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Libération 23 septembre 2014

Décrochage : les étudiants donnent des recours

Christophe Rigault, 8 ans, avec son père, Christian, à Nanterre le 22 septembre. L'enfant a été suivi par
une étudiante pendant tout le CP. (Photo Jean-Michel Sicot)
reportage. A Nanterre, l’Afev, une association d’étudiants, vient en aide à une quarantaine d’élèves de
familles défavorisées afin de les impliquer dans de nouvelles activités.
Par VÉRONIQUE SOULÉ
Dans le petit salon aux murs tapissés de papier peint représentant des herbes folles, la télé trône en face
des canapés disposés en U. Le soir, Fatima aime regarder avec son fils Christophe, 8 ans, des DVD qui
les font rire - des De Funès ou les histoires de Mr Bean. Régulièrement, ils vont en emprunter à la
médiathèque de Nanterre. Depuis que Christophe est au CP et qu’il a connu Claire, l’étudiante bénévole
qui l’a suivi toute l’année, il a pris l’habitude d’aller aussi fouiller dans le coin des livres, surtout les
BD - Astérix, Lucky Luke. «J e le laisse, moi c’est les DVD, je parle trop mal français», dit sa mère,
Marocaine arrivée en France il y a dix ans.
Christophe, toujours prêt à courir et à rire, fait partie des quarante élèves de Nanterre (Hauts-de-Seine)
qui bénéficient du dispositif «Accompagnement vers la lecture» de l’Afev (Association fondation des
étudiants dans la ville). L’idée est que certains enfants issus de familles défavorisées démarrent leur
scolarité avec un handicap, linguistique et culturel. Ils ont des parents qui parlent mal le français ou qui
sont très éloignés de l’école, l’ayant peu fréquentée. Lorsqu’en plus ces familles connaissent des
problèmes - chômage, mères seules dépassées, déchirures familiales… -, les enfants risquent de perdre
pied dès les premiers apprentissages, ce qui va peser sur toute la scolarité. Pour y remédier, il faut leur
donner une attention toute particulière, susciter le goût du livre et de la lecture et les ouvrir à un monde
qui dépasse le quartier, le McDo et les jeux vidéo.
Horizons. Les enfants sont repérés par l’assistante sociale scolaire et la directrice de l’école, en grande
section de maternelle et en CP. Si les familles sont d’accord, l’enfant se voit affecter un ou une
étudiant(e) bénévole, généralement de l’université de Paris-Ouest-Nanterre toute proche (avec qui
l’Afev a signé un accord valorisant leur engagement dans leur cursus). Il ne s’agit pas de se substituer
aux enseignants. La mission des bénévoles consiste plutôt à donner confiance à l’enfant, à lui ouvrir
des horizons et à rapprocher les familles de l’école. Le suivi - deux heures par semaine - se passe
généralement à la maison. «Ça peut être de l’aide aux devoirs, explique Lea, la coordinatrice du
dispositif pour l’Afev 92, mais aussi des jeux et des sorties, et cela inclut obligatoirement des visites à
la bibliothèque.» A la fin de chaque séance, les bénévoles font un point avec le parent présent.
Claire, 23 ans, aujourd’hui en première année de master en lettres modernes à Paris-III, a accompagné
Christophe durant tout son CP. «Je me souviens d’un enfant qui parlait peu, explique-t-elle. Avec sa
mère qui n’avait pas encore pris de cours de français, ils échangeaient dans une langue que je ne
comprenais pas, de l’arabe entremêlé de mots de français. Pour parler, nous sortions, et on discutait
beaucoup, de l’école, de ses copains, des super-héros, du foot…» Les parents vivaient alors une rupture
compliquée. Et Christophe, en difficulté en classe, semblait souffrir des disputes perpétuelles.
Aujourd’hui, il habite la semaine avec sa mère qui vit du RSA et de petits boulots d’intérim de femme
de ménage. Le week-end, il va dans une cité voisine, chez son père, qui vient de prendre sa retraite
après avoir bossé trente ans à l’office HLM de Nanterre - «900 euros de retraite pour avoir commencé
à 14 ans, c’est juste», résume-t-il. Les deux parents demandent que Christophe continue le dispositif.
Le père est fier de son fils qui veut devenir pompier. Il l’a accompagné l’an dernier à des lectures de
contes organisées le samedi par l’Afev.
Claire, montée faire ses études depuis sa Bretagne natale, parle d’une année très riche pour elle aussi.
«C’est un monde que je ne connaissais pas, explique-t-elle, je vivais à la résidence universitaire et
j’aurais pu complètement passer à côté.» Lors des sorties loin du F2 de la cité, ils ont joué ensemble
dans le parc André Malraux, découvert le Festival des arts de la rue de Nanterre, et même visité la tour
Eiffel.
Les bénévoles sont ainsi des aiguillons, voire des modèles pour ces familles qui se sentent souvent
«ghettoïsées» dans leurs quartiers. Hanane, 28 ans, la mère de Youssef, 7 ans, suivi par l’Afev, regrette
de n’avoir que des voisines arabes : «Je les aime beaucoup mais on parle arabe et je voudrais
améliorer mon français…» Alors, quand Emmanuelle venait suivre Youssef l’an dernier, elle l’installait
dans le salon et restait la séance. «Emmanuelle est à la fac, je voudrais aussi que mes enfants aillent à
la fac», dit cette mère de quatre enfants qui regrette de n’avoir pu fréquenter que quatre ans l’école au
Maroc.
Conviction. Surmontant ses difficultés en français, Hanane va systématiquement à toutes les réunions à
l’école des enfants. Elle n’a pas raté non plus l’an dernier les séances de contes de l’Afev. Avec son
mari, employé dans un hôtel parisien, tous deux partagent la conviction que l’école est importante pour
leurs enfants et s’inquiètent de la mauvaise réputation du collège du quartier où devra bientôt aller
l’aînée, Dounia, 9 ans, une bonne élève. «Si on avait de l’argent, on irait dans le privé, à cause de tout
ce qu’on dit dans le quartier, que les enfants sont dérangés pour travailler», explique Hanane. En
attendant, elle a demandé à l’Afev qu’Emmanuelle revienne encore cette année. Pour Youssef et pour
toute la famille aussi.
Repères. Echec scolaire
Repères.
L’Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV) organise ce mercredi sa 7e «journée
du refus de l’échec scolaire» centrée sur la question des inégalités face à la réussite éducative et
parrainée cette année par François Taddéi, directeur du Centre de recherches interdisciplinaires.
Une enquête du cabinet Trajectoires-Reflex sera dévoilée et une quinzaine d’événements sont prévus
partout en France.
«Nous devons tout faire pour que l’école soit une chance pour tous nos enfants. Nous devons mener
une lutte acharnée contre les inégalités. Et la ministre de l’Education nationale est entièrement
mobilisée.»
Manuel Valls le 5 septembre 2014
24
milliards d’euros, c’est le coût de l’échec scolaire chaque année en France, selon l’estimation du
directeur général de la fondation Terra Nova, Thierry Pech. Cette somme équivaut à la moitié de la
charge de la dette publique.

