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Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de l’art – « Art et

histoire » (Daniel Payot) – octobre-novembre 2020

Envoi n° 7/10 [lundi 2 novembre 2020]

Walter Benjamin

Texte 1. « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (dernière version, 1939), in


Walter Benjamin, Œuvres, III, traductions de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre
Rusch, Gallimard, « Folio essais », 2000, Chapitre V, p. 282-285 :
1 « La réception des œuvres d’art est diversement accentuée et s’effectue notamment selon
2 deux pôles. L’un de ces accents porte sur la valeur cultuelle de l’œuvre, l’autre sur sa valeur
3 d’exposition. La production artistique commence par des images qui servent au culte. On peut
4 supposer que l’existence même de ces images a plus d’importance que le fait qu’elles sont vues.
5 L’élan que l’homme figure sur les parois d’une grotte, à l’âge de pierre, est un instrument
6 magique. Cette image est certes exposée aux regards de ses semblables, mais elle est destinée
7 avant tout aux esprits. […] la valeur cultuelle en tant que telle semble presque exiger que l’œuvre
8 d’art soit gardée au secret : certaines statues de dieux ne sont accessibles qu’au prêtre dans la
9 cella, et certaines Vierges restent couvertes presque toute l’année, certaines sculptures de
10 cathédrales gothiques sont invisibles si on les regarde du sol. À mesure que les différentes
11 pratiques artistiques s’émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les
12 exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là ; il est plus exposable par conséquent qu’une statue
13 de dieu, qui a sa place assignée à l’intérieur d’un temple. Le tableau est plus exposable que la
14 mosaïque ou la fresque qui l’ont précédé. Et s’il se peut qu’en principe une messe fût aussi
15 exposable qu’une symphonie, la symphonie cependant est apparue en un temps où l’on pouvait
16 prévoir qu’elle deviendrait plus exposable que la messe.
17 Les diverses méthodes de reproduction technique de l’œuvre d’art l’ont rendue exposable à
18 un tel point que, par un phénomène analogue à celui qui s’était produit à l’âge préhistorique, le
19 déplacement quantitatif intervenu entre les deux pôles de l’œuvre d’art s’est traduit par un
20 changement qualitatif, qui affecte sa nature même. De même, en effet, qu’à l’âge préhistorique
21 la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de
22 cette œuvre d’art, dont on n’admit que plus tard, en quelque sorte, le caractère artistique, de
23 même aujourd’hui la prépondérance absolue de sa valeur d’exposition lui assigne des fonctions
24 tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience – la
25 fonction artistique – apparaisse par la suite comme accessoire. Il est sûr que, dès à présent, la
26 photographie, puis le cinéma fournissent les éléments les plus probants à une telle analyse. ».

Texte 2. Ibid., Chapitre II, op. cit., p. 275-276 :


1 « Les conditions nouvelles dans lesquelles le produit de la reproduction technique peut être
2 placé ne remettent peut-être pas en cause l’existence même de l’œuvre d’art, elles déprécient en
3 tout cas son hic et nunc. Il en va de même sans doute pour autre chose que l’œuvre d’art, et par
4 exemple pour le paysage qui défile devant le spectateur d’un film ; mais quand il s’agit de l’objet
5 d’art, cette dépréciation le touche en son cœur, là où il est vulnérable comme aucun objet naturel :
6 dans son authenticité. Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de
7 transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique.
8 Comme cette valeur de témoignage repose sur sa durée matérielle, dans le cas de la reproduction,
9 où le premier élément – la durée matérielle – échappe aux hommes, le second – le témoignage
10 historique de la chose – se trouve également ébranlé. Rien de plus assurément, mais ce qui est
11 ainsi ébranlé, c’est l’autorité de la chose.
12 Tous ces caractères se résument dans la notion d’aura, et on pourrait dire : à l’époque de la
13 reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura. Ce processus a valeur
14 de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l’art. On pourrait dire, de façon générale,
15 que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition. En
16 multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Et en
17 permettant à la reproduction de s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise
18 l’objet reproduit. Ces deux processus aboutissent à un puissant ébranlement de la chose

