
l’entourent, serviteurs ou « amis », comme s’il s’agissait de son dernier
combat, comme si, après avoir délivré la Gaule et l’Occident de
Constant, il se contentait, pour clore son aventure, de délivrer sa famille
et ses proches de Constance.
Puis, appuyant son glaive contre le mur, il prend son élan et s’y
embroche jusqu’à la garde.
Constance II est devenu le seul Auguste de l’Empire romain…
CHAPITRE 27

Terreur religieuse en Gaule

Qui est ce Constance ? Ammien Marcellin, le seul historien à peu près


fiable de ce temps, parle à son sujet d’intelligence trouble, de caractère
torve, d’esprit teigneux. C’est son rigorisme monarchique qui l’a amené à
se rallier à l’arianisme. Un seul Dieu, un seul maître. Le Christ n’est pas
un Auguste bis, pas un Auguste en deux personnes, c’est le César de
l’Auguste suprême : Dieu ! La divinité ne se partage pas plus que le
pouvoir.
Au service de cet exclusivisme, il ne recule devant aucune cruauté.
Lorsqu’il se montre au peuple, en grand apparat, exhibé et encensé
comme une relique, entouré d’une multitude de chaouchs dégoulinant de
fanfreluches qui lui embrassent mentalement les babouches, il se
transforme en statue de cire, droit, raide comme un mât de cocagne, ne
daignant bouger de temps à autre qu’un cil – et encore ! – tant cette
congélation affectée lui semble constitutive de la dignité qui supplée à
ses dons. Empereur bougie, mais sans mèche.
Dans tous les domaines, l’immobilité lui sert de carapace. Ses
capacités de ruse rééquilibrent une intelligence quelque peu atrophiée. Il
s’est entouré d’espions et d’agents en tout genre, autrement dit de
barbouzes, certains étant même spécialement chargés de faire parler les
rêves.
À côté de cela, dévot jusqu’à l’extrême bigoterie. Manipulateur, il
n’envisage pas d’autre ouverture d’esprit que sur lui-même, engoncé
dans une confession dont il s’est fait un bunker. L’eunuque chargé de sa
maison civile et qui le chambre a sur lui une telle influence qu’on
prétend, en forme de boutade, que l’« empereur » n’est pas totalement
sans influence sur l’eunuque. Il ne se déplace jamais sans embarquer une
cargaison d’évêques, ariens bien sûr, qu’il considère ostensiblement
comme ses domestiques ecclésiastiques. Impitoyable envers les
croyances qu’il juge hétérodoxes, parmi lesquelles il range non
seulement les polythéistes ou les adorateurs du Soleil, mais aussi les
catholiques trinitaires, il n’a pas hésité à faire subir la torture à des païens
de Palestine coupables d’avoir interprété et commenté des oracles.
Schéma classique : petit, de taille et d’esprit, il est obsédé par la
grandeur, la sienne. Comme plus tard Napoléon, il rédige lui-même les
bulletins officiels systématiquement dédiés à sa gloire, s’attribue toutes
les victoires bien que lui-même ne participe jamais aux batailles et
n’admet pas que l’on cite le nom des généraux vainqueurs.

L’ÉGLISE DES GAULES DOMESTIQUÉE

Or ce Constance II déboule en Gaule et s’y installe pour régler ses


comptes. Impitoyablement. Une fois de plus la ville de Lyon paye le prix
fort.
Belle manifestation de duplicité : un édit d’amnistie a été promulgué,
mais en sont exclus les délits de lèse-majesté. Tous ceux qui ont
combattu en faveur de Magnence sont donc passibles de sanctions. Des
sbires du pouvoir impérial sillonnent le pays. Bien rétribués, les délateurs
s’en donnent à cœur joie. Les suspects désignés sont soumis à la
question. Les sentences de mort, envoyées dans toutes les directions,
surchargent les services de la poste. Un secrétaire impérial, surnommé la
« chaîne », passe de ville en ville pour mener les interrogatoires « à la
chaîne », au cours desquels, pour perdre ses victimes, il ne recule devant
aucun « enchaînement » d’insinuations. Au cours de l’un de ses
interrogatoires en Grande-Bretagne, le vicaire de l’île est tellement
choqué par ses méthodes qu’il se précipite sur lui, le blesse et se tue.
Après avoir tenu, incognito pour une fois, à venir encourager à Lyon
ses affidés chargés de la répression, il installe sa cour orientale, son
armée de chambellans, ses cohortes d’eunuques, ses bataillons de
domestiques, ses brigades d’évêques, ses légions de flatteurs,
d’encenseurs et de lèche-cul, sa troupe de courtisans, sa garde
pléthorique, sa police secrète, sa nomenklatura envahissante, son obèse
service de poste dans la ville d’Arles qu’il élève, face à Trèves mal
récompensée de sa fidélité, au statut de capitale impériale.
Et là, que fait-il ? Puisque son frère Constant avait réuni un concile
catholique, il en convoque un autre, dont il obtient qu’il se prononce en
faveur de l’arianisme. La divinité ou la non-divinité du Christ a bon dos.
Mais les évêques gaulois ne se sont-ils pas pratiquement tous
fermement prononcés contre les thèses ariennes ? Qu’à cela ne tienne :
on a de quoi les faire changer sinon d’avis, au moins de posture. On les
travaille au corps et à la chasuble. Flatteries, promesses, menaces. La
pompe impériale les écrase, le chatoiement féerique de la Cour, dont on
leur ouvre l’accès, les éblouit. Le déploiement de forces les terrorise.
N’ont-ils pas pris l’habitude, sous Constantin, pente fatale, d’obéir au
prince qui se veut évêque d’honneur ? Avec les privilèges consentis est
apparue la crainte de les perdre. On bénéficie de prérogatives publiques,
on est exempté d’impôts et de charges, on échappe à la justice ordinaire,
on constitue une aristocratie comparable à l’aristocratie sénatoriale, on
ploie sous les honneurs, on est reçu au palais, on est parfois invité à la
table de l’Auguste, les courtisans s’aplatissent devant vous pour vous
attirer dans leur camp : va-t-on renoncer à tout cela ?
La page du martyre a été tournée. À force d’en diffuser les récits
épouvantables, d’un sadisme éprouvé, destinés à l’édification des
catéchumènes, on est désormais animé par la volonté de ne plus
replonger dans un tel enfer. On a ses convictions, mais on mène une vie
peinarde depuis que l’autorité a étendu sur les mitres sa main protectrice.
Celui-là, un saint homme par ailleurs, ne veut pas perdre sa place qui est
une sinécure, celui-ci, comme c’était le cas à l’époque, a une famille à
nourrir, cet autre redoute d’être envoyé en exil dans quelque désert des
Tartares. L’espoir d’être promu décuple la peur d’être dégradé. Comment
résister aux exhortations du très chrétien empereur du monde, même si
on n’est pas tout à fait chrétien comme lui ?
La majorité des évêques gaulois craque, à commencer par l’évêque
d’Arles. De toute façon, catholiques par principe et fidélité plus que par
choix philosophique raisonné, la plupart ne comprennent strictement rien
à la controverse et Constance, flanqué de ses théologiens appointés (dont
l’évêque qu’informaient directement des anges), s’esbaudit avec délice
dans la casuistique la plus ésotérique et n’a aucun mal à les embrouiller
et à les entortiller. Sans compter que la finesse de la langue grecque leur
échappe. On leur explique que, si on pousse jusqu’au bout la logique du
concept de « consubstantialité », on en arrive à ramener la Trinité à
l’apparence multiforme d’une substance unique. Ce qui sent le fagot. Ça
les trouble.
Sans doute la définition « substantialiste » ou « essentialiste » de la
nature du Christ « leur en touche une sans faire bouger l’autre » – comme
l’exprimera plus tard un président de la République. Mais ce ne sont pas
ces subtilités qui les maintiennent dans l’orthodoxie « nicéenne », c’est le
refus discipliné de l’hérésie. Ce pourquoi les pauvres ne savent plus à
quel saint ou empereur se vouer.

HILAIRE LE RÉSISTANT

On leur demande de condamner et d’excommunier Athanase qu’ils


avaient accueilli en héros. Ils s’exécutent. Seul l’évêque de Trèves
résiste, ainsi que celui de Poitiers, Hilaire, dont la solide formation
philosophique contribue à asseoir les convictions. Il envoie une lettre
ouverte à Constance, dans laquelle il récuse le droit que l’empereur s’est
arrogé d’imposer une ligne théologique aux évêques comme si l’intérêt
de l’Empire l’exigeait. « Quel danger y a-t-il dans l’État ? ironise Hilaire.
Tout est tranquille et respectueux autour de toi. Il n’y a pas une ombre, il
n’y a pas une apparence, je ne dis même pas de sédition, mais de
murmures. » Et de dénoncer l’oppression dont les catholiques orthodoxes
sont victimes sous la férule d’un empereur chrétien mais arien. « Si de
telles persécutions s’exerçaient en faveur de la vraie foi, les évêques
[gaulois] s’y opposeraient [ce qui n’est pas sûr]. Oh le beau moyen de
faire craindre Dieu que de remplir les cachots d’évêques, que de
transformer les fidèles en geôliers de leurs pasteurs, que de dépouiller les
vierges pour les mettre à la torture. »
Il a osé. On l’exile en Orient. Pauvre Hilaire. Isolé de tout et de tous, il
apprend que sa fille va épouser un bel homme riche. Il lui fait parvenir
une missive dans laquelle il tente de l’en dissuader en laissant entendre,
dans un style précieux, qu’il lui réserve un « époux divin ». Quand il
reviendra d’exil, il constatera qu’elle s’est pliée à sa recommandation en
se faisant quasiment religieuse. Mais quatre mois plus tard, elle meurt,
rejoignant l’« époux divin ».
Son courage se hissant à la hauteur de son talent, Hilaire, ne concevant
le sacerdoce que comme une continuelle bataille, parviendra à arracher le
clergé gaulois à l’emprise de Constance, c’est-à-dire du pouvoir
politique, pour le rendre à son catholicisme identitaire.

Un compromis fut proposé. Merveilleuse beauté de la casuistique :


entre Dieu et le Christ, il n’y avait ni identité ni séparation, mais
« similitude de substance ». Aux ariens on concédait « similitude », aux
catholiques on concédait « substance ». Des mini-conciles acceptèrent,
d’autres refusèrent. Constance, alors, multiplia les pressions pour qu’on
abandonne purement et simplement le mot « substance », cause de toutes
les querelles. C’était sage. La tendance fut à accepter.
Mais Hilaire, intransigeant, ne voulait rien entendre. Il tenait à sa
« substance » comme le paon à sa roue. Finalement, Constance cède et
lui restitue son évêché de Poitiers. Notre prélat national va-t-il alors
mettre la pédale douce ? Pas du tout. Il se fend d’un pamphlet contre
Constance – maître de tout l’Empire, ne l’oublions pas – d’une violence
mais aussi d’une verve stupéfiantes. Le dernier fils de Constantin est
déclaré pire que les pires persécuteurs. Eux étaient des ennemis francs et
déclarés. Ils ne prétendaient pas être chrétiens. Lui fait semblant de
caresser. Il corrompt par ses largesses et les privilèges qu’il distribue.
Texte formidable : « Il ne nous ravit pas l’indépendance en nous chassant
vers la prison, il nous l’enlève en nous attirant dans la servitude de son
palais. Ce n’est pas notre tête qu’il frappe du glaive impérial, c’est notre
cœur qu’il abîme avec son or. Il nous permet la vie du corps, il envoie
notre âme à la mort. » Ce n’est pas au prince de gouverner l’Église : « Tu
as exempté les évêques de tribut. Mais Jésus ne l’a-t-il pas payé lui-
même ? Tu renonces en notre faveur aux biens de l’État, mais c’est pour
nous faire perdre les biens de Dieu. Ne serais-tu pas l’antéchrist ? »
Quand Constance aura définitivement quitté la Gaule passée en une
autre main, Hilaire convoquera à Paris une assemblée des évêques qui
proclamera définitivement le dogme orthodoxe : « Entre le Père et le Fils,
il y a unité de substance et non union des volontés. Fils né du Père, le
Christ est Dieu issu de Dieu. Vertu issue de vertu, esprit issu d’esprit,
lumière issue de lumière. »

ÇA CHANGE TOUT, MAIS QUI LE VOIT ?

Il n’est pas sûr que la plupart des évêques gaulois aient tout compris,
mais ils ne bougeront plus ; ils ne seront plus jamais attirés par ce qui, de
près ou de loin, s’apparenterait à une hérésie. Ils goberont même cet
intéressant argument anti-arien : le Christ est aussi éternel que le Père, il
a toujours existé, sa naissance était en somme une feinte qui consistait à
se révéler aux hommes sous leur propre forme. Sioux !
Pourquoi celui qui régnait alors sur la Gaule, et dont nous parlerons
plus loin, laissa-t-il passer cela ? Pour la très bonne raison qu’étant
revenu au paganisme, il s’en foutait comme de son premier bavoir !

L’immense majorité de la population gauloise, restée païenne, se


fichait, elle aussi, de ces pinaillages cléricaux. On pourrait donc les
ignorer. Ce serait comme ignorer les empoignades idéologiques et
groupusculaires qui, à la fin du XIXe et au début du XIXe siècle, mirent aux
prises les deux tendances du Parti social-démocrate russe, les mencheviks
et les bolcheviks, dans l’indifférence générale de l’opinion publique
russe. En fait, l’issue de ces interminables dissections de cheveux en
quatre – dans un cas comme dans l’autre – contribua à modeler la face du
siècle et même du monde.
Sait-on, sur l’instant, ce qui va déterminer le devenir ? Les incidents
du 22 mars 1968 sur le campus de Nanterre ? Le jugement d’un farfelu
par un gouverneur romain de Palestine nommé Pilate ? Qui l’aurait
imaginé ? C’est en ce sens que l’après est constitutif de l’appréhension de
l’avant. Que le futur, avec le recul, révèle à lui-même un présent qui
s’ignore. Le premier congrès sioniste fut considéré par la plupart des
journaux de l’époque, et perçu par ceux qui y firent allusion, comme un
événement tout à fait marginal. Le monde entier n’en vit pas moins,
aujourd’hui, certaines de ses conséquences.
Le bras de fer entre Constance II et Hilaire, dont l’enjeu fut le sens de
l’engagement du clergé gaulois, eut donc, sur le moment, un
retentissement très marginal mais, à terme, sa conclusion participa
puissamment de la forme que prit notre identité nationale : l’arianisme
eût-il triomphé (ce qui eût rendu plus tard l’opération de Clovis
impossible) que l’Église gauloise se serait installée dans un statut
semblable à celui de l’Église orthodoxe russe ou de l’anglicanisme
britannique. Elle aurait totalement fusionné avec un autocratisme d’État,
quelle que soit sa nature. Rompant avec Rome, elle serait devenue
radicalement gallicane, c’est-à-dire porteuse d’une religion nationale, ce
à quoi au contraire, foncièrement ultramontaine, elle répugnera toujours.
Paradoxalement, cette fidélité – face aux pressions orientales – de
l’Église gauloise à une orthodoxie catholique incarnée par l’évêque de
Rome contribuera fortement à ancrer nos élites dans la romanité.

LA GERMANISATION DE LA GAULE CELTIQUE

On l’a constaté, les Francs étaient dans la place un siècle et demi avant
leur présumée conquête. Mieux : ils y constituaient déjà, compte tenu de
leur spécialité, une élite militaire. En ce milieu du IVe siècle, il y avait
déjà, en Gaule, une aristocratie guerrière tudesque à majorité franque, de
même qu’il y avait une noblesse gauloise terrienne dont les grandes
propriétés de plus en plus fortifiées préfiguraient les châteaux de la
féodalité.
Dans tout ce qui correspondait à la Gaule Belgique (aujourd’hui les
départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l’Aisne, de
l’Oise, de la Marne, de la Haute-Marne, de la Moselle et de la Meuse),
les poussées migratoires en provenance de l’est – qu’il s’agisse
d’installation de colons, d’enrôlement jusqu’au plus haut niveau de
guerriers supplétifs, de recrutement d’auxiliaires et de main-d’œuvre,
d’installation sur place de rescapés des bandes pillardes – avaient initié
puis accéléré un processus de fusion des populations gauloises
autochtones et des populations germaniques, dont certaines étaient
installées depuis plus d’un siècle. Sur toute une partie de ces territoires,
la population n’était pas, de façon homogène, plus gauloise que celle de
la Seine-Saint-Denis d’aujourd’hui.
Là où, précédemment, les Gaulois faisaient front contre les Germains
(Jules César joua beaucoup sur ce sentiment et c’est ce qui fit échouer la
révolte de Civilis), se constituaient, de plus en plus souvent et de plus en
plus aisément, des fronts germano-gaulois et, surtout, gallo-francs
opposés à l’hégémonisme impérial romano-oriental.
Un nouvel incident, une nouvelle « merde » pourrait-on dire, que sera
appelé à régler l’erratique et insubmersible Constance II illustre
l’ampleur de cette pénétration au plus haut niveau de l’appareil militaire
gallo-romain par l’aristocratie de la soldatesque franque. Cet épisode
souligne un second phénomène : la puissance, depuis l’indépendance un
temps retrouvée sous Postume, de l’aspiration gauloise à s’émanciper des
exigences d’un Empire de plus en plus orientalisé.

Constance avait rejoint Milan flanqué de deux généraux de talent,


Ursicin, alors engagé en Orient, et Sylvain, qu’il avait envoyé en Gaule
pour y contenir la poussée barbare sur le Rhin.
Né en Gaule, Sylvain est un Franc romanisé (c’est lui qui, en
changeant de camp, avait provoqué la défaite de Maxence à la bataille de
Mursa), féru de culture classique, fils de cet autre général franc, Boninus,
qui s’était rallié à Constantin. Il occupait la fonction nouvelle de « maître
de la milice », c’est-à-dire de chef suprême des armées, le plus haut poste
militaire jamais atteint par un Germain, et tout particulièrement par un
Franc. Aussitôt qu’il eut pris ses fonctions en Gaule, il dégagea Autun
encerclée par les Alamans, y leva un corps mobile de 8 000 hommes,
libéra Auxerre, nettoya le terrain jusqu’au Rhin et s’installa à Cologne.
Campagne exemplaire. Son prestige était devenu tel qu’il excita toutes
les jalousies que l’atmosphère de cour exacerbait autour de Constance,
lui-même sensible aux premières suspicions qui affleuraient. Quoi, un
Franc, un Germain, un fils de barbare allait devenir le numéro deux du
régime et demain, pourquoi pas, le numéro un ? Crainte d’autant plus
tenace que Constance n’avait pas d’enfants. Il fallait réagir. Perdre
l’intrus avant qu’il ne soit trop tard.

AUGUSTE DE VINGT-SEPT JOURS

On choisit une tactique – le lecteur s’en souviendra peut-être – qui


avait déjà fait ses preuves. Un jour, un prétendu ami de Sylvain qui se
rendait à Milan lui demanda des lettres d’introduction auprès de quelques
personnalités du gotha qui lui étaient proches. Or on fit changer quelques
lignes du contenu de ces lettres par un faussaire, de telle façon qu’elles
paraissaient appeler à un coup d’État. Constance, cagot vicieux ravagé
par le soupçon, envoya en Gaule, aussitôt averti, un agent chargé
d’instruire le procès du coupable, étant bien entendu qu’il n’y avait pas
d’autre sanction envisageable que la mort.
Il se trouvait qu’à Milan même, résidence impériale, les deux
principaux corps d’élite étaient également commandés par deux Francs,
Malaric et Mallobaud. Ils répondaient de Sylvain et ameutèrent leurs
camarades. Constance, pour les calmer, ordonna une enquête
complémentaire qui conclut à l’innocence de Sylvain. Malheureusement,
celui-ci n’attendit pas. On l’avait informé de ce qui l’attendait et,
connaissant Constance, il décida d’agir avant d’apprendre sa
réhabilitation. Il envisagea d’abord de se réfugier chez les Francs, ses
compatriotes. Puis, comme on l’en dissuadait (ils risquaient de le livrer,
lui assura-t-on), acculé pour acculé, il choisit la solution figurant dans
tous les manuels du haut chef militaire disgracié : il s’offrit un coup
d’État. Light. Un putsch de parade. Il se fit proclamer empereur par ses
soldats, gaulois et francs mêlés. Aucun accro. Ceux-ci, en ayant soupé de
ce Constance de musée Grévin qui n’avait pas hésité à fricoter avec les
« salopards » d’Alamans, n’attendaient que cela. Presque instantanément,
l’ensemble des corps de troupe stationnés dans la région adhérèrent au
coup de force. De tous les alentours affluèrent des civils euphoriques,
comme si on venait de les sortir d’un cauchemar. On avait de nouveau un
empereur du cru. Un Auguste de chez soi. Le fait qu’il fut d’origine
franque n’y changeait rien, ce qui est en soi significatif. Des volontaires
accoururent, y compris d’Armorique. On avait essayé avec Magnence, on
essaya avec Sylvain. On essaie – ou on fait avec – tout ce qui se présente,
tout ce qui, gaulois, franc ou romain, s’offre en alternative à l’oppression
impériale. On essaiera – et on réussira – avec Julien, le rescapé du
massacre intrafamilial de Constantinople.
Le règne de Sylvain ne durera que vingt-sept jours.
Constance, soudain conciliant, du moins en apparence, envoya son
autre grand général, Ursicin, accompagné d’une vingtaine d’officiers,
pour le convaincre de rentrer au bercail. Quand il arriva à Cologne,
constatant l’exceptionnel engouement qu’avait provoqué cette
usurpation, Ursicin tomba dans les bras de son camarade de combat, lui
embrassa la pourpre, feignit de se rallier à lui, endormit sa confiance.
Pendant ce temps, munis d’un consistant trésor de guerre, ses hommes de
main achetèrent quelques officiers, et on mit sur pied un commando qui,
dès potron-minet, attaqua le palais de l’Auguste dissident, égorgeant les
gardes. On se précipita ensuite sur Sylvain, qui avait tenté de se réfugier
dans une chapelle où des chrétiens se recueillaient. Et là, ils
l’exécutèrent.
De nouveau, espions, interrogateurs, procurateurs, tortionnaires et
bourreaux, se ruèrent sur le Nord de la Gaule.
ET SOUDAIN LES « ALLEMANDS » SE DÉVERSENT SUR LA GAULE

Ursicin, lui, est rappelé à Milan. Jamais laisser derrière soi des témoins
de ses forfaits ! Dès lors qu’il a réussi sa mission, le général est devenu
dangereux. Plusieurs légions ont été repliées vers les garnisons de
l’intérieur. Suspects, les soldats et les gradés restés sur place sont
démobilisés.
Résultat : la Germanie rhénane n’a plus qu’à se déverser sur la Gaule.
Alamans en tête. C’est ce qu’elle fait. Les Francs Saliens, ceux qui feront
roi Clovis, ne participent pas à l’assaut, car ils sont en affaire avec
l’Empire, mais en profitent tout de même pour étendre subrepticement
leur domaine. Strasbourg et les camps de Worms et de Spire sont
emportés. Mayence, principal QG militaire, est prise. Cologne est
assiégée. Une ribambelle de hordes sauvages se répand.
Les Alamans ont vingt rois. Constance avait graissé la patte de deux
d’entre eux. Il en reste dix-huit qui se sont rués sur la Gaule, chacun
choisissant sa route avec, dans son sillage, 1 500 ou 2 000 guerriers
affamés qui ne se contentent pas de faire du tourisme, suivis d’une
myriade d’autres furieux qui vont à la soupe. Ce n’est pas une invasion,
c’est une immense razzia, un casse à l’échelle d’une demi-nation. On ne
conquiert pas, on ratisse, on pressure, on déglingue. Enchevêtrement de
bandes pour qui chaque bourgade équivaut à ce qui, pour les Apaches,
était une diligence. La nuée atteint Sens, Troyes, Autun, frôle Reims.
Lyon ferme ses portes juste à temps. Paris, gros bourg, n’intéresse pas
encore. Quarante-cinq villes auraient été occupées. Comme toujours un
contemporain a lancé ce chiffre, tout le monde l’a ensuite repris. C’est
cependant assez peu probable. Attaquées, peut-être. Mais les cités
importantes s’étaient déjà érigées en véritables forteresses.
Il y a pire : ici et là – c’est nouveau –, les assaillants commencent à
s’installer, les pillards à s’organiser comme des sédentaires, à dégager
des champs ou à constituer des stocks. Les groupes épars se coagulent en
petites armées. Le roi Chnodomar fédère autour de lui, revendique un
territoire et exige qu’on lui abandonne l’Alsace.
Cette submersion de l’an 355 marquera longtemps les esprits.
L’enfouissement systématique des avoirs monétaires en témoigne. Tout
comme le renforcement des murailles, en hauteur et en largeur. Combien
de trésors architecturaux ont alors disparu ? On détruit comme on
construit : parce que ça marque. Un certain Khrak, dont on ne sait s’il est
alaman ou vandale, en partie réel, en partie fantasmé, est, dit-on, un
spécialiste : faire disparaître un monument lui semble un aussi haut fait
que l’avoir érigé. Quand il s’attaque à la ville de Langres, l’évêque local
s’avance vers lui en habit sacerdotal pour le supplier d’épargner la cité. Il
l’injurie et lui fait couper la tête. L’évêque d’Angoulême y serait passé
aussi. Quand il sera pris, pour s’être aventuré trop au sud, on le
promènera dans une cage comme une bête fauve de cirque.
Atmosphère d’apocalypse. Même Cologne tombe. Les légions se sont
repliées sur la Seine. La situation paraît désespérée.
C’est alors que l’homme le plus exécré des Gaules, l’empereur
Constance, décide d’envoyer dans la province, avec le titre de César, un
jeune homme de vingt-cinq ans, son cousin, celui qui a échappé de
justesse, à Constantinople, au massacre qu’il avait lui-même ordonné.
Voilà donc, comme dans une œuvre d’Offenbach, Julien qui
s’avance…
CHAPITRE 28

Julien est arrivé, sans se presser…

Constance avait d’abord pensé faire appel à l’autre rescapé, le frère de


Julien, Gallus, con et beau à la fois, porté sur la course à pied et la croupe
des canassons, tandis que son frangin s’abîmait dans la lecture de Platon.
On avait donc nommé Gallus César, puis on l’avait expédié en Orient, où,
s’y prenant comme un manche, il avait fini par comploter en douce.
Résultat : condamné à être décapité ; lui qui n’avait pas beaucoup de tête,
il n’en avait désormais plus du tout.
À Constance, sans enfants, il ne restait plus que Julien : celui qu’il
avait tenté de faire tuer, avant de l’envoyer en résidence surveillée au
bout du monde. On a dit qu’il avait des remords. Que le souvenir de ses
crimes le hantait. Son absence de progéniture et ses insuccès en Orient
(comme tout le monde) lui apparaissaient comme une sanction divine.
Admettons.
Julien, qui a été extirpé d’une école d’Athènes où il s’initiait à la
métaphysique, ne connaît rien à l’art de la guerre, sauf par sa lecture de
l’Iliade et de Xénophon. Rien à l’administration et à la gestion. Il n’a
jamais occupé le moindre poste d’autorité. Il n’a eu, jusqu’ici, qu’une
obsession, qu’une seule activité : l’étude, la philosophie et la composition
de poèmes. D’ailleurs, sa première réaction est d’écrire une lettre pour
demander à rentrer chez lui. Le faire venir au palais impérial ? C’est
comme proposer l’installation dans un aquarium à un colibri. Puis, à la
réflexion, il n’envoie pas la missive. Une inspiration d’en haut, dira-t-il.
Il s’en remet « aux dieux ». On notera ici le pluriel.
ET TOUTE LA COUR DE SE FENDRE LA PIPE

Quand il arrive à la cour de Milan, ratatiné, petite barbe démodée en


pointe, démarche chaloupée, la tête légèrement penchée, vêtu d’une
défroque d’apprenti philosophe, les courtisans se fendent ouvertement la
pipe.
Ce n’est pas un éléphant, c’est un hamster qui fait irruption dans un
magasin de porcelaine. Tintin au pays des Borgia. Le jeune Bergson
tombant au milieu d’une assemblée d’eunuques lyncheurs.
L’impératrice le trouve mignon. Elle se pique de belles-lettres et le
côté « intello de gauche » de Julien (comme on dirait aujourd’hui)
l’émeut. Pour aller à la guerre, que lui offre-t-elle ? Une bibliothèque
portative.
À la cour de Milan, l’irruption de l’étudiant attardé fait la même
impression que celle de sans-culottes à la cour de Versailles. On le rend
donc présentable. Lui-même racontera : « Les voilà qui s’assemblent
comme dans la boutique d’un coiffeur, me rasent, me revêtent et me
donnent l’allure d’un soldat. Aucune des élégances de ces êtres infects ne
m’allait : je ne marchais pas comme eux en me pavanant, je regardais à
terre comme mes professeurs m’en avaient donné l’habitude, alors je les
faisais rigoler. »
Pourquoi en imposerait-il, en effet : affligé de tics nerveux, volubile,
bafouilleur, agité, rougissant, sa parole a du mal à rattraper sa pensée.
Pour le déniaiser et le rehausser hiérarchiquement, on le marie presto
avec une sœur de l’empereur. On ne lui demande même pas son avis.
Allez, au lit ! Est-il homo (comme on le murmure) ? Sans doute pas.
Mais la bagatelle n’est pas son truc. Deux ans plus tard, un enfant naîtra
cependant. Quand son épouse mourra, il restera ostensiblement
célibataire et se plaira à faire savoir qu’il « couche seul ».
Situation ubuesque : Julien n’a jamais combattu et les exercices
physiques ne sont pas précisément son fort. Or voilà qu’on l’expédie
dans la Gaule en feu comme représentant d’un empereur et d’un régime
que la population abhorre.
Levons d’emblée le voile : Julien est celui qui sauvera et libérera la
Gaule, qui s’imposera à la Gaule, qui l’aimera comme elle l’aimera, qui
la mobilisera, qui la sortira de son psychodrame théologique, qui se fera
porter par la Gaule jusqu’au trône impérial.
Julien sera, aussi et surtout, celui qui répudiera le christianisme pour
refaire basculer l’Empire du côté d’un paganisme mâtiné de philosophie
platonicienne, ou plutôt de mystique néoplatonicienne. D’où le nom qui
l’a fait entrer dans l’histoire : Julien l’Apostat.
Qui est-il ? Comment en est-il arrivé là ? Comment un rat de
bibliothèque, un éternel étudiant, un potache attardé, dénué de tout sens
pratique, maladroit, dissident dans l’âme, Darry Cowl plutôt qu’Adonis,
réformé d’office et agité du bocal, est-il devenu le « restaurateur de la
Gaule » et l’empereur d’un empire qui se voulait universel ? Parcours
tellement inconcevable, a priori, tellement baroque, qu’il faut en dire ici
quelques mots. Là encore, aucun scénariste, aucun romancier n’oserait
proposer ce script.

L’ENFANCE D’UN CHEF

Rescapé du massacre dont son père et ses oncles ont été victimes, le
bambin Julien est d’abord confié à l’évêque arien de Nicomédie qui lui
affecte un maître d’école du genre adjudant. Lequel lui tape sans cesse
sur les doigts pour mieux lui enfoncer ses oukases dans la tête et le
contraindre à « baisser les yeux ». Ce dernier précepte le marquera et le
sol n’aura plus aucun secret pour lui. Le gamin exprime-t-il son envie
d’une distraction que le sado-pédagogue le rabroue et lui serine qu’il n’en
existe pas de plus saine et de plus intense que celle qu’offre la lecture des
auteurs anciens. Oui à la bande dessinée si elle est signée Homère ou
Virgile. Pas de foot, pas de cinoche, c’est-à-dire pas d’hippodrome avec
ces clubs de supporters qui se comporteront bientôt comme des partis
politiques, pas de pantomimes, ces guignols du temps. En matière de
cavalcade, on trouve mieux dans l’Iliade ; les gesticulations rythmiques
sont plus enlevées dans Xénophon.
Alors, le pauvre Julien lit, lit sans cesse, obsessionnellement, de façon
addictive. Lire comme l’ivrogne boit. À force d’Odyssée, l’Évangile finit
par lui paraître fade.
Cela le sauve. À une réalité qui, très vite, l’ennuie ou le consterne, à un
univers de faux-culs qui dissimulent leurs vices sous leurs chasubles et
étalent leur abjection entre deux cantiques, il substitue les mêlées
héroïques qui permettent aux hommes de se faire dieu grâce à des dieux
qui se laissent transporter par les passions des hommes. Les fureurs
d’Hector et les ruses d’Ulysse le font plus rêver que les paraboles de
Jésus. Il a dix ans. Petit chrétien ponctuel au catéchisme et aux exercices
du culte. C’est sa réalité. Son imaginaire, lui, est déjà au-delà… ou en
deçà. Une vie d’ailleurs double sa vie d’ici.
On grandit. Gallus, le frère, l’autre rescapé, devient un jeune homme.
Constance s’en inquiète. On n’a pas besoin d’avoir lu le Comte de Monte
Cristo pour se méfier des vengeurs, vindex en latin (vindices au pluriel),
langue que Julien longtemps ne parle pas parfaitement car sa langue est
le grec.
Un beau matin, donc, on embarque les deux enfants dans deux
fourgons et « en route ». Pour où ? Pour les confins, pour le « bout du
monde », un lieu hors de tout, en marge de tout. Y compris du service de
la poste. Pas de voisin. Pas de bourgade proche, pas de visite. Mais un
confort et un service dignes d’un château hôtel quatre étoiles. Autant de
domestiques, autant d’espions, il est vrai. On est bien traité, mais
Constance est bien informé. Par les mêmes.
Surtout ne pas négliger l’instruction religieuse. Les Saintes Écritures.
Non seulement Julien s’en imprègne – comme de tout ce que son cerveau
saisit –, mais il les mémorise. Plus tard, comme Victor Hugo évoquant
l’enseignement qu’il reçut jeune d’un ecclésiastique, Julien parlera d’une
« suie qu’on a voulu déposer sur son âme », « temps des ténèbres »,
s’exclamera-t-il.
Pas si sûr. Car le prêtre qui a été chargé de cette instruction, un certain
Georges, est un drôle de loustic. En récompense de son aplatissement
devant le pouvoir, il deviendra évêque d’Alexandrie à la place
d’Athanase. Auparavant, il s’était fait une petite pelote grâce à la
livraison de viande de porc aux armées. Or ce Georges commet, du point
de vue de ses employeurs, une faute impardonnable. Il s’était
confectionné, grâce à son petit magot, une très honorable et très
éclectique bibliothèque qui l’avait suivi dans sa retraite imposée. Les
classiques et les livres saints y côtoient les incontournables de la
philosophie antique. Quelques œuvres complètes, beaucoup de digestes.
Il accorde à Julien un accès libre à ce petit trésor, que l’écolier aborde
comme une quintessence. Il lui permet même d’en faire des copies.
Aucune distraction alternative. Pas d’autre fuite possible. Julien va donc
s’abîmer dans cette évasion livresque.

