Jean Lacoste
PhiloSophie
© novembre 2008
Table des matières
Avertissement ........................................................................... 6
Avant-propos ............................................................................ 8
Un débat sur les conditions de tout débat ................................. 10
La tradition analytique .............................................................. 12
La critique du langage ............................................................... 14
La critique de la Culture ............................................................ 16
1. Les débuts ............................................................................ 17
La renaissance de la logique .......................................................17
La théorie des descriptions........................................................ 27
2. Positivisme et phénoménologie ......................................... 40
Les incertitudes du Cercle de Vienne ........................................ 46
L’empirisme sceptique d’Ayer ................................................... 48
Husserl et la phénoménologie ................................................... 52
Contre la notion d’esprit ............................................................ 61
Heidegger : les malentendus ..................................................... 64
3. Au-delà du positivisme ....................................................... 76
Problèmes de sémantique ......................................................... 78
Popper et la pensée ouverte.......................................................80
Quine et la traduction ................................................................ 82
Comment sont les émeraudes ? ................................................. 92
4. Le langage ordinaire ........................................................... 96
Le retour de Wittgenstein .......................................................... 96
Ce que l’on dit à Oxford ........................................................... 105
La métaphysique descriptive ....................................................110
5. Du langage à l’esprit ........................................................... 115
L’esprit et le cerveau ................................................................. 115
L’ordinateur ? ........................................................................... 119
Ce qu’est l’esprit humain .......................................................... 121
6. Réalisme et historicisme ................................................... 127
Les noms propres .................................................................... 127
Qu’est-ce que l’or ? ................................................................... 131
Les révolutions scientifiques ................................................... 135
L’archéologie des sciences humaines ...................................... 138
Contre l’historicisme ............................................................... 143
7. Action et communication .................................................. 147
Le langage comme action ........................................................ 147
Les degrés de la liberté ............................................................. 151
L’idée de norme ....................................................................... 158
Qu’est-ce que la justice ? ......................................................... 163
Le libre débat ........................................................................... 169
Le mythe de la communication ? ............................................ 176
Textes .................................................................................... 184
1. G. FREGE, les Fondements de l’arithmétique ..................... 184
2. F. NIETZSCHE, le Crépuscule des idoles ............................ 185
3. C. -S. PEIRCE, Textes anticartésiens .................................. 186
4. B. RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques .......... 187
5. R. CARNAP, le Dépassement de la métaphysique .............. 188
6. A. -J. AYER, Langage, Vérité et Logique ............................. 190
7. E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie . 191
Ŕ3Ŕ
8. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception 192
9. E. LÉVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger ................................................................................ 193
10. G. RYLE, la Notion d’esprit ............................................... 195
11. M. HEIDEGGER, Essais et conférences ............................ 197
12. R. CARNAP, Meaning and Necessity ................................. 198
13. K. POPPER, la Quête inachevée........................................ 200
14. W. -V. -O. QUINE, Relativité de l’ontologie et autres essais203
15. N. GOODMAN, Ways of Worldmaking ............................. 205
16. L. WITTGENSTEIN, De la certitude .................................206
17. J. AUSTIN, la Philosophie analytique................................ 207
18. P. -F. STRAWSON, Skepticism and Naturalism : Some
Varieties ...................................................................................209
19. T. NAGEL, Questions mortelles .......................................... 211
20. D. DAVIDSON, Actions and Events ................................. 212
21. J. -R. SEARLE, Du cerveau au savoir ............................... 214
22. S. KRIPKE, la Logique des noms propres ........................ 215
23. H. PUTNAM, Realism and Reason ................................... 217
24. T. -S. KUHN, la Structure des révolutions scientifiques .. 218
25. P. -K. FEYERABEND, Contre la méthode.........................220
26. M. FOUCAULT, les Mots et les Choses ............................. 221
27. R. -M. HARE, The Language of Morals............................ 222
28. J. RAWLS, Théorie de la justice ........................................ 223
29. J. -P. SARTRE, Critique de la raison dialectique .............. 225
30. K. -O. APEL, l’Éthique à l’âge de la science ...................... 227
31. H. -G. GADAMER, l’Art de comprendre ........................... 228
32. J. HABERMAS, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie
des kommunikativen Handelns ..............................................230
33. R. RORTY, Conséquences of Pragmatism ........................ 232
34. J. DERRIDA, Marges de la philosophie ........................... 234
Ŕ4Ŕ
35. P. RICŒUR, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique 235
Bibliographie ........................................................................ 238
Glossaire ............................................................................... 248
Repères chronologiques........................................................ 251
À propos de cette édition électronique ................................. 254
Ŕ5Ŕ
Avertissement
Ŕ6Ŕ
sée dans les sentiments, l’auteur sera des premiers à les corri-
ger, après avoir été mieux informé ».
Jean Lacoste
Ŕ7Ŕ
Avant-propos
Ŕ8Ŕ
A défaut de pouvoir montrer l’objet de la philosophie,
comme le numismate peut exhiber l’objet de ses études, nous
pouvons nous contenter de ce premier critère, assez formel, il
est vrai : la philosophie naît, vit et perdure grâce aux débats des
philosophes entre eux. Elle est un perpétuel différend, et ce trait
est si frappant, et paraît, à certains égards, si scandaleux, que la
plupart des philosophes sont tentés de résoudre ces conflits et
d’annoncer, comme Kant, « la proche conclusion d’un traité de
paix perpétuelle en philosophie »2. En vain.
Ŕ9Ŕ
Un débat sur les conditions de tout débat
Ŕ 10 Ŕ
On comprend aussi pourquoi les débats philosophiques ne
cessent de renaître, au fur et à mesure que surgissent de nou-
veaux débats de fait, et pourquoi, en même temps, ils paraissent
toujours devoir être réglés par une philosophie nouvelle qui
établirait enfin les conditions d’un discours vrai. Toute grande
philosophie, en réalité, tente de dire ce qu’il est possible de dire
légitimement dans un débat : Aristote avec la logique du syllo-
gisme, Kant avec la critique de la métaphysique, Wittgenstein
avec sa théorie de la proposition.
Ŕ 11 Ŕ
l’équivalent de l’instant présent, du jour même, car on ne lit pas
des œuvres philosophiques comme on lit le journal ; il faut un
certain temps pour qu’un livre de philosophie acquière assez de
présence pour avoir des lecteurs, et plus longtemps encore pour
qu’il entre dans le débat philosophique. Nous en aurons un
exemple frappant avec l’œuvre de Frege. A cela s’ajoute le pro-
blème des traductions, qui, parce qu’elles impliquent bien sou-
vent une interprétation préalable de l’œuvre, viennent ou trop
tôt ou trop tard. Mal lues, elles n’assurent pas la présence de
l’auteur dans la langue étrangère d’accueil ; trop bien com-
prises, elles dénaturent sa pensée. Là encore, nous aurons des
exemples frappants avec Heidegger en français et Wittgenstein
en anglais. Ces malentendus, ces retards, ces incompréhensions
Ŕ si troublants à l’ère des communications presque instantanées
Ŕ nous conduisent à prendre « contemporain » dans son pre-
mier sens de « qui est du même temps que… ». Mais qui sont les
philosophes qui sont du même temps que les autres ? Comment
les définir sans les placer dans un même temps vide qui sera
celui de la chronologie extérieure, par exemple le découpage des
siècles ? Les philosophes contemporains, ce sont, d’abord, les
philosophes du XXe siècle. Le philosophe anglais Alfred Ayer a
pu écrire ainsi une fort intéressante histoire intitulée Philoso-
phy in the Twentieth Century3.
La tradition analytique
Ŕ 12 Ŕ
propre tradition, ne saurait se résumer à la seule philosophie
analytique. De fait, la philosophie contemporaine est, au-
jourd’hui encore, partagée en plusieurs courants Ŕ eux-mêmes
différenciés Ŕ qui ne se comprennent guère : d’un côté, la philo-
sophie analytique de langue anglaise, qui ne se réduit pas,
comme on le pense encore parfois en France, au positivisme
logique, mais en est issue ; de l’autre, une philosophie continen-
tale de langue allemande et française, qui se réfère à Nietzsche,
à Heidegger, à Freud. Pendant longtemps, ces deux courants
n’ont pas été contemporains en ce sens qu’ils sont restés étran-
gers l’un à l’autre, qu’ils n’ont pas été lus ensemble. On a pu voir
un exemple de cette incompréhension radicale lors d’un col-
loque sur la « philosophie analytique » qui a réuni, en 1962, à
l’abbaye de Royaumont des philosophes anglo-saxons de pre-
mier plan (Quine, Strawson, Austin, Ryle) et des représentants
tout aussi distingués de la phénoménologie et de la philosophie
française (Merleau-Ponty, Jean Wahl, etc.).
Les astérisques renvoient au glossaire en fin d’ouvrage.
Ŕ 13 Ŕ
tées si longtemps étrangères l’une à l’autre, on choisira un point
de départ, un terminus a quo différent. Il serait tentant, par
exemple, de choisir les premiers travaux de Russell et ceux de
Moore, dont la Réfutation de l’idéalisme de 1903 inaugure la
philosophie analytique4. Il serait tentant aussi, dans une autre
perspective, de prendre l’œuvre de Nietzsche comme premier
exemple de déconstruction de la métaphysique, de « généalo-
gie ». Mais le point de départ que je retiendrai sera l’œuvre de
Frege, parce qu’elle se situe, sinon à l’origine commune des
deux traditions, anglaise et allemande, du moins très près de ce
point imaginaire, comme on le verra. En outre, l’œuvre de Frege
est importante parce qu’elle redonne un nouvel élan à la logique
héritée d’Aristote grâce à l’invention d’un langage symbolique.
Or, j’ai indiqué à quel point la logique avait un rôle décisif, et
cela se comprend aisément, dans la philosophie conçue comme
débat sur les conditions du débat, et donc sur les façons
d’argumenter.
La critique du langage
Ŕ 14 Ŕ
tion commune : la critique de la métaphysique comme « dis-
cours » et donc une critique du langage.
Ŕ 15 Ŕ
gique, dans la physique, à moins qu’on ne se contente d’explorer
le fonctionnement déjà complexe du langage « ordinaire ».
La critique de la Culture
Ŕ 16 Ŕ
1. Les débuts
La renaissance de la logique
Ŕ 17 Ŕ
avoir été le Descartes de la philosophie contemporaine, celui à
partir duquel tout commence à nouveau.
Ŕ 18 Ŕ
damentales de l’arithmétique (Grundgesetze der Arithmetik),
publiées en deux volumes en 1893 et 1903. Mais le second vo-
lume était déjà sous presse, en juin 1902, lorsque Frege reçut de
Russell une lettre qui mettait en évidence une « antinomie »,
c’est-à-dire une contradiction dans le système qu’il avait mis sur
pied. Frege ajouta in extremis un appendice pour éviter la con-
tradiction, mais, dès 1906, il ne croyait plus à la solution propo-
sée. Il fut, en fait, si troublé par cette contradiction, écrit Rus-
sell, qu’il abandonna sa tentative de déduction de
l’arithmétique, à laquelle il avait jusque-là voué sa vie9. Il était
réservé à Russell et au mathématicien Whitehead (1861-1947)
de mener à bien cette entreprise logiciste dans les Principia ma-
thematica (1910-1913)10.
