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Alvaro Rocchetti
Université de Paris 3
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La déflexivité, du latin aux langues romanes
plémentaire du rôle fondamental joué par l’ordre des mots dans l’évolution
morphologique des formes. En français parlé d’aujourd’hui, avec la disparition
du ne antéposé, c’est encore un élément post-posé – pas – qui s’est imposé.
Il apparaît ainsi que le changement de l’ordre des mots, du latin aux langues
romanes – et vraisemblablement aussi dans les étapes diachroniques anté-
rieures –, a été l’élément moteur de l’ensemble des phénomènes caractérisant la
déflexivité.
À ce point de notre réflexion, une question fondamentale se pose : sur quoi se
fonde cette prédominance de l’ordre des mots dans les opérations de déflexivité ?
Notre hypothèse est la suivante : la réorganisation de l’ordre des mots à
laquelle on assiste, de manière continue, du latin aux langues romanes – mais
déjà de l’indo-européen au latin – est à mettre en rapport avec le déplacement
du verbe qui, de la position finale qu’il avait en indo-européen, tend à occuper le
début du rhème. En latin classique, la position finale du verbe verrouille syntaxi-
quement la phrase et oblige les différentes subordonnées à être enchâssées les
unes dans les autres et ce, parfois, de manière complexe, comme dans l’exemple
suivant :
Palpebrae tanquam pilorum vallo munitae sunt, ut, si quid in oculos incide-
ret, repelleretur
(‘Les paupières ont été protégées comme par un rempart de poils pour que
fût repoussé tout ce qui pouvait tomber sur les yeux’)
On constate, dans cet exemple, que le verbe de la principale est placé à la fin et
clôt la proposition. La deuxième proposition subordonnée est enchâssée dans la
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latin en discours, comme le fait le verbe pour la phrase. De même que les
compléments du verbe prennent place désormais après le verbe, il en va de
même pour les compléments du nom – y compris les propositions relatives – qui
viennent se placer après le nom :
Vulcanus, ignis deus, cum Cyclopibus Jovis fulmina fabricabatur
(‘Vulcain, le dieu du feu, fabriquait les foudres de Jupiter avec les Cyclopes’)
Ainsi, les compléments de nom antéposés, ignis (dans ignis deus) et Jovis (dans
Jovis fulmina), sont postposés en français tout en restant des compléments de
nom. Ce n’est pas là, au sens strict, un phénomène de déflexivité, mais il participe
du même mécanisme de réorganisation syntaxique, appliqué, cette fois-ci, au
syntagme nominal.
Du latin aux langues romanes, les phénomènes que nous rangeons sous le
terme de déflexivité sont donc complexes et intimement liés les uns aux autres.
Ils comprennent toujours des déplacements. L’élément moteur de la déflexivité
est bien l’anticipation du verbe qui provoque, en cascade :
– un remaniement général de l’ordre des mots au niveau syntaxique pour les
compléments du nom et du verbe qui deviennent tous postposés (y compris
la négation, dans le cas du français), comme nous allons le voir plus en détail
dans les pages qui suivent ;
– au niveau morphologique, la création de mots antéposés liés qui remplacent
la désinence casuelle pour le nom (prépositions, déterminants, partitif, aug-
mentatifs et diminutifs, etc.) et, dans certaines langues romanes (par exemple
en français et dans les dialectes de l’Italie du Nord), la désinence verbale pour
le verbe (pronoms personnels sujets, auxiliaires du passé ou du futur, etc.).
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« quand nous allons en vacances, nous choisissons plutôt la mer ». Cette hypo-
thèse postule une dématérialisation motivée de homme jusqu’à on et, par contre,
une rencontre casuelle entre la forme et le sens des deux morphèmes : on et –ons.
Un argument en faveur de cette démarche peut venir des autres langues
romanes qui ont, comme le français, amorcé, dans la langue ancienne, la première
étape. Ainsi, Dante utilise l’expression com’uom dice (‘comme homme/on dit’).
Mais la tentative de création d’une nouvelle troisième personne n’a pas abouti,
dans la langue italienne, sans doute parce que les désinences de la première
personne du pluriel -amo, -emo, -imo, remplacées ensuite toutes par –iamo, sont
restées éloignées de om/uom. Dans cette hypothèse, le français ferait exception
parmi les langues romanes parce que, fortuitement (?), la dématérialisation
(homme > on) et la déflexivité (recherche d’une anticipation de la désinence -ons)
se seraient mutuellement confortées, à la suite d’affinités multiples touchant
à la phonétique, à la morphologie et aussi à leur apport sémantique. Mais
nous pouvons aller plus loin en comparant les trois langues romanes que sont
l’espagnol, le français et l’italien.
