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Synecdoque et traduction (Synedoche and Translation)

Article  in  Etudes de Linguistique Appliquee · January 1976

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Marianne Lederer
Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3
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SYNECDOQUE ET TRADUCTION

Etudes de linguistique appliquées, N° 24, 1976 : 13-41

La pratique de l’interprétation de conférence et plus particulièrement de ce qu’on appelle


communément la traduction simultanée m’a poussée à m’interroger sur les processus de compréhension
et de transmission de l’information. La traduction simultanée s’effectue à la vitesse de la parole
spontanée et pose donc deux problèmes de taille : l’interprète doit comprendre lui-même l’information à
première audition et il doit la réexprimer dans l’autre langue sous une forme qui soit immédiatement
comprise par l’auditeur de cette autre langue. Il est particulièrement important que l’information soit
réexprimée de manière non seulement exacte mais encore immédiatement intelligible puisque l’auditeur
n’est pas maître de la vitesse à laquelle lui parvient cette information ni en mesure de revenir en arrière,
comme cela est possible à la lecture. Si l’auditeur est sans cesse arrêté par des formules qui ne répondent
pas à l’usage de la langue, si sans arrêt, des incohérences dans la présentation exigent de lui des
rétablissements, son attention finit peu à peu par se détourner ; la traduction ne lui apporte plus rien.
La vitesse à laquelle s’effectue l’interprétation simultanée est la raison première pour laquelle elle doit
être particulièrement claire.
L’interprétation simultanée est un mode de communication très spécifique ; elle présente cependant
un intérêt général car on peut y étudier non seulement le processus de la traduction mais également
celui de la communication. Ce sont les réflexions que m’a suggéré la pratique de la traduction simultanée
que je voudrais exposer ici en les appliquant dans un premier temps au discours, dans un deuxième
temps plus spécifiquement à la traduction.

***
La rhétorique a étudié dans le discours poétique et littéraire des méthodes d’expression
qu’elle a appelées métaphore, métonymie ou synecdoque1 …
Ces notions, je voudrais montrer qu’elles ne sont pas réservées aux « effets de style » mais
sont valables pour le discours de manière générale car en toute circonstance, par rapport aux
idées que le discours exprime, sa forme matérielle est toujours indication plutôt que
description. La parole en effet s’appuie toujours sur le savoir de l’interlocuteur. Le discours
qui s’adresserait à un interlocuteur de savoir nul aurait beau s’efforcer de rendre l’idée de
façon exhaustive, il pourrait s’étendre à l’infini sans aboutir jamais. Inversement, on pourrait
dire qu’à savoir strictement égal entre interlocuteurs, le besoin de dire cesserait d’exister. En
situation normale de communication, on est toujours en condition de savoir plus ou moins
partagé : le locuteur n’énonce jamais tout ce qu’il veut faire comprendre, il ne dit que le non-
connu, le récepteur complétant de lui-même à l’aide de ce qu’il sait déjà. Par rapport aux idées,
le discours, compte tenu d’une certaine redondance de sécurité, est animé d’un mouvement
de systole-diastole selon l’écart des connaissances qui, en chaque occasion particulière, sépare
le récepteur du locuteur.
De même que, en langue, le mot verre énonce la matière mais dénomme l’objet dans lequel
on boit, de même dans le discours la plupart des énoncés se bornent à donner un trait
caractéristique d’une idée pour transmettre l’idée entière. Nous verrons plus loin que ce
procédé est sans cesse appliqué, de manière parfaitement normale et tout à fait inconsciente
par tous les locuteurs dans tous les types de discours.
Les effets sur la traduction de ce phénomène général, pour lequel je retiens le terme de
synecdoque, n’ont pas été suffisamment remarqués jusqu’à présent. Or, étant donné que
chaque langue choisit différemment les traits saillants par lesquels elle dénomme objets et

1 In ROBERT : du grec sunekdokhé, « compréhension simultanée ». Figure de rhétorique qui consiste à prendre le

plus pour le moins, la matière pour l’objet, l’espèce pour le genre, la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel
ou inversement. Ex. : les mortels pour les hommes ; un fer pour une épée ; une voile pour un navire.
concepts ainsi que les particularités par lesquelles elle caractérise les idées, les répercussions
de ce phénomène sur la traduction me paraissent essentielles car elles expliquent mieux que
tout autre facteur la raison pour laquelle traduire ne peut pas être seulement une opération
sur les langues, mais doit être une opération sur le sens.

LES UNITÉS DE SENS

Il est arrivé à chacun d’entre nous d’achever la phrase commencée par quelqu’un d’autre.
Les premiers mots avaient suffi pour faire comprendre l’idée, le reste de l’énoncé verbal
devenait redondant. La jonction entre un savoir préexistant et la signification de la phrase
s’était produite avant l’achèvement grammatical de celle-ci.
L’étude de l’interprétation simultanée m’a permis d’observer ce phénomène de façon
suivie et de découvrir l’existence dans le discours d’unités de sens délimitées par le moment
où apparaît la compréhension. C’est grâce aux différences syntaxiques qui existent entre
l’allemand et le français que j’ai pu observer le phénomène de façon systématique : en effet,
l’interprète français doit structurer sa phrase différemment de l’original allemand pour se faire
comprendre en français. Si l’on suit seconde par seconde sur un enregistrement les deux
énoncés (original allemand et interprétation française) on voit, à la liberté des tournures
françaises par rapport aux alignements syntaxiques originaux, comment se constituent les
unités de sens.
Prenons un exemple très simple2 :
Dans la phrase : « Une partie de vos discussions consistera certainement à faire
l’historique… », traduction simultanée de : « Ein Teil Ihrer Gespräche wird sicher einem
Rückblic … gewidmet sein », on peut déterminer sur l’enregistrement synchrone le moment où
l’interprète dit : « consistera » et conclure, compte tenu du temps de latence nécessaire à la
réaction, qu’il le dit en fonction de « Ein Teil der Gespräche wird sicher einem Rückblick… »
et non en fonction de « …gewidmet sein ».
En prenant dans la traduction des expressions indépendantes des significations verbales
originales et en vérifiant par rapport à l’original le moment où l’interprète les prononce, on
détermine l’instant où s’effectue la synthèse du sens. Ainsi sur le même enregistrement, dans
la phrase suivante, ce n’est pas Menschen qui devient populations, mais c’est lebenden qui fait
dire populations.
Ces recherches font l’objet d’une publication (1981). Je retiendrai simplement ici le fait que
l’apparition des unités de sens chez l’auditeur dépend d’un certain nombre de paramètres :
d’abord, les unités de sens se manifestent matériellement sous la forme d’un certain nombre
de mots, la longueur de la chaîne dépendant de la capacité de mémoire immédiate et ne
dépassant donc jamais de beaucoup six ou sept mots, soit en gros trois secondes. Ensuite, elles

2 En octobre 1975, la Fondation Friedrich-Ebert organisait à Bonn un symposium consacré au thème


« Perspectives des relations germano-africaines », auquel participaient des représentants de plusieurs pays
africains. Le Chancelier SCHMIDT leur fit tenir un message dont j’indique le début en traduction française, suivi du
paragraphe allemand qui m’a fourni mon exemple.
« Au nom du gouvernement, je voudrais vous souhaiter chaleureusement la bienvenue en République
Fédérale d’Allemagne. Je suis très heureux que vous ayez accepté l’invitation de la Fondation à participer à
une conférence sur le thème des relations germano-africaines.
« Une partie de vos discussions consistera certainement à faire l’historique et à brosser le tableau du
présent de ces relations. Avant l’indépendance de vos États, les Européens avaient souvent une image très
partielle de l’Afrique et des populations qui y vivent. »
Voici l’original du dernier paragraphe :
« Ein Teil Ihrer Gespräche wird sicher einem Rückblick und der Bestandsaufnahme deutsche-afrikanischer
Beziehungen gewidmet sein. Vor der Unabhängigkeit Ihrer Staaten hatten die Europäer häufig ein
bruchstückhaftes Bild vom afrikanischen Kontinent und den dort lebenden Menschen. »
sont le produit d’une réaction entre la stimulation auditive ressentie par l’auditeur et les
connaissances pertinentes que celle-ci éveille en lui ou qu’il mobilise, pour arriver, en une
synthèse du tout, à un sens qui lui permet d’oublier les mots entendus et d’entendre les
ensembles suivants avec lesquels l’opération recommence sans relâche, chaque unité de sens
s’enchaînant à l’autre et l’enrichissant de son apport.
Pour chaque information à transmettre, l’orateur est plus ou moins explicite selon les
connaissances qu’il suppose chez l’auditeur : « Mets le verrou », dis-je à l’un ; « mets le verrou à
cause des chats », dirai-je à l’autre ; enfin, « mets le verrou, car la porte ferme mal, les chats l’ouvrent
et je ne veux pas qu’ils viennent faire leur griffes sur les fauteuils », dirai-je au troisième.
Mais restons-en pour l’instant à l’unité de sens. Sa longueur (les quelques mots présents
en mémoire immédiate) et sa composition varient elles aussi en fonction de la partie implicite
contenue dans le cerveau de l’interlocuteur : sa connaissance de la situation, du sujet, de ce
qu’il a déjà entendu et de ce qu’il savait déjà auparavant. Plus l’auditeur est au courant de
l’objet de la discussion, moins il aura besoin d’entendre de mots pour effectuer la synthèse de
compréhension. Dans certaines situations, une simple interjection pourra constituer à elle
seule une unité de sens : si, debout devant ma voiture, je fouille longuement dans mon sac et
que je finis par pousser un « zut » d’énervement, mon fils me dit immédiatement, prouvant
par là qu’il m’a comprise : « Allons bon, tu as encore une fois oublié en haut les clés de la voiture ! »
Dans d’autres situations, l’auditeur, plus étranger au sujet, ne sera pas en mesure de constituer
une unité de sens et devra attendre ou demander des informations supplémentaires.
L’énoncé plus la réaction cognitive qui s’exerce sur lui forment donc l’ensemble que
j’appelle unité de sens et qui est à mes yeux l’unité minimum de compréhension, en deçà de
laquelle il n’y a pas encore de sens, mais seulement des mots avec chacun leur signification
propre, et au-delà de laquelle commence la communication.
On voit ainsi se préciser dans le fonctionnement du langage le rôle de la mémoire à très
court terme, dite mémoire immédiate. Sous les noms les plus divers : capacité ou champ
d’appréhension, memory span et echo box, la mémoire immédiate suscite depuis de
nombreuses années l’intérêt des chercheurs. Cependant, si sa capacité de stockage a été étudiée
abondamment, sa fonction dans le discours a moins retenu l’attention. Elle ne saurait être
comprise que si l’on examine son interaction avec la mémoire non verbale à long terme qui
contient le savoir.
A la réception du discours, les six ou sept mots que la mémoire immédiate maintient
simultanément présents chez l’auditeur orientent la perception des sons par l’identification
des mots (on entend les petites roues et non les petits trous quand sont simultanément présents
les mots : « les petites roues de locomotive » !). La signification univoque des mots en assemblage
mobilise le savoir pertinent qui vient alors les interpréter ; au moment où les significations,
leur fusion avec le savoir pertinent étant accomplie, basculent dans la mémoire cognitive en
perdant toute forme verbale, l’unité de sens devient l’idée ; la mémoire immédiate, libérée,
peut alors retenir l’ensemble de mots suivants.
Cependant, la mémoire immédiate n’a pas seulement pour fonction la compréhension ;
elle joue aussi dans l’acte de parole. L’édifice des phrases ne se construit pas pierre par pierre :
on n’assemble pas des phonèmes en mots pour aligner ceux-ci en phrases ; au contraire, c’est
plus ou moins simultanément que viennent à l’esprit de celui qui parle les mots qu’il va
prononcer pour énoncer son idée ; cela est vrai pour le mot-phrase du petit enfant, bien avant
que la langue ne soit définitivement acquise, comme cela est vrai de l’exposé du conférencier :
sons et mots surgissent concurremment à l’esprit ; il suffit de remarquer les lapsus linguae si
fréquents dans la conversation pour s’en rendre compte (récemment encore un commentateur
de la radio parlait de la finale de la coupe de France qui allait opposer l’Olympique de
Marsyon…, pardon, de Marseille à l’Olympique de Lyon…).
J’appelle présence mnésique la rétention par la mémoire immédiate des quelques signes
linguistiques qui, chez l’auditeur, constituent la face formelle de l’unité de sens et chez le
locuteur l’expression verbale de son idée — il y a rémanence mnésique dans le premier cas,
affichage dans le second. Cette présence mnésique est importante pour comprendre les rapports
entre la langue et le discours. Son peu de durée, la fugacité des signes verbaux qui y séjournent
quelques secondes à peine, font que si le savoir pertinent qu’ils sont censés évoquer n’apparaît
pas, il ne se constitue pas d’idée ; l’aspect formel de l’unité de sens disparaît sans laisser de
trace car seule l’idée dure plus que le discours.
Pour la traduction, le phénomène a de sérieuses conséquences car, quelle que soit
l’exactitude avec laquelle le traducteur saisit lui-même le sens de l’original, si sa traduction est
obscure, c’est-à-dire si elle ne permet pas la constitution des unités de sens dans le temps
normal de la perception, le récepteur ne sera pas en mesure de dégager l’idée de l’énoncé. Plus
souvent que les incorrections, infractions aux règles normatives de la langue, ce sont les
violations du génie de la langue, de ce qui semble être une logique intrinsèque et conforme à
des règles supérieures de l’esprit, qui rendent obscure la formulation dans une langue donnée.
Ainsi cette traduction publiée en France :