Ŕ 19 Ŕ
adaptées à la description de l’expérience familière. La philoso-
phie qui veut argumenter dans la langue naturelle dispose en
fait, dit Frege, « d’un outil mal adapté à ses tâches dont la cons-
titution fut déterminée par des besoins tout à fait étrangers à la
philosophie »11. Bergson avait fait une remarque semblable
mais avait espéré pouvoir se fier à l’intuition12. Frege, lui, in-
vente une notation symbolique qui dissipe les équivoques du
langage ordinaire. Le verbe « est », par exemple, peut avoir trois
fonctions distinctes : il peut être la copule qui, dans la concep-
tion classique, relie le sujet au prédicat, comme dans « le chat
est noir » ; il peut exprimer une identité (« 4, c’est 2 plus 2 ») ; il
peut, enfin, servir à affirmer l’existence de quelque chose (« il
est des hommes qui… »). Frege a donc recours à trois symboli-
sations distinctes : le « est » de la copule disparaît, intégré dans
le prédicat qui, dans sa conception, est formé par « est noir » ;
l’identité est exprimée par le signes ; l’existence est mise en évi-
dence par la quantification (cf. p. 25) 13. C’est seulement, dira
Wittgenstein dans le Tractatus, en utilisant un langage de
signes qu’on peut échapper aux erreurs qui naissent de la confu-
sion entre les significations d’un même mot.
Ŕ 20 Ŕ
et qui se combinent et s’associent selon des lois dont la psycho-
logie seule peut rendre compte. Frege, comme Husserl (voir p.
52), en partie sous son influence, rompt avec cette tradition
subjectiviste, au moment même, on peut le noter, où Nietzsche
la porte à son comble en réduisant toute vérité à une perspective
subjective et toute objectivité à un préjugé dont l’homme aurait
oublié l’origine. L’importance historique de Frege vient préci-
sément de ce qu’il refuse d’assimiler la pensée à un phénomène
historique et subjectif : il considère que « l’humanité possède un
trésor commun de pensées qui se transmet d’une génération à
l’autre »14. Ces pensées ont un caractère éternel, objectif et réel
qui les oppose aux simples représentations subjectives qui oc-
cupent ma conscience. Ce qu’on appelle le « réalisme* » de
Frege ne concerne donc pas la perception du monde extérieur ;
il revient à croire qu’il existe un monde de pensées ou de propo-
sitions qui sont indépendantes du flux de mes représentations
et que je découvre dans les sciences, les mathématiques, la phy-
sique, l’histoire. « Une proposition, dit-il, ne cesse pas plus
d’être vraie quand je n’y pense pas que le soleil n’est anéanti
quand je ferme les yeux. »15
Ŕ 21 Ŕ
ce n’est pas produire des pensées mais les saisir (fassen). »16
Selon l’image de M. Dummett, les pensées ne sont pas dans
mon esprit, à l’intérieur de ma conscience, sinon à la manière
d’une balle de cricket dans la main qui la saisit.
Ŕ 22 Ŕ
liers, comme « Voltaire », « l’Everest », « New York », qui sont
des noms propres, et comme « l’auteur de Candide », « le vain-
queur du Tour de France en 1957 », qui sont des descriptions
définies.
Ŕ 23 Ŕ
deux noms différents ; c’est ainsi que l’Everest est aussi appelé
en Asie le Chomolungma. Si ces deux noms n’ont pas de sens
propre et ne servent qu’à désigner une même montagne, on ne
comprendra pas pourquoi la phrase « l’Everest est le Chomo-
lungma » apporte une information que ne donne pas la phrase
« l’Everest est l’Everest ». Comprendre une expression, dira
Frege, ne consiste pas seulement à comprendre de qui ou de
quoi l’on parle. Chaque expression que l’on comprend apporte
une certaine présentation de l’objet qu’elle désigne sans que
cette présentation se réduise à de fugitives visions subjectives.
Un même nombre, par exemple, peut être présenté par deux
expressions qui ont des sens différents, et il n’est pas indifférent
de saisir que « le nombre qui suit 10 » et « le cinquième nombre
premier » ont pour référence le même nombre, 11.
Ŕ 24 Ŕ
même réalité, qu’on pourrait concevoir comme le monde des
vérités.
Ŕ 25 Ŕ
La « grammaire logique » qui est mise en place de cette fa-
çon est remarquablement simple. On peut dire, en suivant le
philosophe américain W. -V. -O. Quine18, qu’elle comprend :
Ŕ 26 Ŕ
La théorie des descriptions
Ŕ 27 Ŕ
simple qui désigne un individu unique et peut sans ambiguïté
être remplacée par une variable ; dans l’autre, une expression
composée qui fait intervenir une fonction, laquelle a toujours
une certaine généralité.
Ŕ 28 Ŕ
qu’à proliférer (les montagnes d’or, les licornes, le Père Noël, le
cercle rond, etc.) au gré de l’imagination.
Ŕ 29 Ŕ
De cette façon, la description définie disparaît pour laisser
place à deux prédicats (« être roi de France » et « être chauve »)
qui entrent dans trois propositions distinctes, lesquelles préci-
sent en fait les conditions auxquelles la phrase initiale pourrait
être vraie.
Ŕ 30 Ŕ
prédicats dans les phrases élémentaires, devront désigner uni-
quement ce dont nous avons une connaissance directe et immé-
diate, une familiarité (acquaintance), dira Russell. Ces noms
propres seront donc quelque chose comme les pronoms dé-
monstratifs « ceci » « cela », qui n’ont pas de sens par eux-
mêmes et ne servent qu’à désigner les choses individuelles dont
nous avons une expérience immédiate.
Ŕ 31 Ŕ
époque connaissance des choses et connaissance des véri-
tés, il est également amené à admettre une connaissance intui-
tive et immédiate de certaines vérités, dont les principes évi-
dents de la pensée21. Il s’inspire donc, dans son analyse des
sources de la connaissance, à la fois de l’empirisme* sceptique
de Hume (« n’existent que les choses dont nous avons une con-
naissance directe ») et du rationalisme de Leibniz (« il y a des
lois a priori de la pensée, des principes évidents ») : une syn-
thèse plus admirable que vraiment stable.
21 Idem.
22 B. Russell, Histoire de mes idées philosophiques, p. 260 sqq.
23 B. Russell, Portraits from Memory and Other Essays, Londres,
1956.
Ŕ 32 Ŕ
main gauche de Ravel Ŕ, Ludwig Wittgenstein fit d’abord des
études d’ingénieur à Berlin, puis à Manchester. Mais, grâce no-
tamment à la lecture des Principles of Mathematics de Russell,
il s’intéresse de plus en plus aux fondements des mathéma-
tiques et à la logique. En 1911, il rend visite à Frege à Iéna et, en
1912, va étudier la logique à Cambridge, sous la direction de
Russell. Pendant la guerre, Wittgenstein sert comme officier
dans l’armée autrichienne et commence à écrire les pensées qui
vont constituer la substance du Tractatus. Fait prisonnier en
novembre 1918 sur le front italien, il est libéré quelques mois
après l’armistice et, en 1919, rejoint Russell en Hollande. En-
semble, ils mettent au point la version définitive du Tractatus
qui est publié en 1921 en allemand dans les Annalen der Natur-
philosophie et, en 1922, dans une traduction anglaise. Wittgens-
tein se dit dans la préface persuadé que ce livre apporte la solu-
tion définitive des problèmes de la philosophie, lesquels nais-
sent, selon lui, d’une mauvaise compréhension de la logique du
langage humain. En conséquence de quoi, Wittgenstein aban-
donne la philosophie pendant dix ans pour devenir instituteur
en Basse-Autriche, jardinier dans un monastère, architecte
amateur, etc. Quand il recommence à s’intéresser à la philoso-
phie, il est amené à remettre en question certaines thèses fon-
damentales du Tractatus. Il y a donc, si l’on veut, deux philoso-
phies de Wittgenstein : celle de 1921, qui veut tracer des limites
à l’expression de la pensée, et celle, plus novatrice encore peut-
être, et tout aussi importante, des Investigations philoso-
phiques, publiées en 1953, deux ans après sa mort, et qui étu-
dient les emplois du langage ordinaire, dans leur diversité et
leurs limites. Wittgenstein est donc à l’origine de deux des cou-
rants les plus importants de la philosophie de ce siècle.
Ŕ 33 Ŕ
à la démarche déductive de Spinoza, au more geometrico. Mais
ce n’est qu’apparence. L’ordre n’est pas celui de la déduction ;
les thèses sur le monde sont placées avant celles sur le langage,
alors qu’elles en dépendent. En fait, le raisonnement qui a con-
duit à ces formules, les exemples qui les illustrent, les concep-
tions qu’elles expriment ou qu’elles rejettent, sont laissés dans
l’ombre. Aussi l’éclat solitaire de ces « pensées » sur la logique,
le langage et le monde, leur donne une autorité qui a frappé les
contemporains comme Frege, Moore et Russell. Le Tractatus
appelle le commentaire mais décourage le résumé24.
Ŕ 34 Ŕ
la « forme logique ». De la même façon, des notes de musique
écrites de gauche à droite sur la partition, les sillons des disques
et les sons qui se succèdent dans l’air ont en commun une
« forme logique ». Les propositions du langage ne sont qu’une
espèce, parmi d’autres, d’image du monde.
Ŕ 35 Ŕ
combine ces éléments dans une relation possible qui a un sens,
avant même que je puisse vérifier dans le monde ou, si l’on pré-
fère, sur une carte, que « Nancy est entre Toul et Lunéville ».
Une proposition n’est vraie que si elle se réfère à un état de
choses réel, mais elle ne peut le faire que si elle a d’abord un
sens, si elle est l’image d’un état de choses possible, d’une com-
binaison possible des choses.
Ŕ 36 Ŕ
de la logique n’est qu’une tautologie (du grec tauto legein, dire
la même chose). Elle dit toujours la même chose, ce qui revient
à affirmer qu’elle ne dit rien, en ce sens qu’elle n’apporte aucune
information au sujet du monde. Une tautologie comme « il pleut
ou il ne pleut pas » est vraie quel que soit l’état du ciel. Elle n’a
donc pas de sens. Mais cette formule surprenante ne doit pas
dissimuler le rôle que la logique joue chez Wittgenstein dans la
définition de ce que le langage peut dire. En fait, les proposi-
tions de la logique en tant que tautologies donnent la structure
du langage : elles déterminent ce qui peut être dit au sujet du
monde et donc déterminent, en fait, la structure de celui-ci.
Elles tracent l’univers des choses qui peuvent être dites et donc
des possibles (« il pleut », « il ne pleut pas »), univers dans le-
quel s’inscrivent les faits du monde, comme les règles des
échecs définissent les positions possibles des pièces et interdi-
sent, par exemple, d’imaginer la représentation d’une partie
d’échecs sans un roi. Elles sont, si l’on veut, évidentes dans la
mesure où elles montrent ce qu’elles sont, des tautologies, mais
Wittgenstein prend soin de souligner, contre Russell, que les
axiomes ne sont pas plus évidents que les autres propositions de
la logique et que la démonstration, loin d’être une preuve ap-
puyée sur des principes, ne sert qu’à mettre en lumière le carac-
tère tautologique de toutes les propositions de la logique.
Ŕ 37 Ŕ
la célèbre invitation au silence qui clôt le Tractatus (« Ce dont
on ne peut parler, il faut le taire ») a pu être légitimement inter-
prétée, dans un esprit positiviste, comme la condamnation de la
métaphysique. Ce malentendu a permis, ou du moins favorisé le
développement de l’empirisme logique qui a trouvé avec la no-
tion de tautologie la clé d’un problème ancien. Mais, en même
temps, il a laissé ouverte la question du statut des propositions,
des phrases de la philosophie.
Ŕ 38 Ŕ
être leur nature ? Cette question a-t-elle un sens ? Si oui, faut-il
chercher la réponse du côté de la psychologie en prenant
comme objets primitifs les données sensibles, les couleurs, les
sons, etc., ou bien faut-il aller avec confiance du côté de la phy-
sique en prenant cette fois les choses matérielles ou les atomes
comme éléments ? Peu importe que l’une ou l’autre des hypo-
thèses ne réponde pas vraiment à ce que cherchait Wittgenstein
dont la démarche dans le Tractatus rappelle par certains as-
pects celle de Kant, puisqu’il cherche à élucider les conditions
de possibilité de la physique. Cette double perspective ouvrait la
voie à une interprétation empiriste du Tractatus, et c’est cela
qui est décisif.
