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CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES

   Andréi Tarkovski […] désapprouvait quiconque prétendait déceler des


symboles dans ses films(1), l'essentiel étant à ses yeux la captation aussi exacte
que possible de la vie, en tant qu'elle est inimitable. Mais il avait des raisons
d'être agacé par le réductionnisme intellectuel, dont il pouvait légitimement
prendre le contre-pied, comme il a remis en cause les oukases esthétiques de la
prestigieuse école soviétique.
   Il faut, cependant, distinguer entre art et connaissance. L'artiste est guidé par
son inspiration d'artiste en vue de bouleverser. L'analyste ou le théoricien
applique des outils conceptuels pour mieux comprendre l'œuvre, et faire avancer
par là la connaissance de l'homme tout court. Mais l'art étant rejeté par la
société comme contraire à ses systèmes idéologiques, toute science de l'art,
aussi absurde que puisse paraître cette notion à l'artiste, devrait contribuer à
ranimer le sens esthétique de l'individu étouffé par la société, et à former le
public à une compétence que refoule aujourd'hui la culture de masse. On peut en
tout cas se convaincre que l'approche scientifique en matière d'art aboutit à
l'enrichissement du sens esthétique. Paradoxe donc : plus on avance dans la
connaissance raisonnée de ses films, plus on aime Tarkovski.

Le symbolique
   Sans plus entrer dans des complications savantes, j'aimerais faire une
distinction très simple. Le signe propose une signification immédiate. Le symbole
se réserve en apparence mais agit en profondeur par la sensation. Le chat en
tant que signe représente la notion d'animal domestique emblématisant le foyer.
Il y a au moins un chat dans la maison, rien de plus normal. C'est un chaton.
Mais la raison pour laquelle d'une part ce petit félin passe inaperçu de la plupart
des spectateurs, et d'autre part apparaît au moins une fois sur un mode
énigmatique, traversant obliquement sous un fauteuil en osier de l'arrière-plan
au hors champ par le coin inférieur gauche, indique qu'il s'agit également d'un
symbole. Le symbole revêt une apparence anodine, ou inessentielle. Mais rien
chez Tarkovski n'est fait au hasard. Ce qu'indiquent les signaux de la caméra.
Une légère inflexion bas-haut de la caméra élargit l'intervalle entre le dossier du
fauteuil et le bord supérieur du cadre pour, soulignant que quelque chose bien
visible à cet endroit va s'y produire, signaler au spectateur l'importance, certes
incompréhensible au premier abord, de cet événement : le passage d'un chaton.
Mais d'où alors le chat tient-il son sens symbolique ? Du réseau formé de tous les
autres symboles. On peut remarquer par exemple qu'il y a aussi un chiot dans la
maison, qu'Aliocha nage comme un chien, et que sa mère est associée à un chien
adulte. Un thème sous-jacent d'animalité et de maternité combinées s'esquisse.
Il est capté par sensation, non intellection. Ceci est essentiel à l'art. Si j'invoque
donc le symbolique et non seulement des symboles, c'est qu'il y va du langage
même du film se construisant émotionnellement sur la base d'un système de
symboles. S'y oppose le sémiotique, c'est-à-dire ce qui constitue la donnée
filmique immédiatement lisible sur le mode rationnel.
   Il y a donc deux raisons pour préconiser une approche symbolique du film. Il
est clair d'abord que le sémiotique ne constitue qu'un premier niveau, celui de
l'intelligence narrative, rationnelle, sémantique, celle qui se résume sur la
jaquette de la cassette vidéo : "Le Miroir (Zerkalo). Un cinéaste de 40 ans, dont
on entend seulement la voix, est sur le point de mourir. Il mélange présent et
passé, faisant se succéder les images de sa mère, des documents sur la seconde
guerre mondiale, des souvenirs d'enfance..." (collection "Les films de ma vie"
aux éditions ciné vidéo film ). Mais que l'essentiel se trouve in absentia, dans les
interstices(2), les allusions visuelles ou sonores en général métonymiques, les
métaphores, ou les analogies et contrastes visuels ou sonores entre des plans
plus ou moins distants, c'est-à-dire dans le travail poétique(3) du film, relevant
justement du symbolique. Non pas celui des symboles uniquement prélevés dans
des répertoires disponibles(4) - cela même sans doute que Tarkovski entendait
rejeter - mais l'opportunité symbolique, qu'elle soit instituée ou qu'elle se crée à
partir du matériel filmique offert. Dans tous les cas, elle appartient non à
l'intelligence, mais à la sensation et par longue haleine à l'émotion(5). Le
symbole se présente comme une énigme pour l'intelligence car c'est une donnée
essentiellement émotionnelle, dont l'effet est largement inconscient.
[…]
   Pour échapper au stéréotype, le réalisateur s'efforce de concrétiser la
représentation, en se rapprochant de la réalité des choses mais en les
configurant pour les ressentir à travers d'autres plus sensibles. Il lui faut par
l'allusion, l'évocation ou l'ellipse, jouer sur une économie de moyens qui oblige le
spectateur à un travail personnel de reconstitution engageant son expérience
personnelle. Impossible de saisir autrement la réalité vivante qu'en faisant jouer
la singularité(6), à l'opposé de l'imitation, qui repose nécessairement sur la
reconnaissance d'un schème. On se trouve là déjà dans le symbolique, dans
l'ordre du sensible, en ceci, qu'il ne s'agit pas d'une construction abstraite toute
faite, participant d'une intelligence du monde, fonction d'un système de
représentations préexistant, mais d'éléments concrets épars qui se rassemblent
par affinité. […]. On ne peut comprendre ni Le Miroir ni les autres films de
Tarkovski sans une liberté imaginaire de la réception, qui établisse des rapports
inouïs, non syntagmatiques, mais à distance variable, entre les sons et/ou les
images, rapports de signifiants déterminés par une intentionnalité qui a du mal à
passer, ne peut se traduire rationnellement sans se trahir, et se donne par le
détour de la dissémination métonymique et du rassemblement métaphorique.
   Si bien que l'apparente complexité du film se résout dans la rigueur d'un très
petit nombre de motifs indépendants des complications chronologiques du récit,
mais surdéterminés, notamment ceux du feu, de l'eau, du souffle, du végétal et
de l'animal, du bouquet éruptif, du chemin de fer, du serpent, de l'araignée, du
miroir, du vase sphérique, etc. Pour bien comprendre qu'il s'agit de valeurs
symboliques internes avant tout, que le film ne se soumet pas à un ordre
symbolique préexistant, on doit remarquer d'abord que tout peut devenir
symbole du film, sans être symbole a priori : le chemin de fer n'est pas
susceptible d'appartenir à un quelconque héritage archétypal de l'humanité.
[….]
   Le Miroir […] œuvre à l'élaboration du langage qui lui est nécessaire. Ce
faisant, il donne une vision inédite et bouleversante du monde permettant à
chacun de se réapproprier son être, qui sans cesse tend à s'aliéner à un état figé
de la culture. Il use pour cela des ressources du langage cinématographique. […]
Il est certes légitime d'appuyer toute approche de Tarkovski sur la dimension
éthique de son œuvre. A condition de ne pas confondre un film avec une
conférence. Andreï Tarkovski a lui-même affirmé la place importante de l'art
dans la maturité du comportement humain, dans la capacité de l'homme à
reconnaître ses faiblesses, à ne pas perdre espoir, et à agir en accord avec les
données corrélatives de sa survie, étroitement dépendante de la vie spirituelle.
   Tout particulièrement l'art cinématographique, multiforme, condensé et rapide,
est adapté à cette fonction dans le monde moderne. Son rôle doit être par
conséquent de positionner l'homme dans le devenir du monde, pour lui donner
les moyens de prendre en charge son accomplissement. "Tous mes films,
remarque-t-il dans Le Temps scellé, d'une façon ou d'une autre, répètent que les
hommes ne sont pas seuls et abandonnés dans un univers vide, mais qu'ils sont
reliés par d'innombrables liens au passé et à l'avenir, et que chaque individu
noue par son destin un lien avec le destin humain en général. Cet espoir que
chaque vie et que chaque acte ait un sens, augmente de façon incalculable la
responsabilité de l'individu à l'égard du cours général de la vie. (p. 190).
   Néanmoins, il est impossible de prévoir la voie concrète de cette fonction
éthique sans entrer véritablement dans les arcanes du film, car en aucun cas, le
cinéma ne peut être l'enregistrement pur et simple d'une intentionnalité non
cinématographique préexistante. Il faut au cinéma une démarche uniquement
filmique. Tarkovski, comme Bresson, a beaucoup insisté sur cette condition du
travail artistique : "si un scénario présente d'authentiques qualités littéraires,
ironisait-il, il vaut mieux alors qu'il reste un morceau de prose"(7). On peut
ajouter que si le scénario est un traité d'éthique, mieux vaut alors le proposer à
un éditeur pour sa collection philosophique.[…]
   Plaisir de la singularité, voilà ce qui est à la base de l'imaginaire esthétique de
Tarkovski. N'explique-t-il pas qu'il avait caché à Terekhova le destin de son
personnage pour qu'elle n'intellectualise pas (n'aliène pas au code
d'intercompréhension) l'attente du mari dans le plan initial : "Ce qu'il nous fallait
percevoir, note-t-il, était l'aspect unique et singulier de cet instant précis, et non
son lien avec le reste de sa vie"(8)
[…]

NON-TECHNIQUE
   Les cinéphiles chercheront en vain dans les films de Tarkovski les virtuosités
techniques propres à une certaine misère esthétique réduite à afficher de la
compétence professionnelle par des procédés savants(9). Ici au contraire, la
technique est simple et nécessaire.

   Est spécifique la capacité de jouer sur tous les registres immédiatement


accessibles : caméra, son, personnage, décor, éclairage, montage, hors champ.
Un exemple : dans la première séquence, le regard hors champ sur Aliocha de sa
mère qui le croise, est indiqué une première fois par une plongée, et une
deuxième fois par le comportement coupable d'Aliocha pris en faute. Donc le
même signifié de la direction du regard en question, se rapporte d'abord à un
signifiant technique, la plongée, puis à un signifiant psychologique, l'attitude du
personnage. Ce qui n'engendre aucune disparate, Tarkovski s'efforçant de
gommer la différence entre technique et diégèse, notamment en diégétisant la
technique. 

   Montage
   La presque totalité du montage est en coupe franche. La seule recherche y
consiste en des inserts ou enchâssements. Mais ce procédé est totalement au
service de la mémoire(10), à la fois thème et principe du film. A ma
connaissance, deux ou trois fermetures au noir seulement, surtout de plans de
flammes qui s'en trouvent plutôt soulignés par l'effet de contraste accru. La
coupe franche est parfois adoucie par un raccord rhétorique. Celui en miroir
identifiant entre eux les plans successifs en coupe franche de deux personnages
ressemblants mais en posture inversée, par exemple, posture de Maroussia
orientée droite cadre, puis posture analogue de Natalia orientée gauche cadre,
procédé soulignant l'étroite parenté fonctionnelle entre les deux femmes. Où le
raccord analogique jouant par exemple sur une identité de mouvement comme
lorsque le plan de l'orphelin tournant la tête est suivi d'une image d'archive où
l'on voit un char poursuivant le même mouvement en raccord dans l'axe.
Relation entre la victime et ses bourreaux confirmant que tout procédé est guidé
par le sens du film. D'autres font intervenir à la fois le son et l'image, comme
celui établi entre la séquence à valeur érotique de la fille à la lèvre fendue et la
séquence-archive du lac Sivas. Un tambour funèbre anticipe d'abord la séquence
de guerre au sein de l'évocation érotique (antonymie). Puis le début de la
séquence suivante présente de dos un soldat nu (métonymie érotique) une pièce
d'artillerie sur l'épaule, dévalant péniblement une rive abrupte. (Un plan de
grand ensemble à la fin de la séquence de l'orphelin dévoile du reste un fleuve à
rive encaissée en contrebas du stand). Suit un jeu analogique entre les enfants
au stand de tir et les soldats traversant le lac. La séquence du stand de tir
revient en coupe franche avec l'orphelin se dirigeant gauche cadre, le bruit de
ses pas dans la neige accentué, sous le regard collectif de la classe d'instruction
militaire. Elle est suivie en coupe franche d'un retour de la séquence du lac Sivas
où un groupe analogue de soldats se dirige gauche cadre tandis que résonne
accentué le bruit des pas dans l'eau (analogie visuelle et sonore). Ces procédés
indiquent que ni l'amour ni les enfants, si insouciants soient-ils, ne sont épargnés
par ce qui se passe au front, Tarkovski s'efforçant toujours de maintenir la
relation entre la situation particulière et le tout. Le travail technico-poétique ne
se sépare pas de l'intentionnalité qui règle la diégèse. Un cas de ce type présente
une sorte de raccord analogique entre deux plans distants l'un de l'autre : Il
s'agit d'une part de la fillette sur un document d'archive de la guerre d'Espagne,
tenant dans ses bras une poupée ficelée dans une vraie capote militaire, et dont
le regard de détresse se fixe sur la caméra tandis que retentit la sirène du
bateau de l'exil, et d'autre part de la petite Marina, la sœur du narrateur, lorsque
du parc, elle s'entend appeler par son père débarqué du front.
 

   La ressemblance entre les deux fillettes est si parfaite qu'on peut se demander
si le plan d'archive n'est pas fabriqué avec le concours de la même jeune actrice,
puis inséré dans la séquence. La même expression se peint sur les deux visages
identiquement cadrés de face. La capote est le lien métonymique de l'implication
militaire des deux séquences. Seule l'orientation des corps opposés en miroir
diffère, tout en accentuant l'effet de comparaison. Ce que n'exprime pas le
tragique double de la situation de Marina et de son frère dans un monde en
guerre et séparés de leur père, émane de cette anticipation narrative d'une
fillette étrangère à leur époque et à leur pays.

Techniques diégétisées
  Chaque fois que c'était possible, Tarkovski a, du reste, préféré diégétiser la
technique, la mêler aux données du récit. Par exemple, l'ample utilisation du
volet au lieu du montage : tel travelling latéral s'aveugle sur un mur sombre, ou
un personnage traversant le champ au premier plan bouche l'objectif. Il a même
choisi de transgresser les lois de l'espace-temps pour limiter l'utilisation du
montage : on sait que ses films comportent de trois à quatre fois moins de plans
qu'à l'ordinaire.

