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1re partie 

: PHILOSOPHIE ÉGOLOGIQUE ET DÉRIVE DU DÉSIR


MÉTAPHYSIQUE : MISE EN CAUSE D’UNE LONGUE TRADITION
CHAPITRE 1 : CONTOUR HISTORIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE DANS LA
PENSÉE PHILOSOPHIQUE
1.1 La métaphysique dans la philosophie antique et médiévale
1.1.1 Platon et Aristote
1.1.2 La réappropriation médiévale de la métaphysique
1.2 La métaphysique dans la philosophie moderne et contemporaine
1.2.1 Descartes et Kant
1.2.2 Husserl et Heidegger

CHAPITRE 2 : MÉTAPHYSIQUE ET DÉRIVE TOTALITAIRE


2.1 Primat de la subjectivité dans la Philosophie première
2.2 Philosophie égologique et crise de la métaphysique
2.3 Métaphysique et dérive totalitaire

2e partie : APPROCHE LÉVINASSIENNE DE LA MÉTAPHYSIQUE :


SORTIR DE L’ONTOLOGIE
CHAPITRE 3 : GENÈSE DE LA PENSÉE LÉVINASSIENNE
3.1 Lévinas et la phénoménologie
3.2 Sortir de l’ontologie
3.3 Le désir métaphysique
CHAPITRE 4 : UNE MÉTAPHYSIQUE DE L’ALTÉRITÉ
4.1 L’idée d’infini
4.2 La subjectivité comme accueil de l’altérité
4.3 L’autre de l’être ou autrement qu’être : une métaphysique radicale
3e partie : DE L’ÉTHIQUE COMME MÉTAPHYSIQUE UNE
RÉVOLUTION DE TYPE COPERNICIENNE
CHAPITRE 5 : ONTOLOGIE ET NÉGATION DE L’ALTÉRITÉ
5.1 L’ontologie dans le temporel : une philosophie de l’injustice
5.3 Une subjectivité hors du sujet
5.3
CHAPITRE 6 : L’ÊTRE POUR L’AUTRE
6.1 Le visage d’autrui une rupture radicale avec la totalité
6.2 L’hétéronomie contre l’autonomie
6.3 Une éthique qui transcende le relativisme éthico-social

CHAPITRE 7 : UN RENOUVELLEMENT DE LA MÉTAPHYSIQUE


7.1 Une mise en question du moi
7.2 La justice comme réponse à l’appel de l’Autre
7.3 Un nouvel horizon de la rationalité : de la connaissance à la reconnaissance

1
1. JUSTIFICATION DU THÈME

Dans son traité de métaphysique, Aristote examine la possibilité d’une science des
premiers principes et des premières causes. Pour lui, l'existence d'un premier principe, qui
résulte de l'impossibilité de concevoir une série de causes infinie constitue l’objet même de la
Philosophie première. Autrement dit, la philosophie première a pour but de faire connaître
non des attributs et accidents de l’être, mais l’être en lui-même. Elle est une science de l’être
en tant qu’être, une ontologie. Cette approche de la philosophie première comme
métaphysique, permet de comprendre comment l’opposition se résout en unité. En effet, du
point de vue d’Aristote l’univers est formé d’une série de termes analogues les un aux autres,
qui bien que divers et de hauteurs différentes reste intimement liée les uns aux autres par la
présence d’un seul et même principe.
Cependant, avec les progrès de la science, la métaphysique passe du statut de
philosophie première à une branche de la philosophie. Ainsi, pour Descartes, « Toute la
philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la
physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se
réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. »1 Cette
conception de la philosophie première héritée des temps modernes sera mise en mal par
l’avènement du Siècle des Lumières. En effet, l’existence d’une recherche philosophique
s’insérant dans le cadre de la métaphysique ne va plus de soi. Ainsi, pour les uns, la
métaphysique apparaît comme un projet auquel il faut renoncer, dans la mesure où elle met à
l’épreuve la raison dans son ambition d’explorer le réel dans toutes ses dimensions. Tandis
que pour les autres, il n’y a de vrai que ce qui tombe sous les sens physiques, et par là même,
la métaphysique relève de l’imagination. Autrement dit, « la métaphysique utilise des
concepts et des principes qui rendent ses prétentions absurdes. En effet, elle emprunte ses
catégories aux sciences positives. Or ces catégories n’ont qu’une validité phénoménale : elles
nous permettent d’organiser l’expérience de la nature, non de saisir l’absolu ou la totalité »2.
Le projet kantien formulé dans son ouvrage, « critique de la raison pure » avait
cherché à démontrer les limites de la métaphysique, faisant de la philosophie théorique une
analyse des facultés de connaître qui devait les convaincre d’impuissance pour dépasser
l’horizon des connaissances physiques. En effet, du point de vue de Kant la métaphysique se
définit comme une connaissance par raison pure de ce qui concerne soit l’usage spéculatif,

1
René Descartes, Lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie, Oeuvres, éd. Ch. Adam &
P. Tannery, t. IX, 2 
2
Raymond ARON, La philosophie critique de l’histoire, Paris, Vrin, 1969, p. 35.

2
soit l’usage pratique de la raison. Dans cette perspective, la métaphysique se pose
fondamentalement comme un système où les étants s’expliquent à partir de l’Être des êtres, de
sorte que toute réalité finie soit comprise en son effectivité par le penser spéculatif comme
causée par l’Être infini et éternel, mais que celui-ci réciproquement ne puisse être pensé que
comme le résultat de cette infinie production de soi-même dans son aliénation dans le fini.
Ainsi d’Aristote à Kant en passant par Descartes, la métaphysique comme philosophie
première a connu certes diverses appréciations, mais cependant, son caractère fondamental
demeure plus ou moins d’un auteur à un autre. Autrement dit, Aristote et Kant par leur
métaphysique s’attachent à découvrir les catégories de la pensée ordinaire, tandis que dans
leur métaphysique, Descartes et Leibniz, cherchent à corriger nos façons de penser. C’est dans
ce débat qu’Husserl définit la Philosophie première comme "science du commencement", qui
précéderait toutes les autres disciplines philosophiques et devrait en assumer la fondation
méthodique et théorique. Tandis qu’Heidegger l’identifie avec l’ontologie. Dans qu’est-ce
qu’une chose ?, il retrace une histoire de la philosophie première : « L’œuvre maîtresse de
Descartes porte le titre : Meditationes de Prima Philosophia(1641). Prima philosophia, c’est-
à-dire la prôtè philosophia d’Aristote, c'est la question de ce qu’est l’être de l'étant, sous la
forme de la choséité de la chose »3.
Si tant est que la fin de la métaphysique a été formulée et annoncée, force est de
reconnaître qu’avec Emmanuel Lévinas s’opère un tournant épistémologique. On assiste à un
déplacement de l’enjeu fondamental de la philosophie. Pour lui, la philosophie première n’est
plus l’ontologie mais l’éthique qui est le point de départ de toute connaissance. Sa pensée
s’oppose ainsi à celle de la tradition philosophique et notamment à sa reprise par Heidegger.
Au discours ontologique, Lévinas substitue le discours éthique, mettant en question le primat
de l’ontologie4. Dans cette optique, « L’éthique est avant l'ontologie. L’éthique est plus
ontologique que l’ontologie, plus sublime qu'elle» 5. Ainsi avec Lévinas, s’entrevoit un
nouveau regard sur la métaphysique :

L’aspiration à l’extériorité radicale, appelée pour cette raison métaphysique, le respect


de cette extériorité métaphysique, qu’il faut, avant tout, « laisser être » –constitue la vérité. Elle
anime ce travail et atteste sa fidélité à l'intellectualisme de la raison. Mais la pensée théorique,
guidée par l'idéal de l'objectivité, n'épuise pas cette aspiration. Elle reste en-deçà de ses
ambitions. Si des relations éthiques doivent mener (…) la transcendance à son terme, c'est que
l'essentiel de l'éthique est dans son intention transcendante et que toute intention transcendante
n'a pas la structure noèse-noème. L'éthique, déjà par elle-même, est une « optique ». Elle ne se
borne pas à préparer l'exercice théorique de la pensée qui monopoliserait la transcendance.
L’opposition traditionnelle entre théorie et pratique, s’effacera à partir de la transcendance
3
Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard, 1971 p.110,
4
« L'ontologie est-elle fondamentale? », Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1951, pp. 88-98.
5
Emmanuel LÉVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1982, p 143

3
métaphysique où s’établit une relation avec l’absolument autre ou la vérité et dont l’éthique est
la voie royale. Jusqu’alors le rapport entre théorie et pratique ne se concevait pas autrement que
comme une solidarité ou une hiérarchie : l’activité repose sur des connaissances qui l’éclairent ;
la connaissance demande aux actes la maîtrise de la matière, des âmes et des sociétés -une
technique, une morale, une politique- procurant la paix nécessaire à son exercice pur. Nous
allons plus loin et, au risque de paraître confondre théorie et pratique, nous traitons l'une et
l'autre comme des modes de la transcendance métaphysique6.

Lévinas ouvre, la pensée à une possibilité qui n’appartient ni à la logique, ni à l’ontologie,


mais à l’ordre éthique, auquel il assigne, dans Totalité et infini, le rôle d’une métaphysique. Plus
précisément, cette possibilité s’ouvre dans les relations de l’être et de l’éthique qui s’expriment
particulièrement dans les passages traitant de la question du meurtre. Dans ce sens, totalité et
infini, s’inscrit non seulement dans les débats qui traversent l’histoire de la pensée philosophique,
mais introduit aussi des ruptures qui vont au-delà de la philosophie. En d’autres termes, avec
Lévinas se produit une révolution de type copernicienne. Dans cette perspective, notre projet
ambition non seulement de mettre en évidence cette rupture primordiale qui consiste à donner à
l’éthique le statut de « philosophie première » et non plus comme recherche de perfection, mais
aussi ses implications sur la pensée philosophie. D’où notre thème : De la totalité à l’infini, un
renouvellement de la métaphysique chez Emmanuel Lévinas.

2. PROBLÈME ET PROBLÉMATIQUE

L’une des thèses majeures de l’œuvre de Lévinas, consiste en une remise en cause de
l’ontologie, pour penser l’autre dans son extériorité. L’importance du rapport à autrui est telle,
qu’il convient de redéfinir la rationalité. Autrement dit, la priorité de la modalité éthique dans
les analyses permet de dégager un concept de possibilité qui s’éloigne à la fois de ceux de la
métaphysique traditionnelle et de l’ontologie heideggérienne. D’où cette question
primordiale : comment de la totalité à l’infini, Lévinas révolutionne-t-il la pensée
métaphysique ?
Pour répondre à cette question, il nous faut répondre au préalable à cette question, « la
philosophie égologique »7 n’est-elle pas une dérive métaphysique?
La philosophie première comme nous l’avons souligné précédemment est définie
depuis Aristote comme la science de l’être en tant qu’être ou comme métaphysique ou encore
comme ontologie. Les différentes approches relatives à la philosophie première sont

6
Totalité et infini, Paris, Kluwer Academic, 1998, pp. 14-15.
7
E. LEVINAS, Totalité et infini, Paris, Kluwer Academic, 1998, p. 35

4
intimement liées à la préoccupation de se défaire des croyances et des préjugés qui
alourdissent l’esprit et font obstacle à la recherche de la vérité.
L’histoire de la métaphysique constitue une discussion de longue durée sur le sens des
choses. Ainsi, Platon répond à Parménide ou aux sophistes, Aristote discute avec Platon,
Plotin répond aux stoïciens, Augustin aux néoplatoniciens, Spinoza et Leibniz à Descartes,
Hegel à Kant, Heidegger à Husserl, Derrida et Gadamer à Heidegger. À chaque fois c’est une
position métaphysique qui s’oppose à une autre, mais dont elle est le plus souvent tributaire.
Dès lors, il nous faut admettre que l’ensemble de ces positions font partie de la métaphysique.
Certes, les raisons et les points de vue sur le sens des choses sont multiples en métaphysique,
mais nonobstant la diversité, force est de reconnaître que tous ces sens (la cause finale, la
cause idéelle, le premier principe) sont au service d’une seule et même quête de raison, qui
caractérise la métaphysique et qu’elle a même introduite et fondée.
Si dans la modernité récente, certaines conceptions, semble postuler pour une fin de
la métaphysique notamment, les marxistes d’une part, pour qui la métaphysique est une
conception fausse des choses en tant qu’elle considère les choses comme indépendantes les
unes des autres et comme statiques8, et d’autre part, les existentialistes dont l’être est, sans
raison, sans cause et sans nécessité, sa définition même livrant sa contingence originelle 9. Par
contre, d’autres conceptions redonnent une certaine vitalité à la philosophie première à travers
une métaphysique de la subjectivité qui a ses origines dans le cogito cartésien. Dans cette
optique, on assiste à une affirmation du sujet comme principe et comme valeur.
L’affirmation de la centralité du sujet coïncide avec l’absolutisation de la raison.
« L’ontologie comme philosophie première, est une philosophie de la puissance. Elle aboutit à
l’État et à la non-violence de la totalité, sans se prémunir contre la violence dont cette non-
violence vit et qui apparaît dans la tyrannie de l’État »10. Face à « l’égoïsme de l’ontologie »11,
quel serait alors l’enjeu d’une sortie de la loi de l’être ? La philosophie de Lévinas se
distingue de l’ensemble de sa génération par une volonté révolutionnaire de changer ce qui a
caractérisé selon lui l’histoire de la philosophie occidentale, c’est-à-dire, la volonté de «
totaliser ». Lévinas depuis l’existence et la solitude jusqu’à l’autre et l’éthique, en passant par
les problématiques majeures de son œuvre telles que l’infini et l’éros, significatifs d'une
métaphysique de l’autre nous introduit dans une nouvelle approche. Il développe, notamment
en opposition à Heidegger, une pensée critique de l’ontologie comme totalité, ou l’altérité est

8
Cf. L. M. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, A. Colin, 1980, p. 215.
9
Cf. Sartre, Être et Néant, Paris, Gallimard, 1981, p. 683).
10
E. LEVINAS, op. cit., p. 37
11
Idem

5
niée au profit d’un privilège du Même. Pour Lévinas, l’altérité devient nécessaire pour la
compréhension et l’intelligibilité de la subjectivité. En d’autres termes, la métaphysique
moderne a considérablement occulté cette pensée de l’altérité, précisément avec Heidegger et
sa philosophie de l’être au monde. Toute la pensée de Lévinas consiste à réintroduire l’altérité
ostracisée dans la philosophie. Dans cette dynamique, l’éthique en tant que philosophie
première ou métaphysique devient la voie hérétique à la barbarie.
Être responsable de l’Autre n’est pas chose facile. Cependant, dans la vie sociale,
quelle que soit la situation, le concept de responsabilité apparaît toujours. Autrement dit, « dès
lors qu’autrui me regarde, j'en suis responsable sans même avoir à prendre des responsabilités
à son égard, sa responsabilité qui va au-delà de ce que je fais »12. En ce sens, l’homme, qu’il
vive seul ou en communauté, est responsable soit de lui-même, soit des Autres. D’où le débat
philosophique qui oppose Lévinas à Heidegger. En effet, celui-ci cherche à éclaircir l’Être
voilé par la métaphysique, tandis que Lévinas produit une véritable rupture. Il veut s’évader
de l'être, sortir hors de l’ontologie qu’il considère non comme la science de l’être mais la
science du « je » et donner la priorité à l’éthique. L’ontologie selon Lévinas, de par sa nature
même porte à un oubli de l’autre. Ainsi, Heidegger voulait dénoncer l’oubli de l’être par la
philosophie moderne et la métaphysique, alors que Lévinas dénonce la philosophie moderne
(y compris la pensée d’Heidegger), comme un oubli de l’Autre dans sa transcendance.
Partant du fait que les morales traditionnelles sont devenues inopérantes 13 et
considérant que le souci majeur de la réflexion éthique actuelle est d’analyser la nouveauté
essentielle des formes d’agir, en tant que « philosophie première » 14, comment s’opère le
renversement de l’ontologie à l’éthique comme philosophie première ?
1. L’APPROCHE
L’intérêt porté à ce sujet consiste à entrevoir un nouvel usage de la métaphysique qui
restitue à l’Autre ses considérations authentiques, le situer comme supérieur, reconnaître son
altérité et son infini et finalement être son responsable. Il s’agit de rendre à l’homme sa
socialité. Autrement dit, l’homme devient asocial quand l’Autre est mort devant ses yeux et
nous pouvons dire avec Lévinas : 
la mort de l’autre homme me met en cause et en question comme si, de cette mort invisible à
l’autre qui s’y expose, je devenais, de mon indifférence, le complice ; et comme si avant ni que
de lui être voué moi-même, j’avais à répondre de cette mort de l’autre et à ne pas laisser autrui
seul à sa solitude mortelle. C’est précisément dans ce rappel de ma responsabilité par le visage

12
Emmanuel LÉVINAS, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1996, p.92.
13
Cf. Jonas HANS, Le principe responsabilité, Paris, Flammarion, 2013, p. 21.
14
Emmanuel Lévinas, op. cit., p.6.

6
qui m’assigne, qui me demande, qui me réclame, c’est dans cette mise en question qu’autrui est
prochain15.
L’homme doit faire vivre son prochain par sa manière d’être ; cela au nom d'une
humanité abstraite, commune et sociable. C’est dans la mesure où chacun se rend compte de
l’infinité de l’Autre, de la responsabilité de l’Autre, de sa vie et même de sa mort qu’on peut
arriver à fonder une société où chacun est au service de l’autre, une société juste. Dans cette
perspective, s’il est vrai que la raison par elle-même peut parvenir à la formulation de
principes moraux, elle doit cependant reconnaître de l’intérieur ses propres limites. Autrement
dit, arrêter de nier l’existence éthique de l'homme en le posant comme un être-là destiné
exclusivement au rapport avec le monde et le vidant de toute préoccupation de l’autre.
L’indifférence est le contraire du mouvement éthique du sujet chez Lévinas. Une telle pensée
est un soubassement philosophique de la guerre tel que Lévinas l’analyse dans la première
partie de Totalité et Infini. Le refus de l’Autre tel qu’il se manifeste est synonyme de violence
et « détermine toute la civilisation occidentale de propriété, d'exploitation, de tyrannie
politique et de guerre »16.
Ainsi, du point de vue sociale la raison publique est invitée à sortir de l’illusion de la
toute-puissance pour éviter que l’autonomie ne se transforme en auto servitude ou même en
autodestruction. En d’autres termes, l’analyse de l’éthique en tant que philosophie première,
invite à une purification de la raison publique qui doit ouvrir la délibération politique aux
différents niveaux de la rationalité (les sciences, les sciences humaines, la métaphysique et
même la théologie pourvu que son apport soit traduit dans les termes de la raison publique).
Le déséquilibre dans le trinôme transcendance-raison-éthique porte atteinte aux
comportements de l’homme vis-à-vis de lui-même et de son environnement.
De même que l’homme se détruit quand la raison publique nie sa dimension
transcendantale, de même la question anthropologique devient une question sociale. En
d’autres termes, dans le cadre d’un usage renouvelé de la philosophie première, l’on ne saurait
occulter les aspects contradictoires des politiques socio-économiques de nos sociétés
modernes et postmodernes. Une éthique transcendantale, nous invite à dépasser ces
contradictions pour mettre l’homme au centre de tout, non pas comme une entité isolée, mais
comme un être avec sa nature propre en interdépendance avec son environnement. Ceci est
une interpellation à sortir des pièges de certaines activités humaines (politiques, sociales,
économiques et technologiques) portées par des idéologies meurtrières pour aller vers une
civilisation de l’altérité. Une civilisation qui par delà la diversité prend conscience de l’unité
15
Emmanuel LÉVINAS, Altérité et transcendance, Paris, Fata Morgana, 1995, p. 46.
16
Idem, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1974. p.236.

7
indestructible de genre humain, qui soutient chacun dans l’engagement rude et exaltant en
faveur de la justice, du développement des peuples, avec ses succès et ses échecs, dans la
poursuite incessante d’un juste ordonnancement des réalités humaines. Une métaphysique de
l’intersubjectivité qui nous appelle à sortir de ce qui est limité et non définitif ; qui nous
donne le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du bien de tous, même s’il ne se
réalise pas immédiatement, même si ce que nous-mêmes, les autorités politiques, ainsi que les
acteurs économiques réussissons à faire est toujours inférieur à ce à quoi nous aspirons.

4. LES HYPOTHÈSES

De nombreux changements comme la globalisation, les questions environnementales,


économiques et sociales sont intervenues à l’échelle mondiale appelant à se prononcer sur la
question sociale. La mondialisation est devenue une réalité de la vie contemporaine. Elle est
porteuse de dangers et de tares, d’injustice et d’inégalité, mais aussi de nouvelles possibilités
d’entraide, d’échange et d’apprentissage à l’échelle mondiale. Dans cette optique, une
nouvelle réflexion sur les relations humaines s’impose. Le fondamentalisme religieux et la
banalisation de la violence nous invitent  à nous donner de nouvelles règles et à trouver de
nouvelles formes de compréhension de l’être, à miser sur les expériences positives et à rejeter
celles qui sont négatives. Cependant, par delà le terrorisme ambiant et les incertitudes, la crise
doit être une occasion de discernement mettant en capacité d’élaborer de nouveaux projets 17.
Dans ce sens, il nous faut revisiter la métaphysique telle que formulée par la tradition, pour
une mise en cause, permettant de découvrir un mode d’être favorisant non seulement de
nouvelles formes d’exister, mais rendant aussi qualitatif notre manière d’être au monde pour
affronter des obstacles intimement liés à nos agir.
L’enjeu de la métaphysique chez Lévinas est de sortir du sujet comme principe, pour
penser une intentionnalité qui porte non plus vers un objet, mais vers un transcendant. Cette
intentionnalité est définie comme le désir de l’Infini qui engage dans une philosophie non plus
ontologique mais éthique, en ce sens qu’elle franchit les barrières de l’être. Le sujet ne se
découvre pleinement et ne s’affirme comme personne qu’à travers une relation avec Autrui.
Relation qui est lieu de dépassement du même et occasion de transcendance, à partir de
laquelle, le désir métaphysique (désir de l’Infini) est éthique.
 Notre rapport avec lui consiste certainement à vouloir le comprendre, mais ce rapport
déborde la compréhension. Non seulement parce que la connaissance d'autrui exige, en dehors
de la curiosité, aussi de la sympathie ou de l'amour, manières d’être distinctes de la

17
Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 2009, n°23.

8
contemplation impassible. Mais, parce que dans notre rapport avec autrui, celui-ci ne nous
affecte pas à partir d’un concept. Il est étant et compte comme tel18.

Lévinas, présente l’idée de l’infini comme « l’expérience au seul sens radical de ce


terme : une relation avec l’extérieur, avec l’Autre, sans que cette extériorité puisse s’intégrer
au même. Le penseur qui a l’idée de l'infini est plus que lui-même et ce gonflement ce surplus
ne vient pas de dedans, comme dans le fameux projet des philosophes modernes, ou le sujet
se dépasse en créant »19
L’idée de l'infini n'est pas un concept. Le terme même d’infini, pour Lévinas, désigne
la « propriété de certains contenus offerts à la pensée de s’étendre au delà de toute limite », 20
et de toute limite conceptuelle. L’infini est donc le lieu même ou s’opère la rupture de la
limite. En ce sens Lévinas se demande avec légitimité comment une telle idée peut être
abordée philosophiquement. Tout d’abord il apparaît que l’infini échappe à l’expérience
entendu au sens ontologique comme saisissement de l’être. Il n’y a, si l'on peut dire de
phénoménalité de l’infini que son absence. Ainsi, lorsque Lévinas parle de Dieu qui vient à
l’idée, il s’agit bien, plutôt qu’un écrit apologétique, d’étudier comment apparaît en nous la
pensée de ce qui dépasse précisément la pensée et ne se laisse ni saisir ni absorber par elle.
L’idée d’infini est le signe d’un phénomène autre que ceux que l’intentionnalité ramène à soi,
elle est associée à la transcendance.
Le renversement métaphysique passe par une remise en cause de l’ontologie telle
qu’elle s’est développée dans la tradition philosophique. Une ontologie dont la principale
modalité éthique est la possession. Dans cette perspective, Lévinas cherche à construire une
éthique qui ne relève pas de l’opinion mais ou l’on puisse apercevoir une relation non
allergique avec l’altérité21. Ceci implique de sortir du domaine réductionnel de l'ontologie
moderne, c’est-à-dire sortir de l’être. En d’autres termes, la relation avec Autrui, commande la
compréhension de l’être.

Je ne peux m’arracher à la société avec Autrui, même quand je considère l’être de


l’étant qu’il est. La compréhension de l’être déjà se dit à l’étant qui ressurgit derrière le thème
où il s’offre. Ce « dire à Autrui » -cette relation avec Autrui comme interlocuteur, cette relation
avec un étant- précède toute ontologie. Elle est la relation ultime dans l’être 22.