Ŕ 39 Ŕ
2. Positivisme et phénoménologie
Ŕ 40 Ŕ
dateur de l’« empirio-criticisme », et qui se reconnaît dans la
tradition empiriste anglaise reprise par Russell, veut défendre
une philosophie antimétaphysique, étroitement liée aux
sciences de la nature, à la logique et aux mathématiques. Mais,
sous l’impulsion notamment de Neurath, le Cercle se veut aussi
un mouvement militant, qui part en guerre contre l’idéalisme
dominant dans la pensée allemande de l’époque. En 1929, Car-
nap, Hahn et Neurath publient, en hommage à Schlick qui re-
vient de Stanford, un manifeste Ŕ la Conception scientifique du
monde Ŕ dans lequel on peut voir le Discours de la méthode de
l’empirisme moderne. Ce texte ouvre en tout cas une période
d’activité intense avec des congrès (Prague en 1929), des publi-
cations (la revue Erkenntnis à partir de 1930), des débats entre
scientifiques et philosophes. Mais le Cercle se désagrège assez
rapidement, à mesure que le mouvement s’internationalise :
Schlick est assassiné en 1936 ; Carnap, Feigl et Gödel émigrent
aux États-Unis ; Waismann se réfugie en Angleterre et Neurath
en Hollande, où il tente de mettre sur pied un Institute for the
Unity of Science. L’abandon de l’allemand pour l’anglais est dé-
jà un symbole.
Ŕ 41 Ŕ
sont même pas faux comme peuvent l’être des légendes ; ils
n’ont pas de sens parce qu’ils ne peuvent faire l’objet d’une véri-
fication empirique. Waismann formule ainsi ce qu’on appelle le
principe de vérification* : « S’il n’existe aucun moyen pour dire
quand un énoncé est vrai, alors l’énoncé n’a pas de sens -, car le
sens d’un énoncé est la méthode de sa vérification. »26 Or, les
énoncés de la métaphysique, comme le montre Carnap en tirant
ses exemples du Qu’est-ce que la métaphysique ? de Heidegger,
publié en 1929, emploient des termes dépourvus de signification
comme « principe » ou « néant », ou violent les règles de la syn-
taxe logique, qui sont plus sévères, nous l’avons vu avec Russell,
que celles de la grammaire du langage naturel. Ces énoncés sont
donc de pseudo-énoncés (Scheinsätze).
Ŕ 42 Ŕ
thématiques28. La solution de J. -S. Mill (1806-1873), qui con-
sistait à ne voir en eux que des généralisations empiriques, les
privait en fait de toute nécessité. Le Cercle de Vienne considère,
au contraire, que les énoncés logico-mathématiques sont diffé-
rents par nature des énoncés empiriques ; ce sont des tautolo-
gies qui sont vraies par définition et nécessaires par convention,
sans qu’il soit utile d’imaginer, comme Kant, des jugements syn-
thétiques a priori. Ce sont des énoncés analytiques, mais au
sens où la formule « Les célibataires ne sont pas mariés » est
analytique : ce sont des conventions de vocabulaire, impec-
cables de ce fait même, mais qui ne disent rien au sujet du
monde et ne donnent pas accès à un autre univers qui serait
celui des vérités éternelles. Les « objets » des mathématiques,
comme les nombres qui ont fait tant rêver les pythagoriciens et
les platoniciens, perdent toute espèce de réalité pour devenir un
système cohérent de formules synonymes soumises à des règles
explicites.
Ŕ 43 Ŕ
ouvert la voie lorsqu’il avait montré que la métaphysique ne
pouvait être une science de même nature que les mathéma-
tiques, mais il avait admis la métaphysique comme un usage
inévitable de la raison théorique, une disposition naturelle de
l’homme qui, de ce fait, est sans cesse tenté de se laisser entraî-
ner au-delà des limites de l’entendement. Avec Carnap et les
membres du Cercle de Vienne, cette relative indulgence n’est
plus de mise. Les succès de la science depuis le XVIIe siècle im-
posent aux philosophes une tâche : celle qui consiste à débar-
rasser le langage, et donc la pensée, des à-peu-près et des pseu-
do-énoncés qui peuvent faire croire que l’homme a une connais-
sance directe de l’essence des choses, des valeurs esthétiques ou
morales et des vérités universelles, sans être entravé par les li-
mites de l’expérience. Par son rejet radical des conforts de la
tradition métaphysique et des problèmes éternels de la philoso-
phie, le manifeste du Cercle de Vienne a un caractère véritable-
ment révolutionnaire. Il engage une œuvre collective de des-
truction et de construction, et le philosophe américain H. Put-
nam n’a pas tort de parler à ce propos d’« une architecture intel-
lectuelle futuriste »30. On est tenté, en tout cas, de rapprocher le
Carnap du Cercle de Vienne, dont l’œuvre maîtresse est intitulée
Der logische Aufbau der Welt (1928), c’est-à-dire la Construc-
tion logique du monde, et les maîtres de l’architecture moderne
comme Gropius, Le Corbusier, Mies van der Rohe. Le Cercle de
Vienne et le Bauhaus ont l’un et l’autre le goût de la clarté fonc-
tionnelle, le mépris des consolations de l’ornement et des
fausses évidences de la tradition, sans oublier l’idéal utopique
de la « Cité radieuse », du langage idéal et du bonheur par la
science. Wittgenstein, l’ingénieur-philosophe, dans la période
de silence qui suit la publication du Tractatus, n’a-t-il pas cons-
truit à Vienne une maison moderniste pour sa sœur31 ?
Ŕ 44 Ŕ
Mais le positivisme logique du Cercle de Vienne dut faire
face rapidement à plusieurs difficultés théoriques.
Ŕ 45 Ŕ
Crise de l’humanité européenne et la philosophie32 pouvaient
en définitive sembler apporter des éclairages plus intéressants,
l’un et l’autre cherchant l’origine de la crise de la rationalité et
de la civilisation occidentales dans une répression et un oubli du
« monde de la vie » (Lebenswelt), ou des « pulsions » (Triebe).
Ŕ 46 Ŕ
Russell dans Notre connaissance du monde extérieur (Our
Knowledge of the External World, 1914). Il justifie le solipsisme
qui semble caractériser cette reconstruction Ŕ tout étant rappor-
té à l’expérience du sujet individuel Ŕ en le présentant comme
un choix purement méthodologique. Mais il est difficile de fon-
der l’objectivité scientifique sur les données sensibles propres à
l’individu et à lui seul (solus ipse) ; il est paradoxal d’asseoir les
vérités scientifiques sur des expériences qualitatives, éphé-
mères, fragmentaires et, en fait, incommunicables. Carnap se
résout donc à abandonner cette première position Ŕ le « phé-
noménalisme* » Ŕ et adopte un « physicalisme* » inspiré par
Neurath. Il ne tente plus de rapporter le langage qui décrit des
objets physiques (la table, l’arbre, etc.) à des données immé-
diates de la conscience. Le langage de la physique est d’emblée
considéré, et par principe, comme le langage universel de la
science, comme le seul langage qui permette aux hommes de
communiquer dans la clarté.
Ŕ 47 Ŕ
savante se limite à certains domaines particuliers. On ne peut
parler de la science dans son ensemble, de la science « uni-
taire » ou unifiée, qu’en utilisant un jargon (slang) universel Ŕ
c’est le terme de Neurath Ŕ qui mêle langue triviale et langue
physicaliste. Les sciences ne peuvent, au demeurant, prendre
des énoncés protocolaires comme points de départ ; il n’y a pas
de tabula rasa, pas de table rase sur laquelle on pourrait ins-
crire les résultats de l’observation dans leur première pureté.
« Nous sommes, dit-il, en faisant une comparaison souvent re-
prise, tels des navigateurs obligés de reconstruire leur bateau en
haute mer, sans jamais pouvoir le démonter dans un dock et le
rebâtir à neuf avec de meilleures pièces. »33 Aussi la science, en
progressant, doit-elle s’accommoder des imperfections du lan-
gage ordinaire, dont elle ne peut faire abstraction.
Ŕ 48 Ŕ
main34, comme par l’élégance légèrement ironique de
l’argumentation. Ayer reprend le principe de vérification (veri-
fiability) du Cercle de Vienne, en affirmant que les énoncés
(sentences) de la métaphysique, sur le monde des valeurs,
l’essence des choses ou Dieu, sont dépourvus de sens (sense-
less), pour ne pas dire absurdes (nonsensical), parce que ce ne
sont ni des énoncés analytiques ni des hypothèses au sujet du
monde, susceptibles d’être réfutés ou confirmés par des obser-
vations possibles. (Ayer corrige légèrement le principe de vérifi-
cation* pour ne pas rejeter les lois universelles qui ne sont ja-
mais complètement vérifiées, ni les énoncés sur le passé dont
nous n’avons pas eu une expérience directe.) Mais il donne sur-
tout à cette thèse une allure subtilement britannique35 en souli-
gnant l’origine grammaticale des erreurs de la métaphysique et
donc la nature linguistique de sa critique. La métaphysique doit
en fait sa naissance à une méconnaissance du fonctionnement
du langage36, de sorte que la vraie fonction de la philosophie
sera exclusivement critique et « thérapeutique » et consistera à
montrer les vrais critères qui sont employés pour déterminer la
vérité et la fausseté d’une proposition, à étudier « la façon dont
nous parlons des propriétés physiques des choses »37. Cette
tâche nouvelle pour la philosophie, c’est l’analyse, qu’il oppose
aux prétentions de la métaphysique et qui consiste, en
s’appuyant sur les croyances du sens commun, à * définir la
connaissance, classer les propositions et mettre en évidence
(display) la nature des choses matérielles »38.
Ŕ 49 Ŕ
celui que propose Heidegger (voir p. 64) dans les textes de la
même époque, se reconnaît cependant des ancêtres : Locke et
son Essai sur l’entendement humain, Hume et les empiristes
anglais en général. Comme Ayer le note lui-même dans sa Phi-
losophy in the XXth Century39, sa position dans la querelle
Schlick-Carnap-Neurath se rapproche du phénoménalisme*,
parce qu’il pense que tous les énoncés empiriques peuvent se
réduire, au bout du compte, à des énoncés sur les données sen-
sibles (sense-data), sur les sensations privées de chacun, à par-
tir desquelles se construisent les objets physiques ou matériels.
On traduira donc les énoncés qui portent sur les choses en
énoncés sur les données sensibles par une réduction linguis-
tique ou logique dont l’exemple le plus achevé est la théorie des
descriptions de Russell.
Ŕ 50 Ŕ
Neurath, qui veulent décrire la vie psychique en termes objec-
tifs, et de l’empirisme* sceptique d’Ayer, qui demeure attaché
au langage des données sensibles, est assez frappante. On peut
l’interpréter comme l’apprentissage d’un certain renoncement.
On a, au départ, une quête presque cartésienne, comme l’a noté
H. Reichenbach41, la recherche d’un fondement absolu de la
connaissance. Mais, empirisme oblige, le Cercle espère trouver
ce socle de vérités dans les énoncés qui expriment des expé-
riences sensibles, les « constatations » de Schlick. Or, cette en-
treprise s’achève sur un échec relatif : le monde des données
sensibles, considérées indépendamment de toute thèse relative
à l’existence d’un sujet et d’un objet, est un monde privé. Com-
ment peut-on passer de ce monde de sensations au monde des
objets matériels dont il est question si spontanément dans le
langage ordinaire et dans la physique ? Va-t-on adopter, par
convention, le langage de la physique comme seul langage inter-
subjectif sensé, et repousser l’idée même d’un langage privé li-
mité aux seules sensations, comme les physicalistes ? Ou bien
va-t-on continuer à défendre le langage des données sensibles,
comme Ayer, mais en admettant qu’on peut se tromper dans les
énoncés de base eux-mêmes Ŕ même si nous avons les meil-
leures raisons de croire qu’ils sont vrais Ŕ, et donc en faisant
droit aux objections du scepticisme, comme l’a fait ultérieure-
ment Ayer dans ce qu’il considère son meilleur livre, le Pro-
blème de la connaissance (The Problem of Knowledge, 1956) ?