   Le gros plan qui nous introduit dans la matérialité de la chair ou des objets est
rendu presque inutile par un travail du décor dans le sens du grossissement des
structures de la matière. Tels sont les murs hors d'âge dans l'appartement,
écaillés, verdâtres, boursouflés de champignon. Ou encore les peintures noircies
et cloquées évoquant un incendie ancien. Par ailleurs, une analogie entre deux
éléments fait ressortir un détail, comme les grains de beauté au cou de Natalia,
redoublés par les défauts du miroir qui la reflète ou par les nœuds d'un panneau
d'ébénisterie sur le fond duquel se détache le visage. Ce rapprochement fonde
essentiellement une continuité du réel, qui est une prise en charge de l'altérité,
même inanimée, comme participant de notre destin. C'est particulièrement
poignant lorsque la pluie de l'autre côté de la fenêtre ouverte répond aux larmes
de Maroussia, comme le lent glissement pluvial de la vitre de l'imprimerie, de
même que celle de Moscou en écho aux larmes de Natalia cette fois.Le flash-back
est omniprésent par sa traduction littérale dans le comportement de l'acteur : il
jette un regard en arrière. Mais comme en réalité le temps poétique n'est pas
linéaire, ce peut être aussi vers le futur. Soit alors passé et présent coexistent
dans le même plan, soit ce mouvement introduit par coupe franche une séquence
du passé, ou du futur. Mais il arrive parfois que le personnage pivote sur lui-
même, décrivant un fragment de spirale temporelle qui le décale dans le temps à
l'intérieur d'une même séquence. Le procédé est commenté par l'épisode de
l'orphelin qui ne veut pas comprendre le demi-tour à l'exercice de tir. Le
traumatisme de la mort de ses parents au siège de Léningrad l'a fait sortir de la
temporalité linéaire, irréversible. Il ne connaît désormais que la rotation spiralée,
correspondant à la réintégration indéfinie de l'événement passé comme travail de
deuil. L'instructeur exprime naïvement cette réalité du temps régénérateur par
ces retours sur lui-même, quand, ignorant de leur mort, il menace l'enfant de "le
renvoyer à ses parents".
   L'appartement Moscovite est un lieu magique, son décor change pour des
situations qui auraient dû faire l'objet de séquences distinctes : les Espagnols,
l'énigmatique dame en noir. Les époques s'y brouillent, soit que deux époques
s'unifient : Aliocha substitué à Ignat au début de la séquence 16. Soit que le lieu
soit en décalage temporel : l'aïeule qui sonne à la porte pendant la lecture de la
lettre de Pouchkine et son petit fils Ignat qui lui ouvre ne se reconnaissent pas.
Maroussia âgée repart en bredouillant qu'elle s'est trompée de porte,
entendons : de coordonnées spatio-temporelles. On pourrait croire que c'est
jouable sur une scène de théâtre. Mais ce que ne peut pas faire le théâtre, c'est
préserver le mystère d'un lieu. Cet appartement filmé par bribes, la plupart du
temps en plan rapproché, sinon en grande profondeur de champ, est à chaque
fois nouveau.
   L'espace profilmique (celui qui est enregistré par la caméra) en général est
enregistré de façon concrètement immédiate, car le schème topographique n'en
est jamais fourni. Chaque moment du parcours de la caméra décrit un lieu
singulier, intransitif. Pris sous un angle inédit à la séquence finale, l'espace
découvert devant la maison est méconnaissable. Et il est sans doute impossible
de reconstituer le plan de l'appartement moscovite. […] 

Camera
   Rares et parfois imperceptibles, les ralentis relèvent exclusivement du rêve et
de la mémoire. La mise au point appartient au langage de Tarkovski. Par
exemple, l'arrière-plan flou est une pause dans le déroulement du temps, car à
l'inverse, un arrière-plan net s'inscrit dans la continuité spatio-temporelle et
invite à passer à la suite.
   Les mouvements d'appareil sont assez difficiles à discerner, n'étant pas
présentés pour eux-mêmes, mais entièrement soumis au projet "poétique".
L'espace est parcouru avec une respectueuse lenteur, sans heurt géométrique,
grâce à la combinaison du travelling et du panoramique, d'un mouvement
souvent rattrapé par le personnage plus rapide que l'appareil censé le suivre. Il
s'ensuit une forme de dialogue entre l'acte d'enregistrement et la chose
enregistrée. Le panoramique brouille les coordonnées de l'espace en imposant sa
courbure à des surfaces rectangulaires donc antinomiques. Il est approprié au
jeu de la mémoire affective, à laquelle est accessible la singularité du fait en
dehors de ses coordonnées spatio-temporelles. C'est en raison de la dominance
de ce type de mouvement d'appareil qu'il est très difficile de reconstituer les
intérieurs de la maison et de l'appartement moscovite.
   Le travelling horizontal circulaire a une fonction originale. Avatar du flash-back
intradiégétique par rotation de la tête correspondant dans le film à une quête
d'amour, il introduit la sensation de profondeur optique - qui pour des raisons
psychophysiologique n'est pas donnée dans le plan fixe - communiquant soudain
une impression de vie à l'arrière-plan. Ainsi lorsque Aliocha angoissé s'éveille et
prononce le nom de son père absent un plan d'abord fixe de la forêt alentour
pivote lentement sur lui-même suggérant que le fantôme du père - que
matérialise le passage soudain du vent dans la masse végétale - hante la
profondeur sylvestre alentour. Ce que confirme une reprise ultérieure de ce plan
où émerge une tête humaine perdue dans les feuillages.
   Légers tremblés et minuscules saccades signalent la caméra portée, c'est-à-
dire humanisée. Lorsque le médecin " fou " est à terre à la suite de la rupture de
la barrière, la caméra s'abaisse ainsi humainement vers lui qui la regarde en
retour, suggérant l'attirance qu'il exerce sur Maroussia, comme si elle se
penchait avec sollicitude. De même certains ultimes ralentissements de la
caméra s'approchant d'un personnage procurent une sensation d'infinie douceur.
   D'infimes inflexions de caméra comme une discrète encoche dans le
mouvement d'appareil principal mettent l'accent sur tel ou tel fait. Par exemple,
à la séquence 24, le matelas disposé sur le plancher de la salle à manger de la
maison d'où l'on peut voir la route de la gare, indiquant que l'héroïne, par crainte
de la solitude, fait dormir les enfants dans la même pièce qu'elle. Ces inflexions
par ailleurs accompagnent ou complètent l'acte plutôt qu'elles ne le présentent.
On distingue mal alors si un personnage recule, ou si la caméra avance. Au
prologue, la guérisseuse de profil rapproche avec lenteur l'index de ses yeux,
tandis que la caméra se déplace latéralement en sens contraire pour venir
recadrer son patient, au point qu'il est difficile de décider si c'est le doigt ou la
caméra qui bouge. Ce qu'on retient finalement, c'est la douceur et le sentiment
de respect qu'expriment les mouvements de caméra, traduisant une quête
inspirée par l'amour.
   Très rare à cause de son effet brutal et spectaculaire, le zoom contraste de ses
pas de géant avec la démarche générale. Le zoom avant sur la maison à l'insert
27 s'identifie très nettement au regard d'Aliocha (cf. "Les faces cachées de la
maison, infra"), et en faisant brusquement apparaître une espèce de géant noir
au regard impénétrable et métallique, traduit un sentiment d'inconfort et de
malaise accusant la mère (11)
   Le cadrage lui aussi se naturalise en redoublant par un ou plusieurs des bords
du cadre un élément diégétique (surcadrage) : bras fléchi doublant un angle
inférieur, montant de porte ou de fenêtre, tronc d'arbre, parallèles à un bord
latéral. Ou bien l'espace intérieur des lieux d'habitation se présente comme une
succession de cadres de portes, et des carreaux, ou des doubles-fenêtres
s'enchâssent dans les cadres de fenêtre, qui se reflètent dans des miroirs au
cadre comparable. Cette esthétique de l'enchâssement correspond au processus
de la mémoire, qui associant un fait du passé au fait d'un autre temps ouvre une
séquence mémorielle à l'intérieur d'une autre. Ce qui peut se reproduire à l'infini.
Mais le surcadrage est aussi une figure de protection, semblable au giron
maternel. L'intérieur tout en bois de la maison en est l'avatar, particulièrement
sensible lorsque le verre de lampe choit en douceur, rebondissant sur le plancher
sans se briser.
   Les plans des personnages, serrés jusqu'au découpage, affirment une
proximité corporelle concrète, le contraire de la distance du mépris propre au
centrage classique. Parfois des resserrements et élargissements imperceptibles
du champ, que l'on peut assimiler à l'inflexion de caméra déjà citée, font entrer
ou sortir des choses par les bords, s'adressant à notre perception vierge
d'apriorisme narratif et représentatif, comme au prologue cet arbuste en pot qui
est une métaphore à la fois de la fragilité et de la vitalité du jeune bègue.

Éclairage et couleur
   L'éclairage donne du relief aux gouttes d'eau sur le bras de Maroussia dans le
premier rêve, ou la lumière se reflétant sur le plancher poli fait ressortir sa
structure ligneuse comme pour en distiller l'odeur.

   Les couleurs : verts végétaux de la nature, bruns orangés chauds de l'intérieur


de la maison, sont un apport de sensation approprié. Lorsqu'à la première
séquence, la fenêtre de la maison filmée de l'intérieur est ouverte et qu'il se met
à pleuvoir, la sensation des odeurs mêlées de rondins sec à l'intérieur, de terre,
d'herbe, de mousses et de branches mouillés à l'extérieur concrétise l'isolement
de l'été marqué par l'attente du mari absent et indéfiniment guetté par la fenêtre
ouverte. Les murs de l'appartement moscovite, en revanche, exhalent une
humidité mêlée de moisi affirmant une forme de vie confinée, mais vivace et
menaçant les murs inanimés. Ce sont là du reste des dominantes, qui ne sont
contrariées par nulle intempestive couleur primaire. Les bruns, les ocres, les
jaunes sales, les noirs, les verts très foncés, quelques touches de vert d'eau ou
de rouge-brun dans un miroir, et les blancs lumineux des fenêtres formant une
remarquable unité(12). Seuls se détachent, en général par inserts, les
rougeoiements plus ou moins à blanc de feux associés à quelque violent désir
suggéré. Les filtres bruns et la pellicule noir et blanc paraissent, par leur netteté
hallucinatoire, réservés aux rêves, aux souvenirs ou aux archives. Mais il y a des
séquences mémorielles en couleur, marquant soit des souvenirs particulièrement
charnels, comme celui de la belle rousse dans la neige, ou une identification des
générations : celles de la mère et du fils, Natalia et Ignat, Maroussia et Aliocha
confondant deux époques dans un même lieu actuel, celui de l'appartement
moscovite. Et en définitive, comme si elles s'étaient rejointes par la mort du
narrateur dont l'existence les séparaient, la séquence finale, éclatante des
couleurs et des sons d'un été radieux, reboucle explicitement passé et présent en
réunissant l'aïeule Maroussia à ses enfants tels qu'ils étaient à plus de trente ans
en arrière.
   En intérieur, l'éclairage signale économiquement, sans qu'il soit besoin
d'explorer tout l'espace, la position exacte des fenêtres et du coup l'orientation
des visages. Il permet aussi de dénoter la présence physique du narrateur
lorsque dans les dialogues son ombre bouge sur le visage de son interlocutrice.
L'effet n'est jamais gratuit : la salle à manger de la maison inondée de soleil ne
correspond pas seulement à un moment remémoré spécifique. Les ombres
portées indiquent que la lumière provient de cette fameuse fenêtre ouverte du
côté où peut revenir l'amour perdu, en la personne de l'époux de Maroussia et
père du narrateur. Mais il y a également à la dernière évocation de ce lieu
mythique, juste avant que tout ne se résolve en pleine lumière estivale, la
chambre du mourant même gorgée d'intense lumière. Une forme d'éclairage plus
étudiée dévoile par exemple, le visage lumineux de Maroussia en larmes sur le
fond brun-sombre d'un mur de rondins, approche transparente et intime qui
s'oppose à certains contre-jours de Liza, les yeux luisant dans l'ombre d'un
visage durci. L'éclairage directionnel des objets correspond à leur prégnance
dans le système émotionnel du film.
   Les pommes de terre et le lait éclatent de lumière sur un meuble sombre dans
la pénombre chez l'avorteuse épouse de médecin. Tenue par Tarkovski un peu
repentant, comme artifice trop ostensible(13), la surexposition antisolaire fait
ressortir du visage de l'héroïne des traits inconnus et violents en rapport avec
l'ambiguïté du personnage. Elle exprime également le motif latent de l'explosion
représentant à la fois le fantasme ambivalent destructeur/régénérateur de la
femme en proie au désespoir, et la menace extérieure liée à l'état de guerre. En
revanche un éclairage diffus en plan rapproché extérieur, lorsqu'elle est étendue
dans l'herbe avec son mari, donne au visage de Maroussia une douceur et une
plénitude anticipant la grossesse dont il est justement question.

Musique et son
   Qu'est-ce qui dans un film risque de se démoder en premier ? La musique ! Ce
qui pourrait légitimer le recours à des valeurs musicales quasiment
transcendantes comme Pergolèse, Purcell ou Bach. Au vrai, la musique classique
n'est pas censée être là pour suppléer l'indigence de l'image selon la stratégie du
star-system, mais elle est partie intégrante du matériau filmique. Elle participe
de l'univers émotionnel du film en tant qu'élément accordé aux autres. Elle ne se
veut donc en rien oblitérer la réalité filmique. Ainsi, le choral de Bach du
générique débordant sur la séquence initiale est prolongé par un son
intradiégétique de timbre analogue : la sirène du train dans le lointain qui sera
elle-même relayée par des sons apparentés tout au long du film. Ce
fusionnement entre une donnée narrative et la diégèse procède d'une esthétique
de la subjectivité appropriée au caractère autobiographique du film.
   Il y a, finalement, très peu d'accompagnement musical, et ce toujours sous la
forme de brefs fragments. Tarkovski est sur ce plan en parfait accord avec
Bresson en ce qu'au fond le cinéma devrait être capable de se passer tout à fait
de musique d'accompagnement : "mon intime conviction est qu'un film n'a pas
besoin de musique du tout" nous confie Tarkovski(14), et Bresson : "Pas de
musique d'accompagnement, de soutien ou de renfort. Pas de musique du
tout."(15) , et que si musique il y a, ce ne peut-être (à l'exception de la musique
dont on voit les instruments), que dans la restitution de l'étrangeté fondamentale
des sons perçus pour eux-même : "Il faut que les sons deviennent
musique"(16), ou que la musique soit "remplacée par des bruits de plus en plus
intéressants, auxquels le cinéma donnerait un sens"(17). Bien que Tarkovski fût
surtout fier des recherches sonores de ses trois derniers films, il faut reconnaître
que, grâce au traitement électronique(18), le son dans Le Miroir apparaît
pleinement comme un matériau spécifiquement filmique, car strictement soumis
à la nécessité compositionnelle ou figurative propre au Miroir. Dans l'ordre de la
composition, il s'agit des raccords sonores (toujours motivés par les contenus
diégétiques) d'anticipation. Une série figurative de sons est une variation sonore
en rapport avec un thème central, par exemple le crissement métallique dans Le
Miroir, ces figures pouvant se manifester indépendamment du contenu
diégétique de l'image, soit parce qu'il s'agit d'un souvenir qui entremêle les
sensations, soit parce que ce son s'évoque à partir d'un son analogue. Il y a dans
Le Miroir tout un jeu analogique entre les sons en rapport avec la thématique
profonde. La musique d'Artemiev est rigoureusement soumise à cet univers du
son poétique : ses timbres et harmoniques sont des déplacements des sons
"naturels". Le timbre et les modulations des chœurs féminins qui accompagnent
les rêves, sont proches des douces stridences du contact des roues de fer sur des
rails. Finalement, ce que cherche à faire Tarkovski avec les sons ne diffère pas
du travail accompli sur les images : il s'agit de réduire la complexité narrative à
un petit nombre de figures.

Acteurs
   Enfin le jeu des acteurs est soumis au principe de véridicité et non pas,
comme dans le cinéma ordinaire aux critères commerciaux, qui commandent de
préserver avant tout la plastique marchande de la star ! Il y a autant de facettes
de Margarita Terekhova (dans le rôle de la mère et de l'épouse divorcée) que de
plans, voire d'instants.