18
Emmanuel LÉVINAS, Entre nous. Essais sur le penser-à-l ‘autre, Paris, Grasset, 1991, p.17.
19
Emmanuel LÉVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1974. p.239.
20
Levinas, Altérité et transcendance, Fata Morgana, 1995, p.69
21
Cf. Ibid., p.38.
22
Ibid., p.39.

9
Pour atteindre notre objectif dans ce présent travail, nous utiliserons la méthode
analytico-herméneutique qui consistera à scruter les tréfonds de la pensée lévinassienne pour
en saisir, un temps soit peu, le renouvellement métaphysique.
Ce présent travail s'articulera autour de trois parties. Dans la première partie, il sera
question de baliser notre problématique à partir de la mise en cause de la métaphysique
traditionnelle, afin de cerner d’une part le cheminement de la pensée à ce sujet, et d’autre part,
situer les impasses qui la rendent obsolètes. Dans la deuxième partie, il s’agira de montrer
comment la structure de la métaphysique lévinassienne nous sort de l’être, et enfin, dans la
troisième partie, nous examinerons la rupture, voire le renversement qui permet de passer de
l’ontologie à l’éthique comme philosophie première.

10
CHAPITRE 1 : CONTOUR HISTORIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE DANS LA
PENSÉE PHILOSOPHIQUE

Si depuis Aristote, il est admis que la métaphysique est la science de l’être en tant
qu’être, force est de reconnaître que ce concept n’a pas toujours existé, et que d’un auteur à
l’autre ou d’une époque à l’autre, il s’est appréhendé de diverses manières. En effet, le
concept de métaphysique est apparu pour la première fois, comme titre d’une œuvre
d’Aristote. Cependant, il n’en demeure pas moins vrai que la préoccupation métaphysique soit
antérieure. Il s’agissait de saisir toute la réalité dans sa diversité et son unicité, et surtout ce
qui en était la cause. C’est dans cette perspective que naquirent plusieurs doctrines
philosophiques, dont celles qui s’intéressèrent exclusivement aux causes premières ou aux
principes, appelées philosophie première chez Aristote. Ainsi, pour mieux cerner l’idée de
fond qui sous-tend ce champ philosophique, il est nécessaire d’explorer les différentes
approches qui ont jalonné la pensée philosophique. Aussi, pour atteindre cet objectif, nous
partirons des différentes périodes de l’histoire de la philosophie pour aborder des auteurs
majeurs afférents à ce domaine de la philosophie.

1.1 La métaphysique dans la philosophie antique et médiévale


1.1.1 Platon et Aristote

S’agissant de la philosophie antique nonobstant la pléiade d’auteurs qui ont jalonné


cette période, nous nous attarderons d’une manière particulière sur Platon et Aristote qui à eux
deux sont représentatifs de cette période. Dans un premier temps il s’agira d’exposer les
éléments relevant de la métaphysique de Platon et dans un second temps celle d’Aristote.
            La découverte de la réalité suprasensible, des Idées, constitue non seulement le centre
de la philosophie platonicienne mais aussi du point de vue de notre perspective, la toile de
fond de sa métaphysique. Platon révisera la philosophie de ses prédécesseurs, dans sa
tentative de faire connaître la cause du sensible. En effet, après avoir montré l’essai des
présocratiques pour résoudre cette préoccupation, il en vient à considérer que l’eau, la terre,
l’air, le feu, comme causes ne constituent pas une réponse satisfaisante. Ainsi, à partir de
certains de ses dialogues, nous montrerons comment, Platon dans ses dialogues, présente sa
propre solution, partant de la réalité suprasensible comme cause du sensible.
            Dans le Phédon (2008, 96a-100c), Platon considère qu’il y a deux plans différents de
la réalité : un plan sensible, matériel, et un autre immatériel et invisible, qui ne peut être saisi
11
que par l’intelligence. Le plan suprasensible de la réalité est composé pour Platon des Idées.
Cependant, lorsque Platon parle des Idées, il ne pense pas au concept, à l’universel, auquel il
serait en train d’accorder de la subsistance. L’Idée n’est pas de la pensée, du concept, mais de
l’être, ce qui est vraiment réel, ce qui occupe l’intelligence lorsqu’elle pense, et ce sans quoi il
n’y aurait pas de pensée. L’Idée signifie pour Platon l’essence, la cause, le principe de toutes
les choses ; une essence qui est intelligible et en tant que telle peut être saisie par
l’intelligence, mais pas produite par celle-ci. Les Idées sont en plus de cela immuables,
identiques à elles-mêmes. Les choses sensibles changent mais l’Idée qui est leur cause, non.
Dans le Cratyle, Platon montre que les Idées ont de la réalité par elles-mêmes et en elles-
mêmes, à l’opposé du relativisme de Protagoras, qui faisait dépendre le réel du sujet, et à
l’opposé aussi d’Héraclite, qui concevait la nature des choses comme quelque chose
d’instable et donc d’inintelligible.
Par conséquent, s’il n’est pas vrai que tout soit similaire pour tout le monde en même temps et
toujours, s’il n’est pas vrai non plus que chacun des êtres existe d’une façon particulière pour
chacun, il est évident que les choses ont-elles-mêmes une certaine réalité stable qui leur
appartient et qui n'est pas relative à nous, qu’elles ne sont pas dépendantes de nous, entraînées
ça et là par notre imagination : elles ont par elles-mêmes un rapport à leur propre réalité
conformément à leur nature (2008, 386e).
            Dans la République, un ordre hiérarchique entre les Idées est signalé. Au sommet il
situe l’Idée du Bien, principe inconditionné de tout, source de la vérité et de l’être des autres
Idées.
Eh bien, ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à celui qui connaît le
pouvoir de connaître, tu peux déclarer que c’est la forme du bien. Comme elle est la cause de
la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance, et si tu
reconnais à l’une et à l’autre – la connaissance et la vérité – une certaine beauté, tu porteras un
jugement correct si tu estime qu’il existe encore quelque chose de plus beau <qu’elles>. (2008,
508e-509a)
Cependant, dans la deuxième partie du Parménide, Platon s’oppose de façon directe à
l’Un éléatique. Si l’on veut sauver la multiplicité du sensible et par conséquent celle des Idées
qui en sont la cause, l’être de Parménide devenu maintenant le Un ne peut exister de façon
absolue, il faut briser une telle unité. Pour y parvenir Platon utilise une argumentation
logique : le Un ne peut pas demeurer isolé du multiple, car de la même façon que le multiple
ne peut pas être sans le Un, le Un ne peut pas être sans le multiple. Il est impossible de
concevoir la pluralité sans l'unité (2008, 166 a-b). Une fois brisée l’unicité de l’être
« parménidéen », Platon affirme la multiplicité des Idées. Il lui reste pourtant un problème à
résoudre, celui du mouvement. En effet, même en étant multiples, les Idées jouissent d’une
stabilité, d’une immutabilité tout aussi rigide que celles de l’être parménidéen. Comment alors
expliquer le mouvement ?

12
            Dans le Sophiste, l’examen de la doctrine platonicienne et des problèmes qu’elle
suscite surgit le besoin d’admettre les genres les plus importants des Idées : « l’être lui-même,
le repos et le mouvement » (2008, 254d). L’être, pour être ce qu’il est de même que le repos
et le mouvement doit être identique à lui-même et différent des autres genres. Pour qu’il en
soit ainsi, Platon introduit deux nouvelles idées : « même » et « autre ». Chacune de ces Idées
est différente des autres parce qu’elle participe de « l’autre » (divers) et identique à elle-
même parce qu’elle participe du « même ». Le Mouvement est parce qu’il participe de l’Être
mais en même temps il se distingue de l’Être tout comme des autres Idées parce qu’il
participe de l’autre ; par conséquent, d’une certaine manière, le Mouvement est non-être.

Il est donc nécessaire qu’il y ait du non-être en ce qui concerne non seulement le mouvement
mais aussi tous les autres genres. Car la nature de l’autre, en rendant chaque genre autre que
l’être, en fait un non-être, et, selon le même principe, nous dirons avec justesse qu’ils sont tous
des non-êtres, et, inversement, qu’ils existent et sont des êtres, parce qu’ils participent de
l’être. (2008, 256 e).
En ce qui concerne Aristote, il se démarque de Platon qui attribue de la substance aux
Idées, alors qu’elles n’en ont pas. Il est évident qu’il n’y a pas d’Idées des objets sensibles, au
sens où l’entendent certains philosophes (2008, Z, 1039b, 15). Contrairement à Platon dont la
métaphysique se conçoit à partir de sa théorie des Idées, pour Aristote c’est dans un ouvrage
composé de plusieurs traités que se dévoile sa conception de la métaphysique. Dans ce texte,
on trouve des passages où Aristote lui-même s’est efforcé de dire en quoi consiste la nature de
la métaphysique (philosophie première23). Autrement dit, pour comprendre la métaphysique
chez Aristote, il faut analyser cet ensemble de traités, essentiellement, les livres Alpha,
Gamma, et Epsilon. Un examen de ces trois textes, notamment les trois premiers chapitres de
ces livres mentionnés, nous permettra d’appréhender la métaphysique chez Aristote.
Dans le premier chapitre du livre Alpha, Aristote (2008, 981b 25) affirme que : « ce
qu’on appelle sagesse, traite des causes premières et des premiers principes». Il insiste ainsi,
sur deux traits fondamentaux qui caractérisent la philosophie première en particulier et le
savoir théorique en général : la connaissance des causes, et le savoir désintéressé. C’est dans
cette perspective que la science théorique est jugée supérieure à la science pratique, et ce du
fait que, la connaissance supérieure est une connaissance toujours plus profonde des causes.
Autrement dit, alors que la finalité des sciences productrices est en quelque sorte de « savoir
23
Le titre de Métaphysique n'est pas d’Aristote lui-même, mais qu’il vient des éditeurs de ses œuvres
ésotériques, lesquels ont rassemblé sous cette appellation un ensemble de quatorze petits traités ou de cours dont
les thèmes étaient plus ou moins apparentés. Pour désigner cet ensemble, Aristote, semble-t-il, employait lui-
même l'expression ta (biblia) péri tes prôtês philosophias, qui signifie littéralement «les livres traitant de
philosophie première». Ainsi, ce que nous appelons «métaphysique», notre philosophe l'appelait «philosophie
première». Cf. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, Paris, 1962.

13
pour produire », la finalité des sciences théoriques est plutôt de «savoir pour savoir». Aussi,
ne sauraient-elles s'arrêter dans leur recherche des causes avant d'avoir saisi la cause première
à laquelle sont suspendues toutes les autres causes.
Dans le second chapitre du livre Alpha, Aristote définit la sagesse comme
connaissance des causes, comme la science des causes premières, des premiers principes.
Cependant, considérant la théorie des quatre causes qu’il développe, Aristote est confronté à
une difficulté : « l'étude des causes appartient-elle à une seule science ou à plusieurs?» (2008,
995b 4-6). En d’autres termes, la question se pose de savoir si, du fait qu'il y ait quatre causes
distinctes, doit-il y avoir de même, en lien avec les causes premières, quatre sciences
également distinctes. Cette préoccupation trouve des éléments de réponse dans les trois
premiers chapitres du livre Gamma. En effet, voici comment Aristote définit cette science en
question dans le chapitre un dudit livre.
II y a une science qui étudie l’être en tant qu’être, et les attributs qui lui appartiennent de par
lui-même. Elle ne se confond avec aucune des sciences dites particulières, car aucune de ces
autres sciences ne considère en général l'être en tant qu’être, mais découpant une certaine
partie de l'être, c'est seulement de cette partie qu'elles étudient l’attribut: tel est le cas des
sciences mathématiques (2008, 1003a 20-25).
Dans ce passage, Aristote affirme donc l'existence d'une science qui étudie l’être ou les
êtres, non pas en tant qu’ils sont tels ou tels êtres, mais bien en tant qu'ils sont tout
simplement des êtres, c’est-à-dire en tant qu’ils existent. Pour tout dire, cette science étudie
les êtres du point de vue de leur existence, et non du point de vue de leur essence ou quiddité.
Comme telle, elle considère donc l’être avant toute spécification, c’est-à-dire dans toute sa
généralité, et elle porte sur la totalité des êtres, ne se confondant avec aucune des sciences
particulières, précisément parce que celles-ci portent au contraire sur de l’être déjà déterminé,
spécifié, ou, comme le diront les phénoménologues, sur une «région» de l’être : telles sont,
par exemple, les mathématiques, qui étudient l’être déjà déterminé comme grandeurs ou
quantités, c’est-à-dire l’être en tant que nombres ou en tant que lignes (2008, 1004b, 5). Mais
comment Aristote parvient-il à identifier la science de l’être en tant qu’être avec celle des
causes premières? Pour le savoir, il nous faut examiner minutieusement la deuxième partie de
Gamma 1 :
Puisque nous recherchons les principes et les causes les plus élevées, il est évident qu’il existe
nécessairement quelque réalité à laquelle ces principes et ces causes appartiennent en vertu de
sa nature propre. Si ceux qui cherchaient les éléments des êtres cherchaient, en fait, les
principes absolument premiers, ces éléments qu’ils cherchaient étaient nécessairement aussi les
éléments de l’être en tant qu’être, et non de l’être par accident. C’est pourquoi nous devons,
nous aussi, appréhender les causes premières de l’être en tant qu’être (2008,1003a 25-30).

14
Ainsi, dans la seconde partie de Gamma 1, Aristote affirme que la science de l'être en
tant qu’être se confond avec la science des principes et des causes premières, ou, pour
employer une expression moderne, que l'ontologie s’identifie avec l’étiologie suprême. La
raison de cette identification se trouve dans le principe suivant (Colle, 1931, p. 43.) :
c'est que les causes propres d'une essence, qui sont les causes de celle-ci en tant qu'elle est ce
qu'elle est, sont toujours antérieures à ses causes par accident, lesquelles sont les causes de
cette même essence en tant qu'elle est autre chose, de plus spécifique. [… ] Dans ce sens, les
causes de l’être en tant qu’être sont bien les causes absolument premières, et la science des
causes de l’être en tant qu’être se confond nécessairement avec la science des causes
premières.
Dans la perspective aristotélicienne, Il y a deux sciences des substances. La
philosophie première qui a pour objets les substances immobiles, et la philosophie seconde,
les substances mobiles (2008, 1026a 15-20). Cependant, il convient de souligner que pour
Aristote, c’est celle des substances immobiles qui mérite le plus le titre de philosophie, aussi
bien au sens de science de l'être en tant qu’être (ontologie) qu’au sens de science des causes
premières (étiologie suprême) ou de science de Dieu (théologie), car, les substances
immobiles représentent l'être par excellence, de même qu'elles sont les causes premières de
toutes choses et qu'elles sont divines. Et si la physique mérite le nom de philosophie, alors
même qu'elle n'envisage pas l'être en tant qu'être et n'étudie donc pas les causes premières,
c'est dans la mesure où elle traite tout de même de substances, alors que les autres sciences ne
traitent que d’êtres non substantiels ou accidentels, comme par exemple les mathématiques,
qui s’occupent des quantités. La physique n’est pas la philosophie par excellence qu’est la
philosophie première, mais elle est quand même de la philosophie en un sens second ou
dérivé.
Epsilon 1, est le troisième texte où Aristote traite explicitement de la nature de la
métaphysique :
Les principes et les causes des êtres sont l’objet de notre investigation, mais il s’agit
évidemment des êtres en tant qu’êtres. Il y a, en effet, une cause de la santé et du bien-être ; les
objets des mathématiques ont aussi des principes, des éléments et des causes ; et, d’une
manière générale, toute science discursive, ou participante du raisonnement en quelque point,
traite de causes et de principes plus ou moins rigoureux. […] Pareillement, ces sciences ne
disent rien non plus de l’existence ou de la non-existence du genre dont elles traitent, parce que
c’est à la même opération de l’esprit qu’il appartient de faire voir clairement, à la fois l'essence
et l’existence de la chose (2008, 1025b 5-20).

Aristote oppose la science «universelle», qui est celle des êtres en tant qu’êtres, aux
sciences «régionales», qui portent sur telle ou telle sorte d'êtres. Ainsi, l’idée de cause
première est associée à celle d’être en tant qu’être, avec pour conséquence que les causes

15
premières sont nécessairement celles des êtres en tant qu’êtres, et non en tant que telles ou
telle choses déterminées.
Ainsi, de Platon à Aristote, même si l’acception de la métaphysique semble divergente,
force est de constater que la trame de fond demeure identique. En effet, si d’une part, pour
Platon la réalité est identifiée à l’Idée dans sa philosophie, il n’en demeure pas moins que sa
préoccupation métaphysique est de découvrir la nature (réalité) profonde de chaque chose, et
d’autre part, même si Aristote se démarque de la philosophie platonicienne, il n’en est pas de
même pour sa préoccupation métaphysique qui vise à élucider la problématique des causes
premières et des principes premiers. Aussi, est-il que par delà les divergences d’approche dans
la philosophique antique, les préoccupations métaphysiques conservent une certaine
similitude. D’où cette préoccupation de savoir qu’en est-il de la métaphysique dans la
philosophe médiévale.

1.1.2 La réappropriation médiévale de la métaphysique

La pensée médiévale caractérisée par l’influence de la foi chrétienne, a rendu la


philosophie tributaire de l’idée judéo-chrétienne d’un Dieu unique et créateur de toute la
réalité. Dans ce contexte, l’on assiste à un rapprochement de la métaphysique et de la
théologie comme science. Ainsi, l’élaboration de la théologie comme science en Occident
latin, coïncide avec le retour24 d’Aristote, et la métaphysique en particulier. Aussi, à cette
période, ce qui suscite l’intérêt de la pensée vis-à-vis de la métaphysique est la question de
savoir si la métaphysique ou philosophie première est une science universelle de l’étant ou
une science du suprême étant, c’est-à-dire une théologie. Autrement dit, la réflexion
métaphysique se pose en termes de rapport entre métaphysique et théologie. S’il est vrai que
cette réflexion se cristallise dans les positions d’Avicenne et d’Averroès, il faut reconnaître
qu’elle trouve son dénouement dans les apports de Thomas d’Aquin et de Duns Scot.
En effet, selon Avicenne la métaphysique s’occupe du mode d’existence de toutes les
choses.
La considération de la substance en tant qu’être, ou bien en tant que substance, et de la mesure
et du nombre en tant qu’ils ont l’être, et de quelle façon ils ont l’être, et des formes qui sont
dans la matière, ou bien, si elles sont dans la matière sans être corporelles, et de quelle façon
elles sont, et quel genre d’existence leur est propre, voilà ce à quoi il faut consacrer une étude
séparée. Or il n’existe qu’un seul sujet qui leur soit commun, dont ils seraient les dispositions
et les accidents : c’est l’être. Certains d’entre eux sont des substances, d’autres des quantités,

24
Il faut souligner que les œuvres d’Aristote sont réintroduites en occident latin par des commentateurs arabes
comme Avicenne et Averroès. Elles ont été longtemps ignorées jusqu’à leur existence par les philosophes.

16
d’autres des catégories. Elles ne peuvent être considérées de façon commune que sous une
seule signification, la signification de l’essence.  (1985, p. 10-13).
Ainsi, la métaphysique apparaît comme science universelle de l’étant. Elle a pour sujet
l’être en tant que tel, selon toutes les modalités et les propriétés d’essence et d’existence qui
peuvent lui advenir. Cette science universelle à pour tâche de produire les sujets des sciences
particulières, et de démontrer leur existence. Elle lui revient aussi, de démontrer l’existence de
Dieu, l’étant suprême. Or du point de vue d’Avicenne, aucune science ne peut démontrer son
propre sujet, dès lors qu’elle doit nécessairement le présupposer, c’est-à-dire à la fois
présupposer qu’il existe et ce qu’il est, pour pouvoir l’étudier. Une science qui chercherait à
démontrer son propre sujet, se trouverait dans une impasse. Ainsi, si la métaphysique
démontre l’existence de Dieu, Dieu ne peut pas être le sujet de la métaphysique. Le sujet de la
métaphysique est l’être, qui est l’objet le plus général de notre pensée, et qui par conséquent
n’admet pas de principes supérieurs : il n’y a pas de principe de l’être, car tout principe est un
certain être, et se retrouve ainsi lui aussi soumis à la loi de l’être en général. L’être n’a pas de
principes, il n’a que des propriétés et des conséquences. La science de l’être en tant qu’être,
qui étudie ces propriétés, n’est donc soumise à aucun principe supérieur, et est ainsi
philosophie première.
Pour Averroès par contre, ce sont les êtres séparés de la matière, Dieu et les
Intelligences, qui sont l’objet de la métaphysique. Car l’existence de Dieu, contrairement à ce
que soutient Avicenne, n’est pas établie par la métaphysique. Aussi, si Avicenne est fondé à
dire qu’une science ne peut pas démontrer son propre sujet, cela ne s’applique pas à la
métaphysique, puisque son sujet (Dieu) est démontré par une autre science (la physique).
Examiner le principe formel <de toutes choses, savoir> s’il est un ou multiple, et quelle est sa
substance, voilà qui est propre à la philosophie première. En effet, comme il a été dit dans cette
science, certaines formes sont dans la matière, d’autres ne sont pas dans la matière, par
conséquent l’étude des formes revient à deux sciences, à savoir l’une, <science> naturelle,
considère les formes matérielles, l’autre, les formes simples abstraites de la matière, et cette
science est celle qui considère l’être absolument. Il faut savoir cependant, que ce genre des
êtres dont l’existence est séparée de la matière, n’est établie que dans la science naturelle, et
que celui qui affirme que la philosophie première s’emploie à établir l’existence des étants
séparés, se trompe : ces étants, en effet, sont les sujets de la philosophie première, et il est
affirmé dans les Seconds analytiques qu’aucune science ne peut établir l’existence de son
propre sujet, mais qu’elle en accepte l’existence même, ou bien parce que ce sujet est
manifeste en lui-même, ou bien parce qu’il est démontré dans une autre science. (2003, 2, p.
171)

De ce qui précède, on peut déduire qu’avec Averroès la physique s’occupe des êtres
qui dépendent de la matière à la fois pour leur existence et dans leur essence ; la
mathématique s’occupe des êtres qui dépendent de la matière dans leur existence, mais non
dans leur essence, et qui peuvent donc être étudiés abstractivement de la matière ; la

17
théologie, ou philosophie première, s’occupe des êtres qui ne dépendent de la matière ni dans
leur existence, ni dans leur essence : ce sont Dieu et les Intelligences Séparées.
En ce qui concerne Thomas d’Aquin, l’Être, certes, n’a pas l’unité d’un genre, mais il
a cependant une unité d’analogie,  qui suffit à faire de la métaphysique une véritable science
de l’être en tant qu’être. De même, cette science culmine en une théologie, puisque
l’accomplissement parfait de notre connaissance, qui est la contemplation intellectuelle, est en
même temps la connaissance du divin. Ainsi, la métaphysique est à la fois science de l’être en
tant qu’être et du divin. En d’autres termes, il définit l’objet de la métaphysique par le
rapprochement de la métaphysique et de la connaissance du divin. Du point de vue de
Thomas d’Aquin (2012, p.74), la métaphysique, la philosophie première et la théologie sont
les trois noms d’une même discipline.
On l’appelle en effet science divine ou théologie en tant qu’elle traite des substances,
métaphysique en tant qu’elle considère l’être et les principes qui en procède. On rencontre, en
effet, ces entités transphysiques dans la voie de la résolution étant donné que ce qu’il y a de
plus général vient après ce qui l’est moins. On l’appelle cependant philosophie première, en
tant qu’elle considère les premières causes des choses.
Dans la perspective thomiste, il n’y a pas à distinguer entre l’être en général et Dieu,
en tant que cause universelle et première de l’être, même si l’objet spécifique de la
métaphysique est l’être en général. Pour lui, le seul savoir qui ait Dieu directement pour sujet
est la théologie révélée. Ainsi, il y a une séparation entre la théologie proprement dite et la
théologie métaphysique des philosophes.
Enfin, s’agissant de Duns Scot, la métaphysique est science universelle de l’étant, qui a
pour sujet l’être en tant qu’être et ses propriétés. Cette science, pour lui, est clairement
séparée de la théologie. Certes, Dieu est également considéré en métaphysique, mais, il n’y
est considéré que sous la raison d’étant, en tant que « premier étant ». Pour pouvoir soutenir
cette position d’une science universelle de l’étant, il était nécessaire de trancher sur le
problème en métaphysique de l’unité réelle de son sujet, de l’unité du concept d’étant.
Comment donner à la métaphysique un statut de science rigoureuse, c’est-à-dire une science
qui repose strictement sur l’univocité de sa procédure démonstrative, si son sujet est entaché
d’équivocité ? Il est donc nécessaire d’affirmer l’univocité du concept d’étant, pour assurer
l’unité de la métaphysique comme science. D’où la position de Duns Scot : « Je dis <qu’en
affirmant l’univocité de l’étant> je ne détruis pas la philosophie, mais ceux qui posent le
contraire détruisent la philosophie. »  (Duns Scot, 1970, p. 265). Cette nouvelle perspective
de la métaphysique se caractérise d’une part, par le caractère universel de la métaphysique de

18
l’étant univoque, qui lui donne un statut de science transcendantale 25. D’autre part, puisque
Dieu n’est considéré en métaphysique que sous la raison d’étant, il devient en métaphysique
un étant parmi d’autres, même si c’est de façon éminente. Ainsi, l’étude métaphysique de
Dieu, devient une partie de la métaphysique.
Les positions fondamentales prises par Duns Scot, sur cette question amorcent une
rupture entre théologie et métaphysique, alors qu’elles avaient jusqu’ici été indissociables.