Avant d’examiner comment la philosophie analytique a tenté
d’aller au-delà du positivisme logique, il serait opportun de dé-
crire très sommairement l’autre tentative pour trouver, sur le
modèle cartésien, un fondement absolu à la connaissance, je
veux dire la phénoménologie issue de Husserl, qui est la vraie
rivale du positivisme logique.
Ŕ 51 Ŕ
Husserl et la phénoménologie
Ŕ 52 Ŕ
trouvent leur fondement. »43 Cette réfutation du psychologisme
et du scepticisme qui en est la conséquence, est considérée par
Husserl comme une préparation à l’« idée d’une logique pure »
qui aurait pour tâche la détermination des catégories de la
science en général, indépendamment des contenus de connais-
sance particuliers. Alors que le positivisme logique* part des
sciences comme d’un modèle de connaissance vraie et laisse
dans l’ombre la fonction de la philosophie, vouée à une clarifica-
tion peut-être superflue, Husserl envisage une « division du tra-
vail » entre le mathématicien et le philosophe. Au premier, la
construction des théories conçues comme des « chefs-d’œuvre
techniques », des « machines » ; au second, l’élucidation de
l’essence de la théorie en général et des concepts qui la condi-
tionnent (« chose », « événement », « cause », « effet », « es-
pace », « temps », etc.). « L’ars inventiva [technique de décou-
verte] du spécialiste et la critique de la connaissance du philo-
sophe, écrit-il, sont des activités scientifiques complémentaires
qui, seules, permettent d’obtenir la pleine évidence intellec-
tuelle théorique s’étendant à toutes les relations d’essence »44.
Ŕ 53 Ŕ
sens, dit-il dans la première Recherche logique, « Expression et
signification », « vise toujours quelque chose et se rapporte, en
le visant, à quelque chose d’objectif »45.
Ŕ 54 Ŕ
lon le philosophe néo-kantien, Husserl était obligé d’adopter
une philosophie transcendantale inspirée de Kant46. Husserl
n’est pas insensible à ces objections. Comment, se demande-t-il,
le vécu intentionnel (Erlebnis) peut-il sortir de lui-même et at-
teindre l’objet ? Comment éviter que ne se creuse un hiatus
entre la visée et son terme ? Husserl va donc élargir son ambi-
tion au-delà de la logique pure et présenter la phénoménologie
transcendantale, notamment dans les conférences de 1907 sur
l’Idée de la phénoménologie, comme la vraie science, la mé-
thode universelle de description des actes de conscience et de
leurs objets. Alors que les Recherches logiques semblaient en-
core se limiter à une « psychologie descriptive », la phénoméno-
logie doit permettre enfin à la philosophie de devenir une
« science rigoureuse », selon les termes d’un article célèbre pu-
blié en 1910 dans la revue Logos. Husserl veut échapper à ce
scepticisme qui paraît être la conséquence obligée de toute pen-
sée qui fait dépendre la philosophie des vérités scientifiques (le
« naturalisme ») ou de l’évolution des idées dans l’histoire
(l’« historicisme » de Dilthey). Mais Husserl ne cherche pas une
issue du côté de la logique mathématique comme Frege et Rus-
sell. Il veut fonder l’objectivité et la certitude, non sur le calcul
symbolique, mais sur l’intentionnalité de la conscience et donc
sur le sujet qui pense et qui connaît. Ce faisant, il va se laisser
entraîner vers des positions de plus en plus idéalistes et cher-
cher, comme le Descartes des Méditations, un fondement abso-
Ŕ 55 Ŕ
lu dans la relation entre le sujet qui pense et l’objet de sa pen-
sée.
Ŕ 56 Ŕ
A partir de cette analyse de la conscience, laquelle apparaît
comme essentiellement double (pensée et objet intentionnel),
Husserl peut procéder, par un mouvement de retour qui rap-
pelle encore une fois Descartes, à la « constitution », à la fonda-
tion des réalités mises initialement en suspens et qui se présen-
tent désormais non plus comme des choses, mais comme des •
sens » pour la conscience. Les objets des sciences et du monde
naturel retrouvent leur place, mais tels qu’ils sont pour la cons-
cience et non plus dans la naïveté de leur en-soi. L’objectivité
que Husserl s’attachait à décrire dans les Recherches logiques et
qui s’ouvrait à la logique pure ne risque-t-elle pas de se dis-
soudre dans l’idéalisme et de n’être plus que ce qui est donné à
la conscience ? La phénoménologie paraît, en fait, partagée
entre deux volontés : elle veut être la description d’un monde
d’essences pressenties par une intuition eidétique (de eidos,
essence en grec), et qui ne se confond pas avec le monde empi-
rique des faits. Mais elle est aussi une entreprise de fondation
qui cherche une « source première », originaire, dans le Moi pur
qui pense, dans l’« ego comme sujet de connaissances pos-
sibles »47.
Ŕ 57 Ŕ
ment transcendant. »49 Mais, ajoute-t-il, « toute transcendance
se constitue uniquement dans la vie de la conscience ».
Ŕ 58 Ŕ
L’expérience d’autrui donne ainsi les assises d’une théorie
transcendantale du monde objectif. Par un renversement dont
nous montrerons plus tard l’importance, Husserl semble suggé-
rer que le modèle de l’objectivité n’est plus à chercher dans la
nature étudiée par la physique et dans le monde des sciences
empiriques, mais dans cette intersubjectivité qui met le Moi en
présence d’objets Ŕ des œuvres, des instruments, des textes, des
paroles, l’Esprit (Geist), Ŕ auxquels il procure un sens sans pou-
voir les réduire à sa seule expérience propre.
Ŕ 59 Ŕ
données sensibles qui servent de base à l’observation ; dans
l’autre, l’intuition des essences. Ces deux philosophies mettent
en outre au centre de leurs préoccupations l’objectivité de la
signification. Husserl défend l’objectivité de la signification lo-
gique et mathématique contre les prétentions de la psychologie,
avant de montrer comment elle se fonde sur la subjectivité
constituante de la conscience pure. Chez Carnap et les autres, le
sens est soigneusement distingué du non-sens grâce au principe
de la vérification empirique, mathématiques et logique n’étant
que des formules analytiques, des expressions linguistiques. Le
Cercle de Vienne sépare donc, ou tente de séparer, comme le
montre Neurath, les deux sphères de la perception et du lan-
gage, de la présence et de la convention.
Ŕ 60 Ŕ
de penser un autre rationalisme qui ne serait pas fondé sur le
refoulement de la vie de la conscience, telle qu’elle se manifeste
dans l’intersubjectivité et ses œuvres.
Ŕ 61 Ŕ
logique par Kant54, l’exemple de la bonne méthode qui dissipe
les illusions relatives à l’existence des objets grâce à une para-
phrase plus correcte des expressions.
Ŕ 62 Ŕ
faire croire à l’existence d’« objets » ou d’« essences » distincts
des êtres individuels admis par le sens commun. Elle est à
l’origine de ce grand livre qu’est la Notion d’esprit (1949).
Ŕ 63 Ŕ
spontanée par des reformulations qui évitent un certain nombre
de chausse-trappes. En fait, le sens commun laissé à lui-même,
comme la philosophie qui se prétend d’une qualité supérieure,
sont l’un et l’autre victimes de généralisations et de fabrications
irréfléchies. Il importe donc de trouver la forme d’expression la
moins trompeuse, c’est-à-dire celle qui met le mieux en évi-
dence la forme logique de l’état de fait, ce qui suppose une claire
détermination des êtres auxquels il est fait référence. Ryle veut
mettre fin à la multiplication inutile des objets et des entités
bizarres qui n’existent pas dans le monde de l’expérience empi-
rique, mais qui mènent, grâce au langage, une vie fantomatique.
Ryle est ainsi un lointain descendant de Guillaume d’Occam, le
moine franciscain du XIVe siècle qui avait le premier, à Oxford
déjà, formulé le principe de parcimonie, appelé le « rasoir
d’Occam », selon lequel il faut éviter de multiplier les êtres, les
entités, sans nécessité. Si l’on suit Ryle, les « concepts », les
« idées », comme les formes substantielles de jadis, retournent
à leur néant. Ne restent plus que les êtres individuels obser-
vables, les personnes, les choses, les êtres vivants.
C’est donc avec la plus grande lucidité que Ryle fait porter
sa critique de la phénoménologie* sur les thèses de l’objet inten-
tionnel et de l’évidence propre à l’introspection comme percep-
tion immanente des vécus de la conscience. Comme il dit à
Royaumont, devant Merleau-Ponty et Jean Wahl : « Le rêve
platonicien d’une science descriptive des essences est
ti57 ».
Ŕ 64 Ŕ
phénoménologie husserlienne en la débarrassant de ses mythes
cartésiens et platoniciens. Mais ce rapprochement est très su-
perficiel, et l’on peut dire qu’à certains égards Heidegger nous
place devant une alternative. Ou bien sa pensée est l’ultime ex-
pression d’une métaphysique creuse, purement verbale, comme
le pensent encore bon nombre de philosophes d’inspiration ana-
lytique, ou bien elle tente vraiment de nous dire quelque chose,
qui est présent, mais implicitement, négativement, en creux,
dans les métamorphoses de la philosophie analytique. Certaines
tentatives aujourd’hui, du côté de l’herméneutique* (de herme-
neuein, « interpréter »), comme celle de Paul Ricœur, ou sous le
signe du pragmatisme, suggèrent que l’abîme entre le courant
analytique de langue anglaise et le courant de la philosophie
« continentale » de langue allemande et française, sans être
comblé, cesse d’être infranchissable58. Mais nous sommes en-
core loin d’avoir pris l’exacte mesure de la pensée terriblement
controversée de l’auteur de Sein und Zeit.
Ŕ 65 Ŕ
té » qui reste à exploiter, et non une forme scientifique
d’investigation philosophique. Certes les Recherches logiques
constituent une « percée » mais, comme il le dit dans un petit
texte extrêmement éclairant, Mon chemin et la phénoménologie
(Mein Weg in die Phänomenologie), au lieu de constituer un
vrai commencement de la philosophie, elles ne font que retrou-
ver, confusément et contradictoirement, le trait fondamental de
la pensée grecque59. Loin de suivre Husserl dans la voie qui
mène à la phénoménologie transcendantale et à l’idéalisme*,
Heidegger reproche aux Recherches logiques de ne pas
s’arracher assez à la psychologie, de s’enfermer dans la descrip-
tion des « actes de conscience » au lieu de conduire vers leur
véritable thème, le sens de l’être. « Ontologie et phénoménolo-
gie, écrit-il dans Sein und Zeit, caractérisent la philosophie elle-
même quant à son objet et sa façon d’en traiter. »60
Ŕ 66 Ŕ
sans doute intraduisible de Dasein, « être-là »61. Il fallut at-
tendre la Lettre sur l’humanisme adressée à Jean Beaufret en
1946 Ŕ un texte capital pour comprendre l’évolution de Heideg-
ger Ŕ pour que ce nouvel et inévitable malentendu fût en partie
dissipé.