   Belle, laide, humaine, monstrueuse, désirable, repoussante, insensible,


émouvante, timide, hardie, sainte icône, pécheresse, angélique, diabolique, elle
n'assume pas deux rôles mais mille ! Impossible de s'immiscer dans la peau de
l'acteur ! Pas la plus petite étiquette dans le dos ! Ce qui en fait l'unité et partant
l'intelligibilité reste entièrement à démêler (19). Mais l'acteur, de fait, n'incarne
pas un individu donné, notion tirée du star-system et du cinéma théâtrifié. La
mère et l'épouse incarnées toutes deux par Terekhova sont certes différenciées
par le costume, le maquillage et la coiffure. Mais elles sont en secret
volontairement confondues. Sur une photographie, Natalia est vêtue de la robe à
corsage brodé que portait Maroussia lorsqu'elle s'ébattait avec son mari dans
l'herbe d'été devant la maison avant la naissance des enfants.
   Des raccords analogiques opèrent le rapprochement entre l'une en fin de
séquence et l'autre en début de séquence suivante. Analogie de posture,
d'expression, d'éclairage, et de couleurs, parfois inversées en miroir. Les
séquences 21 et 23 ayant trait respectivement à Maroussia et à Natalia sont
séparées par un insert brun de la Dame au genièvre de Vinci, sosie de Terekhova
faisant le lien entre les deux séquences. La Dame au genièvre d'abord en très
gros plan passe au gros plan par travelling arrière de face regardant un peu à
droite. Coupe franche, puis mouvement symétrique inverse par travelling avant
sur Natalia au filtre brun en plan rapproché épaules face, regard dirigé un peu à
droite. 
   Un peu plus tard dans la même séquence, Natalia face à son mari se trouve
avoir exactement la même expression que Maroussia dans la même situation
face au sien dans la séquence 21. Le même rapport de ressemblance existe entre
Ignat et son père au même âge. C'est un des sens du motif du miroir, de
reproduire les objets en les modifiant par l'éclairage ou la symétrie inverse. On
trouve à l'œuvre le même principe que celui qui joue dans la spirale temporelle :
reproduction mais déplacement. Il se peut néanmoins qu'il y ait une réelle
substitution par anachronisme. C'est le cas lorsque l'Aliocha de douze ans que
l'on reconnaît sans mal à ses cheveux incultes et sa capote militaire se trouve
dans l'appartement moscovite observant le dehors à travers la fenêtre, et
qu'Ignat s'y substitue à la même place et dans la même posture quand sa mère
l'appelle pour l'aider à ramasser le contenu de son sac répandu sur le plancher.  

ANALYSE DU MIROIR
sur la base de la première séquence
Orientation thématique
   Le véritable sujet du Miroir est l'amour. Mais quel film de Tarkovski n'est pas
bâti sur ce motif ? "Qu'est-ce au juste que l'art ? [...] Une déclaration
d'amour"(20). C'est plus exactement l'essence humaine de l'amour vue au
travers de la femme, mère ou épouse du narrateur. Le regard du narrateur est
un regard inquiet, tendu vers la restauration de l'amour en butte aux
contradictions et refoulé par toutes sortes d'intérêts contraires. Sa quête
scopique (par le regard) doue choses et êtres d'une vie indépendante, comme si
l'univers ne pouvait retrouver l'ordre de l'amour par la fantaisie d'un individu :
tout se doit remettre en place de soi-même. La jeune mère réactualisée par la
mémoire du fils revit des événements et des sentiments de façon trop intime
pour être vue de l'extérieur. L'amour est ce qui fonde l'humanité, et la femme en
est la gardienne, parce qu'elle est la première à le transmettre dans la maternité,
mais aussi la victime potentielle comme devant surmonter son dualisme
d'humanité et d'animalité. La mère du narrateur est une femme abandonnée, le
corps travaillé par un désir animal, mais qui ne cesse d'espérer le retour de
l'homme aimé. Ce motif du passé et celui de la situation actuelle comparable de
l'épouse et du fils du narrateur se reflètent l'un dans l'autre à une génération de
distance, et sont mis en rapport avec tout ce qui leur donne un sens quant au
devenir humain. Le passé immémorial de la vie sur terre, des événements
historiques relatifs à la civilisation russe, leur résurgence contemporaine,
l'hécatombe des conflits internationaux contemporains des réminiscences
diégétiques.
   Mais ceci n'est guère que la rationalisation linguistique de ce qui est donné à
voir avec les moyens émotionnels du cinéma. Une approche minutieuse
s'impose : or la première séquence, qui se ramifie dans la totalité du film au
moyen du renvoi symbolique, recèle déjà l'essentiel des thèmes ainsi générés :
l'amour trahi et la maternité ; la tentation érotique et ses conséquences
éventuelles : l'avortement ; les contextes tissant une réalité humaine, historique
et sociale.
   On se propose ici, par une démarche inductive, d'embrasser l'essentiel de la
totalité du film à partir de la seule première séquence.
La séquence initiale se divise commodément en cinq sections que l'on peut
titrer : le Lieu, la Solitude, la Rencontre, la Maison, l'Incendie. 
[…] 

LE LIEU
[…]
Feu
 C'est un monde brûlant comme le cœur de l'héroïne, battant dans une poitrine
glacée que ne parviennent pas à réchauffer des bras éternellement croisés sur
une veste de laine. Elle a le même comportement, à la fin de la séquence, devant
l'incendie, pourtant censé dégager de la chaleur. Il n'y a guère qu'avec son mari,
à une exception près, qu'elle expose ses bras nus, notamment à la séquence
finale. S'il n'y avait l'aplomb solaire estival, puis le médecin débraillé et les
enfants demi-nus dans le hamac, on pourrait douter de la saison. Mais en même
temps, l'anachronisme saisonnier n'est pas innocent. Il provoque l'instabilité
chronologique nécessaire au régime particulier du film. 
    Face à la jeune femme, affectant la forme de flammèches, les crêtes des
arbres filtrent une intense lumière orangée. Sa posture instable, appropriée à la
retraite vers l'intérieur, la direction de son regard, la prolongation musicale du
générique indiquant que l'envoi n'est pas donné, laissent supposer l'imminence
d'un événement qui est moins l'arrivée de l'absent qu'une catastrophe ou un
miracle : celui de l'inflammation soudaine du buisson que suggère l'aspect fou,
ébouriffé, labile et érotique de ce petit démon délégué à la contagion de
l'embrasement général. Il n'a d'ailleurs aucune raison d'être au beau milieu de
ces vastes cultures blanches de sécheresse. Il semble que la minuscule cigarette
aille mettre le feu aux poudres. C'est lui sans doute qui, d'un angle inédit et à
saison plus verte, flambe devant la forêt, à flamme double cornue dans un
fantasme de Maroussia nue sous la douche. "Pourquoi jamais rien de tel ne
m'apparaît ?" murmure Natalia, la bru incarnée par la même Terekhova, à
propos de l'ange biblique du buisson ardent. Et le dernier plan du film donne à
voir au loin en plein champ la silhouette indistincte de la jeune Maroussia, le dos
embrasé par un effet de lumière. C'est à la mesure de leur capacité d'amour à
toutes deux, et de la violence des sentiments qui les habitent, destructeurs
quand ils sont contrariés. "Et je rêve d'une autre âme autrement vêtue et
parée/Elle brûle en courant de la limite à l'espoir/Sans ombre, alcool en
flammes, elle s'enfuit sur la terre" murmure, à la séquence 29, le poète Arseni
Tarkovski, désignant l'épreuve d'attente vaine qui ronge Maroussia.
 

   Aussi, avoisinons-nous Ignativo, et le fils de Natalia s'appelle-t-il Ignat, noms


proches du slavon ogn, du sanscrit agnis, du latin ignis, " feu ". Le feu est de
façon plus ou moins directe associé à la femme : qu'il irradie avec douceur à
travers la main de Maroussia, et de la jeune fille à cheveux flamboyants et lèvre
blessée, accroupie devant la flamme du poêle moscovite géant ; qu'il rougeoie
dans un brasero devant la maison ; qu'il ravage le fenil ; qu'il flambe dans le
poêle moscovite encore au moment où il est question de l'incendie (du fenil) de
1935 ; que des flammes s'échappent du fourneau ouvert dans la scène de rêve
où Maroussia se lave les cheveux aidée de son mari ; qu'il réchauffe Ignat sous
les yeux de sa mère ; que sa braise se torde sous l'apparence d'un serpent en
insert chez l'avorteuse ; qu'il meurt dans la lampe à pétrole ou éclaire en plein
jour un coin de la maison ; qu'en subsistent des traces de peintures noircies et
boursouflées sur la porte dissimulant Maroussia et le chien ; qu'il soit figuré au
moyen de l'éclairage faisant rougeoyer les volutes en fer forgé du lit désert de la
maison, des bouquets soudain illuminés par un rayon de soleil, ou de l'ampoule
électrique grillant après un éclair de surtension à l'épisode des Espagnols ; que
ses crépitements enfin se fassent entendre par métaphore dans le martèlement
de la pluie, et le battement des ailes du coq assassiné, ou qu'il semble ronfler
dans le frémissement des feuillages et le froissement des pages de soie du livre
sur Vinci.
   Dans tous les cas, il exprime la douceur et la violence, la pureté et la
débauche, qui sont le partage, rapporté à l'héroïne, des figures de jeune femme
du Miroir. Mais l'épreuve personnelle de cette contradiction ne s'isole guère de
l'univers. La coquille typographique obscène (séquence 5) est à la fois une
conséquence et une transposition du fantasme de l'embrasement catastrophique.
Maroussia affolée rejoint l'imprimerie en extrême urgence, ayant rêvé qu'un
vocable incongru subsistait au milieu d'une épreuve du "Goslit", qu'elle a corrigée
et donnée à imprimer. Obscénité qu'elle glisse à l'oreille de sa collègue Liza d'un
air aussi jouisseur que pudibond, exprimant cette sexualité trouble qui l'habite.
   Mais il y va d'une publication officielle sous le régime stalinien, où la moindre
erreur était passible du Goulag, à plus forte raison une grossièreté qui pouvait
rejaillir sur l'image d'un pouvoir très chatouilleux. Ce petit mot est comme la
cigarette qui met le feu aux poudres. Il peut avoir des conséquences
incommensurables avec le minuscule format d'un mot imprimé.

    Cette imprimerie évoque en fait la violence policière et guerrière. Vêtue d'un


manteau à revers de coupe militaire, Maroussia portant les mains à la tête pour
se lisser les cheveux devant le gardien en casquette a l'air d'obtempérer sous la
menace d'une arme. Même geste face à Liza, dont le long fume-cigarette, la
veste jetée sur l'épaule, les motifs du chemisier semblables à des bretelles et le
regard fixe dans le contre-jour désignent l'officier allemand conduisant un
interrogatoire. Les escaliers métalliques s'enfonçant sous terre, les coursives
sans fin, les portes blindées et les grossières murailles nues miment
l'architecture carcérale ou militaire. Le rythme pressé des deux femmes
qu'accompagne la secrétaire en sanglots, y fait résonner un pas cadencé dans un
couloir conduisant à ce qui semble un lieu d'exécution. Des poteaux munis de
panneaux-cibles s'y alignent, dominant un sol que l'éclairage fait paraître
neigeux, comme au stand de tir de l'instruction militaire des enfants (séquence
17). La secrétaire de dos s'arrête un instant face à ce sinistre alignement, et
levant le coude pour essuyer ses larmes, paraît braquer un fusil invisible sur une
cible (faire ici un arrêt sur image), tandis que, pour souligner l'effet caché, un
travelling avant serre sur elle jusqu'au changement de plan en coupe franche.
   Le destin individuel, dans tout le film, est inséparable du destin collectif. La
responsabilité de l'individu est engagée dans la souffrance du monde, qui se
trouve en guerre ou près de l'être : en Espagne, puis dans toute l'Europe
pendant l'enfance du narrateur. D'où les séquences d'archives de guerre,
ramifications de portée planétaire du motif individuel du feu : bombes, tirs de
mortier, D.C.A., explosion atomique... Et le fol bouquet buissonnant sous le
regard de détresse expectative de Maroussia épouse la forme chaotique du
nuage atomique (insert d'archive 19). Il trouve son prolongement à l'intérieur
dans maints bouquets décoratifs d'aspect jaillissant. La puissante bourrasque
marquant le départ du médecin au milieu de la séquence initiale mime par là le
souffle destructeur de la bombe. Il n'est pas étonnant qu'à la huitième séquence,
le souffle de Natalia sur le miroir dans l'appartement moscovite ouvre par un
raccord sonore analogique sur la clameur des spectateurs, une séquence de
corrida (9) à l'instant de la mise à mort du taureau.
   L'exil et la mort sont une donnée associée à l'amour, dont toute la puissance
éclate dans la détresse de la séparation définitive. Figure de sensualité du film,
convoitée par l'instructeur militaire et par Aliocha, la jeune fille rousse au sang
symbolique se propage métonymiquement, par les taches de rousseur sur
d'autres peaux dans les contextes d'exil et de mort. Le visage de l'adolescente
espagnole esquissant un flamenco est criblé de taches de son. Celui du petit
orphelin de Léningrad en gros plan également, ainsi que ceux des principaux
camarades, tous impliqués dans la guerre.
   Ce qu'exprime donc en définitive le couloir naturel du plan initial ouvert sur les
lointains d'arrière-plan au moyen de la profondeur de champ est le caractère
illusoire de l'immunité qu'inspire l'isolement de la maison.