S’ABÎMER DANS LES LIVRES

« Les uns aiment les chevaux ou les oiseaux, moi j’aime les livres »,
écrira-t-il plus tard. Il lit quoi ? Des résumés des théories de Platon ou
d’Aristote, des stoïciens ou des sophistes (aux matérialistes Démocrite,
Héraclite ou Épicure, Julien ne fera, en revanche, jamais allusion). Mais
aussi Sophocle et Eschyle, la Bible et les Actes des apôtres, sans compter
les élucubrations ésotérico-mystiques dont l’époque fait ses choux gras.
Toutes œuvres, dont on se demande quelles traces elles pouvaient bien
laisser dans cette jeune cervelle, qui empilait plus qu’elle ne synthétisait.
Car le petit prince dévore tout. À quelle autre sainte activité se vouer ?
Les livres deviennent sa patrie. Son imaginaire prend peu à peu de la
consistance. Faute d’un foisonnement, en ces lieux, de réalités plus
immédiates et plus tangibles, une recomposition livresque se fait réalité
de remplacement. Il apprend par cœur la vie de César. Lire, lire, lire
encore. Son refuge. Son espérance et son soutien. Tentation du suicide
qu’il dépasse par la lecture. Même le massacre auquel il a échappé – mais
pas son père, pas ses oncles –, il le « relit » plus qu’il ne le revit.
Pourquoi a-t-il été épargné ? Par inadvertance ? Il devrait être mort.
Victime de Constance lui aussi. Et si l’Auguste décidait de parfaire son
œuvre ? Circonstances idéales : pas de témoin. Trou perdu. Cette
angoisse le tenaille. Surtout ne pas se faire remarquer. Dissimuler ses
premiers doutes. Réaffirmer publiquement ce qu’il relativise de plus en
plus en son for intérieur.
Un jour, des gens de Constance déboulent. Effervescence. Émoi.
Fausse alerte. L’empereur veut simplement que, d’urgence, on lui ramène
Gallus. Ce frère n’a que deux passions : le dogme et la culture physique.
Un Julien à l’envers.
L’idée, on l’a dit, c’est de faire de Gallus un César. Remords ?
Nécessité dynastique plutôt. On va donc envoyer Gallus en Orient. Quant
à Julien, il peut sortir de son exil si ça lui chante, à ses risques et périls.
On ne le retient ni ne l’encourage. Pas d’hésitation : il fonce vers
Constantinople. Qu’y fait-il ? Il lit. Une grande bibliothèque lui tend les
bras. Et, quand il sort, il se rend chez quelque philosophe ou rhétoricien
recommandé pour y suivre des cours. Pas de liaison, pas d’aventure ; pas
de Constantinople by night ; pas de spectacle ou d’hippodrome ; pas
d’autre distraction qu’intellectuelle. Même la contemplation de la voûte
des cieux lui inspire des digressions métaphysiques panthéistes. Surtout
se faire discret, ne pas attirer l’attention sur lui.
Un de ses inspirateurs, qui deviendra son biographe, le décrit ainsi à
cette époque : « Il se montrait dans les tenues les plus simples. Sans
aucune escorte que celle de professeurs. On le voyait se rendre
ponctuellement à ses cours, lui, le petit-fils de Constance Chlore, le
neveu de Constantin, le cousin de l’empereur. »
Est-il encore chrétien ? Sans doute pas… Il se pose trop de questions,
mais fait semblant.

TEMPÊTE SOUS UN CRÂNE

Ça se bouscule trop dans sa tête. L’ébullition des références qui se


mélangent en un joyeux capharnaüm (car il a l’apprentissage du savoir
joyeux) subvertit la morne redondance du dogme. C’est à la tendance
arienne du christianisme qu’il est confronté, la moins dialectique, la plus
esclave du pouvoir temporel. Celle dont la pratique est la moins adéquate
à sa théorie. Aurait-il fréquenté saint Hilaire de Poitiers, nourri dans sa
jeunesse des mêmes références que lui, qu’il aurait peut-être tourné
autrement. Pour l’heure, il dissimule. Jusqu’à un certain point.
Ainsi lui a-t-on recommandé de ne pas rencontrer un intellectuel qui
sent le soufre, qu’on accuse d’être athée, au sens où sa croyance renvoie
à la diversité plus qu’à l’unité du divin. Or il contacte les élèves du
gourou, se procure ses cours. Lui écrit. Bientôt, il fréquente en catimini
un groupe de philosophes païens. S’emballe pour les écrits de Jamblique,
élève de Porphyre, un néoplatonicien mystique qui joint à un syncrétisme
totalisant une forte propension à donner dans un irrationalisme radical,
mais qui a posé ce principe – qui fascine notre « prince sans en avoir
l’air » et lui paraît cent fois plus riche que le concept biblique de Genèse :
« Le monde est un grand vivant travaillé par une dynamique incessante. »
Non pas une création en sept jours, mais une création continuelle, ce qui
« est » n’étant que l’esquisse de ce qui « sera ».
Une question se pose : le fait que sa vie ait été, dès le départ,
bouleversée par une horreur commise par des chrétiens au nom d’un
chrétien ne lui a-t-il pas d’emblée fermé la voie de la croyance
officielle ? Sans doute.
Les mystères l’attirent. Le merveilleux le bouleverse. L’ésotérisme le
séduit. Les illuminés l’intéressent. Alors, il n’y tient plus. Se rend aux
sources de l’hellénisme philosophique, à Éphèse, à Pergame sur les côtes
d’Asie Mineure. Entre deux visites de temple, il s’y fait initier à des
cultes à mystères, dont les cérémonies secrètes tiennent de la franc-
maçonnerie et du train fantôme. Il y suit des conférences de philosophes
ouvertement païens que leur emprise et leur singularité ont parfois fait
tourner « gourous ». Il se repaît des « oracles chaldaïques », livre de
révélations censé provenir de l’ancienne Babylone dans lequel, en
particulier, on délire sur le dialogue mystique entre les flammes solaires
et celles qui sortent miraculeusement des entrailles de la terre. Et comme
cela est censé se passer dans la région qui correspond à l’Irak actuelle, il
est évident qu’il s’agit du pétrole.
Peu à peu, bien qu’il dissimule toujours, qu’il pense sous le manteau et
s’affiche contre lui-même, son achristianisme se transforme
progressivement en antichristianisme. Il faut, réfléchit-il sous l’influence
de Jamblique, s’élever vers l’esprit alors que les chrétiens s’inventent un
dieu qui se renferme dans un corps. Qu’est-ce que ce culte, écrira-t-il
plus tard, qui s’appuie sur une collection d’ossements appelés
« reliques », qui célèbre la souffrance et la mort, qui brandit un
instrument de torture ? Où l’on peut – et là, évidemment, il pense à
Constantin et à Constance qui se sont fait baptiser sur le tard pour effacer
leurs péchés tout en se donnant le temps de les commettre –, où l’on peut
donc escamoter ses faits et ses forfaits comme on solde une facture ?
Pour l’instant, il se réfrène. Il s’en expliquera, un jour, par écrit, dans
un livre intitulé Le Banquet des Césars. Constantin, au cours de ces
agapes, tombe sur Jésus qui vient fouiner dans les parages. « Il hantait
ces lieux ; il criait à qui voulait l’entendre : “Laissez venir à moi tout
séducteur, tout homicide, tout infâme. Qu’il s’avance en toute confiance.
En le trempant dans l’eau, je le rendrai pur sur-le-champ et, s’il en vient à
retomber dans les mêmes faits, lorsqu’il se sera frappé la poitrine et le
front, je lui accorderai de redevenir pur.” Ravi de la rencontre, Constantin
amena ses enfants hors de l’assemblée de dieux. »
En d’autres termes, Constantin et Constance en auraient, avant tout,
pincé pour une religion qui leur permettait d’absoudre leurs crimes.

L’EUNUQUE VEILLE AU GRAIN

Julien en est là de sa sulfureuse mutation intérieure quand il reçoit


l’ordre de se présenter à Milan devant l’empereur.
On l’imagine s’armer d’une malle de bouquins et lire en route, lire
toujours, pour penser à autre chose, pour penser tout simplement, pour
étouffer son angoisse. Et puis, rien ne peut l’en empêcher : sur sa route,
au bord du Bosphore, il y a l’ancienne ville de Troie. Il s’y arrête.
Longuement. Avant de mourir, qu’il se soit donné au moins ce plaisir
ineffable : revivre l’Iliade dans les lieux où l’épopée s’est déroulée.
Devant le tombeau présumé d’Hector, c’est tout juste s’il ne tombe pas en
pâmoison.
Ensuite, direction Milan. Ça commence très mal. C’est comme s’il
n’existait pas, comme s’il n’existait déjà plus. Que veulent-ils ? Le placer
d’emblée face à son néant ? Il y songe. Pendant sept mois, on le fait ainsi
lanterner.
Personne ne s’occupe de lui ?
Si, justement, de lui on s’occupe beaucoup à la Cour. L’eunuque du
nom d’Eusébios, celui dont on dit que « l’empereur a une certaine
influence sur lui ! », le mauvais génie du régime, est à la manœuvre. Il a
ses fiches que les espions ordinaires, qui grouillent dans tout l’Empire au
point qu’on ne les remarque plus, alimentent. Attention, souffle-t-il dans
les oreilles de l’empereur, ce type ne paye peut-être pas de mine, mais il a
des rencontres bizarres. Il « fréquente », comme on disait naguère, des
« pointures », certes, mais pas toujours très catholiques. Il faut se méfier
de ce genre de Pierrot lunaire. Sympathique – ô combien ! –, il ne ferait
pas de mal à une puce. Mais qui sait quelle passion trouble et vengeresse
peut se cacher derrière cette façade d’hurluberlu. Va-t-on introduire non
un loup dans la bergerie, mais un faux agneau dans une assemblée de
chiens-loups ? Un rescapé. Un rejeton du clan, heureusement éradiqué,
des frères de Constantin.
Qu’on y songe : les frères, neveux, cousins, Crispus et Gallus, y
compris Fausta, tous morts, sauf notre Auguste « chéri de la victoire ». Et
Julien. Croyez-vous vraiment que ce garçon n’y a pas songé, que cela ne
lui a pas donné des idées ? On feint de s’abîmer dans la lecture, on se
donne des airs, comme on dirait aujourd’hui, de « baba cool » qui ne
descend jamais de son petit nuage, et le tour est joué. Voilà, en substance,
ce qu’on susurre à la Cour sous l’impulsion de l’eunuque en chef.
De temps en temps Julien a des visites. On discute, on lui pose des
questions, il sent bien que cela ressemble à des interrogatoires ; qu’on
s’adresse à lui comme à un suspect.
Puis, un beau matin, on le convoque. Le verdict ? Non, on lui fait
simplement savoir qu’on ne le retient plus. Qu’il peut regagner ses
pénates. Mais que lui voulait-on au juste ? Que signifie cette farce ? En
fait – mais Julien en ignore tout, car les événements politiques ne font
pas partie de ses préoccupations –, il y a eu d’abord l’épisode Magnence,
d’où la recherche d’un César légitime issu de la famille et susceptible de
faire contrepoids. Ensuite est survenu le coup d’État de Sylvain qui a
réveillé la hantise de l’usurpateur qu’on réchauffe dans son sein. Les
sentiments de Constance ont évolué au gré de ces impondérables.
D’abord, il a été tenté de kidnapper à son profit la légitimité de Julien,
comme il avait tenté d’exploiter celle de Gallus. Que risquerait-on à en
faire un César contrôlé, surveillé, ligoté, réduit à l’état d’une itinérante
pancarte, d’une banderole promenée sur le front des troupes et affichant
cette simple inscription : « Je suis le neveu de Constantin et le cousin de
Constance. À travers moi l’empereur est présent parmi vous. »

TIRAILLÉ ENTRE EUSÉBIA ET EUSÉBIOS

C’est l’impératrice qui a soufflé l’idée à son époux. Elle est jeune,
vingt-deux ans ; elle est belle. L’empereur en est follement épris. Elle
répond au doux nom d’Eusébia. L’idée lui est venue peu à peu : son mari
est vieux. Elle n’a toujours pas d’enfant. C’est son problème. Ça
l’obsède. Ça viendra, elle veut le croire, mais en attendant…
Elle n’a jamais rencontré ce Julien, mais elle en a entendu parler. Il
faut absolument éviter qu’un usurpateur profite de la situation et se fasse
proclamer en arguant de l’extinction de la lignée. D’où la recherche d’un
héritier en intérim, en contrat à durée déterminée, incontestablement de la
famille, mais inoffensif. Une pancarte, une banderole donc. Pendant ce
temps-là, l’enfant du miracle pourrait naître.
Elle redoute, en outre, que Constance ne soit obligé d’aller faire acte
de présence sur le front en Gaule du Nord. Elle devrait alors le suivre.
Dans des bleds sinistres où il pleut tout le temps et où on se gèle les
fesses. Très peu pour elle. Il faut trouver quelqu’un.
Constance est tiraillé entre Eusébia et Eusébios. La princesse et
l’eunuque. La mise à mort du rescapé ou son élévation. D’où ces allers et
retours.
Julien a repris la route de Constantinople. Soudain, une estafette
impériale le rattrape. Contrordre. Il doit s’arrêter et attendre. Quoi ? Est-il
perdu ? De nouveau la hache du bourreau plane au-dessus de son cou. Il
s’installe au bord du lac de Côme et attend. Attend encore. Quoi ? Qu’on
le rappelle, qu’on l’oublie, qu’on le libère, qu’on l’arrête ?
Eusébios a parlé. Puis Eusébia est intervenue. Nouveau changement.
Consigne de se rendre et de s’installer en Grèce. Là-bas, de toute façon, il
ne pourra pas faire de mal. Un sursis ? Qu’importe.
Athènes ! C’est comme si on lui ouvrait l’accès du Nirvana : comme
condamner un juif religieux à un exil à Jérusalem. Ou, plus tard, de
déporter un stalinien à Moscou. Son rêve ! Lui ordonner d’aller se faire
voir dans la ville de Démosthène, dans le pays de Platon et d’Aristote,
chez les Grecs donc ! Quitte à finir, pourquoi ne pas finir là ? Tel un
ivrogne dans l’alcool.
Et à quoi se consacre Julien à Athènes ? À la lecture. À l’étude.
Comme toujours. Son alcool précisément. Il réenfile la toge d’étudiant et
se rue sur tous les cours magistraux des philosophes en vue. Sa tournée
des grands-ducs à lui. Athènes continue d’attirer de partout les fils de
famille. Très vite, on forme une bande qui se complaît à philosopher au
cours de longues promenades. Païens et chrétiens mêlés, qui font, défont
et refont le monde et le dogme. Les esprits les plus philosophiques
érigent Julien en mascotte. Les jeunes chrétiens expliqueront plus tard,
pour se blanchir de cette promiscuité, lui avoir immédiatement
soupçonné une âme démoniaque. L’un d’eux, Grégoire, fils de l’évêque
de Nazianze, le poursuivra de sa hargne assassine sous forme de libelles.
Qu’on en juge. Voilà comment il décrira (mais après sa mort) le Julien
de l’époque devenu, entre-temps, l’« apostat » : « Je ne présageais rien de
bon de ce cou branlant, de ces épaules remuantes et tressautantes, de ces
yeux agités qui furetaient partout, de ce regard exalté, de ces pieds
chancelants qui ne tenaient pas en place, de cette narine qui respirait
insolence et dédain, de ces grimaces ridicules qui manifestaient les
mêmes sentiments, de ces éclats de rire convulsifs, de ces signes
d’approbation ou de dénégation sans rime ni raison, de cette élocution
haletante dont le débit s’arrêtait d’un coup, de ces questions incohérentes
et inintelligentes, de ces réponses qui ne valaient pas mieux, se
chevauchant les unes les autres sans régularité, en dépit des règles de
l’école. Quel besoin de décrire les choses dans le détail ? Je l’ai vu, avant
qu’il ait encore rien fait, tel que sa conduite l’a révélé par la suite. »
On imagine la description si Julien avait déclaré le christianisme
obligatoire.
Mais à Athènes, en cette année 357, on est tous des camarades. Trois
mois de bonheur. Et patatras, on est rappelé à Milan. Sont décidément
cinglés là-haut ! Regain d’angoisse : de quel côté de ses penchants son
« éternité » augustissime a-t-elle basculé ?
Julien a tout juste le temps, après avoir fait sa malle, de s’accorder un
dernier pèlerinage. « Je suis en larmes, confessera-t-il, les bras tendus
vers l’Acropole… »
CHAPITRE 29

Julien sauve et restaure la Gaule

Scène ahurissante.
Julien aurait-il pu l’imaginer un mois plus tôt ?
L’armée est rassemblée sur un large terre-plein, du moins quelques
cohortes d’élite. Des portiques des alentours s’échappent des nuées de
fonctionnaires et de courtisans. Plonger au sein de cette foule caquetante
aurait permis de se noircir les oreilles de remarques salissantes. Et de
percevoir, en bruit de fond, les sifflements d’un nid de vipères. En haut
d’une tribune, richement drapée, trône son « Auguste éternité »,
l’immortel et inamovible empereur Constance, « aimé des dieux »,
« maître du monde », « vainqueur sur terre et sur mer ». Et, à ses côtés –
mais oui, c’est impensable n’est-ce pas, mais c’est lui, c’est bien lui ! –
un gringalet, tout juste sorti de ses interminables bachotages, affligé de
soubresauts rythmiques : le rescapé Julien. Un feu follet à la droite du
soleil.
Quelques jours plus tôt, le puceau, préalablement déguisé en foudre de
guerre, avait été comme sommé, on l’a dit, d’épouser une fille de
l’empereur. Comme son grand-père Constance Chlore. Comme son oncle
Constantin. Il n’est pas sûr que cela ait transporté d’enthousiasme la
jeune princesse, qui, il est vrai, n’était pas, elle non plus, sortie de la
cuisse de Vénus. Dans la catégorie « prince charmant », il y avait plus
top que Julien.
Celui-ci s’étonna-t-il que des champions séculiers d’une religion
d’amour aient une conception du lien conjugal qui n’impliquait même
pas un minimum d’amour ? Il aurait pu.
L’annonce lui était tombée sur la tête comme une statue en marbre
d’Apollon renversée par des fanatiques chrétiens : il était fait César. De
l’Espagne, de la Grande-Bretagne et de la Gaule. Adjoint de l’Auguste.
Comme dans les contes de fées où l’on change allègrement les citrouilles
en carrosses, le vers de terre était soudain devenu une étoile. Le « petit
chose » allait régner sur une fraction du tout. Hier petit intello bohème et
rebelle, vivant en marge du grand monde, aujourd’hui représentant, au
cœur de ce grand monde, d’un pouvoir suprême et installé.
Il n’avait rien fait d’autre, jusqu’ici, que lire, lire et écouter. Même pas
une petite bagarre dans une cour de récréation, une castagne d’après
boire, une escalade, une conduite de char. Tout dans les yeux, tout dans
les oreilles, tout dans la tête, rien dans les mains, rien dans les jambes.
Et que lui demandait-on ? Oh, pas grand-chose, de libérer la Gaule, de
restaurer la Gaule.

UN MANNEQUIN HABILLÉ EN CÉSAR

Sa première réaction, répétons-le, fut de supplier qu’on le renvoie chez


lui poursuivre ses interminables études. Mais une voix intérieure, qu’il
interprétait comme celle des dieux, l’avait incité à ne pas se dérober au
rôle qui lui était dévolu. Ne pas cocufier la destinée avec cette gueuse
qu’est la routine. Et le voici sur cette tribune. Coude à coude avec
l’empereur. C’est à ne pas y croire. Et voilà que la statue de cire ouvre la
bouche. Constance se fend d’une mercuriale. Cours de rhétorique
première année : « En avant. Le monde nous le gouvernerons ensemble,
avec égale modération. Hâte-toi pour défendre le poste qui t’a été, pour
ainsi dire, assigné par la République en personne. » Car sous Constance,
comme sous Néron, Rome était officiellement une république.
La troupe, qui n’a pas le choix, bourdonne son assentiment en frappant
en cadence les boucliers avec les genoux. On adjoint à Julien une petite
troupe de trois cent soixante soldats. Tous chrétiens. Des moulins à prière
plus que des héros d’Homère. Et on prend la route.
En fait, il s’agit d’une farce. Julien a déjà découvert le pot aux roses.
On ne lui demande pas, surtout pas, de se conduire réellement comme un
César, mais de faire semblant. De jouer le rôle d’un mannequin (selon sa
propre expression) habillé en César.
Il résumera lui-même la situation : « Constance m’envoie, au beau
milieu de l’hiver, au pays des Celtes, moins pour commander l’armée que
pour y obéir aux généraux. Ils avaient l’ordre formel d’avoir l’œil sur
moi plus que sur l’ennemi. » On le lui a d’ailleurs très clairement précisé
avant le départ : « Vous n’aurez à vous occuper de rien. » Sous-entendu :
d’autant, on ne l’ignore évidemment pas, que vous n’y connaissez
absolument rien. Les finances ne sont pas de votre ressort, le préfet
Florentinus sera là pour ça. Vous n’aurez pas accès aux informations de
l’état-major, réservées au général en chef Marcellus qui sera là pour ça.
Et, pour ce qui relève de la guerre intérieure, de la répression des menées
jugées subversives, vous avez le meilleur, le fameux Paulus, dit la
Chaîne, qui sait si bien faire parler les suspects : il est là pour ça. Des
instructions ont été rédigées, précises jusqu’au pointillisme. Même le
menu des repas au mess est prévu. Même la nature de l’ameublement de
campagne. Que devra faire Julien ? Hocher dignement la tête de temps à
autre en signe d’approbation. C’est tout.
La première décision prise en son nom – il n’est même pas certain
qu’il ait été au courant – renvoie aux lubies de Constance : réprimer
quelques activités païennes ou catholiques trinitaires, envoyer l’évêque
de Poitiers Hilaire en exil et combler d’honneurs quelques prélats, les uns
ariens, les autres couchés. Hilaire n’en rendra d’ailleurs pas Julien
responsable.
Les querelles entre tenants de l’« engendré » et de l’« inengendré », de
la « similitude » et de la « consubstantialité » faisaient sur notre nouveau
César le même effet qu’une crème solaire sur un esquimau. C’est même
l’un des rares sujets d’ordre philosophique ou théologique qui ne
l’intéressait absolument pas.
D’UN INTELLO COMMENT FAIRE UN GUERRIER

Franchissement des Alpes et première étape à Vienne. La ville a


détrôné Lyon durement marquée par les tragédies en série. C’est là que
l’extraordinaire aventure va commencer.
Rencontre avec les officiers qui sont venus au-devant de la colonne. Et
premiers heurts. Julien demande qu’on lui résume la situation. Il ose
formuler quelques suggestions. Mais ce ne sont pas les règles ! Ils sont là
pour le surveiller, pour l’encadrer, pas pour lui obéir. De quoi se mêle ce
freluquet ? Il était convenu qu’il ferait mannequin, pas César. Qu’il laisse
les « pros » conduire leurs affaires comme ils l’entendent. Il trimballe sa
cargaison de bouquins, au grand désespoir des porteurs. Il a donc
largement de quoi s’occuper.
Et puis qu’est-ce qu’il y connaît à la guerre, à la technique du combat,
à la stratégie militaire, au maniement des armes, le petit rhéteur ? Rien. Il
en convient. Alors, piqué au vif, il décide de tout apprendre. Apprendre :
c’est ce qu’il sait faire de mieux. Ce qu’il a appris depuis vingt ans. Par
chance, au milieu de cet environnement hostile, on l’a flanqué d’un
« questeur », un dénommé Salluste, un Gaulois qui se pique de
philosophie et qui devient très vite son ami. Le seul au sein de cet
aréopage qui le chambre.
Salluste le prend donc en main. Pendant six mois, drivé par des
vétérans dont l’expérience a été forgée par trente ans de service, il s’initie
à tout. À la marche au pas au rythme de la fanfare, au déboulé d’assaut,
au maniement du glaive, du javelot, de la lance, à la progression en
tortue, à la formation en carré ou en pointe, à la science de
l’encerclement, du débordement, de la retraite, de la diversion, à
l’utilisation des machines de guerre, au maniement du bélier, à la gestion
des estafettes, des courriers, des éclaireurs, à la technique du combat
rapproché, à l’articulation infanterie-cavalerie…
Qui peut l’en empêcher ? Qui, lorsqu’il aura acquis toutes ces
connaissances, osera le renvoyer, avec mépris, à son savoir livresque ?
Salluste est bluffé : son élève met à se pénétrer de l’art de la guerre le
même enthousiasme et la même application qu’il avait manifestés à se
plonger dans les pensums néoplatoniciens. Il se conduisait face à ses
maîtres en élève ordinaire ; il se comporte, là, en troufion ordinaire.
Salluste le rudoie, l’engueule, lui fait répéter dix fois le même
mouvement. Il se plie à ces disciplines, il rampe s’il le faut. Piétine dans
la boue. À le voir ainsi, modestement centré sur son sujet, une lueur de
tendresse éclaire les yeux des vieux grognards.
Il y a encore un mois qu’était pour lui la Gaule ? Le « pays des
Celtes » comme il dit, un univers de brumes et de frimas, une contrée à
demi sauvage où on ne trouve que les livres qu’on apporte et où le nom
d’Aristote n’évoque qu’un aubergiste ou un négociant en gros. Il ne la
percevait, cette Gaule, qu’à travers Jules César dont il avait dévoré
l’ouvrage.
Le premier contact l’avait cependant ému. La population, massée sur
son parcours, lui avait réservé un accueil chaleureux. Du moins le
croyait-il. En réalité, on avait accroché quelques banderoles et on avait
mobilisé les brigades d’acclamations. On acclamait sans trop savoir
pourquoi. L’une des banderoles s’était d’ailleurs décrochée et lui était
tombée sur le coin de la figure.
Voir passer un César, de toute façon, ce n’est pas si fréquent, même de
nos jours. Ensuite, quand on progressa vers le nord, le spectacle devint
plus rude. Le pays exposait ses meurtrissures. Signes d’exode, terres
laissées involontairement en jachère, villages semi-abandonnés ou
recroquevillés sur eux-mêmes. Dans la plupart des cités traversées, on
avait détruit les anciens monuments pour en intégrer des pans entiers aux
remparts dont le périmètre avait été rétréci. Hantise visible de
l’envahisseur germain, même quand n’apparaissait aucune trace de son
passage. Effets des récits d’horreurs qui se colportaient de place en place,
et dont on retrouvera les archétypes durant des siècles.
De Vienne, on rejoignit Autun. La ville avait failli être prise quelques
semaines plus tôt par une avant-garde d’Alamans. Il avait fallu que,
spontanément, les vétérans installés dans la ville reprennent du service
malgré leurs cheveux blancs, puis chargent, comme au bon vieux temps
de leur jeunesse, pour que la cité universitaire échappe de justesse à une
troisième catastrophe.
À l’arrivée de la petite troupe impériale, les assaillants décrochèrent
complètement et notre juvénile César, malgré les pressions des officiers
qui le suppliaient de se tenir tranquille, insista pour jouer dans l’affaire
son petit rôle.
Après quoi, il replongea dans ses livres.

L’APPRENTISSAGE DE LA GUERRE

Les barbares ayant complètement enfoncé la ligne du Rhin, il avait été


décidé, depuis Milan, que le rassemblement de l’armée se ferait à Reims
que l’on rejoindrait en passant par Auxerre et Troyes.
À cette occasion, Julien marque un point. Pour échapper au
harcèlement des bandes d’Alamans, il propose, contre l’avis de l’état-
major, de gagner Auxerre en traversant les denses et sombres forêts
morvandelles. Or, miracle, il arrive effectivement sans encombre. Entre
Auxerre et Troyes, en revanche, les attaques se multiplient sur les flancs
du détachement. Quand ce dernier, que personne n’attendait, arrive à
Troyes, assemblage de pseudo-soldats quelque peu dépenaillés, la
garnison effrayée par son apparence refuse de lui ouvrir. Il faut négocier.
Imperceptiblement, quelque chose a changé. À Reims, on ne refuse
plus de soumettre au César d’occasion le plan offensif de l’état-major. La
première phase, il est vrai, serait assimilable même par un néophyte. Il
s’agit, à partir d’une ligne Metz-Verdun, d’attaquer en fonçant droit
devant.
Or on frise la catastrophe. Il pleut à verse. On n’y voit rien. L’ennemi
s’écarte, remonte la colonne adverse et prend l’arrière-garde à revers.
Deux légions sont totalement débordées et vont s’écrouler quand des
auxiliaires germains, alertés par le bruit, font irruption au milieu de la
bataille et en renversent le cours. Dure leçon. Julien, que sa fougue
portait résolument en avant à la façon des héros d’Homère, fait preuve, à
partir de ce jour, d’une prudence beaucoup plus circonspecte.
La seconde phase de la contre-offensive n’est pas beaucoup plus
sophistiquée : il s’agit de se former en croissant et de ratisser le terrain en
resserrant peu à peu la tenaille. Après avoir fait sauter un bouchon
ennemi à Brumath, l’armée impériale dégage Saverne, Strasbourg,
Mayence et reprend Cologne. La vérité est que Julien n’y est pas pour
grand-chose, mais son ardeur au combat et son enthousiasme ont été
contagieux. Il donne de sa personne sans tenir compte des avis de ses
officiers, qui lui conseillent de rester peinard en arrière comme tout grand
chef qui se respecte. Il y gagne en autorité. N’hésitant pas à prendre
quatre décisions d’importance qu’il impose au commandement : relever
les remparts de Cologne, sécuriser les alentours de Trèves, signer une
paix séparée avec les Francs d’outre-Rhin, puis disperser l’armée dans
plusieurs garnisons de l’arrière où elle prendra ses quartiers d’hiver
tandis que lui s’installera à Sens.
Le général en chef Marcellus fait part de ses réserves : il ne se prive
pas, en prime, de rabattre le caquet du jeune César dont le rôle, lors des
récents succès, proclame-t-il à la cantonade, a été tout à fait secondaire. Il
n’est cependant pas sans percevoir que les soldats commencent à
regarder Julien avec une pointe de respect. Mieux même, de sympathie. Il
faut dire que, démagogie ou altruisme authentique, il y met du sien.
Délaissant le faisan rôti que prévoyait le menu impérial, il partage à la
cantine le rata du légionnaire de base à côté duquel le corned beef relève
de la haute gastronomie ; il délaisse sa couche plumée pour un simple
tapis, marche à côté et au rythme des fantassins et ne se sépare le soir des
hommes de troupe que pour se précipiter sur ses bouquins. Relit-il La
Guerre des Gaules dans lequel César aime à se décrire proche du troufion
ordinaire et s’imposant la même discipline que lui ? Possible. Les
officiers supérieurs n’en condamnent pas moins, presque unanimement,
une telle attitude. Le général Marcellus se ronge les ongles. Les choses
n’avaient pas été prévues ainsi. Il va falloir absolument régler son compte
à ce type insupportable.

TRAHI PAR SON GÉNÉRAL EN CHEF


Justement, Julien lui en donne presque l’occasion. Il s’enferme dans la
ville de Sens, dotée d’une faible garnison, tandis que les gros bataillons
s’égayent dans les cités environnantes où ils prennent leurs quartiers sous
la direction dudit Marcellus. On s’ennuie à cent sous de l’heure à Sens en
plein hiver. Aujourd’hui encore. Le César en profite pour se faire
expliquer par le menu les mystères de l’administration. Il y met la même
hargne que pour l’apprentissage du maniement des armes. L’apprenti
philosophe, passé apprenti guerrier, devient apprenti gestionnaire.
Apprendre, toujours.
C’est pendant qu’il est plongé dans cette peu romantique activité que
d’importantes bandes d’Alamans font irruption sous les murs de la ville.
Tricheurs ! Les lois de la guerre prévoient qu’on n’attaque pas en hiver.
Mais, c’est bien connu, les barbares se moquent des lois de la guerre. On
a tout juste le temps de fermer les portes et de se positionner aux
murailles. Les Alamans ont été renseignés. Par qui ? On les a laissés
passer. Pourquoi ? À l’évidence, leur objectif est de s’emparer du
représentant de l’empereur en situation critique. Seule l’arrivée de
renforts peut sauver la ville et, heureusement, Marcellus n’est pas loin.
Mais voilà : Marcellus ne bouge pas. Les renforts n’arrivent pas.
Cependant, trente jours durant, Sens, harcelée sans répit, tient bon.
Julien, abandonné à lui-même, organise personnellement la défense, ne
dort quasiment pas, veille aux créneaux, lance le javelot du haut des
murailles, déploie une énergie communicative, soutient le moral des
assiégés.
Aucun message de l’extérieur. Pas le moindre mouvement de troupes à
l’horizon… Sœur Anne ne vois-tu rien venir ? « On le voyait
personnellement, rapporte Ammien Marcellin, de nuit et de jour, sur les
ouvrages avancés et aux créneaux, fulminant et quasi grinçant des dents
lorsque ses tentatives répétées pour faire une sortie s’avéraient vouées à
l’échec en raison de la faiblesse de ses effectifs. »
Trente jours ainsi. Ce sont finalement les Alamans qui craquent et se
retirent. Apparemment, ils n’avaient obtenu que trente jours de
permission.
Tout s’est passé comme s’il avait été décidé, en haut lieu, de laisser
Sens succomber pour se débarrasser du loustic. Hors de lui, Julien
convoque Marcellus. Lequel refuse d’obtempérer, quitte la Gaule et se
précipite à Milan pour y dénigrer auprès de l’empereur le garnement qui
se prend pour un vrai César. Son propos peut se résumer ainsi : « Le petit
jeune homme que vous nous avez infligé est un fanfaron inepte qui pète
plus haut que son cul. »
Mais le jeune homme en question a pris ses précautions : il a envoyé sa
propre délégation, qui, preuves à l’appui, dénonce le jeu pervers du chef
d’état-major et obtient son remplacement. Et, pour mieux faciliter la
réception du message, il fait remettre à l’empereur le seul type de cadeau
que son « éternité » ne dédaigne pas : un panégyrique que Julien a rédigé
de sa blanche main. Document effarant. Chef-d’œuvre de bassesse
flagorneuse. Monument d’hypocrisie hagiographique. L’Auguste devient
l’inverse de ce qu’il est : non plus cruel, implacable et lâche, mais
courageux, doux, clément et, s’il n’avait tenu qu’à lui, la « Nuit des longs
couteaux » de 337 n’aurait jamais eu lieu. Triste morceau d’anthologie.
Comme si Julien avait compris qu’il n’avait plus le choix : ou bien il en
faisait une tonne, ou bien il périssait. Il fallait se concilier l’empereur, fût-
ce par une ignominie – encenser l’assassin de son père. Efficace. Un
premier verrou vient de sauter. Le petit monde qui entoure le César n’est
plus un condensé des ennemis du César.