Ŕ 67 Ŕ
question la philosophie dans son acception traditionnelle, héri-
tée de Socrate et des Lumières Ŕ la conjonction du bien et du
vrai, l’idéal d’une harmonie entre les voies de la connaissance et
les moyens de la politique Ŕ et parce qu’elle fait peser un ter-
rible soupçon sur l’idée même de philosophie moderne ; son
engagement, peut-être limité dans sa portée réelle mais plus
profond qu’on ne l’a longtemps dit, tire en effet son importance
de l’ampleur de son travail de « destruction » de la métaphy-
sique. Comme Nietzsche et plus tard Foucault, Heidegger rejette
tous les humanismes qui veulent juger ou défendre l’homme au
nom de certaines valeurs en oubliant la longue histoire des no-
tions d’« homme » ou de « valeur ». Il récuse le discours moral
sous sa forme traditionnelle parce que celui-ci ne peut plus, se-
lon lui, prétendre se fonder sur des évidences, sur une raison
éternelle et immuable, sur un enchaînement démonstratif. Or,
cette mise en cause de l’interprétation classique de la Raison
n’est pas propre à Heidegger. C’est même une tendance fonda-
mentale de toute la philosophie contemporaine. Est-ce à dire
que la pensée qui est contre l’humanisme, demande Heidegger
dans la Lettre sur l’humanisme, équivaut à « une défense de
l’inhumain et une glorification de la brutalité »63 ? Peut-être
pas…, pas toujours… Mais le geste de Heidegger, qui peut
s’interpréter comme une acceptation du nihilisme, nous met au
pied du mur. Existe-t-il une rationalité qui échappe à la critique
qu’il fait de la métaphysique traditionnelle et qui soit opposable
aux engagements qui furent les siens ? Existe-t-il une rationalité
assez souple pour n’être pas une métaphysique dogmatique ca-
chée, et en même temps assez claire, assez nette, pour orienter
les choix éthiques ?
Ŕ 68 Ŕ
Là encore, au demeurant, règne le malentendu, dans la
mesure où, depuis Sein und Zeit, Heidegger assigne comme
tâche à la pensée la « répétition de la question de l’être ». Les
sciences particulières ont affaire à des « étants » (Seiende), à
des objets qu’elles déterminent et décrivent : la biologie étudie
la « vie », la physique la « nature », la théologie « Dieu », la
psychologie « l’âme », etc. Seule la philosophie est la science de
l’être, selon les termes du cours donné à Marbourg en 1927 sur
les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie64. Or, cette
question propre à la philosophie (« Que veut dire l’être ? ») a été
oubliée, négligée, refoulée même, parce que le concept d’« être »
est général, indéfinissable, évident65. Pour pouvoir reposer cette
question à la fois ontologique et phénoménologique (puisqu’il
est question du sens de l’être), Heidegger va proposer de passer
par la médiation de l’analytique d’un étant particulier, l’homme
ou plutôt, pour employer le terme qu’il forge, le Dasein. Hei-
degger va donc s’attacher à distinguer les structures de
l’expérience la plus quotidienne, la plus banale (Alltäglichkeit),
en établissant tout un vocabulaire qui lui permette de se déta-
cher des conceptions trop évidentes que nous avons reçues des
Grecs et des Latins (corps/âme, théorie/pratique, ac-
tion/passion). Ce vocabulaire nouveau, Heidegger va
l’emprunter à la langue allemande en métamorphosant certains
termes, qui n’en conservent pas moins leur coloration originelle,
par exemple Angst (angoisse). D’où les ambiguïtés de
l’interprétation et de la traduction.
Ŕ 69 Ŕ
un objet, entre le Moi et le monde, fait lui-même l’objet d’une
analyse. Celle-ci met au jour une « constitution existentiale »
qui comporte trois dimensions originaires : la « disposibilité »,
« affection » ou « sentiment de la situation » selon les traduc-
tions (Befindlichkeit), qui se manifeste, par exemple, dans la
peur ; ensuite, la « compréhension » ou l’« entendre » (Verste-
hen) ; enfin, la « parole » ou « discours » (Rede). Heidegger
peut ainsi décrire les formes « inauthentiques » de l’existence
quotidienne, sans, dit-il, avoir d’intention moralisatrice : ce sont
le « bavardage » ou le « on-dit » (das Gerede), la « curiosité »
(Neugier), l’« équivoque » (Zweideutigkeit), la « déchéance »
ou « dévalement » (Verfallen) et L’« être-jeté » ou « dérélic-
tion » (Geworfenheit). Il conclut sa première section en mon-
trant que le « souci » (Sorge) Ŕ une notion qui échappe à la di-
chotomie de la théorie et de la pratique et qui rassemble les
trois dimensions dont nous venons de parler Ŕ est l’être du Da-
sein, de cet être humain qui n’est plus défini par sa conscience,
sa raison ou ses pulsions, mais par une sorte de présence active
et « préoccupée » dans le monde qui rappelle le divertissement
de Pascal.
Sein und Zeit, ce livre si riche et si obscur, est voué aux ma-
lentendus, disions-nous, parce qu’il veut retrouver une question
oubliée (qu’est-ce que l’être ?), mais risque, chemin faisant, de
passer pour une description pure et simple de l’existence hu-
Ŕ 70 Ŕ
maine dans ce qu’elle a de plus général et de plus profond, et
l’on peut trouver dans cette analyse des formes inauthentiques
et des formes authentiques de l’existence des accents qui rap-
pellent Pascal ou Kierkegaard. Les hommes ne sont-ils pas tous
occupés à des quêtes diverses et à un divertissement universel
en raison d’une préoccupation fondamentale liée à leur fini-
tude ? Mais cette interprétation-là de Sein und Zeit, Heidegger
va la refuser parce qu’elle dissimule la véritable interrogation
sur le sens de l’être. La percée des Recherches logiques de Hus-
serl n’avait pas abouti parce que ce dernier était retombé vic-
time de la psychologie des actes de conscience. Heidegger allait-
il suivre le même chemin, victime d’une interprétation anthro-
pologique, chrétienne, existentialiste, qui, répétons-le, avait
toutes les raisons de naître ?
Ŕ 71 Ŕ
C’est par un véritable renversement (Kehre) de sa pensée
vers 1930 avec la conférence sur l’Essence de la vérité que Hei-
degger va renoncer à l’analyse de l’existence humaine pour
chercher la parole oubliée, la « vérité » de l’être, dans une des-
truction de la métaphysique et de son langage. Cette démarche,
qui engage Heidegger dans une interprétation de tous les
grands textes de la métaphysique, contraste avec celle de Hus-
serl qui voulait repartir seul sur de nouvelles bases, dans une
vision claire et oublieuse. Mais comment la caractériser par
rapport à son contraire absolu, le positivisme logique ?
Ŕ 72 Ŕ
Il est clair cependant que, si le positivisme logique veut
corriger le langage de la métaphysique et, dans une moindre
mesure, le langage ordinaire, Heidegger cherche à subvertir, à
déconstruire le langage de la métaphysique, d’abord par une
reprise créatrice du langage quotidien (quand il parle du « ba-
vardage », de la « curiosité », ou du « souci »), puis, dans les
textes qui suivent la Lettre sur l’humanisme (Essais et confé-
rences…), par une forme plus poétique de langage, qui tend vers
l’écoute, débouche sur le silence.
Ŕ 73 Ŕ
saient en Allemagne avant-guerre ? Les choses sont plus com-
plexes.
Ŕ 74 Ŕ
que cacherait le jargon de l’authenticité67. A l’inverse, certains
philosophes américains, comme R. Rorty (texte 33), croient
apercevoir dans la critique de la métaphysique et des notions de
vérité, de fondement, de principe, une affinité étonnante avec le
pragmatisme optimiste d’un John Dewey68 et la dernière philo-
sophie de Wittgenstein, dont nous parlerons plus tard. H. -G.
Gadamer69 a tiré des dernières œuvres de Heidegger les élé-
ments d’une philosophie herméneutique du langage et de la tra-
dition. Emmanuel Lévinas (texte 9) enfin, traducteur des Médi-
tations cartésiennes de Husserl, a cherché, en s’inspirant de la
pensée juive traditionnelle, à dépasser l’ontologie « païenne »
de Heidegger, l’idolâtrie de l’Être, le culte de la Terre mater-
nelle, pour découvrir grâce à la méthode phénoménologique
l’Autre de l’éthique, « l’homme dans la nudité de son visage »70.
Ces trop brèves indications suffisent à montrer que Heidegger
pourrait bien avoir ouvert des voies nouvelles, au moment
même où il constate l’achèvement de la métaphysique avec
Nietzsche.
Ŕ 75 Ŕ
3. Au-delà du positivisme
Ŕ 76 Ŕ
ning and Necessity, 1947) 72, Carnap tente de montrer com-
ment un empiriste fidèle à ses principes peut surmonter ses
scrupules nominalistes et accepter un langage Ŕ celui de la sé-
mantique* Ŕ qui se réfère à des entités abstraites comme les
propriétés, les classes, les relations, les nombres, les proposi-
tions. Carnap demande pour cela que l’on distingue les ques-
tions internes, qui portent sur l’existence de certaines entités à
l’intérieur d’un cadre de référence, et les questions externes, qui
portent sur l’existence, sur la réalité même du système d’entités
considéré comme un tout, c’est-à-dire sur le cadre de référence
lui-même. Les questions internes sont des questions scienti-
fiques qui, une fois qu’on a accepté le langage de référence, peu-
vent être tranchées par l’observation et l’investigation empi-
riques (« Les cygnes noirs existent-ils ? », « Charlemagne a-t-il
existé vraiment ? ») ou l’analyse mathématique ou logique (« Y
a-t-il un nombre premier plus grand que cent ? »). En revanche,
Ŕ 77 Ŕ
les questions externes comme « Les nombres existent-ils ? » ou
« Le monde des choses est-il réel ? », n’ont pas de réponse Ŕ
c’est toujours la position positiviste Ŕ et donnent lieu à
d’interminables controverses spécifiquement philosophiques :
réalistes contre idéalistes, réalistes contre nominalistes, etc. Les
réponses à ces questions sur la réalité du monde des choses, des
universaux ou des nombres, sont en fait pour Carnap des ré-
ponses d’ordre pratique ; elles se réduisent à une « décision pra-
tique concernant la structure de notre langage », donc au choix
d’un langage et de ses conséquences. Cela vaut même pour le
langage avec lequel nous parlons des choses perçues, qui est
pour nous si naturel en apparence, mais dont l’adoption
s’explique par des raisons pratiques comme la facilité de la
communication. Cela vaut aussi pour le langage des nombres
comme, à plus forte raison, pour les autres langages plus con-
testés. L’introduction d’un cadre linguistique nouveau, c’est-à-
dire de formes d’expression nouvelles, permet de formuler des
questions internes inédites mais n’implique, dit Carnap, aucune
croyance métaphysique. Nous nous contentons d’introduire une
variable (x est un nombre, il y a quelque chose qui a la propriété
d’être un nombre) et les valeurs de x seront les entités que l’on
admettra. Dire, par exemple, qu’il y a des nombres imaginaires
ou irrationnels revient simplement à dire qu’il y a quelque chose
qui a les propriétés attribuées à ces nombres.