Grossesse prohibée
    Le désir de Maroussia est dans la forme concave de la barrière ployant sous
son poids. Lourd de ce que contient son ventre ou de ce quelle désire qu'il
contienne, mais ne peut espérer garder en aucune manière. La figure du nid
indiquée dans son chignon tressé, ou dans les brins de paille qu'elle tient dans la
main à l'imprimerie ne fait aucun doute sur le désir de maternité. Le buisson
évoque le nid par son côté ébouriffé et sa rotondité, également caractère de
grossesse. Les motifs du souffle et de la flamme figurent la petite vie qu'elle sent
peut-être tressaillir en elle. Elle se plaît à rendre sa main transparente à la
flamme pour simuler le passage lumineux d'un message d'amour trans-
péritonéal.
   Mais d'emblée s'impose la nécessité de se résigner à l'avortement. Cette
maternité interdite se thématise dans tout un réseau de figures parcourant le
film. Le lait perdu, les œufs, les récipients sphériques, l'eau. La faiseuse d'anges
jette à la volée le contenu d'une cuvette de lait. Puis le lait s'égoutte sous les
yeux d'Aliocha pendant qu'il attend sa mère. Les œufs ou ce qui y ressemble ont
une présence insistante. Deux pommes de terres épluchées sont associés à la
fuite de lait en question. Deux vrais œufs sont posés sur le rebord de la fenêtre
toujours ouverte de la maison à la séquence 31. S'y ajoutent les vases pansus ou
les bonbonnes d'eau ou de lait ballottant. Dans la séquence 24, précédant celle
de l'avortement, cadré en plan moyen comme une personne, un vase rondelet,
se trouve à dessein sur la table où le narrateur dit être né il y a quarante ans. Il
est cadré un court instant par une imperceptible inflexion de la caméra, en plan
moyen comme une personne. Lorsqu'ils contiennent un bouquet jaillissant, les
vases semblent des ventres qui explosent. Une autre fois, Maroussia marche
pesamment, et s'appuie des deux mains au chambranle de la porte pour franchir
le seuil sans doute légèrement surélevé. A la fin de cette même séquence,
Aliocha fuyant quelque chose devant le pignon, disparaît à gauche du côté de la
façade, après avoir jeté un regard en arrière, probablement sur sa mère en
situation gênante. Comme il est filmé au ralenti mais que le mouvement des
branches d'arbres sous le souffle du vent reste naturel, on a la sensation qu'un
poids oppressant l'empêche d'avancer. Il revient et gravit à pas de loup les
marches d'une petite resserre attenant à la maison à droite du pignon. Il tâche
en vain d'en ouvrir la porte dont le bas noirâtre et boursouflé a dû être exposé
au feu. Elle finit par s'ouvrir d'elle-même, dévoilant Maroussia accroupie en
compagnie d'un chien-loup irréellement surexposé, qui ramasse d'un air rêveur
des pommes de terre répandues à terre. A l'arrière plan une fenêtre ruisselle de
pluie avec un égouttement audible accentué. La pluie représente le principe de
fécondité et de croissance, car il n'y a pas dans cet univers de différence
fondamentale entre la vie végétale et animale. […]Tout annonce l'acte de
fécondation : le comportement furtif d'Aliocha désigne la faute maternelle, dont il
subit le poids moral entravant sa course. 
   Les animaux familiers tiennent lieu de substituts d'enfants. Un chiot s'ébat dès
la séquence initiale aux côtés de Marina, la sœur du narrateur, endormie sur de
la paille devant une caisse semblable à une niche improvisée. L'animal est bien
identifié à la progéniture de Maroussia. Au retour du père, Maroussia de profil
orientée gauche cadre en plan serré, est accroupie sur un plancher couvert de
débris d'incendie (bombardement ?) et de plaques de neige, comme au stand de
tir. Elle tourne le dos à un fauteuil d'osier, possible figure de berceau. La caméra
s'infléchit légèrement un instant vers le haut, ménageant une marge entre le
haut du dossier et le bord supérieur du cadre, par où pénètre un chat trottinant
qui passe à gauche du fauteuil et ressort au coin inférieur gauche. Le chien-loup
associé à l'incendie par surexposition, et aux pommes de terre dans un lieu retiré
est donc une figure de la sexualité marginale de la femme abandonnée.
    Un certain sourire sensuel de Maroussia nue sous la douche découvre des
canines longues et acérées. La jaquette noire qui ne la quitte pas offre la texture
d'un pelage. L'attitude accroupie en même temps qu'elle évoque la position
fœtale, est la transformation par rotation au plan sagittal de la position
gynécologique, à quoi s'associent métonymiquement le son de flux liquides.
Natalia et la jeune fille à la lèvre sanguine adoptent certaines fois cette posture,
partageant encore ici le sort de leur aînée. Notamment, à la séquence 16, le sac
à main glissant des mains de Natalia, elle s'abaisse brusquement avec un bruit
semblable au choc de la main du médecin sur sa sacoche (première séquence),
pour ramasser les objets qui s'en échappent. Elle appelle Ignat à l'aide. Ils sont
tous deux accroupis en plan serré. "On dirait que ça s'est déjà passé, c'était déjà
en ramassant de l'argent, remarque Ignat. Mais je suis là pour la première fois"
"- Balaie pour qu'il n'y ait pas de souillures(21)", répond sa mère se relevant
pour se rabaisser aussitôt. Cependant le panoramique vertical haut qui a d'abord
suivi son mouvement s'immobilise, cadrant la salle de bain et la cuvette des WC
dont la porte est grande ouverte. Des "souillures" dans son sac en relation avec
les WC : allusion à l'avortement confirmée par l'évocation sonore du médecin. Un
épisode semblable y fait en outre écho au seuil de la maison de l'"avortement".
 

    De menus objets dont des pièces de monnaie rappelant le contenu du sac de
Natalia échappent aux mains de Maroussia et se répandent sur la serpillière où
Aliocha vient d'essuyer ses pieds nus maculés de boue. C'est cette filiation
achronique qui est clairement désignée par la remarque d'Ignat. Elle confirme le
rapport du mot griaz avec l'avortement.
   Cependant, l'épisode concernant Natalia est précédé d'une séquence d'archives
sur un essai de ballon militaire, accompagnée du Stabat Mater de Pergolèse qui
se prolonge au début de notre séquence. Cette œuvre spirituelle clame la douleur
de la mère du Crucifié, et le ballon militaire flanqué de deux petits ballons
sphériques tels des seins figure le corps démembré d'une femme grosse où
oscille un fragile petit bonhomme suspendu à des cordages. Il donne la mesure
du choc de l'avortement. Lorsque l'avorteuse, Nadejda (prénom antithétique,
signifiant "espoir") Petrovna essaye les boucles d'oreille - économie de troc -
devant un miroir qui se trouve à la place de l'objectif, Maroussia étant sortie du
champ à gauche, (bruits d'égouttement évocateurs) la caméra se rapproche, la
dépasse au-dessus et à droite pour l'associer mentalement à la suite. Elle devient
floue en dominante bleutée. Le flou se faisant volet en mouvement de gauche à
droite, inclut le très beau profil penché d'un jeune garçon inconnu que le point
rend net en un funèbre noir et blanc. Par concordance symbolique, Aliocha juste
à côté assiste à l'extinction de la lampe dont les soubresauts vont s'affaiblissant
comme les battements de la vie, puis s'évanouissent en un dernier souffle. 

   Le sang perlant à ses lèvres reflété dans un miroir ovale - en forme d'œuf - ,
désigne le frère utérin qui aurait pu mourir à la place du fœtus. Mais l'identifie
aussi à la femme en détresse par le relais imaginaire de la jeune fille à la lèvre
fendue : le miroir est bien la voie de passage analogique transgressant l'ordre
spatio-temporel. C'est sa sensibilité érotique propre qui lui dévoile le drame de
sa mère. La rousse est évoquée indirectement par un insert d'une façon qui ne
laisse aucun doute : gros plan des lèvres en sang d'Aliocha. L'accompagnement
musical reprend le motif de Purcell(22) entendu à la séquence en paysage
neigeux de la jeune fille au sang tenant à la main une sacoche comme le
médecin "fou". 
   Suit par coupe franche le gros plan d'un foyer de cheminée incandescent. Ses
braises configurent un serpent noir et gris écailleux. On découvre un peu au-
dessus dans le feu un miroir reflétant un visage féminin flou à travers les
flammèches. Suit, après une autre coupe franche, le plan moyen d'une porte
d'armoire à glace noire remplie de linge, et se fermant sous la poussée d'une
main inconnue avec un doux grincement. La glace maintenant visible reflète de
dos, cadré genoux mais tête hors champ, un homme en peignoir. Il pivote à
droite et sort, comme surpris, gauche cadre, dévoilant, en plongée la jeune
rousse accroupie de profil le dos contre le bord droit du cadre, devant le grand
poêle moscovite. En chemise de nuit courte découvrant des genoux étroitement
ramenés contre la poitrine, comme un ventre arrondi, elle lorgne la caméra à sa
gauche, puis se détourne vers la flamme du foyer, la main gauche (ou plutôt le
reflet spéculaire de la droite) laissant filtrer le feu d'un brandon tenu dans sa
droite. Au coin inférieur gauche du cadre : une lampe à pétrole éteinte. Un
travelling avant cadre le foyer incandescent tandis qu'elle se tourne vers la
caméra en plan rapproché. Les images de l'amour fécond s'associent donc au
geste funèbre d'une porte noire qui clôt un épisode. Puis un brusque filage à
gauche présente, par raccord en miroir, le plan rapproché d'une main féminine
couvrant une flamme, mais c'est la droite, dirigée dans l'autre sens. Les genoux
de la femme accroupie sont couverts d'une chemise de nuit blanche longue en lin
: il s'agit sans aucun doute de Maroussia, semblablement vêtue dans la scène de
lévitation (plan-séquence-insert 28), et dont la main, assez noueuse, est
reconnaissable. Le ronflement doux du poêle se fait entendre comme raccord
d'anticipation de la lampe à pétrole qui va mourir sous les yeux d'Aliocha à la
séquence suivante.
   Le motif du battement sonore indiquant une vie embryonnaire s'entend encore
d'une autre manière, lorsque l'instructeur militaire s'est plaqué au sol en position
fœtale pour se protéger de l'explosion supposée imminente de la grenade, des
battements cardiaques amplifiés en signe de détresse dominent la bande-son et
s'associent au battement de la cicatrice visible dans le cuir chevelu. Cette figure
tragique de la grossesse en sursis (battement sous la peau) rejoint l'univers de
Maroussia, non seulement via la rousse associée à l'instructeur, et par la parenté
du présent plan avec ceux où se tiennent accroupies Maroussia ou Natalia, mais
aussi par le motif du chemin de fer qu'évoque ce battement de piston à vapeur,
sur fond de rainures semblables aux rails. Le lieu où Maroussia accroupie est
surprise par le père d'Aliocha en permission a plus d'une ressemblance avec le
stand de tir. Sur le plancher parsemé de plaques neigeuses d'un couloir
lambrissé de bois, Maroussia taille des débris provenant sans doute de
l'effondrement de la charpente du toit. Le stand de tir qui a les proportions d'un
couloir et des murs lattés, a dû lui aussi nécessairement être protégé par un toit,
sinon le sol n'y serait pas parqueté. Il n'y subsiste des murs que de la charpente
à demi calcinée du coté de l'entrée. 

[...]   

   Comment comprendre tout cela autrement qu'au moyen d'une lecture


symbolique ? Le serpent incandescent est violence sensuelle, mais la lumière de
la flamme s'irradiant à travers la main, douceur d'amour. L'armoire à linge
grinçante évoque l'intimité de draps frais dérobés dans lesquels les amants
passent clandestinement la nuit. Le grincement est proche du gémissement
érotique. L'homme surpris au matin et dont le visage est tenu secret se
dissimule. La flamme dans le fourneau, comme les battements divers ailleurs,
fait songer à la vie tressaillant dans l'utérus, et un genoux de la belle rouquine, à
la petite tête chauve émergeant de son ventre enflé, tout cela sous le signe de la
mort. Les deux épisodes sont raccordés analogiquement par le motif de la lampe
à pétrole et le bruit de combustion. La combustion s'associe à l'explosion, celle
figurée par les bouquets jaillissants des vases pansus, en rapport avec
l'éclatement de la poche amniotique, et celle potentielle et imminente du
buisson, synthétisant rotondité et explosivité.  

Solitude
Un espace symbolique
 L'impression générale de la datcha est d'un lieu d'accès difficile, par la
surélévation qu'accentue la plongée de l'échappée vers la gare, et que barre la
rangée de buissons devant la clôture. La petite silhouette là-bas chemine
péniblement, de façon assez discordante dans les cultures, guettée par la femme
au cou anxieusement surtendu. Le panoramique gauche qui la fait pivoter avec
son domaine au chant des oiseaux la présente comme pétrifiée dans sa lividité,
en un lieu à part, isolé du monde commun, sombre sous les sapins, et que les
fenêtres de la maison semblables à des regards désignent comme observatoire.
L'appel lointain des chiens scande cette désolation, l'assignant à l'érotisme furtif
et coupable que symbolise aussi, souligné par la mise au point focale, le serpent
de la ligature. La figure du serpent, se rapporte assurément à Maroussia
désirante.

    Outre le serpent ardent de l'épisode de l'avortement : son bras couvert de


gouttelettes éclairées à fort relief dans la première séquence onirique en noir et
blanc évoque le serpent écailleux, et un reflet au-dessus de l'aïeule frottant sa
main sur la glace présente l'apparence écailleuse et la forme d'un serpent lové ;
son pull-over à l'imprimerie est décoré de motifs serpentins entrelacés ; ses
cheveux mouillés sous la douche qui siffle, se vrillent comme des reptiles ; son
chignon dans la présente séquence évoque encore le Tentateur lové, enfin une
mèche folle ondulante oscille sur son front un peu plus tard dans notre séquence,
mais surtout dans la scène amoureuse conjugale et champêtre de la fin, où de
plus, pointe à demi caché par les herbes un rondin tel un énorme serpent.
   Cet univers clos est relié au monde par la sirène du chemin de fer, effet de réel
saisissant du dehors et de l'absent, rythmant les journées vides de l'amoureuse
épouse délaissée. A l'exception du champ qui englobe le buisson et se prolonge à
l'horizon, on est en pleine nature sylvestre. Le plan évacuant Maroussia hors
champ n'est que verdure quasi-sauvage, mais porteuse de traces de vie
primitive, à matériaux, assemblages et ligatures grossiers, et témoignant d'une
société végétale organisée sur la base des diverses générations : arbres adultes,
arbustes et jeunes pousses. Tarkovski n'a de cesse de rappeler que la vie
humaine est l'aboutissement d'une biogenèse végétale autant qu'animale, dont
l'homme moderne s'est séparé pour sa perte. L'imprimerie, qui est dans le film
un emblème du pouvoir, est ironiquement envahie par les plantes, et certains
bras mobiles articulés des presses miment des poussées végétales.
   Mais l'instinct de conservation est plus fort chez la femme, qui doit protéger sa
progéniture dès la gestation. Maroussia est ici en butte à cet appel fondamental,
si fortement sensible en ce lieu, de la vie dans ses origines immémoriales. Il
semble que cet être primitif qu'est le buisson central en sa grotesque apparence
n'ait qu'à s'enflammer pour égaler le miracle de la flamme intra-utérine de vie.
Quand son mari lui demande si elle souhaite fille ou garçon, le visage soupirant
de Maria/Maroussia trahit une vive émotion, et son regard se détournant de 180°
se raccorde en coupe franche à un plan moyen de jeunes arbustes en sous-bois.
De tels arbustes sont rassemblés autour d'Aliocha et de sa sœur à l'instant où il
vont détaler vers la voix du père en permission (séquence 21). On se souvient de
l'arbuste en pot flanquant le jeune bègue, l'adolescente espagnole ou Ignat. C'est
cela qui l'attache aussi fondamentalement au père de ses enfants. "Je suis
tombé, et ces racines, ces buissons..." : le médecin ambulant surgi du buisson
démoniaque et divin ne fait que souffler à Maroussia ce qu'elle ne sait que trop
bien et qui la voue à ce vain poste de guet. L'opposition entre les deux espaces,
cultivé au-delà, sauvage en deçà, marque la prépondérance paradoxale chez
cette intellectuelle, de la féminité dans ce qu'elle a de plus obscurément vital.