SECONDE TRAHISON AU SOMMET DE L’ARMÉE

C’est vers cette époque que naît, et meurt presque aussitôt, le fils de
Julien. Selon Ammien Marcellin, la sage-femme aurait été soudoyée pour
couper le cordon trop court. Par qui ? Pourquoi ? La réponse est
implicite. Qui pouvait redouter le plus la naissance d’un Julien II, sinon
l’impératrice qui ne parvenait toujours pas à enfanter et ne pouvait
admettre qu’un autre héritier se substitue soudain à celui qu’elle
n’arrivait pas à concevoir ? Selon la même source, Eusébia aurait ensuite
profité d’un déplacement d’Hélène, l’épouse de Julien, à Rome, en
compagnie du couple impérial, pour faire ingurgiter à la pauvre femme, à
son insu, toutes sortes de mixtures avorteuses. Vrai ? Faux ?
Toujours est-il que Julien n’y fera jamais la moindre allusion et ne
cessera, au contraire, d’encenser Eusébia, comme Don Quichotte sa
dulcinée.

Marcellus avait été dégagé. Par qui est-il remplacé ? Par son clone, en
pire : le maître de l’infanterie Barbatio – une carpette de chez carpette.
Faute de s’imposer debout, il s’était fait promouvoir à genoux. Et
toujours la même obsession : non pas seconder efficacement Julien, mais
provoquer son échec. C’était bien la peine d’avoir commis un pensum
déshonorant.
Le plan de la seconde phase de l’offensive contre l’« envahisseur »
germain exigeait une coordination exemplaire. Or on assiste à une
multiplication de couacs. Ainsi, profitant de la défection de supplétifs de
Franche-Comté qui s’étaient mis à leur compte, des éléments alamans,
après les avoir ralliés, foncent sur Lyon dont ils ravagent, une fois de
plus, les alentours.
Julien envoie des secours qui les repoussent et demande à Barbatio de
leur fermer l’accès au Rhin pour les éradiquer à leur retour. Que fait ce
dernier ? Il les laisse passer.
Quand, un peu plus tard, le César atteint le fleuve et découvre une
multitude de Germains surexcités massés dans les îles et le couvrant
d’injures, il demande à Barbatio de lui envoyer quelques bateaux, mais
l’autre l’envoie sur les roses : même pas une barque ! Julien doit
demander à des auxiliaires bataves d’aller subtiliser à la nage quelques
embarcations au nez des Alamans, qui se font alors ratatiner.
Le ménage fait, on réédite en gros la manœuvre précédente. Julien, à
partir du Rhin, prend la direction des Vosges avec treize mille hommes et
s’établit à Saverne. Barbatio se dirige vers Bâle à la tête de vingt-cinq
mille soldats. Toujours la même tactique : prendre l’ennemi en tenaille.
S’il veut bien. Le maître de l’infanterie doit, ensuite, se porter vers Julien
en remontant la rive gauche du Rhin.
Et patatras : il change soudain d’avis, envoie balader le plan
préalablement arrêté et entreprend de passer sur la rive droite à l’aide
d’un pont de bateaux. En réaction, les barbares utilisent malicieusement
une tactique de barbares en lâchant dans le courant du fleuve d’énormes
troncs d’arbres qui font voler en éclats le dispositif. Sur quoi Barbatio,
ridicule, mortifié, fait demi-tour. Les Alamans aussitôt se ruent sur ses
arrières, lui subtilisent l’ensemble de ses bagages et de son
ravitaillement, le forcent, pour éviter d’être pris à revers, à revenir à son
point de départ.
Va-t-il accepter de rendre compte à son supposé supérieur, que ses
déboires lui font haïr encore un peu plus ? Évidemment pas. Il se conduit
exactement comme Marcellus. Il répartit son armée, ainsi neutralisée,
dans des cantonnements et fonce vers Milan dans l’intention de faire
endosser à Julien la responsabilité du fiasco. Celui-ci, qui s’est fortifié à
Saverne, peut toujours attendre. Il se retrouve seul, avec ses treize
mille hommes, sans espoir de renfort.

LA GRANDE BATAILLE DE STRASBOURG

Tout cela, les Alamans l’apprennent vite. Peut-être même, dans


l’entourage de Constance, certains se sont-ils fait une joie de les en
informer. Occasion rêvée. Vingt-cinq mille soldats se mettent
volontairement hors de combat. Un général en chef en fuite. Ordre de
mobilisation générale : toute l’Alamanie s’embrase. Dix rois accourent
avec leurs contingents. Trente-cinq mille combattants sont ainsi
rassemblés selon les chroniqueurs du temps. Chiffre exagéré, bien sûr,
mais face aux treize mille dont dispose Julien, le rapport de force n’en est
pas moins largement à leur avantage. Tous ces bataillons qui
combattaient jusqu’ici en ordre dispersé décident de se réunir en une
puissante armée, la plus puissante que les Germains aient jamais
rassemblée depuis Arioviste. Armée qui se place sous les ordres du roi
des rois, le fameux Chnodomar.
On s’avance jusqu’aux murs de Strasbourg. L’ensemble de la
Germanie orientale est là, prêt à fondre sur l’étudiant en philosophie
devenu capitaine, à l’enserrer, à le compresser, à l’asphyxier, à le harceler
de tous les côtés, à le détruire méthodiquement avant de le réduire en
charpie. Un petit rhéteur filandreux contre des guerriers dans l’âme, dans
les tripes, dans le sang : une farce !
Du coup Chnodomar commet un péché d’orgueil. Il veut sa bataille en
ligne, à la romaine. Mais spécialité romaine, précisément. Dans cet
exercice, auquel les Alamans ne sont pas formés, qui peut égaler les
légions ?
Julien, qui s’est cru un instant perdu, perçoit tout de suite l’opportunité
que lui offre cette conversion conformiste à un type de combat qui
survalorise la technicité. Les Germains eux-mêmes sont-ils saisis par le
doute ? Ils envoient à Saverne une délégation qui, au nom de leur chef,
somme l’armée gallo-romaine d’évacuer les lieux par respect des traités
signés. Mais quels traités ? Julien tombe des nues. On lui met alors sous
le nez les lettres dans lesquelles l’empereur Constance incitait les
Alamans de Chnodomar à attaquer la Gaule tombée aux mains de
Magnence et leur promettait la propriété des territoires qu’ils
parviendraient à conquérir. Julien feint de dédaigner ces documents. Il
est, en réalité, sidéré. Cette révélation pèsera lourd sur ses décisions
futures.
Pour l’heure, il ne lui reste plus qu’à marcher lui aussi sur Strasbourg.
L’ennemi veut une bonne bataille en ligne, classique, comme dans les
manuels : c’est sa seule chance, à lui, Julien. Les soldats, confrontés à
une telle disproportion de forces, vont-ils le suivre ? Aucun ne rechigne.
Les deux armées se retrouvent à hauteur de Mundolsheim, front contre
front. Pas d’innovation, de mouvements savants, d’improvisation
tactique. Non, ce sera comme à la manœuvre. En formation ordinaire.
Cavalerie aux ailes, infanterie au centre échelonné.
En face, le dispositif est à peu près le même. Sauf que Chnodomar,
aussi voyant que possible dans une armure rutilante surmontée d’un
casque qui lance comme des éclairs, a, selon la tradition guerrière
germanique, glissé au milieu de la cavalerie des fantassins légers qui, à
l’aide de longs couteaux, éventrent les chevaux adverses.
Moment d’hésitation du côté gallo-romain où l’on n’avait jamais vu
une telle masse barbare rassemblée. Julien, entouré d’un détachement de
cavalerie, doit parcourir les lignes et déclamer de lieue en lieue : « Le
temps est venu, camarades. Il faut effacer les taches qui déshonoraient le
nom romain. La victoire est à nous ! » Comme en réponse, une clameur
rauque s’élève dans les rangs de l’infanterie alamane. Ce sont les
combattants qui, ayant aperçu leurs rois à cheval, leur intiment l’ordre de
mettre pied à terre pour montrer qu’ils s’interdiront toute fuite. Les rois
s’exécutent. Chnodomar le premier, malgré la fière allure qu’il affichait
sur son bourrin.
De chaque côté, les trompettes sonnent.
Les Alamans ont le dos au fleuve. Les Gallo-Romains, appuyés sur les
fortifications de Saverne et profitant d’un terrain en pente, sont dans une
position favorable. Mais ils sont deux fois moins nombreux que leurs
adversaires.

ANATOMIE D’UNE BATAILLE

Qu’est-ce qu’une bataille ?


Un déferlement de hasards que l’histoire, qui pondère même
l’impondérable, ordonne a posteriori en nécessité. La rationalisation
posthume des aléas, en somme. On ne sait pas comment cela se passe,
mais, une fois que ça s’est passé, il faut tout de même expliquer
comment. Dégager une direction de ce qui en était dépourvu.
Une bataille, c’est un chaos que ne structure après coup que le besoin
de donner un sens à une issue qui aurait pu être inverse. Une bataille
perdue, c’est presque toujours une bataille qui allait être gagnée. Aucune
planification ne tient confrontée à l’exacerbation ingérable de trente
mille psychismes particuliers. Succession d’explosions singulières qui se
fondent dans une éruption globale, maelström bouillonnant d’angoisses,
de trouilles, d’exaltations, de rages et d’inconsciences qui
s’entrechoquent, comme dans un mouvement brownien, jusqu’au
moment où une angoisse de plus, une trouille de trop, un rebond
d’exaltation, une rage supplémentaire, emporte tout. Comme un ouragan
d’apocalypse.
Une bataille, c’est la complexité indicible d’une histoire toute simple :
celle d’un équilibre qui en un instant se rompt. Pourquoi ? On ne sait.
Tout vainqueur n’est qu’un vaincu potentiel qui s’en est sorti. Tout
vaincu, un vainqueur qui a laissé échapper l’occasion, la chance. Aucun
processus collectif n’est à ce point à la merci d’un effet papillon : une
peur individuelle peut provoquer, de lieue en lieue, une panique générale.
Un officier qui tombe à l’aube d’une charge décisive peut entraîner une
débandade. Une bataille n’est pas seulement une accumulation interne
d’affrontements, c’est aussi, et surtout, l’élément externe et imprévu qui,
à un moment charnière, fait basculer l’affrontement d’un côté ou de
l’autre.
Une bataille, c’est un blocage. Le déblocage s’appelle, selon les cas et
selon les points de vue, une victoire ou une défaite. D’où le rôle décisif
de l’élément débloquant : les renforts, les secours, les réserves, l’irruption
d’auxiliaires… Mais aussi les défections, les changements de camp, les
mouvements de panique. Tout tient dans cet instant où le désordre se
dérégule d’un cran de trop. Une pièce qui se casse, un boulon qui saute,
un ressort qui pète. Il y a toujours, dans une bataille, ce moment terrible,
soudain, électrique de basculement où rien d’avant ne compte plus pour
rien après.
La fin ne justifie pas seulement les moyens, elle emporte d’un seul
coup, d’un coup de vent, tout ce qui laissait prévoir une fin contraire.
Qu’importe d’avoir remporté tous les éliminatoires si on perd la finale.
Ce n’est pas tellement que le vainqueur s’avère être celui qui a raflé la
mise, c’est que le vaincu est celui qui craque. Tout tenait, s’égalisait,
s’équilibrait, se neutralisait : une vis fait défaut, en un instant tout
s’effondre. Une bataille, c’est ça : seul le dernier acte compte. Il efface la
pièce.
De tout cela, la bataille de Strasbourg fut l’illustration. Livrée en plein
mois d’août, par une chaleur étouffante, elle dura de midi jusqu’au soir.
Les Alamans eurent presque constamment l’avantage, mais les Gallo-
Romains l’emportèrent. Neuf rounds perdus aux poings, le dernier gagné
par K.-O. Seul le dernier acte compte.
Tel Achille, Julien se jeta dans la mêlée. Peut-être cherchait-il la mort
au combat pour échapper au déshonneur d’une défaite qui, un temps,
parut consommée. La cavalerie alamane se refermait sur les légions.
Comme pour exorciser un début de désespérance, les fantassins gaulois et
illyriens avaient poussé leur cri de guerre. Un sourd et long murmure qui,
allant crescendo, se terminait en un mugissement gigantesque. Ils étaient
sur le point de lâcher pied. La toiture de boucliers qui surmontait leur
formation en tortue avait été peu à peu démantelée et arrachée. L’arrivée
de deux corps de réserve, fanfare en tête, permit un temps de rétablir
l’équilibre. Puis les rangs gallo-romains furent à nouveau rompus.

LA VICTOIRE

À cet instant précis, les dix rois alamans pressés de participer à


l’hallali se ruent avec leurs bataillons, sans excès de discipline, sur les
carrés romains pour donner le coup de grâce. Ils enfoncent les deux
premières lignes. Les deux suivantes ne parviennent pas à les contenir. Ils
arrivent jusqu’au cœur du dispositif de l’armée impériale formée par la
première légion. Celle-ci tient bon. Les vagues d’assaut se brisent, les
unes après les autres, sur ce mur de fer. Ce qui permet un retour offensif
de la cavalerie gauloise qui attaque de flanc. Les légions des premières
lignes, un moment dispersées, se regroupent et refluent sur les assaillants
qui reculent à leur tour. Se désarticulent. S’emmêlent. Explosent. Les rois
tentent de s’éclipser. À la vue de cette retraite, la troupe alamane est prise
de panique. Compressés par l’implacable machine de guerre légionnaire,
des milliers de guerriers germains se jettent dans le Rhin. Disposés sur
les rives, les archers gaulois font des cartons. Chnodomar, éjecté par son
cheval, est pris avec son escorte qui refuse de l’abandonner. Il sera
épargné.
Quand Julien parcourt le champ de bataille, les soldats, passés de la
déprime à l’allégresse, l’acclament frénétiquement. Certains se lâchent et
le proclament Auguste. Chez eux, c’est devenu un tic. Il les rabroue.
Ensuite, on durcit et on accélère la contre-offensive. Pour la première
fois depuis Trajan, l’armée gallo-romaine pénètre profondément en
Germanie jusqu’à récupérer d’anciens forts depuis longtemps
abandonnés. On s’aventure jusqu’à la frontière des Burgondes.
Les barbares tenaient la mer : on rétablit la circulation des
marchandises avec la Grande-Bretagne en faisant construire dans les
chantiers navals de Gaule quatre cents nouveaux navires. On recrute un
chef franc devenu brigand, un certain Charietto, qui se faisait de l’argent
de poche en livrant aux Romains des têtes d’Alamans ; on le promeut
« comte d’Empire » et on lui confie la pacification de la Moselle.
Surtout, on rallie des Francs Saliens et on les intègre en vertu d’un
traité en bonne et due forme. Et c’est pourquoi leur futur chef, Clovis, se
présentera toujours en général romain.
CHAPITRE 30

Pour la première fois,


le pouvoir s’installe à Paris

Quand Julien aperçut pour la première fois la petite cité blottie entre
deux paisibles collines, comme enroulée dans l’écharpe d’un large
méandre, il sut tout de suite qu’il en ferait sa capitale. Il avait
précédemment songé à Sens, mais Lutèce, la Lutèce des Parisii, lui parut
tout à coup idéale : à l’entrecroisement des vallées de la Seine, de l’Oise
et de la Marne, presque à égale distance de la mer et de la frontière du
Rhin, moins exposée aux invasions que Trèves, mais moins lointaine
qu’Arles, ouverte sur la Gaule centrale, elle était dotée d’un climat que
tempéraient les vents d’ouest et bénéficiait, avec le fleuve qui l’enlaçait,
d’un véritable fossé de défense naturelle.
Il la décrivit ainsi : « C’est une île de faible surface qui s’étend au
milieu du fleuve. Un rempart circulaire l’entoure de partout. On y accède
par des ponts de bois à partir de chaque rive. Il est rare que le fleuve
baisse ou déborde. En général, hiver comme été, le débit est le même et il
fournit une eau très agréable et très pure à voir comme à boire si on en a
envie. »
On imagine, en effet : aujourd’hui, que peut-on faire d’autre ?
La ville, depuis le début des invasions germaniques, avait rétréci. Les
constructions de la rive gauche, seules habitables, qui s’étendaient
jusqu’à l’actuelle montagne Sainte-Geneviève avaient été détruites un
siècle plus tôt, tandis qu’un marais couvrait la rive droite. Surtout, des
vignes tapissaient des pentes de mamelons qu’encadraient et
prolongeaient des figuiers que l’on habillait de paille l’hiver.
À la pointe occidentale de l’île, un petit château abritait la Curie. Très
vite Julien fit construire son palais, modeste, sans doute en bois, sur
l’emplacement qu’on suppose avoir correspondu à celui de l’actuel Palais
de Justice. On y joignit des cantonnements, un camp retranché, une place
d’armes, un amphithéâtre, un aqueduc. La population se composait pour
l’essentiel de marchands et de mariniers qui vivaient du commerce
fluvial.

UN PINGOUIN DANS LA SAVANE

On avait donc à la fois ouvert la Gaule à ceux qui lui donneraient son
nom – les Francs Saliens – et choisit comme capitale la ville qui, des
siècles plus tard, le redeviendra et le restera.
C’est là, à Lutèce, que le César Julien mène, pendant presque cinq ans,
une vie austère. Il couche sur une peau (du moins fait-il en sorte qu’on le
sache), travaille une bonne partie de la nuit à la lueur d’une petite lampe
à huile, écrit beaucoup, des essais politiques un peu lourds, des réflexions
philosophiques confuses, des petits poèmes piquants, des pamphlets
brillants.
Que cherche-t-il à se prouver ? Qu’il est digne des héros antiques,
qu’on domine d’autant mieux les hommes et les choses qu’on est capable
de se dominer soi-même ; qu’aucune mollesse ne doit venir entraver le
destin que vous ont tissé les dieux.
Il a refusé qu’on lui installe une cheminée, bien que la mode s’en soit
largement répandue dans le pays. Et lui qui a échappé aux sicaires de
Constance et aux guerriers alamans va manquer se faire occire par un
fourneau. « La Seine, ce jour-là, racontera Julien, charriait comme des
dalles de marbre. Les blocs de glace s’entrechoquaient et n’étaient pas
loin de constituer un passage continu ; une chaussée sur le courant.
L’hiver était plus dur que d’ordinaire. Je voulais m’entraîner à supporter
la température en me passant du secours des chaudières en sous-sol. Je
donnai simplement l’ordre aux gens de service d’apporter des cendres
chaudes et de déposer là-dessus une quantité tout à fait raisonnable de
braises. Les charbons firent sortir des murs une vapeur intense qui eut
pour effet de m’asphyxier à moitié. » Il fallut sortir de la chambre un
Julien évanoui, le faire vomir et le ranimer. « Après quoi, ajoutait-il, je
me remis au travail. » Héros jusqu’au bout !
Julien en Gaule celtique, c’est un pingouin dans la savane. Alfred de
Musset à Hénin-Beaumont ou Mme de Staël à La Courneuve. Plus qu’un
contraste, une incongruité. La sophistication efféminée de l’Orient
confrontée à une virilité fruste et brute de décoffrage. Comment le César
s’acclimate-t-il ? L’extraordinaire est qu’il commence à s’y faire.
L’authenticité sans apprêt du pays l’infuse. Y est-il finalement plus
décalé qu’à la cour de Milan ? « C’est bien étonnant, écrit-il à un
correspondant, que je réussisse encore à m’exprimer en grec tant le pays
où je vis est sauvage. » Adieu Pandore et Ovide ! « J’ai pu voir même les
barbares d’au-delà du Rhin chanter des poèmes dont la tonalité rappelait
le croassement des corbeaux. »
Il s’y fait. Même si, à l’occasion d’une mini-mutinerie de soldats qui
n’ont pas reçu leur solde à temps, il se fait traiter d’« intello de merde »
ou quelque chose d’approchant. Le petit prince de la rhétorique
hellénistique découvre le style direct. Au fond, tout ce qu’il découvre
l’intéresse. L’ambivalence de son rapport à la « celtitude » sans
maquillage – dont il apprécie le vin, mais déteste la bière qui sent le
bouc – tient en ces lignes où la fascination le dispute au rejet : « J’ai eu
affaire aux Celtes, aux Germains. J’ai dû déjà passer bien du temps là-bas
comme un chasseur sans cesse aux prises avec des bêtes sauvages, au
contact de ces caractères qui ignorent l’adulation et la flatterie et que leur
simplicité, leur franchise mettent de plain-pied avec nous. » On croirait
lire du Bernardin de Saint-Pierre.
Le biographe du César, Ammien Marcellin, se laissera plus facilement
engloutir dans le fantasme, quand il nous dépeindra la « Gauloise », la
femme du peuple, nature, sous les traits d’une poissonnière qu’on croirait
surgie d’un dessin de Dubout. Lui cherche-t-on des noises ? Il faut la voir
alors, « le cou gonflé et grinçant des dents, balançant d’énormes bras
blancs, commencé à décocher, en y mêlant des coups de pied, des coups
de poing semblables à des boulets de catapulte lancés par la torsion des
cordes ». Mme Angot plus qu’Arsinoé.
Il y aura de fortes ménagères qui marcheront un jour sur Versailles.

TROP D’IMPÔT TUE L’IMPÔT

De toute façon Julien regarde peu les dames. Achille donnait-il dans la
bagatelle ?
Alors, hors bataille, à quelle activité se voue-t-il ? Il rend la justice.
Pas sous un chêne, il siège en personne au tribunal. Il pioche ses
dossiers ; il les épluche comme il épluche tout. Intervient dans les débats.
« Sentant parfois le sang-froid lui manquer, relève un chroniqueur, il
permet à ses préfets ou à ses assesseurs de le rappeler sans crainte à
l’ordre par des avis opportuns et se moque, alors, de ses écarts. »
Il a trouvé, en outre, un nouveau centre d’intérêt : les machines de
guerre qu’il cherche à perfectionner. Surtout – on est en Gaule, donc en
France –, il se préoccupe ardemment des questions fiscales. La guerre est
un gouffre. Les déficits se creusent. L’impôt rentre mal. Les taxes
foncières par exploitations sont devenues trop lourdes. Le préfet
Florentius propose donc de combler le trou grâce à une contribution
supplémentaire. Que répond Julien ? Classique : que trop d’impôt tue
l’impôt. Et de dénoncer – on reste en terrain connu – les coulages
bureaucratiques. Le coût d’une administration pléthorique. Plutôt que
tondre encore la bête, mieux vaut restreindre les dépenses, réprimer
implacablement les malversations des gestionnaires indélicats, renoncer
aux remises d’arriérés qui ne profitent, de toute façon, qu’aux plus riches.
Les fausses ressources ne font, à terme, que ruiner un peu plus l’État.
Comment, s’indigne-t-il, peut-on soutirer de telle province, ravagée par
les opérations militaires, de quoi financer non seulement le nécessaire,
mais en prime le superflu ?
Florentius revient à la charge. Julien déchire devant lui l’édit que le
trésorier lui demandait de signer. Celui-ci le prend de haut. Tape des
pieds. En réfère à l’empereur. Qui lui donne raison. Le César tient bon.
Refuse de plier devant Auguste. Il obtient même qu’on renonce, dans
certaines régions sinistrées, à poursuivre les contribuables défaillants.
Les taux d’imposition baisseront finalement sous sa férule et même ses
adversaires les plus déchaînés lui concéderont cette prouesse.
S’exprime chez lui, à cette occasion, une conscience sociale qu’on ne
lui soupçonnait pas : « Me blâmes-tu ? demande-t-il dans une lettre à son
médecin. N’ai-je pas agi en vrai disciple d’Aristote et de Platon. Quoi ?
Lorsque l’officine maudite, les détrousseurs de provinces ne laissent à de
pauvres gens que le chant du cygne, j’irais les livrer pieds et poings liés à
la merci d’un brigand ? Nous flétrissons l’officier qui déserte son poste
quel que périlleux qu’il soit. Et moi, je rougirais d’abandonner les
peuples que l’on pille ! » Belle page.
Enfin, Julien écrit. La nuit, à l’en croire. Quoi ? Un essai politique et
un pamphlet. Dans l’essai politique intitulé Discours à Thémistius,
portant sur la gouvernance et d’inspiration rien moins que républicaine
ou démocratique, Julien s’échine à dresser le portrait du monarque éclairé
tel que, plus tard, les idéologues des Lumières croiront en voir
l’incarnation dans Frédéric II de Prusse. Roi philosophe, évidemment,
dont Marc Aurèle représente la quintessence. Ce qui exclut qu’on s’en
tienne à un pouvoir héréditaire. Le pamphlet, petit chef-d’œuvre du
genre, passe en revue les anciens empereurs sans les épargner, même pas
Auguste qui n’aurait gouverné que dans son intérêt, même pas Trajan qui
aimait trop la guerre. Mais c’est Constantin qui est le plus cruellement
démystifié, lui qu’on a chassé du banquet céleste après qu’il eut confessé
avoir régné « pour acquérir, pour lâcher la bride de toutes ses passions,
pour assouvir la cupidité de ses amis ».

COMMENT ABATTRE LE PETIT JULIEN QUI A TROP GRANDI


Pour le petit-fils de Constance Chlore, pour le neveu de Constantin,
qui, tous deux, étaient parvenus au sommet de l’Empire à partir de la
Gaule, le pays des Celtes constituait-il une finalité ou un tremplin ?
Constance, l’empereur suprême, craignait de plus en plus que la
seconde hypothèse ne fût la bonne et les courtisans, Eusébios en tête (que
Julien qualifiait de « répugnant androgyne »), ne faisaient rien pour l’en
dissuader. Chaque nouveau rapport dans lequel le César annonçait une
victoire provoquait, à Milan, de nouvelles coulées de fiel.
Au début, on ironisait sur les « victoriettes du mini-vainqueur », on le
qualifiait de « mouche du coche », on l’appelait la « chèvre », en
référence à sa barbichette quelque peu rétro, puis on montait d’un cran en
le traitant au choix de « taupe bavarde », de « singe rougissant » ou de
« petit apprenti fanfaron ».
Dans les comptes rendus officiels des opérations on mettait tous les
succès à l’est sur le compte de l’empereur en personne, et le nom du
César n’était même plus mentionné. Florentius n’était pas le dernier à
savonner la planche. Il avait d’ailleurs obtenu le rappel de Salluste, seul
vrai ami du « mini-vainqueur » sur place, lequel était au désespoir. « Il
n’y a plus personne, soupirait-il épistolairement, que je puisse prendre
pour confident avec le même abandon. Qui maintenant me parlera
sincèrement. »

C’est bien connu : comme dans les westerns, celui qui tire le premier
mais rate se met à la merci de son adversaire. C’est pourquoi son
« éternité », l’augustissime empereur Constance, dont une suspicion
incandescente brûlait les entrailles et enflammait la cervelle, commit une
faute fatale. Quelque peu bousculé par les événements, défié, croyait-il,
sur son front occidental, et ébranlé sur son front oriental, il lui vint l’idée
d’utiliser d’un côté sa faiblesse pour manifester de l’autre sa puissance.
Ce qui revenait à se tirer une flèche dans le pied – alors qu’il en avait
déjà reçu une dans l’autre pied.
Le front de Perse s’était à nouveau embrasé. Des légions avaient été
perdues. Il n’y avait plus assez d’hommes disponibles. Or on pouvait
faire coup double. Comment ? En ordonnant à Julien, en Gaule, de se
séparer de ses meilleures troupes afin de les transférer en Orient. On
privait, par la même occasion, le César de tout moyen de pression sur le
pouvoir central. On le neutralisait tout en permettant à l’empereur,
requinqué grâce à ces renforts, de redorer son blason. Puisque, selon le
« mini-vainqueur », la Gaule était sauvée, pourquoi ne pas le prendre au
mot ?
Illico, on envoya à l’état-major de l’armée du Rhin un certain
Decentius (un ami de l’eunuque) avec mission de contourner Julien, de
prendre directement contact avec le général en chef et de faire transférer
d’urgence, en direction de Constantinople, les plus vaillants et les mieux
entraînés des corps auxiliaires et des bataillons gaulois, ainsi que l’élite
de la garde.
Comment réagirait le héros de la bataille de Strasbourg ? De toute
façon, il était piégé : soit il acceptait et se retrouvait tout nu, soit il
refusait et il n’y avait plus qu’à le démettre de ses fonctions !

LA MARMITE EXPLOSE

Julien, au fond, ne compte plus que pour du beurre. Avant même de le


rencontrer dans son palais parisien, Decentius a déjà donné l’ordre de
rassembler les cuirassiers de la garde et de les préparer au départ.
Le César, découragé, peut bien lui faire remarquer qu’il n’avait pu
recruter des auxiliaires germains et gaulois qu’en leur promettant, qu’en
leur jurant qu’ils ne seraient pas envoyés au-delà des Alpes, que nul ne
savait comment, se jugeant trompés, ils pourraient réagir, qu’en outre ils
s’étaient installés dans la région avec femmes et enfants, rien n’y fait. Ce
sont des ordres.
Le préfet Florentius, celui qui voulait augmenter les impôts, avait, lui,
filé à l’anglaise. Il refuse de regagner Paris. Les hauts fonctionnaires
encore présents s’écartent, comme s’ils voyaient déjà dans le César d’hier
le proscrit de demain. Que faire ? Céder ! Pas d’autre alternative. On
donne donc à l’élite de la garde le signal du départ. La partie est perdue.
Sauf que…
Sauf que, bientôt, des inscriptions incendiaires apparaissent sur les
murs et les palissades. Les Parisiens découvrent un mode d’expression,
dont ils feront, bien plus tard, une grande consommation : les tracts. On
s’attroupe autour des graffitis, on se refile les libelles : « On trahit la
Gaule ! On déporte ses soldats ! On livre la population à l’ennemi ! »
Les « supplétifs » et les auxiliaires ne sont pas les moins agités. Quoi,
on irait se faire griller les miches au feu de l’enfer persan ! On laisserait
sur place des familles sans défense ? Autant mettre nous-mêmes nos
épouses dans les lits des barbares !
Ça ne bouillonne pas encore vraiment, ça frémit déjà, quand monte au
loin et s’approche progressivement une modulation lancinante de longues
plaintes étirées auxquelles se mêlent des chahuts criards d’enfants.
Surgissent alors, au bout du pont de bois qui relie la rive gauche au
palais, des grappes de femmes serrant des nourrissons sur leurs seins et
traînant derrière elles des effervescences de marmots. Que veut-on ? Que
les barbares viennent égorger leur progéniture dans leurs bras ? Les
femmes des auxiliaires germains ne sont pas les dernières à agiter ces
fantasmes. Polyphonie criarde et rauque. Comme des pleurs scandés
entre deux hurlements de douleur. Les slogans rageurs ou alarmistes,
certains en langue germanique, se bousculent ; on les hurle
graphiquement, même sur les palissades qui entourent le palais. On en
rapporte quelques-uns à Julien qui en fait lecture au conseil. Ça chauffe :
pourquoi ne laisserait-on pas auxiliaires et légionnaires gaulois emmener
leurs familles ?
Cependant, les préparatifs de départ se poursuivent. On a déjà trié les
meilleurs éléments. Il faut maintenant faire revenir, pour les diriger vers
l’Italie du Nord puis vers Constantinople, des troupes stationnées sur le
Rhin. Va-t-on leur faire traverser Paris pour être reçues et haranguées au
passage par le César Julien ? Il refuse d’assumer seul cette forfaiture,
préférant que l’armée contourne la capitale. L’envoyé de Constance,
Decentius, qui veut le mouiller jusqu’au cou, insiste. L’armée se
rassemblera donc d’abord à Paris. Regroupement général au Champ de
Mars qui jouxte le palais. Le prince joue le jeu. Double jeu ou confiance
dans l’efficacité de sa rhétorique ? Il monte à la tribune et ne lésine sur
aucun effet de manches : le devoir, l’honneur, la force sacrée des ordres ;
exhortation à se soumettre au nom des intérêts supérieurs de la patrie !
Les derniers mots prononcés rebondissent sur un silence de marbre.
Pas une lance ne bouge. Pas une moustache ne frissonne. Les boucliers
restent muets. Julien, qui sait ce que ne rien dire veut dire, angoissé par
cette sécession du brouhaha, se retire et invite les officiers à dîner. Il
s’inquiète, plus aimable encore que d’ordinaire, de l’esprit de chacun
d’eux.
Pendant ce temps, la population des alentours, celle des masures et des
chaumières, afflue, s’agglutine, s’installe. On s’agrippe aux soldats pour
les retenir, on leur tend les nouveau-nés, on leur enlace les genoux. On
fait passer aussi des amphores…

UNE RÉVOLTE ? NON, UNE RÉVOLUTION

Il est une heure du matin quand Julien, qui s’est retiré dans ses
appartements, entend jaillir du vaste espace où campe la troupe mêlée à
une multitude de civils, par degrés allant crescendo, un bourdonnement,
profond d’abord, comme un énorme cœur de basse éraillé. Ce
vrombissement sourd s’enroule sur lui-même puis se brise, ses éclats
s’entrechoquent, explosent en une clameur que rythment et hystérisent
les coups redoublés tambourinés sur les cuirasses. Ce n’est pas une mer,
fût-elle en furie, c’est l’éruption qui précède le débordement irrépressible
d’une coulée de lave en fusion. On ne distingue même plus les corps tant
ils sont raturés par leur propre dynamique. Ça s’ébroue, ça tourbillonne,
ça explose. Puis, ça déferle. Telle une vague géante qui sans cesse
s’autosubmergerait. Les portes du palais n’y résistent pas. Le flot
emporte tout, y compris lui-même. Quelle différence entre une foule
armée et une armée ? Toutes les issues sont bloquées. Le César ! On veut
voir le César ! Julien avec nous ! Julien Auguste !
On brode : ce ne sont pas des noms d’oiseaux qui volent, mais des
mots crachats. Jaillissant des bouches égouts. Vomissement d’adjectifs.
On est vendu ! On est trahi ! On est poignardé dans le dos ! Constance
salaud, le peuple militaire aura ta peau ! Julien avec nous !
Mais Julien n’apparaît pas. Il s’est enfermé dans son appartement, au
dernier étage, avec son épouse. Par une ouverture, il regarde. Quoi ? À
l’en croire, la voûte du ciel dont il attend un signe. De Jupiter ou de l’un
de ses acolytes. Quitte à transformer en signe extérieur ce qui, peu à peu,
s’installe en lui comme une consigne intérieure.
En bas, la bacchanale s’improvise en révolution. On exprimait un
refus, on le métamorphose en exigence : Julien Auguste ! L’empereur
nous lâche, arrachons-lui l’Empire. Julien Auguste ! Il nous enlève de
notre place, mettons-nous à la sienne. Julien Auguste !
Julien les distingue-t-il, ces trognes sur lesquelles tous les âges de la
Gaule ont laissé leurs stigmates ? Tranches de vie modelées dans les
chairs, sculptées dans la masse. Toutes leurs tripes dans leur regard, tout
leur cœur dans leur bouche. Les torches balancées, sur un arrière-fond de
nuit, font danser des langues de feu sur ces bouilles qui paraissent surgir
de cet incendie. Aux lueurs des flambeaux, les casques choquent et
froissent leurs rougeoiements au creux d’un charivari de ferrailles. De
toutes les rages longtemps refoulées, les épées brandies battent la mesure
dans un étourdissement d’étincelles qui accrochent comme des colliers
féeriques au fronton de cette sarabande.
Soudain, des soldats enfoncent la porte du dernier carré où Julien s’est
replié. Ils le tirent. Il résiste. Ils le portent. Il les supplie. Ils menacent de
le tuer s’il se dérobe à un devoir qu’au fond de lui-même il s’est déjà
imposé comme un destin. Il accepte de les suivre. Julien Auguste ! Julien
Auguste ! Hurlé comme un appel à un châtiment. On ne sait plus si c’est
une élévation ou une invective. Non, non, pas lui, pas ça ! Il ne manquera
pas à sa parole. Qu’on lui fasse confiance, il va trouver une solution. Il en
référera à l’Auguste Constance qui a toujours su faire preuve de sagesse.
Tu parles ! La saillie ressuscite la tempête. « Constance aux chiottes !
Que l’Auguste aille se faire foutre », version sous-titrée bien sûr, mais
tout y est : le ton et l’idée. En langue latine, en langue barbare. Les
vapeurs de l’alcool font monter les fermentations dont elles sont issues.
Julien Auguste !
Il fait un signe. Le délai de bienséance est clos. A-t-il bien résisté ?
L’a-t-il bien descendu ?