« un rôle décisif dans ce changement d’optique a joué la critique de civilisation exercée par les
intellectuels et qui, avant d’être prise au sérieux, était passée inaperçue, puis était devenue l’objet
de moquerie »

est censé traduire :

« Eine entscheidende Rolle in diesem Wandlungsvorgang spielte die zunächst unbeachtete,


später verspottete Zivilisationskritik der Intellektuellen »3 …

Quelles que soient par ailleurs les règles enfreintes, la logique de composition de cet
énoncé est si contraire à ce qu’on voudrait entendre en français, qu’une appréhension unique
ne permet pas d’en comprendre le sens.
L’intelligibilité du discours, la lisibilité de textes destinés à être parcourus rapidement (ou
ne devant en tout cas pas faire l’objet d’une exégèse approfondie) est à nos yeux le problème
majeur de la traduction. Cette affirmation mérite explication : la traduction de textes poétiques
et littéraires, dont l’intérêt n’est pas d’ordre purement notionnel mais en grande partie
esthétique pose indubitablement d’autres problèmes que celui de la lisibilité, mais ces
problèmes ne tombent pas dans le cadre de mon étude. Par ailleurs, j’exclus résolument tout
ce qui ne pose pas de problème méthodologique : connaissance insuffisante de la langue de
départ, connaissance insuffisante du sujet traité, connaissance non maternelle de la langue
d’arrivée, car à ces problèmes il est facile, théoriquement du moins, de trouver la solution : ne
traduire qu’à partir de langues parfaitement maîtrisées, ne traduire que des sujets que l’on
comprend avec autant de facilité qu’un lecteur qui lirait le texte par intérêt ; enfin ne traduire
que dans la langue maternelle.
Une fois toutes ces conditions remplies, se pose le problème de méthode que J.-P. Vinay
(1968) avait déjà souligné :

« … le problème (de la traduction) n’est pas en général de découvrir un sens ignoré (du
traducteur), mais de découvrir le moyen de rendre ce sens dans sa langue maternelle ».

Exprimer spontanément des idées dans sa langue maternelle semble simple et naturel ;
découvrir le moyen de faire comprendre un sens en traduction apparaît pourtant d’une
difficulté méthodologique majeure.
Je pense pouvoir démontrer que les raisons de cette difficulté ne sont pas tant à rechercher
au niveau de l’interférence des mots qu’à celui de la composition formelle des unités de sens, des

3 Robert JUNGK, Der Jahrtausend Mensch, G. Bertelsmann Verlag, Munich, 1973, p. 33.
caractéristiques choisies différemment dans les différentes langues pour indiquer une même
idée.
Pour cela il nous faut examiner certains des aspects par lesquels le discours se distingue
de la langue.

LANGUE ET DISCOURS

On traduit toujours un texte et non une langue : il est donc capital de distinguer l’un de
l’autre pour poser correctement les problèmes de la traduction.
La linguistique moderne, dans son étude de la langue, a touché aux notions de contexte et
de situation, mais il semble indispensable de scinder en deux la notion de contexte : le contexte
verbal, qui correspond à la capacité de la mémoire immédiate et donc à l’aspect formel de
l’unité de sens, et ce que j’appellerai le contexte cognitif, car il correspond aux idées qui ont
basculé dans la mémoire cognitive depuis le début du discours. A ces deux contextes, il faut
ajouter les connaissances qui s’y rapportent : le savoir pertinent dont dispose le lecteur pour
comprendre les unités de sens.
En fonction des mécanismes psychologiques qu’ils mettent en jeu, je vois trois facteurs
intervenir dans la transformation de la langue en discours : la situation4 qui représente tous les
éléments de perceptions sensorielles non linguistiques concomitants au discours, le contexte
verbal qui correspond à la capacité de la mémoire immédiate et le contexte cognitif qui
correspond aux idées qui se dégagent peu à peu du discours.
La situation est le cadre matériel, la salle où l’on se trouve, la vue que l’on a, les gestes et
mimiques de l’orateur, tous les éléments formellement présents et perçus en même temps que
le discours. Lorsqu’elle n’est pas pertinente, la situation peut parfois distraire l’attention ;
lorsqu’elle l’est, elle oriente la compréhension de l’énoncé linguistique vers le sens voulu par
le locuteur.
« Lumière s’il vous plaît », disait un congressiste qui présentait des diapositives au cours de
sa communication. Lorsque ces mots résonnaient dans la salle obscurcie, le technicien allumait
les lumières ; lorsque, quelques minutes après, ils résonnaient, identiques à eux-mêmes, émis
sur le même ton, par la même voix, le technicien plongeait la salle dans l’obscurité. Par les
mêmes mots connus, identiques en langue, ce congressiste donnait donc successivement deux
ordres diamétralement opposés, et il était chaque fois compris, la perception d’une situation
différente s’intégrant à un seul et même énoncé linguistique pour constituer tantôt une idée,
tantôt une autre. En l’absence de la situation que je viens d’évoquer, le mot « lumière » ne serait
compris que dans le cadre de la convention linguistique qui lui donne sa signification lexicale
et son audition ne déclencherait que son identification.
Dans le premier cas, nous avons affaire au discours, dans le second, à la langue. En langue,
la perception d’une forme verbale ne déclenche qu’une reconnaissance ; dans le discours, le
message apporte un savoir qui se libère très vite de toute association verbale. Si on avait
demandé au technicien pourquoi il plongeait la salle tantôt dans le noir, tantôt dans la lumière,
il aurait certainement répondu : « C’est parce qu’on m’a demandé de le faire. » ; il n’aurait pas dit :
« C’est parce qu’on m’a dit “lumière” ! »
Le contexte verbal. Le contexte, c’est-à-dire la présence simultanée d’un ensemble de mots
dans la mémoire immédiate, qui dans l’écrit correspond à l’empan de l’appréhension visuelle,
explique que la polysémie soit un état de langue et non un fait de discours. N’existant pas dans
le discours, la polysémie ne pose pas de problème à la traduction alors qu’elle constitue un
domaine de prédilection pour la linguistique.

4 Contrairement au Guide Alphabétique de la Linguistique, Denoël, 1969, nous excluons de la définition de situation

le savoir général qui préexiste au discours.