Absence
    Symbole de l'absence le sifflet de locomotive se propage en des échos inouïs
comme le hululement de la chouette sur plan de sous-bois sauvage, le sifflement
de l'orphelin, la sirène du bateau d'exil espagnol ou le cri de guerre guttural du
petit Aliocha à la fin du film. Le chemin de fer est corroboré par la clôture à deux
rondins parallèles et la ligne aérienne double figurant toutes deux la voie ferrée,
la fumée tirée abondamment de la cigarette, et le son du souffle qui l'expulse.
Ces métonymies prennent d'autres formes ou sont relayées par d'autres dans le
film. Apparenté aussi bien au râle érotique qu'au voyage dans le temps, le
crissement ferroviaire sert fréquemment de raccord, en sonorisation off. Une
seule et unique fois, lorsque Maroussia emprunte le tramway, il représente,
mais off, l'action de la diégèse. 
   Mais, fort proche des trépidations des trains d'autrefois, le timbre et le rythme
des presses de l'imprimerie (séquence 5) est une pure figure de l'absence qui est
ainsi mise en relation psychologique avec la péripétie de la coquille
typographique. La longue galerie percée bilatéralement de fenêtres à intervalles
réguliers comme l'intérieur d'un wagon, offre des conduites d'eau courant
parallèlement au plafond, et rythmées, comme des rails, de traverses de
maçonnerie. L'échelle conduisant au grenier dans la partie arrière de la maison
semble barrer le passage comme une obsession ferroviaire. De même que deux
ornières parallèles et rectilignes, gorgées d'une eau métallique traversent
horizontalement le dernier plan du film de part en part.
   Les pseudo-rails des rainures de parquet en général, associés à la posture
accroupie ou fœtale, y compris ceux du stand de tir en travelling avant et gros
plan niveau sol que scandent, semblables au halètement d'une locomotive, les
battements de cœur amplifiés de l'instructeur blessé. Cette figure sensible unifie
les figures de l'amour désespéré formant le contexte émotionnel de la séquence.
L'amour malheureux de Maroussia, celui sans espoir d'Aliocha pour la jolie rousse
identifiée à sa mère, celui de l'instructeur lui-même, chair à canon désignée par
le pli creux en croix dans le dos, et celui du petit orphelin pour ses parents
tombés au Siège.
   Le motif du souffle est d'ores et déjà surdéterminé comme figure de l'absence
via le souffle de vapeur ferroviaire, et celui de l'explosion, qui est à la fois un
fantasme de Maroussia, et une réalité potentielle du contexte historique. Le vent
sur les feuillages simule cependant le passage humain au travers de la nature
dense. La bourrasque intervient à l'instant où le narrateur remarque : "...sinon,
cela signifie qu'il ne viendra plus jamais". Quand Aliocha appelle son papa, c'est
dans un rêve où dans un mouvement tournant creusant soudain la profondeur
optique, les sous-bois se couchent sous une bourrasque, évoquant le père qui
hante invisible la forêt alentour d'où il peut fantasmatiquement surgir à tout
moment. Dans une reprise ultérieure de ce plan une tête d'homme émerge
presque imperceptiblement de la masse des feuillages. Cette donnée imaginaire
travaille tous les plans de réminiscence comportant de la végétation, ou du linge
étendu soulevé par le vent, au dehors et à l'intérieur.
   Le mobile de cette quête s'affirme bien comme étant l'amour souffrant. 

Rencontre
[...]
Dyonisies   
   "Vous auriez dû continuer tout droit après le buisson !" ; cette remarque de
Maroussia est tout à fait appropriée au monde étrange et interdit où s'est égaré
le médecin : celui de la folie d'une femme passant son temps à compter les
mirages d'un désert, où retentissent pourtant les bruits du monde. Mais s'est-il
bien égaré, et peut-on lui accorder un point de vue ? A s'en tenir au dispositif
filmique, la focalisation est subjective, et le médecin n'est là qu'un événement
étranger occupant quelques courtes minutes du film. Par rapport au système
narratif, il s'agit d'un moment tout à fait improbable de l'anamnèse travaillant à
reconstituer une vérité essentiellement affective. Le médecin n'a donc aucune
importance en soi. Le caractère fantasmatique de la scène se soutient du reste
aisément. C'est comme si l'étrange silhouette avait émergé soudain,
littéralement, de la tête de Maroussia, bifurquant au très fantasmatique buisson
comme un intime, mais s'avérant être un étranger qui l'appelle cavalièrement
"Mademoiselle", et semble vouloir se l'approprier quand il déplore avoir oublié la
clé juste après avoir noté la présence de la maison.
   Sa prégnance symbolique est néanmoins considérable. Circuler à travers
champs, rend absurde le détour par le buisson. Mais il fallait qu'il eût quelque
commerce avec cette divinité végétale, à laquelle il ressemble par la démarche
voûtée et chaloupée, qu'amplifie le plan circulaire des mouvements désordonnés
de sa sacoche, et pour tout dire, quasimodienne.
   Il lui incombe en tout cas de rituellement le contourner, puisque, étrangement,
il le traverse de part en part ressorant de l'autre côté, ce qui l'oblige à revenir. Le
mot que prononce Maroussia krujit peut signifier "faire un tour complet", ceci en
accord avec l'impression de dynamique giratoire produite par cette espèce de
grosse pelote hirsute. "Vous auriez dû continuer tout droit après le buisson" est
une mise en garde contre la convocation de puissances dont on n'est pas sûr de
contrôler le déferlement. L'anneau de mariage, kaltso, qui signifie aussi bien
"cercle" y fait écho. Son énoncé est suivi d'une rotation de l'espace autour de
Maroussia, comme s'il était doté de cette puissance magique.
   Ce qui désigne aussi bien la danse extatique, à laquelle convie le tentateur
démoniaque et dispensateur de délire : la salle n° 6 fait allusion à un psychiatre
qui finit par prendre la place de son patient. Le médecin fait montre en outre
d'un savoir peu orthodoxe sur la vie la plus primitive, celle des végétaux. Tout
est réuni pour évoquer avec ses silènes et satyres, Dionysos le Délirant, le
Bruissant, le Frémissant, le Protecteur des arbustes, Génie de la sève, Dieu de la
végétation, de la vigne, du vin, des fruits, Maître de la fécondité animale et
humaine, au total, Dieu des défoulements et de l'exubérance(23). Seul y
manquerait le vin. Pourtant, les cheveux de Maroussia au sourire carnassier sous
la douche dont la vapeur siffle en serpent tentateur, s'entortillent tels des
pampres, à l'image de ceux de son sosie, la Dame au genièvre de Vinci
(séquence 22), qui représente si bien l'intensité animale du désir. La folie, la
marginalité, le surnaturel dionysiaque sont le désordre nécessaire à ce qui va
suivre. Avorteur ambulant en quête d'outils aussi rudimentaires qu'improvisés :
vis ou clou, le docteur singe à terre la posture gynécologique. Ce faune
sardonique choit, la cigarette au bout des doigts, avec une nonchalante
obscénité. Attention, il lâche la cigarette à catastrophe ; sécheresse, traînée de
poudre, embrasement soudain du buisson ! Sa bestialité éclate l'instant où il se
tient à quatre pattes. La nature sauvage est son royaume. Il l'affirme à
ironiquement noter la présence négligeable de la maison.
   Mais si la sollicitation sexuelle est directe et pressante, Maroussia n'est guère
en reste : son animalité à elle ne fait aucun doute. Elle partage la vie des chiens
et des oiseaux dont elle adopte le comportement en se perchant. Sa conduite
sexuelle est quelque peu barbare. Elle détaille d'abord l'homme attentivement du
regard tandis qu'il lui prend le pouls, puis la caméra ayant serré aux épaules, le
reste du corps équivoquement tenu hors champ, il se plaint de ce qu'elle le gêne,
même ambiguïté - gêne physique ou morale - en russe qu'en français : gêné par
sa hardiesse érotique. Elle menace alors d'appeler son mari, ce qui est le
contraire d'un refus, cet épisode érotique n'étant que la réédition réelle ou
fantasmatique - même endroit, même robe - de la scène de conjugalité
amoureuse de la fin, où l'on peut voir dans les herbes près du couple ce même
rondin de barrière couché, établissant un lien achronique entre les deux scènes.
Puis, en plan fixe, il se plante devant elle, qui masque son corps, observant
attentivement hors champ les enfants sur le hamac dont il a perçu les
grincements off. Il est flanqué tel Dionysos, à droite d'un arbuste de taille
humaine, à gauche du buisson. Quand il se penche sur elle, elle prend à son tour
la précaution de se retourner, soucieuse du sommeil des enfants. La situation est
d'autant plus scabreuse qu'Aliocha fait d'abord semblant de dormir se balançant
en battant des paupières, pour lever finalement un peu la tête et qu'elle se
détourne gênée.
   Diverses figures sexuelles sont envisageables en fonction de ce qui est caché.
Mais le balancement grinçant du hamac en raccord son avec celui de la barrière,
mime le sommier sous les secousses amoureuses. Il s'apparente au crissement
métallique ferroviaire, au grincement des portes : épisode "intime" avec le chien,
maison de l'avortement, armoire à linge de la rousse ; où à tout autre son
proche : celui de la poulie du puits, des tuyauteries obsolètes de la
douche(24), de la chaise fatiguée de l'imprimerie, où s'assoit Maroussia après
s'être laissé envahir d'heureuses réminiscences conjugales. Grincement et
crissement renvoient à une totalité, c'est-à-dire à un tout biographique,
comportant des déplacements et des contradictions, impossible à juger
moralement sans réduction. 
[...]
   De la fumée s'échappe du corps incandescent de la femme. Le rideau
d'arbustes parallèle au bord-cadre supérieur protège des regards extérieurs la
scène d'intimité proprement dite, alors que le tentateur, la main quasiment au
panier, l'a rejointe sur le perchoir où elle vit, effectivement, comme tous les
oiseaux qui chantent alentour. 

   Un peu plus tard, le "crac!" de la barrière accompagné d'un "hou !" masculin
avec deux très discrets "hum !" féminins, indique l'acte consommé. Elle se lève
bien vite, époussetant ses fesses puis, pour sortir droite cadre, enjambe
quasiment la face du satyre en lui demandant ce qui le réjouit tant. Il tourne un
peu la tête attentivement vers la caméra qui s'abaisse sur lui avec sollicitude,
comme si c'était elle qui se penchait affectueusement. Soudain le regard de
l'homme devient fixe, tandis que bourdonne une grosse mouche, indice
d'émanations d'origine sexuelle. 
[...]

   Tout cela suggère un voyeurisme consenti. Participer pleinement à l'ordre du


monde, c'est aimer pour enfanter. La muette présence des jeunes pousses
autour de Maroussia représente cette incitation, tragique d'être désormais lettre
morte. C'est le choc de cette frustration vitale qui la mène au dérèglement
sexuel. Lorsqu'elle chuchote en confidence la coquille licencieuse, on dirait un
baiser passionné à Liza, l'homosexuelle qui lui fait une scène de jalousie à
l'imprimerie. Un dérèglement en valant un autre, quand l'avorteuse jette un
manteau sur les épaules de Maroussia, c'est Liza qui est invoquée par la veste
virilement portée.
   Il n'y a là en tout cas nulle leçon(25) morale […], car l'on est induit par les
images à prendre conscience de la nécessité de forces primordiales devant
lesquelles la morale est dérisoire. Le cynisme grotesque de la divinité païenne y a
parfaitement sa place. Le jeu d'Anatoli Solonytsine dans le rôle du "médecin fou"
(comme on l'a parfois surnommé), pourrait être qualifié d'insolite grotesque : il
donne à voir de l'inouï familier, comme ressource fondamentale oubliée
subsistant derrière les apparences.

LA DATCHA

[...]
Déchirements

    De même qu'au premier plan, l'orientation du regard est contraire à celle des
jambes, ici la poitrine de Maroussia diverge de son regard. Elle s'y prend à deux
fois pour se résoudre à rentrer au bercail. Hésitation du déchirement intérieur.
L'arrière-plan rappelle la puissance du désir dionysiaque près d'embraser la forêt,
tandis que les jeunes pousses évoquent le fondement dernier de toute chose, et
que le brasero derrière Aliocha fait la synthèse imaginaire de la gestation et du
désir : la flamme y est enclose comme une petite vie. Mais Maroussia ne pourra
jamais plus concilier en elle la poussée irrépressible de l'instinct animal avec son
destin de femme. Son dernier né est pour ainsi dire ce chiot. La tête de la
maman se courbe sous le poids de cette malédiction. L'autonomie de ses
mouvements par rapports à ceux de la caméra l'isole, donnant une dure
authenticité à toutes ces contradictions visibles dans son comportement.
   La chute du livre aux pages palpitantes comme des ailes évoque l'envol de
l'amour conjugal, mais aussi la belle et bonne bascule de tout à l'heure, car elle
se retourne vers la barrière. Aliocha, les sourcils froncés songe à l'impudeur de
sa mère et son regard se porte dans cette même direction où le "satyre" a été vu
pour la dernière fois. Il se vengera en malmenant les pages d'un livre d'art
dérobé rappelant celui de la chute. Il s'en prend pour lors au chat occupé à laper
du lait en lui déversant du sucre en poudre sur le crâne, dérision du baptême qui
dénonce l'animalité de sa mère et de ses progénitures. Le motif du lait a valeur
d'avortement, et l'on se souvient qu'Aliocha observe l'égouttement du lait
renversé chez la faiseuse d'anges. C'est le lait vacant de la progéniture morte
qu'il a sous les yeux. Il s'associe tragiquement à Maroussia portant un énorme
pot à lait à l'insert 8, comme par pénitence : sans l'aide du fermier qui
l'accompagne.
   Maroussia délaisse sa progéniture humaine. C'est la nounou qui prend
doucement dans ses bras Marina feignant de dormir pour qu'on s'occupe d'elle.
Un certain désordre règne autour de la niche improvisée, comme sur la table du
goûter, contrastant avec le soin des vêtements et des chaussures de ville que
cette bourgeoise cultivée porte en pleine cambrousse. Même désordre dans la
maison en général. Maroussia est si désemparée qu'elle accepte l'aide de Klanka,
la fillette de la ferme (cf. infra, "Faces cachées de la maison"), qui séquence 24,
décroche la suspension du plafond puis va la remplir de pétrole sur la galerie
après avoir, contrairement à ce qu'aurait fait Maroussia, bien remise à sa place la
chaise sur laquelle elle s'était perchée. Le verre de lampe laissé sur la table et
qui va tomber témoigne ici même de l'incapacité de cette femme malheureuse.
La petite aide doit même rester à proximité en cas de besoin. Elle se trouve
quelque part dans la maison lorsque ses parents affolés par l'incendie la
cherchent. Elle surgit alors de cette porte dérobée à côté du miroir, conduisant à
la partie obscure de l'habitation.
Il n'y a pas de table familiale car les enfants mangent seuls. Mais Maroussia
prend-elle le temps du moindre repas, qui l'obligerait à abandonner son poste ?
Elle grignote un morceau chipé sur la table où se restaure sa parente (sa sœur ?)
sous l'auvent de l'entrée arrière (séquence 24), ou bien les traces de pique-
niques improvisés subsistent sous la forme de serviettes, de verres de cruches
oubliées sur la table fixe ou sur le banc du jardin, et que le vent bouscule comme
tragique inanité. L'emblème de cette incurie est l'absence de ce qui
représenterait le foyer : la cuisine et une cheminée qui fume. Parce qu'il permet
de ne pas quitter des yeux la route de la gare, le brasero semble remplacer le
feu confisqué au foyer. En revanche Maroussia fait la lessive à la rivière où
Aliocha la rejoint à la nage séquence 30. Le linge sèche abondamment au souffle
du vent qui s'engouffre dans le vestibule, séquence 29. La lessive démesurée
(des rideaux, des drap, des couvre-lit...) correspond à sa pénitence, comme le
transport du lait. Elle se lave de ses pêchés mais honteusement, le linge séchant,
en plein été, à l'intérieur, à l'abri des regards. Elle est irréprochable s'agissant de
la propreté des enfants. Ce qui ne l'empêche pas de les malmener. Sa brutale
injonction à ne pas hurler à l'alerte du feu trahit de l'exaspération. Au point que
la maison finit par terrifier le petit Aliocha, par le gigantesque visage du sombre
pignon où flamboie le regard impavide des deux fenêtres fondant
monstrueusement sur lui par un zoom avant séquence 24. Maroussia est donc si
absorbée par l'attente, qu'elle met entre parenthèses l'ordinaire quotidien, et
partant, son fils.