1.2 La métaphysique dans la philosophie moderne et contemporaine

1.2.1 Descartes et Kant

Si la période qui précède est largement sous l’influence du travail d’interprétation de


la métaphysique d’Aristote, force est de constater que la période moderne se caractérise par
une indépendance de plus en plus grande par rapport aux traditions aristotéliciennes. « Cette
autonomie progressive a rendu possible la redéfinition des objets de la métaphysique, ainsi
que de nouvelles représentations de sa structure » (J. Montenot, 1997, p. 119). Dans cette
optique, Descartes et plus tard Kant ont été des acteurs majeurs dans le tournant de la
métaphysique moderne.
En effet, s’agissant de Descartes, nous pouvons dire qu’il fut, celui-là qui donna le
coup de grâce à la métaphysique des Anciens, et introduisit un style nouveau de
métaphysique, visant à donner à la science moderne naissante un fondement. Cette orientation
nouvelle consacre le déclin de l’ontologie (M. Alquié, 1956, p.151) et fait basculer le centre
de gravité de la philosophie en y introduisant le primat de la « subjectivité » (Heidegger,
1962, p. 79-85). Si l’on se place ainsi dans les perspectives d’une histoire de la métaphysique,
il est nécessaire de reconnaître l’influence novatrice de Descartes, tout en précisant cependant
qu’il ne fut en fait, comme l’affirme Paul Decoster (1934, p. 13) qu’un « métaphysicien
malgré lui ». Il apparaît d’abord comme « le législateur de la physique nouvelle, attentif à la
fonder en raison, philosophant à cette fin » (M. Gueroult, 1953, 2, p.104). Aussi, est-on porté
à affirmer qu’il a promu la métaphysique à de nouvelles destinées sous l’égide de la
subjectivité. Les inflexions que Descartes apporte au concept de la métaphysique, prennent
leur mesure dans les méditations métaphysiques dont le titre en latin est : Meditationes de
prima philosophia. Et si le titre latin de l’œuvre ne nomme la métaphysique, c’est comme le
dit Alquié (1973, 2, p.277-280), « il n’y traite pas seulement de Dieu et de l’âme, mais en
25
La première définition connue de la métaphysique comme science transcendantale est donnée par Duns Scot
dans son prologue aux Questions sur la métaphysique.

19
général de toutes les premières choses qu’on peut connaître en philosophant par ordre ». La
problématique de l’ordre, exigence cartésienne d’une connaissance certaine et indubitable, est
importante dans la détermination des objets de la philosophie première. C’est dans cette
perspective de l’ordre de la connaissance et en tant qu’ils sont les premières certitudes
accessibles et les premiers principes dont toute connaissance certaine procède nécessairement,
que le moi pensant et Dieu sont les objets privilégiés de la métaphysique. Dans ce sens, la
métaphysique est perçue comme une discipline fondatrice des autres sciences. À ce propos
Descartes (1973, 3, p. 779.) affirme : « toute la philosophie est comme un arbre, dont les
racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont
toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la
mécanique et la morale ».
À la suite d’une longue tradition qui remonte aux Grecs et dont saint Thomas avait
réalisé un génial approfondissement, une métaphysique solide et vigoureusement articulée
organisait toutes ses perspectives en fonction de l’être, tandis qu’avec Descartes, il y a un rejet
d’une métaphysique traditionnelle, et promotion d’une autre métaphysique, celle que les
siècles postérieurs devaient développer, où le problème de l’un et du multiple se situerait, non
plus au niveau de l’être, mais à celui de l’esprit. Descartes hérite donc d’une « philosophie
première coupée de sa racine existentielle et sans autorité pour régir une science de l’existant.
Or il s’agit précisément pour lui, créateur d’une physique nouvelle, d’établir celle-ci sur des
bases assurées. Ne les trouvant plus dans une tradition qui a exclu de la métaphysique l’acte
d’exister, et qu’il estime dès lors sans intérêt, il se voit donc obligé de créer une méthode
métaphysique nouvelle, permettant un contact vivant avec l’existence, mais sans référence
avec la tradition thomiste de « l’esse » puisque cette dernière ne lui est pas parvenue dans
l’enseignement qu'il avait reçu.
C’est alors que, par le doute méthodique et tout ce qu’il implique, Descartes est
conduit à dégager, dans sa pureté et son irréductible évidence, « le cogito ». Non seulement le
cogito, mais encore l’existence du moi pensant qui lui est liée; trouvant ainsi le fondement
existentiel nouveau à une métaphysique, de ce fait, elle aussi, existentielle, et, partant, capable
de fonder la science physique à la construction de laquelle Descartes s’était consacré.
Du point de vue d’une histoire de la métaphysique au sens strict, la conséquence la
plus importante apparaît dès lors être la suivante : Descartes oriente la métaphysique dans des
voies nouvelles où elle devait s'épanouir jusqu'à la période contemporaine. Si bien qu'il ouvre
une ère de systématisations très diverses mais dont les différences n'empêchent aucunement
qu’elles aient toutes en commun leur relation directe avec la subjectivité. C’est dire que le

20
règne des ontologies centrées sur l’être était bel et bien terminé. En revanche commençait
celui des métaphysiques dont le centre de gravité devenait désormais le Je, le Moi, la Pensée,
le Sujet, qu'on le dise ou non « transcendantal ». La métaphysique se conçoit désormais en
rapport avec le sujet pensant : elle devient explication des principes de la connaissance.
Cependant, si Descartes est à l'origine d'une impulsion nouvelle en métaphysique, en y
introduisant la subjectivité comme fondement et comme centre obligé de référence, il n'a pas
lui-même construit et développé une métaphysique réflexive de type kantien.
En effet, Kant entreprend une critique de la métaphysique dogmatique et une
refondation, de la métaphysique envisagée du point de vue de l’intérêt pratique. La question
critique est résumée par Kant au paragraphe 5 des Prolégomènes à toute métaphysique future
qui pourra se présenter comme science : comment la mathématique pure, la science pure de la
nature, la métaphysique en général, la métaphysique comme science sont-elles possibles ? Il
s’agit de remonter du fait de l’existence de ces savoirs à la question de leur possibilité et donc
de tenter un passage à la question de droit, l’empirisme n’en restant qu’à la question de fait.
Du point de vue de Kant, la métaphysique est de manière générale la question d’un passage du
sensible au suprasensible, comme science rationnelle par concepts purs « a priori ». Pour
déterminer comment cette science se situe dans la structure d’ensemble de la philosophie
critique, il faut examiner d’abord la division de la philosophie de la raison pure en
propédeutique critique, qui examine le pouvoir de la raison par rapport à toute connaissance
pure « a priori » et en métaphysique, comme système de la raison pure. La métaphysique elle-
même est divisée en métaphysique de la nature (usage spéculatif) et métaphysique des mœurs
(usage pratique), comme définition d’un côté des principes purs de la connaissance théorique
des choses et de l’autre comme détermination pure du faire et du ne pas faire. La
métaphysique comporte une philosophie transcendantale et une physiologie de la raison pure.
La première concerne le rapport aux objets en général dans l’entendement et la raison, sans
objets donnés et pour l’objet donné : une physiologie rationnelle, une cosmologie rationnelle
et une théologie rationnelle (E. Kant, 2006, p. 214).
Dans le corpus kantien, le concept de métaphysique acquiert une série de
d’identification dont nous pouvons retenir quelques unes. D’une manière générale la
métaphysique se définit comme science rationnelle par concepts a priori. Cela suppose la
distinction transcendantale du sensible et de l’intelligible. Le sensible n’étant pas de
l’intelligible confus. Autrement dit, la différence est de nature et non de degré : il y a une
distinction du sensible. Le suprasensible n’offre aucun sol pour la connaissance théorique.
Toute tentative d’extension est ici vouée à l’échec. Une critique est nécessaire touchant le

21
pouvoir de la raison d’étendre a priori la connaissance humaine en général (comme
détermination critique des limites de ce pouvoir). Le champ du suprasensible contient les
questions de la totalité de la nature, de la liberté, de l’immortalité et de Dieu. La fin ultime de
la métaphysique est bien de tenter ce passage du conditionné à l’inconditionné. Mais il n’est
pas de connaissance théorique, dogmatique, du suprasensible possible. Le seul passage
légitime est pratique.
Kant propose toute une géographie critique, dans une véritable cartographie. Il y a
bien dans son œuvre une topique critique distinguant les différents lieux transcendantaux
correspondant aux différentes facultés. La métaphysique comme telle pose le problème d’une
désorientation de la pensée, d’une mauvaise boussole, voire de son absence (1985, p.123). Il y
a champ si les concepts sont rapportés à des objets sans savoir si la connaissance en est
possible. Le terrain est la partie du champ où la connaissance est possible. Le domaine, la
partie du terrain où les concepts sont légiférants. De sorte qu’il y a deux domaines, ceux de la
nature et de la liberté. La métaphysique est un discours qui porte sur un champ, une
dialectique rationnelle du champ, par opposition à une analytique conceptuelle du domaine et
à une esthétique du terrain intuitif. La philosophie critique tente de montrer comment un
terrain intuitif peut devenir un domaine théorique ou pratique et comment la raison peut
s’égarer dans un champ suprasensible. La philosophie est bien une pratique d’orientation.
Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, et en dernier ressort dans la vie, serait, pour Kant, la
grande question philosophique.
Le discours métaphysique suppose toute une violence latente, violence qui est faite
d’abord au temps. Il s’agit d’abord du temps de la connaissance, dans l’appréhension du
divers dans son parcours (intérêt de l’extension) et du temps de sa compréhension (intérêt de
l’unité). Il y a une sorte de « télescopage » métaphysique des deux, le nécessairement
successif devenant simultané. La subreption est bien un oubli de la médiation temporelle, du
travail des facultés nécessairement impliqué dans la connaissance humaine dans sa finitude.
Comme le souligne l’opuscule sur La fin de toutes choses, « l’acte de penser comporte un
moment de réflexion, qui ne peut qu’avoir lieu dans le temps » (1985, p. 319). Ce qui apparaît
ici, c’est un véritable a priori temporel. Il y a toute une contradiction d’un dernier instant du
temps sensible comme commencement du temps intelligible. Car la dernière pensée appartient
bien au temps.
La métaphysique enveloppe un penchant à la querelle, à la ratiocination, aussi le
philosophe critique doit défendre ses positions stratégiques, utiliser des armes de guerre, ainsi
contre le scepticisme. La philosophie reste un état continuellement armé. Cependant, aux

22
hautes tours babéliennes de la métaphysique spéculative dogmatique, Kant oppose une place,
celle de la fertilité de l’expérience. Le transcendantal est non ce qui dépasse l’expérience mais
ce qui la rend possible (a priori).

1.2.2 Husserl et Heidegger

Le XXe siècle est marqué par une lutte antimétaphysique, caractérisé par l’avènement
de la phénoménologie. À ce sujet Husserl (2001, p. 24) disait :
La nostalgie d’une philosophie vivante a conduit de nos jours à bien des connaissances. Nous
demandons : la seule renaissance vraiment féconde ne consisterait-elle pas à ressusciter les
Méditations cartésiennes, non certes pour les adopter de toutes pièces, mais pour dévoiler la
signification profonde d’un retour radical à l’ego cogito pur, et faire vivre ensuite les valeurs
éternelles qui en jaillissent ? C’est du moins le chemin qui a conduit à la phénoménologie
transcendantale.
Cependant, cette phénoménologie au départ, qui s’est voulue purement et simplement
positiviste s’est parfois révélée l’ultime recours de cette même métaphysique qu’elle avait
dénoncée. Dire le donné, rien que le donné, mais tout le donné, refuser les constructions qui
débordent l’expérience mais aussi celles qui l’amoindrissent et la mutilent, telle serait la
forme de « dépassement de la métaphysique » proposée par la phénoménologie. Autrement
dit, en partant des Méditations cartésiennes, Husserl, a développé une forme d’inversion de la
métaphysique, au sens d’une déconstruction des transcendances spéculatives et conceptuelles,
reconduites à la seule immanence du sensible. Il s’agit à l’instar de Descartes de se laisser
guider dans ses « méditations par l’idée d’une science authentique, possédant des fondements
absolument certains, par l’idée de science universelle » (2001, p.25). Ainsi, ce qu’elle partage
au fond avec l’empirisme classique, tout en proposant une forme plus élaborée de pensée
l’expérience, est aussi bien ce qui la réinscrit, dans la métaphysique.
La phénoménologie a conduit - ce qui revient au même - à essayer de construire, en
puisant directement aux sources de l’intuition concrète, des sciences aprioriques (la grammaire
pure, la logique pure, le droit pur, la science eidétique du monde intuitivement appréhendé,
etc.), et une ontologie générale du monde objectif qui les embrasse toutes. (E. Husserl, 2001, p.
221-222)
Cependant, le concept de métaphysique n’est plus le même. Dans cette perspective, la
métaphysique est la figure de ce qui se définit comme savoir et purement comme savoir tout
d’abord, puis comme savoir reconduit à une base de certitude qui, en l’occurrence, est celle du
sensible. Ainsi, à partir de sa méthode d’intuition pure et eidétique, la phénoménologie a
conduit à des essais d’une ontologie nouvelle (E. Husserl, 2001, p. 221). L’on assiste dans ce
sens à la déconstruction d’une certaine figure de la métaphysique, comme transcendance en
un sens ontologique, dépassement du sensible ou du phénoménal. Pourtant, ce retour au
23
sensible ou à la phénoménalité n’accomplit rien d’autre que la métaphysique comme
recherche de la certitude et de la présence, obtenue dans l’auto-donnée, en renversement
même du platonisme, qui en est la figure inversée.
En un sens, cet ancrage métaphysique de la phénoménologie elle-même, comme
discours du phénomène, c’est-à-dire discours qui prétend en absolutiser le champ et en faire
un principe intégral de vérité, sans limite, est confirmé par l’emploi que Husserl (2001, p.
223) fait lui-même du terme « métaphysique », en un sens positif, et tout à fait assumé comme
tel. Il y a une composante antimétaphysique dans la phénoménologie au sens du refus des
théories préconstituées et des « excès spéculatifs » (E. Husserl, 2001, p. 224) qui nous
écartent, ou sont supposées nous écarter, des phénomènes. Mais ce sens post-positiviste de la
critique de la métaphysique n’exclut nullement l’objectif d’une métaphysique, qui est
présentée par Husserl lui-même comme l’accomplissement, de la recherche
phénoménologique. Au bout de la collecte et de l’examen de la donnée, reste la question de
son fait, au sens de sa facticité, et là s’ouvre une interrogation qui serait proprement celle
d’une métaphysique phénoménologique.
C’est dans cette perspective phénoménologique radicale que se situe la pensée
Heideggérienne. Cependant, son approche diffère de son prédécesseur. En effet, le corpus
Heideggérien vis-à-vis de la métaphysique s’appréhende de manière évolutive, que nous
envisageons en deux phases.
Dans la première phase de sa réflexion, il promeut la pensée métaphysique en se
donnant pour but de réactualiser la question fondamentale de la philosophie première, celle de
l’être, sans pour autant s’approprier le concept de métaphysique. À travers son œuvre majeure
Sein und zeit publiée en 1927, dès les premières lignes de l’introduction, Heidegger (1977, p.
1) affirmait : « la question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli ». Pour vaincre cet
oubli, cela passe par une remise en cause de la métaphysique. Autrement dit, l’on assiste à une
déconstruction de la tradition métaphysique, même s’il s’agissait dans Être et temps de
reconquérir le thème central de la métaphysique, celui de l’être. En effet, s’il est vrai que
Heidegger fait mention dès les premières lignes d’une réaffirmation 26 de la
métaphysique (1977, p.1), force est de constater qu’il conserve une certaine distance par
rapport à cette nouvelle perspective, dont il reproche son manque de radicalité. En effet, il
voit une certaine ambiguïté chez ses contemporains qui prétendent s’adonner à la
26
Contrairement à la période qui suivi Kant, le terme de métaphysique connaît un certain engouement à l’époque
de Heidegger, eu égard des publications comme celle de Nicolai Hartmann, Les principes d’une métaphysique
de la connaissance, publiée en 1921, traduit en français (deux volumes) en 1945-1946 ; de Georg Simmel, Une
vision du monde. Quatre chapitres métaphysiques, publiée en 1918 ; de Max Wundt, Kant métaphysicien,
publiée en 1924 et bien d’autres.

24
métaphysique, tout en oubliant la question du sens de l’être. En d’autres termes, si Heidegger
préfère le terme d’ontologie à métaphysique dans Être et temps, il s’agit pour lui d’entamer sa
recherche à partir d’un point de départ radical, notamment en posant d’une manière
renouvelée « la question du sens de l’être » (1977, p.1). Cependant, il convient de souligner
que pour lui, l’ontologie ne s’identifie pas simplement à la métaphysique. À ce propos, il
disait : « Nous réservons le titre ontologie pour l’interrogation théorique explicite touchant le
sens de l’étant (1977, p. 12).
Selon Heidegger, l’ontologie à pour objet de recherche les concepts fondamentaux qui
déterminent au préalable les différents domaines propres aux sciences ontiques et de dégager
le mode d’être relatif à l’étant qu’elles étudient. Dans cette perspective, Heidegger assigne à
l’ontologie un double rôle. D’une part, les recherches de l’ontologie sont en rapport avec
l’être de l’étant, c’est-à-dire le sens de l’étant qui serait l’être (signifie son mode d’être), objet
de l’ontologie, et d’autre part, la mission première de toute ontologie est d’élucider le sens de
l’être, en tant que condition de possibilité de l’ontologie elle-même. Aussi, ce que Heidegger
appelle par la suite ontologie fondamentale, renvoie à l’analytique existentiale du Dasein
humain, comme compréhension pré-ontologique de l’être et qui à pour finalité de rendre
possible « l’amorce d’une problématique ontologique suffisamment fondée » (1977, p. 13-
14), ouvrant ainsi une voie pour l’élucidation du sens de l’être. Ainsi, de l’ontologie du
Dasein, pour la première fois dans l’histoire de la pensée, le rapport entre l’être et le temps est
pensé pour lui-même et à partir de son sol d’origine.
Ce renouvellement de la question du sens de l’être proposé par Heidegger sous-entend
une « destruction menée avec le fil conducteur de la question de l’être, du dépôt transmis par
l’ontologie antique, ramenée aux expériences originelles où furent conquises les premières et
désormais prédominantes déterminations de l’être » (1977, p. 22). Cette destruction qui invite
à un retour aux sources, ne fait pas mention de métaphysique mais plutôt d’une « attestation
(Nachweis) de l’origine des concepts ontologiques fondamentaux » (1977, p. 22). Aussi,
quand bien même la question de l’être a connu du discrédit depuis Kant, il n’en demeure pas
moins que pour Heidegger, elle reste nécessairement prioritaire, tant du point de vue des
savoirs que du point de vue des réalités humaines.

Dans toute connaissance, dans tout énoncé, dans tout comportement par rapport à l’étant, dans
tout comportement par rapport à soi-même, il est fait usage de l’ « être » et l’expression est
alors « sans plus » compréhensif […]. Que toujours déjà nous vivons dans une compréhension
de l’être et qu’en même temps le sens de l’être soit enveloppé dans l’obscurité, voilà qui
prouve la nécessité fondamentale de répéter la question du sens de l’ « être ». (1977, p. 2)

25
Dans cette optique, tout rapport aux choses qui sont, qu’il soit cognitif ou pratique,
présuppose une compréhension de l’être (1977, p. 151).
Dans la seconde phase de sa réflexion, Heidegger ouvre le débat en se positionnant
dans la problématique même de la métaphysique. Au cours de cette période, l’on peut
constater une certaine ambivalence chez Heidegger par rapport à la métaphysique. D’un côté,
il semble préoccuper par la recherche de l’essence de la métaphysique, et de l’autre, il
envisage un dépassement de la métaphysique à travers une déconstruction de celle-ci. Ainsi,
dans Kant et le problème de la métaphysique publié en 1929 qui s’inscrit dans le
prolongement d’Être et temps, il s’efforce de montrer à travers une interprétation de la
Critique de la raison pure, que l’ouverture du « Dasein » à sa propre finitude est
simultanément porteuse des conditions de possibilité a priori de la connaissance humaine, en
tant qu’elle est originellement une connaissance ontologique.
L’examen suivant se donne pour tâche d’interpréter la Critique de la raison pure de Kant
comme une fondation de la métaphysique et de nous mettre sous les yeux le problème de la
métaphysique comme étant celui d’une ontologie fondamentale. Ontologie fondamentale
signifie cette analytique ontologique de l’être humain fini, qui doit préparer le fondement
d’une métaphysique qui appartient à la nature de l’homme. L’ontologie fondamentale est la
métaphysique de l’existence (Dasein) humaine nécessairement requise pour rendre la
métaphysique possible. (1953, p. 13)
Heidegger essaie d’établir, en effet, que la transcendance du Dasein n’est pas
seulement ouverture à l’abîme ou au néant sur le fond duquel se déploie sa propre existence
factice, mais qu’elle rend possible « simultanément » le déploiement d’un « horizon » de
dévoilement originel de l’étant dans son ensemble et comme tel. La « transcendance »
constitutive de l’ipséité temporale du Dasein est donc en même temps projection d’un horizon
transcendantal rendant possible la manifestation originelle de l’étant. Cela signifie que le
Dasein n’est pas seulement un être de projet qui est livré à « son propre être jeté » au beau
milieu de l’étant, mais qu’il appartient simultanément à sa finitude de lui délivrer
originellement à l’encontre « l’étant en entier comme tel », et comme cet ensemble englobant
au beau milieu duquel il est toujours déjà jeté. Avoir entrevu ce deuxième aspect de la finitude
qui est rigoureusement complémentaire du premier, est, pour Heidegger, le sens véritable de
la Critique de la raison pure comprise jusqu’à ce qui est demeuré impensé en elle. Il faudra
donc comprendre l’a priori kantien comme condition de possibilité du « dévoilement » (1953,
p. 21) de l’étant déjà là comme tel en son altérité propre, et non pas comme condition de
possibilité de l’existence même de l’étant c’est-à-dire des objets eux-mêmes. Il apparaîtra
alors que le concept de finitude tel qu’il est exhibé dans Être et temps doit être complété par le
concept kantien de finitude compris maintenant comme « assignation à une pré-donation de

26
l’étant » (F. Dastur, 1994, p. 84). L’intérêt de la Critique de la raison pure de Kant, aux yeux
de Heidegger, est donc d’avoir exhibé la finitude humaine sous l’angle de la connaissance et
comme étant fondamentalement porteuse d’un mode spécifique de connaissance. Et, nous le
verrons, cette connaissance intrinsèquement finie, constitue l’essence « originelle » du
connaître humain comme connaissance ontologique. Ainsi d’une part, l’ontologie
fondamentale qui, dans Être et temps, avait pour but d’ouvrir la voie à une interprétation du
sens de l’être, doit ici préparer le fondement d'une métaphysique qui appartient à la nature de
l'homme, et d’autre part, elle constitue elle-même une pré-métaphysique, une métaphysique
de l’homme destinée à rendre la métaphysique possible. Autrement dit, comment la
métaphysique est-elle possible ? La réponse à cette question dépend de l’élucidation du sens
de l’être. Dans cette perspective Heidegger, définit la métaphysique comme «  la
connaissance principielle (grundsàtzliche) de l’étant comme tel et dans son ensemble » (1953,
p. 18). Ainsi comprise, la métaphysique est identifiée à l’ontologie traditionnelle, dans la
mesure où celle-là dit ce que l’étant est en tant qu’étant. Cela sera clairement exprimée dans la
préface à Qu’est-ce que la métaphysique27 ? (1965, p. 19).
Avec cette conférence, nous entrons dans la seconde phase de sa pensée. Heidegger
pose à nouveau la question de l’essence de la métaphysique. Le « non-étant » est posé en tant
que fondement de toute négation, qui se dévoile comme le « rien » dans l’angoisse de
l’existence et découvre du même coup l’étant en tant que tel : « qu’il est étant et non rien »
(1965, p. 34). Ainsi, « L’absolument autre de tout étant est le non-étant » (1965, p. 45). De ce
fait, l’étant et le néant vont de pair dialectiquement, et cela, « parce que l’être même dans son
essence est fini et ne se révèle que dans la transcendance du Dasein retenu au-delà dans le
néant » (1965, p. 40). Cet « être-par-delà l’étant » qui rend possible l’ouverture à l’étant
comme tel, constitutive de l’existence humaine, Heidegger l’appelle la « transcendance ».
Cette transcendance est la métaphysique même, d’où son propos : « Ce passage par-delà
l’étant, qui s’accomplit dans l’être du Dasein, c’est la métaphysique même » (1965, p. 41).
Dans sa Contribution à la question de l’être, Heidegger (1955) montre que le « passage »,
appelé maintenant « transgression », s'opère concrètement à l'intérieur d'une certaine
représentation qui provient elle-même de l’étant et rebondit sur lui, sans préjudice, de la pure
transcendance du rapport à l'être qui rend possible toute métaphysique :
Partout la transgression qui revient sur l’étant est le transcendant absolument, l’être de l’étant.
La transgression est la métaphysique même, ce nom ne visant pas ici une discipline de la
philosophie, mais cela qu’ « il y a » cette transgression [...]. Que et comment « il y a » l’être de
l’étant, c’est la métaphysique au sens désigné. (1967, p. 241)