Problèmes de sémantique
Ŕ 78 Ŕ
Le problème qui se posait à Carnap était le suivant : grâce
au logicien polonais A. Tarski (1901-1983), il avait découvert les
possibilités de la sémantique comme théorie de la signification
et de la vérité, ce qui le contraignait à admettre des expressions
désignant des entités abstraites, comme « "rouge" désigne une
propriété des choses », « "cinq" désigne un nombre ». Or, cer-
tains empiristes avaient soulevé des objections contre cette mul-
tiplication des entités. Ryle avait dénoncé le principe « gro-
tesque » du « "Fido" Ŕ Fido », qui revient à dire que, puisque le
nom « Fido » désigne mon chien, chaque nom et chaque ex-
pression dotés d’un sens désigneraient une entité. Ces objec-
tions sont, comme le reconnaît Carnap, dans une certaine me-
sure conformes à l’esprit nominaliste du Cercle de Vienne. Or,
dans l’article que nous citons, Carnap renvoie dos à dos nomi-
nalistes et réalistes, ceux qui rejettent l’existence d’entités abs-
traites et ceux qui l’admettent, en affirmant qu’il s’agit de ques-
tions externes, de questions métaphysiques sans solution théo-
rique. La sémantique ne décrit pas un monde peuplé d’entités
douteuses comme les centaures et les elfes ; ce n’est pas un lan-
gage mythique et superstitieux, mais « l’analyse,
l’interprétation, la clarification, la construction de langages de
communication, spécialement des langages de science »74. Or,
la sémantique moderne qui est née avec Frege et Peirce ne peut
se passer des entités abstraites. Si la prudence à leur égard
s’impose, la tolérance est aussi de rigueur. Par cet aveu Carnap
dépasse l’empirisme simple, qu’il enrichit, mais il fait perdre au
positivisme logique* une bonne part de son tranchant, qui fai-
sait toute sa valeur historique. Avec la sémantique, Carnap pro-
gresse dans la compréhension de la pensée, mais s’engage aussi
encore plus dans une voie relativiste qui est étrangère à
l’inspiration première de l’empirisme, puisqu’elle réduit le
« langage des choses » au choix, toujours déjà fait, d’un cadre
linguistique.
Ŕ 79 Ŕ
Popper et la pensée ouverte
Ŕ 80 Ŕ
scientifique qui va rendre moins stricte et moins brutale la sépa-
ration entre les énoncés scientifiques et les énoncés métaphy-
siques, tout en traçant une ligne de démarcation bien nette
entre les vraies sciences, faites de conjectures hardies soumises
délibérément à la réfutation éventuelle des faits, et les fausses
sciences « infalsifiables » (du verbe to falsify, réfuter, que Pop-
per oppose au principe de vérification). Ces fausses sciences
sont, en effet, des doctrines qui, parce qu’elles prétendent déte-
nir la vérité nue, n’acceptent pas d’être un jour « falsifiées »,
c’est-à-dire réfutées par l’expérience.
Ŕ 81 Ŕ
La « falsification » se substitue donc à la vérification positiviste.
Nous ne disposons pas des critères de la vérité et cette situation
nous incite au pessimisme. Mais nous possédons bien des cri-
tères qui, la chance aidant, peuvent nous permettre de recon-
naître l’erreur de la fausseté75.
Quine et la traduction
Ŕ 82 Ŕ
lui permirent d’entrer en contact avec le Cercle de Vienne et de
découvrir la pensée de Carnap, à laquelle il resta en partie fi-
dèle, notamment en ce qui concerne le rejet de la métaphysique,
tout en soumettant le positivisme logique à une critique déci-
sive. Quine, qui a enseigné à Harvard à partir de 1934, est, au-
jourd’hui encore, sans doute le plus important des philosophes
américains. Il accomplit et dépasse de façon presque définitive
le positivisme, dans une conception originale où l’on retrouve la
marque spécifique du pragmatisme américain, en particulier de
John Dewey dont il a suivi les conférences à Harvard, en 1931,
et de C. -I. Lewis (1883-1964).
Ŕ 83 Ŕ
nisme appliqué à la perception, notamment la théorie des
« données sensibles » propre au phénoménalisme*.
Autre dogme mis à mal dans cet article par celui qui est
pourtant l’héritier de Carnap : la théorie positiviste de la signifi-
cation, selon laquelle la signification d’un énoncé est la méthode
par laquelle ce dernier est empiriquement confirmé ou infirmé.
Selon cette conception, les énoncés analytiques sont ceux qui
sont confirmés en toutes circonstances, qui sont toujours vrais,
« quoi qu’il arrive », dit Putnam. Or, Quine s’interroge sur la
relation qui peut exister entre un énoncé et les expériences qui
le confirment, parfois ou toujours.
Ŕ 84 Ŕ
sition physicaliste de Neurath, que Quine partage. Mais le
« dogme du « réductionnisme » survivrait selon Quine dans
l’idée qu’un énoncé peut être confirmé ou infirmé pour ainsi
dire individuellement par l’expérience.
Ŕ 85 Ŕ
sont à la périphérie du savoir, ne sont pas la transcription pure
de l’expérience ; ils sont également révisables, par exemple
lorsqu’on découvre que l’on est le jouet d’une illusion d’optique
ou d’une hallucination, et ils sont étroitement mêlés aux autres
énoncés plus théoriques de notre savoir, avec lesquels ils for-
ment un tout cohérent, solide, mais non immuable, un tissu vi-
vant plus qu’une architecture, sans principes a priori et sans
énoncés empiriques de base. Le rationalisme de Quine ne doit
plus rien à Kant.
80 Ibid., p. 110.
Ŕ 86 Ŕ
chauve ». La description définie a disparu. Quine poursuit dans
cette voie en éliminant les termes singuliers dans leur ensemble
(les noms propres, les pronoms, les démonstratifs) pour ne lais-
ser que les prédicats et les variables x qui admettent des va-
leurs : les entités que l’on accepte. Ce processus d’élimination,
Quine l’appelle dans le Mot et la Chose, Ŕ le classique de la phi-
losophie américaine moderne, Ŕ l’« embrigadement » (regi-
mentation), c’est-à-dire la paraphrase du langage ordinaire
dans une langue soumise à la notation canonique, universelle
mais artificielle, de la logique.
Ŕ 87 Ŕ
en anglais et en français ? De même, si j’explique « oculiste »
par « médecin qui soigne les troubles de la vision », les deux
expressions synonymes n’ont-elles pas quelque chose en com-
mun qui est leur sens ? Enfin, les attitudes propositionnelles
(croire que…, dire que…, imaginer que…) semblent bien avoir
pour objet intentionnel, selon l’expression de Husserl, des pro-
positions. « Paul croit que le Père Noël existe » a pour objet une
proposition (« le Père Noël existe ») qu’on peut retrouver dans
des phrases comme « Jacques affirme que le Père Noël existe »
ou « Christophe espère que le Père Noël existe ». La tâche de
Quine, qui refuse également la logique modale et les termes dé-
signant des dispositions (« soluble », « inflammable »), est ar-
due ; sa thèse va à rencontre de tout ce qui s’est dit depuis que
Frege a parlé de « pensée » et de « sens » ; elle remet en ques-
tion la réalité de ce monde quasi platonicien des pensées objec-
tives, le troisième monde que Popper voit s’édifier au-dessus du
monde de la physique et du monde des sensations subjectives.
Ŕ 88 Ŕ
du stimulus (le spectacle de la lune) vont, soumises à
l’assentiment ou au dissentiment de l’indigène (xyz ? xyz !),
permettre de former des phrases observationnelles (« la lune
brille ») et des phrases perdurables (standing sentences) formu-
lées en l’absence du stimulus. Mais, avant de traduire en fran-
çais des phrases perdurables de la langue indigène comme « la
lune est blanche », l’explorateur linguiste doit formuler un cer-
tain nombre d’hypothèses au sujet de la langue indigène, par
exemple quant au découpage des mots et à la syntaxe. Quels
seront les verbes, les sujets ? A la place de la signification qu’on
possède en commun et qui n’est qu’un mythe, Quine admet seu-
lement une signification-stimulus, qui est davantage un stimu-
lus appelant une réponse qu’une vraie signification. Placés dans
la même situation, l’indigène dit « xyz » et l’explorateur
« lune », sans qu’il y ait une signification partagée. « Xyz » ne
veut pas dire « lune » ; le terme peut s’appliquer à des phases de
la lune ou à des faces de la lune, à des quartiers de lune, sinon
même à l’apparition de la déesse de la lune (Xyz), sans que la
signification-stimulus en soit affectée.
Ŕ 89 Ŕ
moins directement aux stimuli et pour lesquelles le principe de
l’indétermination de la traduction joue à plein. Dans les mythes
indigènes, xyz désignera indissociablement la lune et la déesse.
Ŕ 90 Ŕ
lisée », c’est-à-dire une philosophie considérée comme une
science empirique qui n’ignore pas les travaux des psycho-
logues, des linguistes, des anthropologues. La philosophie, selon
Quine, ne cherche plus à fonder la science sur l’expérience du
sujet ; elle est une science de la nature parmi d’autres, et même
une branche de la psychologie. (Mais la psychologie est elle-
même dépendante de l’épistémologie.) En même temps, elle ne
renonce pas à réviser les concepts et à reconstruire les discours
en les purifiant. Le débat avec Strawson, qui oppose quant à lui
révision et métaphysique descriptive, porte en partie sur ce
point.
Ŕ 91 Ŕ
est significatif.) L’être, si l’on peut dire, est ce qui reste quand il
n’y a plus rien. La philosophie de type analytique, au contraire,
se méfie de ce geste synthétique qui rassemble toutes les entités
sous le nom d’« étants ». Elle analyse l’ensemble des entités en
mettant de côté les entités irréelles, douteuses ou incertaines.
Elle opère une sélection. On pourrait dire ainsi que l’ontologie
de Quine n’est pas une pensée de l’être, mais une analyse des
étants. Elle examine les termes qui les désignent et s’efforce de
résoudre les paradoxes liés à l’admission de certains d’entre
eux, sans prétendre occuper un point d’observation privilégié
situé à l’extérieur de la science86. Ce n’est pas un hasard si
Quine, pour illustrer sa version pragmatiste du positivisme, re-
prend l’image de Neurath, celle du navire qu’on est obligé de
réparer en voyage87.
Ŕ 92 Ŕ
rence déductive qui va d’une proposition nécessaire à l’autre,
parce qu’il n’existe aucune liaison nécessaire entre les faits. Rien
ne peut justifier et garantir cette extrapolation qu’est
l’induction, en dehors de l’habitude que fait naître la répétition
des événements. Chercher, au-delà de cette explication psycho-
logique, dans une régularité et un ordre de la nature elle-même
le fondement de l’intuition, serait une tâche vaine.
Ŕ 93 Ŕ
après l’instant présent. Aujourd’hui, à l’instant présent, les
énoncés d’observation affirment que les émeraudes sont vertes
mais constatent aussi qu’elles sont « vleues » (sic). Ils confir-
ment ainsi l’hypothèse que « toutes les émeraudes sont vleues »
comme l’hypothèse que « toutes les émeraudes sont vertes ». Ils
justifient donc les deux prévisions ou conjectures suivantes :
« les émeraudes examinées à l’avenir seront vertes » et « les
émeraudes examinées à l’avenir sont vleues ». Or, si une éme-
raude examinée après l’instant présent est vleue, elle sera bleue,
par définition. Elle ne sera donc pas verte, comme le donne à
penser l’autre prévision. Les deux prévisions, qui sont toutes les
deux acceptables au vu des observations présentes, sont incom-
patibles.
Ŕ 94 Ŕ
man résout l’énigme de l’induction en faisant appel à l’habitude,
tandis que Popper montrait que l’induction n’était pas la mé-
thode de la recherche scientifique parce que celle-ci a besoin de
conjectures audacieuses.
Ŕ 95 Ŕ
4. Le langage ordinaire
Le retour de Wittgenstein
Ŕ 96 Ŕ
quelques années plus tard, d’une nouvelle philosophie dont on
perçoit les prémices dans le Cahier brun avec l’introduction de
la notion de « jeu de langage » et la remise en cause du privilège
accordé au langage idéal de la logique.
Ŕ 97 Ŕ
tion et rattacher celle-ci à une activité humaine. On dira, par
exemple, que l’alêne « sert à couper le cuir ». De même, la signi-
fication des mots apparaît avec l’usage (Gebrauch) qu’on en fait,
l’emploi (Anwendung) qu’on leur donne dans le contexte d’une
activité collective.
Ŕ 98 Ŕ
tions philosophiques, comme la théorie des descriptions de
Russell95. Mais, en même temps, on a le sentiment que chaque
langage naturel est composé de plusieurs jeux de langage en-
chevêtrés qu’il est possible de décrire empiriquement dans une
perspective sociologique et anthropologique.