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19 transmise, ébranlement de la tradition qui est la contrepartie de la crise que traverse actuellement
20 l’humanité et de son actuelle régénération. Ils sont en étroite corrélation avec les mouvements
21 de masse contemporains. Leur agent le plus puissant est le film. Même considéré sous sa forme
22 la plus positive, et précisément sous cette forme, on ne peut saisir la signification sociale du
23 cinéma si l’on néglige son aspect destructeur, son aspect cathartique : la liquidation de la valeur
24 traditionnelle de l’héritage culturel. »

Texte 3. Ibid., Chapitre III, op. cit., p. 277-279 :


1 « C’est aux objets historiques que nous appliquions plus haut cette notion d’aura, mais, pour
2 mieux l’éclairer, il faut envisager l’aura d’un objet naturel. On pourrait la définir comme l’unique
3 apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une
4 chaîne de montagnes à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme
5 qui repose, respirer l’aura de ces montagnes ou de cette branche. Cette description permet
6 d’apercevoir aisément les conditionnements sociaux auxquels est dû le déclin actuel de l’aura. Il
7 tient à deux circonstances, liées l’une et l’autre à l’importance croissante des masses dans la vie
8 actuelle. Car rendre les choses spatialement et humainement “plus proches” de soi, c’est chez les
9 masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout
10 phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction. De jour en jour le besoin
11 s’impose de façon plus impérieuse de posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image
12 ou, plutôt, dans son reflet, dans sa reproduction. Et il est incontestable que, telles que la
13 fournissent le journal illustré et les actualités filmées, la reproduction se distingue de l’image.
14 En celle-ci unicité et durée sont aussi étroitement liées que le sont en celle-là fugacité et possible
15 répétition. Sortir de son halo l’objet, détruire son aura, c’est la marque d’une perception dont le
16 “sens de l’identique dans le monde” s’est aiguisé au point que, moyennant la reproduction, elle
17 parvient à standardiser l’unique. Ainsi se manifeste, dans le domaine de l’intuition, quelque
18 chose d’analogue à ce qu’on observe dans le domaine théorique avec l’importance croissante de
19 la statistique. L’alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un
20 processus d’immense portée, tant pour la pensée que pour l’intuition. »

1) Quelle est selon vous l’idée principale du premier texte ?


2) Les textes 2 et 3 proposent plusieurs approches successives de la notion d’« aura ». Vous
semblent-elles différentes ? L’ensemble qu’elles composent vous semble-t-il cohérent ?

Commentaire indicatif.
Walter Benjamin (1892-1940) a écrit L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (ou
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, selon les traductions) à partir de 1935. Le texte
a été remanié plusieurs fois. La version d’où proviennent les extraits ci-dessus est la dernière ; elle date
de 1939. Pour un écrivain et philosophe de langue allemande, juif et animé d’idées politiques
révolutionnaires, l’époque dans laquelle s’inscrivent ces rédactions n’est pas anodine. Hitler a pris le
pouvoir en 1933, le régime qu’il met en place est ouvertement raciste, antisémite, hostile aux
démocraties et ennemi du communisme au pouvoir en URSS depuis 1917. Il faut, je crois, avoir ce
contexte en tête pour vraiment accéder aux enjeux du texte de Benjamin sur l’œuvre d’art. Car ce texte,
qui a pour thématique le rapport entre création artistique et techniques de diffusion de masse, construit
une problématique dans laquelle l’art se trouve mis en relation avec des situations politiques critiques.
Du texte 1, on peut retenir principalement trois propositions :
1) La distinction entre « valeur cultuelle » et « valeur d’exposition » (lignes 1 à 10). La « valeur
cultuelle » est définie ici comme ce qui s’inscrit dans un rituel ou dans un processus magique,
comme ce qui est « destiné avant tout aux esprits », comme ce qui est lié au secret. Ces
différentes caractéristiques s’assemblent de façon cohérente : la raison d’être de l’œuvre
(l’image, la statue), sa finalité, sa destination principale n’est pas d’être exposée aux regards,
mais de produire un effet (bénéfique ou maléfique) en établissant un lien entre les humains
vivants d’un côté, les ancêtres ou esprits ou forces invisibles de l’autre. Benjamin évoque la
préhistoire, mais bien sûr on pourrait penser ici tout aussi bien à la production des objets qui sont