DEVANT UN PRÉCIPICE

Constamment, ensuite, il protestera de sa bonne foi : « Oui, tous les


dieux peuvent en attester, il ne me vint pas l’ombre d’un soupçon avant la
tombée de la nuit. Le soir seulement, au coucher du soleil, on vint
m’avertir : le palais était cerné ! »
Donc, il accepte. Aussitôt dit, aussitôt empoigné et hissé sur un
bouclier, soulevé à bout de bras, comme un roi germanique. Il aurait
préféré plus hellénique. Il n’a pas le choix. On veut lui poser sur le crâne
un diadème. Où le trouver ? On lui propose le collier ou la parure de
cheveux que porte sa femme. « Il proteste, rapporte Ammien Marcellin,
ne voulant pas inaugurer sa nouvelle dignité en arborant comme un signe
un bijou de femme. » Il rejette aussi une aigrette de cheval arguant qu’il a
le sens du ridicule. C’est un porte-drapeau, de la tribu des Pétulants, qui
sort tout le monde de l’embarras : il détache de son cou la torsade dorée
qui indique son grade de porte-drapeau et, se faisant hisser jusqu’à
l’impétrant, lui en ceint le front. C’est fait. Soit le César est devenu
Auguste, soit c’est un usurpateur délinquant.
Comment décompresser ? Quelques pièces d’or et d’argent distribuées
vont-elles suffire à dilater la tension ?
Julien s’éclipse, comme pris de vertige. Qu’est-ce que la Gaule
confrontée au reste de l’Empire ? Une province face à l’univers ? Ce qui
s’ouvre, soudain, devant lui, c’est un immense espace. Ou un profond
précipice. L’histoire qui se fait ou une aventure qui se termine. Frisson.
Dans un cas on sera Marc Aurèle, dans l’autre on terminera Catilina.
Il est revenu au palais. On ne le voit plus. Où est-il passé ? Son
absence inquiète. Le bruit court qu’il a été assassiné. Cela suffit à
relancer l’émeute. Pour la seconde fois les campements explosent et
jettent sur la ville, comme autant de brandons incandescents, leur matière
humaine chauffée à blanc. De nouveau, le fleuve hérissé de fer, bardé de
piques et de lances submerge le palais. On cherche partout le nouvel
Auguste. On court dans tous les sens. On fouine dans tous les recoins. On
l’a tué, on l’a enlevé, il a fui ! On est trahi ! Déjà on menace : dehors, de
nouvelles vagues géantes viennent grossir un flot continu. Les
détachements de la garde, qui étaient partis, ont spontanément reflué sur
Paris. Les habitants des campagnes et bourgades voisines accourent et se
fondent à leur tour dans le maelström : quand aura-t-on l’occasion de
revoir une chose pareille ?
Événement considérable dont on ignore, évidemment, de quoi il est
l’anticipation : Paris est en train de vivre sa première révolution. Plus
tard, d’autres palais seront envahis.
À l’intérieur de celui-là, le bouillonnement anarchique est à son
comble quand s’ouvrent, soudain, les deux battants de la grande salle du
conseil, pourtant déjà visitée, et qu’apparaît solennellement Julien vêtu
de la pourpre impériale. Le basculement est assumé. Un peuple en armes
l’avait hissé sur le pavois, cette fois, c’est lui qui s’intronise. Comme un
grand.
Rendez-vous au Champ de Mars pour la cérémonie du sacre. Le grand
jeu. Civils et soldats mêlés. Un meeting de masse. Julien à la tribune,
cerné d’une corolle d’aigles et de drapeaux. Voix ferme, assurée : « Il
faut extirper les maux qui ont rendu la révolution nécessaire. Assurer au
mérite sa récompense, à l’intrigue son châtiment. »
Et pour commencer : « Oui, lance-t-il, je déclare, sous votre autorité,
que, désormais, aucun magistrat civil, aucun officier, ne sera promu à un
grade supérieur par piston et recommandation. Plus de passe-droits ! »
Bravo ! Hourra ! On martèle en cadence les boucliers avec les lances ou
les genoux. Et, sur ce, les représentants des Pétulants et des Celtes
demandent que leurs intendants soient nommés gouverneurs de province.
Plus de passe-droits ? « Julien, note un chroniqueur, repousse sévèrement
la demande ». Tant pis, on a essayé !
Euphorie communicative. Paris libérée par elle-même. On s’assure du
maître de la cavalerie et on le met à l’ombre. On neutralise une petite
poignée de hauts fonctionnaires. Le préfet Florentius, lui, n’a pas
attendu : il a pris la poudre d’escampette et laissé sa petite famille en
plan. Julien lui fera délivrer ce qu’il faut de sauf-conduits.

EN ATTENDANT LE CHOC…

Et maintenant ? On est bien avancé. À supposer que l’Espagne et la


Grande-Bretagne suivent, Constance contrôle toujours les trois quarts des
provinces et les trois quarts, au moins, des forces armées. C’est l’épisode
Magnence qui se reproduit. Ou pire : le coup d’État de Sylvain. Faire le
dos rond. Éviter la confrontation immédiate à tout prix. Ruser comme
Ulysse. Une usurpation ? Qui peut imaginer une chose pareille ! C’est un
malentendu…
Dans une longue lettre à sa sommité archi-impériale Constance, Julien
ne recule devant aucune finasserie. Il réitère sa fidélité : « C’est
précisément parce qu’il était trop obéissant que les soldats se sont
révoltés. » Mais des erreurs ont été commises. Les transporter, comme ça,
des forêts gauloises aux déserts perses, de la bise qui glace au vent chaud
qui brûle la peau, quelle imprudence !
La dissimulation, le double langage, Julien, le païen qui feignait
d’adorer Jésus-Christ, connaît par cœur. Quitte à pousser le bouchon.
« J’ai été horrifié, je l’avoue, en entendant hurler Julien Auguste ! Je me
suis tenu à l’écart aussi longtemps que j’ai pu. Je me suis dérobé,
cherchant le salut dans le silence et la retraite… Je me suis dit que si
j’étais tué, un autre allait peut-être accepter de se laisser proclamer
empereur à ma place. »
À Constance, il propose alors un deal : il lui enverra quelques éléments
d’élite de la garde, des contingents de supplétifs barbares, et, en prime,
puisque les petits cadeaux font les bons amis, un attelage de pur-sang
espagnols ; Constance nommera les préfets et lui, Julien, les magistrats.
Partage du pouvoir. Et au galop… Il faudra aux émissaires parcourir cinq
mille kilomètres en un mois et demi pour apporter le message.
Comment réagit Constance ? Très mal. Il invective l’émissaire, refuse
tout compromis, et envoie illico en Gaule un questeur chargé de rétablir
la situation. Cet ambassadeur de Constance plaide pour son maître. « Il
s’est occupé de vous après que vous fûtes devenu orphelin ». Réplique de
Julien : « Mais qui m’a rendu orphelin ? ! » Mutation du gentil. Le sens
de la repartie lui vient. De l’opportunité aussi. Il a pris goût à cette forme
de gouvernance qui engendre le meilleur et le pire : la démocratie directe.
Il fait donc lire, devant peuple et soldats rassemblés au Champ de
Mars, les dépêches apportées par l’envoyé spécial de Constance. Effet
garanti. Debout à côté du déclamateur qui y met le ton qu’on imagine, il
feint même d’en découvrir le contenu au gré de la lecture. Hurlements.
Ce n’est plus une armée, c’est un chenil. À mort Constance ! On exigerait
d’aller lui botter le cul, si les légionnaires étaient munis de bottes. Mais
l’idée y est.
Déjà se présentent des volontaires. Nombreux. Des patriciens
proposent d’ouvrir leur coffre, ou plus exactement, car il ne faut rien
exagérer, de l’entrouvrir. Les généraux et officiers se rallient. Il ne faut
rien négliger qui soit susceptible de mobiliser les populations gauloises.
On rétablit donc, dans leur siège, les évêques catholiques bannis par un
Constance converti à l’arianisme. Hilaire est autorisé à tenir un mini-
concile à Paris pour y faire triompher l’orthodoxie trinitaire. Un nouvel
« édit de tolérance » rétablit la liberté de pratiquer le culte de son choix.
Julien, dissimulant toujours son propre basculement intérieur, prend part,
à Vienne, aux offices chrétiens de l’Épiphanie.
Que faire ? Le hérisson en Gaule ? Foncer sur l’Italie et s’installer à
Rome ? Prendre l’offensive en direction de Constantinople ?

QUAND LE « PETIT CHOSE » SE RÊVE EN ALEXANDRE

Un pur hasard va déterminer la suite des événements. Constance, on


s’en souvient, pour venir à bout de Magnence, avait incité les rois
barbares à l’attaquer à revers en leur promettant qu’il leur concéderait, en
Gaule, les terrains conquis. Or il récidive. Il fait parvenir une réponse au
chef germain Vadomair dans laquelle il lui fait la même proposition.
Mais la lettre est saisie sur le messager. Elle est explicite : « Ton César,
répondait Vadomair, a besoin en effet qu’on le remette dans le rang. »
Julien ne mollit pas : il fait enlever ce Vadomair, l’expédie en Espagne et
fait circuler dans toute la Gaule et dans l’armée du Rhin les lettres de
Constance. Effet magique !
Finalement, plutôt que de se laisser coincer entre deux feux, il décide
de prendre l’initiative. Ses « agents » lui ont fait savoir que l’Illyrie, qui
correspond à ce que fut la Yougoslavie, est en partie dégarnie de troupes.
C’est par ce couloir qu’il faut foncer. Avec vingt-cinq mille hommes
maximum, c’est folie. Donc imprévisible. À condition que les soldats ne
reculent pas devant l’énormité de l’entreprise. Ne se sont-ils pas mutinés
par refus d’être « déportés en Orient » ? Un risque calculé.
Il n’a plus le choix : il faut le prendre. Depuis Vienne, où il s’est
installé avec les troupes aux portes de l’Italie du Nord, Julien remet donc
le couvert. Rassemblement de l’armée sur un champ de manœuvre.
Frissons d’étendards et de bannières dont les révérences caressent les
aigles brandis. Cocorico de trompettes, miaulements profonds des
buccins. Claquements de mots d’ordre répétés en caserne. Mise en scène
maintenant rodée. Enthousiasme semi-spontané.
À la tribune, un Julien empourpré, rhabillé par la fonction. L’embarras
vaincu par l’apparat. Je n’avais rien demandé, vous m’avez voulu.
Maintenant, allons jusqu’au bout, ensemble. C’est Ammien Marcellin qui
rapporte ainsi les grandes lignes du discours du jour, dans lequel
l’Auguste ne répudie pas le philosophe. « Je vous supplie de ne point
vous laisser entraîner, par l’énervement de la guerre, à froisser les intérêts
des citoyens. Rappelez-vous que nous avons acquis moins de gloire par
le massacre de tous les barbares tombés sous nos coups que par la
sécurité et le bonheur que nous avons ramenés dans les provinces. »
Apparemment ça plaît. Mais qu’a-t-on entendu au juste ? Demandez-
vous comment un orateur sans micro, sans même un porte-voix, peut se
faire comprendre par plus de vingt mille guerriers rassemblés en plein
air ? Les premiers rangs répétaient-ils les propos au rang suivant et ainsi
de suite ? Sans doute. Mais ça marche. Et, brandissant les épées en
faisceaux au-dessus des têtes, on fait solennellement serment de suivre
l’élu des légions et de lui sacrifier sa vie si nécessaire.
En fait, toutes les réactions ne sont pas coulées dans le bronze. Cela
donne plutôt : « Vas-y petit, on va lui fiche la pâtée ! On va en faire des
confettis du Constance, le disperser façon puzzle ! » Mais l’histoire ne
retient jamais ces saillies-là.
Officiers et généraux sont au diapason des biffins. Ce qui vaut mieux
pour leur matricule. Seul le nouveau préfet refuse de prêter serment. Ce
qui l’honore compte tenu de sa fonction. On veut le lyncher. Julien doit,
pour le tirer de ce mauvais pas, lui jeter son manteau de pourpre sur les
épaules. Puis il le remplace par son seul vrai confident, Salluste, qu’il a
fait revenir des confins.
Alors, on quitte la Gaule. Pour n’y plus jamais revenir…

HAPPY END !

La campagne qui va suivre devrait constituer un cas d’école. Julien se


vit en nouvel Alexandre. Mais, en l’occurrence, un Alexandre auquel
personne n’opposerait la moindre résistance. Il a divisé sa petite armée en
trois contingents. Lui-même commande le plus petit, trois mille hommes,
qui traverse la Forêt-Noire et file vers la vallée du Danube. L’avance est
si rapide qu’on arrive sur zone avant qu’y soit parvenue la nouvelle. On
trouve des villes ouvertes. On cueille les responsables de la défense
adverse quasiment au saut du lit. On contourne des positions sans que
ceux qui les tenaient se soient même aperçus de quoi que ce soit. Ce n’est
pas une offensive, c’est une parade. On ne rencontre que des familles
entières qui sont venues, avec toute la marmaille, voir défiler l’armée
gauloise comme on regardera passer le Tour de France.
Le rhéteur Mamertinus, qui fut le ministre des Finances du César des
Gaules, a laissé une description de cette cavalcade épique qui fait
regretter l’absence d’une version cinématographique : « Jeunes filles,
jeunes gens, femmes, grands-mères tremblantes, vieillards chancelants,
regardaient interdits, pleins d’un respect craintif l’empereur qui, sous le
poids de sa pesante armure, brûlait les étapes. La respiration haletante du
fait de la course, sans qu’il sentît la fatigue, des ruisseaux de sueur
coulant sur son cou puissant, dans l’amas de poussière qui raidissait sa
barbe et ses cheveux, ses yeux étincelaient comme des étoiles. »
Tantôt par terre, tantôt par bateaux sur le Danube, la colonne arrive à
Sirmium, capitale prestigieuse de l’époque qu’on situerait, aujourd’hui,
en Serbie. La garnison gesticule quelques instants pour donner le change
puis lève le pied. On s’installe ensuite à Naissus (aujourd’hui Nish) aux
portes de l’Asie Mineure.
Mais la passivité de l’adversaire commence à inquiéter. Même si
pratiquement tout l’Occident, Italie comprise, a basculé, il reste à
Constance l’ensemble des troupes d’Orient. Le rapport de force demeure
largement en sa faveur. Que prépare-t-il ? On signale d’importants
mouvements de troupes. Tous les véhicules disponibles auraient été
réquisitionnés pour les transporter au plus vite.
Il ne faut pas se leurrer : on n’a remporté, jusqu’ici, que de pseudo-
victoires sans combats. Mais si c’était une feinte. Qui sait ce qui va
déboucher de l’autre rive du Bosphore. Le doute commence à tarauder
les esprits, même si les augures sont favorables.
C’est alors qu’une délégation venant du camp de Constance demande à
être reçue d’urgence. Est-elle porteuse d’un ultimatum ? Oh surprise : les
ambassadeurs sont venus annoncer que l’empereur Constance est mort.
Et qu’il a désigné son successeur.
Qui ? Julien !
CHAPITRE 31

Révolution ou contre-révolution ratée

Il était le maître. Il n’avait plus à ruser. Il en avait trop accumulé dans


les tréfonds de sa conscience inquiète, trop comprimé, trop refoulé. Ce
fut comme un bouchon qui saute. Un vase qui déborde : non, il n’était
pas chrétien. Non, il ne partageait pas la foi des assassins de son père, de
son frère, de ses oncles, de ses cousins. L’autre qui, depuis plus de vingt
ans, se dissimulait en lui allait enfin pouvoir se révéler. Hélas, c’est à ce
moment où il aurait fallu un peu oublier qu’il se souvint de tout ; que le
submergea l’évidence de l’horreur qu’il avait un temps si fidèlement
servie. Alors il brûla non ce qu’il avait adoré, mais ce qu’il avait assumé.
Plus tard, on intimera à l’histoire l’ordre d’étiqueter l’empereur Julien
du qualificatif d’« apostat ». Mais où était l’apostasie ? Dans le fait de ne
plus tricher, de se donner au monde tel qu’on s’était construit ou
reconstruit, de rendre à ses convictions l’apparence que voilait jusqu’ici
une dissimulation ? Constantin n’avait-il pas été plus apostat que Julien ?
On remarquera, là encore, le parallélisme avec le communisme au
temps de son absolutisme : renégat dans un cas, apostat dans l’autre. Les
nomenklaturistes russes qui, l’un après l’autre, multiplièrent les outings à
l’heure de l’affaissement du soviétisme étaient-ils des apostats ?
Sauf que Julien n’est pas Boris Eltsine. Il ne répudie pas le
christianisme pour retourner simplement à une ancienne croyance encore
hégémonique quarante ans plus tôt. À cet égard, ce barbichu
furieusement idéologue est plus proche de Lénine que d’Eltsine. Une
religion, il veut en instaurer une autre, nouvelle, sortie tout armée, mais
mal armée, de son cerveau enfiévré. Son Karl Marx à lui, c’est Platon,
revu et corrigé par Plotin. Il entend, au fond, substituer l’Église à
l’Église : dans son cas, une Église qui rappelle les dieux, tous les dieux, à
celle qui impose à l’adoration publique le fils de son seul Dieu. Vieux
fantasme, dont des milliers de sectes constituent les étoiles filantes, mais
qui peut aligner, entre autres démiurges, l’Égyptien Akhenaton, Martin
Luther, Jean Calvin, Henri VIII d’Angleterre, Louis-Marie de La
Révellière-Lépeaux, Auguste Comte et Moon.
Folie, évidemment. Et Platon aurait été surpris d’apprendre que sa
pensée serait érigée en socle d’un tel renversement, comme Jean-Jacques
Rousseau s’il s’était découvert en inspirateur de la Terreur de 1793 et du
Comité de salut public.

CE SALAUD NE NOUS A MÊME PAS PERSÉCUTÉS !

Est-ce à dire que Julien ne voulait pas se contenter d’être un


Constantin à l’envers ? Le recto de ce verso ? Le restaurateur après le
liquidateur ? Être un nouveau Constantin, peut-être, mais un Constantin
qui aurait chargé une camarilla de philosophes de lui concocter une
religion syncrétique susceptible de servir de réceptacle, plus exactement
de creuset, à la réanimation des derniers feux des religions anciennes ou
même éteintes.
Julien ne partage avec Constantin, ni sa cruauté, ni son cynisme, ni sa
soif d’absolutisme. Mais, pas plus que lui, il ne cherche à éradiquer les
dissidences et les résistances auxquelles se heurte sa lubie. Malgré les
excès de zèle que suscita, ici ou là, son extravagante entreprise, il ne fut
pas, contrairement à ceux qui rétablirent ensuite le bon ordre des choses,
un persécuteur. Même si ses adversaires chrétiens, loin de lui en être
redevables, l’en exécrèrent d’autant plus. Et exhalèrent, à son endroit,
une hargne assassine témoignant du choc psychologique inouï que
représenta pour eux cette tentative de restauration.
Les ex-persécutés pouvaient comprendre qu’on devienne persécuteurs
– et, effectivement, ils le devinrent –, mais pas qu’on cherche à les
vaincre sans persécution. Un texte extraordinaire illustre la puissance de
la haine en laquelle se transforma cette stupéfaction. L’auteur n’est autre
que ce Grégoire de Nazianze que Julien avait connu à Athènes (il trouva
même un emploi à son frère) et que l’Église, par la suite, béatifiera. « Sa
bonté [la bonté de Julien], écrit saint Grégoire, était pleine de dureté, sa
persuasion était violente, son indulgence servait d’excuse à sa cruauté. Il
voulait refuser aux athlètes [de Dieu et de Jésus] les honneurs du martyre.
Aussi fit-il en sorte d’user de la violence sans en avoir l’air, de nous faire
souffrir sans que nous puissions recueillir l’honneur d’avoir souffert.
Dans l’intention de priver les chrétiens d’une grande gloire, ce qu’il
attaque avant tout c’est notre réputation. Il le fait sans grandeur. À défaut
de se comporter en roi, il ne se comporte même pas en tyran à notre
égard. Des deux aspects que revêt l’exercice du pouvoir, la persuasion et
la force, il abandonna celui qui comportait quelques cruautés [la force],
c’est-à-dire l’usage de la tyrannie, aux peuples et aux cités dont la fureur
est difficile à contenir tant ils sont dépourvus de raison. Il se contenta, en
ne réprimant pas les attentats, de conférer à sa volonté la force d’une loi
non écrite. »
En somme, refuser de persécuter, de martyriser, c’était faire preuve
d’un supplément de perfidie et donc de cruauté. Le pire c’est quand, au
service du mal, on se comporte assez bien ; quand on pousse la
méchanceté jusqu’à ne pas se conduire vraiment méchamment.
On peut, sous de saintes signatures, lire également ces lignes :
« Aussitôt que Julien eut publié son édit pour le rétablissement de
l’idolâtrie [il s’agit, en fait, de l’édit de tolérance], le palais se trouva
rempli de gens sans honneur et de vagabonds [les vagabonds étant, en
l’occurrence, des philosophes itinérants], ceux qui depuis longtemps
étaient réduits à la dernière misère, ceux qui par leur sorcellerie et
maléfices avaient langui dans les prisons et dans les mines, ceux qui
traînaient à peine une misérable vie dans les emplois les plus bas et les
plus honteux : tous ces gens se trouvaient en un instant comblés
d’honneurs. L’empereur ne daignait même pas parler aux généraux et aux
magistrats, traînant avec lui, par toute la ville, des jeunes gens perdus de
débauche et des courtisanes qui ne faisaient que sortir des lieux infâmes
de leur prostitution. Aux fêtes de Vénus, il marchait entre deux troupes
de prostitués de l’un et l’autre sexe, affichant la gravité au milieu des
éclats de rire de la débauche, et élargissant ses épaules, portant en avant
sa barbe pointue, allongeant ses petits pas pour imiter la marche d’un
géant. »
Oh doux Jésus ! Marie pleine de grâce ! Dieu d’amour et de
miséricorde ! Ainsi, un personnage puritain qui boudait les spectacles
parce qu’il les estimait impudiques, moralisateur à l’excès, tenant d’un
improbable ordre moral, rétif aux choses du sexe, devenait, pour se
conformer aux schémas d’un manichéisme clérical (et aux fantasmes
d’obsédés refoulés), un libertin à qui Pierre Choderlos de Laclos n’aurait
rien eu à envier.
Comment ces futurs « saints », saint Chrysostome par exemple, ont-ils
pu, fût-ce pour la bonne cause, pousser la calomnie jusqu’à la pure et
simple inversion de la réalité au nom de la détestation d’un prochain…
mal pensant ?

QUAND L’EMPEREUR DEVIENT « MONSIEUR TOUT LE MONDE » EN PLUS MOCHE

Et en Gaule pendant ce temps-là ? Ils s’en fichent ! Ce qui en dit long


sur la faible implantation qu’y connaît encore le christianisme à cette
époque, quoique des tombereaux d’ouvrages édifiants aient cherché à
faire croire le contraire. Alors que le « restaurateur » Julien suscite en
Orient des soubresauts dans les deux camps, l’événement glisse sur la
Gaule comme sur plumes de canard.
Saint Hilaire de Poitiers, si talentueusement monté à l’assaut du
sectarisme hérétique d’un Constance, ne réagit même pas aux
innovations de Julien. Celui-ci reste, pour l’épiscopat gaulois, le César
qui a rendu aux catholiques le pouvoir au sein de l’Église provinciale et,
accessoirement, libéré le pays de l’étreinte germanique.
C’est la Gaule qui a fait le nouvel Auguste. Il en est l’émanation et
l’expression. Ce sont les troupes gauloises, renforcées d’auxiliaires
germains, qui l’ont conduit, porté jusqu’à Constantinople, et qui le
suivront, moins de deux ans plus tard, dans l’équipée dont il ne reviendra
pas.
Si son néopaganisme ne se révéla qu’après son triomphe, c’est en
Gaule qu’il avait expérimenté l’autre révolution culturelle dont il se
voulut le promoteur. Plus radicale peut-être, et surtout plus appropriée
que la première, tant elle bravait et subvertissait quatre siècles de
pratiques impériales de plus en plus délirantes. On a peine à rêver ce
qu’il en serait advenu si l’expérience était devenue pérenne : l’Empire
romain devenu une Suisse universelle !
Qu’on en juge : après que les habitants d’Antioche se furent
ouvertement payé sa tronche et surtout sa barbichette, Julien, devenu
maître de l’Empire, se caricatura lui-même dans ces lignes que cite
François-René de Chateaubriand : « La nature n’a pas beaucoup donné
d’agréments à mon visage et moi, morose et bizarre, je lui ai ajouté cette
longue barbe pour lui infliger une peine à cause de son air disgracieux.
Dans cette barbe, je laisse errer des insectes comme des bêtes dans une
forêt. Je ne puis boire ni manger à mon aise, car je craindrais de brouter
imprudemment mes poils avec mon pain. Il est heureux que je ne me
soucie ni de donner ni de recevoir des baisers. »
Imagine-t-on Auguste, Tibère, Dioclétien ou Constantin décrivant ou
proclamant sur eux-mêmes des choses pareilles ? Et même Valéry
Giscard d’Estaing ou François Mitterrand ? Ces lignes sont au diapason
de la démystification du pouvoir suprême à laquelle se livra l’Auguste
Julien rompant avec sa « divinité » pour se faire homme. Homme
ordinaire. « Oui, je suis moche et je vous emmerde. » Voilà l’icône qui
sort de sa châsse, la statue qui descend de son piédestal pour aller boire
un coup avec le copain à l’auberge du coin. « On se contredisait, on se
critiquait, on se coupait la parole et on s’appelait camarade », nous
confie-t-il. On n’avait jamais vu ça. Constantin recevait caché derrière un
voile ; il fallait se plier en deux ou s’aplatir devant lui, baiser les pans de
son manteau sinon de ses babouches. Constantin ou Constance tricotant
des gambettes au milieu de la chaussée, ce n’était pas concevable. Julien,
lui, en remet une couche. À des amis philosophes il offre de s’installer
dans sa litière et marche devant, à pied, pour régler la circulation. Un
empereur ne déambulait pas ; il va jusqu’à flâner. Constance ne remuait
pas un seul cil ; lui se remue tout entier. Constance, au mieux, après des
mois d’attente, concédait une audience ; lui bavarde avec n’importe qui
dans les couloirs. Constance, comme Constantin, recevait au palais les
sénateurs qui devaient rester debout ; lui se rend au Sénat et leur
demande de rester assis.

LE GRAND MÉNAGE

Conçoit-on ce qu’était devenue la cour impériale quand Julien y fait


irruption ? Une armée de pantins qui disparaissaient sous une irruption de
fanfreluches. Des loufiats habillés comme des ministres plénipotentiaires
tournoyant tels des mouches (c’est Ammien Marcellin qui les décrit
ainsi) autour de ministres larbins.
Tout était réglé au cordeau dans ce monde où seules les âmes étaient
déréglées. On y rampait, mais en costume d’apparat. Même l’infamie se
couvrait de bijoux. Système démentiel que celui-là, qui en annonçait
d’autres, certains presque contemporains. Absolue unicité du sommet
assis sur un fonctionnariat de masse, une nomenklatura prolifique, une
bureaucratie tout entière dévolue, mais avec quelle efficacité, à son
autoperpétuation.
Et quelle faune : froufrous d’évêques entremêlés à des cavalcades
d’eunuques et à des bousculades de généraux de salon. On parle comme
on siffle. La calomnie n’y est qu’une technique de conversation. Les uns
cherchent à qui se vendre, les autres qui acheter. On intrigue par réflexe,
on complote par désœuvrement.
Était-ce vraiment Julien qu’il fallait qualifier de renégat ? Qu’est-ce
que les mœurs constantiniennes avaient à voir avec la simplicité
originelle de la foi miséricordieuse et altruiste dont on se réclamait ?
Un jour le nouvel Auguste fait venir un coiffeur pour qu’il lui coupe
les cheveux. Arrive un personnage doré sur tranche et brodé de partout.
« Mais c’est un coiffeur que j’ai demandé, s’exclame-t-il, pas un grand
argentier ! » Et, s’enquérant alors du statut du personnage, il découvre
avec effarement qu’outre un salaire rondouillard alourdi de quelques
primes, il reçoit la ration de vingt hommes de troupe et de vingt chevaux.
On comprend que les grèves de fonctionnaires aient été rares sous
Constance.
Il n’y a pas que de l’affectation dans l’attitude de Julien, qu’on accuse
évidemment de dévaloriser la fonction impériale. Ainsi ne craint-il pas de
se mettre à dos pas mal de relais d’opinion en effectuant une vaste purge
au sein d’une administration surabondante : compression des dépenses
publiques, essorage drastique de la maison civile, réduction à quatre
membres seulement de son secrétariat et à dix-sept les courriers
impériaux, renoncement à tous les aspects lourds et compassés de
l’étiquette, renvoi d’une bonne partie des agents des services spéciaux. Et
quand ceux-ci lui proposent, contre leur réinsertion, de lui livrer quelques
opposants irréductibles en fuite, il les traite de « mouchards ».
Plus question de se dérober à la loi quand on est une excellence :
consigne est donnée de ne plus faire sauter les contraventions. Julien
s’inflige même – car ce garçon n’a pas toujours le sens de la mesure –
des amendes. Les privilégiés, eux, sont astreints à exercer des
magistratures locales, alors qu’ils avaient de plus en plus tendance à se
défiler.
Certes, il y aura des règlements de comptes dont l’eunuque Eusébio ou
Paulus dit la Chaîne, ainsi que l’ancien chef de la police d’État – tous
partis en fumée – feront les frais. La nouveauté est qu’on en chargea une
Cour de justice dans laquelle deux membres sur six furent recrutés chez
des fidèles de Constance et que, parmi les condamnés à mort, se trouvait
également un ami du nouvel empereur.
A priori l’expérience devrait donc nous apparaître exemplaire.
D’autant que, entre autres réalisations à mettre à l’actif du court règne de
Julien, on peut également citer la restauration du service public de la
poste, alors en fort mauvais état, le raccourcissement des délais des
procédures juridiques (pour ne pas, en particulier, allonger
outrageusement les emprisonnements préventifs), le renforcement de la
vie municipale à laquelle l’empereur apporte tous ses soins en
contraignant les nantis à ne plus se dérober à toute fonction dans les
curies communales… Ah, si l’Auguste était resté le César qu’il avait été
en Gaule !