Dans la partie verbale de l’unité de sens, aucune polysémie n’affecte les mots, aucun choix
entre significations différentes ne s’offre à l’auditeur. Dans la phrase suivante prononcée à
table : « Donne-moi un morceau de (pє̃) », on ne fait pas un choix entre le sens de faire un cadeau
et de tendre pour comprendre donner ; on ne retient pas le sens de tranche après avoir écarté
celui de morceau de musique ; on n’évoque pas le sens de pin avant de retenir celui de pain.
Ce sont les problèmes posés à la machine à traduire par le mot à mot qui ont fait penser
que la polysémie représentait un problème pour la traduction, mais il ne faut pas confondre
traduction-machine et traduction humaine ; la machine traduit la langue, l’homme le discours.
Personne ne pensant plus que l’on peut traduire mot à mot et un minimum de contexte verbal
étant toujours fourni dans les tâches de traduction, on peut considérer que la polysémie ne
mérite d’être mentionnée à propos de traduction que comme faux problème puisque celle-ci
ne connaît que des textes et qu’il est en conséquence extrêmement rare que les significations
ne soient pas univoques.
Cependant, le discours ne naît pas encore de l’assemblage de signifiés univoques.
Le contexte cognitif, en faisant apparaître l’unité de sens, est tout aussi important pour
l’univocité de l’information que l’est le contexte verbal pour l’univocité des mots et des traits
sémantiques. Le contexte cognitif est l’ensemble dynamique des informations qu’apporte à
l’auditeur le déroulement du discours ou au lecteur celui de sa lecture. Égal à zéro aux
premiers mots du discours, le contexte cognitif gonfle de plus en plus au fil de l’énonciation.
Plus l’idée qui meut l’orateur s’éclaire, plus les tenants et aboutissants s’affirment, plus
s’élargit et se consolide la base à partir de laquelle l’auditeur ou le lecteur peuvent construire
les unités de sens qui se succèdent. Combien de fois ai-je pu observer que l’interprète, qui
normalement se détache presque entièrement des mots de l’original pour réexprimer le sens
du discours, est forcé, au début des interventions, de s’en tenir à une traduction littérale faute
de disposer d’un contexte cognitif suffisant. L’on sait aussi que les traducteurs quant à eux
prennent toujours la peine de lire un texte intégralement avant d’en commencer la traduction.
Important pour la construction de chaque unité de sens, le contexte cognitif ne diffère de
l’ensemble du bagage cognitif que par sa durée. On retient suffisamment longtemps en
mémoire cognitive ce qu’on vient de lire ou d’entendre pour comprendre la suite du texte ou
du discours. De courte durée, le contexte cognitif s’ajoute au savoir plus durable fixé de
manière permanente dans la mémoire et dont une part seulement, le savoir pertinent, est
mobilisé par chaque phrase du discours.
Prenons une phrase à la fin d’un article de journal : « L’Europe est à l’heure du choix ;
l’Allemagne aussi. » Cette phrase est ici coupée de son contexte cognitif ; elle n’a de sens que
par les mots qui la composent. Si les trois lignes qui la précèdent sont fournies à titre
d’indication supplémentaire (« Walter Scheel se trouve ainsi devant un choix capital : ou accepter,
en partie du moins la thèse française ou, au contraire, entrer totalement dans les vues d’Henry
Kissinger. »), le sens de la phrase est légèrement élargi puisqu’on sait maintenant que le choix
est entre la thèse française et la thèse américaine ; mais on ne sait toujours pas sur quoi porte
chacune de ces thèses et l’on ne comprend donc toujours pas le sens de la phrase. Pour que le
lecteur de ces lignes dispose du savoir pertinent nécessaire, il lui faut savoir que nous sommes
en mars 1974, que Michel Jobert est ministre des Affaires étrangères, qu’il va se rendre à Bonn
défendre la thèse française d’une Europe indépendante des États-Unis — thèse contraire aux
désirs de M. Kissinger…
Les mots si simples en langue, si univoques dans leur contexte verbal : « L’Europe est à
l’heure du choix ; l’Allemagne aussi » ne se constituent en unité de sens qu’au moment où s’y
joint le savoir pertinent ; alors la formule en discours en dit beaucoup plus long. Le phénomène
de « compréhension » (un dire minimum évoquant un ensemble beaucoup plus vaste)
n’apparaît pas à l’examen de la phrase isolée car le complément de sens provient d’un contexte
cognitif éphémère, présent lors de la lecture de l’article mais absent dans une présentation
isolée, si bien que le phénomène a tendance à passer inaperçu. Chacun remarquera par contre
le titre de l’article : « Est-ce le Rhin ou l’Atlantique qui nous sépare ? va demander Jobert aux
Allemands », car ce sont les connaissances générales et donc plus ou moins permanentes des
lecteurs auxquelles la métaphore utilisée ici fait appel. Le lecteur ignorant les orientations
politiques des deux pays en matière de construction européenne pourrait prendre au pied de
la lettre la question : « Est-ce le Rhin ou l’Atlantique qui nous sépare ? » et se poser des questions
de géographie. L’alignement de mots prend corps par intégration à un ensemble de
connaissances : le rapprochement du nom de Michel Jobert et de la politique étrangère du
Gaullisme, le concept d’Atlantisme évoqué par le mot Atlantique, etc.
Le phénomène de « compréhension » est le même dans les deux cas : l’énoncé tout simple
et la figure de rhétorique ont tous deux besoin qu’un savoir pertinent vienne donner vie au
sens linguistique. La figure de rhétorique éclaire simplement d’une lumière plus vive une
caractéristique générale du discours : tout énoncé, par l’implicite conceptuel auquel il renvoie,
est plus large que sa formulation ne l’est en langue. Plus la compréhension de l’implicite est
vaste, mieux le sens se libère de la signification linguistique.
Les unités de sens du discours expriment un sens inédit qui prend sa source non seulement
dans la signification, préexistante en langue, des éléments qui les composent, mais aussi dans
l’argumentation dans laquelle elles s’insèrent.
Il y a donc plusieurs étapes dans l’orientation du récepteur vers le sens réel du message :
le contexte verbal d’abord qui limite les virtualités sémantiques de la langue, puis le contexte
cognitif qui permet de dégager peu à peu un sens de l’énoncé, enfin le savoir et les connaissances
ambiantes de l’auditeur/lecteur sans lesquels le message risquerait de rester lettre morte. Cette
orientation est rendue possible par la perception sensorielle concomitante de toutes les
circonstances qui entourent l’énonciation du discours, par la présence simultanée en mémoire
immédiate des éléments de l’énoncé, par la durée de la mémoire cognitive à moyen terme qui
permet de retenir le contexte cognitif et enfin par l’existence préalable d’un savoir pertinent.
En l’absence de ces différents facteurs, il n’existerait que des éléments linguistiques dénués de
sens.
Ainsi, la lisibilité d’un texte, l’intelligibilité d’un discours ne se définissent pas uniquement
par les qualités intrinsèques de l’énoncé linguistique, mais se situent dans la dialectique du
discours et du sujet percevant.
La conséquence pour la traduction est évidente, si elle veut à son tour être lisible et
intelligible ; plus le sens d’un énoncé dépend d’un savoir extérieur à cet énoncé, plus le
traducteur doit appréhender ce savoir afin de réexprimer le sens.
J’illustrerai le danger qu’il y a en traduction à laisser de côté le contexte cognitif par un
exemple vécu en réunion internationale : alors que les associations de consommateurs font
campagne à Bruxelles contre certains additifs alimentaires dont elles dénoncent la toxicité, les
dirigeants d’un secteur de l’industrie alimentaire sont réunis pour discuter des arguments à
avancer auprès de la Commission de la Communauté Européenne pour éviter l’interdiction
des agents conservateurs auxquels ils tiennent absolument car, en leur absence, les produits
alimentaires s’altèrent plus rapidement. L’interprète traduit une intervention du participant
britannique par ces mots : « Je ne pense pas qu’il serait sage de combattre les consommateurs pour
des questions de coûts… » L’industriel français qui l’écoute semble ne pas comprendre ; le
Britannique précise alors sa pensée : il serait maladroit d’argumenter que l’interdiction des
additifs ferait subir des pertes à l’industrie, et d’utiliser le chantage à l’augmentation des prix
de revient avec leur inéluctable répercussion sur les prix à la consommation. Il serait de
meilleure tactique de faire valoir que les agents conservateurs ne deviennent nocifs qu’à des
doses bien supérieures à celles utilisées par cette branche de l’industrie alimentaire.
Voyons ce qu’avait dit l’Anglais dans sa première intervention : « I don’t think it would be
wise for our industries to fight consumers on costs ; technological reasons (la non-nocivité de l’additif)
are far more potent … » La version française « Je ne pense pas qu’il serait sage de combattre les
consommateurs pour des questions de coût … » n’est pas très éloignée de l’original ; elle n’en est
en fait pas assez éloignée pour faire passer le message. Où se situe donc la fausse manœuvre
de l’interprète ? Hors contexte cognitif, traduire on costs par pour des questions de coûts peut être
considéré comme plausible ; mais qu’est-ce que traduire hors contexte cognitif, sinon accoler
à un énoncé un sens imaginaire, sinon émettre à son sujet des hypothèses plus ou moins bien
étayées. En disant « … combattre pour des questions de coût », notre interprète assimile
probablement l’expression à d’autres, souvent entendues par ailleurs, telles que, par exemple :
« nous n’allons pas nous disputer pour des questions d’argent … », une catégorie d’idées s’est
présentée à son esprit, l’expression lui a rappelé quelque chose de familier, mais la liaison avec
le connu a été mal faite. Si l’interprète avait écouté les diverses interventions et suivi le
déroulement des débats, il aurait pu appeler à son aide toutes les connaissances qu’il aurait
accumulées depuis le début de la réunion ; l’expression aurait jailli de l’idée juste ; elle n’aurait
pas pour autant été obligatoirement très différente, du point de vue linguistique, de pour des
questions de coût. Il aurait suffi d’une phrase aussi peu élégante que « combattre les
consommateurs en se plaçant sous l’angle des coûts » ; l’auditeur français aurait immédiatement
saisi l’idée.
Pour se faire comprendre en interprétation, et il en va de même en traduction, il faut avoir
compris plus que la petite phrase que l’on est en train de traduire ; pour exprimer de façon
intelligible la pensée originale, il faut être soi-même en possession de cette pensée. L’interprète
qui s’exprime en fonction de la langue par bribes juxtaposées5, plutôt qu’en fonction d’une
idée cohérente et suivie, risque à tout moment de passer à côté du sens. Pour dire que on costs
signifie sous l’angle des coûts, il faut employer les connaissances fournies par les unités de sens
qui se sont succédées dans la discussion et qui donnent à l’expression linguistique son sens
inédit. On costs illustre la nature des faits de parole, réexprimables, certes, mais non
traduisibles en langue.

INCOMPLÉTUDE ET APPRÉHENSION DU SENS

Pour la traduction et l’interprétation, il est capital de distinguer le fait de parole des phrases
hors discours ; en effet, l’énoncé discursif n’exprimant qu’en partie le sens que la traduction
doit faire passer et les langues n’associant pas automatiquement un explicite identique à une
même idée, la formule qui restituera le sens dans l’autre langue devra s’inspirer tout autant de
l’implicite de l’original que de son explicite.
Prenons, à titre de curiosité, deux énoncés construits par un ordinateur : Le joli garçon
observait la manœuvre et le chien blond brûla un fruit6 et examinons-les. Nous savons par
définition qu’aucun de ces deux énoncés ne relève d’un vouloir dire ; et pourtant la première
de ces deux phrases semble être plus sensée que la seconde. C’est que le savoir qu’y associe le
lecteur lui fait juger qu’elle évoque une situation plus vraisemblable que la seconde. Le sens
dont il charge cette phrase est hypothétique mais vraisemblable, alors qu’il se refuse à attribuer
une vraisemblance à la seconde phrase. Et pourtant le sens que nous croyons trouver dans la
première phrase n’est qu’une signification purement linguistique et n’a pas plus de base réelle
que la seconde ; il est hypothétique et rien ne dit que l’hypothèse se vérifierait si la phrase
s’inscrivait dans un contexte réel. Inversement, des phrases mal bâties, voire incohérentes en
langue, expriment souvent un message parfaitement clair du fait que leur intégration dans le
savoir extra-linguistique s’effectue sans difficulté.
Nous avons donc affaire à deux types de sens (ou de non-sens) : celui que présente la
phrase isolée et celui que présente l’énoncé intégré dans un contexte et dans un savoir
pertinent. Dans le premier cas, la phrase est interprétée en fonction des connaissances dont on