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utilisés dans les rituels animistes aujourd’hui encore. On sait que les masques, par exemple, ne
sortent et ne dansent que dans certaines circonstances précises, et que parfois, le reste du temps,
ils sont cachés. On sait aussi que le sculpteur qui taille certaines statuettes sacrées doit le faire
en étant soustrait aux regards et que l’objet en question ne sera « chargé » de pouvoir qu’au terme
de rituels particuliers. Par contraste, l’expression « valeur d’exposition » désigne le fait qu’une
œuvre est créée par l’artiste pour être présentée au regard de spectateurs réels ou potentiels, pour
être vue. Cela ne lui interdit pas de posséder aussi des significations, par exemple religieuses ou
philosophiques, mais ces significations seront médiatisées par un support (objet, image) conçu
d’abord pour être donné à voir. La distinction entre les deux valeurs est une question de finalité :
pour quoi, pour qui l’œuvre est-elle réalisée ? Dans quel but ? À qui est-elle prioritairement,
voire exclusivement adressée ?
2) La deuxième remarque que nous pouvons faire en lisant le premier extrait est que pour Benjamin,
manifestement, le mouvement historique d’ensemble, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, est
celui d’un affaiblissement progressif de la « valeur cultuelle » et d’un renforcement progressif
de la « valeur d’exposition ». C’est dit explicitement, lignes 10-12, souligné par Benjamin : « À
mesure que les différentes pratiques artistiques s’émancipent du rituel, les occasions deviennent
plus nombreuses de les exposer », proposition que l’auteur accompagne de quelques exemples
censés illustrer cette évolution générale, depuis les formes les plus « cultuelles » jusqu’aux
manifestations les plus récentes, qui relèvent de l’exposition conçue comme une fin en soi.
3) Si le texte en restait là, sa contribution tiendrait dans une intuition portant sur un devenir
historique d’ensemble, une certaine idée de l’évolution de l’humanité qui progressivement la fait
passer d’une confrontation avec ce qu’elle n’est pas (les esprits, les puissances supérieures, les
forces invisibles) à une circulation immanente des valeurs, des messages, des images, à une
visibilité généralisée. Le rapport à l’altérité n’a pas cessé, mais son sens et son inscription
topologique ont changé : il était relation de l’humanité à ce qui l’excède, la dépasse, se trouve
hors d’elle ; il est maintenant relation à ce qui est présent et perceptible en elle, dans son cercle
immanent. Mais le texte n’en reste pas là. Sur le socle de ce qui vient d’apparaître, il ajoute un
troisième ordre de considérations, qui est développé dans le dernier paragraphe de l’extrait
(lignes 17 à 26). Benjamin ajoute au constat d’un « déplacement quantitatif » l’intuition d’un
« changement qualitatif ». Est quantitative la proportion plus ou moins grande de cultuel et
d’exposable : davantage de cultuel au début, davantage d’exposable ensuite, et pour chaque
époque observée plus ou moins de l’un et de l’autre. Mais est qualitatif le saut constaté entre la
« prépondérance absolue de la valeur cultuelle » dans la préhistoire et la situation nouvelle créée
par le fait qu’à cette valeur initiale se joint à un certain moment l’autre valeur, l’exposable. On
entre alors dans une composition relative, et non plus absolue : le cultuel et l’exposable sont
confrontés l’un à l’autre, ils doivent composer ensemble, malgré le fait qu’ils sont
intrinsèquement, en eux-mêmes, contradictoires. Au fond, le passage d’une suprématie absolue
de la valeur cultuelle à sa domination relative est un changement d’époque, une rupture, une
césure et non une évolution continue. Cette troisième idée ne doit surtout pas être négligée lors
de la lecture de notre extrait : elle lui donne, pourrait-on dire par hypothèse, son sens le plus
décisif. Car pour quelle raison Benjamin insiste-t-il sur cette rupture entre prédominance
qualitative (absolue) et évolution quantitative (relative) ? Pas seulement pour faire œuvre
d’historien, mais pour faire comprendre ce qui, selon lui, se joue aujourd’hui, sous ses yeux, dans
l’actualité la plus proche. Il est en train de se produire un nouveau changement qualitatif,
l’inverse du premier : il est en train de s’instaurer une « prépondérance absolue » de la valeur
d’exposition. Cette nouvelle prépondérance absolue, ajoute Benjamin, pourrait bien changer du
tout au tout ce que nous appelons « art » : la « fonction artistique » pourrait rapidement
apparaître comme « accessoire », céder la place à d’autres fonctions, être submergée par d’autres
modalités de l’exposable. La photographie et le cinéma, écrit enfin Benjamin, témoigneraient
dès à présent de cette possibilité.
Les enjeux de ce dernier paragraphe de l’extrait sont importants ; on peut les résumer en trois points :
1) Benjamin semble penser que pour que la « fonction artistique » soit reconnue, pour qu’il y
ait, à proprement parler, art, il faut que les deux valeurs, cultuelle et d’exposition, soient
présentes l’une et l’autre, dans des proportions variables, mais sans élimination de l’une par