SUS AUX CHRÉTIENS

Mais le venin de l’Orient lui enfièvre l’esprit. Ses lectures


compulsives, de plus en plus marquées par une addiction à l’ésotérisme
néoplatonicien, lui ont fait infuser en vrac trop de concepts, à la fois
absolutistes et éthérés, pour que sa raison soit en mesure de les relativiser
et de les hiérarchiser. Il aurait eu besoin d’un stabilisateur plus que d’un
gourou de secours.
Il s’était donc mis en tête, ce qui est tolérable chez un philosophe tant
qu’il ne devient pas chef d’État, d’instaurer une nouvelle religion
consistant à repeindre l’ancienne aux couleurs platoniciennes, le tout
mâtiné d’un mysticisme confinant à la pensée magique.
Sur cette base – sur ce terrain glissant –, il engage un bras de fer
obsessionnel avec la religion concurrente, le christianisme, avec laquelle
il entretient un rapport de fascination-répulsion. Et comment tente-t-il de
terrasser cet adversaire, dont les préceptes l’ont nourri autant que les
turpitudes ? En l’imitant. En substituant un culte à un culte, un rite à un
rite, des prêtres à des prêtres, des prières à des prières, une morale à une
morale, un catéchisme à un catéchisme, un enseignement religieux à un
enseignement religieux, des livres saints à des livres saints. En offrant
aux dieux païens autant de sacrifices que les chrétiens faisaient de signes
de croix, en participant en personne à des polémiques subalternes, en
commettant des libelles (contre certains philosophes cyniques, par
exemple) qu’il faisait distribuer ou afficher aux frais de l’État.
Au fond, Julien est, au sens plein du terme, un réactionnaire qui,
consterné, non sans raison, par des innovations qui allaient de pair avec
l’affaissement des mœurs et la régression de l’esprit civique, reconstitue
dans sa tête un monde supposé idéal, celui des anciens temps, du « bon
vieux temps » auquel il conviendrait de revenir pour connaître la félicité.
Le drame viendrait de ce que, du passé, on a fait table rase.
Révolutionnaire et contre-révolutionnaire en même temps, Julien
n’impute-t-il pas au christianisme le bouleversement de l’ordre social ?
Mais ce passé – comme tous les « passés » des passéistes – est en grande
partie mythique. Il convient donc de le réinventer, de le réenchanter. Et
seul un idéalisme philosophique absolu permettra de procéder à cette
reconstruction. Il y a un côté Khmer rouge dans ce rejet d’une modernité
corruptrice qui exige, en réaction, une purification rédemptrice. Julien
emploie lui-même le mot « purification ».
Le grand édit que le présumé apostat promeut est, à cet égard,
significatif. Il y est décrété que les chrétiens – qui depuis vingt ans
bénéficient de privilèges indus – devront désormais se plier à la règle
commune. Normal. Qu’ils devront rendre à leurs légitimes propriétaires
l’ensemble des biens – temples, œuvres d’art, statuaires, trésors – qu’ils
leur ont confisqués et dont certains, en particulier des sarcophages,
décorent leur propre résidence privée. Normal encore.
Mais un troisième oukase stipule que les chrétiens ne seront plus
autorisés à enseigner la philosophie, la rhétorique ou les belles-lettres.
Diktat indiscutablement liberticide. Et donc « tyrannique », murmure-t-
on à l’époque. Car la justification que Julien avance est effarante :
comment, argumente-t-il, peut-on interpréter de grands textes de
l’hellénisme et de la latinité, Homère, Virgile, Pindare, qui renvoient à
des croyances que l’on réprouve et évoquent des dieux auxquels on ne
croit pas ? Cela ne témoigne-t-il pas d’une insupportable duplicité ?
Il y a là une incapacité inquiétante à intégrer à tout rapport aux œuvres
de l’esprit la moindre distanciation. Aucun surplomb. Faire « corps
avec ». Pour raconter aux enfants Le Petit Chaperon rouge, il faut croire
qu’un loup peut effectivement se déguiser en grand-mère.
Même les proches de l’empereur en sont affligés.
À la même époque, Julien rédige fiévreusement un pamphlet
antichrétiens – Contre les Galiléens –, dépeints en charlatans cyniques
exploiteurs d’une imposture. Ouvrage dans lequel il n’hésite pas à
s’appuyer sur des classiques du judaïsme pour démontrer que les
disciples du Christ en ont totalement trahi et perverti l’esprit – ce
pourquoi, sans doute, il envisage de faire reconstruire le temple de
Jérusalem. De ce livre les chrétiens ont fait en sorte, ensuite, qu’on ne
trouve plus la moindre trace.

PAS DE PERSÉCUTIONS MAIS…

Répétons-le : le pseudo-apostat ne persécute pas, ne martyrise pas


globalement les chrétiens. C’est lui qui écrit : « Pour persuader les
hommes et les instruire, c’est à la raison qu’il faut recourir, non aux
coups, aux outrages, aux supplices physiques. Je ne tolère pas qu’on
traîne de force les chrétiens devant des autels [païens]. »
Ses adversaires, en particulier à Antioche, lancèrent impunément
contre lui de furieuses attaques ad hominem qui, sous la plupart des
empereurs précédents, leur auraient valu les pires châtiments. Mais, en
même temps, il toléra à l’égard des chrétiens des vexations, des
humiliations, des provocations, des profanations, parfois même des
initiatives blasphématoires qui eussent fait hurler son grand-père
Constance Chlore.
Un épisode est significatif de cette ambiguïté. On se souvient de ce
Georges, qui avait pratiqué le commerce du porc avant de se reconvertir
dans la fonction ecclésiastique. À ce titre, il avait été désigné comme
précepteur du jeune Julien, qui profita largement des trésors de sa riche
bibliothèque. Depuis, à force d’intrigues et de bassesses, mais aussi de
complaisance à l’égard de l’arianisme, il était devenu évêque
d’Alexandrie en remplacement d’Athanase. À ce poste, il ne recula
devant aucune forme de répression. Ce zèle l’avait rendu odieux à une
bonne fraction de la population. Quand le vent tourna, donc, on
l’emprisonna, puis, sous prétexte de le libérer, on le lâcha dans la foule
avec deux autres chrétiens compromis dans les répressions. Celle-ci se
rua sur eux et en fit de sanglants confettis. Julien, apparemment, réagit
convenablement : « Vous n’avez pas eu honte, écrivit-il dans une
admonestation solennelle à la population d’Alexandrie, vous, peuple, de
vous abaisser aux mêmes forfaits qui vous rendaient odieux à juste titre
vos persécuteurs. Vous aviez seulement à déférer aux juges les coupables.
Un peuple qui ose, comme des chiens, mettre un homme en pièces et qui
n’en a pas honte… vous avez de la chance que ce soit sous mon règne
que vous vous soyez souillés d’un crime pareil ! »
Justement, ils eurent de la chance. Car aucune sanction ne fut prise
contre eux, malgré l’atrocité de leur forfait. Passez muscade. D’autres cas
semblables ont pu être relevés.
En revanche, Julien accorda une importance démesurée au devenir de
la bibliothèque de l’évêque Georges. Il fallait absolument retrouver les
livres, les rassembler, les lui faire parvenir. Et cela sans hésiter, pour faire
parler ceux qui pourraient fournir des renseignements, à les torturer.
« Quant à ceux, écrit-il, qui pourraient être soupçonnés d’avoir dérobé
certains de ces ouvrages, il faudra recourir à tous les moyens d’enquête,
mettre leurs esclaves à la question pour les contraindre à tout livrer. […]
Quant au secrétaire de Georges, s’il commet la moindre indélicatesse
dans cette affaire, il devra subir l’épreuve de la question. »
Cinquante-trois ans plus tard, la même foule d’Alexandrie, mais
chrétienne celle-là, réduira en charpie, avant de la brûler, une philosophe
platonicienne, Hypatia, sans susciter la moindre protestation du
patriarche chrétien Cyrille.

« UN TRÈS GRAND HOMME »

Si le communisme version soviétique est un rejeton déclassé du


marxisme, est-ce à dire qu’on doit imputer à Platon les bouffées
délirantes de Julien ?
Chez lui, en définitive, ce qui est préoccupant, ce n’est pas l’homme
d’État, à bien des égards remarquable, y compris dans sa radicalité à la
fois restauratrice et subversive ; ce n’est pas l’homme d’action, le plus
souvent exemplaire, encore moins l’homme tout court qui eût mérité,
plus que ses contempteurs, de figurer en icône des vertus chrétiennes :
c’est le philosophe autoproclamé.
Il se vivait, hélas, comme tel et le pouvoir absolu ne l’incita
évidemment pas à en rabattre. Quel pied que de pouvoir mettre en
pratique les idées qui vous ont envahi l’esprit !
Julien n’est cependant pas Marc Aurèle, quoique ce dernier fût son
modèle. Il n’a fait qu’empiler, de façon confuse, non structurée, non
hiérarchisée, des masses de références dont il a peu à peu exclu celles qui
auraient mieux contribué à amarrer son intelligence. Il boudait Héraclite
ou Démocrite, ignorait Parménide, excommuniait Épicure et les
sceptiques, passait à côté de la plupart des stoïciens et Aristote
assaisonnait plus sa pensée qu’il ne l’inspirait.
Au fond, le seul enseignement qu’il retint vraiment est celui qu’il avait
puisé dans la lecture des néoplatoniciens, dont il s’enticha des dérives les
plus dérationalisées : celles qu’incarnait ce Jamblique, qu’on imaginait
plus dans le rôle du mage que du maître à penser, et que ses disciples
adoraient d’ailleurs comme un être surnaturel capable de dialoguer avec
les puissances de l’au-delà.
Le néoplatonisme auquel s’abandonna Julien était passé de
l’ésotérisme à un mysticisme magique qui ne répugnait pas aux pratiques
occultes.
Reste que ce météore, que la Gaule révéla à lui-même bien que la
Grèce fût sa patrie mentale, que Montaigne et Voltaire, les
encyclopédistes, Alfred de Vigny, portèrent aux nues (Laurent de Médicis
lui consacra même un drame), que ce personnage fut peut-être le plus
attachant de tous ceux que l’Empire romain offrit à l’étonnement ou à la
consternation des peuples qui le composèrent.
Montaigne écrira dans ses Essais : « C’était, à la vérité, un très grand
homme et rare. Et, de vrai, il n’est aucune sorte de vertu de quoi il n’ait
laissé de très notables exemples. […] Quant à la justice, il prenait lui-
même la peine d’ouïr les parties, encore que, par curiosité, il s’informait
à ceux qui se présentaient à lui de quelle religion ils étaient : toutefois,
l’inimitié qu’il portait à la nôtre ne donnait aucun contrepoids à la
balance. Il fit lui-même plusieurs bonnes lois et retrancha une grande
partie des subsides et impositions que levaient ses prédécesseurs. […] Il
fut, pour notre religion, âpre, mais non pourtant cruel ennemi. »
LA SAINTE VIERGE N’Y FUT POUR RIEN

L’ultime aventure de Julien fut une faute, la même qu’avaient commise


la plupart de ses prédécesseurs : une guerre contre les Perses.
Comme toutes les autres, elle commença bien pour finir mal. Par une
retraite. Au cours d’un engagement, Julien, qui s’était précipité au
secours des siens sans revêtir son armure, reçut dans le flanc un javelot
qui ne lui laissa aucune chance. Un soldat chrétien, aux applaudissements
de ses coreligionnaires, se vanta, après coup, d’être l’auteur de cette
meurtrière félonie que lui aurait inspirée la Sainte Vierge. Ce qui ne fut
jamais prouvé : ni qu’un chrétien fût l’assassin, ni que la Sainte Vierge y
fût pour quoi que ce soit.
Cette mort provoqua, au sein des troupes engagées dans cette
expédition et composées en grande partie de Gaulois et d’auxiliaires
germains, une universelle affliction, chaque soldat se déclarant prêt à
échanger sa vie contre celle de ce grand capitaine. Dernier feu avant
l’éteignoir.
Après avoir songé à remplacer cette impériale étoile filante par le
fidèle Salluste, qui déclina cet honneur, on désigna un certain Jovin, un
officier consensuel, chrétien, ce qui démontrait, comme en hommage,
qu’on pouvait être de cette croyance et exercer un haut commandement
sous Julien.
Faut-il ajouter que, la nouvelle tout juste connue dans la partie
orientale de l’Empire, les lamentations de désespoir le disputèrent à de
très festives explosions de joie.
Ce contraste accompagna jusqu’au bout la fulgurante trajectoire de
l’Auguste malgré lui. Son œuvre ne lui survécut que le temps du deuil.
Très vite, dès que l’ordre idéologique fut rétabli, on se laissa entraîner
dans une politique de réaction qui valut aux intellectuels sentant le fagot
platonicien de connaître le même sort que, plus près de nous, les suspects
de marxisme dans les dictatures latino-américaines.
Mais personne plus que Julien ne hanta à ce point les regrets de la
postérité. À raison ou à tort ? Les ignominies que déversèrent sur sa
mémoire certains auteurs chrétiens ne furent pas pour rien dans cette
acquisition posthume d’une auréole.
CHAPITRE 32

Les trente-cinq années où tout bascule

Nous l’avons dit dans le préambule : les quelque mille ans qui
conduisent d’une Gaule indépendante mais éclatée à la fin du règne des
Mérovingiens constituent la grande béance de notre épopée nationale.
Soit qu’on en ait perdu la mémoire en ne faisant descendre nos racines
identitaires qu’au niveau de la strate carolingienne, soit que la
confiscation des récits du déroulé de cette aventure par une idéologie
intolérante et partisane ait fini par nous en voiler complètement la densité
et l’intensité.
Mais que dire des trente-cinq années par quoi nous allons conclure
cette plongée. C’est alors que, le cours des événements s’accélérant, tout
se dénoue ; que notre saga nationale emprunte l’embranchement, ou
plutôt les embranchements qui l’amèneront jusqu’au seuil des Temps
modernes.
Dans le sillage d’un basculement de l’histoire universelle, un équilibre
se rompt et l’idéologisme de l’unicité prend définitivement et totalement
l’avantage sur le pragmatisme de la pluralité.

LES DIEUX SONT PARTOUT

Moment de rupture décisif : le christianisme l’emporte sur le


paganisme et peu à peu l’éradique. Une religion en supplante une autre ?
Non ! Une religion, sinon La religion, l’emporte, point barre. En soi. Car,
précisément (et c’est en cela que ce gigantesque basculement est
fondateur), le paganisme, lui, est négation de la religion : il ne s’agit pas
d’un investissement total de soi dans une croyance qui engage et
contraint, mais d’un simple positionnement culturel à consonance
civique. Ce qui n’implique ni ce qu’on appelle la « foi » ni la moindre
projection de soi. Une posture plus qu’une croyance.
À quoi, d’ailleurs, croit un païen ? À ce qui lui chante, à ce qui lui
sied, billet d’entrée pour une grosse quincaillerie dans laquelle, ensuite,
on fera son marché. Julien, comme ses supposés coreligionnaires, ne
rejette que le christianisme et l’athéisme. Tout le reste, il prend, il essaie,
il goûte, il dévore. Les Marc Aurèle, les Sévère, les Aurélien n’étaient
pas loin de partager cette syncrétique gourmandise. Et Constance Chlore,
lui aussi, acceptait tout (le christianisme aussi, sans doute, dans son cas)
parce qu’il n’adhérait réellement à rien.
Devant Jupiter, on s’incline donc par convenance. Il existe, mais un
peu comme Don Quichotte ou Robinson Crusoé. En tant que fruit d’une
culture commune. Symbolique nécessaire sans laquelle s’installerait
l’anarchie, image du grand patron, clé de voûte. Apollon aussi, bien sûr,
fait partie du système et tout le saint-frusquin, Mars, Athéna, Vénus…
Mais Isis, mais Baal, mais Cybèle, mais la Terre Mère, mais Mithra,
pourquoi pas ? Auberge espagnole en somme. Chaque peuple agrégé à
l’Empire peut y amener sa divinité à qui on fera place.
Julien avait même, en Gaule, célébré Teutatès, le dieu celte par
excellence, et ambitionnait de faire reconstruire le temple de Jérusalem
pour aller y rendre grâce aux dieux ethniques des juifs. Les travaux
commencèrent. Un tremblement de terre permit aux chrétiens d’invoquer,
alors, un châtiment du ciel. Julien – horreur ! prétendirent les chrétiens –
s’était vendu aux juifs.
Être disposé à croire en tout, à tout ce qu’on veut, n’est-ce pas une
façon de croire tout en ne croyant véritablement à rien ? Hou ! Hou ! Les
dieux sont partout ! Il suffit de lever la tête, de se plonger au sein de la
nature, jaillissement d’une source, révérence d’un arbre, murmure de la
forêt : un seul dieu qui instrumentaliserait tout cela ne serait-il pas, à la
longue, totalement épuisé ? On ne crée pas la nature, elle se crée elle-
même en mobilisant toutes les divinités qui l’animent. Panthéisme ! Le
païen, au fond, est panthéiste. Il ferait affront à la nature en la ramenant à
une vague entité, close, conçue une fois pour toutes. Non, elle vit. Pour le
meilleur et pour le pire. Pourquoi faudrait-il qu’un Dieu unique lui soit
antérieur et extérieur. Non, ce sont des multitudes de dieux qui, ici et
maintenant, toujours et partout, en elle-même et hors d’elle, sans cesse en
allument les luminaires et en éteignent les feux, déclenchent les grandes
orgues des vents ou en humidifient les sécheresses. Et, aux innombrables
divinités dont la nature nous environne, nous éclabousse, les païens sont
prêts à adjoindre tous les dieux propres à chaque portion de l’univers.

UNE RELIGION QUI NE VAUT PAS TRIPETTE, MAIS…

Bien sûr qu’en tant que religion, celle dont se réclamèrent, pendant
plus de mille ans, les Gréco-Romains ne valait pas tripette. Quel esprit
saint peut croire à ces divinités d’Opéra-Comique qui se cocufient
allègrement, se déguisent en n’importe quoi pour se glisser dans le lit de
n’importe qui, rusent, trichent, mentent, se chamaillent comme des
ivrognes d’après boire, prennent parti dans les guerres intestines des
humains, mais jamais du même côté.
Pourquoi tant d’esprits supérieurs, d’Eschyle à Sophocle, d’Homère à
Virgile, de Thucydide à Tacite, d’Aristophane à Juvénal, de Plaute à
Ovide, de Parménide à Aristote se sont-ils portés fort bien à faire
semblant d’y croire ? Parce que la question n’était justement pas d’y
croire, mais de s’y ancrer culturellement comme à un marqueur
identitaire et fédérateur.
Répétons-le : ni Homère dans L’Odyssée ni Virgile dans L’Énéide
n’auraient pu faire intervenir les dieux dans leurs récits, et donc leur
prêter des aventures fruits de leur imagination, s’ils avaient considéré
que, puisqu’ils existaient vraiment, la mythologie n’était que la forme
sacralisée de leur véritable histoire. Est-ce que Miguel de Cervantès
croyait à l’existence de Don Quichotte ? Est-ce qu’un théologien
médiéval, en revanche, eût accepté qu’un écrivain chrétien ajoutât
quelques épisodes de son cru aux Évangiles ? Le Christ et les moulins à
vent, Jésus convertit Dulcinée ? Le paganisme, lui, offrait des thèmes sur
lesquels il était loisible d’exécuter toutes les variations. De faire toutes
les gammes. C’était un canevas auquel on adhérait, rien de plus. Comme
une langue : les dieux de l’Olympe, et quelques autres additionnels,
jouaient en somme le rôle de règles de grammaire. Ils permettaient de
raccrocher sa façon de parler, d’écrire, de penser à un ordre grammatical
préétabli, structurant. Le même que celui des ancêtres, que celui de la
communauté, que celui des références culturelles.
En conséquence aucun schisme possible, aucune hérésie à combattre.
Cela n’aurait eu aucun sens. Le paganisme n’est que synthèse de
schismes, conglomérat d’hérésies. Un Arius païen n’est pas un dissident,
mais un apporteur de grain de sel. Les Luther, les Calvin païens ne
rompent pas, ils pimentent. Et quel empereur n’est pas un Henri VIII
d’Angleterre se posant en pape de son propre culte ?
Le paganisme, surtout pendant les deux siècles qui précédèrent sa
chute, ne se révéla-t-il pas ouvert à toutes les influences, susceptible de
générer toutes les transformations internes et d’intégrer toutes les
matrices philosophiques, du stoïcisme au platonisme ? À la seule
exception de l’athéisme assumé, c’est-à-dire déclaré ?
Le grand renversement qui va intervenir à la fin du IVe siècle de façon,
à proprement parler, « bouleversante », c’est l’apparition d’une religion
détentrice de la vérité révélée et, dès lors, immuable, que structure,
autour d’un Dieu unique, un livre unique, un dogme unique, une Église
unique. C’est, en d’autres termes, une unicité déclinée sous quatre formes
qui conteste, bouscule, vainc et anéantit une pluralité conjuguée sous
quelque forme que ce soit.
Or les conséquences de ce triomphe, qui se concrétisera autour de l’an
400, seront gigantesques.

LA NAISSANCE DE L’ESPRIT DE CROISADE


Le paganisme, avant tout identitaire et culturel, ne porte pas
fondamentalement une morale autre que civique. Comme on a pu le
constater, des horreurs indicibles seront commises sous l’égide de la
multiplicité des dieux. À quoi s’ajouteront des aberrations, telle la
tendance à diviniser le pouvoir suprême, c’est-à-dire à se faire Dieu soi-
même. Preuve évidente, au demeurant, qu’on ne peut pas y croire sauf à
sombrer dans la folie ; qu’un tel culte n’interdit à peu près rien. Mais, du
même coup, on ne saurait trop insister sur cet aspect : le déviationnisme
qu’on appelle hérésie n’y aucun sens, cet ersatz de religion ne permet ni
inquisition, ni terreur idéologique, ni excommunication, ni anathème, ni
croisade. La pluralité sans rivages peut difficilement intégrer la déviance.
Dès lors qu’il relativise radicalement le concept de vérité, puisque aucune
révélation ne le sacralise, le polythéisme gréco-romain n’ouvre aucun
espace à l’exécution, en son nom, de tueries, de fureurs éradicatrices, de
pogroms, d’oppression.
La victoire du christianisme ouvre donc deux portes : à l’altruisme, à
l’amour du prochain, à l’exigence morale et à l’extension de
l’intervention sociale ; mais aussi aux bûchers inquisitoriaux, aux guerres
saintes, à la confessionnalisation des affrontements ethniques, aux
excommunications et aux index en tout genre.
Dans les tuyaux, à partir de ce moment fatidique que l’on peut dater de
l’instauration, sous le règne de Théodose, du catholicisme en religion
unique d’État, coulent tous les ingrédients qui permettront à la fois
l’honneur et l’horreur, mère Teresa et la Saint-Barthélemy, Lamennais et
Torquemada, le curé d’Ars et Simon de Montfort, Bartolomé de Las
Casas et l’extermination des Indiens du Pérou, les ordres mendiants et les
Oustachis, le catholicisme social et le pétainisme, la résistance et
l’oppression, les hospices et les pogroms.
Le paganisme s’accommodait de toutes les tyrannies. Le catholicisme
(par opposition à l’arianisme) contribua à en répudier quelques-unes.
Mais, en même temps, il offrit son unicité normative à bien des tentations
totalitaires. N’appelait-on pas « croyance » un choix qui ne tolérait plus
aucune alternative à cette croyance-là, et « foi » une conviction qui n’en
admettait de toute façon pas d’autres ?
Après trente-cinq ans d’allers et retours, les jeux étant faits, on pouvait
entrer dans les temps médiévaux.
Déjà les provinces s’appelaient des « diocèses » ; y officiaient à des
fonctions civiles et militaires des « ducs » et des « comtes », dont certains
se faisaient construire des châteaux fortifiés tandis que chaque
agglomération s’entourait de murailles.
Pendant au moins mille ans, et comme cela s’était passé pendant les
mille ans précédents, il ne sera plus question qu’une multitude d’écoles
de pensée – épicuriens, pythagoriciens, stoïciens, platoniciens, cyniques,
sophistes, aristotéliciens – fassent assaut de dialectiques contradictoires.
Les seules controverses philosophiques tolérables – et encore – seront
désormais celles qui s’installeront au sein de la même école. Au point
que le seul écart, tardif, ne sera initié que sous la pression de la pensée
musulmane incarnée par Averroès. La rupture de la fin de l’an IV
provoquera une régression intellectuelle d’au moins sept siècles.
L’autre grande nouveauté – celle-là apparaît, en soi, plutôt positive –
fut l’apparition d’un pouvoir spirituel en surplomb du pouvoir temporel.
L’Église s’imposera peu à peu comme une puissance capable de
contraindre l’empereur à en rabattre. Néron, sous sa surveillance, n’aurait
pas pu impunément faire assassiner sa propre mère. Mais, à l’inverse, elle
n’aura pas besoin d’un assentiment séculier pour faire brûler Giordano
Bruno ou Jean Huss. Les dissensions familiales se firent moins mortelles,
les dissidences intellectuelles, en revanche, le devinrent de plus en plus.
Au total, la civilisation y gagna cependant. Le drame est qu’il fallut
attendre quelque mille quatre cents années pour que les deux portes que
le triomphe chrétien avait ouvertes s’ouvrissent aussi largement l’une que
l’autre. Hélas : alors que d’un côté on ne lésina pas sur l’absolutisme
idéologique, de l’autre il arriva trop souvent qu’on s’oublie en matière
d’humanité, de sociabilité et de moralité.

QUAND LES BARBARES S’INSTALLENT DANS LA PLACE


Au cours des trente-cinq années qui nous occupent désormais, un autre
séisme se produisit. Pour la première fois, une armée barbare de souche
germanique ou, plus exactement (comme du temps des Cimbres et des
Teutons), un peuple itinérant en armes surgit de l’autre côté du Danube,
poussé dans le dos par les Huns, arriva jusqu’au pied de Constantinople,
extermina une armée romaine, empereur et généraux compris. Ces
« errants » – en l’occurrence les Wisigoths – se transformèrent en une
nation fédérée et on dut lui payer tribut.
Quelques années plus tard, leur chef, Alaric, s’emparera de Rome et,
pour lui faire quitter l’Italie, l’empereur devra lui concéder tout le Sud-
Ouest de la Gaule. Il y instaurera, autour de Toulouse et de Bordeaux, un
royaume qui se perpétuera un siècle durant.
En Gaule même, un moine-soldat, Martin (futur saint Martin),
arrachera pan par pan le monopole idéologique à un paganisme resté
jusqu’alors dominant. L’intégration des Francs, déjà maîtres du Brabant,
prendra une telle ampleur que c’est l’ensemble du commandement
militaire qui finira par tomber entre leurs mains. La future aristocratie
féodale, à dominance germanique, commencera donc à prendre forme
près d’un siècle avant que Clovis, officiellement général romain comme
son père, ne prenne le pouvoir.
On notera un phénomène étrange, dont les prémices étaient apparues
lors de la révolte de Civilis, de la tentative d’Albinus ou du règne de
Postume. La Gaule, qui est déjà devenue France, va le devenir plus
encore à l’issue de deux processus apparemment contradictoires : une
mobilisation continuelle contre les assauts des barbares germains et la
digestion d’une fraction de cette même germanité pour la retourner
contre tout retour d’une hégémonie impériale.
Voilà ce qui va se dérouler au cours de ces trente-cinq années.
Quelle période de notre histoire a connu, mise à part la séquence
révolutionnaire et napoléonienne, des bouleversements à ce point
décisifs ?
Découvrons donc pourquoi et comment, après deux bons siècles de
mûrissement, tout cela va se passer si vite.
CHAPITRE 33

Sous Valentinien,
c’était encore le bon temps

Après la mort de Julien sur le champ de bataille, on avait promu


Auguste un général Dourakine, gros bonhomme du genre bon copain de
régiment, joyeux compagnon de beuveries qui, un soir, ayant levé le
coude au-delà de la ligne d’horizon, roula sous la table pour ne plus se
relever.
Comment choisir son remplaçant ? En organisant une élection
générale ? Cette idée ne caressa l’esprit de personne. Faire désigner les
gouvernants par les gouvernés, comme à Athènes sous Démosthène (ou à
Rome du temps de la République), eût paru une hypothèse totalement
saugrenue. Une utopie !
On innova cependant. Pour la première fois, on convoqua, à Nicée, un
conseil d’Empire à l’issue duquel notables, militaires et civils, après
avoir à nouveau cherché à refiler le bébé à Salluste, l’ami de Julien, qui,
pour la seconde fois, ne voulut rien savoir, choisirent un officier
supérieur leur paraissant bien sous tous rapports, une sorte de gendre
idéal. Plutôt beau mec, blond aux yeux bleus, il alliait aux talents
militaires une éducation digne d’un honnête homme. Il s’appelait
Valentinien. Il était chrétien, catholique, mais n’investissait dans la chose
religieuse aucune passion excessive. Il n’était pas, par tempérament,
homme à branler les mouches. La question de la consubstantialité du
Père et du Fils le laissait de bronze. Il choisit donc d’être tolérant.
ARRÊTER L’ENVAHISSEUR TEUTON SUR LA MARNE

Il avait d’ailleurs, pour l’heure, d’autres chats à fouetter. Car, dans


l’Est de la Gaule, les frontières craquaient à nouveau et la lave de la
germanité dite barbare se déversait de tous les cratères qu’on croyait
éteints. Les pirates saxons écumaient les côtes belges. Même en Grande-
Bretagne, les Scots et les Pictes reprenaient du poil de la bête, ce
pourquoi l’empereur y envoya un général émérite dont il convient de
retenir le nom : il s’appelait Théodose.
Conscient que, dans une telle conjoncture, on ne saurait être à la fois
au four et au moulin, Valentinien nomma son frère Valens co-Auguste
pour l’Orient et les Balkans, bien décidé à se coltiner, énergiquement, les
affaires de l’Occident.
Il paraît que les Alamans, encore eux, toujours eux, à qui, depuis les
victoires de Julien, on faisait annuellement de petits cadeaux destinés à
adoucir leur rugueux tempérament, avaient jugé les dernières livraisons
absolument misérables. Des petits malins s’étaient-ils servis au passage ?
Les voilà donc qui reprennent le sentier de la guerre. Ils harcèlent les
avant-postes puis, profitant de l’hiver rigoureux pour franchir le Rhin sur
la glace, ils s’organisent en trois petites armées, passent à l’offensive,
démantèlent une troupe de couverture qui y laisse deux généraux. Les
légions se replient entre Toul et Metz ; le verrou saute, le Nord-Est de la
Gaule est conquis, le chef de bande franc Charietto – à qui Julien avait
confié la garde de la Gaule en le nommant « comte de la frontière » –
explose en vol ; Paris, où Valentinien s’est à son tour installé, est en passe
de tomber.
Il faut absolument arrêter l’ennemi teuton sur la Marne. On ne
mobilise pas de taxis, mais on envoie au front tout ce qui est recrutable.
L’empereur confie le commandement au général Jovinus qui fait
merveille. L’envahisseur, dont les lignes se sont démesurément allongées,
est attaqué par tronçon, secoué une première fois près de Nancy (qui
n’existe pas encore), puis défait à Châlons-sur-Marne. Spectacle
saisissant, selon des témoins, que celui du champ de bataille couvert de
corps gelés, les blessés ayant été abandonnés sur place en cet hiver
rigoureux.
Paris fait un triomphe à l’excellent Jovinus, qui avait été l’un des
principaux généraux de Julien, après quoi l’empereur va s’installer à
Reims, la ville lui ayant tapé dans l’œil, puis à Amiens, position
stratégique à l’heure où les pirates saxons reprennent leurs incursions sur
les côtes du Nord. Là, il tombe malade. Pas une vulgaire grippe. On le
croit perdu. Les chefs gaulois lui cherchent déjà un successeur.
Or, miracle, Valentinien revit. Mais l’alerte a été chaude. Autant
choisir lui-même son successeur au cas où il lui arriverait des bricoles.
En référer de nouveau à un conseil d’Empire ? Pas question ! C’est un
arc à une flèche. Non, Valentinien se laisse aller au même penchant
redoutable qui aveugla avant lui tant de ses prédécesseurs, y compris
Marc Aurèle : il en revient à la succession héréditaire que récusait Julien.
Donc, face à l’armée rassemblée sur le Champ de Mars d’Amiens, il
exhibe une petite chose douce et gracieuse, mignonne à croquer, qu’il tire
par les menottes jusqu’à la tribune et que, prenant la soldatesque par les
sentiments, il fait proclamer Auguste de rechange au cas où… Ce qui
prouve qu’il se considère désormais en excellente santé car le marmot a
entre quatre et huit ans.

KEYNÉSIEN AVANT LA LETTRE

Ce Valentinien n’est pas un mauvais bougre. Colérique à l’extrême,


certes. Le cœur près du casque plus que sur la main. Capable de cruauté,
ce qui, venant d’un militaire exerçant le pouvoir suprême, confine au
pléonasme. Mais il ne persécute personne pour ses croyances, emploie
des collaborateurs de toutes sensibilités religieuses sans estimer que
certains sont trop polycentristes pour être honnêtes. Il ne s’offusque pas
que Valens, à Constantinople, se soit abandonné à son tour à l’arianisme.
Un aspect de sa gouvernance surprendra sans doute le lecteur. En
conflit avec l’aristocratie païenne romaine, l’Auguste d’Occident joue la
carte populaire, non comme Néron en surfant sur les plus basiques
passions, mais en esquissant une politique sociale qui eût justifié, au vu
de sa modernité, que la postérité trouve à cet empereur une place entre
Trajan, Hadrien et Antonin le Pieux. Il crée, pour le diocèse de Rome, un
corps de médecins salariés par l’État destinés à soigner gratuitement les
plus démunis. Prémices de l’assistance médicale. Il instaure un système
de défenseur de la plèbe et des cités destiné à protéger les plus fragiles
confrontés aux excès des puissants, à leur fournir, si besoin, une
assistance judiciaire sous forme de ce qu’on appellerait aujourd’hui des
avocats commis d’office. Le refus de plaider une cause non
financièrement intéressante est sanctionné et la cupidité du barreau
réprimée.
Keynésien avant la lettre, Valentinien mobilise, enfin, les finances
publiques pour accélérer la relance économique grâce à des
investissements dans des grands travaux d’infrastructure : construction et
restauration d’aqueducs, de marchés, d’installations portuaires. Il réforme
les circuits de distribution afin d’améliorer l’approvisionnement urbain
en céréales et le fonctionnement des boulangeries toujours promptes à
faire monter les prix à l’occasion d’ententes ou d’abus de positions
dominantes. Enfin, il démonopolise le commerce du vin, de la viande de
porc et du bois de chauffage pour les fluidifier.
Le type du « bon roi », comme l’entendaient les stoïciens ? C’eût été
trop beau. En vérité, ce soldat dans l’âme a tendance à ne pas faire la
différence entre la société et un camp militaire. Vertueux, il en vient, par
excès de rigidité, à être inhumain dans la vertu. Il procède à des baisses
d’impôts, mais il fait volontiers couper la tête de ceux qui fraudent ou
dissimulent leur magot. Son chambellan, l’eunuque Rhodanius,
condamné pour s’être emparé des biens d’une veuve, refuse de restituer
le fruit de ce détournement. Un jour que ce haut fonctionnaire indélicat
assiste, à ses côtés, aux jeux du cirque, l’empereur fait un geste, des
soldats accourent, saisissent le chambellan, et Valentinien ordonne illico
qu’il soit brûlé vif au milieu de l’arène. Il fait aussi mettre à mort un
contremaître de la fabrique impériale qui a livré une armure ne pesant pas
le poids convenu, ainsi qu’un maître d’équipage qui a lâché un chien
limier trop tôt !
Le même qui paraît fermé à tout excès de clémence et réagit
systématiquement en adjudant-chef se montre en revanche allergique à
tout fanatisme confessionnel. Ainsi tient-il à blâmer publiquement des
soldats qui avaient forcé l’entrée d’une synagogue, réitérant à cette
occasion l’obligation de « respecter tous les cultes ».
On ajoutera – car ce prince méritait qu’on l’extraie un instant des
profondeurs de l’anonymat dans lesquelles une histoire injuste l’a
plongé – que, dans le palais de Trèves où il avait finalement pris pension,
il aurait fait garder sa chambre impériale par deux énormes ours sauvages
en cage dont la seule vue, paraît-il – car je n’y étais pas –, terrorisait les
visiteurs.