    La vengeance filiale indique une impuissance face aux complexes


contradictions maternelles, dont Aliocha subit injustement la loi. La chemise
lacée et le hamac le ligotent, comme une toile d'araignée. Les surpiqûres
croisées en losanges de la courtepointe verte du mourant, aussi bien que les
cercles concentriques des ondes engendrées par la nage d'Aliocha et combinées
avec le reflet vertical des hautes herbes de rive en un tissage arachnéen. 
   A rapprocher du minuscule bonhomme suspendu par un fil au ballon militaire
auquel la nacelle se relie en un faisceau de cordages. Soulignée par sa
caricaturale épaisseur, la corde du puits accrochée très haut dans les arbres
(insert 8 et séquence 24) offre la même virtualité imaginaire. L'on retrouve la
figure de la toile d'araignée dans les lignes de fuite du couloir de l'imprimerie
rayonnant autour de Maroussia, dans l'entrelacs de son pull, dans le quadrillage
des faïences de la douche, voire du poêle ou des WC de Moscou, ou encore dans
les lames de parquet convergeant en perspective, mais que réitère ici la
palissade clôturant le domaine, et plus clairement quand elle est renversée dans
la première des deux versions de l'incendie : de forme polygonale à rangées
concentriques traversées aux angles par des pieux rayonnant, et où les trois
habitants de la ferme, semblent pris comme des mouches paralysées, à des
positions aléatoires. Trois mouches que rappelle, ostensiblement filmé à maintes
reprises, le triple grain de beauté marquant la face gauche du cou de Maroussia
(et plus tard de sa bru). Le bourdonnement à la "chute" est, du coup, polyvalent.
Elle guette donc sa proie sur sa toile, au centre de laquelle l'assignent les
mouvements de caméra qui font pivoter l'espace alentour, le bouleau ramifié à
triple tronc imitant des pattes gigantesques, comme la plante tentaculaire
divergeant en faisceau à partir de son épaule gauche lorsqu'elle se penche sur
les épreuves à l'imprimerie. La rotation décrit un cercle délimité par la palissade
au bord de laquelle se tapit la mère terrible, mais qui s'inscrit en réalité dans un
cercle extérieur plus large constitué des câbles de la ligne aérienne. Elle pompe
le sang de sa proie en la personne du médecin, dont l'oreille se trouve saigner
après la chute. L'aspiration intense sur la cigarette montre sa "faim". Les mots :
"Vous auriez dû continuer tout droit après le buisson" représentent aussi une
mise en garde contre la prédatrice qu'elle est.
   Sa monstruosité connaît de multiples variations. Ses canines acérées associées
à l'oreille en sang du médecin, et que corrobore la marque vampirique des grains
de beauté au cou. Dans notre séquence, la lividité marmoréenne et la position
assise surélevée, l'apparentent au sphinx, abordé sur le mode de l'énigme (vivre
sur une barrière).
 Au premier rêve d'Aliocha, où elle se lave la tête aidée de son mari, Marussia
possède des attributs de l'hydre mi-serpent, vivant dans les marais dont
l'humidité suinte abondamment des murs envahis de végétation. Ses bras - un
peu plus tard de texture squameuse par l'effet visuel des gouttelettes - ondulent
comme des serpents, que l'on retrouve dans le motif entrelacé de son pull à
l'imprimerie. L'aspect terrifiant de ce non visage, oblitéré par la coiffure
multireptilienne, les cheveux serpentins encadrant le visage sous la douche
sifflante (séquence 5), évoquent encore la gorgone Méduse. Comme La Dame au
genièvre de Vinci (séquence 24). 
   Ce portrait, auquel ressemble étonnamment Terekhova, succède à un regard
de reproche en raccord d'Aliocha enlacé par son père venu en permission du
front. Commençant sur un flou bleuté en volet gauche, la caméra en très gros
plan devenu net sur la bouche amèrement close puis le nez pincé, élargit le
champ jusqu'au gros plan, faisant apparaître successivement le regard mat "
indéchiffrable ", les cheveux entortillés, puis le cou qui s'allonge comme un boa
en rentrant dans le champ. En accompagnement, Saint Jean dans La Passion de
Bach du même nom, combinée avec une résonance de percussion au timbre
discordant, pousse ce hurlement : " Und siehe da, der Vorhang im Tempel zerri*
in zwei Stück von oben an bis unten aus. Und die Erder erbebete, und die Felsen
zerrissen, und die Gräber täten sich auf, und stunden auf viele Leiber der
Heiligen ". Ainsi se la figure son fils, en prenant le parti du père : digne d'un Vinci
(image par lui dérobée) mais terrible à l'instar de la Gorgone. Il est
intérieurement déchiré comme le voile du Temple.

Postes d'observation
    Aliocha passe devant le banc que l'on revoit en plongée depuis la fenêtre, et
orienté exactement sur la barrière donc sur l'échappée du chemin de la gare. Un
panoramique bas-haut indique celle-ci en-deçà des grands arbres cernés d'une
ronde enfantine de petits sapins, transposition de l'appel à l'union amoureuse
féconde. Les objets divers qui encombrent ce banc, un verre d'eau, une pièce de
linge, un fer à repasser à vapeur sur son socle, qui se chauffe vraisemblablement
au moyen du brasero entrevu tout à l'heure, indiquent une activité de repassage,
suite logique des lessives obsessionnelles. S'étant brusquement levée pour
changer de poste d'observation, elle a oublié son ouvrage. Maintenant, que ces
objets prennent la pluie l'indiffère. La plongée correspond à l'abaissement de son
regard de la fenêtre où elle se tient sur ce pitoyable témoin de son malheur, et le
panoramique bas/haut, au lent mouvement inverse des yeux sur l'horizon de son
supplice, le motif de la vapeur faisant le lien avec le chemin de fer qui signe
l'absence de l'aimé.
   Le poste d'observation dominant est cette pièce où mangent les enfants,
ancienne salle à manger du grand père. Devenue pièce à tout faire de la maison,
parce munie d'au moins deux fenêtres qui commandent l'arrivée de la gare,
celles de l'angle de la maison formé par la façade qui donne très probablement à
l'est et le pignon regardant donc au nord (cf. infra, " Faces cachées de la maison
", p. 98). Il y a du reste, désaffectée, une autre salle à manger reconnaissable à
son buffet, entr'aperçu à la séquence 24. La vaste maison comporte en effet six
fenêtres au rez-de-chaussée et une à l'étage en façade, dont on est loin de
savoir la destination, car seul compte ce poste stratégique. La deuxième fenêtre
du pignon oblitérée par le rideau mité n'est pas opérationnelle, mais avec sa
sœur symétrique à travers les arbres du parc, elles figurent mieux le regard dans
l'unité du pignon de ce visage géant qui terrifie Aliocha. Lorsque le narrateur,
séquence 7, confie à Natalia off : "Quand je me souviens de mon enfance et de
mère, elle a toujours ton visage", on voit Maroussia de dos portant le seau à lait,
mais en plan d'ensemble que domine à l'arrière-plan le pignon, cadré comme
visage implicite.
   Entre les deux fenêtres du pignon à l'intérieur, se tient une commode. Dans les
trois plans différents de cette pièce répartis à travers le film, les tiroirs de la
commode sont toujours à demi ouverts, et divers objets l'encombrent, ainsi que
les deux appuis des fenêtres de " guet ". Des livres surtout, qu'elle consulte
distraitement puis empile à la limite de l'écroulement. 

   Toute trace de geste est ici trace de geste interrompu. Le vase au bouquet sec
" éruptif " rappelle en le redoublant le buisson explosif logiquement visible de la
fenêtre. Mais, à la séquence 31, il est posé à terre comme si on l'avait
précipitamment enlevé pour mieux se pencher au dehors. Un rayon de soleil
venu de la fenêtre côté Est l'embrase. Le moulin à café s'y substituant sur l'appui
de la fenêtre de pignon, indique que Maroussia ne peut quitter son poste même
le matin pour préparer le café. Le chiot sur la commode est trop petit pour y
avoir grimpé seul. Elle le tenait donc contre elle, puis sollicitée par autre chose,
l'a planté là. 
   Restée allumée de jour dans notre séquence, la bougie tient lieu de signal
nocturne pour cet événement improbable : le retour d'un mari impénitent. Il y a
même une lampe que roule le vent dans un rêve sur une table du jardin.
L'éclairage par le bas lorsque Maroussia se tient debout dans le coin est censé
provenir d'une lampe tempête sur le sol hors champ, et qui éclaire le bas de la
commode également. Le plan de la séquence 24 présente dans l'angle séparant
les deux fenêtres d'observation une lampe tempête encore allumée et oubliée sur
une chaise en plein jour, à l'heure vraisemblablement matinale où le soleil
découpe un rectangle de lumière dans le droit prolongement de la fenêtre de
façade.
   Dans notre séquence, de même qu'au tout début Maroussia repose d'abord en
posture d'alerte sur la barrière, les jambes tournées vers l'intérieur. Elle est là
comme un lion en cage. Elle ne cesse de sortir du champ et d'y retourner sans
toujours bien savoir ce qu'elle fait, le chiot prisonnier sur le meuble en témoigne
suffisamment. A la séquence 24, au beau milieu de la pièce, un lit improvisé sur
un matelas où Aliocha consulte le livre volé assis sur ses talons (sur le qui-vive
lui aussi), donne à penser, que trop anxieuse pour supporter seule l'attente
nocturne, elle y fait aussi dormir ses enfants, de même qu'elle les colle sur le
hamac auprès de la barrière. La caméra souligne ce bivouac en prenant d'abord
un léger recul, puis s'avançant, jusqu'à ce que le bord inférieur du matelas
coïncide avec le bord inférieur du cadre.
   Mais une mallette sur la commode signale par des variations que Maroussia a
aussi des velléités de départ. Elle est clouée à son observatoire de peur de
manquer le Retour. La mallette est ouverte aux séquences 1 et 24. A cette
dernière, elle est encombrée d'un fouillis de vêtements. Mais elle se trouve
fermée à la séquence 31, dans une pièce maintenant rangée comme pour le
départ (on est à la fin du film...).
[...]

Déchéance de l'amour
   Les roucoulements off qui succèdent symbolisent l'amour, pour les Russes
comme pour nous. Ils représentent ici la prolongation imaginaire de l'amour aboli
dans la solitude. Maroussia sèche ses pleurs, qui l'ont avec la pluie lavée de sa
détresse. Comme réalité actuelle, ils ne mesurent pas le gouffre du temps perdu,
mais aident Maroussia à vivre. Le flou du mur de rondins à l'arrière-plan signifie
la trêve du réel et le suspens provisoire d'un parcours douloureux. Les
roucoulements sont eux bien réels à l'oreille du spectateur qui les perçoit comme
un apaisement. Les sons apparentés par ressemblance au roucoulement
symbolisent aussi bien le sentiment amoureux, que ce soit, associée à la nudité
sous la douche, la pulsation des bulles d'air dans les tuyauteries, ou pour
compléter l'aura de désir enveloppant la soyeuse rousse, ses pas s'enfonçant
dans la neige avec un bruit de tassement que la résistance au glissement du cuir
rend discontinu. Au roucoulement s'associent d'autres figures de la tourterelle.
Les pages blanches du livre en chute, le linge blanc, à signification érotique,
traversant les airs au début du premier rêve, les ailes qu'y évoquent les
omoplates du mari, ou la plume à la main d'Aliocha au finale.
   Mais la main portée à la base du cou, geste identique à celui qu'elle aura chez
l'avorteuse séquence 25 dans une situation de détresse qui l'étouffe, indique la
fin du rêve éveillé, tandis que les grains de beauté exposés en gros plan quand
elle se tourne en direction des appels sont les stigmates de la monstruosité qui
est aussi la force assurant la survie de Maroussia. Quoi qu'il en soit, les enfants
terrorisés filent doux.
   Enfin il est à souligner, qu'au moment où elle réagit, il y a déjà un moment que
l'incendie est déclaré, le premier appel de détresse ayant coïncidé avec le
cadrage du lit vide. Cet embrasement suggère une causalité magique entre l'état
intérieur et le monde physique, qui n'est sans doute pas uniquement un effet
fantaisiste du rêve et de la mémoire.

L'incendie
[...]
Faces cachées de la maison
    La configuration de la maison et de son environnement sont essentiels pour
bien comprendre l'enjeu émotionnel du film. 
  La demeure familiale d'été fait partie d'un hameau. On devine la vie rurale aux
aboiements hors champ, au chien même enfermé avec Maroussia, à la circulation
du lait, à la présence de cette dépendance qui flambe. Séquence 24, sur un vase
pansu illuminé en gros plan, contenant un ressort de montre débandé, se reflète
une fenêtre et l'image minuscule inversée filant à gauche d'Aliocha. La caméra
qui recule le dévoile passant à l'arrière-plan en sens inverse tandis que le bocal
s'assombrit. Le bas d'un rideau de dentelle à droite s'appuie légèrement sur la
planche supportant le vase ainsi qu'un couteau de poche mal replié. Cette
planche est donc un large appui de fenêtre. Un panoramique gauche accompagne
Aliocha se hâtant à travers les taillis, le dépasse le laissant hors champ à gauche
comme s'il déviait de sa trajectoire vers la maison, puis par un zoom avant sur
panoramique bas-haut va brutalement cadrer le pignon nord de la maison en
contre-plongée. Il s'agit donc d'un bâtiment d'habitation se trouvant à environ
cent mètres de la maison au-delà de la barrière.
   L'environnement social se compose aussi de membres indéterminés du cercle
familial : Pasha et Dounia et les enfants Klanka et Vitia dont les noms résonnent
dans les cris de panique liés à l'incendie. Compagnie qui a pour effet surtout
d'accentuer la solitude de Maroussia. Pasha et Dounia, qui ne sont connus que de
dos, ne participent à aucun échange marquant autre que quelques mots non
sonorisés adressés à Pascha par Maroussia munie du pot à lait (insert 8), et Vitia
reste invisible. Seule Klanka, qui l'aide au ménage, existe pour la sinistrée.
L'exclusion affective marquée par la censure visuelle frappant l'image de
l'environnement humain ne s'applique donc pas à celle qui est utile. La libido de
Maroussia est toute concentrée dans son attente égocentrique.
   Les plans d'extérieur ne montrent de la maison que la façade et le pignon à sa
droite en retour d'angle. Les plans de grand ensemble révèlent deux corps de
bâtiment perpendiculaires d'importance sensiblement égale, dont le principal
correspond à la façade. L'autre dont le pignon forme la moitié gauche de la
façade constitue sur l'arrière une extension à usage domestique correspondant à
l'immense vestibule qui occupe bien la moitié de la longueur du bâtiment. Les
rayons solaires frappent le plus souvent la façade et l'entrée principale. Mais à la
séquence 31 ils sont bas sur l'horizon lorsqu'ils atteignent la façade, les ombres
portées des œufs posés sur le rebord étant très allongées vers l'intérieur de la
pièce. Ceci précisément lorsque la lampe-tempête supposée envoyer des signaux
nocturnes repose encore allumée sur une chaise. Le caractère matinal des rayons
déjà suffisamment marqué est encore confirmé par le moulin à café à la fenêtre
du pignon. Le soleil est donc déjà haut lorsqu'il baigne l'entrée principale
cependant protégée par la galerie bien visible de l'intérieur à la séquence 24.
D'où l'obscurité du vestibule même la porte étant ouverte. On peut en déduire
que la façade est au levant, et l'entrée principale au sud. Cela confirme l'aspect
sombre du pignon au nord.
   Doté d'une échelle accédant au grenier, l'autre pignon reposant sur piliers
forme auvent, si bien que l'entrée arrière est en retrait par rapport au plan du
pignon. La galerie se présente donc comme un retour de l'auvent intégré qui
reçoit par là un peu de la lumière du sud. Comme l'indiquent le premier plan de
grand ensemble sur la maison et le trajet suivi par Maroussia depuis la barrière,
la façade est à peu près parallèle au couloir de cultures où débouche le chemin
de la gare sans doute visible à travers les arbres du domaine, la barrière se
trouvant à gauche quand on tourne le dos à la façade, et le buisson à droite
approximativement sur la bissectrice de l'angle sud-est de la maison.

reconstitution

    Le reste ne peut se reconstituer qu'à partir de ce qui, dans le film, se voit, de
l'intérieur. Tout tourne autour de ce vestibule "obscur" distribuant à la fois les
pièces d'habitation, l'entrée principale, et celle de derrière par où l'incendie est
visible. Le meilleur repère de départ à l'intérieur est la salle à manger donnant à
l'extérieur à la fois par la façade et le pignon donnant au nord. Lorsque
Maroussia quitte la pièce pour s'informer, l'entrée arrière est à sa droite, c'est-à-
dire opposée à la façade dans le pignon caché du second corps de bâtiment. Le
fenil incendié semble se situer à une soixantaine de mètres en face et à gauche
de l'entrée de derrière. La caméra enregistre la première version du feu au
niveau de cette entrée arrière protégée par l'auvent intégré dans le corps de
bâtiment. Ce qui se reflète dans le miroir perpendiculaire à cette entrée est autre
chose. 