Si nous observons la forme verbale utilisant le pronom réfléchi de la troisième
personne du singulier : esp. se va, it. se ne va, fr. il s’en va, on peut remarquer un
grand parallélisme entre les trois langues, compte tenu du fait que l’espagnol
ne possède pas de particule pronominale correspondant au en du français et au
ne de l’italien. Mais le parallélisme disparaît lorsque l’on passe à l’expression
de l’impersonnel : dès les premiers siècles, l’italien peut, en effet, l’exprimer en
utilisant la forme réfléchie. Ainsi, Dante écrit dans la Vita Nova, à propos de
Béatrice :
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Ella si va, sentendosi laudare. (‘Elle s’en va, sous les louanges’)
alors que la forme correspondante de l’espagnol, se va, reste une forme person-
nelle (= ‘il/elle s’en va’) qui ne peut rendre ni on va du français, ni si va de l’italien.
Or, le passage par une forme ‘impersonnelle’ est nécessaire pour que la déflexi-
vité puisse intervenir à la première personne du pluriel. La troisième personne
est, en effet, sous-jacente à toutes les autres personnes. C’est ce qui explique qu’il
n’existe pas, aujourd’hui, en espagnol, d’alternance à la première personne du
pluriel vamos. Au contraire, en toscan – mais aussi en italien standard – noi si
va tend à concurrencer andiamo, tout comme (nous) on va concurrence, dans le
français parlé courant, nous allons. Avec les verbes réguliers tout se passe comme
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d’appartenance, ce qui signifie que les êtres et les objets qu’elle implique sont
automatiquement définis par un lien de type anaphorique. La liaison entre la
sphère d’appartenance et la personne n’empêche cependant pas une distinction
entre les deux : il est toujours possible de ne pas tenir compte de cette implica-
tion préalable. Ainsi, la phrase italienne Vuoi comprare una macchina ? peut être
traduite littéralement en français par « Tu veux acheter une voiture ? » parce
qu’elle ne présuppose aucun lien d’appartenance entre la voiture et la personne
de référence, la deuxième personne en l’occurrence. La voiture, dans la phrase
italienne comme dans la phrase française, pourrait être achetée par la deuxième
personne pour elle-même ou pour toute autre personne (enfant, ami, etc.) : le
destinataire n’est pas pris en compte. La voiture n’est déterminée d’avance ni par
la personne, ni par le contexte. En revanche, la phrase italienne Vuoi comprare la
macchina ? – largement plus utilisée que la précédente – présente l’article défini
la qui révèle que la voiture a été prise en compte dans la sphère d’appartenance
de la personne. L’article défini la n’indique pas ici que la voiture est déterminée,
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1. On est parfois obligé, dans la traduction, de rendre l’article défini italien il/la par un démonstratif français
plutôt que par l’article défini : vedi la macchina nel parcheggio ? ‘Tu vois cette voiture dans le parking ?’.
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-a/-e pour la troisième personne ; -mo, -te et -no pour les personnes du pluriel –,
soit par l’introduction d’une séquence finale -go à la première personne (rappe-
lant le latin ego) : lt. tollo > it. tolgo ‘j’enlève’ ; lt. soluo > it. sciolgo ‘je dissous’ ; lt.
venio > it. vengo ‘je viens’ ; lt. teneo > it. tengo ‘je tiens’, etc.
C’était aussi le cas en très ancien français, comme le souligne G. Moignet :
Si, en très ancien français, l’emploi du pronom reste rare et généralement expressif,
répondant à une intention d’insistance ou d’opposition, il devient par la suite plus
fréquent, puis courant et normal, sans qu’aucune nuance stylistique se laisse percevoir.
Il devient la marque de la personne sujet. Dans la prose du début du XIIIe siècle, c’est
l’absence du pronom sujet qui devient relativement rare. (Moignet, 1973 : 128)
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Avec un ragazz-ucci-o, le suffixe -ucci- prend une valeur de diminutif positif parce
que ragazz-o est déjà, en lui-même, sémantiquement, un diminutif de uom-o alors
que, dans om-ucci-o, il prend une valeur de diminutif péjoratif. C’est donc la
combinaison de la signification du lexème de base avec celle du suffixe qui
donne la valeur sémantique finale, sans compter que le contexte explicite ou
implicite, ainsi que les focalisations interlocutives, peuvent être déterminantes.