Ŕ 99 Ŕ
veulent s’appuyer sur les données sensibles98. Un langage privé,
au sens de Wittgenstein, est un langage qui se rapporterait à des
expériences, à des états uniquement connus de la personne qui
parle, à des sensations internes et immédiates comme la dou-
leur, à des données sensibles comme telle nuance de rouge, à
des processus mentaux comme une décision99. Si l’on admet la
possibilité d’un langage privé, si le langage est d’abord un lan-
gage privé qui traduit les « idées qui sont dans l’esprit », selon
l’expression de Locke100, on est conduit, comme la plupart des
empiristes, à des conclusions sceptiques. Si, par exemple, la si-
gnification du mot « amarante » repose sur mon expérience in-
time de la sensation « amarante », rien ne garantit l’efficacité de
la communication, dans la mesure où rien ne peut prouver
qu’autrui distingue comme moi telle sensation qu’il appelle
« amarante » d’une autre sensation « carmin », ou « vermil-
lon ». La réfutation de la thèse du langage privé se rattache ex-
plicitement, chez Wittgenstein, à la critique de la définition os-
tensive qui n’a, selon lui, qu’un rôle secondaire d’explication,
une fonction pédagogique limitée dans la mesure où elle sup-
pose toujours l’existence d’un langage. C’est par une définition
ostensive qu’on apprendra des mots étrangers, au début (on
expliquera red en montrant du rouge), parce que l’élève maî-
trise déjà un langage. Mais la dénomination ne saurait servir à
expliquer le langage tout entier et il convient de distinguer très
soigneusement la « signification » d’un mot de l’objet qu’il dé-
signe. Après tout, l’objet peut disparaître sans que le mot perde
sa signification.
Ŕ 100 Ŕ
Mais la polémique contre la notion de langage privé vise
aussi à réfuter le scepticisme et se rattache par là au thème gé-
néral de cet ouvrage. Les dernières notes que Wittgenstein a
écrites, peu de temps avant sa mort, et qui furent publiées en
1969 sous le titre De la certitude, traitent précisément de la
question du doute et du scepticisme (texte 16). L’occasion en fut
la lecture des articles de G. -E. Moore dans lesquels le philo-
sophe de Cambridge (1873-1958) affirme pouvoir prouver de
façon conclusive l’existence du monde extérieur et réfuter ainsi
l’idéalisme et le scepticisme (A Défense of Common Sense
(1925) ; Proof of an External World (1939) 101. Moore pensait
que certaines propositions empiriques du sens commun sont
vraies totalement et suffisent à prouver de façon certaine
l’existence en général du monde extérieur. Il suffit de lever la
main droite et dire « voici une main », puis de faire la même
chose avec l’autre pour montrer qu’au moins deux choses maté-
rielles existent dans le monde extérieur et donc pour réfuter
Berkeley102. On peut interpréter cette démonstration dans un
sens empiriste : je sais que la proposition est vraie sans pouvoir
la démontrer, en vertu de la perception et de la mémoire immé-
diate seules (« je sais que j’ai montré les mains »). Aucune dé-
monstration sceptique ne peut donner à ses conclusions la force
de cette « monstration » : « Si les principes de Hume étaient
vrais, écrit-il, je ne pourrais pas savoir que ce crayon existe : ce
fait, je pense, est une reductio ad absurdum [réfutation par
l’absurde] de ces principes. »103
Ŕ 101 Ŕ
doute universel de type sceptique ou cartésien est en fait impos-
sible. Il est certes raisonnable de douter de la vérité d’un énoncé
particulier, autrement dit d’imaginer sa négation. Mais la géné-
ralisation du doute à l’ensemble de ce que nous savons et
croyons, fût-ce sous la forme méthodique et provisoire que lui
ont donnée Descartes et Husserl, fait partie de ces illusions
qu’un usage irréfléchi du langage fait naître en philosophie.
Peut-on, par exemple, douter sans formuler son doute, donc
sans utiliser des mots auxquels s’attachent des significations
qu’on ne peut pas révoquer en doute ? Descartes doute de tout
de façon hyperbolique, sauf peut-être du sens des mots « trom-
per quelqu’un » dans l’énoncé : « Un certain mauvais génie…
qui a employé toute son industrie à me tromper. »104 Cela re-
vient à dire que le doute suppose toujours l’existence d’un « jeu
de langage ». En fait, de même qu’on ne peut rien apprendre en
histoire ou en mathématiques si l’on commence par douter de
tout ce qui est enseigné, on ne peut douter sans se référer à
quelque autorité incontestée et implicite. Le jeu du doute pré-
suppose la certitude et n’a de sens que rapporté à des actions
concrètes. Wittgenstein va donc au-delà de l’empirisme de
Moore, mais aussi au-delà du rationalisme de Descartes et de
Husserl, dans la mesure où il considère que la généralisation du
doute, loin de me permettre de découvrir le résidu irréductible
du Moi, de l’Ego pur, n’est qu’une perversion illusoire du lan-
gage, une rodomontade philosophique. Un jeu de langage sup-
pose des interlocuteurs engagés dans une action, fût-ce un
mauvais génie occupé à les tromper ; la certitude n’est plus une
propriété de la connaissance théorique, une caractéristique des
idées claires et distinctes, une valeur absolue découverte par un
Ego solitaire qui aurait su se purifier par le doute. La certitude
est attachée à une forme de vie qu’on ne peut dépasser ou modi-
fier totalement qu’en paroles, par des énoncés sans portée pra-
tique. On ne révoque pas en doute les formes de la pensée, les
lois de la logique, non parce qu’elles sont des vérités indubi-
Ŕ 102 Ŕ
tables au sens classique et dogmatique, mais parce que nous ne
pouvons vivre sans elles, ni même imaginer que nous puissions
le faire.
Ŕ 103 Ŕ
non comme une explication qui donnerait les vraies raisons,
mais comme une description non normative des jeux de langage
dans leur diversité et leurs ressemblances. D’une manière géné-
rale, « le jeu de langage ne repose sur aucun fondement. Il n’est
pas raisonnable (ni non plus non raisonnable). Il est là comme
notre vie ». 106
Ŕ 104 Ŕ
phie doit avoir une fonction thérapeutique. Comment la philo-
sophie peut-elle chercher des conditions transcendantales, va-
lables dans tous les cas, non empiriques, si sa vraie tâche est de
résoudre les problèmes et de dissiper définitivement les confu-
sions qui surgissent lorsque le « langage tourne à vide » au lieu
de travailler, dans différents contextes d’action ?
Ŕ 105 Ŕ
sens (utterances), nos phrases, au seul modèle des énoncés ou
affirmations (statements) qui prétendent décrire un état de fait
et qui sont, dès lors, ou vrais ou faux. On a vu le rôle que ce mo-
dèle a joué dans le positivisme logique. Or, Austin fait observer,
dans une analyse qui préfigure selon lui une « vraie science du
langage », que, dans le fonctionnement réel du langage ordi-
naire, nous prononçons un grand nombre de phrases qui ne
peuvent être vérifiées parce qu’elles ne rapportent pas des faits,
bien qu’elles ne soient pas pour autant dépourvues de sens. Ce
sont les phrases à l’impératif (« Fermez la porte »), les souhaits
(« Plût au ciel que ce fût le dernier de ses crimes ! »), les excla-
mations (« Quelle joie ! »), etc. Il existe donc différents emplois
du langage et ceux-ci ne sont peut-être pas en nombre infini,
comme semble le penser Wittgenstein. Il est peut-être même
possible d’en dresser un tableau raisonnablement systématique.
Ŕ 106 Ŕ
comprendre le fonctionnement des énonciations performa-
tives108.
Ŕ 107 Ŕ
qué, puisqu’elle revient à condamner, mais elle peut aussi être
considérée comme un énoncé qui peut être vrai ou faux, si
l’accusé n’a pas commis le crime qui lui est reproché. La fron-
tière entre performatif et constatif est donc assez floue.
Dès 1946, dans son article Other Minds (Les autres esprits)
109, Austin fait un parallèle entre « je sais » et « je promets ».
Les énoncés qui semblent se limiter à la constatation objective
des faits impliquent des actes de langage comme « je crois
que… », « j’affirme que… », « j’observe que… », « je sais que… ».
En énonçant un fait, on ne se contente donc pas de décrire le
monde solitairement ; l’on s’engage par rapport aux autres, de
la même façon que l’on s’engage lorsqu’on promet de faire
quelque chose. On donne sa parole, on met sa réputation en jeu,
et les autres acceptent de vous faire confiance. Je peux certes
me tromper de bonne foi, comme je peux ne pas pouvoir tenir
ma promesse en raison d’un empêchement majeur, un acte de
guerre, mais cela ne change rien au sérieux de l’intention qui
doit animer celui qui accomplit un acte de parole responsable
au moment où il le fait. Une promesse n’est authentique que si
j’ai l’intention de la tenir ; une croyance n’est véritable que si j’y
adhère vraiment. C’est pour cette raison qu’il est contradictoire
Ŕ 108 Ŕ
de dire, comme l’avait observé Moore, que « le chat est sur le
paillasson et je ne le crois pas ».
Ŕ 109 Ŕ
Comme Wittgenstein, par conséquent, mais en suivant des
voies différentes, Austin en vient à une réfutation pragmatique
du scepticisme. Nous pouvons par exemple nous tromper dans
l’interprétation des sentiments et des intentions d’autrui111.
Mais ces échecs ne remettent pas en cause notre aptitude géné-
rale à comprendre ; ils ne font pas vaciller les bases de notre
compréhension d’autrui, c’est-à-dire les procédures établies de
communication qui reposent sur la confiance en l’autorité et le
témoignage d’autrui. Croire autrui, se fier à lui sont des présup-
posés essentiels de la communication. Les historiens, les ju-
ristes, les psychologues peuvent élaborer les règles d’une cri-
tique des témoignages. Rien ne peut vraiment nous inciter à
mettre en doute, de façon générale et systématique, les propos
d’autrui112.
La métaphysique descriptive
Ŕ 110 Ŕ
les « traits généraux de notre structure conceptuelle »113, ce qui
équivaut, comme il l’a vu lui-même par la suite en étudiant Kant
dans The Bounds of Sense (les Limites de la Sensibilité, 1966), à
une forme atténuée de kantisme. Avec Strawson comme avec
Searle et Davidson, dans un autre contexte, la philosophie du
langage se transforme en philosophie de l’esprit (mind), malgré
la critique par Ryle du « fantôme dans la machine ».