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l’autre. Si l’on suit le fil de cette intuition, on accède à une conception de l’art qui en fait le
théâtre d’un affrontement, d’une tension, voire d’une antinomie : les deux valeurs
s’opposent, l’une tire vers le secret, l’autre vers l’exhibition, l’une évoque une altérité
lointaine, l’autre une altérité proche ; mais quand elles trouvent une forme qui présente leur
tension, plus ou moins vive, plus ou moins apaisée, alors, et alors seulement, il y a art. L’art
a vraiment commencé quand la confrontation des deux valeurs s’est instaurée ; il n’existait
pas vraiment avant cette instauration, et il cessera quand cette confrontation prendra fin.
2) L’enjeu principal de cette analyse concerne l’actualité. Pour Benjamin, il peut être formulé
ainsi : sommes-nous en train d’assister à une rupture au terme de laquelle l’art aura cessé
d’exister et aura été intégralement remplacé par des pratiques ayant pour moteur la
prédominance absolue de la valeur d’exposition ? Dans le contexte historique où cette
question est formulée, ces pratiques sont celles de la propagande politique, de l’utilisation
des images à des fins idéologiques, de l’enrégimentement de la représentation dans des
tactiques et des stratégies de domination. C’est à cela que pense Benjamin dans les années
1935-1939, avec pour arrière-fond le régime hitlérien et peut-être aussi (Benjamin regardait
cela de près) des phénomènes similaires dans le régime soviétique (la doctrine du « réalisme
socialiste », l’élimination des artistes accusés de « formalisme » parce que refusant de faire
de l’œuvre d’art le support exclusif d’une idéologie officielle). Pour nous qui aujourd’hui
lisons les mêmes lignes, le contexte est aussi celui d’une communication généralisée, de la
télévision et des autres médias, de l’Internet, des réseaux sociaux et des images qui y
circulent en temps réel, d’un consumérisme et d’une marchandisation de tout, y compris des
conditions de l’existence.
3) Ce qui est dit tout à la fin de la photographie et du cinéma doit être nuancé. Pour Benjamin,
ce sont là les modes d’expression les plus « en pointe » (il ne connaît pas encore la télévision,
ni a fortiori Internet et les réseaux sociaux). Il ne les condamne pas (il s’intéressait beaucoup,
positivement, à eux), mais il les voit comme posés en équilibre, attirés par deux forces
contraires, risquant de basculer. Pour Benjamin, ce sont, à part entière, des arts : on retrouve
en eux le conflit ou la confrontation tendue entre cultuel et exposable, intuition qu’à propos
de la photographie reprendra, bien plus tard, Roland Barthes, dans un livre intitulé La
chambre claire (Gallimard, 1980), en particulier dans des pages consacrées au portrait
photographique, dans lequel il retrouve une dimension cultuelle, magique, rituelle). La
même intuition est repérable dans les propos de Benjamin relatifs au cinéma. Mais d’un autre
côté, la photographie et le cinéma sont devenus des instruments de propagande ou de
publicité, on leur assigne de tout autres « fonctions » qu’artistique ; ils servent à la diffusion
des slogans, à l’illustration des dogmes et des mensonges d’État, à l’efficacité de la
circulation des marchandises. Quel côté finira par triompher ? Benjamin n’est pas optimiste,
et malheureusement l’histoire lui a donné raison. Mais dans ce texte, il n’exclut pas que la
fonction artistique puisse être encore revendiquée et mise en œuvre. La question qu’il adresse
à ses lecteurs des années 1930, et peut-être aux lecteurs que nous sommes nous aussi
aujourd’hui, est : comment faire en sorte que la fonction artistique ne soit pas complètement
liquidée dans un contexte totalitaire et, plus généralement, dans un contexte marchand,
consumériste, capitaliste ? Par quelles formes nouvelles d’expression (Benjamin se sentait
proche des avant-gardes littéraires et artistiques de son temps) pouvons-nous continuer à
organiser la confrontation tendue, ouverte, sans fin assignée, des deux valeurs constitutives
de l’art ?