5 Il peut être intéressant de mentionner ici qu’en interprétation consécutive, les interprètes professionnels
refusent de travailler phrase par phrase.
6 Cf. les études faites à Toulouse-Le Mirail, Revue Grammatica, tome XI, 1975.
dispose de façon générale : on comprend quelque chose, ne serait-ce à l’extrême limite que le
signifié en langue ; mais cette compréhension n’est jamais qu’une hypothèse sur le sens, et la
traduction qu’on peut en donner n’est elle aussi qu’une hypothèse. Dans le second cas, celui
d’une phrase intégrée dans une situation ou un discours, qui créent un contexte cognitif, la
compréhension de l’énoncé s’appuie sur ce savoir pertinent, sur ce contexte cognitif et
s’effectue par l’exclusion spontanée de toutes les significations non pertinentes de la phrase ;
la traduction devient possible, sa qualité ne dépendant plus que du talent du traducteur.
Dans le principe, il est facile de distinguer la signification d’une phrase hors-contexte,
assemblage de signes linguistiques qui ne puisent leur sens que dans la sémantique lexicale et
dans la grammaire, du sens d’une phrase réellement prononcée à une occasion donnée ; mais
devant un cas concret, la délimitation entre l’une et l’autre peut être plus difficile à tracer. La
paraphrase, moyen classique de déterminer les significations de la langue, permet certes de
dire que j’ai acheté le journal a trois sens possibles ; 1) j’ai acheté un exemplaire du journal ;
2) j’ai acheté l’entreprise qui édite le journal ; 3) j’ai soudoyé la rédaction du journal (exemples
empruntés à D. Sperber)7.
Dans la mesure où l’on reconnaît comme possible hors-contexte l’équivalence de : « j’ai
soudoyé la rédaction » et de « j’ai acheté le journal », on peut admettre qu’il s’agit bien de sens
donnés par la langue. On admettra aussi qu’avec un contexte suffisant, la multiplicité des sens
possibles sera réduite à un : le contexte, je l’ai rappelé plus haut, est en général toujours
suffisant, dans les textes destinés à traduction, pour que le sens linguistique soit univoque.
Par contre le sens en discours, celui qu’il s’agit de faire comprendre dans la traduction, est
plus vaste que la signification ; pour reprendre l’exemple de Sperber, j’ai acheté le journal, dit
par un mari à sa femme qui va faire les courses, implique : inutile que tu l’achètes. C’est le
rapport entre le sujet percevant et la formulation linguistique qui fait apparaître ce sens,
l’importance de la connaissance de l’un et de la signification de l’autre pouvant varier
considérablement par rapport au sens final.
Un exemple montrera qu’une formulation, dont la signification purement linguistique
laisse entendre un sens différent du sens voulu par le locuteur, peut être compensée par
l’existence de connaissances appropriées chez le récepteur. Un second exemple montrera
ensuite que lorsqu’au contraire le récepteur ne dispose pas des connaissances nécessaires, le
sens d’une formule, aussi criant qu’il soit pour tous ceux qui « savent », lui restera caché, seule
lui apparaissant la signification linguistique.
Le Monde du 18 septembre 1973 donnait, sous le titre « Le slogan rectifié », l’information
suivante :

« Les autorités de Pékin avaient remplacé vendredi, dernier jour du président dans la
capitale, le slogan : “chaleureuse bienvenue au président Pompidou”, par cet autre, en principe
plus adapté aux circonstances : “saluons chaleureusement le départ de M. Pompidou”.
« Certains journalistes français ayant fait comprendre discrètement à leurs hôtes que
cette formule était quelque peu ambiguë et équivalait à se réjouir du départ du visiteur, on
chercha une meilleure traduction de la formulation chinoise. Après consultation, les deux
“parties” retinrent : “Chaleureux au revoir au président Pompidou.”. C’est ce slogan qui,
comme par enchantement, a fait son apparition ce lundi dans les rues de Shanghai en
grandes lettres blanches sur fond rouge. »

L’enchaînement des mots saluons chaleureusement le départ de M. Pompidou est effectivement


clair ; en langue il signifie : nous nous félicitons vivement que M. Pompidou s’en aille (seul
chaleureusement peut faire hésiter un peu…). Cependant la contradiction évidente entre
l’énoncé linguistique et les connaissances des journalistes (chacun sait l’accueil
exceptionnellement chaleureux réservé par Pékin au Président de la République Française) est

7 Rudiments de rhétorique cognitive, in : Poétique 23, 1975, Ed. Le Seuil.


telle que l’appréhension du sens permet le rétablissement de la formulation linguistique. Le
savoir pertinent des journalistes qui accompagnent le Président, comme d’ailleurs celui des
lecteurs de cet article aujourd’hui, est si bien établi que personne ne tient compte (sinon pour
sourire de sa maladresse) du sens non voulu de l’énoncé et que l’on ne retient que celui de
l’unité de sens. C’est là un redressement de sens que l’on opère fréquemment à partir du
contexte cognitif ou du savoir pertinent, sans même prendre conscience du phénomène, car
l’énoncé n’est pas toujours en contradiction aussi brutale avec le savoir pertinent qu’il l’est
dans cet exemple : il lui arrive néanmoins plus souvent qu’on ne pense d’être maladroit ou
inapproprié.
Un exemple diamétralement opposé dans son principe et puisé lui aussi dans l’histoire,
montrera qu’en l’absence de savoir pertinent, on se rabat sur la signification en langue : la reine
Marie-Antoinette, en prononçant son trop fameux : « Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la
brioche ! » montre de manière caricaturale qu’il est impossible d’interpréter une phrase lorsque
l’on n’a rien d’autre que la langue sur quoi prendre appui … Les cris de la foule demandant
du pain avaient été compris en langue, c’est-à-dire au pied de la lettre. Pour en comprendre
l’esprit, il eût fallu à la reine une connaissance des conditions de vie du peuple que de toute
évidence elle était loin de posséder.
L’incompréhension du sens est rarement aussi flagrante mais, transposée au plan de la
traduction, elle constitue sans doute l’erreur méthodologique majeure de tant de traductions
qui se contentent de transmettre les significations de la langue d’origine sans se demander si
elles font passer le sens.

INCOMPLÉTUDE ET EXPRESSION DU SENS

Au plan de l’émission du discours, on peut dire que selon le bagage cognitif que le locuteur
suppose chez l’auditeur, la longueur et la précision de son énoncé varient à l’infini. Plus le
savoir partagé est grand, moins il est nécessaire d’être explicite. Plus les deux savoirs se
confondent, plus l’énoncé se fait elliptique ; au contraire, moins l’auditeur en sait, plus le
locuteur doit en dire pour faire passer une idée. Mais en tout état de cause la parole reste
elliptique ; toujours elle évoque un non-dit en plus de son dire. Les constantes variations de
l’importance et du nombre des connaissances communes au locuteur et au récepteur
expliquent le mouvement de condensation et d’expansion de l’énoncé. Elles expliquent
également que le sens n’ait pas de lien fixe avec une formulation linguistique donnée : dans
un même article, on pouvait lire dans le Monde du 16 janvier 1976, confiant dans les
connaissances qu’ont ses lecteurs des événements de politique mondiale : « M. Kissinger va se
rendre à Moscou pour débloquer les négociations stratégiques », et ensuite : … « son objectif
immédiat est de débloquer les pourparlers sur la limitation des armements stratégiques (SALT) ».
Ce phénomène de condensation/expansion représente une adaptation inconsciente du
locuteur au récepteur ; il est si fréquent dans les échanges courants qu’il donne parfois des
expressions impropres ou illogiques en langue, sans pour autant que ces incorrections fassent
obstacle à la compréhension. Négociations stratégiques ne choque à la lecture qu’en l’absence de
savoir pertinent. « La Sécurité Sociale protège les salariés contre les accidents du travail »,
entendis-je l’autre jour à la radio. Nous savons tous suffisamment ce qu’est la Sécurité Sociale
pour comprendre, idée essentielle mais escamotée, qu’il s’agit de protéger les travailleurs
contre les conséquences matérielles désastreuses des accidents que connaissaient autrefois les
salariés : manque à gagner, incapacité de payer les soins, etc. La condensation d’une idée sous
une forme lapidaire est ici apparente, l’énoncé signifie autre chose que ce qu’il dit, mais le
signifie très clairement.
La clarté de la parole ne se confond pas obligatoirement avec la cohérence linguistique de
l’énoncé ; elle est adéquation à l’idée, choix du trait explicite qui fait surgir les traits implicites
en fonction du contexte cognitif, et non réplique d’un modèle linguistique qui ne peut
s’appuyer que sur un savoir général.
Le scripteur, s’adressant à un public moins déterminé que celui du discours oral, a le temps
de prendre conscience de façon précise des significations en langue de son intention de dire et
de resserrer l’écart entre la parole et la langue ; il peut peser ses mots tant qu’il n’est pas satisfait
de leur concordance avec son vouloir dire : il peut construire son propos en revenant sur leur
forme ; il travaille au rythme de sa réflexion, non à celui de l’association fugitive entre la pensée
et la parole. Le discours oral par contre opère à la vitesse des contacts entre une pensée « sans
forme » et une parole qui ne la concrétise que le temps de la faire entendre. L’orateur ne revient
pas en arrière mais ajoute bout à bout ses énoncés pour construire et préciser sa pensée,
passant des explications les plus poussées aux contractions les plus étonnantes. La parole libre
est marquée par des hésitations, des lapsus, des redites, des phrases inachevées qui s’écartent
parfois considérablement des normes linguistiques mais qui, s’intégrant dans un contexte
cognitif, n’en sont pas moins parfaitement claires, l’auditeur en suivant sans peine le
cheminement.
Ainsi à titre d’exemple la phrase suivante : « Les réseaux sont intéressés à ne pas transporter
des kilomètres à vide. » Donnée telle que, cette phrase paraît non seulement peu claire, mais
encore incorrecte. Or, dans la bouche d’un cheminot à une réunion de commission de l’Union
Internationale des Chemins de Fer, cette phrase est parfaitement claire pour tous ceux qui
l’entendent, qui connaissent l’objet de la réunion (fixation des tarifs marchandises des réseaux
ferroviaires européens) et qui connaissent les problèmes financiers des Services Marchandises
des Chemins de Fer. Tous comprennent immédiatement que les Chemins de Fer sont prêts à
accorder des tarifs de faveur sur certaines relations, pour éviter des parcours à vide de leurs
wagons de marchandises. Le savoir général éveillé chez la personne non avertie par
l’assemblage des mots « les réseaux sont intéressés à ne pas transporter des kilomètres à vide »
montre l’impossibilité logique de « transporter des kilomètres » et fait porter un jugement
d’incohérence. Or, en contexte, cette phrase n’a pas été ressentie comme incohérente, loin de
là ; le raccourci emprunté par l’orateur n’a gêné personne. Le cheminot qui parlait s’adressait
à des gens parfaitement au courant du problème et pouvait utiliser une formule très dense ;
l’incomplétude de l’énoncé ne diminuait pas la clarté de l’idée.
L’exemple « Les réseaux sont intéressés à ne pas transporter des kilomètres à vide » permet aussi
de faire une distinction entre ce qui est correct par rapport à la langue que décrivent les
grammairiens et lexicologues — à cet égard la phrase est correcte —, et ce qui est correct par
rapport au jugement sémantique isolé que porte sur elle l’individu — à cet égard la phrase est
incorrecte. Correction grammaticale et cohérence de l’énoncé hors discours ne coïncident pas,
la première faisant uniquement appel à un mécanisme linguistique, la seconde faisant appel
en outre à un savoir extra-linguistique.
Pourquoi la traduction ou l’interprétation devraient-elles se soucier de cet aspect du
discours ? Que leur importe que l’écrivain ou l’orateur aient condensé leur matière de telle
façon ou de telle autre ? Ne suffit-il pas de les suivre dans ce mouvement et de traduire les
réseaux sont intéressés à ne pas transporter des kilomètres à vide en se souciant du sens bien sûr,
pour ne pas risquer le contre-sens ou le faux-sens, mais sans chercher à faire pour autant un
discours autonome ?
La réponse est une vérité de La Palice : si les langues n’étaient pas différentes, il ne serait
effectivement pas nécessaire d’exprimer différemment une même idée, on pourrait reprendre
les mêmes expressions. Mais si les langues n’étaient pas différentes, il ne serait pas nécessaire
de traduire !
On a trop tendance à penser que les langues ne sont différentes qu’au plan sémantique et
morphologique, syntaxique et phonologique… Or, elles se distinguent aussi, au plan du
discours, par le choix des traits caractéristiques qui résument une idée. Les langues sont
différentes dans le discours.
L’acte de parole possède une cohérence qui lui est propre, une densité autorisée par le
discours, mais le contact pensée-parole, si libre que puisse en apparaître le résultat, n’en est
pas moins soumis à certaines contraintes ; si inspiré que soit le locuteur dans le choix de ses
mots, les conventions culturelles, les manières de raisonner acquises avec l’usage de la langue
dirigent son choix vers des traits saillants qui seront compris par sa collectivité linguistique et
transmettront intégralement son idée, ce que d’autres effets n’obtiendraient pas. Dans une
autre langue, il aurait la même liberté, mais avec les contraintes de l’autre langue.