27
Conférence donnée…

27
De ce qui précède, il n’y a d’être que dans et par la transgression constitutive du
Dasein comprenant l’être par-delà la connaissance immédiate de l’étant. C'est ce passage au-
delà, cette transgression, qui produit l’étrangeté de l’étant d’où apparaît tout pourquoi et
engendre la préoccupation exprimée dans la question métaphysique par excellence : «
Pourquoi y a-t-il absolument de l’étant, et non pas plutôt rien? » (1965, p. 42), qui conduit à
cette assertion dans Qu'est-ce que la métaphysique ? : « L'homme seul parmi tous les étants
éprouve, appelé par la voix de l’être, la merveille des merveilles : Que l’étant est » (1965, p.
46-47).
Dans cette phase qui marque un tournant dans sa pensée, Heidegger reproche à la
métaphysique traditionnelle d’avoir posé d’une certaine manière, ses bases sur cette  merveille
(que l’étant est), sans jamais la thématiser pour elle-même, c’est-à-dire d’avoir succombé
depuis l’origine à l’emprise de l’étant, conduisant ainsi à oublier la question de l'être.
En effet, si dans Qu'est-ce que la métaphysique, la métaphysique était la transcendance
vers l’être, dans Introduction à la métaphysique28 par contre, elle se caractérise par l’absence
de cette transcendance. Heidegger (1967, p. 29), estime que « le questionner philosophique
sur l’étant comme tel est μετά τά φυσιχά ; il questionne au-delà de l’étant, il est
métaphysique », de sorte que « la question métaphysique fondamentale » est « Pourquoi donc
y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » (1967, p. 30). De ce fait, il y a un glissement de la
question de l’être vers la question de l’étant, en tant que question métaphysique sur l’étant, ce
qui d’ailleurs éloigne thématiquement de l’être et conduit à l’oubli de celui-ci.
Le parcours du corpus heideggérien nous permet de saisir que sa pensée se meut dans
une double perspective en ce qui concerne la métaphysique. D’une part, la dimension
fondamentale de la transcendance vers l’être qui distingue l’existant humain en tant que tel
dont Heidegger considère comme la métaphysique même, initiée dans le Kantbuch par une
métaphysique de la finitude ; d’autre part, le rapport à l’étant où évolue l’ontologie
traditionnelle, exprimée par une métaphysique du néant dans Was ist Metaphysik ? En
d’autres termes, en se constituant comme métaphysique par son emprise incessante sur l’être,
la métaphysique accomplit historiquement sa propre fin en succombant depuis l’origine à la
domination inconditionnée de l’étant, comme réel et comme objet, et n’est rien d’autre que
cette longue agonie qui accompagne l’oubli de l’être. Elle s’actualise comme événement
historique de l’appropriation de l’être sous règne de l’étant. Dans ce sens, l’on peut mieux
apprécier les propos d’Heidegger (1958, p. 80) dans Essais et conférence : « la
« métaphysique » est déjà pensée ici comme dispensation (Geschick) de la vérité de l’étant,
28
Titre d’un cours prononcé au semestre d’été 1935 à l’université de Fribourg-en-Brisgau.

28
c’est-à-dire de l’étantité (Seiendheit) entendue comme ce qui, n’en est pas moins par
excellence une appropriation (Ereignung), à savoir celle de l’oubli de l’être ». Cependant, la «
chute de la vérité de l’étant » va à son tour consacrer inéluctablement l’achèvement de la
métaphysique : « La chute s'accomplit avant tout avec l'effondrement du monde marqué par la
métaphysique et avec la dévastation de la terre qui provient de la métaphysique » (Heidegger,
1941, p. 64).
Ce parcours historique, nous permet de saisir que la métaphysique comme philosophie
première, a connu des fortunes diverses d’une époque à une autre. Cependant, elle continue
sans cesse de se déployer sous diverses formes et appellations. L’une des idées directrices de
la métaphysique est que notre raison (sauf erreur elle seule) a accès à cet élément de l’eidos
ou de la beauté. Cette intelligence qui pénètre plus profondément l’ordre et le sens des choses
distingue notre raison, notre noûs ou notre intellectus. Que découvre, que voit ou « perçoit »
ce noûs  ? La réponse de toute la métaphysique est limpide : il entrevoit et pressent le noûs et
l’intelligence des choses elles-mêmes. Toute métaphysique est l’effort de notre raison de
comprendre et de communiquer cette expérience du sens des choses. En découvrant ce sens et
cette raison du monde, notre raison nous donne par le fait même des raisons de vivre. La
métaphysique est ainsi le bien le plus précieux de l’histoire de l’humanité et mérite autre
chose que le mépris des philosophes.

CHAPITRE 2 : MÉTAPHYSIQUE ET DÉRIVE TOTALITAIRE

Pendant longtemps, le lien entre la philosophie et la métaphysique fut indissociable.


Autrement dit, l’on ne pouvait concevoir de philosophie sans métaphysique. Dans cette
perspective, la métaphysique est considérée comme le fondement même de la philosophie.

29
C’est ainsi que l’on peut saisir la définition aristotélicienne de la métaphysique comme
philosophie première. Aussi, si tant est que la philosophie première comme métaphysique ou
ontologie a suscité de l’intérêt ou du rejet à travers l’histoire de la pensée philosophique, force
est de reconnaître que cela s’explique non seulement par sa prétention à se poser comme « la
science des sciences », mais aussi, qu’elle a subi des mutations qui l’ont progressivement
éloignées de ses racines grecques en tant que la science la plus élevée, celle qui cherche les
causes premières de toute la réalité. Dans ce chapitre, il sera question de mettre en évidence
ces différentes mutations qui d’une part ont suscité des débats et des polémiques, et d’autre
part, ont provoqué des dérives liées à une certaine conception de la métaphysique issue de ces
débats et polémiques.

2.1. Primat de la subjectivité en philosophie première

Si tant est que la métaphysique a toujours eu pour préoccupation la recherche des


premiers principes en se définissant comme la science de l’être en tant qu’être, il convient de
souligner que l’introduction de la subjectivité dans la philosophie première, a fait de la
conscience de soi, un accès préalable à la métaphysique. Ainsi, le centre de gravité de la
philosophie première change avec l’introduction du primat de la subjectivité (Heidegger,
1962, p. 79). Avec Descartes une dialectique s’amorce : rejet d’une métaphysique
traditionnelle, et émergence d’une métaphysique où la question fondamentale ne se situera
plus au niveau de l’être, mais de l’esprit. Ce primat de la subjectivité, a rendu possible
l’évolution qui caractérisa les siècles postérieurs. Dans ce sens, nous pouvons nous référer à
certains philosophes comme Kant qui a radicalement accéléré cette évolution, et Hegel dont
toute la métaphysique est dominée moins pas l’idée d’être que par celle d’esprit. Cependant
une préoccupation demeure : comment la subjectivité s’est-elle imposée dans la
métaphysique moderne ?
Pour saisir le processus qui a conduit au primat de la subjectivité en philosophie
première, il est absolument nécessaire de partir de son contexte d’émergence. Descartes en
tant que précurseur de la subjectivité en philosophie première est lui-même tributaire d’une
métaphysique pure, débarrassée de toute trace de l’existence. En effet, l’histoire de la
métaphysique, nous enseigne que si d’une part, depuis Aristote, en passant par Thomas
d’Aquin s’est bâtie une métaphysique solide et rigoureusement articulée autour de l’être,
d’autre part, elle nous enseigne aussi, qu’à l’opposé de cette métaphysique, une autre tradition

30
de type essentialiste  était parvenue à s’imposer par la formulation d’une ontologie où
l’existence avait un rôle facultatif voire nul. C’est précisément celle-ci que Descartes avait
reçu comme métaphysique. Autrement dit, comme le soulignait E. GILSON (1948, p. 155), il
est imprégné d’une « philosophie première coupée de sa racine existentielle et sans autorité
pour régir une science de l’existant ». Pourtant, il s’agissait concrètement pour Descartes,
promoteur d’une physique nouvelle, de l’asseoir sur des bases garanties. Aussi, étant limité
par une tradition qui a exclu de la métaphysique l’acte d’exister et qu’il estime dès lors sans
intérêt, il opte pour une méthode métaphysique mettant en contact avec l’existence. C’est
ainsi que, par le doute méthodique, Descartes est amené à dégager, dans sa pureté et son
incontestable évidence, non seulement le « cogito », mais aussi l’existence du moi pensant qui
lui est liée ; trouvant ainsi le fondement existentiel nouveau à une métaphysique, elle-même
existentielle, et de ce fait capable de fonder la science physique, construction de laquelle
Descartes s’était consacré. Dans cette optique, le Je, le Moi, la Pensée, le sujet sont au cœur
d’une métaphysique naissante, une métaphysique réflexive essentiellement fondée sur l’acte
d’une conscience. À ce sujet Husserl (1947, p. 3) écrivait : « Avec lui la philosophie change
complètement d’allure et passe radicalement de l’objectivisme naïf au subjectivisme
transcendantal ». En d’autres termes, en instituant le « moi » comme seul « sujet » pensant, la
philosophie cartésienne a subverti les sens de subjectif et d’objectif . Pour les Grecs, les
choses apparaissent, pour Descartes, elles m’apparaissent (Heidegger, 1990, p. 418). Ainsi, à
partir de Descartes, le sujet s’est constitué en fondement de l’être et de la vérité, d’où la
métaphysique de la subjectivité. À ce propos, Merleau-Ponty (1960, p. 194) disait de la
subjectivité qu’elle est « l’extrémité du particulier comme de l’universel ».
Descartes substitue le sujet pensant au sujet éthique de l’Antiquité, le connaître
s’impose au détriment du prendre soin de soi. Dans cette perspective, l’on peut affirmer que
non seul, Descartes est un précurseur dans la métaphysique de la subjectivité, mais aussi, dans
celle de la philosophie du sujet.
Par « philosophies du sujet », nous entendons les philosophies qui, comme celle de
Descartes, de Kant, de Fichte ou de Husserl qui respectivement avec le « cogito », le « je
pense », le « Moi », ou « l’ego transcendantal » reposent sur une conscience fondatrice. Kant
et Husserl opposent sujet empirique et sujet transcendantal. Le sujet empirique étant le moi
sensible. À partir du moment où le sujet est pensé comme le fondement de l’étant, s’est posée
la question de savoir si le monde existe indépendamment de la pensée et s’il est bien tel que la
pensée se le représente. Ainsi, les problématiques de la réalité et de la vérité auxquelles

31
idéalisme et réalisme donneront des réponses divergentes sont abordées à l’aune du sujet. De
ce fait, si Descartes peut être considérée comme le premier à théoriser de manière explicite la
question du sujet, force est de reconnaître qu’avec lui, émerge une tradition philosophique.
Celle de la philosophie du sujet, qui plusieurs siècles durant allait dessiner divers trajectoires
dans la pensée philosophique, dont nous nous attarderons sur trois grandes figures.
Chez Kant, la subjectivité transcendantale est la subjectivité non empirique, celle qui
est définie par l’ensemble de ses formes a priori de connaissance et de pensée. C’est cette
subjectivité qui est la condition a priori de l’objectivité. Pour lui, le sujet transcendantal est
l’unité transcendantale de la conscience de soi, le principe qui unifie l’expérience sans
procéder de l’expérience. « Le : je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations
» (E. Kant, 2006, p. 198). Kant appelle aperception pure cette conscience du « je pense »
comme condition nécessaire et a priori de toute conscience. La conscience de soi comme
détermination de l’état changeant du sujet dans le mouvement des phénomènes internes
s’appelle « aperception empirique ». Kant oppose le moi transcendantal, qui constitue une
unité objective, au moi empirique, qui ne constitue qu’une unité subjective. Le sujet
transcendantal a une fonction de synthèse. C’est lui qui donne aux représentations dispersées
dans le sujet empirique leur unité. Il est une fonction qui porte des structures. Il n’est ni un
phénomène, ni une chose en soi. Il n’est pas une chose du tout car il n’est pas une substance
simple. Il n’est même pas un concept puisqu’il est la condition « a priori » (de possibilité) des
concepts (E. Kant, 2006, p. 204). Il est un facteur signifiant l’unité logique transcendantale de
toutes les représentations du sujet.
Comment penser le moi si le moi n’est pas un concept ? Si le moi, fait observer Kant,
était un concept, alors il pourrait être utilisé comme prédicat ou contenir des prédicats (E.
Kant, 1985, p. 114). On ne saurait selon Kant poser, comme l’a fait Descartes, l’unité du sujet
comme l’objet d’une intuition intellectuelle déterminant le « je suis » par le « je pense ». Le
cogito est une tautologie car s’affirmer penser (cogito), c’est le poser comme être pensant
(sum cogitans). S’intuitionner soi-même en tant que sujet est impossible. On ne peut jamais se
percevoir soi-même, on ne peut que s’apercevoir. Alors que la psychologie rationnelle
considérait la subjectivité comme une substance, Kant (2006, p. 404) y voit d’abord une
activité. Le cogito cartésien constate, le je pense kantien constitue. Il est le foyer dans lequel
vient se rassembler et s’unir le divers de l’intuition : d’où l’illusion transcendantale en vertu
de laquelle cette unité est projetée rétroactivement sur le je pense lui-même. Cette apparence,
on pourrait la nommer, dit Kant (2006, p.414) « la subreption de la conscience hypostasiée ».

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L’unité originairement synthétique de l’aperception que constitue selon l’expression de Kant
le je pense ne peut pas être objectivée - donc elle ne peut être l’objet d’aucune connaissance.
S’agissant de Hegel, il inscrit le sujet dans une triade dont les deux autres termes sont
la substance et le système. L’Absolu est sujet : telle est la thèse fondamentale, énoncé dans la
Préface de La Phénoménologie de l’Esprit. C’est dans ce sens qu’il reproche à Spinoza :
d’avoir méconnu l’absolu sujet. Pour lui, la subjectivité est infinie, mais l’objectivité est sa
vérité : « Notre vie physique, et bien plus encore le monde de l’esprit reposent sur cette
exigence de réaliser à travers l’objectivité ce qui en premier lieu n’est que subjectif et
intérieur, et de ne trouver satisfaction que dans cette existence complète » (Hegel, 1997, p.
160).
La phénoménologie de Husserl apparaît comme la dernière grande philosophie du
sujet. Avec la phénoménologie, écrit Michel Henry, la philosophie conquiert son objet propre,
la subjectivité, dont aucune science ne s’occupe et surtout pas la psychologie (M. Henry,
2011, p. 26). « La phénoménologie entière, dit Husserl, n’est rien de plus que la prise de
conscience par soi-même de la subjectivité transcendantale » (E. Husserl, 1957, p. 363). Chez
Husserl, la subjectivité transcendantale est la conscience en tant que principe de toute
connaissance, abstraction faite du monde empirique. En d’autres termes, la subjectivité
implique une égologie, un sujet capable de dire « je » (S. Chauvier, 2001). Aussi, Husserl
reproche d’une part au psychologisme, non seulement de manquer la logique au nom de la
subjectivité (E. Husserl, 1957, p. 207), mais aussi de manquer la subjectivité au nom de la
science, et d’autre part, il reproche à Descartes d’avoir substantivé le cogito, et d’avoir été du
même coup à l’origine de « ce contresens philosophique qu’est le réalisme transcendantal »
au lieu de suivre la conséquence logique de sa découverte à savoir la subjectivité
transcendantale (E. Husserl, 1992, p. 52). La phénoménologie désubstantialise le sujet pour en
faire une relation. Selon Husserl (et Heidegger) le cogito cartésien est une transposition des
catégories de l’objectivité sur le sujet. Il manque l’orientation transcendantale. Descartes n’a
pas saisi le sens de sa grande découverte, celui de la subjectivité transcendantale. Et selon
Michel Henry (2011, p. 26-27), c’est l’idée d’âme qui fait manquer la subjectivité à Descartes.
De ce qui précède, la métaphysique de la subjectivité voulant fonder l’étant dans sa
totalité sur le sujet a conduit la métaphysique à la croisée des chemins, ouvrant ainsi sans le
vouloir une période à la fois riche et antimétaphysique qui marquera le début d’un nouvel
horizon de l’histoire de la métaphysique.

2.2. Philosophie égologique et crise de la métaphysique

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Dans la perspective aristotélicienne, la métaphysique en tant que science de l’être est
la science la plus élevée, ce dans la mesure que toutes les causes qu’elle recherche sont des
causes de l’être considéré en tant qu’être, c’est-à-dire de façon universelle, tandis que les
autres sciences recherchent les causes ou les principes d’une sorte spécifique de réalité.
« Cette science n’est identique à aucune de celles qu’on appelle partielles, car aucune des
autres n’examine en totalité l’être, en tant qu’être, mais elles en découpent une partie et
étudient à son sujet [...] » (Aristote, 2008, Γ, 1003a, 25). En plus de la problématique de l’être,
la métaphysique s’intéresse aux deux propriétés universelles de l’être, que sont l’un et le
multiple, caractéristique de toutes les réalités en tant que réalités. De ce fait, la métaphysique se
présente comme le lieu privilégié de toute quête du sens, lorsque nous entendons par « sens» la
finalité, la signification de notre existence. Elle se caractérise par la quête de l’unité du savoir, de
l’unité de la source de tout sens, par-delà la multiplicité des différentes sciences, par-delà les
apparences et leurs chatoyantes illusions. Cependant, la possibilité pour cet effort d’aboutir a
souvent été contestée et cette remise en cause semble atteindre son point culminant avec les
attaques du Cercle de Vienne, du positivisme logique.
Avec l’avènement de la métaphysique de la subjectivité, l’homme moderne s’est posé
comme la source de ses représentations et de ses actes, comme leur fondement (leur sujet) ou
encore comme leur auteur. Cette conception a eu pour conséquence, non seulement une
remise en cause de l’idée selon laquelle la philosophie première constitue le fondement de la
philosophie, mais aussi et surtout qu’elle a suscité des critiques qui ont parfois formulé la fin
de la métaphysique. C’est dans ce sens que nous la crise de la métaphysique. En effet,
plusieurs philosophes ont annoncé, tout au long du XX e siècle, la fin de la métaphysique.
Cette fin se caractérisant par une déconstruction ou un dépassement pour les uns, tandis que
pour les autres, elle se traduit par un rejet radical, découlant de l’obsolescence même de la
métaphysique en tant que philosophie première. À ce sujet Franco Volpi (1999, p.88)
écrivait : « ‘La grande métaphysique est morte !’ est le mot d’ordre qui vaut pour la plupart
des philosophes contemporains, qu’ils soient continentaux ou de profession analytique. Ils
traitent tous la métaphysique comme un chien mort ». En d’autres termes nous pouvons dire
que cette crise se ramène à deux postures, une relative au rejet que l’on pourrait qualifier
d’antimétaphysique et l’autre en lien avec la déconstruction ou le dépassement qui serait post-
métaphysique. Ainsi, à travers quelques figures majeures de la pensée philosophie nous
mettrons en évidence comment cette crise se traduit concrètement dans le débat philosophique
contemporain, en partant des deux postures. Il ne s’agira pas pour nous de rappeler toutes les
critiques que la métaphysique a connu depuis Kant, vu l’ampleur de la tâche, mais il sera

34
question, dans la perspective de notre recherche de nous en tenir aux plus importantes du
siècle passé.
S’agissant de la posture antimétaphysique, on peut considérer dans un premier temps
que le début de l’offensive antimétaphysique au XXe siècle (en dehors des réflexions déjà
anciennes situées dans la perspective du comtisme, du néokantisme ou du nietzschéisme) est
attribué à Ludwig Wittgenstein. En effet, en examinant la proposition (6.53) du Tractatus
logico-philosophicus, l’on reste frapper par la radicalité de la critique :

La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se
laisse dire, à savoir les propositions des sciences de la nature – quelque chose qui, par
conséquent, n’a rien à voir avec la philosophie –, puis quand quelqu’un voudrait dire quelque
chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions,
une signification à certains signes. Cette méthode serait insatisfaisante pour l’autre – qui
n’aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné de la philosophie – mais ce serait la seule
strictement correcte. (L. Wittgenstein, 1993, p. 112).
La métaphysique est perçue comme un discours vain et illusoire ; elle ne peut rien dire
légitimement de ce dont elle prétend parler, et n’aboutit par conséquent qu’au non-sens. Gilles
Gaston Granger (1993, p. 10), dans le préambule de sa traduction française, définit
classiquement le projet tractatusien comme celui d’une « philosophie négative », en le
comparant à la théologie négative de la tradition néoplatonicienne qui culminait chez Plotin
dans un silence apophatique. Il résume ainsi l’enjeu de l’œuvre :

Le Tractatus a pour but non de dire ce qu’est la réalité du monde, mais de délimiter ce qui en
est pensable, c’est-à-dire exprimable dans un langage. Et seules les propositions de la science,
vraies ou fausses, satisferaient à cette exigence. Le discours du philosophe ne peut que rendre
manifeste le fonctionnement correct du langage et montrer le caractère illusoire de son usage
lorsqu’il prétend aller au-delà d’une description des faits.

Ainsi, les grandes questions de la métaphysique ne peuvent pas recevoir de réponse ;


mais « d’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question »
(6.5). Il s’en suit que le métaphysicien doit cesser purement et simplement de discourir, en
vertu de la fameuse conclusion du Tractatus : « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le
silence » (7). Tel est le point de chute de la perspective « thérapeutique » qui est celle de
Wittgenstein : une fois le diagnostic du non-sens des énoncés métaphysiques dûment établi,
seul le quiétisme peut être prescrit à titre d’ultime remède. C’est néanmoins en marge du
dicible que sera ménagé un espace non discursif approprié au questionnement « métaphysique
», que Wittgenstein appelle le mystique : « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est
le Mystique. » (6.522) et « ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu’il
soit » (6.44). Ce qui ne peut se dire se montre, telle est la portée un peu énigmatique du
parcours tractatusien.