Les extraits suivants esquissent une réponse à cette interrogation. Le concept qui l’exprime de façon
synthétique est celui d’« aura ».
Le texte 2 introduit ce concept au terme d’une succession dont tous les mots ont leur importance : le
« hic et nunc » (ligne 3), l’ici et maintenant, est la présence effective de la chose ou de l’œuvre : elle se
trouve quelque part, elle a été créée à tel moment. Cette présence effective constitue son
« authenticité » : l’œuvre est originale, unique. Cette authenticité a un contenu, que Benjamin décrit
comme sa transmissibilité, sa « valeur de témoignage » (lignes 7 et 8) : elle n’est pas repliée sur elle-
même, inactive et muette, mais au contraire elle « parle » : elle parle de son temps, des significations

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qui ont présidé à sa création, de la distance qui nous en séparent ; elle fait passer des valeurs, du sens.
Cette fonction de « passeur » lui donne une « autorité » (ligne 11), terme qu’il faut sans doute entendre
moins dans son acception politique ou sociale (mais cette acception n’est pas non plus absente) qu’au
sens d’une référence inévitable, fiable, sur laquelle on peut compter (comme quand on dit de tel ouvrage,
par exemple, qu’il « fait autorité » dans son domaine).
La notion d’« aura » vient couronner toutes ces approches successives : elle contient et ramasse ce
qu’évoquaient les termes « hic et nunc », « authenticité », « témoignage » et « autorité ». Mais au début
du deuxième paragraphe de l’extrait, Benjamin insiste surtout sur l’une de ces dimensions : ce qu’il
appelle « le domaine de la tradition » (ligne 15). Ce dernier terme est à interroger. Dans certains usages,
il nomme un état, en l’occurrence passé, une époque (révolue) dans laquelle certaines valeurs étaient
affirmées et apparaissaient comme des cadres de référence pour la pensée, pour les pratiques, pour les
modes d’existence. Si on lisait l’expression employée par Benjamin en ce sens, on insisterait sur une
tonalité nostalgique, voire passéiste : Benjamin, confronté au progrès des moyens de reproduction
technique, regretterait le temps d’avant, le temps où les œuvres étaient considérées dans leur unicité,
leur authenticité, comme des autorités. Mais le mot « tradition » a un autre sens, que par hypothèse il
faut privilégier ici : c’est un synonyme de « transmission ». Étymologiquement, c’est le même mot :
tradere, en latin, signifie donner, faire un don, abandonner à, confier à, remettre, et aussi faire passer,
transmettre. Si on la comprend ainsi, l’expression « le domaine de la tradition » utilisé par Benjamin ne
désigne pas une aire et une époque particulières, mais un ensemble d’actes consistant à faire passer, à
transmettre. L’aura d’une œuvre (ou d’une personne, ou d’une chose, Benjamin dit bien ici que la
signification du mot « dépasse le domaine de l’art », ligne 14), ce serait donc son aptitude à transmettre,
à témoigner, comme si de la présence de cette personne ou de cette chose émanaient des paroles, des