LA LANGUE DANS LE DISCOURS EN TRADUCTION

Les mots. Pour que l’étude de la traduction reste attachée à son plan propre, c’est-à-dire au
discours, ce n’est pas la surface conceptuelle des mots qu’il convient de comparer d’une langue
à l’autre mais la taxinomie opérée par le discours. Si, d’une langue à l’autre, l’emploi des mots
ne dépend pas de leur correspondance significative en langue, ce qu’il convient d’établir, c’est
ce que disent séparément chacune de ces langues, l’anglais et le français par exemple, pour
faire comprendre le discours, et non ce que les mots français signifient en anglais ou les mots
anglais en français.
Nul ne contestera à première vue que (angl.) height signifie hauteur en français, mais chacun
constatera que pour désigner la notion que l’anglais nomme depth (of a tank), nous disons en
français hauteur (d’une cuve). Nous allons voir, avec quelques exemples rencontrés en
conférences internationales, à la fois le caractère elliptique du mot qui nomme la chose par un
de ses aspects, et l’aspect différent retenu par des langues différentes dans le discours. Pour
offshore drilling, l’expression française est forage en mer ; le forage s’effectuant à la fois loin des
côtes et en mer, la dénomination, différente dans chacune des langues, est dans chacune
elliptique. L’anglais dit outlet, le français dit prise (de courant) ; l’un désigne la fin d’un
parcours électrique, le second le début d’un autre parcours, mais chacun englobe l’idée des
deux parcours. Par comptes fournisseurs et comptes clients, les services comptables d’une société
française désignent les personnes à qui ils ont à faire, les services de la succursale anglaise
désignent l’opération effectuée dans chacun des cas par accounts payable et accounts receivable.
A comparer les deux langues, on notera combien les traits saillants se complètent de l’une à
l’autre : la chose visée, désignée dans la comparaison par deux de ses aspects, devient plus
claire pour le profane ; quelle explication que cette équivalence en aspect dénominateur de
comptes fournisseurs et accounts payable ! Électrode enrobée = stick electrode : le français nomme
le tout en choisissant comme aspect dénominateur le procédé de fabrication, l’anglais en
indiquant le résultat obtenu (l’épaississement par rapport à la wire electrode). Résineux =
softwood, le pin est un bois tendre et il exsude une sève visqueuse ; la description, précisée par
la juxtaposition des termes français et anglais, est encore loin d’être complète si l’on songe que
l’allemand, de son côté, dit : « Nadelholz » (à aiguilles). Wrist watch = montre bracelet : pour
l’anglais, la montre se porte au poignet sans précision de moyen, pour le français elle est
surtout pourvue d’une attache. Ou encore, chez les betteraviers, on parle en français des
planteurs, qui enfouissent, et en anglais des growers, qui font pousser ; chez les biscuitiers, les
produits sont perishable pour les anglophones et altérables pour les francophones : le processus
de dégradation est certainement conçu dans son intégralité dans les deux cas, mais les uns en
marquent le début et les autres la fin. Encore tout récemment, j’ai rencontré un « hand held
scanner » qui était en français un « crayon lecteur », nouveau gadget électronique mis à la
disposition des caissières dans les magasins à grande surface, qui enregistre en même temps
qu’il « lit » le prix des marchandises sur l’étiquette…
Loin de moi l’intention de faire ici une confrontation générale entre les moyens
préférentiels utilisés par les discours anglais et français pour nommer les choses ; ces quelques
exemples glanés à la façon de Vinay et Darbelnet sont simplement destinés à illustrer la thèse
selon laquelle le mot dans le discours se réfère à une chose sans jamais la décrire
intégralement : il est incomplet dans chaque langue et différent d’une langue à l’autre mais,
incomplet et différent, il transmet dans la parole la même notion ou la même chose.
Comment ne pas conclure que pour faire passer sans heurt la même notion ou la même
chose d’une langue à l’autre, il faut trouver ce qui dénote dans l’autre langue cette chose ou
cette notion, et non traduire la signification du mot qu’utilise la langue première.
La langue, tout en exprimant l’ensemble d’une chose ou d’une notion, a pour
caractéristique essentielle (cela peut être vérifié dans chaque langue, et pour toutes les
langues), de n’en nommer qu’un aspect seulement. Dans les différentes langues, des usages
différents se sont établis d’employer tel trait caractéristique plutôt que tel autre pour exprimer
choses ou notions. Ce qui est vrai de la langue l’étant aussi du discours, il faut apprendre à
trouver dans chaque langue la dénotation pertinente, c’est-à-dire celle qui transmet le message
et non celle qui énonce le même aspect.
Les traits pertinents. De même que le contexte verbal fait surgir du mot une signification et
laisse dans l’ombre ses autres acceptions, le contexte cognitif du discours refoule certains traits
sémantiques de l’acception des mots dégagée par le contexte verbal, et ne laisse apparaître que
ceux qui sont pertinents par rapport aux notions évoquées. La traduction se doit d’en tenir
compte, sinon on obtient le genre de traduction que nous allons examiner.
En avril 1975, une dépêche de l’A.F.P. apporte l’information suivante :

« Le tribunal de grande instance de Bonn a interdit, vendredi 18 avril, à l’ancien


chancelier Willy Brandt, président du parti social-démocrate, de continuer à affirmer que
M. Franz-Josef Strauss, chef des chrétiens-sociaux, avait qualifié la R.F.A. de “porcherie” ».

La dépêche précise entre parenthèses le terme utilisé en allemand : Saustall. Le trait


sémantique de Saustall qui se réalise dans l’original est celui de désordre, d’incurie, de gabegie
… La connotation du mot est insultante. Tous deux trouveraient à se recaser en français dans
le mot bordel par exemple, qui n’impose pas plus la notion de lupanar (attachée à une autre
partie de sa surface conceptuelle) que Saustall n’impose ici l’ensemble de sa signification
lexicale. Remarquons aussi en passant que le texte dit Saustall et non Schweinestall ; le choix de
Sau plutôt que de Schwein n’implique pas ici la notion de femelle, mais vient simplement
renforcer le trait de base — Saustall est plus énergique que Schweinestall !
Le contexte permet de saisir le trait sémantique pertinent ; encore faut-il que celui qui
traduit le recase dans l’autre langue sous un mot qui dégagera ce trait pertinent, et celui-là
seulement. Le message original n’atteint pleinement son but qu’avec l’apparition dans l’autre
langue du trait pertinent du mot à l’exclusion de ses autres caractéristiques. Saustall signifie
porcherie, mais l’expression de la notion visée par le discours appelait autre chose que porcherie
en français.
La controverse est souvent ardente sur le point que je viens de soulever. « Strauss a dit
“porcherie”, me dira-t-on, vous n’avez pas le droit d’interpréter, soyez fidèle ! » Or je ne traduis
pas une langue ; c’est au texte que je suis fidèle, et les textes ne se servent pas dans les
différentes langues des mêmes significations pour évoquer les mêmes choses. Faire
comprendre aux Français ce qu’ont compris les Allemands, c’est être plus fidèle que de dire
les mêmes mots car les mots ont beau signifier la même chose dans les deux langues, ils ne
signifient pas la même chose dans les deux discours.
Je ne fais pas ici un manuel de traduction ; je ne dis pas que le journaliste aurait dû traduire
Saustall par bordel ; des contraintes de tout genre imposent souvent — et plus souvent en
traduction qu’en interprétation — la traduction en langue, mal nommée « textuelle ». Je note
simplement ses conséquences et, en dissociant langue et discours, j’analyse la cause de ses
échecs8.

8Je me demande ce que le lecteur du Monde a pu retirer le 10 septembre 1973 de la lecture (lecture rapide et
non patiente analyse de texte, rappelons-le) d’une mise au point que le chancelier SCHMIDT adressait au journal en
J’ai été choquée un jour d’entendre dire à une jeune Anglaise très attachée à son mari : « I
am a one man’s dog » à propos de l’amour qu’elle lui portait. Intuitivement, j’entendais chien
dans dog et je voyais dans cette déclaration une attitude de soumission qui m’étonnait et
qu’effectivement la jeune femme n’y mettait pas. L’interférence de la langue du traducteur
dans l’appréhension du sens des mots du discours original constitue un danger redoutable car
elle risque de faire apparaître dans la langue de traduction des traits sémantiques qui ne sont
pas contenus dans la langue d’origine. Dans I am a one man’s dog, le Français voit d’abord une
idée de loyauté plus ou moins analogue à ce qu’on trouve dans l’expression ne servir qu’un seul
maître ; pour le Français comme pour l’Anglais, le chien est symbole de fidélité et le mot fidélité
s’applique à l’attitude du chien à l’égard de son maître, comme il peut s’appliquer au
comportement dans le mariage. On ne pourrait cependant utiliser en français l’image du chien
pour désigner la fidélité conjugale sans faire apparaître une connotation de soumission que le
dog du one man’s dog, aussi difficile à admettre que cela soit pour un Français, ne traîne pas à
sa suite ! Comprendre dog comme signifiant a priori chien — correspondance juste en langue
— peut ainsi produire dans le discours un effet différent de celui qui est produit par l’original.
Il est rarement possible d’utiliser les mêmes mots d’une langue à l’autre pour exprimer les
mêmes traits sémantiques, sans courir le risque de faire apparaître dans la deuxième langue
des traits non pertinents qui n’affleurent absolument pas dans la première.
Une cabine photomaton de marque américaine a récemment été installée au coin de ma
rue. Ayant besoin de photos d’identité, je veux glisser mes pièces dans la fente mais je suis
arrêtée par le signal lumineux « en marche » ; l’appareil est sans doute en train de développer
des photos, me dis-je, hypothèse rendue vraisemblable par la présence d’un petit groupe de
jeunes gens qui stationne à côté. J’attends un moment que le signal change avant de me rendre
compte que ce qu’il veut dire c’est : en état de marche ; en marche est probablement une
traduction de l’anglais working (une mauvaise traduction, puisque je n’ai pas compris
l’indication ! J’ai vu plus tard sur les machines à billets automatiques du R.E.R. le signal « en
service » …).
Il est incontestable que, dans l’acception visée, to work est bien marcher ; en langue, la
correspondance existe, mais nous voyons que l’utilisation en communication de cette
correspondance n’entraîne pas ipso facto l’intelligibilité.
Les expressions toutes faites. Malgré une longue expérience des réunions internationales, je
suis encore frappée de constater combien des interlocuteurs de langues différentes divergent
dans leur façon d’exprimer les choses. Je pourrais citer d’innombrables cas d’Anglais s’étant
exprimés d’une façon, là où les Français s’étaient servi d’expressions toutes différentes. Des
réunions où les discussions portent cinq à six heures d’affilée sur des points extrêmement
précis, ne laissent subsister aucun doute à ce sujet. Mais où tracer la ligne de démarcation entre
la liberté d’expression du locuteur, ses idiosyncrasies, ses manies verbales, et les contraintes
que la langue qu’il parle imposent à la clarté de sa parole ? Comment prouver à partir de cas
d’espèce la non-concordance des correspondances en langue avec les équivalences en
discours ? Comment démontrer de façon probante, quelle que soit la conviction que l’on en ait