À TRÈVES, ON DANSE SUR UN VOLCAN

Étrange destin que celui de Trèves, ville du front, penchée sur la


Moselle, sentinelle au bord du monde barbare, plantée au pays des
frimas, longtemps capitale d’Occident – ce que tout le monde a oublié –,
siège du gouvernement des Gaules. On pourrait imaginer, compte tenu de
la dureté des temps et de la proximité des hordes germaniques tant
redoutées, qu’on y menait une vie rude et austère. Pas du tout. On y avait
reconstitué une cour orientale faite d’intrigues et de ragots. On s’y était
confectionné comme une immense bulle qui permettait à un
embouteillage de courtisans d’y mener une vie hors-sol. Le moindre
spectacle affichait complet, les bordels ne désemplissaient pas,
l’engouement pour les jeux du cirque n’avait rien à envier aux passions
qui se déchaînaient à Constantinople. Tout était prétexte à bâfrer dans
l’allégresse. Ville sans peuple où le fonctionnaire était roi et la plèbe
réduite à une omniprésence domestique. On dansait au bord du gouffre,
inconscients des nuages noirs qui barraient l’horizon.
Ammien Marcellin rapporte que c’était à qui se pavanait dans une
voiture plus grosse et plus luxueuse que celle du voisin, dans des
vêtements plus excentriques et plus voyants.
Tout commença à se détériorer d’un coup. Comment voulait-on que
cette éblouissante lueur n’attirât pas ceux qui surgissaient de l’ombre des
sous-bois ? Que le fruste combattant germain ne fût pas irrésistiblement
attiré par de telles vitrines qui s’étalaient à la portée de ses armes ? Que
des peuples en manque ne ressentissent pas furieusement l’envie d’y
venir faire leur marché ?
Il arrive, de nos jours, quand l’occasion s’en présente, que les ainsi
dénommés « jeunes des cités » soient comme happés par l’effervescente
ostentation de nos Champs-Élysées. C’est un peu le rapport que les tribus
de l’autre côté du périph’ – je veux dire de l’autre côté de la Moselle ou
du Rhin – entretenaient avec les villes frontières, dont le faste arrogant ne
pouvait qu’attirer les tentations. C’était comme installer un magasin
Fauchon en lisière d’un rassemblement de SDF, les Bluebell Girls du
Lido face à un régiment de sevrés sexuels, des cohortes de petits
chaperons rouges à proximité d’un meeting de loups.
C’est ainsi que les dissidents alamans profitèrent d’une grande fête
chrétienne pour surgir dans Mayence et piller la ville de fond en comble.
Quelques années plus tard, alors que l’appareil de gouvernance de la
Gaule s’était replié sur Arles, Trèves sera prise et totalement ravagée par
des contingents germaniques bien décidés à meubler leurs propres
« cabanes » de campagne. Or la première chose que les habitants
exigeront, après que la ville eut été reconquise et dégagée, sera que l’on
reprenne illico les jeux du cirque. Salvien, le talentueux polémiste
chrétien, en conclura qu’ils n’étaient pas dignes de la civilisation dont ils
prétendaient constituer l’avant-garde.

AH ! QUEL MALHEUR D’AVOIR DEUX ÉPOUSES

Donc, à partir de l’an 370, tous les fronts se réveillent autour de


l’Empire, de l’Occident, de la Gaule. Ici, les Alamans remettent ça.
Lorsque Valentinien entreprend la construction de forteresses
protectrices, en particulier à l’emplacement de l’actuelle Heidelberg, ils
attaquent les chantiers et dispersent les ouvriers. Là, ce sont des pirates
saxons qui harcèlent les cités côtières ; ou bien, les Pictes et les Scots de
Grande-Bretagne qui relèvent la tête. Ailleurs, on assiste à un retour
offensif des Sarmates et des Quades. Deux légions sont détruites et les
fonctionnaires romains prennent la poudre d’escampette.
En Gaule même, des bandes armées se forment qui font régner un
climat d’insécurité sur les principales voies de communication, tandis
qu’on assiste à un regain du phénomène bagaude. Le propre beau-frère
de l’empereur est, sur la route de Trèves, attaqué, dépouillé et tué. Climat
d’apocalypse. Tout concourt à déprimer Valentinien, même les présages.
Des hiboux perchés sur un toit hululent-ils au-dessus de sa tête,
insensibles aux pierres qu’on leur lance et aux flèches qu’on leur
décoche, qu’il y voit un sinistre avertissement.
De plus en plus irascible, il ne supporte plus la moindre contrariété.
D’où le drame : les Quades, après leur raid, implorent la paix. Il reçoit
leurs ambassadeurs qui lui expliquent que c’est la construction d’un
réseau de fortins qui a exaspéré leur population. À ces mots, il ne se
contient plus. Il hurle. Comment peuvent-ils faire preuve de tant
d’ingratitude après tout ce que l’Empire a consenti en leur faveur ? Puis
sa voix fléchit. Les mots semblent se fracasser dans sa gorge. Il étouffe.
La sueur ruisselle sur son front. Il frissonne. Il agite les bras comme un
homme qui est en train de se noyer. Il tente de se lever. Retombe. Il est
mort.

Valentinien avait épousé, en premières noces, une certaine Marina


Severa. Puis, en secondes noces, une beauté éruptive, Justina. Gratien,
qui avait grandi, était l’enfant du premier mariage. Depuis, du second
hymen, était né un Valentinien bis, qui deviendra Valentinien II. Aussi
ambitieuses l’une que l’autre pour leur progéniture, les deux femmes se
détestaient cordialement. En outre, l’une était une catholique fervente et
l’autre une arienne quasiment fanatique.
Se passe alors ce qui devait se passer : aussitôt apprise la disparition de
Valentinien, l’armée de la région Balkans-Danube rafle Justina – qui ne
demandait que cela – et son petiot qu’ils élèvent illico au statut
d’Auguste.
Mais l’autre fiston, Gratien, a lui aussi été proclamé co-empereur par
son père. Vont-ils se faire la guerre, ou plutôt va-t-on la faire en leur
nom ? La raison l’emporte. On se partage l’Occident : les Balkans pour
Valentinien II, avec une petite cour pour bébé, le reste, dont la Gaule,
pour Gratien qui réside à Trèves.
Seulement voilà : le premier a cinq ou six ans, et le second seize ans. Il
faut donc les flanquer de tuteurs. Et c’est ainsi que la très catholique
Marina devient Premier ministre de Gratien et que la très arienne Justina
devient Premier ministre de Valentinien II.

L’IRRUPTION DES WISIGOTHS

Des empereurs. Deux en Occident et un en Orient, Valens. Valens,


chrétien fanatique mais arien, se livre à une chasse aux sorcières
terroriste dirigée à la fois contre les païens, les philosophes, les anciens
amis de Julien et les activistes chrétiens orthodoxes, c’est-à-dire
catholiques. Des représentants de cette mouvance s’étant opposés à
l’élévation d’un évêque partisan des thèses d’Arius, il ordonne qu’on
embarque les principaux contestataires sur un rafiot qu’il fait incendier
au large. Expéditif !
Or Valens disparaît à son tour, dans des conditions qui contribueront à
la chute de l’Empire de mille ans et, par voie de conséquence, au
bouleversement de l’histoire universelle.
L’un des rameaux du peuple gothique, les Wisigoths, surgi des confins
de la Baltique et de la Scandinavie, glissa vers le sud poussé dans le dos
par les Alains, eux-mêmes refoulés par les Huns, apparus dans les
steppes d’Asie centrale avant de déborder sur l’Europe de l’extrême Est.
Ce peuple armé, errant à la recherche d’un ancrage territorial, avait
obtenu l’autorisation de franchir le Danube (l’armée romaine lui avait
même fourni les embarcations) et suppliait qu’on le laisse s’installer en
Thrace, correspondant à l’actuelle Turquie européenne, en tant que nation
fédérée à l’Empire. Refusé.
Il entreprit donc de saisir l’espace qu’on leur interdisait, ce qui le
conduisit à prendre directement la direction de Constantinople. La
rencontre avec l’armée de l’empire romain d’Orient, commandée par
Valens en personne, eut lieu à Andrinople en 378.
Ce fut un désastre. La cavalerie lourde gothique désarticula les légions,
en démantela l’immuable dispositif puis les anéantit. Séisme stratégique.
La force invincible avait été vaincue, l’empereur Valens tué ainsi que
tous ses généraux et trente-cinq tribuns. L’implacable technicité tactique
sur laquelle s’était construite près de mille ans de domination guerrière se
heurtait à ce qui allait s’imposer – jusqu’à ce que les infanteries
espagnole et suisse reprennent l’avantage au XVIe siècle – comme
l’oméga de la nouvelle modernité en matière militaire. Une armée de
fantassins, flanquée d’une cavalerie, découvrait l’efficacité fruste et
brutale d’une vaste cavalerie, lourde et légère, flanquée de fantassins.
On le constatera plus tard : sans l’apport des Wisigoths, l’armée
d’Occident n’aurait jamais réussi à arrêter les hordes hunniques d’Attila.

Les Goths constituaient aussi une menace en marge de l’Empire. À


partir de la bataille d’Andrinople, ils s’érigeront en nation itinérante mais
fédérée à l’intérieur de l’Empire. Fiévreusement, ils y chercheront leur
place. Et, après une spectaculaire razzia sur Rome, ils trouveront, dans un
premier temps, cette place en Gaule. Plus précisément en Aquitaine et
dans ce qu’on appelle aujourd’hui la région Midi-Pyrénées.
Ainsi, tout était en place pour la grande explication : la double poussée
barbare, la double fracture religieuse, le double élargissement des failles
est-ouest et nord-sud, la double crise de succession, le double
affaissement sécuritaire et identitaire, la double tentation totalitaire et
féodale.
Et c’est en Gaule, ou à partir de la Gaule, que toutes ces contradictions
vont se nouer de façon paroxystique avant de se dénouer de façon
radicale.
Deux ans avant la bataille d’Andrinople, un événement, que l’on
pourrait croire anodin, va, en prime, mettre le feu aux poudres.
Le chef de file de la majorité païenne du Sénat romain, nommé
Symmaque, préfet de la Ville Éternelle, un homme rien moins que
sectaire qui se retrouvait tout à fait dans la politique tolérante de
l’empereur Valentinien, rend l’âme aux dieux. Or les chrétiens vont
saluer sa mort en crachant, dans des textes d’une extrême violence, sur sa
mémoire. Cette agression posthume va relancer la guerre de religion en
Occident.
CHAPITRE 34

L’extravagante épopée de saint Martin

Le règne de Valentinien avait finalement été une bénédiction. Quand il


fut promu au trône impérial, la chrétienté était en ébullition,
l’affrontement entre catholiques et ariens, entre intégristes de la Trinité et
partisans de la primauté du Père sur le Fils, avait atteint un niveau de
fureur qu’on a peine à se figurer aujourd’hui. À preuve, les événements
qui s’étaient déroulés en 366 à l’occasion de l’élection de l’évêque de
Rome, qui s’imposera ensuite comme le pape.
Deux concurrents s’affrontèrent, Ursin et Damase. Les fidèles furent
appelés à trancher. Ce fut finalement la seule élection pré-démocratique,
et donc la seule campagne électorale que connut l’Empire depuis la fin de
la République. À l’évidence, les mœurs en cours n’y préparaient pas les
esprits. Ce n’est pas pour rien que les seules urnes connues sont des urnes
funéraires. Selon que l’on estimait que Jésus-Christ avait ou pas été
engendré, qu’il était plus homme que Dieu, plus Dieu qu’homme, ou les
deux à la fois consubstantiellement, que le Saint-Esprit faisait
intrinsèquement partie du triptyque ou n’était qu’une pièce rapportée, on
ne se contentait pas de distribuer des tracts, d’afficher des proclamations,
d’organiser à tous les carrefours des réunions publiques, d’improviser à
toute occasion des prises de parole ; on se giflait, on se griffait, on se
castagnait, on s’assommait, on s’étranglait et, pour peu que la verdeur
des invectives ait dépassé la radicalité des opinions, on se poignardait ou
on se passait au fil de l’épée.
Trop longtemps frustré d’expression civique contradictoire, le très
effervescent petit peuple de Rome s’en donna donc à cœur joie. Un
loustic, apprenti théologien, fit même remarquer que si Dieu avait un fils,
c’est qu’il avait une femme (Hilaire de Poitiers en fut horrifié). Il faillit
ne pas l’emporter au paradis.

TUERIES THÉOLOGIQUES

En vérité, derrière les passions exacerbées (que des jarres provenant de


Sicile ou des tonneaux arrivant de Béziers contribuaient à échauffer), des
petits et gros intérêts étaient en jeu. Il est vrai qu’il n’est jamais
anecdotique de se mettre dans la poche – ou d’essayer de le faire – les
gardiens des âmes. Des bandes de malfrats proposaient volontiers leur
soutien rémunéré à l’un ou l’autre camp.
Résultat : en un seul jour (rappelons qu’il s’agissait d’élire l’évêque de
Rome), on ramassa cent trente-sept cadavres. La basilique fut
transformée en morgue. Damase, qui représentait la stricte orthodoxie
trinitaire, donc catholique, et qui fut le moins coupable des deux
candidats, en appela aux forces de l’ordre qui foncèrent dans le tas et on
comptabilisa cent soixante morts de plus. Ce Damase, un fin lettré qui
taquinait la muse malgré les apparences, l’emporta et s’imposa en strict
restaurateur de la discipline ecclésiastique, de l’orthodoxie trinitaire et de
la primauté pontificale. Il sera à l’origine de cette Bible traduite en latin
qu’on appellera la Vulgate et passera le plus clair de son temps à
combattre les hérésies en tout genre.
À Milan, qui était devenue la capitale italienne de l’Empire, on n’en
était pas arrivé à cette extrémité, mais le fond de l’air clérical n’en était
pas moins explosif. L’évêque, nommé Auxentius, était soupçonné par les
catholiques « pur sucre » de cacher une vipère arienne dans son sein,
c’est-à-dire dans son cœur. À toute occasion, ils harcelaient le pauvre
homme pour lui faire confesser sa déviance. Ils en étaient arrivés à ne
plus fréquenter les églises placées sous sa juridiction.
Finalement, ils appelèrent à la rescousse l’évêque de Poitiers, le
désormais célèbre Hilaire, que son exil et son pamphlet contre l’empereur
Constance avaient promu en champion de la plus intransigeante et
intraitable orthodoxie. Notre théologien gaulois soumit l’évêque suspect
à un interrogatoire inquisitorial tellement serré que l’autre en perdit
presque la boule. Pris dans de tels rets, même le futur saint Dominique
aurait senti le fagot. La preuve décisive de l’hérésie ne fut cependant pas
faite. Alors puisque, depuis Constantin, on avait mis le doigt dans cet
engrenage, on en appela au pouvoir politique, c’est-à-dire à l’empereur
Valentinien. Lequel écouta tout le monde, mais n’y comprit que couic,
totalement étranger qu’il était à toutes ces incandescences d’allumés
sectaires.
Il considéra très vite qu’il avait affaire à une bande de cinglés et exigea
qu’on arrête ces enfantillages en trouvant un terrain d’entente. Dans un
premier temps, cela calma le jeu. Sauf que Hilaire, le roc gaulois, indigné
par cet appel au compromis, sortit de ses gonds et fulmina que placer sur
le même plan la ligne juste et l’hérésie, la vérité et l’erreur confinait à la
trahison. Il tempêta si bien qu’il énerva. On le renvoya en Gaule.
L’indomptable consubstantialiste obtempéra, non sans avoir
préalablement lancé un manifeste en faveur d’une communion séparée
permettant de se protéger des louches et des déviants. Surtout, il en
appelait à nouveau à la résistance face au pouvoir politique. Mieux valait
les persécutions d’hier que les lâchetés d’aujourd’hui ! « Aujourd’hui,
s’exclama-t-il, oh douleur, les protections terrestres commandent la loi
divine. Le Christ semble dépouillé de sa vertu, tandis que l’on intrigue en
son nom. L’Église menace de l’exil et du cachot : elle veut se faire croire
par force, elle que l’on croyait jadis malgré l’exil et les cachots. »
Cette audace ayant décuplé son prestige, Hilaire, après avoir rejoint ses
ouailles, regroupa tous les évêques de Gaule autour de sa ligne
intransigeante, d’autant plus facilement qu’il fit chasser de leurs sièges
épiscopaux tous ceux qui n’obtempéraient pas, Saturninus à Béziers,
Paternus à Périgueux, etc. La Gaule, sous sa férule, devint la championne
de la stricte orthodoxie en Occident.

L’APPARITION DE MARTIN
C’est alors qu’il est rejoint par un personnage tout à fait extraordinaire
dont l’action – on devrait dire l’activisme – aura, sur ce qui s’appelle la
France, presque autant d’impact qu’en auront les règnes de Louis XIV ou
de Napoléon.
Qui était Martin, alias saint Martin, outre un nom de boulevard, de
porte, de théâtre, de station de métro, et dont notre pays a surtout retenu
qu’il avait coupé son manteau en deux pour en donner la moitié à un
pauvre, ce qui, on en conviendra, était tout à fait absurde : essayez de
sortir en hiver (ah ! les hivers dans la Somme) vêtu seulement de la
moitié d’un manteau !
Martin était le fils d’un grognard de l’armée romaine. Il faut bien le
dire, il n’avait pas brillé dans les écoles, ce qui le faisait certes apparaître
parfois comme un ignare, mais le préservait de toute artificialité
rhétorique creuse et lui facilitera le contact avec la base rurale.
À seize ans, dans le sillage de son père, il avait été incorporé comme
cavalier dans l’armée des Gaules et affecté à la garnison d’Amiens : c’est
sur le chemin que cet homme, qui ne coupait jamais les cheveux en
quatre, déchira son manteau en deux. Travaillé par un appel intérieur
irrésistible, il demande un congé pour rejoindre le porte-étendard du
catholicisme, Hilaire de Poitiers, dont le renom est devenu considérable.
Il faut s’imaginer le jeune Martin attifé comme un ermite impécunieux,
la chevelure aussi soignée qu’un potager à l’abandon, les os à fleur de
peau. À la fois ascète et fiévreux, il ne trouvait son équilibre que dans
l’extrême, c’est-à-dire soit le retrait du monde, soit un militantisme
effréné au sein de ce monde. Anachorète un jour, activiste forcené le
lendemain. Tantôt priant solitaire dans une grotte, tantôt surgissant sur la
place publique pour y prêcher la bonne parole. Entre l’affrontement et la
contemplation, l’introspection de l’introverti ou la propagande
incandescente de l’extraverti. Il vivait, chaque fois avec la même
intensité, dans deux mondes apparemment contradictoires, qui tous deux,
cependant, participaient plus d’une exaltation démiurgique, intérieure et
extérieure, que d’un rapport direct au réel.
Encore que… Nous sommes ici placés devant un dilemme : ce que
nous savons des pérégrinations épiques de Martin – et nous en savons
beaucoup –, nous le devons au mémorialiste chrétien catholique,
considérablement catholique, Sulpice Sévère (il écrivit également une
histoire du monde depuis… la création), qui lui consacra un livre que
l’on peut considérer comme le premier best-seller de notre littérature
nationale.
Or, à la lecture, ce petit chef-d’œuvre de manuel propagandiste
apparaît assez effarant. À chaque difficulté qu’il rencontre – et, au fil de
tous ses parcours, il attire les difficultés –, Martin s’en tire par un
miracle. Un signe de croix, un miracle. Le bon Dieu aux aguets ne rate
aucune occasion de lui rendre service. Il agit, ce Dieu, remarquons-le,
exactement comme les dieux païens qui choisissaient leur champion
parmi les mortels et n’hésitaient pas à leur donner des coups de pouce.
Réjouissant et revigorant Martin au pays des Merveilles : toujours un
peu, lui aussi, de l’autre côté du miroir. Le poignard brandi par ce bandit
de grand chemin ou les grosses pierres lancées par ces paysans déchaînés
vont-ils l’atteindre ? La foule attroupée va-t-elle le réduire en charpie ?
Le feu qui l’entoure va-t-il le consumer ? Les soldats accourus vont-ils
l’égorger ? L’arbre qui devrait s’abattre sur lui va-t-il l’écraser ? Non !
Jamais ! Chaque fois « Notre Père qui êtes aux cieux » daigne s’occuper
de ce qui se passe sur terre, du moins quand Martin est concerné, pour le
tirer d’embarras.
En ces temps d’insécurité chronique, où les routes sont infestées de
bandes armées, des malfrats sanguinaires l’interceptent. En un tour de
main il les convertit. Plus loin, c’est le diable en personne qui lui barre la
route : bien qu’il ne l’ait jamais vu, il le reconnaît. Il chemine un temps à
ses côtés. On en redemande. On regrette qu’Hollywood n’ait jamais
tourné les aventures de Martin : un rebondissement par séquence. Le
problème c’est que plusieurs générations d’historiens, dont tous n’ont pas
fait leurs classes dans une sacristie, feindront ensuite de prendre tout cela
pour argent comptant.

UN CONQUÉRANT DE L’INTÉRIEUR
Or ce que va réaliser Martin – faire basculer la Gaule dans le camp du
catholicisme trinitaire et romain – est d’autant plus inouï que,
précisément, ce ne sont pas des miracles en chaîne qui l’expliquent.
L’homme, à l’évidence, malgré ses allures de terroriste slave et son
apparence illuminée, bénéficie d’une aura, d’une capacité à être entendu
par la plèbe rurale, d’une force de conviction, d’une foi ardente enfin,
confina-t-elle au fanatisme, à renverser des montagnes. Ce qu’il fit, en
effet.
Pas facile à vivre tous les jours, on l’imagine. Martin court d’un front à
l’autre, fait preuve d’un prosélytisme tellement agressif, en clair se
montre tellement casse-couilles, qu’il se fait virer d’un peu partout, de
Sirmium, de Milan, on le houspille, on le course, il se sauve, va se
réfugier dans un îlot avant de rejoindre son phare, Hilaire, à Poitiers, où il
se confectionne en pleine campagne une coquille d’accueil que l’on peut
considérer comme le premier monastère d’Occident. De ce QG, sa parole
électrique, que rend plus brûlante l’extrême modestie du lieu d’où elle
émane, commence à circuler dans tout le pays de Loire.
C’est alors que la petite communauté chrétienne de Tours, qui doit
élire un évêque et a entendu parler du bonhomme, de son ardeur
communicative, songe à se l’annexer. Encore faut-il pouvoir l’approcher :
le tigre est momentanément redevenu ours. Il se voit évêque comme
César se voyait vestale. Comment le convaincre ? En employant la
manière forte. Ces gens-là sont rudes. Donc, on l’enlève littéralement, on
le conduit sous bonne escorte jusqu’à Tours où il fait une entrée porté en
triomphe comme aujourd’hui un joueur de foot brandi par ses supporters.
Quelques évêques de la région, venus assister à l’intronisation du nouvel
élu, font partie du comité d’accueil. Quand ils voient surgir Martin, qu’ils
ne s’imaginaient pas comme un épouvantail à moineaux, ils sont saisis
d’effroi. C’est quoi ce truc hirsute et dépenaillé ? Cet escogriffe flottant
dans un ersatz de pèlerine en poil de chameau dont personne n’aurait
voulu, même s’il l’avait coupée en deux. Quoi ? De cette chose qui
semble sortir d’une échoppe de chiffonnier vous voulez faire un évêque,
quitte à déshonorer la sainte fonction ?
L’évêque d’Angers, ville déjà propre sur elle, n’est pas le moins
déchaîné. Alors Martin parle, pas comme on écrit mais comme on parle,
et – le bon Dieu lui a-t-il encore donné un coup de main ? – les
préventions se dissolvent. Le petit peuple du cru a reconnu l’un des siens.
Il le veut, il l’impose. L’évêque d’Angers, peut-être parce qu’il a perçu
quelques mains qui commençaient à agiter des bâtons, se radoucit. C’est
fait : Martin est devenu évêque de Tours.
Mais on ne le changera pas : resté moine dans l’âme, il va se
confectionner, dans la campagne proche, une cellule en bois calfeutrée au
milieu des arbres à laquelle viendront peu à peu se joindre quelque
quatre-vingts moines qui constitueront son corps d’élite, sa propre légion
du Christ. Certains d’entre eux s’installeront dans les caves calcaires qui
surplombent la Loire. Règle stricte. Une sorte de communisme primitif.
On ne possède rien, on ne pratique aucun commerce, on répudie toutes
les lois du marché, on ne boit pas de vin, on ne s’adonne a priori à aucun
travail manuel, on se recueille et on prie.
C’est à partir de cette base, de ce QG opérationnel, qu’à la tête de sa
cohorte de moines-soldats, Martin entreprend une conquête planifiée des
esprits conçue comme une véritable offensive militaire. Bourgade après
bourgade. Canton après canton. Viol des consciences ou ratissage des
âmes ? La question n’est pas d’époque : il s’agit de faire triompher le
camp du bien, d’enfoncer les colonnes actives de la vérité dans la masse
passive de l’erreur. Incontestablement les charges de Martin et de sa
brigade épique, à la fois admirables et épouvantables, suscitant à la fois
l’enthousiasme et l’effroi, dignes des hussards noirs et des gardes rouges,
entreprise terroriste dirait-on fort justement aujourd’hui, et cependant
digne de l’Anabase de Xénophon, cette conquête coloniale de soi-même
va marquer, en Gaule, le début de l’éradication du paganisme et du
triomphe du christianisme dans sa version trinitaire. Jusqu’à ce moment
crucial rien n’était joué puisque, dans un pays qui avait longtemps été
l’un des plus réticents de l’Empire à se rallier au message christique,
l’arianisme porté par les Wisigoths qui s’installeront dans le Sud-Ouest,
les Burgondes dans l’Ouest et le Sud-Est, les Ostrogoths dans le Sud,
gardait toutes ses chances.

LA RÉSISTANCE DU PAGANISME RURAL


Clovis, qui ne croyait ni à Dieu ni à diable, se serait-il converti au
catholicisme si, un peu moins d’un siècle après la croisade intérieure de
Martin, l’Église, celle précisément de Martin et de Hilaire, n’avait pas
conquis des positions devenues inexpugnables ?
Selon Jérôme (saint Jérôme), à la fin du IVe siècle, « la Gaule vit
encore sous le joug du paganisme ». Valence et Fréjus ne se sont dotées
d’un évêque qu’en 374, Grenoble en 381. On ne compte, en 314, que
vingt-deux sièges épiscopaux qui monteront à soixante-dix à partir de
400.
Salvien, au milieu du Ve siècle encore, se lamente : « Minerve fait
l’objet d’un culte, d’hommages dans les gymnases, Vénus dans les
théâtres, Neptune dans les cirques, Mars dans les amphithéâtres, Mercure
dans les palestres. »
En 395, un rhéteur gaulois catholique, dans un poème sur les
épizooties bovines, fait dire à un berger que les troupeaux ont été guéris
par le signe de la croix « qui seul est vénéré dans les grandes villes ».
Encore le catholicisme affiche-t-il une couverture très couleur locale.
On y intègre les vieilles croyances celtes. Lug terrassant un serpent à tête
de bélier se métamorphose peu à peu en saint Michel ou en saint Georges
terrassant le dragon. Là où on célébrait le dieu d’un lac, d’un rocher,
d’une source, on élève une croix et on bâtit une église.
En 443, un concile réunit à Arles dénonce l’indulgence dont on ferait
preuve à l’égard de ceux qui vénèrent les arbres, les fontaines ou les
rochers ; et transforment en démons les anciens dieux des forêts ou des
landes qu’ils invoquent toujours en secret. Les déesses mères deviennent
les « bonnes dames » ou les « dames blanches ». Les nymphes se
transforment en fées.
Combien de chrétiens de surface dans les villes restent païens de
cœur ? Ainsi du poète Ausone par fidélité à Horace ou à Ovide. Le pape
Léon, dans une lettre à l’évêque de Narbonne, stigmatisera les chrétiens
qui, prenant part à des banquets païens, font des offrandes aux idoles.
Quand Paulin de Nole, issu d’un milieu aristocratique, se fait baptiser et
renonce aux biens de ce monde, sa famille (raconte-t-il) vit cette
conversion comme une déchéance et l’accuse de trahison.
Jusqu’à la fin du IVe siècle, des régions entières de Gaule sont presque
totalement dépourvues de communautés chrétiennes (ce qui fut
longtemps le cas de la Touraine), et certains gros bourgs ne comptent pas
un seul chrétien.
Encore, dans les grandes villes, les conversions ne sont-elles pas
toujours dépourvues d’ambiguïté. C’est encore saint Jérôme qui affirme :
« Il y en a qui briguent la prêtrise ou deviennent diacres pour voir des
femmes plus librement. Tout leur soin est de leurs habits, d’être chaussés
proprement, d’être parfumés. Ils frisent leurs cheveux avec le fer, des
anneaux brillent à leurs doigts. Ils marchent du bout du pied. Vous les
prendriez pour des jeunes fiancés plutôt que pour des clercs. Il y en a
même dont l’occupation est de savoir les noms et les demeures des
femmes de qualité et de connaître leur inclination. » Sacré Jérôme !
Même sévérité chez Sulpice Sévère, l’auteur justement de La Vie de
saint Martin : « Aujourd’hui, les ministres des églises sont infectés par la
vanité, ils convoitent des terres, ils sont avides d’or, ils vendent, ils
achètent, ils cherchent le gain par tous les moyens. »
Et d’opposer l’authenticité des moines au luxe et à l’arrogance du
clergé gaulois.
Plus tard, au milieu du Ve siècle, les évêques, prêtres et diacres mariés
seront invités, au cas où ils conserveraient leur femme, à s’abstenir de
tout commerce charnel. Or c’est en Gaule, bien sûr, que l’on résistera le
plus longtemps à cette règle.

LES COMMANDOS DU CHRIST ATTAQUENT

Tel est donc l’état du christianisme catholique en Gaule quand la


colonne Martin, divine ou infernale, se lance à l’assaut de l’idolâtrie.
À la guerre comme à la guerre. Déjà lorsqu’il avait quitté l’armée et
que ses supérieurs l’avaient accusé de lâcheté, le légionnaire Martin, se
déclarant « soldat du Christ », avait répondu à ses contempteurs : « Si
demain il y a bataille, je me placerai à la tête de la première ligne du
combat, sans armes, protégé par le signe de la croix et pénétrerais sans
crainte dans les lignes de l’ennemi. » Tout cela est évidemment inventé
par son hagiographe, qui précise d’ailleurs qu’il n’eut pas l’occasion de
réaliser cette prouesse car, dès le lendemain (Dieu y allant de son habituel
coup de pouce), l’ennemi demanda la paix.
Mais, d’une certaine manière, c’est effectivement ainsi qu’il procède.
Comment cela se passe-t-il ? On repère un objectif. On monte une
expédition après analyse des caractéristiques du terrain. La sainte troupe
arrive alors sur le lieu de l’engagement. On relève scrupuleusement les
mentalités, les traditions, les habitudes du cru. Le genre de superstitions
auxquelles les habitants s’abandonnent ; les objets, les lieux-dits, les
idoles qu’ils vénèrent ; les lieux de culte forcément démoniaques qu’ils
continuent de fréquenter. Puis on engage le combat. Là, c’est un objet
d’adoration supposé que l’on abat. À Ambroise, un menhir que le temps
a transformé en idole de pierre est renversé et mis en pièces. Ici, on met
le feu à un petit temple et Martin doit payer de sa personne pour éviter
que l’incendie ne s’étende aux maisons environnantes. Ailleurs, c’est un
vénérable et énorme sapin, objet d’un culte, que l’on entreprend
d’abattre. Les paysans, hors d’eux, mettent au défi Martin de se laisser
enchaîner à un piquet fiché sous le mastodonte. Mais, naturellement,
Dieu veille et l’arbre tombe du côté inverse à celui vers lequel il
penchait. Normal ! Alors, conclut naïvement le saint mémorialiste, « tout
le monde se convertit ».
Les « athlètes du Christ », comme on disait à l’époque, sont-ils
accueillis comme des libérateurs ? Pas du tout. Comme des prédateurs au
contraire. Des furieux. Les villageois s’assemblent autour de ce qui
faisait office, depuis des siècles, d’objet cultuel, localement identitaire.
On conspue les assaillants ; on leur jette des pierres ; on agite les bêches
et les fléaux. Mais les croisés, soudés par leur foi, exaltés par leur hymne,
magnifiés par leur chef, ne fléchissent pas. Ils sont venus traquer le
diable dans ses repères, chasser les démons de leurs antres quelle que soit
la forme qu’ils prennent : rien ne leur fera renoncer à leur divin objectif.
Un paysan furibard brandit-il un soc de charrue, qu’un signe de la
croix suffit à lui arracher l’arme des mains. À Louroux, la mobilisation
de la population n’empêche pas la destruction d’un mini-temple. On
ratisse, on balaie, on fait place nette, on éradique. Comme on dira plus
tard, « on pacifie ». La Châtre, Langeais, Chisseaux-sur-Cher sont
nettoyées de leur espace de perdition païenne. Là où s’élevaient des
autels louches, on les brise et on bricole une chapelle à la place. Une
croix remplace la moindre statue pas catholique. On traque les divinités
incorrectes, on exorcise les esprits présumés maléfiques, on démasque
Satan sous tous ses déguisements, on brûle les statuettes non conformes,
les gris-gris non homologués, on casse saintement, on démolit
béatifiquement, on arrête les cortèges pour vérifier qu’ils ne trimballent
pas des figurines suspectes. Puis, quand un espace est assaini, la milice
sacrée d’abatteurs de temples élargit son champ d’action. On descend
jusqu’à Autun, on monte jusqu’à Paris, on fait une incursion à Chartres.
On concasse le temple du mont Beuvray consacré aux dieux de Bibracte ;
là, les paysans éduens le prennent particulièrement mal ; ils coursent
Martin, qui doit s’enfuir à califourchon sur un âne. Lequel évidemment –
Dieu ne va pas laisser tomber son auxiliaire – devance la foule
surexcitée en effectuant un « bond prodigieux ».
Mais, s’interroge-t-on, que fait la police ? Tant que Valentinien est
empereur, il arrive que l’armée intervienne pour faire respecter la loi en
dispersant les fous de Dieu. Les autorités de Trèves refusent même de
recevoir le foldingue. Cependant, après l’avènement de Gratien, lui-
même pris idéologiquement en main par l’évêque de Milan, le futur saint
Ambroise, plus rien ne s’oppose à l’activisme effréné des brigades du
Christ.
L’édit de tolérance est violé ? Les évêques l’ont-ils jamais accepté ?
On ne saurait, répète sans cesse Hilaire, tenir la balance égale entre la
vérité et l’erreur. Dans son adresse à Constance, l’évêque de Poitiers
avait mis les points sur les « i » : « Vous devez entendre la voix de ceux
qui crient “je suis chrétien, je ne veux pas être un hérétique”. Mieux vaut
mourir en ce monde que, sous l’influence de la puissance d’un homme,
corrompre la chaste virginité de la vérité. » Pas de compromis possible.
Lentement, irrésistiblement, le rouleau compresseur arrivera à ses fins.
Bien plus tard, les évêques réunis à Tours reconnaîtront qu’avant
Martin le christianisme ne pesait pas lourd en Gaule.
LA PART DU DIABLE

L’épopée pourrait s’arrêter là, avec la charge héroïque ou le


déchaînement d’intolérance terroriste dont Martin, suivi de ses moines-
soldats, avait pris la tête. Mais c’est à un spectaculaire rebondissement
qu’on va soudain assister, notre Torquemada jouant, dans le drame qui
allait ensanglanter la Gaule chrétienne, le rôle inverse de celui qui avait
été précédemment le sien : celui de champion de l’humanité, de la
tolérance et de la miséricorde.
Car il y avait un autre Martin : non plus le Pol Pot du christianisme
conquérant, mais saint Vincent de Paul, le défenseur des opprimés contre
les violences des hauts fonctionnaires impériaux, celui qui forcera, par
exemple, un gouverneur réputé pour sa férocité à relâcher les prisonniers
promis à des exécutions en priant plusieurs jours de suite devant sa
demeure.
C’est en archange, que sa propre Église tentera de déplumer, qu’il
deviendra le héros de ce dernier épisode.