messages, des appels ou des évocations.
Ainsi compris, le concept d’« aura » reprend ce que le texte précédent indiquait quand il suggérait,
sous le nom d’art, une coexistence tendue de cultuel et d’exposable. L’aura est un mode d’exposition,
de présence, de position unique dans le temps et l’espace, une façon d’être qui en impose ; mais l’aura
est tout cela parce qu’elle est un mode de transmission, de passage, de translation ou de transition entre
époques, entre générations, entre personnes.
Dès lors, ce qui nous est dit (dans le deuxième extrait comme dans le premier) du risque que
représente le dépérissement de l’aura (comme, dans le premier, la liquidation de la « fonction
artistique ») acquiert une signification et un enjeu précis : ce qui est mis en péril, ce n’est pas telle valeur
particulière, telle doctrine, tel type de pratiques, tel mode d’existence, c’est la possibilité même de la
transmission. La question qui nous est posée est : savons-nous encore transmettre ? Savons-nous encore
témoigner (c’est-à-dire nous rapporter à ce qui a été vécu et trouver les mots qui en rendent compte, qui
rendent les faits audibles, plausibles, intelligibles pour les autres, pour ceux qui ne les ont pas vécus
eux-mêmes) ?
La question se pose, paradoxalement (pour nous, peut-être) à partir du constat des progrès
impressionnants faits par les techniques de diffusion. Ne risquent-elles pas, au nom de la communication
omniprésente et de l’échange constant de messages de toutes sortes, de mettre fin à la transmission et
au témoignage ? Pour suggérer cette hypothèse, Benjamin évoque deux phénomènes, deux
« processus » (lignes 15 à 18) : la multiplication des exemplaires (par exemple une photo diffusée dans
le monde entier sur les réseaux sociaux) fait de chacun, non pas une occurrence unique, mais un élément
dans une série, dans laquelle, quel que soit sa teneur, il risque d’être réduit à une certaine neutralité, un
certain anonymat : ce n’est pas lui qui « parle », « personnellement », il devient un numéro dans une
succession infinie ; la technique ici « actualise l’objet reproduit », elle rend actuel, présent, effectif ce
qui est au départ une reproduction, et ce faisant elle risque d’effacer la différence entre objet réel et objet
reproduit, entre original et copie, entre la chose même et le fac-similé. Par ailleurs, les techniques de
diffusion « permettent à la reproduction de s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve » : où il
se trouve lui, le récepteur, et non la chose, le phénomène ou l’événement reproduit ; comme si la finalité
unique de la diffusion était de conforter le récepteur dans la position qu’il occupe, et non de l’inciter à
sortir de lui-même, à aller au-delà de lui-même, à accueillir ce qui vient d’ailleurs et à le transmettre à
d’autres.
Tous ces phénomènes, écrit Benjamin sont « en étroite corrélation avec les mouvements de masse
contemporains » (lignes 20-21). Mais les dernières lignes de l’extrait (lignes 18 à 24) font une