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Dans un second temps, le Cercle de Vienne constitué notamment autour des figures
emblématiques de Carnap, Neurath et Schlick (groupe philosophique actif dans les années
1930) retient surtout du Tractatus, la maxime selon laquelle « tout ce qui peut proprement être
dit peut être dit clairement » (L. Wittgenstein, 1993, p. 31), et non la dimension mystique qui
l’accompagnait. Dans cette optique, une étape supplémentaire de la critique de la
métaphysique est franchie dans la mesure où l’aspect mystique qui faisait référence à
l’indicible est évacué de tout discours qui se veut scientifique. Ainsi, d’une part, Carnap avec
l’article publié en 1931 dans la revue Erkenntnis, « Le dépassement de la métaphysique par
l’analyse logique du langage », stigmatisait les énoncés, qu’il considérait totalement
dépourvus de sens et qui proliféraient dans la métaphysique. Selon lui, les énoncés de cette «
discipline » n’ont aucune signification véritable, pour la simple raison qu’ils ne remplissent
pas un certain nombre de conditions sémantiques et épistémologiques nécessaires. D’autre
part, dans le même sillage, Schlick a critiqué la connaissance intuitive du transcendant.
L’intuition métaphysique n’étant ni l’anticipation cognitive d’un résultat dûment prouvé à la
manière de l’intuition mathématique, ni le résultat du chercheur dans l’ordre de la
connaissance empirique, ne procède de rien d’autre que de la simple expérience vécue. Dès
lors, le métaphysicien ne veut pas du tout connaître les choses mais les vivre, c’est-à-dire les
transformer en contenu de conscience. Ainsi la connaissance intuitive du transcendant serait
pure illusion, puisque le contenu d’une expérience vécue est simplement un contenu de
conscience, immanent par définition. Il s’en suit selon Schlick, que la connaissance est le
domaine réservé des sciences véritables. Toute connaissance de l’étant peut par principe être
obtenue par la méthode des sciences particulières ; toute autre ontologie débite du non sens.
En ce qui concerne la posture post-métaphysique, son point de départ peut se situer
dans la réflexion philosophique de Martin Heidegger. En effet, la critique heideggérienne
parcourue dans le premier chapitre de ce présent travail, montre qu’il substitue à la question
ontologique (celle de l’être) une double question « ontique » : quel est la nature de
« l’étantité » commune (ens commune) à tous les étants ? Et quel est, parmi les étants, l’étant
suprême (summum ens) au fondement de la totalité de l’étant ? Heidegger a d’abord projeté de
détruire phénoménologiquement l’ontologie traditionnelle, au profit d’une science plus
originaire à même de servir de fondement véritable à la philosophie. Mais « l’étantité » du
Dasein, sa nature ultimement ontique, ne saurait fonder l’enquête ontologique appelée de ses
vœux par Heidegger. Autrement dit, l’identification de la métaphysique au Dasein apparaît
comme intenable, puisqu’elle privilégie après tout un étant pour penser l’être. Ensuite, son
entreprise s’est radicalisée, à la suite des attaques carnapiennes, en direction d’un «

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dépassement de la métaphysique » explicitement formulé dans l’Introduction à la
métaphysique de 1935. Enfin, Heidegger aboutit à la thèse de la fin de la métaphysique,
laquelle serait désormais passée dans l’essence de la technique moderne. Ainsi, celle-ci serait
l’accomplissement de la métaphysique, et la métaphysique, à son tour, la préhistoire de la
technique. Face à la métamorphose de la métaphysique en technique moderne, Heidegger
recommande de surmonter au lieu et de dépasser. La dernière parole de Heidegger, dans
Temps et Être, formule un double renoncement. Il s’agit de renoncer au dépassement de la
métaphysique, en cessant purement et simplement de la prendre en considération : « Penser
l’être sans l’étant veut dire : penser l’être sans égard pour la métaphysique. Un tel égard règne
en fait encore dans l’intention de dépasser la métaphysique. Aussi vaut-il la peine de délaisser
ce dépassement et de laisser la métaphysique à elle-même » (Heidegger, 1976, p. 48).
Dans la perspective post-métaphysicienne Gadamer et Ricœur contrairement à
Heidegger affirment la plurivocité de la métaphysique. Pour le premier « il n’y a absolument
pas de langage de la métaphysique » mais « il n’y a que des concepts métaphysiques, dont le
contenu, comme il en est de tous les mots, se détermine à partir de leur usage » (Gadamer,
1991, p.22), tandis que le second refuse « la commodité, devenue paresse de pensée, de faire
tenir sous un seul mot – métaphysique – le tout de la pensée occidentale » (Ricœur, 1975, p.
396). Des annonces de la fin de la métaphysique, le projet herméneutique ne reprend pas
l’expression la fin elle-même ou le dépassement, mais met l’accent sur le caractère temporel
et historique de notre rapport à l’être. Gadamer maintient l’idée que les questions
métaphysiques sont des questions « vitales » et à ce titre inéluctables (Gadamer, 2000, p. 703-
704).
Contrairement à la science, la métaphysique ne permet donc aucun progrès véritable ;
il faut s’en tenir à une métaphysique de la finitude. Mais fort de cette dénonciation kantienne
de l’inconnaissable, Gadamer caractérise la métaphysique avant tout comme «  attitude » ; ce
sont les « échos à des expériences humaines, qui [...], à partir du monde vécu, font
comprendre la relation au transcendant ou au divin » (Gadamer, 2000, p. 210). La
métaphysique est pensée comme une activité humaine qui ne vaut que comme expérience de
l’étonnement face à l’étrangeté du monde, d’autant plus que notre humanité s’affirme par ses
interrogations sans réponse que nous nous posons. Derrière cette optique d’une métaphysique
à visage humain, demeure un affaiblissement radical de son sens et de sa vocation.
Cependant, la possibilité de la métaphysique est maintenue à ce prix, même si le projet
derridien de la déconstruction, est encore plus radical. En effet, Derrida a voulu radicaliser la
critique que Heidegger n’avait pas pu, selon lui, mener à bout. Il considère néanmoins qu’on

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ne peut pas invalider la métaphysique comme fausse, car ce serait faire jouer un concept de
vérité lui-même pris dans les rets de la métaphysique. Notre temps, écrit Derrida, est marqué
par un événement qui coïncide avec l’avènement de la linguistique structurale : la libération
de l’écriture vis-à-vis de la tutelle du logocentrisme. Cet « événement » est le signe d’une
libération de la « présence » :
Par l’allusion à une science [ancienne] de l’écriture bridée par la métaphore, la métaphysique
et la théologie, [on voit] que la science [nouvelle] de l’écriture – la grammatologie – donne les
signes de sa libération à travers le monde grâce à des efforts décisifs. (Derrida, 1967, p. 13)
L’inspiration heideggérienne de la déconstruction de la métaphysique se fait remarquer dans
l’insistance sur sa détermination historique :
L’unité de tout ce qui se laisse viser aujourd'hui à travers les concepts les plus divers de la
science et de l’écriture est au principe, plus ou moins secrètement mais toujours, déterminée
par une époque historico-métaphysique dont nous ne faisons qu'entrevoir la clôture. (Derrida,
1967, p. 14)
L’entreprise derridienne est placée sous le signe d’une philosophie négative, qui consiste à un
détachement à la tradition et à la discursivité « institutionnelle ». Du point de vue de Derrida
(1993, p. 21), il est impossible de définir la déconstruction sans en ruiner le projet même,
d’autant plus que le discours emprunte à la tradition les instruments dont il se sert pour
déconstruire cette même tradition.
Le dernière critique significative de la postérité heideggérienne dans la course au
dépassement de la métaphysique peut-être recherché chez Jürgen Habermas, qui a été
particulièrement explicite sur la question. En effet, c’est lui qui consacre en 1988 l’expression
de « pensée post-métaphysique » (J. Habermas, 1993). Habermas juge qu’il est nécessaire,
face au nouvel irrationalisme contemporain qu’il stigmatise chez Jaspers, Heidegger,
Wittgenstein, Derrida et Adorno, non pas de rétablir le privilège de la métaphysique
(rationaliste), mais de lui substituer une « raison située » qui participe de la mutation de la
rationalité dans nos sociétés modernes. Autrement dit, c’est « l’esprit du temps », qui demeure
l’horizon primordial de Habermas pour condamner la vanité d’une réhabilitation de la
métaphysique. Dans cette dynamique, à quoi bon lutter contre son époque, et faire mine
d’ignorer l’obsolescence évidente de la vieille métaphysique ?
On peut sans doute convenir que toutes ces critiques ont en fonction de leur posture
conduit à des dérives, au regard des polémiques suscitées.

2.3. Métaphysique et dérive totalitaire

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De tout ce qui précède, l’on peut déduire de la métaphysique qu’elle soit adulée ou
méprisée, c’est en tant qu’elle incarne une certaine vision de la réalité, un certain
positionnement du « Dasein » par excellence, vis-à-vis de l’étant dans son ensemble. Ainsi,
s’il semble clair du point de vue de la philosophie classique que la métaphysique est une
organisation de la totalité de l’expérience à partir de l’Être et à partir de ses modalités, une
critique radicale la perçoit comme un discours partiel qui se donne comme un discours total,
c’est-à-dire un discours particulier représentant un point de vue particulier, qui se donne
indûment pour discours universel. Autrement dit, en se situant dans la perspective
nietzschéenne la métaphysique est toujours la manifestation d’une morale, d’une manière
d’être au monde. Pour tout dire, les critiques adressées à la métaphysique, signe d’une crise de
celle-ci, ne sauraient être réduites simplement à un champ épistémologie. Elles traduisent une
adhésion, ou une remise en cause d’une manière de se tenir et de se positionner face au
monde. Dans cette dynamique, le développement de la civilisation notamment occidentale,
qui correspond à un processus de rationalisation totale du réel, demeure redevable à la
métaphysique. En effet, ce processus a non seulement engendré une perception particulière de
la vie, mais a aussi produit un mode de construction des rapports interpersonnels. Et comme
le souligne Jean Grondin (2004, p. 25) :
La métaphysique se sait […] portée par une inquiétude qui peut être qualifiée d’éthique ou
d’existentielle. La question, parfois débattue, de la priorité de l’éthique sur la métaphysique, ou
de celle-ci sur celle-là, n’a pas vraiment à se poser. C’est que toute éthique présuppose une
métaphysique ou une ontologie, à savoir une intelligence de ce que nous sommes, au même
titre que toute métaphysique se sait aiguillée par un questionnement éthique sur le sens et les
possibilités de notre existence.
Tout se passe comme si la barbarie s’était instaurée, non pas comme un accident de la
culture occidentale, non pas comme une perversion de la philosophie, mais comme son
aboutissement même ; tout se passe comme si la philosophie, telle qu’elle est constituée,
depuis Socrate jusqu’à Heidegger, était non seulement mal prémunie contre la barbarie, mais
qu’elle portait en elle les germes de cette négation principielle de l’autre homme. Ainsi,
depuis la Grèce antique jusqu’à l’époque contemporaine, la philosophie apparaît comme une
tentative permanente de poser l’identité de l’être comme précédant toujours les différences,
quitte à créer un arrière-monde, ou de faire de l’ontologique le préalable à toute expérience
signifiante. Dès lors, il devient possible de comprendre que cette prétention à saisir le réel comme
totalité et le sujet comme fondement de ce processus conduit à des dérives totalitaires non seulement
du point de vue du sujet lui-même, mais aussi face à son rapport avec l’étant dans son ensemble.
En effet, s’agissant du sujet lui-même, si nous prenons la métaphysique platonicienne, ou la
métaphysique d’inspiration chrétienne (jusqu’à une période récente), la tendance est inexorablement à

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la condamnation du corps, à son rejet comme obstacle. Il est tenu pour responsable de l’erreur, et la
raison, à l’inverse, pour la source du vrai. Le corps est soumis au changement, tandis que la raison
serait éternelle ou du moins, donnerait accès à une forme d’éternité.
Si la métaphysique grecque s’est positionnée comme pensée de la Totalité, comme
connaissance de l’Universel, avec Hegel un tournant majeur s’opère par rapport à cette
conception. En effet, du point de vue de J. Vioulac (2013, p. 29), la dialectique hégélienne en
récusant la vérité comme adéquation a théorisé la vérité plutôt comme effectuation du concept
lui-même, processus par lequel le concept se donne lui-même son propre contenu. Dès lors, il
conçoit la Totalité non pas comme un Universel figé inaccessible à la conscience finie, mais
comme un processus de production et de vérification de l’Universel à travers l’Histoire.
« Cette histoire peut être interprétée comme une tentative de synthèse universelle, une
réduction de toute l'expérience, de tout ce qui est sensé, à une totalité où la conscience
embrasse le monde, ne laisse rien d’autre hors d’elle, et devient ainsi une pensée absolue » (E.
Lévinas, 1971, p. 79-80). Ainsi, connaître, c’est reconnaître, c’est-à-dire ramener à soi,
ramener à la connaissance identique que manifeste le jugement logique, ce qui suppose que
les différences qui apparaissent dans l’expérience, ne seront pensées et connues qu’autant
qu’on réduit en elle ce qui est irréductiblement différent, pour ne conserver que ce qui est
semblable.
À l’époque moderne, cette instance de totalisation trouverait son expression dans
l’État : il est l’Universel qui, loin d’être vide, agit par lui-même comme puissance capable de
constituer les individus de la société civile en masse et de les subordonner à sa logique propre,
recourant au besoin à la guerre et la Terreur pour supprimer la singularité et conserver
l’homogénéité. À ce propos, Lévinas voit dans la philosophie occidentale, notamment
l’ontologie, une philosophie de l’être qui demeure constamment en guerre. Pour lui, la
« vérité » de 1’être se dévoile dans la guerre, l’être ne peut être Un et faire partie de l’Un à la
fois, et avoir un accès à ce monde total et connaissable en même temps. La guerre est conçue
dans Totalité et Infini, comme « l’expérience de l’être pur », expérience ramenant les choses à
leur essence. « L’être qui se montre dans la guerre se fixe dans le concept de Totalité qui
domine la philosophie occidentale » (S. Mosès, 2004, p42). L’être est donc relié
inévitablement au concept de totalité et Lévinas, essaie de penser des façons de se sortir de
cette totalité qui lie inévitablement le sujet à la guerre « malgré lui ». L’expérience de la
Shoah conforte Lévinas dans sa conviction que la source de la barbarie sanglante du national
socialisme n’est pas dans une anomalie contingente du raisonnement humain, encore moins
un malentendu idéologique accidentel. Cette source tient à une possibilité Mal essence, contre

40
laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assez assurée. Possibilité qui s’inscrit dans
l’ontologie de l’Être, soucieux d’être, et qui menace encore le sujet corrélatif de « l’Être à-
rassembler » et « à-dominer », ce sujet transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre.
Il y a, dans l’expérience de la barbarie absolue du nazisme, une émergence absolue : l’homme
instaure, au cœur même de l’humain, une négation de l’humanité par la négation de la
différence, par la négation de l’altérité de l’autre, et par l’affirmation destructrice de l’identité
exclusive de soi. Dans cette optique, la métaphysique perd sa fonction de « pensée gardienne
». Et, comme l’écrivait Maurice Blanchot (1980, p80) :
L’holocauste, évènement absolu de l’histoire, historiquement daté, cette toute brûlure où toute
l’histoire s’est embrasée, où le mouvement du sens s’est abîmé, où le don, sans pardon, sans
consentement, s’est ruiné sans donner lieu à rien qui puisse s’affirmer, se nier, don de la
passivité même, don qui ne peut se donner. Comment le garder, fût-ce dans la pensée,
comment faire de la pensée ce qui garderait l’holocauste où tout s’est perdu, y compris la
pensée gardienne ? Dans l’intensité mortelle, le silence fuyant du cri innombrable.

La pensée heideggérienne est alors pointée du doigt, d’autant qu’il revient précisément
à l’homme en tant qu’être pensant d’être le gardien du sens de l’être dans son obscurité même.
C’est l’homme qui décide de l’apparaître des choses et de l’étant dans son ensemble. Ce qui
est, c’est ce qui peut être capté par un regard, ce sur quoi l’homme peut se garantir une
domination ou une prise. C’est donc en fonction de l’homme que se définit tout étant, pour
tout dire l’ontologie moderne. L’homme, par sa pensée et sa philosophie, apparaît comme
celui qui doit retrouver le sens de la totalité, toujours mise à mal et déchue par l’extase propre
de l’expérience. Sauver l’être-là de l’homme de l’empire de la semblance, de l’empire de
l’être en tant qu’il donne la différence à partir de l’identité, et qu’il pose tout savoir, tout être
et finalement toute histoire comme celle d’une reconnaissance du sujet, devient un impératif.
La philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie : une réduction de l’autre au
même, par l’entremise d’un terme moyen et neutre qui assure l’intelligence de l’être. Cette
primauté du même fut la notion de Socrate. Ne rien recevoir d’autrui sinon ce qui est en moi,
comme si, de toute éternité, je possédais ce qui me vient du dehors. Ne rien recevoir ou être
libre. La liberté ne ressemble pas à la capricieuse spontanéité du libre arbitre. Son sens ultime
tient à cette permanence dans le même, qui est raison, la connaissance et le déploiement de
cette identité. Elle est liberté. (E. Lévinas, 1971, p. 34)
Il s’en suit que c’est en fonction de l’homme que tout se définit, que tout à une valeur.
Autrement dit, ce qui compte, c’est ce qui vaut pour l’homme. Ainsi, en ce qui concerne
l’étant dans son ensemble, il apparaît comme une ressource, un fond disponible qui se prête à
l’exploitation. Cette phase qui consiste à référer tout ce qui est et toute les valeurs à l’humain,
correspond à l’émergence de la technique moderne. Celle-ci considère de facto l’étant en
fonction de son utilité et de sa rentabilité. Ainsi, ce qui n’est pas techniquement utile, n’a pas
de raison d’être. C’est la forme spécifiquement occidentale de la rationalité qui est

41
responsable des dérives et des dangers qui l’accompagnent. En d’autres termes, l’étant dans
son ensemble est caractérisé par sa disponibilité technique. La crise écologique actuelle peut
être perçue comme l’aboutissement d’une telle conception métaphysique.
Dans ce cas de figure, la crise écologique est un évènement particulier, possédant une
portée métaphysique. Elle découle d’une réelle volonté de domination propre à la pensée
philosophique occidentale. Et cette volonté culmine avec la philosophie moderne du sujet que
l’on retrouve au cœur du programme de la technique moderne, laquelle conduit à un
asservissement total de la nature et, par suite, à la crise écologique.
Voilà pourquoi la tâche que Lévinas se donne va consister en une reconstruction d’une
métaphysique antérieure à l’ontologie de l’identité, c’est-à-dire d’une métaphysique dans
laquelle la transcendance, l’excès, l’irréductibilité de l’altérité soit première par rapport au
travail de construction de soi qu’est toute connaissance et toute pensée philosophique.

2e partie : APPROCHE LÉVINASSIENNE DE LA MÉTAPHYSIQUE :


SORTIR DE L’ÊTRE

CHAPITRE 3 : GENÈSE DE LA PENSÉE LÉVINASSIENNE

Dans ce chapitre, il sera question de mettre en évidence, comment la pensée de


Lévinas, notamment son approche métaphysique est tributaire d’une part de la tradition
métaphysique et d’autre part comment elle se démarque radicalement de cette tradition, en

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puisant à la source de la phénoménologie. En effet, si tant est que la pensée Lévinassienne
s’est construite au carrefour de multiples cultures (la littérature russe classique du XIX e :
Pouchkine, Dostoïevski et Tolstoï, la pensée hébraïque biblique), force est de constater que sa
pensée s’insère dans le vaste champ de la philosophie occidentale. Aussi, dans un souci de
synthèse et de clarté, nous nous intéresserons d’une manière particulière aux principales
influences sous-jacentes à la pensée Lévinassienne, de sorte à expliciter le sens que Lévinas
donne à certains concepts.

3.1 Lévinas et la phénoménologie

La rencontre avec la phénoménologie allemande sera déterminante pour l’orientation


de la réflexion philosophique de Lévinas. En effet, sa réflexion est à comprendre dans
l’optique de ses influences phénoménologiques et de son innovation par rapport à elles,
notamment en ce qui concerne le renversement qu’il opère vis-à-vis de l’ontologie. Aussi, est-
il nécessaire de comprendre non seulement le procédé de la phénoménologie, mais aussi le
rôle que lui confère Lévinas. D’où la référence à Husserl et à Heidegger avec qui Lévinas
découvre la phénoménologie.
S’agissant de la phénoménologie de Husserl, elle est conçue comme méthode en vue
d’une réforme méthodique des sciences. Autrement dit, elle n’est pas un système d’énoncés
philosophiques, mais plutôt une méthode philosophique qui est exigée par les questions que se
posent les philosophes. C’est dans ce sens, que l’on peut saisir pourquoi Lévinas conçoit
d’abord la phénoménologie comme une méthode de compréhension de l’être. Ainsi, la
phénoménologie n’est pas un ensemble de connaissances mais une redécouverte de la manière
de philosopher et une reconstruction de la philosophie comme une science rigoureuse.
Cependant, si elle ne se borne pas seulement à poser un cadre pour la pensée, force est de
reconnaître qu’elle ambitionne de penser d’une manière plus rigoureuse le rapport au monde
afin de le saisir.
La phénoménologie, à partir de la notion de réduction met entre parenthèses le monde
et l’objet. De ce fait, il n’y pas un système clos pour la phénoménologie. Étant une
philosophie, elle cherche à connaître le monde et à le comprendre. Ainsi, Lévinas va déployer
lui-même dans sa pensée des concepts husserliens dans un style nouveau. Dans En
découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger au paragraphe quatre du chapitre « l’œuvre

43
d’Edmund Husserl  », Lévinas expose le fondement du projet phénoménologique face aux
sciences « objectives » :
 Œuvres du sujet en raison de leur objectivité même, les formes logiques possèdent une
signification objective propre. Le logicien mathématicien dirigé sur elles les manie en
technicien comme des objets tout faits. Il méconnaît et les intentions premières de la pensée
qui sont comme « la source d’où les lois de la logique pure jaillissent » [...] Une réflexion sur
la pensée logique analysant les intentions dont elle est faite apparaît comme la méthode de la
critique philosophique de la logique et la définition de la phénoménologie. En réveillant les
premières évidences elle (la phénoménologie) découvre ces intentions, elle en mesure la
légitimité et fixe le sens dans lequel elles sont légitimes. Elle assume d’une nouvelle façon la
fonction d’une théorie et d’une critique de la connaissance. (Lévinas, 2001, p.23)

La phénoménologie n’est pas une science du contenu ou une construction intellectuelle


de connaissance. Elle est avant tout un regard sur le monde. Husserl veut sans cesse s’écarter
du chemin traditionnel pour se situer dans une science de l’acte de conscience. Un des
problèmes de la métaphysique moderne est d’avoir maintenu un dualisme entre le sujet et
l’objet. Husserl, par sa philosophie, veut opérer un « retour aux choses mêmes ». Tout au long
de ces investigations, Husserl multiplie les précautions en disant que son entreprise veut être
purement descriptive. Jeanne Hersch (1993, p. 401) montre bien dans cet effort d’Husserl la
volonté de se détacher de Kant et du kantisme qui, à ses yeux emploie encore des éléments
pour analyser la conscience transcendantale qui relèvent trop d’une construction de la
conscience tel que les concepts d’a priori ou de chose en soi. Autrement dit, la
phénoménologie est comme un exercice du « savoir voir », un chemin pour voir et savoir voir
le donné originaire, l’évidence qui ne nécessite pas d’autre évidence qu’elle-même. C’est ce
que Husserl appelle dans les Méditations cartésiennes une évidence apodictique. Plusieurs
mots dans le langage husserlien traduisent ce caractère de la phénoménologie tel que
Aufzeigen (mettre en évidence), Aufdechen (exhiber), Entheilen (dévoiler) (J. Hersch, 1993,
p.25). En ce sens, la phénoménologie « dépend » d’évidences, ce que Husserl nomme les
intuitions donatrices originaires. La phénoménologie, se construit sur le phénomène,
l’intuition, l’apparaissant, qui implique de facto la notion de donation. C’est dans cette
dynamique que la phénoménologie se présente réellement comme un savoir voir, qui non
seulement découvre l’apparaissant mais aussi l’apparition, en tant que donation du
phénomène à la conscience.
Le but ultime de Husserl est de parvenir à une « élucidation analytique du rapport que
notre conscience entretient avec le monde » (Jean Greisch, 2007), un « éclaircissement du
sens qui est le mode philosophique de la connaissance. » (Lévinas, 2001, p.25)
La phénoménologie n’est cependant pas une simple étude des actes ou des vécus de
conscience produits par l’individu. Ce qui intéresse le phénoménologue, ce n’est pas

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seulement l’étude des actes ou des vécus de conscience produits par l’individu, il y a aussi, les
structures générales de la conscience comme telle. La question n’est pas juste de comprendre
le fonctionnement subjectif de la conscience mais de savoir comment des actes de consciences
subjectifs peuvent bien produire une quelconque objectivité du monde et des choses.
Le grand sens de la phénoménologie de Husserl que Lévinas retient, c’est qu’elle est
pour lui, une philosophie de la liberté, une liberté qui se définit par la conscience et
s’accomplit par elle. La conscience étant le mode même de l’existence du sens (Lévinas,
2001, p. 70). Cependant, même si Lévinas demeure phénoménologue, il se démarque
sensiblement de la pensée husserlienne, notamment en ce qui concerne la représentation. En
effet, selon Lévinas, « Penser c’est pour Husserl identifier » (Lévinas, 2001, p. 32). Ainsi, la
phénoménologie est de fait une volonté d’identifier et de représenter même si, précise
Lévinas, l’intentionnalité est aussi celle du senti, du désir, du voulu. Cependant, il n’en
demeure pas moins vrai que la représentation joue un rôle prépondérant dans l’intentionnalité
de la conscience. Or pour Lévinas, une telle perspective reprend malgré tout le projet de la
philosophie comme science de l’être, comme ontologie, ontologie à laquelle Lévinas veut
échapper. Cette idée d’échapper à l’être est fondamental dans le projet Lévinassien de
reconstruction du sens de la vie. Dans ce sens, elle se démarque de la pensée Husserlienne qui
voit tout au plus une mise entre parenthèses du caractère existentiel du monde et des autres. Si
Lévinas peut se revendiquer de la pensée de Husserl, cela est lié au fait qu’il comprenne que
la suprématie de l’être n’est plus à préserver envers et contre tous. Mais là ou Husserl
examine l’immanence de la conscience, Lévinas veut refonder davantage une éthique de la
transcendance. Et c’est précisément par rapport à la question de l’altérité que Lévinas prend
ses distances avec son maître. Tout l’effort de Lévinas, à tort ou à raison, sera de tirer la
phénoménologie vers l’éthique. Aussi, l’effort de Husserl concernant la relation
intersubjective est méritant mais insuffisant pour Lévinas. Sa philosophie se caractérisant par
une manière d’être ou l’existence est à partir d’elle-même (Lévinas, 2001, p. 71). La
démarche husserlienne maintient le primat du sujet là ou Lévinas introduit la passivité
primaire de ce sujet face à autrui. Ainsi, si Lévinas a été énormément influencé par Husserl, il
se situe malgré tout en rupture avec lui. Lui-même rapporte à cet effet : « je commence
comme toujours presque avec Husserl ou dans Husserl, mais ce que je dis n’est plus dans
Husserl » (Lévinas, 1984, p. 12). Si Lévinas s’est situé en rupture avec Husserl, c’est encore
plus avec Heidegger que va se nouer un lien ambigu d’estime et de rupture.
Pour Heidegger, la question fondamentale est celle du sens de l’être. Or cette question
exige une ontologie d’un genre nouveau ; une ontologie fondamentale ; c’est tout le projet du