À l’origine, toujours la même histoire : l’interpénétration dialectique


du bien et du mal. Comment peut-il y avoir un bien et comment peut-il
triompher s’il n’est pas constamment soumis à l’agressivité du mal qui,
dès lors, n’est pas extérieur à lui, mais lui est également consubstantiel ?
Au même titre que les manichéens, les gnostiques au Ier siècle avaient
barboté dans cette hantise. Quelques-uns d’entre eux, tardifs, ayant été
expulsés d’Égypte, s’étaient réfugiés en Espagne. Ils y avaient formé une
petite Église, c’est-à-dire une secte. Qui serait restée confidentielle si un
aristocrate espagnol, fortuné, cultivé, éloquent, talentueux, mais surtout,
surtout, dont le physique était au diapason de sa rhétorique, irrésistible
selon ceux, et surtout celles, qui l’approchaient, ne s’y était pas rallié et
n’en avait même pris la direction. Il s’appelait Priscillius, ce qui n’est
déjà pas donné à tout le monde, et la ville d’Avila était son port d’attache.
Quelle doctrine ce sémillant, bien qu’austère, personnage prêchait-il ?
Elle aurait pu plaire à nos médias contemporains tant elle était
foncièrement, en effet, manichéenne. Bipolaire. Binaire. Il en ressortait –
autant qu’on puisse la reconstituer, car les œuvres de ce Priscillius furent
toutes réduites en cendres par les chrétiens – que le diable n’est pas
simplement l’envers de Dieu, son recto, il participe du même match que
lui. En challenger. Il est son cogérant en quelque sorte, mais inversé. La
face noire d’une bichromie complémentaire, inhérente à la marche du
monde.
Le diable n’est pas extérieur au monde de Dieu, il est partie prenante
de son équilibre. C’est lui qui règne sur la matière, sur la nature brute, sur
la chair. Il est, selon la formule heureuse de Camille Jullian « le geôlier
des âmes qu’il emprisonne dans les corps ». L’homme, fruit de cette
compétition, est donc intérieurement écartelé. Son âme appartient à Dieu,
son corps au diable. Son âme, libérée du corps, incline vers Dieu ; son
corps, libéré de l’âme, incline vers le diable.
Comment, dès lors, sauver son âme, sinon en engageant
impitoyablement la lutte contre le corps. Quitte à envoyer son corps au
diable ? Comment se hisser au-dessus de son corps arrimé au diable
sinon en s’élevant jusqu’à l’oubli de soi en Dieu.
On voit bien sur quoi débouche un dualisme aussi radical : un
mysticisme absolu assis sur un ascétisme rigoureux. Un écartèlement
constant, à la limite morbide, entre les aspirations de l’esprit et les
tentations de la chair, la pesanteur et la grâce. Comment se libérer de la
tyrannie de la matière, sinon en se projetant en une incessante assomption
pour se perdre en Dieu, pour s’arracher au placage de la terre. Les
cathares albigeois, plus tard, dans cette même région du Sud-Ouest qui
vit se répandre la doctrine de Priscillius, trouveront les mêmes accents,
mais aussi, à sa façon, sainte Thérèse de cette ville d’Avila qui poussa à
son comble un érotisme mystique.
Érotisme ? Je n’avance pas ce qualificatif par hasard. Il se trouve que
les femmes de la plus haute condition furent nombreuses à se laisser
séduire par une Église qui leur accordait l’accès au sacerdoce. Le charme
du gourou en chef ne laissait pas certaines grandes dames indifférentes.
Ainsi, quand, expulsé d’Espagne, il s’installe à Eauze puis à Bordeaux, il
entraîne la veuve et la fille – Euphrasia et Procula – du plus célèbre
avocat de la ville chez qui, parfois, il s’installe.
Cette Église, à laquelle deux évêques s’étaient affiliés, entretenait sur
ses rites un certain mystère. Il n’en fallut pas plus pour qu’on répande
que l’abstinence et la mortification n’allaient pas sans une licence
effrénée, l’extrême austérité sans une certaine débauche. Rumeur donc,
en effet, d’érotisme mystique.

DÉJÀ LES BOURREAUX DE L’INQUISITION

Premier round : un concile tenu à Saragosse, auquel participent douze


évêques gaulois, jette l’opprobre sur les « priscillianistes » qui se
réfugient dans le Bordelais où leurs idées se développent, se répandent de
la vallée de la Garonne à celle du Rhône.
Deuxième round : une décision impériale, prise depuis Trèves,
réinstalle les « hérétiques » dans leur Église.
Troisième round : l’empereur d’Occident se ravise et fait comparaître
Priscillius et ses principaux disciples à Bordeaux devant un mini-concile
qui s’apprête à les condamner. Mais les accusés récusent les juges
ecclésiastiques et en appellent directement à l’empereur. Une question
religieuse va-t-elle être renvoyée devant une instance civile ? Le pouvoir
politique va-t-il devoir trancher dans une question théologique ? Question
redoutable.
C’est alors que surgissent d’Espagne deux furieux, en l’occurrence
deux évêques, Idacus et Thascius, qui exigent de pouvoir venir à Trèves,
capitale du pouvoir politique, afin d’y jouer devant le tribunal du prétoire
le rôle de procureurs. Ils en appellent d’emblée au bras séculier : la
question est donc tranchée.
Et là, face à la justice impériale, ils exhalent, à l’encontre des suspects,
une violence tellement hystérique, une hargne tellement paranoïaque,
qu’on s’étonne à peine qu’à l’issue de leurs anathèmes, ils demandent
que cette dissidence, que cette « dérive » – comme on dirait de nos
jours – soit noyée dans le sang.
L’un, Idacus, est un fanatique cruel du genre ordinaire ; l’autre,
Thascius, dans la famille « joyeux drilles » représenterait la tendance
« bon vivant », amateur de bons vins et de bonne chère, considérant tous
les plaisirs comme des dons de Dieu, tel que Rabelais plus tard en
dressera un archétype. Ce pourquoi il voit volontiers dans tout homme
maigre, douloureux et abstinent, de la graine d’hérétique.
On l’aura sans doute compris : les deux exaltés sont en outre
maladivement jaloux du prestige intellectuel dont bénéficient leurs
compatriotes dissidents dans les milieux cultivés. Cette affaire est
devenue pour eux, au sens plein du terme, une question de vie ou de
mort. Il leur faut absolument détruire ce qui, à leurs propres yeux, les
rapetisse.
Laver l’affront dans le sang.
Ce qui s’enclenche alors – et les retombées en seront terrifiantes –,
c’est une logique d’inquisition : il faut coûte que coûte prouver que
Priscillius et ses disciples pratiquent la magie, ont conclu un pacte avec le
démon et s’adonnent (comme plus tard les Templiers soumis aux mêmes
traitements) à toute sorte de perversions sexuelles. On leur dicte des
aveux qui seuls mettront fin aux tortures qu’on leur inflige.
La majorité des évêques gaulois, chauffés à blanc par l’évêque de
Bordeaux et l’évêque d’Agen, eux-mêmes inspirés par Ambroise depuis
Milan, donnent leur bénédiction à cette exigence de peine capitale. À
Bordeaux, une femme priscillianiste est lynchée par la foule que le clergé
local a soulevée contre elle.

L’AUTRE MARTIN

C’est alors qu’au sein de la chrétienté une voix divergente se fait


entendre. Une voix. Une seule. Mais quelle voix. Celle de Martin.
Comme une décharge électrique. L’évêque de Tours a-t-il pris conscience
que le dépouillement, la sobriété, les restrictions qu’il s’impose le
rendent suspect au regard des hyènes forcenées qui tournent déjà autour
des cadavres annoncés ; que ces enragés assimilent toute bataille engagée
contre soi à une bataille menée contre eux ? Peut-être. Mais, plus
simplement, il est révulsé par cette morale de loup, par cette humanité de
tigre, par la facilité avec laquelle les anciens persécutés se transforment
en sadiques persécuteurs.
Martin se précipite à Trèves. Clame que ce serait un crime que de
mettre à mort des esprits égarés ; qu’il ne convient pas au pouvoir
politique de juger des affaires religieuses. Il est reçu au palais impérial.
Plaide l’indulgence. Demande la grâce des prisonniers politiques. On le
rassure. Il croit l’avoir emporté, malgré les hurlements des deux forcenés
espagnols qui l’accusent de sympathie inavouée envers les
priscillianistes.
Or, dès qu’il a quitté Trèves, la plupart des accusés, dont Euphrasia,
l’ex-femme du rhéteur bordelais devenue la compagne de Priscillius,
mais aussi des prêtres et des diacres sont condamnés à mort et aussitôt
suppliciés. De nombreuses peines capitales sont également exécutées en
Aquitaine.
L’opinion s’émeut. La persécution a changé de camp ! Ne sont-ce pas
des meurtres purs et simples que la justice cléricalo-impériale a
couverts ? Le clergé, cette fois, se divise. Des évêques de la Gaule du
Nord affirment que leurs deux collègues espagnols déshonorent leur
communauté. Mais ils restent minoritaires. Ainsi, quand on fait
comparaître les deux inquisiteurs devant une assemblée ecclésiastique,
elle les innocente.
Et l’impitoyable répression se poursuit.
Alors, Martin reprend son bâton de pèlerin : direction Trèves de
nouveau. Il veut faire cesser la tuerie. On tente de lui interdire l’entrée de
la ville. Il doit promettre qu’il ne troublera pas la paix civile.
Après une nuit de prière, il se présente au palais. La fois précédente,
on avait été aux petits soins. L’empereur l’avait invité à sa table. Cette
fois, on le fait lanterner, on le refoule. Il frappe à d’autres portes. Il
supplie qu’on mette fin à la répression qui ensanglante l’Espagne, qu’on
lui accorde au moins la grâce des prisonniers. Des partisans de Thascius
le dénoncent comme fauteur d’hérésie. « Qu’est-ce qu’un clerc qui
prétend dire la justice contre les évêques et l’empereur lui-même, sinon
un tyran ? » clament-ils.
Non seulement on livre des prisonniers aux bourreaux mais, en outre,
on envoie en Espagne, en passant par le Sud-Ouest de la Gaule, une
mission, une colonne infernale en réalité, qui sème la terreur sur son
passage.
Martin, alerté en pleine nuit, se précipite de nouveau au palais. Qu’on
envoie un contrordre et il mettra de l’eau dans son vin. Peine perdue !
Il est découragé. Il quitte la ville. Croit, en chemin, sa dernière heure
venue à la suite d’un malaise. Puis il renaît. Mais se replie sur lui-même.
Refuse de rencontrer les évêques qui ont pris leurs distances. Se retire du
monde. Quelque chose en lui est mort avant sa mort. Il a peut-être cru
aux miracles impossibles que son cerveau enfiévré projetait sur la
réalité ? Il y a désormais des miracles possibles auxquels il ne croit plus.
Il s’éteindra à quatre-vingt-un ans. De partout on accourt pour
recueillir son dernier souffle. Ses dernières paroles. Ceux de Poitiers
s’emparent de son cercueil. Ceux de Tours récupèrent la dépouille et lui
élèvent un tombeau.
Plus tard, hélas, Clovis, ses fils et ses petits-fils n’entreprendront
jamais une vilaine action sans aller s’y recueillir et prétendre que le saint
les a gratifiés d’un miracle.
CHAPITRE 35

Le choc décisif

Le jeune Gratien, qui a succédé à Valentinien comme Auguste des


Gaules, ne fait pas long feu.
Agé de vingt-quatre ans, il commence très fort en faisant passer à la
casserole quelques ministres et anciens hauts fonctionnaires ayant servi
son père ; mais mal servi, prétendait-il. En particulier Théodose, ce
général qui avait fait merveille en Grande-Bretagne et en Afrique.
Liquidé sans autre forme de procès.
Éduqué par le très académique poète bordelais Ausone, Gratien ne
manquait ni de charme ni d’une certaine culture. On le jugeait plutôt
honnête. Mais rien ne comptait plus pour lui que sa passion dévorante,
obsessionnelle, pour la chasse. Une armée de rabatteurs faisait en sorte de
lui fournir, à toute heure et par tous les temps, des troupeaux de gibier
dont il prenait son pied à faire un carnage. Quand il ne massacrait pas ces
bestioles, il applaudissait à leur holocauste à l’occasion des jeux du
cirque.
Mis à part ça, c’était un têtard de bénitier. L’influence de sa mère, et
surtout celle de l’évêque de Milan, Ambroise, qui l’avait littéralement
pris en main, en avait fait un cagot. Il péchait certes sans complexe, mais
se repentait avec ostentation. Il avait fait tuer Théodose père – sans même
qu’on sache exactement pourquoi ; puis, pour se laver de ce crime, il
avait nommé Théodose fils son co-Auguste pour l’Orient.
GRATIEN OUT !

Travaillé au corps par la nuée d’évêques qui le chambrait, il prit coup


sur coup quatre décisions fatales : il fit enlever du Sénat romain l’autel de
la Victoire qui renvoyait à un mythe national-païen fondateur ; il
supprima toutes les subventions qui permettaient d’entretenir les
temples ; il retira au clergé polythéiste tous les petits avantages qu’il avait
conservés ; et il fit dissoudre le corps des vestales.
En totale contradiction avec la sage politique de Valentinien, ces
décisions équivalaient à une rupture de l’édit de tolérance et se
doublaient, en Gaule, d’une chasse aux sorcières.
Or, même s’il avait perdu tout pouvoir, il existait, à Rome, un Sénat
dont la majorité était restée païenne. Ce dernier protesta et envoya une
délégation auprès de l’empereur. Elle fut rabrouée. Mieux : sur le conseil
du futur saint Ambroise, Gratien refusa, pour la première fois, le manteau
de grand pontife qui était, de tradition, attribué à l’empereur, même
chrétien. Le prêtre païen qui avait subi cet affront lança, dépité : « Si
l’empereur ne veut pas être pontife, que Maxime devienne pontife. »
Maxime ? Quezaco ? Il s’agissait d’un général d’origine espagnole
stationné en Grande-Bretagne, lui-même chrétien, mais sans excès, dont
chacun savait qu’il commençait à ruer dans les brancards.
Et, en effet, proclamé Auguste par ses soldats – ce qui devenait une
habitude –, ce Maxime débarqua à l’embouchure du Rhin. Aussitôt, ce
fut un raz-de-marée.
Camille Jullian a bien pu expliquer que Gratien était un excellent
empereur, on peut se demander alors pourquoi, aussitôt que Maxime
apparut, la Gaule tout entière, mais aussi les auxiliaires et supplétifs
germains de plus en plus nombreux dans l’armée impériale se rallièrent à
lui.
Détail lourd de conséquences : les principaux officiers qui entouraient
les empereurs des Gaules et d’Occident s’appelaient Mallobaud, Malaric,
Mérobaud, Richomer, Bauto, voire Arbogast. Ils étaient francs. Aucun ne
tenta de fédérer la moindre résistance.
En cinq jours, toutes les légions des provinces gauloises rejoignent
Maxime, les volontaires affluent dans les rangs de son armée – d’autant
qu’il leur promet des concessions de terres, en particulier en Armorique.
Ce qui reste des troupes de Gratien, c’est-à-dire plus grand-chose, est
battu et dispersé devant Paris. Toutes les villes ferment leurs portes au
nez de l’empereur déchu qui a pris la fuite. Il n’a pu recruter plus de trois
cents cavaliers pour l’accompagner. Jusqu’à Lyon. La ville semble prête
à l’accueillir, quand une estafette lui annonce que l’impératrice (sa
deuxième épouse dont il est très épris) tente de le rejoindre. Il rebrousse
chemin et avise une petite cohorte entourant une litière princière. C’est
elle ! Il se précipite. Ouvre le rideau… et apparaît, non point la femme de
César, mais le chef des poursuivants armé de pied en cap. On immobilise
l’Auguste trahi, on le ligote. On recevra quelques jours plus tard l’ordre
de le tuer. Il paraît – mais qui a pu recueillir et rapporter ce mot ? – qu’en
mourant Gratien prononça le nom d’Ambroise. Pour le rendre
responsable de sa décrépitude ou pour rendre hommage, à travers
l’évêque de Milan, au fait que seul le clergé lui était resté fidèle ?

DE MAXIME À ARBOGAST

Cet épisode de notre histoire a été occulté. Or c’est bien d’un nouveau
soulèvement national qu’il s’agit. Comme celui qui mena Julien, à partir
de la Gaule et soutenu par elle, jusqu’à Constantinople. C’est l’ensemble
des composantes d’une identité gauloise en pleine mutation – de
nombreux apports allogènes, en particulier francs, en élargissant son
socle ethnique – qui, une fois de plus, participe d’une puissante
dynamique qui bouscule l’ordre établi. Rejet d’un pouvoir issu du
« dehors » par tous les éléments fédérés, régions bagaudes comprises, qui
aspirent à un pouvoir issu du « dedans ». On en retrouvera, au fond, la
trace quand, quelque mille quatre cents ans plus tard, un autre
soulèvement national débouchera sur une autre fête de la fédération.
Si Maxime s’est imposé de façon aussi fulgurante, c’est qu’il a été
perçu comme un nouvel empereur gaulois. Même les évêques du cru,
malgré leur proximité avec Gratien, accourront à Trèves, lieu de
résidence de l’usurpateur, aussitôt qu’il leur fera signe.
Si l’expérience tourna court au bout de cinq ans, c’est que,
contrairement à Postume, Maxime ne résista pas à l’envie de devenir
empereur d’Occident et envahit l’Italie. Avec l’assentiment de
l’aristocratie païenne de Rome. Les troupes d’Orient mirent fin à
l’aventure. Plusieurs officiers de Maxime, achetés, se retournèrent contre
lui et le livrèrent à Théodose, l’empereur de Constantinople, qui le fit
exécuter.
Mais ce soulèvement sera suivi d’une réplique (au sens où on l’entend
à l’occasion des séismes) dont l’issue changera radicalement le cours de
l’histoire. De notre histoire, mais aussi de celle d’un espace que l’on
confondait, alors, avec l’univers.
Exit Maxime. Valentinien II, le demi-frère de Gratien qui végétait,
s’installe à son tour à Trèves. Mais Théodose le place sous la tutelle d’un
général de souche germanique, un ancien déserteur franc réfugié en
Gaule et devenu « maître de la milice » : le dénommé Arbogast.
Ambroise reprend lui aussi du service et multiplie les pressions sur le
jeune homme fragile et influençable pour qu’il renonce à appliquer l’édit
de tolérance. Complètement inhibé, le petit prince en vient à s’abîmer
dans le jeûne et l’abstinence. Lorsqu’une délégation du Sénat romain
(dont la majorité, répétons-le, reste païenne) vient lui demander le droit
de rétablir l’autel de la Victoire, il l’envoie, à son tour, sur les roses de
façon méprisante. Ambroise est derrière cette intransigeance. Arbogast,
qui est païen assumé et affirmé, pique une colère et lui reproche son
attitude. Les deux conseillers, le mécréant et l’illuminé, s’écharpent
autour du prince. Au moins sa mère, Justina, qui était passionnément
arienne, est-elle morte, ce qui lui évite d’être écartelé entre trois
allégeances. Mais deux, c’est encore trop. Même si plus le temps passe et
plus l’influence d’Ambroise prend le dessus, l’incitant à se dégager de la
prison dorée dans laquelle l’enferme Arbogast.
Alors, selon le mode d’opération qui se répétera à plusieurs reprises
dans notre histoire (Charles V, Charles VI, Henri III, Anne d’Autriche et
Louis XIV, Louis XVI fuyant à Varennes et Louis XVIII à Gand),
Valentinien II trompe la surveillance de son tuteur et va se réfugier à
Vienne… où Arbogast, collant de chez collant, le suit et le fait garder. Là,
il n’est plus qu’un hologramme d’empereur. Personne ne lui obéit,
chacun reconnaissant Arbogast comme le vrai maître.
Alors, l’empereur en sucre a une idée : il annonce qu’il veut se faire
baptiser par Ambroise en personne. On ne pourra pas empêcher l’évêque
de Milan de venir à Vienne et d’être, ainsi, témoin de son quasi-
emprisonnement. Tous les jours il demande anxieusement, comme à sœur
Anne, si on ne voit pas venir le prélat. Vaine attente. Le courrier a été
intercepté.
Notons qu’à l’époque personne n’aurait eu l’idée de baptiser un
nouveau-né nécessairement inconscient de l’importance de l’acte qui
l’engageait. On ne franchissait donc le pas qu’à l’âge adulte. Et, comme
le baptême était censé laver des péchés, on attendait le plus tard possible
pour pouvoir en commettre encore.
Finalement, il faut bien admettre l’évidence : Ambroise ne vient pas.
Et ne viendra pas.

EUGÈNE JOUE LES DOUBLURES

Désespéré, l’Augustule se risque à un acte d’autorité.


Il convoque Arbogast. Il le reçoit solennellement assis sur son trône,
revêtu de ses habits impériaux et entouré de ses gardes. Lorsque le maître
de la milice se présente, il lui tend le texte du décret par lequel il le
destitue. L’autre le lit, affiche un sourire dédaigneux, le déchire posément
en menus morceaux et le jette. « Auguste, lance-t-il à la face de celui qui
est censé être son employeur, ce n’est pas toi qui m’as donné cette place.
Tu n’as pas le pouvoir de me l’enlever. » Valentinien se raidit sous
l’affront, esquisse un geste pour s’emparer de l’épée du garde le plus
proche. Celui-ci le repousse… L’empereur ! On rit, on s’empresse autour
d’Arbogast. L’Auguste n’est plus qu’un clown blanc. Comment a-t-il pu
vouloir licencier l’homme qui a mis tous ses talents à son service ?
La Cour dissimule à peine son mépris. Si le pauvre Valentinien avait
encore un doute, le constat lui saute aux yeux qu’il n’est plus rien,
absolument plus rien.
Quelques jours plus tard, on découvre son cadavre pendu avec son
mouchoir (ou son écharpe) à un arbre du jardin de sa résidence. Suicide,
décrète-t-on. On le croit. Ou, plutôt, on feint de le croire. Il était si
fragile ! Plus tard, on accusera Arbogast du meurtre. On le croira
également. Il était si sauvage !
Qui était vraiment cet Arbogast ? Pour les chrétiens, un demi-barbare,
cruel, sanguinaire, violent, dont rien ne pouvait freiner les passions
déréglées. Pour les autres, un homme sincère, désintéressé, aux mœurs
sévères, amoureux des belles-lettres. Ce qui prouve qu’il y avait encore,
en matière de jugement historique, deux visions possibles. Bientôt, et
pour longtemps, il n’y en aura plus qu’une. L’histoire, en tant que
discipline, sera comme dissoute.
En attendant, il n’y a plus d’empereur. Même une fiction ça se
remplace. Par la réalité, c’est-à-dire, en l’occurrence, Arbogast ? C’était
trop tôt. Un barbare, cela peut gouverner à la place de l’empereur, cela ne
peut pas encore devenir empereur. Alors, on assiste à une première.
Jusqu’ici, tout vide au sommet, tout renversement brutal de l’exécutif
était comblé par l’émergence d’un officier supérieur. Mais, cette fois,
c’est déjà un général qui exerce le pouvoir occulte. Pour incarner la
fonction impériale, on choisit donc un pur « intello ». Un ancien prof,
rhétoricien délié, bel esprit, ouvert, sympa, très apprécié par la camarilla
des généraux d’origine franque car c’est lui qui a fait leur éducation. Il
s’appelle Eugène. A priori il n’est pas chaud. Mais il se sacrifie.
De quel côté penche-t-il ? Païen, chrétien ? En fait, d’esprit
philosophique et éclectique à la Constance Chlore, il est probable qu’il
s’en foutait royalement. Mais l’hystérie antipaïenne et antihérétique qui
était en train de submerger l’empire d’Orient l’avait fait basculer du côté
de la religion à laquelle on n’était pas obligé de croire.
Arbogast et Eugène, l’eau et le feu, le guerrier et le pédagogue, le
sabre et le livre, le Germain et le Romain, se retrouvent donc sur la même
longueur d’onde. Et, derrière eux se profile cette séquelle d’une ancienne
gloire, ce symbole à la fois décrépi dans les faits et lumineux dans les
têtes, ce lieu magique : le Sénat de Rome. Ou, plus exactement, la
majorité restée païenne du Sénat de Rome représentée par Symmaque,
puis par Nicomaque Flavien.
Symmaque était l’auteur de cette apostrophe dont l’avenir montrera
rapidement la pertinence, et qui se voulait une défense raisonnée du
paganisme : « Voilà le culte [le culte, notons-le, pas la croyance] qui a
soumis l’univers à nos lois. » En effet, la disparition du culte coïncidera
presque avec celle des lois et de l’Empire.
Ce qui rapprochait ces trois forces, Arbogast, Eugène et le Sénat
romain – c’est-à-dire l’armée, la culture et la loi, mais aussi, pour une
fois, la Gaule profonde, la germanité et la romanité – était ce qui se
passait en Orient sous la férule de Théodose.

LA TERREUR AU NOM D’UNE RELIGION D’AMOUR

Que se passait-il ? Il fallut, pendant des siècles, la domination absolue


d’une vision totalitaire du monde pour qu’on en arrive à escamoter le fait
que ce fut absolument terrifiant. On avait choisi de trancher la question
religieuse comme on tranche la question politique par la guerre civile, la
question idéologique par la terreur, la question sociale par la guillotine.
Dès lors que la décision a été prise d’éradiquer et le paganisme et les
diverses hérésies, dont l’arianisme, la mission a été confiée – tout un
symbole – à un général, Sopor (il portait bizarrement le même nom que
les rois perses), qui la mènera, cette guerre, exactement comme une
armée coloniale pacifie un pays conquis.
D’abord, les ariens sont interdits de réunion. Tous leurs sièges
épiscopaux, toutes leurs églises sont confisqués et remis aux catholiques.
Diocèse par diocèse, les « hérétiques » sont débusqués, traqués, balayés.
Rouleau compresseur. On ratisse, on trie, on jette l’ivraie. On arrache la
mauvaise herbe. Chaque nid d’ariens est enfumé, étouffé comme un nid
de vipères. Chaque îlot de paganisme est isolé, comprimé, réprimé, réduit
et anéanti : comme on le fait, à la guerre, des positions ennemies qu’on a
laissées sur ses arrières.
L’hétérodoxie est traquée comme le crime. La différence religieuse
n’est même plus une dissidence, c’est une déviance. Une dépravation.
Les mal-pensants, relève un historien de l’époque, sont « chassés comme
des loups ». On détruit les autels, on brise les statues. Au nom de Dieu,
on écrabouille tout ce qui fait référence à Dieu ou aux dieux, à la seule
exception de l’unique façon, désormais permise, d’y renvoyer. Entre la
vérité et l’erreur, il n’y a plus d’édit de tolérance qui vaille.
C’est au nom du sublime message d’amour du Christ qu’il convient de
haïr ceux qui refusent de s’y rallier. Aucune contradiction : comment
peut-on être miséricordieux avec ceux qui rejettent la religion de la
miséricorde ? Comment ne pas faire la guerre à ceux qui résistent aux
injonctions de s’abandonner à une religion de paix ? Pourquoi faudrait-il
que ceux qui n’adhèrent pas au principe du respect absolu de la vie
échappent à la mort ? N’est-il pas normal que ceux qui refusent de tendre
la joue droite en prennent plein la gueule ?
Ainsi en arrive-t-on à évoquer, sans frémir, l’« armée du Christ », les
« légions du Christ ». On tue au nom de la compassion. On massacre au
nom de la générosité.
La législation, implacablement, se met au diapason de l’action. Un édit
de 395 impose le catholicisme comme religion unique d’État – et même
comme idéologie unique d’État. « Tous les peuples, y est-il dit
expressément, doivent se plier à la foi transmise aux Romains par
l’apôtre Pierre, c’est-à-dire reconnaître la Sainte Trinité du Père, du fils et
du Saint-Esprit. »
Auparavant – la symbolique est à peine concevable –, le supplice de la
croix avait été rétabli pour ceux qui effectuaient des sacrifices à des fins
divinatoires.
386 : autorisation de détruire des temples sur simple instruction des
évêques.
391 : interdiction d’accès aux temples, interdiction du culte
domestique. Évoquer les Pénates du foyer, invoquer les divinités
champêtres deviennent des délits. Les non-catholiques ne pourront plus
tester ni être légataires. On brûle des livres. Entrer dans un temple peut
valoir la peine de mort, donc autant détruire les temples. Pour la première
fois, une façon de penser devient officiellement criminelle. Des hommes
en noir, moines descendus du mont Liban ou venus de Haute-Égypte,
sèment l’effroi sur leur passage. Une tentative de résistance des païens
d’Alexandrie appelle une répression impitoyable. Les contestations sont
noyées dans le sang : soixante morts en répression d’une émeute
provoquée par la destruction d’une statue d’Hercule. Tuerie à Guelma.
L’évêque de Gaza s’alarme : « Si on détruit les idoles que vénère la ville,
les habitants ne paieront plus d’impôts. »

L’ÉGLISE L’EMPORTE SUR L’ÉTAT

Ambroise, l’évêque de Milan, inspire cette dynamique, souffle sur les


braises. Et peu à peu, ce qui va modifier radicalement et pour longtemps
les rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, il contraint l’État
à en rabattre face à l’autorité morale ou idéologique de l’Église.
L’empereur Théodose veut-il, pour entendre la messe, s’installer dans
le chœur de l’église de Milan qu’Ambroise le rabroue et l’en expulse.
L’empereur donne-t-il l’ordre de restaurer une synagogue que les
chrétiens ont incendiée, qu’Ambroise, viscéralement antijudaïque, tonne
contre cette magnanimité à l’égard « d’un lieu de perfidie, maison
d’impiété, réceptacle de folie que Dieu a condamné lui-même au feu ».
Et il menace l’Auguste d’excommunication.
En 390 – et cette fois l’épisode est tout à l’honneur du futur saint –, à
propos semble-t-il de l’homosexualité supposée d’un acteur, la
population de Thessalonique entre en ébullition. À l’occasion de
l’intervention de l’armée chargée de rétablir l’ordre, un général est tué
par la foule. Théodose fait alors rassembler le peuple de la ville, dit la
chronique – mais on veut croire qu’il ne s’agit que de la fraction
contestatrice du peuple –, dans le grand cirque – sept mille personnes
rapporte-t-on –, fait encercler le bâtiment et donne l’ordre à la troupe de
massacrer tout le monde.
Cette fois, Ambroise, après avoir jeté l’anathème sur ce carnage,
excommunie vraiment l’empereur. Théodose doit se soumettre et
s’humilier devant le prélat en une pénitence publique.
Cette scène, inimaginable quelques années plus tôt, qui témoigne d’un
renversement du rapport de force entre le politique et la religion, d’une
emprise de l’Église sur le pouvoir séculier, en annonce une autre. Ou,
plus exactement, en permettra d’autres : sept cents ans plus tard environ,
en 1077, l’empereur d’Allemagne Henri IV devra, tête et pieds nus,
poireauter pendant trois jours devant le château de Canossa avant que le
pape Grégoire VII daigne le recevoir et accepte de le relever de
l’excommunication.
C’est toute la période médiévale qui se profile, déjà, derrière ces
derniers soubresauts d’un Empire romain qui s’arrache à sa propre
culture et commence à s’installer dans la dénégation de sa propre
histoire. Avec laquelle renouera, en revanche, et en réaction, le
e e
XVIII siècle, le siècle des Lumières. Lorsqu’en plein XIX siècle Pie IX
anathémisera dans le Syllabus la république, la démocratie, la liberté de
la presse et le suffrage universel, il se placera dans le sillage d’Ambroise.
Pour le pire. Tandis que les évêques allemands, s’élevant contre la
campagne d’euthanasie initiée par Hitler, l’imiteront pour le meilleur…

C’est le même Théodose, implacable à l’égard de tout ce qui apparaît


idéologiquement incorrect parmi les siens, qui conclut avec les
Wisigoths, convertis à l’arianisme, l’accord qui non seulement les installe
au cœur de l’Empire, mais transforme en outre leur armée en supplétive
de l’armée impériale.
Il faut donc verser leurs soldes à ces quelque trente mille guerriers, ce
qui conduit à réduire, par mesure d’économie, la part de citoyens romains
incorporés dans les armées de l’Empire. En conséquence, cette armée
impériale devient de plus en plus barbare. Si bien que, lorsque ces
éléments allogènes, en particulier gothiques et francs, décideront de se
remettre en mouvement pour leur propre compte, il n’y aura
pratiquement plus de troupes à leur opposer.
Répétons-le : quelle autre séquence de notre histoire, du moins avant
1789, a marqué un tel tournant que ces deux décennies 380-400 ?
Théodose, le sanguinaire, le totalitaire, sera, à son corps défendant, le
liquidateur de l’Empire, de sa force militaire, de ses traditions, de sa
culture, de ses arts, de sa pensée.
Ce pourquoi il méritait, en effet, que les chrétiens le baptisassent
« Théodose le Grand ».