lui demandant de publier sa déclaration textuelle (ce qui sous-entend, pour un texte rédigé en allemand, une
traduction française, elle aussi textuelle). Ce texte, dont il dit qu’il est « … dans son intention et dans son sens réel
fort différent du texte des agences de presse auxquelles vous (le journal) avez eu recours », est le suivant :
« Je pense, par exemple, qu’en matière de sécurité une réponse européenne commune n’est pas possible si, du côté
français, on n’étudie pas à fond la question de savoir si la France peut réellement, à moyen ou à long terme, avec une
chance de succès jouer un rôle indépendant. »
Le texte des agences qu’il corrigeait était le suivant :
« Une réponse européenne commune n’est pas possible si, du côté français, on ne se demande pas sérieusement si la
France peut réellement, à moyen ou à long terme, avec une chance de succès jouer un rôle. »
On reste perplexe, et on se dit que les non-Français s’expriment d’une manière bien brumeuse… On ferait peut-
être mieux de se demander ce que la traduction doit traduire, langue ou sens !
acquis au cours d’années d’observation, que la composition des énoncés du discours suit
obligatoirement des règles différentes d’une langue à l’autre ?
Les expressions toutes faites me sortent peut-être de cet embarras ; elles apportent la
preuve que lorsque M. Smith dit telle chose en telle occasion, alors que M. Durand dit la même
chose tout différemment, le choix de chacun s’explique par les contraintes qui pèsent sur la
composition de leurs énoncés respectifs. Ces contraintes font apparaître une logique, un
« génie de la langue » qui conditionne la clarté de la parole.
Les expressions toutes faites sont des intermédiaires entre la langue et la parole ; elles sont
moitié langue car leur sens n’est pas en devenir mais pré-assigné, moitié parole car elles
énoncent une idée et non une hypothèse de sens ; forme hybride entre la phrase grammaticale
et l’aspect formel de l’unité de sens, elles sont caractérisées par l’association indéfectible d’un
assemblage de signes linguistiques à une idée donnée. Par leur fixation en langue, elles
écartent tout soupçon d’inspiration individuelle ; par leur énonciation d’une idée, elles
rejoignent le discours.
Lorsque, dans différentes langues, des expressions toutes faites, adages ou proverbes,
désignent une même idée, on peut constater qu’elles ne s’énoncent pas par les mêmes mots ;
on retrouve là la manifestation du phénomène que nous avons analysé pour les mots :
caractère elliptique de l’énoncé, différence de composition dans les différentes langues.
L’Anglais se demande : « What came first, the chicken or the egg ? » là où le Français parle de la
poule ou de l’œuf ; les deux langues se posent le même (faux) problème, mais avec une logique
d’expression linguistique différente. A bird in the hand is worth two in the bush — un tiens vaut
mieux que deux tu l’auras : ici ce sont les images qui diffèrent. You can’t have your cake and eat it :
on ne peut pas être et avoir été est probablement ce que le français possède de plus proche pour
exprimer une idée semblable en une expression consacrée (on dit aussi dans certaines
provinces : manger le jambon et garder le cochon, ou vouloir le beurre et l’argent du beurre).
On pourrait multiplier les exemples démontrant que les langues choisissent, pour
exprimer une même idée, des traits marquants qui ne sont pas les mêmes d’une langue à
l’autre. Ces différences sont si profondes qu’elles n’ont pas manqué de susciter chez des
peuples parlant des langues différentes des accusations réciproques d’illogisme. « L’anglais
n’est pas logique », dit le Français, pour qui il faut avoir un gâteau avant de pouvoir le manger ;
« le français n’est pas logique », dit à son tour l’Anglais, qui ne voit pas comment, dans le
métro, on pourrait céder des places assises aux personnes âgées, etc.
Ces accusations réciproques sont subjectives mais explicables : la logique d’expression
propre à chaque langue découle d’une adaptation à des habitudes de dénotation qui remontent
parfois diachroniquement très loin dans l’histoire de chacune ; elle repose sur des modèles de
choix et d’association de traits saillants qui s’acquièrent intuitivement avec la langue et qui
semblent à chacun relever d’une logique absolue : le choix de l’aspect dénotatif qui indique
l’ensemble de l’idée se situe toujours dans le cadre de la logique spécifique d’une collectivité
linguistique. L’expression la plus individuelle, la plus apte à faire passer un vouloir dire
personnel, la plus marquée par un style et un art oratoire particulier à un sujet parlant cadre
en même temps avec le génie de la langue dans laquelle celui-ci a été élevé. Par leur différence
de composition, les expressions toutes faites nous le montrent : jamais ou presque jamais, deux
langues ne consacrent la même formulation à l’expression d’une même idée.
Traiter les problèmes de la traduction en problèmes de langue, ce serait en théorie procéder
comme si l’on croyait que les langues sont des codes et qu’elles ne sont donc capables
d’exprimer que des significations pré-assignées ; dans la pratique de la traduction, ce serait
risquer de restituer le message sous une forme déficiente, voire fausse. Ceux qui confondent
transcodage et traduction ne voient pas que la traduction est discours et que la langue ne
contient que des significations antérieures au sens, alors que le discours est sens en devenir.
On peut transcoder les lettres d’un alphabet en un autre alphabet, on peut trouver la
correspondance a priori d’expressions toutes faites ; on ne peut pas faire de même pour l’unité
de sens qui n’a pas plus d’équivalence préexistante dans une autre langue qu’elle n’a a priori
de lien fixe avec une formulation quelconque dans la langue originale.
La traduction ne peut s’en tenir aux significations arrêtées en langue ni se satisfaire d’une
association d’idées non pertinente ne permettant qu’une hypothèse incertaine sur le sens. Les
significations fixées en langue sont antérieures au discours, elles ne fournissent qu’une
indication parmi d’autres des significations réelles que prend la parole. Or, tout discours (pas
seulement celui du poète ou de l’écrivain) énonce en un feu d’artifice permanent des mots
connus chargés de significations nouvelles, des phrases courantes chargées d’un sens inédit.

L’INTELLIGIBILITÉ DE LA TRADUCTION

« You are a very rich man », dit un jour un Japonais à un industriel français à l’issue d’un
repas somptueux que celui-ci lui offrait. Le Français savait, hélas, suffisamment l’anglais pour
que je ne puisse traduire : « Merci de votre généreuse hospitalité », ce que j’aurais fait en toute
autre occasion, certaine que le Japonais (qui s’exprimait assez imparfaitement en anglais)
traduisait littéralement l’expression japonaise usuelle de remerciements. Ce faisant, il
désignait un trait caractéristique de la situation qu’il venait de vivre, en nommant la cause, ou
si l’on veut, l’explication ; le français aurait exigé une autre composition d’énoncé : le rappel
des qualités de cœur, de la générosité de celui qui recevait, cause seconde mais plus acceptable
en français que la mention (jugée peu délicate) de la richesse. Or l’idée dans son ensemble est
bien la même dans les deux cas ; mais dire ce qui dans une langue reste habituellement non
dit par rapport à l’idée d’ensemble, utiliser un trait marquant différent de celui auquel la
langue a habitué, risque de faire obstacle au sens. L’industriel français fut en effet légèrement
choqué des « remerciements » du Japonais.
La convention sociale et culturelle qui joue ici dans le choix de l’expression d’une
caractéristique de préférence à une autre, impose une contrainte à la composition linguistique
de l’énoncé. Dans la situation que nous avons indiquée. « Thank you ever so much » (ou tout
autre formule de politesse usuelle en anglais) est exigé par les conventions culturelles et
sociales.
On demande souvent aux interprètes s’ils atténuent les propos cassants, ou même
insultants, qui s’échangent parfois en réunions internationales. En dehors du fait que ce serait
bien mal comprendre le rôle de l’interprète que de lui attribuer une intervention quelconque
sur le sens voulu par l’orateur9, il faut bien comprendre que l’interprète traduisant ce qui est
en japonais « You are a very rich man » par « Merci de votre généreuse hospitalité » fait passer
exactement la même idée par des mots ayant exactement la même connotation que celle qu’ont
les mots japonais pour des oreilles japonaises ; il est ainsi fidèle à la fois au sens notionnel et
au sens émotionnel que veut exprimer le Japonais qu’il traduit.
Restituer le sens dans une autre langue, c’est le rendre intelligible sur ces deux plans ; c’est
le faire comprendre sans rendre brumeux ce qui était clair, ni ridicule ce qui était digne.
Pour rendre justice à un texte rédigé en conformité avec le génie de la langue d’origine, la
traduction sera rédigée en conformité avec le génie de la langue de ceux qui la liront. Or, c’est
là sans doute le gros problème sur lequel achoppent si souvent et la traduction et
l’interprétation : la réexpression dans la langue de traduction ne rend pas toujours lisible le
texte transposé, ni intelligible le discours interprété.
Il faut bien dire d’ailleurs que la traduction et l’interprétation ne sont pas les seules à
souffrir des interférences étrangères dans l’expression. Combien de chercheurs, se nourrissant
de publications américaines, transposent tel quel en français le jargon technique ou scientifique
qu’ils ont lu en anglais ! Combien de polyglottes s’adonnant à l’écriture ou à la parole en

9 L’interprète « interprète » car il n’y a pas d’autre façon d’être fidèle à l’orateur, le sens n’étant pas transposable

autrement ; mais il s’interdit d’exprimer sa propre version ou son propre sentiment.