45
Dasein analytique. Cependant, cette démarche métaphysique est atypique. La question de
l’être étant une question concrète ; c’est sur un arrière-fond existential que doit se comprendre
le sens de l’être. Autrement dit, l’être se comprend à partir d’une étude analytique de
l’existentialité du dasein. Aussi, ce travail analytique consiste-t-il à passer en revue les
structures fondamentales de l’existence que Heidegger nomme des existentiaux. C’est dans
l’œuvre centrale de son parcours philosophique, Sein und Zeit, que Heidegger pose les bases
anthropologiques du Dasein. Le but est pour Heidegger, à travers une refondation
anthropologique de répondre à la question de Kant ; qu’est-ce que l’homme? L’homme est le
seul étant pour Heidegger qui doit se poser la question de l’être, pour qui être ne va pas de soi.
C’est de là que vient cette réflexion que l’on retrouve dans l’Introduction à la métaphysique ;
la question centrale de la philosophie est de s’interroger sur le sens de l’être.
Le Dasein heideggérien est en quelque sorte un essai pour sortir de la métaphysique
classique qui s’est pervertie en substantialisant l’étant. Le mouvement qu’opère Heidegger à
partir du concept de Dasein est de sortir de la distinction classique de la métaphysique entre
sujet et objet. Contre les philosophies de la représentation, et même d’une certaine façon
contre l’ego husserlien, la conscience intentionnelle qui demeure dans cette dichotomie,
Heidegger pense l’être-là, le Dasein comme un être projeté dans le monde, un « ex-istens ».
L’homme n’est pas au sens propre un être achevé mais un pouvoir être.
Dans l’analyse que Heidegger fait du rapport du Dasein avec sa condition temporelle,
cela a son importance. Et comme le souligne Louis Fèvre (2006, p. 34), « L’homme vivant et
les objets concrets ne sont pas définis par une abstraction, mais, actifs ou passifs, ils vivent,
ou du moins, ils ont une consistance temporelle. […] Le temps consiste pour chacun à
déployer sa condition ». L’homme a devant lui un espace à remplir, pensée fondamentale dans
tout l’existentialisme. Cette créativité que l’homme peut donner à sa vie a aussi un penchant
tragique dans l’inéluctabilité de la mort. Ainsi, le Dasein a en lui une part fondamentale
d’inachèvement, de liberté qu’il est appelé à assumer par son existence. Heidegger cherche à
travers l’analyse du Dasein à renouer contact entre le Dasein et l’Être. Il revendique d’une
certaine manière un primat de la perception dans le rapport au monde. L’homme doit
découvrir l’être et l’éclaircir.
Lévinas se situe contre la philosophie de Heidegger même si celle-ci est considèrée
comme cruciale. En effet, pour se démarquer de Heidegger que Lévinas va penser et
approfondir ses intuitions premières. Si Lévinas conçoit comme Heidegger le mal du monde
moderne, il ne suit pas du tout les explications de ce dernier. Ainsi, la distance philosophique
qui les sépare est fondamentale, ce dans la mesure où Heidegger cherche à éclaircir l’Être

46
voilé par la métaphysique, Lévinas produit un véritable renversement : il veut s’évader de
l’être, sortir hors de l’ontologie qu’il considère non comme la science de l’être mais la science
du « je » et donner la priorité à l’éthique. L’ontologie de par sa nature même pour Lévinas
porte à un oubli de l’autre. Heidegger voulait dénoncer l’oubli de l’être par la philosophie
moderne et la métaphysique, Lévinas dénonce la philosophie moderne, y compris Heidegger,
comme un oubli de l’Autre dans sa transcendance. Lévinas identifie la notion d’être-là, et
d’être au monde chez Heidegger à une évacuation de la présence de l’autre. Chez Heidegger,
« aucune extériorité n’est alors possible pour le sujet ». (A. Zielinski, 2004, p. 24)
La neutralité du monde heideggérien, la neutralité de l’être constitue pour Lévinas un
danger dans le sens ou elle ouvre à une sacralisation du monde. Une telle pensée pour Lévinas
est la théorie concomitante d’un exister païen. Or cela dissimule potentialité un monde
inhumain parce que privé de l’autre, fondement de la morale et même du sujet Lévinassien.
Lévinas analyse ainsi la philosophie de Heidegger :
 l’ontologie heideggérienne subordonne le rapport avec l’Autre à la relation avec le
Neutre qu’est l’Être et, par là, elle continue à exalter la volonté de la puissance dont Autrui
seul peut ébranler la légitimité et troubler la bonne conscience [...] L’Être l'ordonne ( le
Dasein) bâtisseur et cultivateur, au sein d’un paysage familier, sur une terre maternelle.
Anonyme, Neutre, il l’ordonne éthiquement indifférent et comme une liberté héroïque,
étrangère à toute culpabilité à l’égard d’autrui. (Lévinas, 2001, p. 236)

Heidegger nie l’existence éthique de l’homme en le posant comme un être-là destiné


exclusivement au rapport avec le monde et le vidant de toute préoccupation de l’autre.
L’indifférence que Lévinas voit chez Heidegger est le contraire du mouvement éthique du
sujet chez Lévinas. Pour Lévinas, une telle pensée est un soubassement philosophique de la
guerre tel qu’il l’analyse dans la première partie de Totalité et Infini. Le refus de l’Autre tel
qu’il se manifeste dans cette « maternité de la Terre » chez Heidegger est synonyme de
violence et « détermine toute la civilisation occidentale de propriété, d’exploitation, de
tyrannie politique et de guerre » (Lévinas, 2001, p. 237). Le rapport au monde est un axe
fondamental de la pensée de Heidegger. Or pour Lévinas cette préoccupation du monde est un
axe non fondamental parce qu’il trompe la philosophie et dénature le sens de l’être. « Pour
Lévinas, le monde sera toujours plus ou moins perçu comme le lieu d’absorption par le
Même » (A. Zielinski, 2004, p. 30). L’Autre est précisément cet étranger que je rencontre
dans le monde mais qui n’est pas du monde. Là ou Heidegger pense la familiarité du Dasein
avec le monde, Lévinas pense l’étrangeté du sujet et d’autrui par rapport au monde.
Cependant il conviendra de voir qu’il y a bien un rapport au monde chez Lévinas, mais qui est
soumis au rapport éthique avec autrui.

47
3.2 Sortir de l’ontologie
Lévinas est en dialogue constant avec ce qu’il appelle la tradition occidentale de la
philosophie. Il opère une synthèse de la pensée occidentale, à partir du régime autonome du
Même. La dialectique du « Même » et de « l’Autre » qui imprègne son ouvrage Totalité et
infini, use ainsi, de catégories qui permettent de penser une histoire de la philosophie écartelée
entre l’ontologie et la métaphysique. L’ontologie étant assimilée au Même, tandis que, la
métaphysique appartenant au règne de l’Autre. L’ontologie s’inscrit dans le langage à partir
du schème de la réponse à une question, la réponse apparaissant comme essence ou concept.
Or le concept s’entend toujours dans un système. D’après Levinas, l’attitude philosophique
conduit à limiter l’expression de l’altérité et ramène indistinctement tout au même, au régime
de l’ontologie, c’est-à-dire que l’altérité tend à disparaître dans l’hégémonie du même, de
l’être envisagé de manière verticale, de l’être vu comme vainqueur du combat métaphysique
contre l’autre. De ce fait, l’Occident se serait contenté de vivre sous le règne du Même, sans
parvenir à s’ouvrir et à répondre à la transcendance propre qui sous-tend la métaphysique. Et
comme le souligne Lévinas (1971, p. 33-34) :

 La philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie : une réduction de
l'Autre au Même, par l'entremise d'un terme moyen et neutre qui assure l'intelligence de l'être.
Cette primauté du Même fut la leçon de Socrate. Ne rien recevoir d'Autrui sinon ce qui est en
moi, comme si, de toute éternité, je possédais ce qui vient du dehors. Ne rien recevoir ou être
libre
En effet, l’ontologie repose sur un idéal d’adéquation de l’étant et de l’être avec pour
objectif la synthèse de ceux-ci. Cet idéal est le principe du Même qui repose sur l’unification
plus que sur l’unité, car le Même peut subir une certaine forme d’éclatement ou de dispersion
qui reste cependant toujours temporaire et est voué à un retour à l’unité. Plus qu’une unité, le
Même, comme le moi s’exprime comme identification, il est « l’être dont l’exister consiste à
s’identifier, à retrouver son identité à travers tout ce qui lui arrive » (Lévinas, 1971, p. 25).
D’où toute une relecture de la pensée philosophique occidentale, allant de Socrate à
Heidegger. Ainsi, dans cette la lecture Lévinas, la dénonce une tendance solipsiste de la
philosophie qui consiste à tout ramener sous le joug du Même. C’est là le grand mal de
l’ontologie comme science de l’être en tant qu’être que de vouloir trouver une unité sans
laquelle l’étant serait perdu de par son éclatement. Cependant, cette dénonciation de
l’ontologie occidentale ramenant tout au Même n’est pas un rejet radical mais le constat d’une
insuffisance. Autrement dit, du point de vue de Lévinas, la philosophie n’est pas allée assez
loin dans son exploration de l’étant et fut hésitante pour admettre la nécessité de l’éclatement

48
du moi. Du reste, en dépit de l’insuffisance, il est primordial selon Lévinas de passer par ce
moment ontologique pour accéder à la métaphysique, de passer par le moi pour que l’autre me
transcende.
Dans cette optique, le Moi est le terme nécessaire à la transcendance, il permet le face-
à-face avec autrui. C’est la raison pour laquelle Totalité et Infini connaît cette architecture
singulière qui consiste à s’ouvrir sur l’analyse du Moi et de son mode à être avant d’en venir à
la rupture. L’existence du Moi consiste en son identification. Quand bien même il subirait des
altérations, comme celles que connaît la conscience hégélienne, il en vient toujours, au terme
de ces altérations, à s’identifier, à adopter une perspective synthétique. De ce fait, l’analyse
Lévinassienne du Moi ne diffère pas radicalement de la perspective hégélienne. Mais là où il
va plus loin, c’est dans la possibilité de la rupture du Moi par l’autre.
           En effet, l’influence de Hegel dans Totalité et Infini se perçoit dans le titre de l’œuvre
et la dichotomie qui y est proposée. Le concept de totalité, éminemment hégélien, connaît une
modulation double : d’une part, la totalité concerne le rapport de l’étant au monde et, d’autre
part, la temporalité comme condition de dévoilement de la vérité. En ce qui concerne le
premier point, il faut noter que la dénonciation qui est faite par Lévinas rejoint celle dont nous
avons déjà parlé, à savoir le rapport de consommation de l’Autre par le Même. La philosophie
hégélienne ne connaît qu’une transcendance relative, d’autant plus que, le moi parvient
toujours à synthétiser le moment de la négativité pour retourner dans le règne quiet de l’Un.
Quand bien même le dévoilement des moments de la conscience, un des enjeux de la
Phénoménologie de l’Esprit, proposerait une forme de transcendance de soi à soi ou de soi à
autrui, il n’en reste pas moins que la synthèse finit par triompher. Or, comme le montre le titre
d’un des paragraphes de Totalité et Infini, La transcendance n’est pas la négativité. La
négativité suit encore le régime de la totalité car « Le négateur et le nié se posent ensemble,
forment système, c’est-à-dire totalité » (Lévinas, 1971, p. 30). Le deuxième côté de
l’opposition à la totalisation hégélienne concerne le rapport à l’histoire. Lévinas refuse l’idée
que l’histoire ne dévoile la vérité de l’étant que dans son caractère final. Contre ce finalisme
et cette clôture historique, Lévinas cherche à penser les conditions de l’éclatement du système
qui passe par le visage d’autrui. Ainsi, dans la continuité avec Kierkegaard, il cherche les
moyens d’une sortie de l’histoire. Contre le philosophe danois néanmoins, il ne voit pas la
sortie de la totalité par le moi mais par autrui : « Ce n’est pas moi qui me refuse au système,
comme le pensait Kierkegaard, c’est l’Autre. » (Lévinas, 1971, p. 30). La philosophie
systémique de Hegel est une ontologie du Même qui n’est pas régit par un principe de
transcendance.

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  La phénoménologie n’est pas en reste concernant la critique d’une philosophie qui ne
sort pas de l’ontologie. Lévinas (1971, p. 35) écrit : «  La médiation phénoménologique
emprunte une autre voie où l’« impérialisme ontologique » est encore plus visible ». Même si
toute la phénoménologie est ici visée, une attention particulière est portée à Heidegger. Cette
méthode s’illusionne la possibilité d’une distance radicale dans la non coïncidence de l’être et
de l’étant et semble à première vue développer une philosophie de la transcendance. L’étant
requiert une ouverture originaire de l’être pour y accéder et, de cette ouverture, se mettrait en
place la distance de l’être à l’étant. Cependant, le retour à une forme d’ontologie intervient,
l’accès de l’étant à l’être se fait à partir d’« une phosphorescence, une luminosité, d’un
épanouissement généreux. L’exister de l’existant se convertit en intelligibilité, son
indépendance est une reddition par rayonnement ». L’étant retrouve et recouvre l’être de sa
lumière, ou pour le dire en termes heideggériens, il dévoile la vérité de l’être comme si l’être
avait été créé pour cette connaissance rendant adéquat l’être et le paraître. Le primat de la
relation à l’être, qui anime toute la philosophie de Heidegger est, pour Lévinas (1971, p. 36),
une négation de la métaphysique au profit de l’ontologie. Le rapport à l’être est toujours un
rapport de consommation et de négation de toute altérité radicale. Il n’y a pas de place pour
les zones d’ombre, pour l’étrangeté, ni pour le silence et la nuit dans la phénoménologie de
Heidegger. La « duplicité » de la phénoménologie consiste à trouver un troisième terme qui
neutralise le rapport du Même à l’Autre : ce troisième terme est le concept ou la connaissance.
« Je pense » revient à « je peux » - à une appropriation de ce qui est, à une exploitation de la
réalité. L’ontologie comme philosophie première, est une philosophie de la puissance »
(Lévinas, 1971, p. 37). Aussi, par la connaissance, le Même parvient-il à ramener l’Autre à lui
et donc à nier son altérité radicale, elle est une puissance qui s’exerce sur le sujet par
l’utilisation du concept.
D’une certaine manière, pour Lévinas, le concept peut tout justifier, surtout le pire.
Des lors, en opposition à une phénoménologie de la domination, il proposera d’ériger
« l’éthique comme philosophie première » c’est-à-dire de prendre acte de l’altérité radicale
qui se joue dans le face-à-face avec autrui comme inaugurateur du sens. En d’autres termes,
contre « cette philosophie du pouvoir, l’ontologique comme philosophie première qui ne met
pas en question le Même », Lévinas (1971, p. 38) propose une pensée métaphysique axé sur
l’altérité pour réinventer une philosophie première.
 
3.3 Le désir métaphysique

50
La volonté de Lévinas est de sortir de la perspective ontologique. Aussi, développe-t-il
une phénoménologie qui prend source dans son concept de désir métaphysique. Celui-ci ne
prend acte ni de la conception classique de la métaphysique ni de celle du désir. Le désir est
traditionnellement assimilé à un manque, à la perte d’une unité originaire à reconquérir. Dans
l’objet désiré est supposé se trouver la clé du secret de l’unité perdue. Le désir ne sort pas du
règne du Même qui consiste en l’assimilation et en l’identification de l’altérité par le moi. Or
dans la perspective lévinassienne, le désir métaphysique s’oppose radicalement à cette
conception du désir. La métaphysique est perçue comme la rupture d’un monde familier par «
un hors-de-soi étranger » (Lévinas, 1971, p. 21). En effet,
le désir métaphysique n’aspire pas au retour, car il est désir d’un pays où nous ne naquîmes
point. D’un pays étranger à toute nature, qui n’a pas été notre patrie et où nous ne nous
transporterons jamais. Le désir métaphysique ne repose sur aucune parenté préalable. Désir
qu’on ne saurait satisfaire » (Lévinas, 1971, p. 22).

Ce désir métaphysique est un désir d’une altérité radicale qui ne cherche aucunement
un quelconque retour à soi-même. Le désir n’y est plus besoin mais est creusé par le désiré
lui-même. Lévinas établit ainsi, une différence entre besoin et désir. À ce propos, il écrit :
Dans le besoin, je puis mordre sur le réel et me satisfaire assimiler l’autre. Dans le désir, pas
de morsure sur l’être, pas de satiété, mais avenir sans jalons devant moi. C’est que le temps
que suppose le besoin m’est fourni par le Désir. Le besoin humain repose déjà sur le désir. Le
besoin a ainsi le temps de convertir cet autre en même, en travaillant. (Lévinas, 1971, p. 121)

Le désir métaphysique a une autre intention, il désire au-delà de tout ce qui peut le
combler. Il tend vers tout autre chose, il est tourné vers cet ailleurs ou cet autrement. Ainsi, la
spécificité du rapport métaphysique chez Lévinas est d’être un rapport sans lien, ou plutôt le
lien est la séparation. Dès lors, Lévinas tire la conséquence que se noue une asymétrie
fondamentale entre le désirant et le désiré, cette asymétrie étant vue comme dimension de la
hauteur. L’invisibilité qui se joue dans le désir métaphysique ouvre une dimension de hauteur
entre le désirant et le désiré. C’est ce qui fera dire à Lévinas (1971, p. 23) qu’autrui me
dépasse radicalement de par sa hauteur. Ce désir de l’invisible ou désir métaphysique devient
effectif lors de la rencontre d’autrui et son épiphanie dans le visage.
C’est par le désir qu’Autrui est rencontré, un désir insatiable, inassouvissable d’un
absolument autre toujours en deçà du désirable ; c’est le désir de l’étranger, de l’altérité
inaliénable qui est Autrui, c’est l’ouverture vers le transcendant. D’où la différence du désir
avec HEGEL où l’autre se présente comme élément de mon identification. Il n’est reconnu
que pour être exploité, pour le nier et l’assimiler à soi dans le processus d’auto-
compréhension de l’esprit absolu. Par contre le désir chez Lévinas, est la voie de la rencontre
de l’autre en tant qu’autre. Il s’agit « d’un désir qui ne cherche pas à être reconnu comme
51
Même, mais qui cherche l’autre afin de le reconnaître » (B. Forthomme, 1979, p. 85). C’est
donc « le besoin de l’autre » qui distingue le désir de Lévinas à celui de HEGEL où l’autre
apparaît comme la négation du même.
Autrui n’est pas un besoin qu’on peut satisfaire ; il est grâce à l’infini qu’il évoque par
son visage, comme désir. Je désire autrui non parce que je cherche quelque chose qu’il pourra
bien combler, mais parce que l’altérité d’autrui me vient d’une dimension de la hauteur.
Métaphysiquement désiré, Autrui n’est pas un objet comme un vêtement à ma disposition. Ce
désirable doit être exclusivement infini et doit se placer toujours à une position de grandeur
pour que le désirant lui soit soumis. Ainsi, « si le désirable du désir est infini, il est clair qu’il
ne peut se donner comme fin. L’infini suscite le désir et ne peut être atteint comme une fin, en
raison précisément de son infinitude » (B. Pangadjanga, 1990, p. 271). Dans cette optique, le
désir d’autrui que Lévinas appelle désir métaphysique est la voie pour aller vers le
transcendant. Autrement dit, « l’épiphanie de l’autre dans le visage constitue un désir qui me
mène vers le transcendant » (B. Pangadjanga, p. 317).
Le désir métaphysique lévinassien est un désir de l’entendement :
le désir métaphysique de l’absolument autre qui anime l’intellectualisme (ou l’empirisme
radical confiant dans l’enseignement de l’extériorité) déploie son én-ergie dans la vision du
visage ou dans l’idée d’infini. L’idée d’infini dépasse mes pouvoirs – (non pas
quantitativement, mais, nous le verrons plus loin, en les mettant en question). Elle ne vient pas
de notre fond a priori et, par là elle est l’expérience par excellence. (Lévinas, 1971, p. 213)

Ce désir de l’intellectuel, est un désir d’extériorité avant tout. Aussi, « partir du visage comme
d’une source où tout sens apparaît, du visage dans sa nudité absolue, dans la misère de tête qui
ne trouve pas de lieu où reposer, c’est affirmer que l’être se joue dans le rapport entre
hommes, que le Désir plutôt que le besoin commandes des actes » (Lévinas 1971, p. 333). Du
point de vue de Lévinas, ce désir de l’intellect qui aspire à l’extériorité procède plus du
discours produits par autrui, manifestant la justice, la droiture et l’accueil fait au visage, que
d’une connaissance objective. Pour lui, le désir métaphysique ne ramène pas à un autre relatif,
ailleurs ou supérieur, ni même à une altérité intérieure :
Le terme du mouvement – l’ailleurs ou l’autre – est dit autre dans un sens éminent. Aucun
voyage, aucun changement de climat et de décor ne sauraient satisfaire le désir qui y tend.
L’autre métaphysiquement désiré n’est pas « autre » comme le pain que je mange, comme le
pays que j’habite, comme le paysage que je contemple, comme, parfois, moi-même à moi-
même, ce « je », cet « autre ». De ces réalités, je peux « me repaître » et, dans une très large
mesure, me satisfaire, comme si elles m’avaient simplement manqué. Par là même, leur
altérité se résorbe dans mon identité de pensant ou de possédant. Le désir métaphysique tend
vers tout autre chose, vers  l’absolument Autre. (Lévinas, 1971, p. 21)

52
Autrement dit, le désir métaphysique est tourné vers un objet transcendant, situé au-delà de
toute expérience humaine possible. Ainsi, la transcendance qui constitue un des concepts
fondamentaux de la philosophie de Lévinas est intimement liée au désir. En effet, 
Le mouvement de transcendance se distingue de la négativité par laquelle l’homme mécontent,
refuse la condition où il est installé. La négativité suppose un être installé, placé dans un lieu
où il est chez soi ; elle est un fait économique, au sens étymologique de cet adjectif. Le travail
transforme le monde, mais prend appui dans le monde qu’il le transforme (Lévinas, 1971, p.
30).
La transcendance est conçue comme extériorité chez Lévinas. Un mouvement du Moi vers
l’Autre, une sortie de l’ordre de l’être, une ouverture originelle du pour-soi au pour-autrui.
Cependant, comme mentionné dans le chapitre précédent, cette transcendance présente un
caractère paradoxal du fait de sa relation avec ce qui est séparé. Elle est une façon pour le
distant de se donner. Dans la pensée lévinassienne, la transcendance se définit comme étant le
sens même de l’humain. Elle surgit dans le contexte de la question à l’Autre et sur l’Autre.
Dans ce sens, « Pour qu’une véritable transcendance soit possible […] il faut que l’autre
concerne le moi, tout en lui demeurant extérieur. Il faut surtout que par son extériorité même -
par son altérité – l’autre fasse sortir le moi de soi » (Lévinas, 1995, p. 12). En d’autres termes,
la transcendance ne naît pas de la relation intersubjective inscrite dans le registre où le moi a
préséance sur l’Autre. « Cette transcendance est vivante dans le rapport à l’autre homme,
c’est-à-dire dans la proximité du prochain dont l’unicité et, par conséquent, l’irréductible
altérité seraient encore ou déjà méconnues dans la perception qui dé-visage autrui » (Lévinas,
1995, p. 133). L’Autre étant plus que ce qu’il donne à la perception, implique que tout
rapport avec lui est totalement différent de l’expérience au sens sensible du terme. La
transcendance est à rechercher dans les dimensions de l’humanité de l’homme car, capable de
gratuité et de vigilance extrême envers son prochain, l’absolument autre. En ce sens, la
transcendance ne peut s’éprouver qu’en tant que mise en crise de la subjectivité, qui se trouve
en face de l’autre qu’elle ne peut apprivoiser encore moins aliéner, et qui pourtant, à qui et de
qui elle doit répondre.
De ce qui précède, l’on peut dire que la transcendance s’effectue à partir de la relation
horizontale avec Autrui, relation à partir de laquelle Dieu se révèle tout en étant caché. Mais
elle n’implique pas pour autant que l’autre homme est Dieu, ni que Dieu est un grand Autrui,
le transcendant. Ainsi, poser le transcendant comme étranger et pauvre, c’est s’interdire à la
relation métaphysique avec Dieu de s’accomplir dans l’ignorance des hommes et des choses.
La dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain. Une relation avec la transcendance -
cependant libre de toute emprise du transcendant - est une relation sociale. C’est là que le

53
Transcendant infiniment Autre, nous sollicite et en appelle à nous. « La proximité d’Autrui, la
proximité du prochain, est dans l’être un moment inéluctable de la révélation d’une présence
absolue (c’est-à-dire dégagée de toute relation) qui s’exprime » (Lévinas, 1971, p. 76).
Dans ce sens, Lévinas s’oppose à Hegel pour qui la chose en soi est un horizon de la
pensée qui reste immanent et que la dialectique permet théoriquement d’y parvenir. Par
contre, la description que fait Lévinas du désir de l’absolument autre, sous-entend que le désir
métaphysique ne peut jamais être satisfait ni contenté :

En dehors de la faim qu’on satisfait, de la soif qu’on étanche et des sens qu’on apaise, la
métaphysique désir l’Autre par-delà les satisfactions, sans que, par le corps aucun geste soit
possible pour diminuer l’aspiration, sans qu’il soit possible d’esquisser aucune caresse connue,
ni inventer aucune caresse nouvelle. Désir sans satisfaction qui, précisément, entend
l’éloignement, l’altérité et l’extériorité de l’Autre. Pour le désir, cette altérité, inadéquate à
l’idée, a un sens. Elle est entendue comme altérité d’Autrui et comme celle du très-haut. La
dimension même de hauteur est ouverte par le désir métaphysique. Que cette hauteur ne soit
plus le ciel, mais l’invisible, est l’élévation même de la hauteur et sa noblesse. Mourir pour
l’invisible – voilà la métaphysique. Mais cela ne veut pas dire que le désir puisse se passer
d’actes. Seulement ces actes ne sont ni consommation, ni caresse, ni liturgie. (Lévinas, 1971,
p. 23)

Ainsi, l’idée d’infini qui sous-tend le désir métaphysique n’est pas « objet » d’une
connaissance, mais le désirable, ce qui peut être atteint par une pensée, qui à chaque instant
pense plus qu’elle ne pense. Ainsi, d’une part, comme le souligne Lévinas, l’Autre absolu
n’est pas une représentation : « la relation métaphysique ne saurait être à proprement parler
une représentation, car l’Autre s’y dissoudrait dans le Même : toute la représentation se laisse
essentiellement interpréter comme constitution transcendantale » (Lévinas, 1971, p. 27).
D’autre part, l’Autre n’est pas une forme : « L’Autre métaphysique est autre d’une altérité qui
n’est pas formelle, d’une altérité qui n’est pas simple envers de l’identité, ni d’une altérité
faite de résistance au Même, mais d’une altérité antérieure à toute initiative, à tout
impérialisme du Même » (Lévinas, 1971, p. 28).