UNE GUERRE MONDIALE…

Et pendant ce temps, en Gaule, l’alliance qui s’est nouée entre


Arbogast, dont les dieux de référence siègent au Valhalla plutôt que dans
l’Olympe, Eugène, le prof de lettres classiques qui trouve plus de
satisfactions à la lecture d’Ovide et d’Horace qu’à celle des Évangiles, et
le Sénat romain, dont les Catons en herbe rêvent d’un retour aux grandes
heures de la République – à quoi l’identitarisme gaulois ajoute sa propre
touche –, cette convergence a priori improbable entre le dieu Thor,
Postumus, Cicéron et Virgile, ne pouvait que frémir à la découverte de ce
qui était en train d’embraser l’empire d’Orient.
Ils en avaient tous pris conscience : on n’était plus au temps de
Constantin ou de Valentinien, période bénie où la victoire des uns
n’impliquait pas l’arasement des autres ; où l’aller n’excluait pas le
retour ; où l’eau et le feu pouvaient cohabiter. On n’était encore moins au
temps de Julien, qui avait réfuté le christianisme précisément parce qu’il
ne l’éradiquait pas.
Désormais, c’était « eux ou nous », la victoire ou la disparition, la vie
ou la mort.
Constantin avait utilisé, pour vaincre, une image sainte. On n’était pas
pour autant obligé de tout lui sacrifier. Cette fois, pour la première fois
dans l’histoire, l’affrontement qui s’annonçait, anticipant sur les grands
conflits des XVIe et XXe siècles, était total. Il allait mettre aux prises deux
visions globales, deux engagements, l’un offensif et l’autre défensif,
idéologiques et culturels.
Karl Marx, s’il avait étudié cette séquence de l’histoire universelle,
aurait sans doute relativisé la prégnance infrastructurelle de la lutte des
classes dans l’exacerbation des antagonismes. À l’origine, en effet, de
l’immense choc qui s’annonce, il n’y a aucune dimension de classes. Où
sont les prolétaires ? Dans les deux camps et nulle part. Ils sont dans les
armées. Les deux armées. L’aristocratie romaine, l’authentique,
conservatrice par essence, est certes du côté d’Eugène et du paganisme ;
mais la nouvelle aristocratie orientale, habillée à la perse, qui grouille à
Constantinople et déborde jusqu’à Milan, est du côté de Théodose et du
christianisme. L’ancienne élite bureaucratique qui constituait le socle de
l’Empire et en maintient la stabilité est du côté d’Eugène ; la nouvelle
élite bureaucratique, encadrée par les évêques et les diacres, est du côté
de Théodose. La tradition est avec Eugène. La modernité, dans ce qu’elle
a de meilleur et de pire, est avec Théodose. S’ils n’avaient pas été nulle
part, les esclaves et les serfs auraient penché du côté chrétien, alors que
les masses rurales, y compris les plus exploitées, se seraient rangées du
côté de la résistance païenne. La foi, mais aussi le fanatisme sont avec
Théodose. La nostalgie, l’archaïsme, mais aussi la culture et la tolérance
sont avec Eugène. La théologie d’un côté, la philosophie de l’autre.
Quant à cet autre prolétariat, prolétariat armé en l’occurrence, que
représentent, de part et d’autre, les divers auxiliaires et supplétifs non
citoyens romains, ils se répartissent dans les deux camps.
Avec Théodose, à côté des Égyptiens, des Syriens, des
Mésopotamiens, des Palestiniens, des Arabes et autres communautés
d’Asie Mineure, se presse l’armée imposante des Wisigoths, renforcée
d’Arméniens, de petits peuples du Caucase, de tribus balkaniques et de
dissidents perses. Avec Eugène, outre massivement les Gaulois, les Ibères
et autres peuples espagnols, les communautés celto-britanniques, on
trouve, en nombre, des Francs, mais aussi des Quades, des Sarmates, des
Alains, des Gépides, des Africains, peut-être même des ralliés alamans et
des mercenaires saxons. Combien de peuples furent, directement ou
indirectement, appelés à participer à ce sanglant finale ? Qu’était une
guerre à l’intérieur de l’Empire, compte tenu de l’afflux des corps
mercenaires, sinon une guerre quasi mondiale ?
Dualisme majeur : l’unique contre la diversité, le Dieu auquel on croit
contre les dieux auxquels on n’est pas obligé de croire, mais aussi Orient
contre Occident, Europe contre Asie, romanité contre universalité. Deux
dynamiques irrésistibles divisent ce qui apparaissait alors comme le
« monde », et l’entraînent dans la tourmente.
La Gaule doit choisir son camp. Elle le choisit. Celui, pour une fois
réconcilié, de la gallo-romanité.
D’où cette question : au sein de ce qui deviendra la « fille aînée de
l’Église », comment et où la résistance chrétienne à cette mobilisation
païenne se manifeste-t-elle ? Nulle part. Les évêques font le gros dos.
Opposer l’universalisme idéologique dont l’Orient brandit l’étendard à
un nationalisme identitaire qui se jette dans l’estuaire d’un sursaut
occidental leur paraît mission impossible. Le courant est trop fort. Pour la
dernière fois, l’Église gauloise se met elle-même hors jeu.
Même Ambroise baisse le ton. Pourquoi ? Parce qu’une terrible
angoisse le saisit. Et si le camp païen, qui s’est identifié au camp
occidental, l’emportait ? Et si le paganisme bousculé, violenté, opprimé,
prenait une telle revanche que Julien, avec le recul, leur apparaîtrait
comme le « bon temps » ?
Les évêques auraient voulu éviter la confrontation, ce pile ou face. Là
encore, Karl Marx est démenti : la réaction identitaire inter-classes
l’emporte sur les réactions de classes. La contradiction principale ne
découle pas des « rapports de production », mais de la double
exaspération des aspirations nationales et des passions religieuses.
Paulin, l’évêque de Bordeaux, préfère prendre du recul en Espagne.
Martin s’est tu. Sulpice Sévère choisit la retraite. Crainte d’un retour de
bâton : déjà on réinstalle l’autel de la Victoire dans le Sénat romain ; on
rouvre les temples et on leur restitue leurs revenus ; Nicomaque, devenu
consul, célèbre avec faste la fête de la Mère des dieux. Les devins
réapparaissent.
LA LUTTE FINALE

On se prépare, de part et d’autre, à la lutte finale. Arbogast recrute


massivement chez les Germains, en particulier chez les Francs. La
jeunesse gauloise répond à l’appel. Notables et masses rurales sont au
même diapason. Même des chrétiens s’enrôlent, ici ou là, au nom de
l’unité occidentale face à l’Orient. Le gouverneur d’Afrique, lui, se
déclare neutre.
En l’an 394, les deux forces antagonistes s’ébranlent. L’armée
germano-gauloise descend en Italie, d’où Ambroise s’enfuit. Théodose
passe le Bosphore, traverse la Thrace et se dirige lui aussi vers l’Italie.
Arbogast, qui a divisé sa grande armée en deux corps, a confié le
commandement de l’un à Nicomaque, le chef du parti sénatorial païen.
C’est la première fois, depuis la fin de la République, qu’un consul
reprend la tête d’une armée. On revit presque dans l’euphorie les grandes
heures de l’ancien temps. Le vieux Sénat, qu’on avait réduit à une sous-
chambre d’enregistrement, se retrouve à nouveau au cœur de la mêlée.
Confronté à la grande crainte d’un avenir perçu comme cauchemardesque
– et qui le deviendra, en effet –, le passé rugit une dernière fois.
Nicomaque est chargé de barrer la route aux troupes de Théodose en
occupant les cols et les vallées des Alpes juliennes. On raconte qu’il
aurait fait dresser, face à l’ennemi, des représentations en or (ou dorées)
de Jupiter déchaînant la foudre, tandis que ses enseignes affichaient des
images d’Hercule.
Mais l’armée de Théodose, qui a proclamé la « guerre sainte », passe
en force. Les chrétiens se feront une joie de souligner l’inefficacité totale
de la présence du Dieu des dieux. Out Jupin ! La légende veut également
que l’or de ces statues ait été distribué aux soldats du camp chrétien pour
booster leur ardeur.
Travaillés par la propagande adverse, les contingents italiens ont-ils
perdu pied ? Toujours est-il que le barrage a craqué et que Nicomaque se
suicide. À la romaine !
Le gros des deux armées se déverse alors sur l’Italie du Nord. Le
contact s’établit, comme toujours, près d’Aquilée, dans l’espace qui
s’étend au-delà du lieu-dit la Rivière froide.
Imagine-t-on, couvrant la plaine et les quelques collines qui
l’accidentent, ces masses humaines venues de presque tout le monde
connu, les unes du fin fond des déserts d’Arabie, les autres des forêts
denses de Germanie, les unes descendant des Carpates, les autres ayant
remonté la vallée du Nil, celles-ci parties des rives de l’Euphrate et
celles-là des bords du Rhin ou du Danube : invraisemblable melting-pot
dans le bouillonnement duquel les cuirasses de bronze froissent les
tuniques en peau de bête, l’armure de fer des cavaliers wisigoths
bouscule les uniformes bariolés des supplétifs caucasiens, cimiers,
cornes, oiseaux aux ailes déployées et autres emblèmes surplombant les
casques encadrent les chevelures au vent, les ordres hurlés dans toutes les
langues entrechoquent leurs tonalités gutturales ou chantantes,
l’implacable discipline légionnaire se fraye un chemin meurtrier au
milieu des harcèlements effervescents des cavaliers auxiliaires.
Les premières charges sont ravageuses. Des cohortes entières
s’engouffrent dans la fournaise et disparaissent comme hachées par des
mâchoires de fer. On retrouvera le corps d’un roitelet caucasien, lacéré,
enfoui sous un tombereau de cadavres. L’infanterie gallo-romaine, ou
plutôt gallo-franque, soutenue de flanc par des cavaliers germains,
accompagnée d’une piétaille qui coupe les jarrets des chevaux ennemis,
taille en pièces des contingents d’auxiliaires orientaux. Le
professionnalisme, presque mécanique, des légions du Rhin permet de
briser les assauts confus de la cavalerie orientale mal coordonnée avec les
avancées et les reculs des légions de Théodose.
Le soir tombant, la bataille est presque gagnée par les troupes
d’Eugène et d’Arbogast. Les forces supplétives qui constituent, avec le
contingent balkanique, l’essentiel de l’armée de Théodose ont été
rompues et démantelées.
Plusieurs généraux conseillent à l’empereur d’Orient de décrocher
pour éviter un désastre. Certains menacent même de quitter le champ de
bataille.
LA CHUTE FINALE

C’est alors qu’Arbogast commet une erreur fatale. Convaincu que la


victoire ne peut plus lui échapper, il envoie d’importants détachements
bloquer tous les défilés par lesquels l’armée adverse pourrait faire retraite
afin de l’anéantir. Il la contraint, de la sorte, à se battre jusqu’au bout.
Surtout, il permet à Théodose de réitérer la tactique qui lui avait
permis de venir à bout de Maxime : il envoie des émissaires prendre
contact avec les officiers commandant les troupes envoyées sur ses
arrières et, les trésors de l’Orient faisant une fois de plus merveille, il les
retourne contre la promesse écrite de promotions flatteuses en cas de
victoire. Certains de ces officiers sont-ils chrétiens ? C’est possible, bien
que rien ne permette de l’affirmer.
Arbogast ignorait, évidemment, qu’une partie des contingents à
l’arrière de l’ennemi avait changé de camp et s’était transformée en
ennemie campant sur ses arrières à lui. Théodose également. Faute
d’informations sur la réussite ou pas de sa manœuvre, il était au
désespoir. Nuit terrible au cours de laquelle le champion du camp
chrétien retrouve les accents du Christ sur la croix : « Mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ce Dieu, il le prie dans une chapelle,
face contre terre, jusqu’à ce que le sommeil le saisisse. Fin de séquence.
À partir de ce moment commence l’opération miracle. N’est-ce pas un
signe divin qui avait permis à Constantin de l’emporter au pont Milvius ?
Clovis s’en souviendra ; Théodose s’en souvient : quelle autre issue ? Au
petit matin, trempé de sueur, il réunit son état-major et lui raconte son
rêve : deux cavaliers vêtus de blanc, montés sur des chevaux
nécessairement immaculés, ont surgi au grand galop. Il s’agissait, car ils
ont décliné leur identité comme tous les personnages des apparitions, de
Jean l’Évangéliste et de Philippe, que Dieu, très concerné, avait envoyés
à son secours. Ils l’ont exhorté à tenir bon, car la victoire pointe au bout
du calvaire.
Comme prévu, le prodige a l’effet d’un électrochoc. La nouvelle,
répandue parmi les troupes, fouette un moral défaillant. C’est le moment,
précisément, où l’on annonce que plusieurs capitaines du camp d’en face
ont accepté de négocier leur défection.
Lorsque la bataille reprend, un vent violent soulève un nuage de
poussière et le rabat sur les positions de l’armée d’Arbogast et d’Eugène.
Les historiens chrétiens s’en donneront alors à cœur joie : les soldats de
l’armée païenne sont aveuglés, asphyxiés, désarticulés, leurs javelots et
leurs flèches – eh oui ! – reviennent en arrière comme des boomerangs.
On rompt les rangs. Les légions de Théodose passent à l’attaque. On croit
voir les cavaliers blancs caracoler au-devant des troupes. Dieu est avec
nous ! Le miracle est flagrant. Les gros bataillons gaulois fléchissent,
reculent, puis se débandent.
La brutalité du retournement accentue le sauve-qui-peut. Eugène est
pris et amené devant l’empereur d’Orient. On le force à s’agenouiller
devant lui et à baisser la tête en signe de soumission. Puis on la lui coupe.
Arbogast a pu fuir et gagner la montagne proche. Et là, il se transperce de
deux épées.
Le paganisme n’a pas seulement perdu une bataille. Il a perdu la
guerre.
Il a cessé d’être une force idéologique ou politique. Il ne sera plus
qu’un état d’esprit. Une référence culturelle. L’Occident devra se
convertir, de gré ou de force, au monothéisme triomphant, s’aligner sur
un Orient provisoirement normalisé et nettoyé de ses déviances et de ses
dissidences.
Une nuit apparente tombe sur la Gaule insoumise, où les empereurs ne
mettront plus les pieds. Une nuit apparente, car les innombrables
soubresauts qui vont agiter, presque hystériser, cette parenthèse nocturne
pendant deux décennies annoncent les grands chambardements qui
s’apprêtent à la transformer radicalement, avant de précipiter sa
provisoire régression.
CHAPITRE 36

La tragédie de l’Occident

Jamais Napoléon ne parut aussi gigantesque que le jour où il prit


Moscou. C’était cependant le début de la fin. Jamais un empereur romain
ne parut aussi puissant que Théodose au lendemain de la bataille de la
Rivière froide, quand les deux armées rivales fusionnèrent pour se mettre
au service d’un Empire réunifié et d’un pouvoir absolutiste que nul
n’osait plus contester.
En réalité, à partir de ce moment, tout se délite.
La Gaule, un temps, parut comme assommée. Les deux échecs
successifs de Maxime et d’Eugène avaient ravagé sa jeunesse. Les élites
se dérobaient de plus en plus aux tâches municipales. La noblesse rurale
se repliait sur ses grands domaines qu’elle fortifiait jusqu’à en faire des
forteresses.
Or il ne fallut pas attendre plus de douze ans avant qu’un général du
nom de Constantin (Constantin III, puisqu’il y en avait déjà eu deux),
apparemment moins animé par l’ambition que par le sentiment d’une
urgence civique, ne débarque une fois de plus de Grande-Bretagne, ne se
fasse introniser par ses troupes empereur des Gaules, confirmer par les
fonctionnaires civils et les notables locaux, acclamer par les populations
et, installant sa capitale à Arles, ne proclame sa volonté de « libérer le
pays du poids des taxes et des redevances de toutes sortes que lui
imposait Rome ». Et l’impétrant de faire savoir que « la Gaule n’enverra
plus un homme, ne livrera plus un seul cheval ou quelque ravitaillement
que ce soit et que, désormais, les impôts collectés dans la province lui
seront exclusivement affectés ».

LES ANCÊTRES DES BONNETS ROUGES ?

Lorsque, après un quinquennat de règne, cet Auguste gallican est


assassiné, on assiste à un événement incroyable : ce sont des Francs, des
Alamans et des Burgondes qui s’allient pour proclamer, à Mayence, le
Gaulois Jovin !
Un temps, les Wisigoths se joignent à lui. Les deux armées se
rencontrent à Lyon. Mais, ce Jovin cherchant à tirer la couverture à lui, le
roi wisigoth s’entend finalement avec le préfet romain des Gaules,
assiège l’usurpateur à Valence, prend la ville, le fait prisonnier et l’envoie
tout ficelé au préfet. Et couic !
Dans la foulée, un autre général (qu’on surnommera Maxime le Tyran)
est à son tour élevé au rang d’empereur des Gaules par des officiers des
régions de l’Est. Lui, ce sont ses propres partisans qui l’élimineront
quand il se révélera sous des jours sombres.
On ajoutera, enfin, l’inconcevable. En 436, c’est un chef bagaude du
nom de Tibatto qui, annonçant la fin de l’Empire, se fera proclamer
Auguste gaulois ou, plus exactement, « empereur bagaude » à l’occasion
d’une mutinerie, puis reconnaître par les zones autonomes ou autogérées
dans lesquelles s’était à nouveau réfugiée une population fuyant
l’oppression, comme la région de Commercy.
Postérieurement, des chroniqueurs tels que Jean d’Antioche
résumeront ainsi cet énième épisode : « La Gaule ultérieure ayant suivi
Tibatto, chef de la rébellion, se sépara de la société romaine. À partir de
ce moment-là, la quasi-totalité de la population servile des Gaules
conspira avec les Bagaudes. » Évidente exagération, mais on connaît une
lettre du successeur de Théodose, qui, répondant à un appel de grands
propriétaires, exhorte les villes d’Armorique et de Bretagne
(l’Angleterre) à se défendre elles-mêmes contre les raids de dissidents.
Ce Tibatto tombera, semble-t-il, au bout d’un an sous les coups de
déserteurs qui avaient formé des « grandes compagnies » et refusaient
qu’on les enrôlât. C’est lui, Tibatto, qui incitera les Francs Saliens à
s’installer dans la région de Tournai.
Si l’on en croit Zosime, l’Armorique tout entière se serait déjà insurgée
en l’an 409 (donc sous le règne de l’usurpateur Constantin III), à
l’exemple des Britanniques : les rebelles auraient expulsé les magistrats
romains et installé leur propre gouvernement, tout en se dotant de leur
propre Constitution. Révolte sociale ? Le poète (et ex-préfet de Rome)
Rutilius Namatianus rapporte qu’un préfet du prétoire résidant à Arles
réprima un peu plus tard une insurrection armoricaine et permit ainsi
« que les habitants ne fussent plus les esclaves de leurs propres
esclaves ».
La Gaule se trouve ainsi, pendant les trois décennies qui suivent la
bataille de la Rivière froide, la mort de Théodose et son repli sur elle-
même, traversée par quatre types de décharges électriques porteuses
d’orages et qui, parfois, convergeront : pulsions nationales identitaires,
explosions sociales, tentations autonomistes régionales et assauts
extérieurs.
Toutes les composantes, en somme, de notre future épopée nationale.

LA XÉNOPHOBIE DE L’ARISTOCRATIE ROMAINE FAIT LE JEU DES BARBARES

Théodose, mort en 395, avait légué l’Occident à son fils Honorius, qui
devait avoir au moins une qualité, mais nul ne fut capable de la découvrir.
Le destin avait choisi la personne idéale pour incarner l’accélération
d’une décadence : méchant, lâche et rapace.
Outre qu’Ambroise reprit aussitôt du service dans son sillage, son papa
l’avait lui aussi flanqué d’un tuteur en la personne d’un Vandale romanisé
devenu « patrice » romain et répondant au doux nom de Stilicon. Tout un
symbole : ce Stilicon, général hors pair dont les Francs et autres
Germains constituaient l’essentiel des corps d’élite, se faisait protéger par
une garde personnelle de Huns. Ce qui était prudent compte tenu des
haines xénophobes qu’il suscitait au sein de la Cour. Une cour qui,
derrière l’empereur, avait quitté Rome et Milan pour s’installer à
Ravenne, ville entourée de marais constituant une ligne de défense
naturelle mais qui, pour cette raison, sentait le moisi.
L’Auguste Honorius avait quelques raisons de se mettre à l’abri. Toute
la barbarie du monde semblait s’être donné rendez-vous pour carillonner
aux portes de l’Empire. L’armée-peuple des Wisigoths, derrière Alaric,
reprenait la route ; des hordes d’Ostrogoths et d’Alamans commandés par
Radagaise se répandaient sur l’Italie du Nord ; des Francs, des
Burgondes, des Vandales, des Saxons franchissaient le Rhin gelé et
s’égallaient à travers la Gaule…
Stilicon parvint à les battre les uns après les autres. Mais ses succès
excitèrent des jalousies au sein de cette cour de Ravenne qui, écrasée
sous son luxe, minée par ses intrigues, amollie par son indolence, vivait
comme dans un cocon tissé d’illusions. Le héros militaire n’était que le
« Vandale ». En fonction de quoi, après l’avoir mêlé à une conspiration
bidon, Honorius et sa camarilla le firent mettre à mort ainsi que sa femme
et ses enfants. Le christianisme triomphant avait adouci les mœurs.
Stilicon éliminé, l’armée impériale découragée, plus personne n’était
en mesure d’arrêter les vagues germano-gothiques derrière lesquelles se
profilait déjà la grande marée des Huns et des tribus qu’ils avaient su
agglomérer.

Alaric, le nouveau roi des Wisigoths, un temps chef des auxiliaires


goths de Théodose, prenant conscience que l’Empire part en quenouille,
décide donc de se mettre à son compte et entraîne son peuple dans une
nouvelle chevauchée. Il ravage la Thrace et la Macédoine, inonde les
Balkans, franchit les Thermopyles, submerge la Grèce, s’empare
d’Athènes puis de Corinthe.
Dans un premier temps, il avait été repoussé par Stilicon. L’empereur
d’Orient, un autre fils de Théodose, pour l’amadouer l’avait alors nommé
gouverneur des pays danubiens. Il s’était alors retourné contre l’empire
d’Occident et avait envahi l’Italie du Nord. Mais, battu une nouvelle fois
par Stilicon, il avait accepté de rebrousser chemin contre une rançon de
quatre mille livres d’or.
Or cet avare d’Honorius avait gardé le magot pour lui à l’heure même
où il faisait trucider Stilicon. Alaric, qui l’avait mauvaise, répliqua illico.
Direction Rome, qu’il assiégea à deux reprises.

DES PEUPLES-CLASSES

La première fois il avait exigé, pour se retirer, qu’on lui livre l’or et
l’argent des trésors de la ville, et qu’on libère les esclaves germains.
Détail significatif : ce qu’on appelle communément « invasions
barbares » s’apparente, en fait, à des migrations de peuples prolétarisés à
l’intérieur de l’Empire. Aujourd’hui, il arrive que nos « banlieues
flambent », comme on dit. À l’époque, l’incendie est provoqué par des
communautés allogènes qui se déplacent en direction de la lumière. De
ce qui brille. Le supposé barbare n’est plus « en dehors » ; dès lors qu’il
est installé – qu’on l’a installé – dans la place et qu’il est assujetti (mais
sans accès à la citoyenneté) à des fonctions spécifiques, il s’identifie à
une classe sociale ou, si l’on préfère, à un peuple-classe. D’où cette
solidarité avec les esclaves issus de la même communauté. Et aussi la
tendance des catégories sociales les plus marginalisées, les plus
exploitées à se sentir plus proches de ces barbares que de l’élite romaine.
Pourquoi croit-on que les Francs Saliens de Clovis s’imposeront dans
le Nord de la France avec des forces si réduites ?
Cet état d’esprit est rapporté par un contemporain : « Mieux vaut
encore vivre sous leur domination [les Wisigoths] que subir la tyrannie
des curiales qui nous oppriment. »
Le polémiste chrétien Salvien va plus loin : « Les pauvres gens, écrit-
il, sont à ce point exploités par les grands propriétaires fonciers, pressurés
par le fisc, que les barbares font figure de libérateurs. Ils vont au-devant
d’eux. » Ou encore : « Les pauvres qui se réfugient chez les barbares
préfèrent vivre libres sous une apparence de captivité plutôt que captifs
sous une apparence de liberté. Payer des impôts est sans doute pénible,
mais ça le serait moins si tous les citoyens étaient également imposés. Or
ce sont les pauvres qui paient pour les riches. Dites-moi chez quel peuple
on voit pareil scandale : pas chez les Francs, pas chez les Huns, pas
davantage chez les Goths et les Vandales. Une seule chose m’étonne :
c’est que tous les pauvres n’aillent pas rejoindre les barbares. »
C’est à quoi s’attendra Attila, trompé en cela par un intellectuel proche
des Bagaudes, quand il entrera en Gaule. Mais, en l’occurrence, c’est le
renfort d’autres présumés barbares qui permettra de l’arrêter.
Ici Marx reprendra-t-il du poil de la bête ? Peuple prolétaire de tous les
pays, unissez-vous ?

LA PRISE DE ROME

Devant Rome la négociation est rude.


« Que laisses-tu aux Romains ? » demande-t-on à Alaric.
« La vie ! » répond-il.
Et d’ajouter à ses exigences, en riant à gorge déployée, des livraisons
de cuir, de soierie, de poivre. Il ne manque que le persil et la ciboulette.
On signe. Mais l’année suivante, coucou, revoilà Alaric. L’empereur
Honorius, replié dans sa résidence dix étoiles de Ravenne, ne bronche
pas. Cette fois, le roi wisigoth veut la Vénétie, la Dalmatie, le Norique et
le grade de maître de la milice. C’est-à-dire le pouvoir à l’intérieur de
l’Empire. Le chef wisigoth n’hésite pas à faire nommer – face à
Honorius – un empereur à sa botte, un certain Attale. Une carte
maîtresse, pense-t-il, pour faire avancer les négociations. Ça ne marche
pas ; il le dégrade devant les troupes. Ça distrait.
Les pourparlers traînent en longueur. Le 24 août 410, Alaric s’énerve
et rentre dans Rome comme dans de la margarine. Des complicités dans
la place. Des esclaves germains, sans doute, lui ont ouvert au moins une
porte qui était dégarnie.
L’obsession des barbares – ce pourquoi ils ne s’étaient pas emparés de
Rome plus tôt – était de ne pas apparaître comme des barbares. N’étaient-
ils pas d’honorables auxiliaires de l’armée romaine ? D’où ces conseils
que chaque commandant fit circuler au sein de la soldatesque gothique :
éviter les meurtres, les viols, les incendies, la violence inutile, respecter
les églises. Ce genre de consignes était tout à fait exceptionnel. Même les
Romains se livraient à des carnages quand ils s’emparaient d’une ville
romaine dissidente.

LA STAR GALLA PLACIDIA

Restait le pillage. Il y a des limites, même au fair-play ! Pendant trois


jours, on s’en donna à cœur joie. On rafla tout ce qui était raflable.
Chaque guerrier wisigoth put se servir et combler sa petite famille
installée, hors des murs, dans des chariots. Les enfants furent ravis, leur
papa avait décidé de les gâter. Les épouses se couvrirent soudain de
bijoux.
À vrai dire, on ne s’appesantit pas trop sur les œuvres d’art. Le soldat
goth moyen n’était pas particulièrement porté sur la statuaire. Mais tout
ce qui brillait avait de fortes chances de changer de propriétaire. On
s’empara des trésors qu’avaient ramenés Titus et Vespasien après la
destruction du temple de Jérusalem. Le Colisée, le théâtre de Pompée et
la Curie furent, certes, endommagés. Mais, pour l’essentiel, on respecta
les monuments. Il n’y eut pas de massacres. On tua quelques sénateurs,
mais très peu. Saint Augustin observera que cette prise de Rome par les
barbares avait, en réalité, fait beaucoup moins de dégâts que les guerres
civiles entre Romains, et Alaric moins de victimes que Scylla. Un autre
écrivain, Orose, ne craindra pas de faire l’éloge d’Alaric, dont le
comportement fut, selon lui, un modèle de chrétienté. Il avait été
l’instrument du vrai Dieu.
On se goinfra un peu, bien sûr. On ne voit pas pourquoi, après tant de
jours à crapahuter l’estomac dans les talons, on s’en serait privé. De
Rome, on n’avait jamais encore ramené autant de souvenirs. On se serait
fait photographier en masse au pied du Colisée si la chose avait été
possible. En prime, ou en gage, on embarqua la fille de l’ex-empereur
Théodose, la sœur d’Honorius. Elle s’appelait Galla Placidia, la femme
sans doute la plus extraordinaire de ce temps.
Athaulf, le successeur d’Alaric, à qui Honorius avait concédé, pour
l’éloigner de l’Italie, le Midi-Pyrénées et l’Aquitaine (ce en quoi cette
prise de Rome eut une incidence directe sur le peuplement de la Gaule),
épousa cette Galla Placidia. Fut-elle contrainte et forcée ou le statut de
reine des Wisigoths lui parut-il enviable ? Le dénommé Athaulf était
beau et intelligent. Ce qui mettait de l’huile sur les sentiments.
De toute façon, au bout d’un an, elle était veuve. Elle avait, entre-
temps, eut droit à un mariage féerique qui se déroula à Narbonne dans la
maison d’un Gallo-Romain ayant pris la tête du parti pro-wisigoth. Eh
oui, déjà ! Assistèrent à la cérémonie nuptiale, outre les chefs wisigoths,
tous les notables gaulois locaux. On n’avait pas lésiné sur l’équivalent
gothique des petits-fours. C’était Grace Kelly chez les barbares. On lui
offrit, d’ailleurs, un plateau sur lequel étaient entassées cinquante pierres
précieuses. Elles provenaient, évidemment, du sac de Rome. Athaulf
prononça un discours dans lequel il déclara qu’il avait longtemps rêvé de
rendre l’Empire romain gothique, mais qu’à la réflexion, cela lui étant
apparu impossible, il avait décidé de rendre le royaume gothique romain.
Hélas pour la romance, l’impératrice romaine et reine wisigothe n’était
pas du tout le genre du successeur d’Athaulf. Lequel la traita fort mal, le
gros jaloux, avant de la renvoyer dans ses pénates originels. Là, elle
épousa un général romain et elle s’y prit si bien qu’à la mort d’Honorius
elle le fera nommer empereur. Lui non plus ne fera pas long feu. Veuve
pour la seconde fois, elle réussira à placer sur le trône son fils et à se faire
proclamer régente. C’est ce qu’on appelle réussir sa vie. On regrette
qu’elle n’ait pas écrit ses Mémoires.
Petite précision cependant : c’est elle, Galla Placidia, qui avait
convaincu le Sénat romain de faire arrêter, puis étrangler dans son cachot
la veuve de Stilicon.
L’annonce de la prise de Rome fit l’effet d’un séisme. On n’avait
même pas imaginé que ce fût un jour possible. La cité millénaire n’avait-
elle pas l’éternité pour elle ? Chacun comprit que c’était la fin d’un
monde. Pour s’en lamenter… ou s’en réjouir.
« Une rumeur terrible nous parvient, écrit Jérôme (saint Jérôme), ma
voix s’étrangle, les sanglots étouffent mes paroles. Elle est donc prise la
ville qui a conquis l’univers. Qui aurait cru que Rome s’écroulerait au
point de devenir le tombeau des peuples dont elle était la mère. »
Ce qui se disait, sous le manteau, c’est que Rome était tombée parce
qu’elle avait abandonné ses dieux. Ceux-ci se vengeaient. La terrible
punition frappait l’infidélité envers les ancêtres. Saint Augustin, à
Carthage, entendit les réfugiés s’en faire l’écho. C’est en réponse qu’il
écrivit La Cité de Dieu. Non, il n’y avait pas lieu de se lamenter : « Le
monde est comme l’homme. Il naît, il grandit, il meurt. » « Rome qui
venait de succomber, soutint saint Augustin, était celle du paganisme. »
Et d’inciter la vieille métropole à retrouver sa jeunesse dans le Christ.
« Que périsse le monde, s’écriait-il, que rétrécisse le monde qui souffre
de l’essoufflement de la vieillesse. Que Rome ne craigne rien, sa jeunesse
se renouvellera. Comme les aigles. »
Hélas, à son tour, et pour longtemps, elle rentrera dans la nuit.
La Gaule, elle, se réveillera plus tôt.

Après la prise de l’ancienne capitale impériale par Alaric, un moine né


en Grande-Bretagne (ou en Irlande) se fixa à Rome. Il s’appelait Pélage.
Il était habité par l’amour de Dieu. Il adhérait au dogme de la Trinité,
mais il niait le péché originel. Il exaltait la puissance démiurgique de la
volonté et de la liberté humaine. Aucune prédestination, aucune
condamnation première n’empêchait que l’homme, la sublime créature,
libéré de tout (sauf, comme disait Jean-Paul Sartre, de refuser cette
liberté), puisse toujours par sa propre volonté vouloir et faire le bien.
Beaucoup de moines du Midi de la Gaule, en particulier ceux de l’abbaye
de Lérins fondée par saint Honorat, adhérèrent à ce christianisme des
Lumières. Ce mouvement de pensée commençait à ruisseler à travers les
Gaules.
Saint Augustin puis saint Jérôme firent condamner le pélagianisme
comme hérétique. Hélas !

Désormais, le monolithisme idéologique pesait sur l’ex-monde latin


comme une chape de plomb. Les monuments tombaient en ruine comme
la culture qui avait présidé à leur jaillissement. L’état des routes
témoignait du morcellement des espaces. Les villes se repliaient sur elles-
mêmes, calfeutrées derrière des remparts qui les essoraient. Éradication
de toute effervescence philosophique. Enterrement de la discipline
historique. Clôture du débat politique. Adieu Lucrèce, Marc Aurèle et
Cicéron ! La Gaule, bientôt, sera démantelée, cette première esquisse de
France défaite ; nous reviendrons, dans le prochain volume, sur cette
réinvention de la France. Le Sénat se couchera au pied de l’Ostrogoth
Théodoric ; les Huns seront arrêtés devant Orléans par des Wisigoths
maîtres de Bordeaux et de Toulouse. D’autres Germains inventeront,
autour de Lyon, de Dijon et de Genève, la Burgondie. Combien de temps
avant que l’on revive des siècles de Lumières ?
Le rideau tombe sur la tragédie de l’Occident.
Repères bibliographiques
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Aurelius Victor, Livre des Césars.
Cicéron, Discours.
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique.
Dion Cassius, Histoire romaine.
Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique.
Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine.
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Florus, Abrégé d’histoire romaine.
Herodien, Histoire romaine.
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Lactance, De la mort des persécuteurs.
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–, Autobiographie.
Lucain, Pharsale – Bellum Civile.
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Pline l’Ancien, Histoire naturelle.
Plutarque, Vies parallèles.
Polybe, Histoires.
Pomponius Mela, Géographie des pays.
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Salluste, La Conjuration de Catilina.
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