plusieurs langues oublient de les séparer les unes des autres ! Or, si la traduction en français
n’est pas française, la courroie de transmission entre le texte et son lecteur, entre le discours de
l’interprète et son auditeur se grippe. La clarté de la parole est sans doute plus importante
encore pour l’interprétation que pour la traduction, car l’auditeur n’a pas le recours qu’offre
un texte que l’on peut tourner dans tous les sens pour en extraire la substantifique moëlle ;
mais comme rares sont les textes sur lesquels on prend le temps de s’appesantir, une
traduction peu claire risque aussi de rebuter le lecteur ; la clarté peut ainsi être considérée
comme une condition nécessaire pour qu’une traduction écrite remplisse sa fonction. Pour la
traduction comme pour l’interprétation, on peut dire en définitive que la clarté dans
l’exactitude du sens est l’objectif à atteindre.
Or, il ne suffit pas qu’une parole soit correcte par rapport aux normes pour être claire ; il
lui faut en outre être conforme au génie de la langue ; il faut que les idées s’associent à des
énoncés dont la composition correspond à la logique de la langue d’expression. Pour que la
traduction soit claire, elle doit donc elle aussi se faire discours. Puisque la parole émet des
idées inédites en s’appuyant sur des énoncés dont la composition varie selon les contextes
cognitifs dans lesquels ils s’insèrent, puisqu’elle est le jaillissement d’un assemblage de signes
linguistiques qui prend sa source dans l’idée, l’interprétation et la traduction n’arriveront à
bon port qu’en suivant la même voie.
L’interprétation peut et doit même se limiter à formuler le sens original de manière
immédiatement intelligible pour son auditeur. L’auditeur de l’original n’est pas plus intéressé
par les mots prononcés par celui qui parle, que l’auditeur de l’interprète ne note ses formules ;
les deux auditeurs suivent chacun normalement le sens sans retenir les mots. Le traducteur,
quant à lui, ne peut faire disparaître les mots de l’original. Son texte écrit doit à la rémanence
de l’original un plus grand respect des formes. Dans le processus général de la traduction, il a
à parcourir une étape supplémentaire qui vient après la saisie du sens et qui le pousse, tout en
respectant le génie de la langue d’expression, à se rapprocher des formes initiales.
Dans tous les domaines, les échecs et les erreurs frappent plus que les réussites. Il me sera
donc plus facile de montrer que l’absence de logique d’expression qu’exige une langue
obscurcit le texte, que de montrer que sa présence l’éclaire.
Reprenons en guise d’exemple l’extrait de Der Jahrtausend Mensch de Robert Jungk que
nous avons déjà cité :

« Eine entscheidende Rolle in diesem Wandlungsvorgang spielte die zunächst


unbeachtete, später verspottete Zivilisationskritik der Intellektuellen. Sie weckte das
Unbehagen … »

Voici le sens de ce passage : Ce changement d’attitude a été dans une très grande mesure
déterminé par les critiques que les intellectuels adressaient à la société moderne. D’abord ces
critiques ne furent pas écoutées, puis on en rit ; elles finirent néanmoins par faire prendre
conscience du malaise …
Voyons la traduction, telle qu’elle a été publiée :

« Un rôle décisif dans ce changement d’optique a joué la critique de civilisation exercée


par les intellectuels et qui, avant d’être prise au sérieux, était passée inaperçue, puis était
devenue l’objet de moquerie. En fait, elle avait suscité un sentiment d’inconfort … »

La traduction semble faite par une machine, tant l’alignement syntaxique est celui de
l’allemand (« Un rôle décisif dans ce changement d’optique a joué … » est littéralement calqué sur
« Eine entscheidende Rolle in diesem Wandlungsvorgang spielte … ») ; elle semble faite par un non-
Français (« un rôle décisif … a joué la critique » ne peut pas signifier en français « la critique a joué
un rôle décisif ») ; enfin, elle semble faite par un non-traducteur tant l’ensemble du texte est
gauche (ainsi par exemple la « critique … devenue objet de moquerie … »). Et pourtant, en ajoutant
les mots « avant d’être prise au sérieux » qui ne figurent pas littéralement dans l’original, celui
qui a traduit ce texte fait preuve de compréhension : il a compris qu’entre le moment où la
Zivilisationskritik était verspottet et celui où elle weckte das Unbehagen, il avait dû y avoir un
moment où elle avait été entendue ; si le texte allemand ne le dit pas, il contient néanmoins
implicitement l’idée ; puisque le traducteur l’explicite, on peut affirmer qu’il s’est inspiré du
sens pour traduire. On peut aussi hélas constater qu’il n’en est pas moins resté englué dans les
structures originales. Même le traducteur normal (c’est-à-dire celui qui traduit dans sa langue
maternelle un texte rédigé dans une langue qu’il maîtrise aussi bien que le sujet traité) peut
avoir du mal à rendre clairement le sens du texte. Le fait d’avoir lui-même compris
l’information à transmettre peut créer une sorte de voile qui s’intercale entre lui et sa manière
de formuler cette information, et l’aveugle sur les interférences de la langue étrangère,
l’empêchant de juger sa propre traduction en lecteur. Il ne se rend pas compte que ce qu’il
vient de coucher sur le papier ne signifie pas ce qu’il a à l’esprit.
Quand on écrit son propre texte, on peut sans difficulté mobiliser tour à tour et
simultanément la conscience de ce que l’on veut dire et celle de la correction de l’expression ;
la clarté de la rédaction est uniquement tributaire de la clarté des idées. Quand on traduit, on
a conscience du sens qui se dégage du texte à traduire et de la correction de ce que l’on écrit.
On vérifie aisément l’un en se reportant à l’original, l’autre aux lignes qu’on vient d’écrire.
Mais ce dont on a du mal à juger quand on est plongé dans un travail de traduction, quand on
s’est soi-même imprégné du sens à travers l’original, c’est si le sens se dégage aussi clairement
de la traduction que de l’original. On peut croire s’exprimer soi-même clairement sans se
rendre compte que l’on n’a pas suffisamment débarrassé le sens que l’on a compris de sa forme
étrangère qui, dans la langue de traduction, lui constitue une sorte de déguisement empêchant
le lecteur de le reconnaître. On ne pourra juger de la clarté du sens qu’une fois oublié le texte
original ; ce n’est pas un vain truc de métier, que celui qu’appliquent les traducteurs en laissant
reposer leur texte avant de le réviser.
Les obscurités, les non-sens même, qui résultent parfois d’une séparation insuffisante des
deux langues sont souvent mal perçus de leur auteur qui traduit en langue pour la raison qu’il
a compris, sans se rendre compte de la perplexité que peut susciter la lecture de son texte chez
des personnes non prévenues au préalable de son contenu. Il en va de même du discours oral
lorsque l’interprétation reprend la composition originale des énoncés : ainsi, lors d’une
épreuve d’interprétation de suédois en français à l’E.S.I.T., une candidate dit : « La construction
d’une autoroute entre Stockholm et Malmö qui passerait par Hälsingborg entraverait la circulation. »
Les membres non-scandinavistes du jury froncent le sourcil devant ce qu’ils considèrent être
un non-sens. Ils connaissent certes moins bien que leurs collègues scandinaves la situation
géographique de Hälsingborg, mais ils sont choqués en tout état de cause par l’idée qu’une
autoroute puisse entraver la circulation. Ceux qui, parmi les membres du jury, ont compris
l’original expliquent alors que faire passer par Hälsingborg, l’autoroute projetée entre Stockholm
et Malmö rendrait la circulation moins fluide que si le tracé était direct. La formulation, incohérente
en français, était claire dans l’autre langue …
On ne peut dire « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » qu’à propos d’un contact pensée-
parole protégé de toute interférence d’une langue étrangère. La clarté de la pensée n’entraîne
une clarté de parole que si les automatismes d’association verbale acquis et pratiqués depuis
la plus tendre enfance ne sont pas entravés par les formes d’une autre langue. La clarté du
message dépend de la logique avec laquelle celui qui s’exprime choisit un certain aspect pour
exprimer un tout. Cette logique dans la manière de formuler les idées, les enfants s’en imbibent
dès l’école où on leur enseigne à parler et à écrire, c’est-à-dire à s’exprimer de façon à se faire
comprendre. Mais elle n’est pas la même d’une collectivité linguistique à l’autre ; le choix des
traits saillants qu’opère un individu parlant sa langue n’est pas celui que fait pour exprimer la
même idée un individu parlant une autre langue. Si bien que la traduction directe de l’énoncé
initial constitue souvent une interférence d’une langue dans une autre au niveau de la
composition des énoncés.
En déclarant que la correction linguistique ne suffit pas pour faire passer le sens, en
affirmant que pour être lisible et claire, la traduction doit se fonder sur le sens, je prends un
risque, celui de m’entendre dire que ce n’est pas au traducteur, simple intermédiaire, qu’il
appartient d’interpréter le vouloir dire d’un auteur, que l’interprétation du sens est l’affaire
du destinataire — homme politique ou technicien, scientifique ou commerçant — et que le
traducteur porterait la confusion à son comble s’il donnait sa version des choses au lieu de
« traduire ». J’en suis bien d’accord ; aussi n’est-il nullement dans mon intention d’assimiler la
traduction à l’exégèse du sens d’un texte. La traduction reste un pas en deçà ; elle interprète le
texte mais restitue le sens.
Le traducteur qui lit le texte original est un lecteur comme un autre : il comprend le texte
avec toutes ses implications ; mais lorsqu’il traduit, il se borne à restituer le sens de ce qui est
dit, pour mettre le destinataire du message en mesure de retrouver dans la traduction les
implications que lui, traducteur, a trouvées dans l’original Il conserve ainsi au destinataire
final toutes les possibilités d’interprétation. Il est essentiel de faire la distinction entre
l’interprétation d’un texte et l’interprétation d’un sens — remodelage d’un même sens dans des
formes différentes, d’une part, et, de l’autre, substitution d’un autre vouloir dire à celui de
l’original. En effet, le destinataire du message, ignorant la langue d’origine ainsi que les règles
logiques de composition de ses énoncés, ne peut faire le partage entre ce qui calque dans sa
langue la logique d’expression d’une langue qu’il ignore, et ce qui relève du vouloir dire de
l’interlocuteur ; il est ainsi souvent mis dans l’impossibilité d’interpréter le sens des paroles de
son interlocuteur, faute de disposer d’une traduction claire. Combien de fois n’ai-je pas été
frappée en réunion par les mauvaises interprétations que des interlocuteurs faisaient du sens,
parce qu’ils ne le recevaient pas clairement reformulé dans leur langue.
L’opacité de certaines traductions trompe plus que l’absence complète de traduction, car
l’auditeur attribue plus souvent à la mauvaise volonté de l’interlocuteur qu’à l’absence de
méthode chez l’interprète ou le traducteur, l’inintelligibilité d’un dire dont l’apparence
extérieure est conforme aux exigences morpho-syntaxiques de la langue. « Es ist so die
französische Art durch die Blume zu reden » confiait un industriel allemand à l’un de ses
collaborateurs : c’est à peine s’il se rendait compte qu’il n’entendait son interlocuteur que par
le truchement de l’interprétation simultanée. De son côté, un Français murmurait, en
s’adressant à son entourage, « Je ne comprends rien à ce que disent ces zigotos », qualifiant ainsi
les interlocuteurs qu’il ne percevait, lui aussi, qu’à travers l’interprète …
Comme le Chancelier Schmidt qui affirme avoir « déclaré textuellement » ce qu’il
communique au Monde en français, alors que par définition il s’était exprimé en allemand, ces
deux participants à des réunions internationales confondent énoncé linguistique et message,
sans avoir conscience que la traduction peut occulter le message et que le seul fait d’entendre
quelque chose de correct en langue (et quelque chose qui a sans doute été bien compris par
celui qui le transmet) ne signifie pas avoir reçu le message.
Tout le monde admet, à propos de signes dont le lien entre signifiant et signifié est
immuable, que les langues choisissent des aspects différents pour dire la même chose : le
français dit j’ai froid, l’anglais I am cold, l’allemand mir ist kalt, et il ne viendrait à l’idée de
personne de traduire « I am cold » par « je suis froid » ou « We’ll play it by ear » par « nous le
jouerons à l’oreille » (dont un équivalent conforme à la langue française pourrait être « il faudra
naviguer à vue »). Par contre lorsqu’il s’agit d’une idée inédite pour laquelle n’existe aucun
rapport préétabli avec une formulation linguistique, on semble oublier que les langues ne
choisissent pas les mêmes aspects pour dire les mêmes choses et l’on a tendance à croire que
traduire, c’est réexprimer l’aspect alors que c’est formuler l’idée en conformité avec une logique
d’expression.
Dans la liberté d’association entre idée et énoncé qui caractérise l’idée inédite, le sujet
parlant ne renonce pas aux règles de sa langue : bien au contraire, non seulement il respecte
pour chacun des signes linguistiques le lien indéfectible qui associe le signifiant au signifié et
utilise les termes dans la signification que leur attribue la langue, mais il respecte aussi la
logique d’emploi de sa langue qui lui fait énoncer un aspect de l’idée plutôt qu’un autre, tout
en la signifiant tout entière. C’est le respect des règles de la langue, d’une part, et de la logique
du discours, de l’autre, qui est le garant de l’intelligibilité pour autrui des idées venant d’une
autre langue.
Dans toutes les langues, l’idée qui s’extériorise verbalement aboutit à un discours abrégé,
composé des seuls traits sémantiques nécessaires à la compréhension. D’une langue à l’autre,
ces traits ne coïncident pas obligatoirement, si bien que traduire l’énoncé qui désigne une idée
dans la langue première, au lieu de chercher dans la langue seconde l’énoncé qui y correspond
logiquement, ne permet pas de transmettre clairement l’idée d’une langue à l’autre.