En espagnol, comme en italien, les suffixes peuvent se combiner les uns
avec les autres. Par exemple, l’adjectif chico (‘petit’) admet plusieurs suffixes
diminutifs :
chiqu-it-o (‘tout petit’)
chiqu-it-ín (‘vraiment tout petit’)
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chiqu-irr-it-ín (‘minuscule’)
de langue soutenu, sauf lorsque la lexicalisation, qui les touche tous, à diffé-
rents degrés, est allée jusqu’à son terme : poulet, coquelet, louveteau, ourson, etc.
Ils s’éloignent ainsi de plus en plus de leurs lexèmes de base, le suffixe ayant
pratiquement perdu sa fonctionnalité.
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la langue romane qui a poussé le plus loin la déflexivité, le français. Mais l’italien
suit, à quelques encablures : son article partitif est en cours d’installation (beve
birra, beve della birra) et, comme le français, il a développé les pronoms de rappel
ne, ci (cf. en, y). Nous avons vu aussi qu’il a mis en concurrence (noi) si va avec
(noi) andiamo. Sur certains points, il est même plus en avance que le français
puisque, par déflexivité, il a distingué, comme l’espagnol, le portugais et le
roumain, l’auxiliaire avoir (avere : ha cantato ‘il a chanté’) du verbe avoir (averci :
ce l’hai ? ‘L’as-tu ?’) 4 .
Au terme de cette longue évolution, la négation retrouve sa place originale,
en contrepoint par rapport au reste du discours qui relève, lui, de la déflexivité
par antéposition. On voit ainsi que la signification usuellement réservée au mot
déflexivité est trop étroite puisqu’elle se limite à la seule déflexivité par anticipa-
tion. Et nous allons voir, dans la partie consacrée à la déflexivité syntaxique (§ 5),
que la négation n’est pas la seule à présenter une déflexivité par postposition.
3. Martinet citait volontiers cette anecdote : un étudiant étranger, venu en France pour apprendre le français,
demandait à son professeur s’il était vrai que les français, comme on le disait dans son pays, ne mettaient plus
la négation avant le verbe et disaient i au lieu de il. Il s’entendait répondre péremptoirement : Les écoutez pas !
I savent pas ce qu’i disent !
4. Cf. Rocchetti (2008).
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ou de remplacer. C’était le cas, on l’a vu, pour on et la désinence -ons mais on peut
citer bien d’autres exemples : esp. la casa/las casas, los burros ; it. lo scenario, etc.
Même si ce n’est pas toujours le cas, il peut être intéressant de s’interroger sur
les raisons qui ont conduit le gérondif français à se doter de cette particule en si
proche phonétiquement de la finale -ant : par exemple, on peut avoir trois fois le
son [ã] dans les trois syllabes du gérondif en chantant sans qu’aucun sentiment
de pléonasme n’en dérive ! Cela est dû au fait que chacun de ces sons remplit
une fonction différente : c’est certes vrai pour le radical verbal chant- mais aussi
pour les deux autres. Si nous comparons avec la désinence complexe du latin
-ndo (dat., abl.), (acc.) ou des autres langues romanes (-ndo pour l’esp. et l’it.,
-nd pour le roumain), nous pouvons observer que la particule de gérondif a
rendu caduque la consonne finale –d- ou -d, puisque tous les gérondifs français
se prononcent sans que l’on n’entende aucune consonne après la désinence -an(t).