CHAPITRE 4 : UNE MÉTAPHYSIQUE DE L’ALTÉRITÉ

La philosophie de Lévinas se présente comme une critique de la pensée occidentale


comprise comme ontologie, comme totalité. En effet, Lévinas dénonce toute philosophie qui
réduit la vérité à quelque chose qu’il faut conquérir, dominer et posséder. D’après Lévinas,
54
dans le régime de l’ontologie, l’attitude philosophique conduit à limiter l’expression de
l’altérité et ramène indistinctement tout au même. Dans cette perspective, l’altérité tend à
disparaître dans l’hégémonie du même, de l’être envisagé de manière verticale, de l’être vu
comme vainqueur du combat métaphysique contre l’autre. D’où une métaphysique de
l’altérité comme alternative à l’ontologie formulée par Lévinas, qui sera l’objet de notre étude
dans ce présent chapitre. Pour mieux aborder cette problématique, nous nous proposons trois
axes à partir desquels, il s’agira d’élucider cette approche lévinassienne en planchant sur des
thématiques telles que : l’idée d’infini, la subjectivité comme accueil de l’altérité et la
dialectique Même-Autre.

4.1 L’idée de l’infini chez Lévinas

L’Infini chez Kant (Lévinas, 1971 p. 214) se présente comme l’achèvement de ce qui
se donne comme inachevé. De ce point de vue, l’infini s’appuie sur le fini. Chez Hegel,
l’infini est l’englobant, exclusion de tout autre, le fini s’y absorbe. D’une part, contrairement à
Hegel, l’idée d’infini en moi n’est pas englobante pour Descartes : cette idée d’infini en moi
est altérité pour le fini qui ne peut la concevoir, altérité issue de Dieu. Et d’autre part, au
contraire de Kant l’Infini chez Descartes fonde le fini, au sens où c’est sur l’idée d’infini
trouvée en soi que le Cogito trouve sa vérité. En effet, c’est seulement parce que Dieu est non
trompeur que l’idée pourtant claire du cogito est vraie.
Comme chez Descartes, l’Infini chez Lévinas, d’un côté laisse subsister le fini et lui est même
nécessaire, et de l’autre est non englobant et maintient l’altérité (Lévinas, 1971, p. 229-233).
Il s’agit, pour Lévinas, de trouver dans l’existence humaine une expérience de l’Infini. Il n’est
pas simplement question de retourner à l’idéalisme, mais plutôt de montrer dans le quotidien
de la vie de l’homme, dans son existence concret, la présence d’une structure qui corresponde
à celle de « l’idée de l’Infini ». Après Husserl, Lévinas, veut montrer que le sujet ne constitue
pas toutes les significations, qu’au-delà de sa fonction de donner un sens, il y a un Autre qui
fonde le sens, qu’au-delà de l’horizon de l’être, il y a un sens qui transcende l’horizon. Ainsi,
parmi toutes les idées que nous possédons, celle de l’infini occupe une place originale. Par
elle, l’homme entre en relation avec ce qui, par essence, ne peut être situé dans la sphère du
Même parce qu’il implique le dépassement des limites. Ce qui spécifie l’idée de l’infini, c’est
que « son ideatum dépasse son idée » (Lévinas, 1971, p. 40). La transcendance de

55
« l’ideatum » sur l’idée indique une distance qui n’a rien de commun avec celle séparant tel
autre acte mental de son objet. L’idée de l’infini est animée par une intentionnalité originale,
car elle vise par définition ce qui n’est pas englobable. « La distance qui sépare ideatum et
idée constitue ici le contenu de l’ideatum même » (Lévinas, 1971, p. 41). Contrairement à
toute autre idée, le thème pensé est débordé par son incompréhensibilité. Le moi pensant
pense plus qu’il ne pense et l’infini n’est pas saisi. En effet, une visée adéquate de
l’impensable est contradictoire, car la conformité de cette idée avec « l’ideatum » anéantirait
l’idée même de l’infini. On comprend mieux ainsi que saisir l’infini dans une représentation
serait le limiter à notre finitude. Il est un « objet » que je ne peux posséder sans le trahir. C’est
ce qu’exprime Levinas en disant que l’idée de l’infini n’est pas un concept. Le terme même
d’infini, désigne pour Levinas (Lévinas, 1995, p. 69) la « propriété de certains contenus
offerts à la pensée de s’étendre au delà de toute limite » et de toute limite conceptuelle.
L’infini est le lieu même où a lieu la rupture de la limite. En ce sens Levinas se demande avec
légitimité comment une telle idée peut être abordée philosophiquement. Tout d’abord il
apparaît que l’infini échappe à l’expérience entendue au sens ontologique comme
saisissement de l’être, « emprise sur » ou « possession ». Il n’y a, de phénoménalité de l’infini
que son absence. Aussi, Levinas parlant de Dieu qui vient à l’idée, ambitionne de montrer,
comment apparaît en nous la pensée de ce qui dépasse précisément la pensée et ne se laisse ni
saisir ni absorber par elle. Dans cette perspective, l’idée d’infini est associée à la
transcendance. A priori, il est vrai que la coïncidence entre expérience et infini ne semble pas
évidente tant il est vrai que l’expérience semble précisément être le lieu de la limite.
Aussi, l’analyse de la perspective cartésienne de l’idée d’infini permet-il à Lévinas de
bâtir sa propre conception de l’idée d’Infini. En effet, Descartes (2011, p. 103), dans la
troisième Méditation, trouve dans le Cogito une idée absolument unique en son genre,
irréductible aux idées « nées avec moi » et aux idées « étrangères et qui viennent du dehors ».
Toutes les idées, en effet, peuvent avoir leur origine en moi-même et ne requièrent pas
nécessairement, pour légitimer leur présence en moi, l’existence d’une réalité transcendante
quelconque. Mais l’idée de Dieu, celle, qui désigne « un Dieu souverain, éternel, infini,
immuable, tout connaissant, tout puissant et Créateur universel de toutes les choses qui sont
hors de lui » (Descartes, 2011, p. 109), ne peut provenir de moi, d’autant puisque, je ne saurai
avoir l’idée d’une substance qui soit infinie, dans la meure où je suis un être fini, j’ai besoin
que cette idée soit mise en moi par quelque substance qui fut véritablement infinie (Descartes,
2011, p. 119). Mieux encore, cette idée se présente comme une réalité objective et précède
toute reconnaissance du fini ;

56
car comment serait-il possible que je puisse connaître que je doute, et que je désire, c’est-à-dire
qu’il me manque quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune
idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de
ma nature? (Descartes, 2011, p. 119)
S’il est vrai que Descartes fait de l’idée d’infini une idée innée, il faut Cependant noter
que cette idée correspond moins à une représentation qu’à la découverte d’une exigence
intérieure, d’un dynamisme de l’esprit allant au-delà de toute réalisation particulière ;
[...] lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connais que je suis une chose
imparfaite, incomplète et dépendante d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose
de meilleur et de plus grand que je ne suis, mais je connais aussi, en même temps que celui
duquel je dépends possède en soi toutes ces grandes choses auxquelles j’aspire, et dont je
trouve en moi les idées, non pas indéfiniment, et seulement en puissance, mais qu’il en jouit en
effet, actuellement, et infiniment, et ainsi qu’il est Dieu. (Descartes, 2011, p. 132-133)

Les problématiques soulevées par la réflexion cartésienne, notamment, la nature


particulière de l’idée d’infini, son antériorité par rapport au fini, sa nécessité pour fonder non
seulement la valeur objective de notre connaissance, le Cogito, la référence au Dieu créateur
sont autant d’éléments issus de la troisième Méditation que Lévinas reprend et analyse au
travers de son œuvre. Invitant à faire l’expérience à proprement dite de l’Infini. Cette
rencontre avec l’Infini se fait concrètement dans la rencontre d’Autrui ; du visage fraternel et
humain qui me sollicite et résiste à mon pouvoir d’assimilation. « C’est donc recevoir
d’Autrui au delà de la capacité du Moi ; ce qui signifie exactement : avoir l’idée de l’infini. »
(Lévinas, 1990, p. 43).
Le propre d’Autrui c’est d’être absolument irréductible à moi, d’être au-delà de la
compréhension que je peux en avoir, de me visiter comme l’Étranger, 1’absolument autre,
l’extérieur qu’il me faut reconnaître comme tel. Il échappe à ma pensée théorique, il ne peut
être intégré à mon univers : « autrui ne nous affecte pas à partir d’un concept. Il est étant et
compte comme tel » (Lévinas, 56, 1, p. 93). Chez Lévinas, l’Infini est l’Autre. Moi et Autre
vivent dans un régime de séparation qui permet l’intériorité. La description de ce régime de
séparation occupe toute la deuxième section de Totalité et infini (p. 109-200). Cependant, Moi
et Autre ne sont pas que séparés, ils entrent en relation. On pourrait croire que cette relation
pourrait se faire au travers des œuvres, fruits de notre action dans le monde (Lévinas, 1971, p.
251-252). Pour Lévinas, l’Autre est l’Infini dans un face à face, et cela pour plusieurs raisons.
Premièrement parce qu’il échappe à la totalisation hégélienne. Il ne se laisse pas
englober dans une rationalité, car toujours libre de lui échapper. Il reste Autre même dans mes
propres tentatives d’asservissement, qui ne peuvent réussir qu’en apparence. Le régime de
séparation est en fait « éloignement d’une étoile dans l’immensité de l’espace » (Lévinas,
1971, p. 215).
57
Deuxièmement, l’Autre est Infini parce qu’il est mon Maître. Dans le face à face, il est
plus grand que moi : il y a « courbure de l’espace intersubjectif » (Lévinas, 1971, p. 323). Il
n’y a plus un Je-Tu symétrique comme chez Buber (Lévinas, 1971 p. 64), mais un Je-Vous
(Lévinas, 1971, p. 73) qui marque une différence. Paradoxalement, l’Autre est le maitre dans
la faiblesse et la nudité de son visage. Visage compris comme autrui qui se présente face à
moi (Lévinas, 1971, p. 235) et qui, par sa simple présence, avant même qu’un dialogue
rationnel s’instaure, avant même que j’ai eu le temps de l’observer, sollicite une réaction de
ma part. Ce visage m’oblige, « ouvre le discours originel dont le premier mot est obligation »
(Lévinas, 1971, p. 220). Ainsi, avant d’être rationnel, le langage originel est éthique.
L’éthique précède l’ontologie, comme chez Platon où « la place du Bien (est) au dessus de
toute essence » (Lévinas, 1971, p. 106).
Troisièmement l’autre est Infini parce qu’il me sollicite par une exigence qui est Désir.
Or, un désir, contrairement au besoin, ne se comble pas, il « s’augmente de sa satisfaction »
(Lévinas, 1982, p. 86). «Plus je suis juste, plus je suis responsable. » (Lévinas, 1982, p. 101).
Cela revient à dire que l’exigence éthique est insatiable, «elle est exigence de sainteté »
(Lévinas, 1982, p. 101), à l’infini.
Enfin, de même qu’il n’est pas englobé, l’Autre, le Maitre, n’est pas un Infini
englobant. On est aux antipodes de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. De
même que « l’idée de l’Infini qui chez Descartes se loge dans une pensée qui ne peut la
contenir…l’extériorité se fait en quelque façon « intériorité » dans la sincérité du témoignage
» (Lévinas, 1974, p. 187). Le témoignage, c’est la réponse du Moi qui est le témoin, à l’Autre
qui est l’Infini. « La gloire de l’Infini se révèle par ce qu’elle est capable de faire dans le
témoin » (Lévinas, 1982, p.105). Ce témoignage fonde ma liberté : « En l’appelant à la
responsabilité, il l’instaure et la justifie […] La résistance de l’Autre ne me fait pas violence,
n’agit pas négativement ; elle a une structure positive : éthique» (Lévinas, 1971, p. 215).
Entrer en rapport avec Autrui, c’est donc nécessairement devoir renoncer à son
« pouvoir de pouvoir », accomplir une transcendance véritable (au sens étymologique du
terme,  scandere trans : aller à travers, sortir de soi pour aller vers l’autre). Dès lors, il devient
nécessaire d’abordé la subjectivité comme « hospitalité ».

4.2 La subjectivité comme accueil de l’altérite

58
Pour comprendre la subjectivité chez Lévinas, il nous faut partir de son approche de
l’intentionnalité. Lévinas reconnaît à Husserl le mérite d’avoir fait de la philosophie une
science rigoureuse avec sa méthode phénoménologique. Il retient de lui, le concept
d’intentionnalité. En effet, d’une part, Levinas présente le concept husserlien comme une
révolution et une libération à l’égard de l’orientation de la philosophie occidentale. Avec le
concept d’intentionnalité, la phénoménologie husserlienne se situerait hors du prisme de la
représentation que Levinas critique. Cependant, d’autre part, Levinas s’emploie à montrer que
l’intentionnalité husserlienne est encore prise dans l’horizon du savoir et de la représentation,
presque de part en part objectivante et incapable de faire droit à la transcendance radicale du
rapport à l’autre. Il présente d’un côté l’intentionnalité comme transcendance, au sens d’une
ouverture à l’altérité quelle qu’elle soit, mais d’un autre côté, elle est pour lui retour à
l’immanence du même et du mien, car l’autre dans le rapport intentionnel reste à la mesure du
sujet de la conscience.
Levinas évoque parfois l’intentionnalité par la formule « distance et proximité ». En
réalité, sa lecture est double, s’intéressant parfois à l’intentionnalité pour la distance et
l’ouverture qu’elle installe à la base de la conscience mais en faisant aussi le procès de la
proximité et parenté excessives sur fond desquelles se déploie le rapport. Ainsi, la proximité
peut être l’ouverture à l’autre mais aussi l’envahissement de celui-ci.
Il faut cependant, éviter de tomber dans la facilité de comprendre l’intentionnalité
comme simple corrélation entre le sujet et l’objet : « Le fait que l’être est révélation - que
l’essence de l’être est sa vérité - s’exprime par la notion de l’intentionnalité. L’intentionnalité
ne consiste pas à affirmer la corrélation entre le sujet et l’objet » (Lévinas, 1974, p. 164).
Levinas insiste sur le fait que l’intentionnalité husserlienne ne signifie pas vraiment cette
corrélation nécessaire entre sujet et objet par laquelle on a trop souvent pris l’habitude de la
résumer. Ce serait en perdre le sens original. Bien avant Husserl en effet, on a contesté cette
séparation du sujet et de l’objet. L’intentionnalité signifie alors plutôt pour Levinas
l’éclatement de la conscience vers les objets ou que nous sommes immédiatement auprès des
choses. En effet, on peut toujours parler de corrélation sujet-objet sans rien changer à la façon
de représenter la vie de la conscience. À ce propos, Levinas va surtout insister sur le fait que
la phénoménologie husserlienne conduit hors des catégories classiques sujet-objet (sujet
constituant et monde constitué, objet fixe, simple résultat) pour pouvoir faire du sujet et de
l’objet les pôles de la vie intentionnelle.
Méconnaître ce conditionnement, c’est produire des abstractions, équivoques et vides dans la
pensée. C’est peut-être par cette mise en garde contre la pensée claire, oublieuse de ses

59
horizons constituants, que l’œuvre husserlienne aura été le plus immédiatement utile à tous les
théoriciens. (Lévinas, 1974, p. 186).
Du point de vue de Lévinas, la place primordiale laissée à la sensibilité dans la
révolution phénoménologique est essentiel. Ainsi pour lui, si Husserl n’avait pas pris en
compte la sensation, la transcendance de l’intentionnalité n’aurait jamais pu avoir le sens
d’une présence au monde (Lévinas, 1974, p. 221). Autrement dit, tout en évitant le
sensualisme, l’identification pure et simple de la conscience aux sensations des choses, la
phénoménologie permet de réhabiliter le sensible. L’expérience sensible est privilégiée car
elle permet de lever l’illusion selon laquelle les choses et les notions seraient des contenus. En
effet, dans l’expérience sensible, se joue une opération de double conditionnement entre les
pôles du rapport : « En elle, se joue cette ambiguïté de la constitution, où le noème
conditionne et abrite la noèse qui le constitue » (Lévinas, 1974, p. 186). L’instance de
constitution se forme ainsi dans l’acte de constitution. À partir de là, éclate pour Levinas le
divorce entre les perspectives hégélienne et husserlienne. Si le sujet possède une activité,
l’être surgit et, dans la sensibilité, l’impression est d’abord passive, si bien que «
Contrairement à Hegel, s’effectue l’arrachement du sujet à tout système et à toute totalité, une
transcendance en arrière, à partir de l’immanence de l’état conscience, une rétro-cendance… »
(Lévinas, 1974, p. 166). Cela engage pour Levinas une nouvelle notion de sensibilité et de
subjectivité. Il fait la promotion d’une passivité radicalement non hégélienne. En effet, le
concept de sujet, rattaché ainsi à la sensibilité, alliant activité et passivité, distingue la
personne de l’œuvre qu’elle pense ou constitue, car avec son œuvre sensible, le moi est
antérieur (Lévinas, 1974, p. 168).
Dans cette nouvelle façon de penser le lien entre les données et leurs conditions
subjectives, Levinas constate une révolution conceptuelle. Aussi, les qualités ne sont-elles pas
des données brutes mais rapport, et que ce rapport qu’est toute qualité ne soit ni analytique ni
synthétique ou dialectique mais intentionnel. Il s’agit pour Levinas d’« une nouvelle façon
d’égrener les concepts » (Lévinas, 1974, p. 172). Il y a là une rupture avec la pensée
représentative. En effet, pour Levinas, c’est la représentation qui aborde les êtres comme des
réalités qui se soutiennent par elles-mêmes, qui tiennent debout toutes seules telles des
substances et qui fait abstraction de la condition de ses réalités, alors que la phénoménologie
husserlienne avec l’intentionnalité considère les conditions subjectives des réalités (Lévinas,
1974, p. 176). Cependant selon Levinas l’intention est porteuse d’un malentendu inévitable.
En effet, l’intention est aussi bien une méconnaissance de l’objet en raison de l’occultation de
tout ce que l’intention ne contient que de façon implicite au titre de potentialités. Avec

60
l’intention, la conscience voit sans voir l’objet (Lévinas, 1974, p. 179). Dans cette
perspective, « l’intentionnalité désigne ainsi une relation avec l’objet, mais une relation telle
qu’elle porte en elle, essentiellement, un sens implicite » (Lévinas, 1974, p. 180). L’intention
est porteuse d’autres horizons, d’un au-delà et ce dépassement de l’intention dans l’intention
elle-même, est fondamentale pour Lévinas.
En effet, pour Levinas, l’intentionnalité phénoménologique avec le conditionnement
de l’actualité consciente par l’implicite remet en cause la souveraineté de la représentation et
du sujet en faisant émerger les implications méconnues de la pensée, cet invisible auquel la
pensée est adossée. L’intentionnalité husserlienne impliquerait donc d’abord cette idée
décisive à ses yeux que la conscience intentionnelle qui vise intentionnellement un objet est
toujours accompagnée et dépendante d’une pensée implicite, préréflexive, non intentionnelle,
sans visée volontaire, qui s’exerce à l’insu de la conscience qui vise monde et objets :
Elle accompagne tous les processus intentionnels de la conscience du moi qui, dans cette
conscience, « agit » et « veut » et a des intentions. Conscience de la conscience, « indirecte »
et implicite, sans initiative qui procéderait d’un moi, sans visée. Conscience passive comme le
temps qui passe et me vieillit sans moi. Conscience immédiate de soi, non intentionnelle.
(Lévinas, 1995, p. 39-40)
Avec l’idée d’intentionnalité de la conscience, le sujet est présent auprès des choses
qui sont transcendantes à son égard. On comprend ainsi que l’en soi de l’objet puisse devenir
subjectif, ce qui restait difficile à expliquer avec un sujet clos, fermé sur lui-même (Lévinas,
1974, p. 179). Levinas considère d’abord que la présence auprès des choses qu’exprime
l’intentionnalité est une transcendance (Lévinas, 1974, p. 183), car cette transcendance est une
« ouverture sur ». L’intentionnalité phénoménologique est alors valorisée par Levinas dans la
mesure où, elle est promotion d’une transcendance au sens d’une ouverture sur l’altérité et
l’extériorité. Ainsi, « L’être est extériorité et l’extériorité se produit dans sa vérité, dans un
champ subjectif, pour l’être séparé » (Lévinas, 1971, p. 333). Dès lors, la caractéristique
essentielle de l’intentionnalité pour Levinas est la transcendance. En étant immédiatement
auprès d’un objet transcendant, la pensée n’a plus rien d’une subjectivité fermée sur elle-
même et occupée de ses seules représentations.
La conscience de soi n’est pas une réplique dialectique de la conscience métaphysique
que j’ai de l’Autre. Et son rapport avec soi n’est pas davantage représentation de soi.
Antérieurement à toute vision de soi, elle s’accomplit en se tenant ; elle s’implante en soi
comme corps et se tient dans son intériorité, dans sa maison. Elle accomplit ainsi la séparation
positivement, sans réduire à une négation de l’être dont elle est sépare. Mais ainsi précisément
elle peut l’accueillir. Le sujet est un hôte. (Lévinas, 1971, p. 334)
Avant d’envisager la relation à la transcendance d’autrui, il est nécessaire de montrer
comment une subjectivité peut s’extraire de son enfermement dans l’être pour atteindre un