LE MIROIR
Espace-temps
   On distingue plusieurs sortes de miroirs. Celui qui s'affiche par la présence
d'éclats, de défauts, de poussière, ou de fissures ; celui qui presque indécelable,
parce qu'immaculé, se confond exactement avec la fenêtre qu'il réfléchit ; celui
qui détrompe le spectateur in extremis en bougeant ; celui qui ne réfléchit pas,
et celui qui, comme les fenêtres, n'a pas vocation de miroir tout en miroitant.
   Et puis il y a les jeux de miroir comme les raccords en miroir à distance déjà
envisagés ou encore ces positions parallèles symétriques de personnages,
soulignées par des mouvements en phase, notamment lorsque Aliocha et sa
sœur s'immobilisent un instant à la voix du père revenu du front, puis détalent
soudain avec un ensemble magique (séquence 21).
   Le miroir a le don de court-circuiter l'espace-temps. Le souffle de Natalia sur le
miroir à l'épisode espagnol, est suivi par coupe franche et en raccord son
analogique avec la clameur d'arène, du plan d'archive de corrida. En tant que tel,
il appartient de plein droit aux techniques diégétisées : soit qu'il réfléchisse une
porte ou une fenêtre située en réalité hors champ, de l'autre côté de la caméra,
soit que discrètement mobile, il renvoie une image de l'espace profilmique, soit
qu'il ne répercute pas l'image d'un personnage présent, soit enfin que, comme
ici, tout en mirant l'entrée hors cadre, il capte un événement transposé d'autres
temps et/ou lieux. En reflétant une portion de l'espace opposé, il remplace le
contrechamp, en pivotant comme une fenêtre, il se substitue à un panoramique
horizontal, en renvoyant des images étrangères ou partiellement étrangères à la
situation, ou bien en ne réfléchissant pas un personnage de la scène présente, il
tient lieu de montage. Cette technique est du reste ostensiblement signalée, non
seulement dans la présente séquence, alors que les bords inférieur et supérieur
du miroir deviennent ceux du cadre par mimétisme technique, mais également,
lorsque par exemple, à l'appartement moscovite, séquence 23, à chaque fois que
Natalia cogne de l'occiput le miroir auquel elle est adossée et qui se confond avec
la fenêtre réfléchie en lui-même, il bouge comme un battant de fenêtre.
   Le miroir modèle l'espace-temps de bien d'autres façons encore.
L'eau ruissellant sur la surface d'un miroir (séquence 2) figure manifestement le
mouvement du temps. Inversement, un miroir peut présenter dans les défauts
du verre comme des coulées figées. C'est le cas de celui de la séquence 23 dont
il vient d'être question. Lorsque Natalia demande à Aliocha : "Qu'est-ce que tu
veux de ta mère ? La même chose que dans ton enfance ?", son regard se porte
sur des miroirs à l'arrière-plan, comme si des images de ce passé devaient y
apparaître. Ainsi le miroir convoque-t-il l'ailleurs spatio-temporel. Mais
inversement il se peut qu'un miroitement émanant d'un lieu et d'un temps
étrangers fasse signe depuis un plan d'archive. Le miroitement d'un portrait de
Mao sous verre établit de façon inquiétante une liaison rayonnante avec l'ici-
maintenant du récit. Ou alors, en insert dans l'épisode espagnol, une archive de
la guerre civile présente une jeune femme portant sous son bras un battant de
fenêtre qui reflète la grille fermée d'un magasin. Grille assimilable aux
réticulations arachnéennes qui symbolisent l'emprise de Maroussia sur son fils.
Là où se marquent encore les fluctuations de l'espace-temps, c'est dans les
miroirs flous suivis de mise au point comme s'il fallait à ces brusques sauts
spatio-temporels une accommodation optique.
   On remarquera enfin que si l'ombre du narrateur se projette bien sur le visage
de son interlocutrice, notamment séquence 8, nulle image spéculaire ne s'ensuit
en revanche sur les miroirs alentour. Il ne figure dans le miroir que par allusion
symbolique à son absence, lorsqu'à son agonie, le geste d'impuissance du
médecin est souligné par le cadrage d'un miroir où se reflète un fauteuil vide.
   Cependant le miroir n'est pas un simple instrument technique opérant sous nos
yeux. Il est encore une figure de l'anamnèse, donc de la sensibilité. Il participe
de l'univers diégétique. Ce qu'exprime bien le réalisme de son matériau. Il
apparaît même parfois comme le prolongement du corps de la personne qui s'y
regarde : voyez les grains de beauté au cou de Terekhova s'essaimant dans les
taches du miroir. Mais aussi, le jeu spéculaire généralisé se recoupe sur la figure
de la maison, pivot de l'anamnèse, par la parenté stylistique des fenêtres à
encadrements extérieurs découpés, avec les miroirs bourgeois de Moscou.
   Elles semblent miroiter comme des messages adressés au monde et à l'histoire
ou reçus d'eux. L'accident du coq traversant un carreau qui se brise figure un
excès de violence faisant échec à la spécularisation qui est, au vrai, une voie
d'apaisement, à permettre la circulation et l'échange généralisé des flux
imaginaires s'inscrivant ainsi dans un équilibre plus large. Le coq représente en
effet le versant de virilité du paysage imaginaire de la remémoration. Il n'est pas
fortuit que Maroussia perpètre l'assassinat d'un coq, auquel succède une intense
vision d'amour l'unissant à son mari : la scène de lévitation. C'est la pure
expression de sa profonde culpabilité, qui fait écho au réquisitoire de Liza la
taxant, par jalousie, de mauvaise épouse et mère.

Catastrophe
    Le frère et la sœur au crâne rasé sont, avec des accessoires tels la bonbonne
et le bouquet, comme rentrés dans le miroir. Fortement dégradé par les défauts
du tain et les éclats, il est marqué par les injures du temps comme appartenant
au même univers que la maison. Il n'apparaît pas dans un plan d'ensemble, mais
sans repère, à la suite d'un panoramique gauche-volet sur le mur, ce qui rend
difficile le repérage de sa position exacte. Néanmoins, puisqu'il reflète la galerie,
il doit être parallèle à l'entrée principale. Sa fonction est, à la fois d'établir une
connexion spatio-temporelle avec un événement absent, et de brouiller les
coordonnées de l'ici-maintenant. Il a donc l'ambiguïté d'être en même temps
familier et déroutant, ce qui le rend encore plus dangereux pour l'organisation
sémantique du film. Il s'avère bien qu'il ne réfléchit pas l'incendie mais autre
chose de bien plus grave dans la direction donnée par la bissectrice de l'angle
sud-est de la maison, alors que l'incendie semble se situer à environ 60 mètres
sur l'arrière. Car l'image renvoyée est en fait celle de l'entrée principale côté sud
reconnaissable à la charpente de la galerie où Klanka remplit la lampe à pétrole
(séquence 24), l'image spéculaire du rayonnement reproduisant en symétrie
inverse le rayonnement réel SE/NO d'après l'obliquité inversée des ombres,
frappe du reste le plancher avec trop d'intensité pour émaner de l'incendie déjà
distant de quelques dizaines de mètres. Il pourrait s'agir de l'éclairage solaire
dans la mesure où l'on substitue à la cosmologie aberrante de l'image spéculaire
la réelle, rétablissant les bornes naturelles de la course solaire. Mais il y aurait
discordance entre l'intensité et l'allongement des rayons, du reste totalement
incompatibles avec une fin de journée d'été à cet endroit. Répondant à diverses
intenses illuminations soudaines disséminées dans le film, la brièveté de l'éclair
reflété sur la face sud-est du pilier de pignon au moment où sort Klanka, indique
qu'il ne peut s'agir ni de l'incendie ni du soleil, mais d'un violent éclair ayant
traversé l'extrémité ouest à claire-voie de la galerie. Tout désigne la direction du
buisson, tandis que l'obliquité du corps de Maroussia un peu oscillante
fait allusion à un souffle puissant. L'illumination soudaine, séquence 24, du
bouquet posé sur la table à droite de l'entrée principale le confirme comme étant
exactement sur la même trajectoire. D'autant que l'eau de la bonbonne au sol de
la galerie est agitée en même temps d'un clapotis comme par une onde de choc.
      À partir de ces indices, le champignon nuageux ne laisse aucun doute sur la
nature de cette lumière aveuglante : l'explosion nucléaire. Cela explique
pourquoi l'ombre portée de Maroussia, qui se protège les yeux des deux mains se
projette horizontalement mais derrière elle, c'est-à-dire en direction du nord
ouest, et avec une telle netteté sur le mur. La chute du verre de lampe est un
effet des vibrations transmises par la même onde de choc agitant l'eau du bocal.

    En écho à ce volume amniotique ballottant traversé par la lumière comme la


paroi du péritoine, le court cadrage du panier suspendu à droite dans la glace
(donc à gauche dans la réalité comme on le voit séquence 24 sur un plan direct)
évoque tragiquement un berceau vide associé, en même temps qu'au motif de
l'avortement, à celui de la destruction nucléaire. Le vase pansu traversé
initialement d'un rayon, présente la même figure nettement caractérisée par la
petite image inversée et le couteau de poche " abortif " qui rappelle le clou ou la
vis du médecin. Le ressort de montre débandé figure le mouvement cardiaque
interrompu comme le balancier de l'horloge de l'imprimerie. L'horloge exposée au
rayonnement sur le mur de la " salle à manger " le corrobore. La vie sur terre est
d'abord menacée dans son stade le plus fragile.
   C'est à l'embryon qu'elle porte que Maroussia doit aussi renoncer. Le motif
secret du message lumineux destiné au fœtus est donc tragiquement
ambivalent : la force lumineuse peut être d'amour aussi bien que de mort.
Maroussia prend de plein fouet la violence de l'amour, comme l'explosion
nucléaire sur son visage en gros plan antisolaire chez l'avorteuse. Ce baigneur de
la taille d'un bébé aux bras de la fillette espagnole a le regard vide : c'est un
cadavre, fagoté d'une capote militaire. Voilà portée à hauteur de destruction
guerrière la culpabilité de l'héroïne. La datcha s'en volatilise ne laissant à la fin
au milieu des ruines que certains débris d'aspect militaire baignant dans l'eau
saumâtre d'une caisse pourrie.

Sens spirituel du miroir


    Le miroir est, en définitive, une magnifique figure de la reproduction
biologique et culturelle humaine en tant qu'elle est à la fois reconduction et
différenciation. Le reflet dans le miroir a en effet, pour ainsi dire, effectué une
rotation de 180 degrés par rapport à l'objet reflété, et ses couleurs se sont
légèrement modifiées. Par là, il devient clair que la volte-face d'un personnage
figure un saut dans le temps généalogique. Ce qui est impossible à l'orphelin de
Leningrad condamné au demi-tour supplémentaire qui le renvoie à sa solitude.
Le sens spirituel du film repose d'ailleurs essentiellement sur le rapport entre les
deux générations successives représentées par Natalia et Maroussia comme par
Ignat et Aliocha enfants ou encore Aliocha adulte et son père, celui des années
trente-quarante. Ainsi le souffle de Natalia sur le miroir nous reporte-t-il à la
guerre d'Espagne, époque à laquelle Maroussia avait le même âge qu'elle, et
pour cause, les deux rôles assignés à ces deux époques étant joués par la même
actrice. Dans le même ordre d'idées, à la suite des images d'archive de la guerre
d'Espagne, Ignat se substitue à Aliocha dans l'appartement moscovite dont les
murs intemporels d'être si fort travaillés par le temps matérialisent en quelque
sorte l'anachronie. Comme si Aliocha surgi de l'autre époque passait le flambeau
à Ignat. Dans le sens inverse du temps, l'image dans le miroir de l'incendie
observé par les enfants petits représente en réalité la catastrophe future. Le
temps ainsi ramassé condense avec les générations les menaces respectives sur
leur survie et met en évidence une solidarité vitale transcendant l'espace-temps.

[...]

Interminable
   De même qu'il y a deux versions de l'incendie, correspondant à deux plans
distincts, de même toute la séquence (et tout le film) se développe
imperceptiblement à partir de versions différentes du souvenir, fondues dans la
durée diégétique. Le chemin que parcourt Maroussia de la barrière au puits en
passant par la maison marque donc un voyage dans le temps.
   Du hamac à Aliocha en plongée et Marina "endormie", il y a un saut temporel,
ce changement important de la situation des enfants étant difficilement
compatible avec la scène principale en temps réel. En durée d'abord : il faudrait
logiquement un certain temps à Marina pour s'extraire du hamac, aller s'étendre
sur la paille et faire semblant de dormir, à côté du chiot. C'est d'autant moins
vraisemblable qu'elle tient compagnie au bébé chien sur la paille depuis un
certain temps, celui nécessaire à un enfant pour s'en fatiguer. Puis
psychologiquement : la scène avec le médecin est corrélative de l'apparente
neutralisation des enfants, "ligotés" dans leur hamac, ce dont s'assurent d'un
coup d'œil circonspect les adultes. Lorsque enfin Maroussia passe à l'intérieur, les
enfants sont installés à manger alors qu'elle vient de les croiser à l'extérieur.
Quand ils quittent la table en outre, le contrechamp accuse de légères
modifications, comme la disparition d'une cruche. Enfin dans la même séquence
située en été, Klanka est couverte d'une pelisse d'hiver. Tout cela indique des
sauts temporels plus ou moins importants.
  L'on peut ensuite remarquer que le livre, qui était tombé de l'appui extérieur,
est posé sur l'appui intérieur de la "fenêtre-observatoire" devant laquelle
Maroussia se tient assise, et qu'il ne s'y trouve plus lorsque les enfants se
précipitent vers l'incendie. […]
   La bougie allumée corrobore la lampe-tempête, témoignant de la persistance
nocturne d'un échange optique avec l'extérieur. Elles correspondent à un stade
encore plus désespéré, délirant, de l'attente vaine.
   Le lit et la chaise où se tient Maroussia observant le banc à l'extérieur, ont
disparu. La présence du lit a la même signification que celle de la bougie : elle
témoigne d'un stade du délire où Maroussia se refuse à renoncer, même de nuit,
au lien tragique de son œil avec le vide et l'absence.