Dans les autres langues romanes, le –d- est toujours prononcé, y compris le -d
final en roumain. On est dès lors conduit à se demander ce que peuvent avoir ou
ne pas avoir de commun, phonétiquement, en et la consonne d. On voit bien que,
dans les deux cas, il s’agit d’une articulation qui, partant des dents, remonte,
à contre-courant du souffle vers les cordes vocales pour le d et vers la cavité
nasale pour ã. À la différence de la sourde t qui, comme l’a observé P. Guiraud
(1967), signale l’approche du seuil dental et convient pour exprimer une limite
atteinte (buter, heurter, taper, tic, tac, toc) ou la 2e personne de l’interlocution (tu,
etc.), la sonore d convient pour l’expression d’un retour en arrière. Quant à la
nasale, on connaît sa permanence dans les langues indo-européennes pendant
des millénaires pour l’expression de la négation qui consiste à remonter dans
l’antériorité d’une action que l’on énonce. L’infixe nasal exprimait aussi l’aspect
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Si nous considérons tous les exemples que nous avons analysés relatifs à la
déflexivité de l’indo-européen vers les langues romanes, nous pouvons remar-
quer que ces phénomènes sont caractérisés par deux mouvements inverses :
l’un qui va de la droite vers la gauche et qui concerne l’antéposition des dési-
nences morphologiques (l’article, le pronom personnel sujet, les augmentatifs-
diminutifs, la particule en du gérondif, le futur analytique, les particules de
subordination), l’autre qui va de la gauche vers la droite et qui relève de la syn-
taxe (l’expression de la négation en français et en italien, le complément de nom,
les propositions subordonnées relatives et conjonctives). Ces deux mouvements
sont intimement liés : ils dépendent tous les deux de l’anticipation du verbe et
apportent une contribution fondamentale à l’émergence du nouvel ordre des
mots dans les langues romanes. Historiquement, la déflexivité syntaxique pré-
cède la déflexivité morphologique et, au sein de la déflexivité morphologique,
c’est la déflexivité du substantif qui précède celle du verbe.
Ces mouvements d’inversion font changer de catégories typologiques les
langues : on est passé de l’indo-européen (langue agglutinante) au latin (langue
flexionnelle), puis aux langues romanes (langues de type isolant ou analytique
à morphologie forte). On peut observer une évolution semblable au sein de la
branche germanique puisque l’allemand, avec sa syntaxe particulière, représente
un stade intermédiaire entre l’indo-européen et l’anglais. Il est comparable à
ce qu’est le latin pour les langues romanes, tandis que l’anglais est beaucoup
plus proche du type isolant ou analytique des langues romanes. Cette évolution
typologique orientée, fondée sur les phénomènes de déflexivité, soulève des
interrogations : a-t-elle une justification ? Et si oui, laquelle ? On peut également
s’interroger sur son éventuelle cyclicité. Dans la mesure où la construction du
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mot, qui est confiée au discours dans les langues agglutinantes, a été peu à peu
prise en charge dès la langue dans le cas des langues romanes, une telle évolution
ne nous semble pas réversible. Nous sommes confortés dans cette opinion
par l’élaboration – qui s’est étendue sur plusieurs millénaires – de particules
spécifiques propres à exprimer la subordination aussi bien vis-à-vis d’un nom
ou d’un pronom que vis-à-vis d’un verbe. Les pronoms relatifs et les conjonctions
de subordination sont, en effet, des créations nouvelles issues d’une déflexivité
particulière puisqu’elles prennent la place de l’antéposition syntaxique des
relatives et des subordonnées des langues agglutinantes. Si nous comparons
avec le remplacement de trouvons par on trouve analysé plus haut, nous pouvons
observer que l’évolution homme → on (dématérialisation + grammaticalisation)
est ici représentée par l’évolution du pronom interrogatif au pronom relatif, puis
à la conjonction (dématérialisation + nouvelle fonction grammaticale), tandis que
la déflexivité –ons → on est représentée par l’anticipation de toute la proposition
subordonnée dans le pronom relatif (pour en faire un adjectif qui va pouvoir
Références
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MEILLET A. (1903 [19378 ]), Introduction à l’étude comparative des langues indo-européennes,
Paris : Hachette.
MINARD A. (1936), La subordination dans la prose védique, Paris : Les Belles-Lettres.
MOIGNET G. (1973), Grammaire de l’ancien français, Paris : Klincksieck.
ROCCHETTI Á. (1991), « La langue, une gestuelle articulatoire perfectionnée ? », Geste et image
8-9, Paris : Éditions du CNRS, 63-78.
ROCCHETTI Á. (2005), « De l’indo-européen aux langues romanes : apparition, évolution et
conséquences de la subordination verbale », in M. H. Araújo Carreira (éd.), Des universaux
aux faits de langue et de discours – Langues romanes – Hommage à Bernard Pottier,
Université Paris 8, Coll. ‘Travaux et Documents 27’, 101-123.
ROCCHETTI Á. (2008), « Hai / ci hai / ce l’hai una sigaretta ? L’emploi de ci + avere en italien
contemporain », in A. Rocchetti, L. Begioni & G. Gerlini (éds), Actes du Colloque international
‘Insegnare la lingua italiana all’estero : prospettive linguistiche e didattiche’, CIRRMI /
SELOEN, 9-23.
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