61
exister autonome. La subjectivité envisagée comme exister pur et séparé de toute subsomption
est une condition nécessaire au développement d’une relation à autrui forte, c’est-à-dire d’une
relation entre deux subjectivités irréductibles l’une à l’autre. C’est la raison pour laquelle
Lévinas réfléchit en premier lieu aux conditions de formation d’une subjectivité indépendante
ou « séparée », séparée compris au sens de séparée de sa soumission aux lois de l’être. C’est
dans la notion de jouissance que Lévinas trouve le moyen pour le sujet de se séparer. La
jouissance est le mode premier de l’exister du sujet. Il faut parler d’exister du sujet car, dans
la jouissance, le sujet s’oppose déjà à l’être. À ce sujet Lévinas écrivait :
 La jouissance n’est pas un état psychologique entre autre, tonalité affective de la psychologie
empiriste, mais le frisson même du moi. Nous nous y maintenons toujours au deuxième degré
qui, cependant, n’est pas encore celui de la réflexion. Le bonheur où nous nous mouvons déjà
par le simple fait de vivre, est, en effet, toujours au-delà de l’être où sont taillées les choses.
(Lévinas, 1971, p. 116) 

C’est la jouissance qui permet au sujet de sortir de l’être, de se séparer de l’être pour acquérir
une autonomie et une individualité. « La subjectivité prend son origine dans l’indépendance
et dans la souveraineté de la jouissance » (Lévinas, 1971, p. 117).
Cependant, la subjectivation du sujet n’est pas complètement achevée dans la
jouissance. Il lui manque, pour atteindre à la réflexivité, la relation avec la transcendance. Le
sujet jouissant est animé par le désir métaphysique, qui le pousse à rechercher l’absolument
autre. Cette altérité absolue, l’individu la trouve dans la rencontre du visage d’autrui. La
fonction de la jouissance est de préparer à la relation avec une transcendance absolue, celle
d’autrui. Il ne faut pas pour autant croire que la séparation de la subjectivité n’a pas d’exister
autonome, comme si son être était entièrement dépendant de cette préparation à l’accueil du
visage d’autrui. Au contraire, le principe même de la subjectivité est d’être autonome, ce qui
fait du sujet lévinassien pré-transcendance, un sujet quasi souverain. Sans la position première
de la subjectivité et la séparation de sa relation avec l’être qui en découle, le face à face avec
autrui serait impossible.
Dans ce sens, la phénoménologie husserlienne avec l’idée d’intentionnalité ouvre la
voie à une altérité véritable. Elle laisse « entrevoir une relation avec l’autre qui ne sera ni une
limitation intolérable du pensant ni une simple absorption de cet autre dans un moi, sous
forme de contenu » (Lévinas, 1974, p. 188).
Cependant, par-delà, la divergence avec Husserl sur certains aspects (savoir
théorétique et primat de la conscience d’objet), le désaccord fondamental avec Lévinas
intervient autour de la question de l’altérité d’Autrui. L’altérité telle que présentée par
Husserl, est qualifiée de relative, d’affaiblie, d’altérée, par Lévinas. Pour lui, Husserl a

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manqué l’altérité infinie de l’autre et l’a réduite au Même. Il a fait de l’autre un alter ego, un
phénomène d’Ego. Bref, il a neutralisé l’altérité absolue de l’autre. Ainsi, la phénoménologie
tout entière, depuis Husserl, est-elle la promotion de l’idée de l’horizon qui joue un rôle
équivalent à celui du concept dans l’idéalisme classique. Pour Husserl, on ne peut parler de
l’autre qu’à partir d’un certain apparaître. Dans ce cas, l’autre devient nécessairement
phénomène de l’ego constitué par présentation analogique à partir de la sphère d’appartenance
propre de l’ego. C’est ce que DERRIDA (1967, p. 180-181) souligne lorsqu’il écrit que :
C’est l’autre en tant qu’autre qui est phénomène de l’ego, phénomène d’une certaine
non-phénoménalité irréductible pour l’ego comme ego en général. Car il est impossible de
rencontrer l’alter ego, il est impossible de le respecter dans l’expérience et dans le langage sans
que cet autre, dans son altérité, apparaisse pour un ego.

La philosophie husserlienne est égologique dans la mesure où le Moi s’enferme dans


sa conscience individuelle primordiale, dans « sa sphère primordiale » et réduit l’autre en
neutralisant son altérité. C’est ce que Lévinas qualifie de violence, de non-reconnaissance de
l’autre. Ainsi, même si Husserl a eu le souci de réhabiliter l’altérité d’Autrui (notamment dans
ses critiques contre Hegel), du point de vue de Lévinas cet objectif n’a pas été atteint, malgré
les efforts déployés. En effet, il n’a abouti qu’à construire des êtres de raison. D’où le règne
de la science, c’est-à-dire de la rationalité. Sa philosophie demeure non seulement
ontologique, en ce sens qu’elle est une expérience de l’être, mais elle est aussi et surtout une
philosophie de la raison, car elle est calquée sur le règne stable de la science. Ce règne de la
raison est la caractéristique essentielle de l’intentionnalité husserlienne.
Lévinas dans son intervention, inverse le sens autrefois attribué jadis à la réduction
intersubjective. En effet, la réduction intersubjective ne se dirige pas nécessairement contre le
solipsisme de la sphère primordiale et le relativisme de la vérité, mais lorsque « le Moi »
cesse de se poser et parvient à se voir à partir d’Autrui (à qui il a seulement des comptes à
rendre) et qu’il s’arrache à sa primordialité que survient l’événement non-gnoséologique. Dès
lors, cette sphère primordiale perd sa priorité devant le visage d’Autrui et la subjectivité se
réveille de l’égologique de l’égoïsme et de l’égotisme. Avec la réduction intersubjective de
Levinas, il se fait un renversement des valeurs. « Le Moi » est dépouillé de sa conscience
individuelle.
L’existence subjective reçoit de la séparation ses linéaments. Identification intérieur
d’un être dont l’identité épuise l’essence, identification du Même, l’individuation ne vient pas
frapper les termes d’une façon quelconque appelée séparation. La séparation est l’acte même
de l’individuation, la possibilité, d’une façon générale, pour une entité qui se pose dans l’être,
de s’y poser non pas en se définissant par ses références à un tout, par sa place dans un
système, mais à partir de soi. Le fait de partir de soi équivaut à la séparation. Mais le fait de

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partir de soi et la séparation elle-même, ne peuvent se produire dans l’être qu’en ouvrant la
dimension de l’intériorité. (Lévinas, 1971, p. 334)
Autrement dit, l’Autre n’est plus totalité dans le Même ; il se présente en face du Même, et
l’interpelle à le rendre justice. À cet effet, il est le non thématisable, le non synthétisable. La
pensée de Levinas, ouvre la question de l’être à une nouvelle perspective : l’être peut-il
résister à la pensée tout en s’offrant à elle, peut-il être autre?

4.3 L’autre de l’être ou autrement qu’être :


une métaphysique radicale

Le Même et l’Autre sont les deux déterminations d’où part la philosophie de Levinas.
C’est la relation de ces deux termes, pour tout dire la dialectique Même-Autre qui nous
plonge dans la pensée métaphysique lévinassienne. Ces termes sont utilisés pour souligner
davantage le statut relationnel de l’homme au détriment des termes, « Je » et « Tu ». C’est un
aspect fondamental de la pensée de Lévinas qui ne considère pas tant une entité close sur elle-
même qu’un être ouvert sur, en relation à. Dans cette perspective, Levinas ignore le je en soi
pour se consacrer à l’étude de la visée de ce je vers l’altérité. Décrire une relation par le
Même et l’Autre, implique nécessairement la notion d’une différence, d’une distance que
Levinas nomme « séparation ». Autrement dit, le Même ne pourra approcher l’Autre que par
des visées, par des intentionnalités respectueuses de son altérité. Toute totalisation, toute
systématisation est rendu impossible par Leur différence ontologique, lorsque l’on se situe
dans un regard d’ensemble. Ainsi, réduire l’Autre revient à le dissoudre dans le Même, à le
nier dans ce qu’il a d’essentiel. Selon Levinas, c’est ce qu’a fait la philosophie occidentale
dans son ensemble. Elle fut une philosophie de l’autonomie, de loi du Même et du refus de
l’Autre. Elle fut une philosophie de la totalité par le primat constant que le Moi exerça sur le
non-moi. Le réel est un tout dont la limite est circonscrite par mes pouvoirs d’action et de
pensée. À l’altérité formelle de ce « monde économique » dont la distance peut être franchie,
s’oppose l’Autre d’une altérité absolue, métaphysique. « Autrui est métaphysique » (Lévinas,
1971, p. 59).
La pensée de Lévinas se propose donc de réfléchir expressément sur l’expérience de
l’autre, c’est-à-dire sur l’expérience proprement dite ; en deçà de l’autre il n’y a pas de
véritable sortie de soi, tout, y compris ce qui nous semble apprécié de manière objective, ne
révèle que la puissance de notre intériorité. Autrui est vraiment autre, c’est l’altérité par
excellence, qui ne se présente pas à nous à la manière de quelque chose que nous pourrions
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disposer ou connaître. À 1’Autre s’arrête le domaine intérieur ; l’intériorité fonde cette
présence du moi à soi, assure notre indépendance. Le royaume de l’intériorité a toujours
marqué 1’ontologie classique. En d’autres termes, il s’agit pour Levinas de s’inscrire dans la
pensée de l’être et d’en libérer non pas son impensé, mais, en laissant le sens et l’être se
déployer, y déceler une autre source du sens. Une autre source du sens au-delà du sens de
l’être, dont l’avance n’est pas un complément du Dire de l’être. C’est que l’être, pour Levinas,
est très précisément ce qui, plein de lui-même, ne peut manquer de rien. L’être n’appelle ni
complément, ni besoin, ni suppléance. Il y va donc non pas de la suppression et du
remplacement, voire de la négation de l’être, mais de quelque chose comme d’une surenchère
affectant l’être.
Levinas exige en fait de ressaisir et de reprendre la totalité de la question immémoriale
de la philosophie, la question du sens et de la vérité de l’être, en s’y installant et en y
élaborant la possibilité de la faire parler autrement encore. En effet, Levinas pense à partir de
l’être, du sens et de la vérité de l’être, et donc depuis le double génitif d’où l’être s’exprime à
la fois en s’exceptant et en s’ouvrant, mais en y infligeant en outre une autre altération : la
coupure entre le sens et l’être. Coupure où se libère une autre signifiance, donc un tout autre
Dire. Cette manière d’en rajouter sur l’être qui ne demande rien, voilà la singularité de la
métaphysique radicale de Levinas. On voit bien ici comment l’éthique comme philosophie
première vient, en le justifiant, supplémenter l’être.
Levinas opère un double dépassement, d’abord par rapport à Platon qui situe le Bien
« au-delà de l’essence » (Platon, 2008, VI, 509b). Ensuite, par rapport à l’être heideggérien
conçu comme absolument indépassable. En réalité, s’agissant de Platon et Heidegger, l’on est
face à trois ruptures différentes, dont la rupture lévinassienne, représente un tournant décisif
dans la représentation du monde, ce qu’on pourrait appeler un retournement complet des
choses.
L’un des moyens pour comprendre « l’autrement qu’être » lévinassien est de se référer
à la formule qui apparaît maintes fois sous sa plume, selon laquelle « autrement qu’être » ne
signifie pas simplement « être autrement », car « être autrement », c’est être encore un « être »
d’une autre manière. C’est continuer de maintenir le primat de l’ontologie tout en faisant jouer
une variable, comme si l’on espérait tout bonnement rectifier une ontologie par une autre. Il
s’agit plutôt de parler, d’un autrement que selon l’être ou encore d’un autrement que selon le
mode de l’être.
Cependant, vouloir produire un tel autrement dans le champ de l’être relève de la
contradiction dans les termes. Ce défis conduit parfois Levinas à prononcer des phrases que

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d’aucuns jugeront abscons : « L’autrement qu’être s’énonce dans un dire qui doit aussi se
dédire pour arracher ainsi l’autrement qu’être au dit où l’autrement qu’être se met déjà à ne
signifier qu’un être autrement. » (Lévinas, 1974, p. 19)
C’est dans cette perspective que la notion de tournant ou de retournement, voire de
« détour » peut s’avérer utile. En effet, ce qui ne peut être « dit » comme tel peut dans une
certaine mesure être signifié par un retournement inattendu et inespéré. Ainsi, du point de vue
de Levinas, il faut se détourner de l’être et se tourner vers autrui si l’on veut espérer abroger
la loi de l’être et de l’essence pour faire apparaître en eux quelque chose qui ne tient plus du
tout d’eux. Ce retournement en question est bien signifié par Levinas (1974, p. 27) lorsqu’il
écrit : « L’infini qui m’ordonne n’est ni cause agissant droit devant elle, ni thème déjà dominé
– et ne serait-ce que rétrospectivement – par la liberté. C’est ce détour à partir du visage et ce
détour à l’égard de ce détour dans l’énigme même de la trace, que nous avons appelé illéité ».
Autrement dit, l’accès à l’infini (au divin) nécessite le détour par le visage de l’autre à travers
la responsabilité pour l’autre, et que ce « visage » est lui-même « un détour dans l’énigme
même de la trace », dans la mesure où le visage est un rayonnement de l’Infini, une trace,
bien que cette trace ne soit pas simplement le  résidu d’une présence  antérieure mais bien
plutôt l’inflexion même de l’infini autrement inaccessible : « La trace se dessine et s’efface
dans le visage comme l’équivoque d’un dire et module ainsi la modalité même du
Transcendant (Lévinas, 1974, p. 27). En ce sens, le détour n’est nullement un véritable
« détour », c’est-à-dire une voie indirecte pour arriver à destination ; le « détour » est au
contraire le recours, la seule voie d’accès au divin :
 La positivité de l’Infini, c’est la conversion en responsabilité, en approche d’autrui, de la
réponse à l’Infini non-thématisable, dépassant glorieusement toute capacité, manifestant,
comme à contre-sens, sa demeure dans l’approche du prochain, qui obéit à sa mesure.
(Lévinas, 1974, p. 27)
Des lors, un double détour s’opère. D’une part, le prochain qui est le détour par quoi l’
« autrement qu’être » peut advenir, et d’autre part, le prochain lui-même est trace et détour, à
savoir luisance énigmatique de l’Infini. D’où l’énoncé principiel de Levinas selon lequel :
« c’est par autrui que la nouveauté signifie, dans l’être, l’autrement qu’être » (Lévinas, 1974,
p. 279). Levinas en cherchant l’au-delà de l’essence de l’être, n’évacue pas forcément l’au-
delà de l’essence platonicien, dans lequel se joue quelque chose de l’ « autrement qu’être »
auquel il songe lui-même (1974, p. 36). Car la recherche platonicienne du Bien suprême et
transcendant accorde elle aussi à sa manière selon Levinas une place insigne à l’éthique.
Toutefois, le détour autour duquel Levinas articule sa réflexion apporte quelque chose de
nouveau par rapport à l’exigence éthique héritée du platonisme.

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Pour Lévinas aller au-delà de l’essence en réponse à Heidegger, consiste à se libérer
de l’orbite de l’être dans ce qu’il représente de plus anonyme, oppressant et menaçant. C’est
se libérer non de la métaphysique mais du dépassement voulu de la métaphysique aboutissant
à une mainmise encore plus exclusive de l’être ramené à l’Eireignis, c’est-à-dire à
l’événementialité aveugle. Et comme le demande Levinas : « Faut-il que l’être, transcendant
les étants, c’est-à-dire une puissance impersonnelle et sans visage comme un fatum, donne un
sens au réel ? » (Lévinas, 1994, p. 122). Ainsi, aller au-delà de l’essence par mode
d’autrement qu’être équivaut à s’affranchir de toute essence et de la pensée même de
l’essence, pour faire résonner quelque chose non seulement d’au-delà mais de plus ancien et
plus auguste que l’être.
Ainsi, du point de vue de Levinas, l’être est une « essence brisée » par la présence en soi-
même de l’il y a, à savoir, ce qui existe par-delà la volonté de l’être. L’essence unifiée est
impossible. C’est dans le visage de 1’Autre qui porte la trace de l’infini que se conçoit
l’ultime altérité : celle de Dieu. C’est en démontrant et en définissant cette nouvelle « essence
brisée » que Levinas redéfinit le langage, 1’éthique et la connaissance. Autrement dit,
Levinas s’interroge sur l’être et sur le sens éthique qu’implique la définition que l’on donne
de cet être. En effet, l’éthique est, chez Levinas, pré-ontologique (l’ontologie s’interroge sur
l’être de ce qui existe, la pré-ontologie serait alors entendue comme ce qui préexiste à l’être
qui se conçoit lui-même). Elle fonde le sujet sur une préexistence, l’il y a, rappelant le
concept d’être (dasein opposé à l’étant) chez Heidegger. Lévinas définit ainsi l’éthique et
l’annexe à « l’infini ». L’éthique classique, à la suite de la redéfinition de l’être, est donc à
revoir, ainsi que les conceptions modernes qui s’y accrochent habituellement. Ainsi, la
présence de la possibilité de l’infini contenue dans l’être fait exploser l’essence fixée. Par
conséquent, une redéfinition de l’éthique est nécessaire, qui sollicite avant tout de repenser le
rapport au langage.
Partant de la pensée heideggérienne où l’essence est bloquée par une fixation de l’être dans le
langage, Levinas invite à une différenciation entre le dit et le Dire, qui permet de
problématiser l’être et l’ontologie. C’est sur ce point que l’on entre dans le vif du destin de
l’être, car c’est précisément dans la conception d’un être dans son Dire, conçu comme action,
cri et adresse à l’autre, ·que Levinas en profite pour révoquer l’image d’un être fini,
entièrement dit, qui serait sujet et objet à la fois. La nécessité du cri, cette volonté universelle
de Dire, apparaît alors comme pré-originelle, présente avant le dit, impossible à remplacer. Le
destin du Dire est bien entendu dans le dit, mais ce dernier n’est jamais plus que le moyen
obligé de la « manifestation ».

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Le destin sans issue où l’être enferme aussitôt l’énoncé de l’autre de l’être ne tient-il pas à
l’emprise que le dit exerce sur le dire, à l’oracle où le dit s’immobilise? La faillite de la
transcendance ne serait alors que la faillite d’une théologie thématisant, dans le logos, le
transcender, assignant un terme au passage de la transcendance, le figeant en « arrière-
monde», installant ce qu’elle dit dans la guerre et dans la matière, modalités inévitables du
destin que file l’être dans son intéressement ? (Lévinas, 1974, p. 16)
Cette « trahison » du langage, « langage qui permet de dire - fût-ce en le trahissant -
cet en dehors de l’être, cette ex-ception à l’être, comme si 1’autre de 1’être était événement
d’être » (Lévinas, 1974, p. 18), est un chemin obligé. Obligation qui cependant, ne doit pas
oublier sa provenance, d’où la volonté « active » de la philosophie lévinassienne. Ainsi, « si
cette trahison peut se réduire ; si on peut en même temps savoir et affranchir le su des
marques que la thématisation lui imprime en le subordonnant à l’ontologie» (Lévinas, 1974,
p. 19), on peut alors fonder une éthique de 1’autre précédant le savoir et le rendant possible et
nécessaire.
Cette possibilité d’une forme de savoir se trouve dans l’autrement qu’être qui
s’exprime au-delà de l’être, au-delà de la liberté. Cette redéfinition permet d’échapper au
destin de l’essence fixée dans le temps et dans la matière et ainsi d’échapper à la finitude d’un
soi enfermé dans le même. L’autrement qu’être exprime l’impossibilité d’un repli sur soi,
l’impossibilité d’une réponse à soi pour soi. « Mais comment, au point de rupture - encore
temporel et où il se passe de l’être - être et temps tomberaient-ils ·en ruine pour dégager la
subjectivité de son essence » (Lévinas, 1974, p. 22)? Cette question lévinassienne exprime
bien le contre sens dans laquelle entre la philosophie occidentale en plaçant l’être comme un
être fini, adjoint chez Hegel au temps, lié à 1’espace chez Husserl. Le temps a cela de
problématique que s’il gomme les écarts et remplit le vide, le dit et le Dire ont une énigme
primordiale à solutionner : celle du signalement, celle de la volonté même de ce Dire. Pour
Levinas, ce Dire est contenu dans un passé au-delà de la présence, en-dessous de toute
possibilité. Pour lui, c’est précisément dans l’impossible temporalisation du Dire que sont
contenues la liberté d’autrui et la responsabilité à son égard. C’est à ce niveau que Levinas
solutionne les problèmes qu’il identifie dans la philosophie occidentale : « La responsabilité
pour autrui est le lieu où se place le non-lieu de la subjectivité et où se perd le privilège de la
question : où ? Le temps du dit et de l’essence y laisse entendre le dire pré-originel, répond à
la transcendance […] » (Lévinas, 1974, p. 24).
La volonté du Dire, universelle, et la présence d’un il y a préexistant à toute fixation
de l’être, impliquent une dualité au sein même de l’être. L’essence est brisée, prise entre
l’étant et l’être sans possible fixation dans le langage, puisque le sujet est malgré lui intéressé
et nécessité par l’autre. La nécessité du pour-l’autre qu’oblige la constatation de la brisure de

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l’essence provoquerait le mouvement, l’obsession pour autrui. Face à la néantisation du temps
et de la possibilité d’un être pris uniquement dans le présent, l’être est, chez Levinas, obligé à
l’autre dans une dette contractée en dehors du temps et dont il n’est jamais quitte. La
substitution et l’investissement restent les seules modalités d’échange ; «toute mon intimité
s’investit en contre-mon-gré-pour-un-autre » (Lévinas, 1974, p. 26). Cette dette infinie est
contenue dans la subjectivité. « La subjectivité en deçà ou au-delà du libre et non libre -
obligée à l’égard du prochain - est le point de rupture de l’essence excédée par l’infini »
(Lévinas, 1974, p. 27)
Le visage porterait la trace de cette dette infinie et de 1' infini des possibles
rencontres : « cette façon de passer en inquiétant le présent sans se laisser investir par l’άρχη
de la conscience, en striant de raies la clarté de l’ostensible, nous l’avons appelée trace »
(Lévinas, 1974, p. 158). L’autrement qu’être se fonde en dehors des choses dites et fixées,
mais il est nécessaire. Levinas compare cette dette, qui est aussi mouvement vers l’autre, à
celui de l’inspiration, souffle et pneuma qui se nécessitent l’un et l’autre. L’obligation et le
morcellement de l’être fondent une éthique avant même qu’elle puisse être conceptualisable.
Dans cette optique, la connaissance passe par l’acceptation, au cœur du savoir, de cette trace
que le dire, le visage et l’il y a indiquent. Levinas attribue à cette trace l’impossibilité du
retour à soi et, par conséquent, celle du projet philosophique occidental. L’être, l’autrement
qu’être, responsable malgré lui, n’est pas justifié dans sa relation avec le pour-l’autre. Il est
persécuté dans son unicité par 1’Autre.
Le soi-même n’est pas issu de sa propre initiative comme il le prétend dans les jeux et les
figures de la conscience en marche vers l’unité de l’Idée, où il coïncidant avec lui-même, libre
en tant que totalité ne laissant rien au dehors, et, ainsi, pleinement raisonnable, il se pose
comme terme toujours convertible en relation : conscience de soi. Le soi-même s’hypostasie
autrement : il se noue indénouable dans une responsabilité pour les autres. (Lévinas, 1974, p.
166-167)
Contre « l’égoïté », contre la fixation, Levinas trace le chemin d’une redéfinition, permise
justement par cet inter-esse-ment, qui nous mène dans les questions de savoir. Le Dire,
comme nous le notions, déborde l’être, résiste à l’ontologisation et ne permet pas l’oubli de ce
passé immémorial. C’est dans le lien avec le nom des sujets que Levinas situe l’incarnation et
le lien avec ce passé diachronique et anarchique. C’est alors pour lui dans le nom le plus pur,
le nom sans incarnation, dans le nom de Dieu, l’Infini, que l’il y a se révèle dans son destin du
l’un-pour-l’autre. L’être se montre alors à la fois comme un nom et comme un verbe, fixé
dans le dit. Il doit y avoir, dans son nom, une présence qui le précède, qui permet l’action du
Dire contenue dans le dit. Pour Levinas (1974, p. 47), « la subjectivité est constituée par
l’autre dans le même ». Ainsi :

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le sujet humain - moi - appelé au bord des larmes et du rire aux responsabilités, n’est pas un
avatar de la nature, ni un moment du concept, ni une articulation de la présence de l’être
auprès de nous, de la parousie. Il ne s’agit pas d’assurer la dignité ontologique de l’homme,
comme si l’essence suffisait à la dignité, mais de mettre, au contraire, en cause le privilège
philosophique de l’être, de s’interroger sur L’au-delà et l’en-deçà (Lévinas, 1974, p.36).
L’allégeance à autrui est dans cet intervalle en dehors de la conceptualité et doit être comprise
comme telle.

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