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présentation ambivalente de cette corrélation. Aux termes négatifs qui la désignent (« ébranlement »,
« aspect destructeur », « liquidation ») s’ajoutent des termes qui induisent autre chose qu’une
catastrophe annoncée : « régénération », « aspect cathartique ». Comme si Benjamin voulait indiquer là,
non pas une pente inéluctable vers le pire, mais une alternative, un moment où les choses ne sont pas
encore définitivement jouées, ou elles peuvent encore basculer d’un côté ou de l’autre. Le mot « crise »
qu’il emploie est à comprendre en ce sens. Un état critique, c’est un état grave, mais qui n’est pas ultime,
pas définitif. La phase critique d’une maladie, par exemple, peut être suivie d’une aggravation ou d’une
amélioration. Benjamin voit l’humanité actuelle (dans les années 1935-1939) comme traversant une
telle crise : elle se trouve devant une relative indécision quant à son avenir. Bien sûr, un grand nombre
de facteurs indiquent le grand danger d’un effondrement de la faculté même de transmettre, de la
« valeur traditionnelle de l’héritage culturel », avec pour conséquence en particulier la liquidation de la
« fonction artistique ». Mais peut-être une « régénération » et une « catharsis » sont-elles encore
possibles, si nous parvenons à construire des formes nouvelles qui correspondent aujourd’hui, malgré
tout, aux conditions nouvelles de la transmission.

Le troisième et dernier extrait élargit la compréhension de la notion d’« aura » et précise encore les
menaces qu’il faudrait tenter d’écarter pour continuer à faire l’expérience de la transmission et du
témoignage, menaces dont il nous était dit plus haut qu’elles sont contemporaines des mouvements de
masse actuels.
L’aura y est définie comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » (lignes 2-3). Ici
l’unicité (le hic et nunc) et l’authenticité ne sont pas des manières d’être qui se suffiraient à elles-mêmes,
ce sont au contraire des manières de recueillir, d’accueillir ce qui vient d’ailleurs. Le mot « apparition »
indique bien cela : il ne faut pas ici lui donner une connotation religieuse, mais le rapprocher du
vocabulaire de la phénoménologie : apparaître, apparence, manifestation, etc. Il y a « aura » quand
quelque chose advient, survient, non pas comme un instant parmi d’autres d’une série, d’une consécution
automatique, mais chaque fois comme un événement (le mot « événement » d’ailleurs, construit sur le
verbe « venir », indique bien cela), un événement unique. Et qu’est-ce qui advient ainsi ? Un lointain.
Sa manifestation peut être « proche », nous toucher de près, intervenir dans l’immanence la plus
habituelle ; mais ce qui apparaît garde toujours une dimension d’éloignement, d’extériorité, d’altérité,
sinon il ne s’agit pas d’« aura » (mais d’une séquence ordinaire, d’une conséquence prévue, d’une
vérification de ce qui était attendu).
Or la tendance des « masses » (notion qui n’est pas seulement quantitative : il ne s’agit pas ici d’un
grand nombre de gens, mais d’une prise en compte de la pluralité des humains qui les traite comme des
numéros, des entités interchangeables, d’une manière « statistique » : voir ce terme ligne 19), c’est de
« rendre les choses spatialement et humainement “plus proches” de soi » (ligne 8), de développer « le
“sens de l’identique dans le monde” » (ligne 16) : pour s’approprier les choses, pour en faire des produits
consommables, pour « posséder l’objet d’aussi près que possible » (ligne 11), il faut tout rendre
immédiatement accessible. Et donc minimiser, reléguer ou oublier le « lointain ».
Le rejet du « lointain » détruit l’aura, fait obstacle à la transmission, supprime la « fonction
artistique » : efface les conditions de possibilité de l’expérience.
C’est pourquoi, si l’humanité actuelle veut éviter le basculement dans la catastrophe, il lui faut
réinventer le lointain. Pas forcément en reprenant les formes du passé (les conceptions religieuses ou
métaphysiques du lointain), mais plutôt en trouvant des formes nouvelles, dans lesquelles puisse encore
se faire jour l’antagonisme solidaire de l’exposable et du cultuel, du proche et du lointain, de la
continuité immanente et de son interruption.
À noter que dans cette perspective, Benjamin fait une distinction (lignes 11-12) entre « image » et
« reflet ». Il ne condamne pas l’image, loin de là : ni l’image photographique, ni l’image
cinématographique, ni l’image en général. En revanche, il se méfie des usages qui en sont faits dans des
contextes de propagande politique ou de stratégies mercantiles.

Des questions ? Des suggestions ? Merci de m’en faire part à l’adresse suivante : payot@unistra.fr

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