CONCLUSION

J’ai fait intervenir dans cet article des traductions marquées par leur origine linguistique ;
l’allemand, l’anglais, le chinois, le japonais, le suédois nous ont permis de constater que la
traduction littérale ne correspondait pas à ce qu’aurait donné l’association spontanée d’une
idée à une expression exempte de toute influence étrangère.
Les caractéristiques du contact qui s’établit entre la pensée individuelle et la langue sont
apparues peu à peu : la parole perçue est retenue en mémoire immédiate et s’associe à un
savoir pertinent pour constituer une unité de sens ; celle-ci ne survit pas à la durée de la
mémoire immédiate et ne laisse subsister que des traces abstraites dans la mémoire cognitive.
Ces traces, ce sont les idées que l’on appréhende successivement dans le discours. Le contexte
verbal, le contexte cognitif et son homologue à plus long terme, le savoir pertinent, nous ont
permis de suivre la transformation de la langue en discours. Nous avons observé le
mouvement de contraction / dilatation du discours qui, analogue en ceci à ce que fait la langue
avec les mots qui dénomment un aspect pour dire un tout, amasse sous les caractéristiques
exprimées par quelques mots un ensemble conceptuel beaucoup plus vaste. Les métonymies,
les synecdoques, considérées habituellement comme pures figures de style, nous sont alors
apparues comme pouvant caractériser les mouvements du discours de manière générale.
Du discours, nous sommes passés à la traduction. La traduction fonctionnelle, celle qui
n’est pas exploration de la langue étrangère mais transmission d’un message, est elle aussi
discours, et marquée par les caractéristiques du discours. Pour transmettre les idées, elle ne
peut se contenter de transposer la marque elliptique qui les fait comprendre dans la langue
première. Pour rendre intelligible le sens original, elle doit, après l’avoir cerné, le séparer
soigneusement de l’enveloppe verbale première pour le recouvrir de l’enveloppe appropriée
dans l’autre langue. La clarté du message qu’elle transmet dépend de l’adéquation de la parole
nouvelle à la logique de composition des énoncés dans la langue seconde. Enfin, il s’agit, nous
l’avons vu, non d’interpréter le sens du texte mais d’interpréter le texte pour en restituer le
sens intact.
Faute de pouvoir définir le génie de la langue et montrer en quoi consiste la logique de
composition des énoncés, j’ai essayé de montrer les obstacles à l’intelligibilité dans une langue
que produit l’interférence d’habitudes logiques présidant à l’emploi d’une autre langue ; j’ai
conclu de cette analyse que la logique qui fait comprendre ce qui est dit dans une langue risque
d’occulter les idées dans l’autre, que la manière dont se composent les énoncés est spécifique
à chaque langue alors que la manière dont fonctionne l’esprit est universelle.
Pour conclure avec tant de fermeté à la non-concordance de la composition des énoncés
dans les différentes langues, il faut avoir constaté pendant des années d’enseignements
l’aspect incohérent que peut prendre l’interprétation simultanée dès qu’elle reste au niveau
linguistique de la phrase. Le sens du discours oral ne peut être rétabli par le patient labeur
qu’on peut appliquer à un texte écrit, si bien que l’interprétation simultanée ne réussit pas
toujours à passer alors que la traduction écrite garde quelque chance d’y parvenir. On pourrait
épiloguer longuement sur les raisons (conditions de travail parfois très pénibles, insuffisance
de documentation préparatoire, etc.) qui expliquent que l’interprétation simultanée n’est pas
toujours ce qu’elle pourrait être ; mais mon objectif ici était uniquement de tirer, à partir des
observations faites, des conclusions sur le processus de la traduction conçue comme
transmission d’un savoir et non comme transcodage d’une langue.
Le transcodage est un contact entre deux langues ; la traduction, si l’on est suffisamment
sûr du sens pour ne s’appuyer que sur lui pour faire comprendre l’original, est un contact
direct entre un contenu sémantique et une seule forme linguistique. C’est le modèle de la
communication unilingue que suit la traduction claire. Lorsqu’un Français a une idée à exprimer
en français, il ne se demande pas comment s’y prendrait dans sa langue à lui un Hongrois ou
un Japonais ; il ne se demande pas non plus ce qu’il dirait lui-même en d’autres circonstances,
devant un autre auditoire, pour exprimer la même chose ; l’expression appropriée s’associe
spontanément à l’idée, en fonction de la situation dans laquelle elle s’insère, sans que les règles
linguistiques qui président à sa formulation apparaissent consciemment à l’esprit du locuteur.
Pour la traduction qui suit ce modèle, la langue étrangère devient un obstacle à surmonter
plutôt qu’un objet à traduire, et la seule difficulté, quoique de taille, consiste à l’empêcher de
passer dans l’autre langue.
Si aucune contrainte de correspondance linguistique ne leur est imposée, les langues
peuvent toutes exprimer toutes les idées. Vu sous cet angle, rien n’est intraduisible. Les
problèmes d’intraductibilité ont été posés par la comparaison hors discours de signes
linguistiques ; importants sans doute pour la machine à traduire, ils interviennent, c’est
certain, dans la traduction de textes dont, pour une raison ou pour une autre, on désire
conserver une partie de la forme originale. Mais ils cessent d’exister au niveau de la
communication, c’est-à-dire lorsque le seul objectif de la traduction est de faire comprendre à
ses destinataires le contenu du message qui leur est adressé ; il est permis de penser que cela
représente le gros des activités de traduction du monde moderne.
Les affirmations de non-traductibilité que l’on peut trouver dans la littérature de tous les
temps et de tous les pays reposent en fait sur une confusion fondamentale entre la langue, objet
de description pour les grammairiens et les linguistes, et l’emploi de cette langue par ceux qui la
parlent ou l’écrivent, qui l’entendent ou la lisent. Une fois dépassées les traductions scolaires,
exercice d’exploration des langues étrangères, on ne traduit jamais une langue mais toujours
des textes ou des discours, dont la raison d’être est la transmission d’idées. Traduire, c’est faire
parvenir ces idées jusqu’à l’auditeur ou au lecteur qui ne connaît pas la langue originale, en
choisissant les moyens linguistiques qui les lui feront comprendre. La clarté, l’intelligibilité du
message traduit est à vérifier dans son adéquation aux idées et non à la langue de l’original.
La non-traductibilité se réduit à l’impossibilité de faire coïncider la traduction à la fois à la
langue et aux idées de l’original, l’adéquation à la langue risquant d’occulter les idées,
l’adéquation aux idées amenant à renoncer au strict respect des formes initiales.
Rien ne permet de penser que tous les hommes ne sont pas à même de voir les mêmes
choses, de concevoir les mêmes idées et de les exprimer, quelle que soit leur langue. Les
difficultés, les soi-disant impossibilités de la traduction ne sont pas nées de l’incapacité des
langues d’exprimer les mêmes choses, mais de la croyance ambiante à la nécessité impérieuse,
au nom d’une fidélité mal comprise, de transposer les énoncés, et des efforts exténuants de
certains traducteurs pour se conformer à cette espèce de « code moral », alors que la fidélité
au texte original exige que soient utilisés d’autres moyens linguistiques pour dire et faire
comprendre la même chose.
Dans la langue, le locuteur jouit d’une grande liberté de formulation par rapport à ce qu’il
veut dire, en ceci qu’il a toute latitude d’adapter sa parole aux circonstances et à ses auditeurs.
Il peut choisir d’être prolixe ou concis, subtil ou brutal, ironique ou émouvant, précis ou vague,
selon ses motifs ou l’effet qu’il veut obtenir ; il peut déterminer lui-même son registre
d’expression, son style ; mais s’il veut être suivi sans difficulté, il se pliera à certaines
contraintes ; outre la correction morpho-syntaxique, il respectera la logique de ceux qui parlent
la langue dont il se sert ; les aspects des choses ou des notions qu’il choisira pour s’exprimer
correspondront aux principes admis par sa collectivité linguistique ; s’il en choisissait d’autres,
s’il utilisait les traits consacrés par l’usage dans une autre langue, il obscurcirait son vouloir
dire en élevant entre sa parole et l’auditeur l’écran de l’inhabituel et du non-conforme aux
modes de pensée et d’expression de ceux qui l’écoutent.
Ce qui n’a aucune raison de se produire dans la communication unilingue où parler n’est
pas un acte gratuit, où chaque unité de sens, si futile ou banale soit-elle, se constitue par contact
entre une idée et une formulation spontanée, risque de se produire en traduction si le
traducteur (qu’il ait compris l’idée ne fait rien à l’affaire) se fonde pour sa transposition non
sur l’idée, mais sur l’énoncé. Dans ce cas, on peut dire que la traduction n’est pas un discours
normal, qu’elle est le seul « discours » d’où l’idée est absente, qu’elle n’est qu’un semblant de
discours qui présente de ce fait des incohérences absurdes. Ces incohérences, contrairement
aux synecdoques et aux métonymies de la parole spontanée, posent des problèmes de
compréhension à l’auditeur ou au lecteur. Par contre, quand la traduction procède d’une idée,
elle est non seulement un moyen de communication inappréciable mais aussi, grâce au double
éclairage donné par l’expression en deux langues des mêmes idées, le modèle de discours qui
permet enfin d’analyser les rapports de la pensée et de la parole.
Sans vouloir exagérer l’importance de la traduction dans le monde moderne, mais sans
oublier non plus qu’elle est indispensable dans bien des domaines autres que littéraires :
commerciaux, politiques, juridiques, militaires, etc., où les intérêts en jeu sont souvent
contraires et où incompréhension et mésentente risquent d’avoir des répercussions
considérables — on ne saurait trop souligner le rôle que peut jouer la traduction, selon qu’elle
transmet ou qu’elle occulte le message.
L’entente entre les peuples ne peut naître que du dialogue ; or, à de rares exceptions près,
le dialogue aujourd’hui passe par la traduction.

Marianne LEDERER*

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