L’échec scolaire n’attend pas le nombre des années


Analyse. Une enquête américaine démontre que les inégalités de réussite sont souvent liées au contexte
familial pauvre, dès le plus jeune âge.
Par VÉRONIQUE SOULÉ
A quatre ans, un enfant pauvre a entendu 30 millions de mots de moins qu’un enfant issu d’un milieu
favorisé. En reprenant la conclusion spectaculaire d’une étude américaine, le think tank Terra Nova a
mis un coup de projecteur sur une réalité souvent encore méconnue : les inégalités face à l’école
commencent dès tout petit. Et si on veut les atténuer, il faut s’y attaquer le plus tôt possible. En
consacrant sa Journée annuelle de lutte contre l’échec scolaire au rôle des familles, l’association Afev
vient compléter la démonstration : les inégalités de réussite s’expliquent largement par le contexte
familial, les parents les plus pauvres étant aussi souvent les moins à même d’aider leurs enfants, pour
les devoirs et plus généralement dans l’ouverture au monde.
Pratiques. L’Afev rend publique ce mercredi une enquête réalisée auprès de 633 enfants de CM1 et de
CM2 scolarisés pour certains dans des écoles ZEP, pour d’autres dans des établissements de centre-
ville. Elle compare les pratiques familiales - les activités sportives, les occupations du week-end, les
heures passées devant les écrans, la disponibilité des parents… Chaque fois, les résultats tournent à
l’avantage des familles les plus favorisées dont les enfants font du dessin, de la musique ou du théâtre
alors que les écoliers de ZEP doivent compter sur l’école pour être initiés. Les premiers partent en
balade le week-end alors que les autres vont au centre commercial, et dans les McDo.
Sur les livres et la lecture - sur laquelle l’Afev a mis en place un dispositif (lire ci-contre) -, l’écart est
particulièrement net. Quelque 88% des élèves de centre-ville répondent qu’il y a chez eux des ouvrages
pour leurs parents et 93% des livres pour enfants. Un taux qui chute respectivement à 50% et 78% pour
les élèves en ZEP. Quelque 67% des enfants de milieu plus favorisé expliquent aussi qu’on leur en offre
souvent, contre 44% parmi les autres.
L’enquête se conclut sur une note plus positive. Les enfants des quartiers affirment aimer aller à l’école
comme les autres, et ils ne se sentent pas moins bons. Interrogés sur le collège, ils se disent plutôt
confiants et la moitié se voit même figurer dans le groupe des très bons… Certains réussiront bien sûr.
Mais moins bien armés, ils seront plus nombreux que les autres à échouer. Les auteurs de l’enquête
expliquent cette naïveté par une méconnaissance du système, ces familles en étant éloignées.
Crèche. Lors du colloque organisé en septembre sur les inégalités dès la crèche, où Terra Nova a
rappelé le fossé entre enfants de 4 ans, les participants ont souligné l’importance d’agir au plus tôt,
avec des places en crèche allouées en priorité aux enfants de familles défavorisées ou le développement
de dispositifs précoces, centrés sur le langage. Une bataille qu’il faut gagner d’urgence si la France veut
un jour surmonter le problème endémique du décrochage scolaire.

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