DÉCONSTRUIRE L'ESPACE-TEMPS POUR


RESTAURER L'AMOUR
    Sans aucun recours aux procédés techniques habituels d'accélération,
montage court, et mouvements d'appareil nerveux, dont le réalisateur prend le
contre-pied avec des mouvements d'appareil comptant parmi les plus lents de
toute l'histoire du cinéma, et une extrême économie du montage, Le
Miroir accomplit ce prodige de vaincre totalement la sensation de l'écoulement
naturel du temps. On a vu que cet effet relevait d'un véritable système
imaginaire de l'espace-temps filmique.
   Ce système repose sur un jeu de déconstruction spatio-temporelle mettant en
œuvre tous les moyens disponibles d'un langage nullement limité, on l'a vu, à ce
qu'il est convenu d'appeler la technique. Paradoxalement, la condition de cette
liberté est une extrême rigueur dans les coordonnées de l'espace profilmique. On
ne déconstruit pas du chaos ou du déjà déconstruit. On peut donc compter
absolument sur une topologie déterminée. Des repères ostensibles en
témoignent, comme la position des grains de beauté de Maroussia où la direction
de la lumière solaire.
   D'un point de vue strictement thématique d'abord, le présent est solidaire du
passé immémorial dont il procède nécessairement. Sans la biologie végétale, pas
de biologie animale. Sans l'animal, pas d'homme. Tous les stades de la
phylogenèse coexistent dans le présent, potentialisent le sens de la procréation
et donnent la mesure de la frustration de fécondité amoureuse. Ce n'est pas
seulement l'enfant humain que désire la femme du Miroir, mais visiblement à
travers lui, le petit animal et la pousse végétale. Elle ne manque pas elle-même
d'animalité, on l'a vu. Mais elle peut aussi être tenue pour une plante que son
mari arrose en lui rinçant les cheveux dans un décor onirique fortement envahi
d'une insinuante végétalité.
   La culture spirituelle non plus n'existe pas sans les âges mythologiques qui ont
offert à l'homme ses premières représentations véritablement régulatrices. Les
allusions à Dionysos ne sont pas des fantaisies érudites, mais l'expression la plus
appropriée d'une violence imaginaire qui n'a cessé d'agiter une humanité
engagée dans d'autres représentations et d'autres valeurs. Il n'y a de présent
véridique que gros du passé et du futur. Les murs de l'appartement moscovite
sont tellement anciens ou anticipent si bien le futur qu'ils sont parfois presque
totalement végétalisés.
   Car l'homme, la femme sont les dépositaires du délicat équilibre universel à la
base de leur existence. La femme s'y révèle un agent essentiel dans la
reconduction du système cosmique. Sa responsabilité humaine a la forme de
l'amour. Aimer l'homme et les enfants issus de l'amour, suppose aimer ce qui est
nécessaire pour reconduire les conditions de cet amour, c'est-à-dire en dernier
ressort, l'équilibre fondamental qui établit l'humanité dans le cosmos. L'espace-
temps qui assigne à chacun sa niche biographique est trop étroit pour l'amour.
On se doit d'assumer la violence de l'ailleurs porté par les images d'archive. De
ne pas se contenter d'aimer sur la base du mensonge par omission que constitue
le mythe du coin de paradis.
   Logiquement par ailleurs, le concept dichotomique d'espace-temps comporte
deux termes solidaires. Toute anomalie dans la représentation d'un versant
entraîne la perversion de l'autre. Les formes de longue haleine comme la
musique de Bach, de Pergolèse et de Purcell, la poésie d'Arseni Tarkovski ou la
peinture de Vinci, en s'appliquant à la réalité actuelle plus fugace, introduisent
une discordance d'échelle propre à dérouter l'appréciation de l'écoulement du
temps. Le morcellement systématique des lieux instaure des espaces séparés qui
correspondent à des moments isolés. L'enregistrement de l'espace intérieur
quadrangulaire de l'habitat par pivotement horizontal, en brouillant les
coordonnées spatiales, élimine un élément essentiel de mesure de la vitesse.
Tout comme le mouvement de l'image spéculaire du décor dans un miroir
pivotant. Toute forme de giration s'oppose finalement à la linéarité du temps. Le
demi-tour qui équivaut au développement de la symétrie inverse du miroir, mais
aussi le tour complet qui prétend revenir à la position initiale tout en parcourant
une certaine durée irréversible. C'est le panoramique autour de Maroussia qui
dévoile tout autour d'elle des artefacts primitifs appartenant en apparence au
même continuum spatial. Bref le jeu spatio-temporel transgresse la linéarité par
des translations et glissements, ce que réalise aussi bien au plan sonore la figure
du crissement métallique ferroviaire illustrant off les déplacements de la
mémoire.
   Le saut temporel au moyen du volet permet à la caméra de parcourir des
temps différents dans l'axe horizontal de l'espace profilmique, et d'embrasser des
laps considérables sur une distance à l'échelle du cadre. A la fin du premier rêve,
combiné de panoramique comme presque toujours, un travelling horizontal
parcourt à la suite de Maroussia jeune, plusieurs pans muraux successifs éclairés
différemment comme autant de volets constitués de maçonneries de tous les
âges, sur l'accompagnement sonore d'un égouttement de résonance caverneuse
évoquant un abri primitif. Il se termine par le reflet spéculaire de l'aïeule dans un
décor de style Renaissance : une arche, des nuages, un arbre fruitier. Les
défauts du décor se surimposant au personnage semblent radiographier son
squelette. Non seulement donc toute la vie et l'après-vie de Maroussia sont ainsi
parcourus, mais également des époques sans doute considérables de l'histoire
humaine.
   À plus modeste échelle, de légères transformations du décor dans un même
plan traduisent des décalages temporels restreints. L'arrière-plan flou
neutralisant la continuité du substrat spatial, marque un suspens temporel,
jusqu'à ce que la mise au point ré-instaure avec le continuum le mouvement
nécessaire à son déploiement. L'immobile se confond avec le mobile par les jeux
sur la transparence du verre qui semble fondre sous l'effet du ruissellement sur
les vitres, ou au contraire se figer lorsque les défauts d'un miroirs ont des
configurations de coulées. La temporalité est tournée en dérision quand la
vitesse naturelle de chute automnale des feuilles contredit sur le même plan le
ralenti technique de la course d'Aliocha.
 La parution d'occupants étrangers dans l'appartement moscovite reflète certes,
en partie, les pratiques courantes liées à la pénurie du logement. Mais cela
n'explique pas les variations du décor qui évoquent bien plutôt une
transformation de la durée en simultanéité. Il s'agit mieux du recoupement de
durées indépendantes que de la simple réunion de personnes étrangères en un
même lieu. Le corollaire est la formation de résidus spatio-temporels instables,
susceptibles de ne retenir de la dame en noir que la fugitive trace de buée
laissée par la tasse de thé déplacée dans une autre dimension, et qui empêchent
au seuil de l'appartement l'aïeule et le petit-fils de se reconnaître. 
   L'appartement est parcouru de flux de réalités que parvient à capter Aliocha en
pivotant sur lui-même comme pour se désorienter. C'est à la suite d'un tel
mouvement de rotation qu'il se trouve en présence de ce personnage
énigmatique peut-être, mais singulièrement impliqué dans le destin de son pays
à en juger par son intérêt marqué pour la lettre de Pouchkine.
   Rapportez cela au regard en arrière indiquant dans le film l'abolition de la
chronologie qui fait accéder tel personnage à une autre époque. Le regard en
arrière se présente comme un effort de translation spatio-temporelle partielle,
limité à la mémoire et à l'imagination. Mais il peut traduire une réticence ou un
déchirement intérieur qui fige un personnage comme Maroussia dans la détresse
du présent. L'image spéculaire est l'accomplissement virtuel d'une translation
complète, s'appuyant sur la ressemblance avec soi-même, qui renvoie à la
ressemblance familiale capable de sauter des générations ; et parfois extra
familiale, à juger de la ressemblance avec l'aïeule Maroussia du portrait du
XVIIIe siècle cadré pendant la lecture de la lettre de Pouchkine. La profusion des
miroirs dans l'appartement moscovite, notamment à l'épisode espagnol équivaut
à un échange actif avec l'histoire et la filiation des exilés. Mais aussi au-delà,
comme lorsque deux miroirs renvoient respectivement à Ignat son propre reflet
et celui d'une jeune plante verte, qui représente sa valeur phylogénétique. Les
plantes du décor sont d'ailleurs clairement associées aux enfants et aux
adolescents. Le bègue du prologue est relié par la main à la plante verte, et
l'adolescente espagnole avant de danser le flamenco semble se détacher d'une
plante verte frôlée en passant.
   La translation analogique des générations relatives aux personnages principaux
repose sur les équivalences Maroussia/Natalia, Aliocha-jeune/Ignat, le père
d'Aliocha/Aliocha-mûr. Ces rapprochements n'éliminent nullement les différences
qui permettent une extraordinaire mise en relief du destin de Maroussia. Andreï
Tarkovski dit bien quelque part(26) que le film une fois monté ne tenait pas
debout, jusqu'à ce qu'on y insère les séquences du temps présent avec Natalia
pour nouvelle héroïne. La différence entre Maroussia et Natalia est essentielle
parce qu'un abîme culturel sépare les deux générations, entraînant des destins
différents. Maroussia a attendu toute sa vie mais Natalia a divorcé. C'est, mise
en relief par contraste, la fixation de Maroussia à l'événement ayant brisé sa vie
qui définit l'enjeu du Miroir, et en dicte le mouvement.
   Au final, un " rebouclage " réunit de façon vertigineuse l'aïeule et ses deux
enfants à l'âge de 5-6 ans. Ce qui signifie qu'au moment de la mort de son fils,
Maroussia libérée de sa fixation, réintègre l'espace-temps " trans-biographique "
qui la réconcilie avec elle-même. Cet anachronisme est en effet
l'accomplissement de toute la quête du film. La vie ratée de Maroussia et le
profond ressentiment de son fils engendrent un conflit concrétisé par
l'interruption agressive de la conversation téléphonique, séquence 4. Il faut à
Aliocha trouver une voie de dépassement de ce douloureux porte-à-faux. Or on
ne refait pas ce qui s'est lentement tissé au fil des années. Il a fini par
comprendre au terme de l'anamnèse que le seul moyen était sa propre
disparition.
   Elle doit libérer l'amour prisonnier de ces mesquines sottises provisoires dont
chacun se contente au jour le jour en remettant aux calendes la restauration de
l'essentiel. "Oui mais que fera ta mère si tu ne te relèves pas ?" s'enquiert
l'intemporelle dame en noir, indiquant par sa présence au chevet du mourant
que l'on se trouve à la conjonction de flux spatio-temporels offerts à une
actualisation rédemptrice. Ayant saisit le chardonneret qu'il caresse du pouce,
Aliocha prononce les mots du dépassement spirituel de soi : "Ce n'est rien, tout
passe, tout renaît". L'oiseau a fienté sur le lit, comme s'il ne pouvait
l'abandonner une seul fraction seconde en cet instant ultime. C'est la réplique de
celui qui s'est posé sur la tête de l'orphelin comme un signe divin, fragile
emblème. Car le plus démuni est celui qui connaît le mieux le sens de l'amour.
L'amour déchiré du Roman familial se condense en la personne de l'orphelin par
le sifflement du serpent ou du train entre ses lèvres engourdies. En témoigne, et
l'authentifie, la bienveillance de l'instructeur marqué d'un signe lui aussi :
infiniment bon (une larme subliminale brille sur sa joue pendant 1/24e de
seconde quand il apprend que cet enfant qui ne sait faire que des tours complets
est orphelin) et digne de l'amour que figure la jeune beauté rousse, mais voué à
la mort, d'avance sacrifié. Cet emblème de l'amour se confond avec l'âme
d'Aliocha qui s'envole sous l'ultime impulsion de la main moribonde vers le lieu
mythique de son enfance pour, se rattrapant de son manque de générosité
morale, racheter le gâchis de la vie de sa mère.
   Le manteau neigeux du champ de sarrasin(27) en fleurs rappelle en effet,
outre le contexte hivernal de l'épisode de l'orphelin auquel se réfère déjà quant à
elle la détresse de Maroussia, toutes les occurrences de la neige et de ses
métaphores comme ce duvet échappé du coq assassiné ou cette pluie de feuilles
mortes devant le pignon de la maison. Le mot neige qui évoque en russe douceur
et tendresse par son qualificatif ordinaire " miagkil " soutient cette valeur
symbolique propre au film.
[…]

CONCLUSION
[...]

   On touche bien là à quelque chose de fondamental, et qui intéresse au premier


chef l'art d'aujourd'hui. L'enjeu de celui-ci, dont Andreï Tarkovski se montre
conscient au-delà de son travail d'artiste, est de modeler la culture pour qu'elle
soit un régulateur de survie dans un contexte planétaire politico-économique
aveuglément destructeur. Il n'en n'a pas toujours été de même, et l'on peut
remarquer que l'art jusqu'à la seconde guerre mondiale, par exemple, avait bien
plutôt pour mission de réguler la santé mentale collective, à rendre clair aux
yeux des hommes le monde nouveau qui s'offrait à eux, en élaborant des
langages appropriés à un réel inédit. Tarkovski ne paraît difficile probablement
que parce qu'il inaugure en esthétique une tendance historique. Plus de dix ans
après sa mort, le besoin de renouveau spirituel se fait clairement ressentir dans
le public. Bien plus, Tarkovski n'est pas loin d'être l'objet d'un culte planétaire à
en juger par les échanges sur Internet.
   Cependant, s'il est un moyen approprié à un tel objectif artistique, c'est bien le
cinématographe, dont l'extraordinaire pouvoir de séduction tient à sa pleine
appartenance au siècle. Il s'est présenté d'emblée comme un élément nécessaire
de la culture, au sens le plus banal de ce qui participe du paysage des ustensiles
contemporains. Mais en même temps, très rapidement, s'imposa sa vocation
esthétique. Or, ce qui hausse un langage au niveau de l'art, est une reconversion
"alchimique" ordonnée à ses conditions propres. Il ne s'agit plus par un simple
transfert sémantique de se soumettre à la parole de communication, mais bien
de tout reprendre à zéro sur la base de la sensation et de l'émotion. Ce qui exige
une liberté donc une rupture, dont on voit l'accomplissement chez Tarkovski,
comme - de tout autre manière - chez Bresson. À l'échelle de l'histoire humaine,
le cinéma est encore bien jeune et influençable. Mais on peut être assuré
désormais qu'il a trouvé la voie de sa plus haute mission. (Voir également mon
article publié "Le reflet dans Le Miroir de Tarkovski" ainsi que des commentaires
sur les autres films de l'auteur, parmi lesquels une approche différente
du Miroir.)

*1996, Inédit, consultable à la Cinémathèque suisse à Lausanne. Retour

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