Ŕ 111 Ŕ
monde ». Aristote et Kant donnent les deux exemples princi-
paux de cette métaphysique qui s’attache à découvrir les catégo-
ries de la pensée ordinaire, par opposition à la métaphysique de
révision, comme celle de Descartes et Leibniz, qui veut corriger
nos façons de penser. En un sens, les philosophes comme Frege,
Russell, Carnap et Quine, qui invoquent la logique formelle
contre les langues naturelles, pratiquent une « métaphysique de
révision ». Strawson, lui, veut, selon la formule de Wittgenstein,
« laisser les choses en l’état ». La distinction entre les sujets lo-
giques (« Socrate », « il », « le maître de Platon ») et les prédi-
cats (« est chauve », « dort », « parle avec Hippias »), qui est
liée au fonctionnement même de notre langage, a des consé-
quences ontologiques : les expressions qui servent de sujet lo-
gique, dit Strawson, ont un caractère complet, autonome, suffi-
sant, qui manque aux expressions prédicats. Des expressions
comme « Socrate » ou « maître de Platon » n’affirment rien,
mais elles impliquent l’existence des êtres auxquels elles font
référence et dont on va parler. Elles ont une sorte de poids em-
pirique qui manque aux termes généraux, aux prédicats qui
sont, eux, incomplets, « non saturés », disait Frege. En suivant
la pente du discours et en cherchant les termes qui peuvent être
sujets, ou « arguments » dans le langage de Frege, on découvri-
ra les êtres particuliers (the particulars) qui sont les objets de
référence fondamentaux, les choses, au sens le plus général,
auxquelles il est impossible de ne pas faire référence quand on
parle. Ainsi, les qualités, les propriétés, les nombres, les espèces
ne sont que des « particuliers » secondaires et dérivés. Les vrais
particuliers, selon Strawson, ce sont les corps matériels dans le
temps et l’espace Ŕ et non les données sensibles Ŕ et les per-
sonnes. L’idée surtout que la notion de personne est « logique-
ment primitive » a particulièrement surpris, parce qu’elle équi-
valait à une réfutation du scepticisme qui s’exprimait ici ou là au
sujet de la connaissance des autres esprits. Ryle, par exemple,
avait adopté une position proche du béhaviorisme*. Wittgens-
tein avait nié la possibilité d’un langage privé qui serait la des-
cription personnelle des états de conscience, ouvrant la voie à
Ŕ 112 Ŕ
une forme de « physicalisme* » qui décrit ceux-ci comme des
états physiques du cerveau. La solution de Strawson consiste à
dire que la * personne » est un particulier auquel nous attri-
buons des prédicats « matériels » (« est dans la pièce », « pèse
70 kg ») et des prédicats « personnels » (« croit en Dieu »,
« souffre », « va faire une promenade »), en nous fondant à la
fois sur le comportement des autres et ce que j’éprouve ou ce
que j’ai déjà éprouvé. Ces prédicats personnels ont donc un
usage à la troisième personne (l’observation) et à la première
personne (l’introspection).
115 P. -F. Strawson, les Individus, p. 114 sqq. ; A. -J. Ayer, les
Grands domaines de la philosophie, pp. 136-163. Cf. G. -J. Warnock,
English Philosophy since 1900, pp. 107-109.
Ŕ 113 Ŕ
est une idée assez paradoxale. Détaché de la logique mathéma-
tique, qui peut seule prétendre à l’universalité, le langage est-il
autre chose qu’un phénomène culturel et historique ? Strawson
est totalement étranger, à la différence de Quine, aux considéra-
tions anthropologiques, et l’anglais parlé à Oxford devient, à la
place de la logique, la norme de la pensée… E. Cassirer, à
l’inverse, avait tenté de tracer dans sa grande synthèse de la
Philosophie des formes symboliques la formation de la notion
de personne116. Quant à Heidegger, radicalement opposé à la
philosophie d’inspiration néo-kantienne de Cassirer, il est parti-
culièrement attentif, comme on peut le voir dans Qu’est-ce
qu’une chose ? 117, au caractère historique de notions supposées
primitives comme « chose » ou « personne », au poids de la tra-
dition métaphysique, aux pièges du vocabulaire.
Ŕ 114 Ŕ
5. Du langage à l’esprit
L’esprit et le cerveau
Ŕ 115 Ŕ
corps, leur interaction, mais qui considère que l’esprit est une
chose, laquelle se trouve avoir de façon contingente deux as-
pects distincts, l’un subjectif et conscient, l’autre objectif et ma-
tériel. Cette théorie dite de l’identité, défendue notamment par
le philosophe australien David Armstrong119, affirme donc que
l’esprit est le cerveau, comme on peut dire que l’eau est de
l’oxygène et de l’hydrogène (H20) ou que la chaleur est le mou-
vement des molécules. Cette identification matérialiste entre le
cerveau et l’esprit peut, on le voit tout de suite, prendre deux
aspects. Elle peut impliquer que telle sensation ou telle douleur
correspond à un état précis du cerveau, en tel endroit précis.
Cette identification est expérimentale. Mais on peut impliquer
également, de façon plus radicale, qu’il existe une corrélation
entre telle pensée et tel état du cerveau. Mais cette pensée que je
formule ici et qui se forme, si elle est comprise, dans l’esprit du
lecteur, a-t-elle la même traduction matérielle dans mon cer-
veau et le sien ? Comment croire, et surtout comment prouver
que tous les phénomènes mentaux qui peuvent accompagner
chez quelqu’un l’audition de la plus simple des musiques, la lec-
ture d’un roman ou la résolution d’un problème d’échecs, équi-
valent à des phénomènes matériels (électriques, chimiques)
dans son cerveau qui se retrouveraient dans le cerveau d’un
autre ? Il est presque impossible, dans une expérience subjec-
tive comme l’audition de la musique, de faire le départ entre les
aspects sensoriels, les habitudes acquises, les connaissances, les
préjugés, les souvenirs personnels, la perception du contexte.
Bref, il est impossible de dire quels sont en fait les événements
et les états mentaux dont on devrait retrouver l’équivalent neu-
rologique, si l’on veut que l’esprit soit le cerveau.
Ŕ 116 Ŕ
mentaux » (Mental Events) qui ouvre d’intéressantes perspec-
tives sur la notion de compréhension. Il admet tout d’abord que
des événements mentaux peuvent être la cause d’événements
physiques. Cette thèse de l’interaction a pour elle, il est vrai,
l’expérience spontanée : il suffit de songer à une personne qui
tape à la machine… Davidson suppose également que toute liai-
son causale entre deux événements peut être décrite sous la
forme d’une loi, par un énoncé « nomologique », selon une ex-
pression qui vient de Goodman. Mais Davidson affirme, contre
les théories classiques de l’identité entre l’esprit et le cerveau,
qu’il ne peut y avoir de lois de type déterministe, grâce aux-
quelles on pourrait prévoir et expliquer les événements men-
taux. Cette position, que Davidson appelle le « monisme ano-
mal » (« monisme » par opposition au dualisme qui admet deux
substances, l’esprit et le corps, et « anomal » (de a, préfixe pri-
vatif, et nomos, la loi) parce qu’il n’y a pas de lois psychophy-
siques), ressemble au matérialisme classique dans la mesure où
il affirme que tous les événements sont physiques, mais rejette
la thèse, d’ordinaire considérée comme essentielle pour le maté-
rialisme, selon laquelle les phénomènes mentaux peuvent rece-
voir une explication purement physique120.
Ŕ 117 Ŕ
nombreuses. La physique, elle, a affaire à des « objets » rigides
et distincts qui entrent dans des relations transitives et asymé-
triques : « a est plus grand que b qui est plus grand que c. » En
revanche, le comportement d’un homme, ses propos, ses ac-
tions, ses intentions, ses craintes et ses désirs, forment un tout
que l’on est obligé de considérer comme cohérent, non par cha-
rité121, mais par une nécessité de l’interprétation. Davidson
fonde donc sa thèse très paradoxale de l’impossibilité des lois
psychophysiques sur le mouvement même de l’interprétation du
comportement d’autrui et sur l’indétermination de la traduction
définie par Quine. Le comportement verbal explicite, par
exemple, que le béhaviorisme* voulait prendre comme base in-
discutable, ne peut être compris que par référence à l’attitude
du locuteur envers les phrases qu’il prononce. Les considère-t-il
comme vraies ? Croit-il à ce qu’il dit ? Est-ce ironique ou méta-
phorique ? Le locuteur pense-t-il que toutes ses phrases sont
compatibles entre elles ? Imaginons, comme Wittgenstein lisant
Frazer122, un indigène qui a recours à des pratiques magiques
pour tuer ses ennemis mais qui construit sa hutte et taille ses
flèches selon des techniques pour nous « réelles ». Comment
comprendre cela ?
Ŕ 118 Ŕ
posée. Il suffit, pour s’en convaincre, de chercher ce qui nous
fait croire qu’un propos est une plaisanterie : c’est uniquement
parce qu’il se détache de l’arrière-plan de rationalité dont on
crédite chaque individu. On pourrait même prolonger la pensée
de Davidson, peut-être, en disant que la psychiatrie et la psy-
chanalyse relèvent de la même entreprise, qui consiste à recons-
truire le sens global de comportements et de propos en appa-
rence incohérents, à présupposer que rien d’humain n’est irra-
tionnel.
L’ordinateur ?
Ŕ 119 Ŕ
tive »123. Or, selon le philosophe américain H. Putnam, il est
une notion qui permet de sauvegarder cette autonomie contre le
matérialisme mécaniste sans devoir invoquer un agent fantôme
ou un élan vital, c’est la notion d’organisation fonctionnelle.
D’où le nom de fonctionnalisme donné à cette théorie originale
des rapports entre l’esprit et le corps.
Ŕ 120 Ŕ
Alors que Davidson restait attaché à une certaine forme de
matérialisme, la thèse de Putnam relève, semble-t-il, du prag-
matisme : on se désintéresse des questions métaphysiques rela-
tives à la substance de l’esprit, parce qu’elles n’ont aucune utili-
té pour la compréhension et la description du comportement.
Pour prendre une analogie : la constitution matérielle des clés,
au niveau microscopique, n’explique pas comment telle clé pré-
cise peut ouvrir telle serrure. En revanche, la forme de la clé, qui
est dans certaines limites indépendante de sa matière, suffit à
expliquer de façon satisfaisante pourquoi elle fait fonctionner le
mécanisme. De la même façon, l’analyse neurologique du cer-
veau ne peut expliquer les opérations globales que l’on peut at-
tribuer à l’esprit et qui s’effectuent en fonction d’un programme,
sans qu’il soit nécessaire de supposer l’existence d’une chose
pensante à part.
Ŕ 121 Ŕ
cier en apparence de la riche histoire de ce terme avec Brentano
et Husserl. L’intentionnalité n’est pas une propriété de tous les
états mentaux, car certains états d’inquiétude diffuse comme,
peut-être, cette angoisse devant le monde en tant que tel dont
parlent Heidegger et Wittgenstein125, ne renvoient pas à un ob-
jet déterminé. En revanche, « croire que le Père Noël existe »,
« avoir peur de prendre l’avion », « espérer gagner aux
courses », « désirer entrer à l’Académie française » et « avoir
l’intention d’aller à Rome » sont des états intentionnels qui
« représentent » des objets et des événements avant de se tra-
duire, le cas échéant, par des actions et des gestes appropriés.
Au sens strict, l’intention de faire quelque chose n’est qu’un cas
particulier de l’intentionnalité qui est à l’œuvre dans presque
toute la vie mentale, comme dans la perception et dans l’action
elle-même.
Ŕ 122 Ŕ
Un même contenu peut naturellement être accompagné de
différents modes psychologiques : je peux aimer, craindre, sou-
haiter, vouloir ou même croire prendre l’avion. Chaque état in-
tentionnel suppose une direction d’ajustement (direction of fit)
qui détermine ses conditions de satisfaction ou de réalisation.
Ainsi une croyance, quand elle est vraie, traduit un ajustement
de l’esprit au monde, tandis qu’un désir, quand il est satisfait,
traduit un ajustement du monde à l’esprit. A cette description
des états intentionnels en termes de satisfaction et de réussite,
ou d’échec, Searle ajoute deux compléments importants :
chaque état intentionnel suppose ce que Searle appelle un ré-
seau (network) d’autres états intentionnels (par exemple, pour
désirer entrer à l’Académie française, il faut savoir qu’elle existe,
croire qu’elle a une valeur sociale, penser qu’on remplit les con-
ditions, etc.) et s’appuie sur un socle de capacités, de pratiques
acquises, de compétences Ŕ le know-how de Ryle Ŕ qui consti-
tuent les conditions de possibilité de notre activité intention-
nelle : pour vouloir fabriquer un meuble, je dois savoir utiliser
certains outils, avoir un tour de main, etc.
Ŕ 123 Ŕ
une expérience visuelle d’un objet qui existe, mais ce n’est pas la
présence effective de l’objet, de l’oasis, qui cause l’expérience
visuelle. Il y a donc entre la perception d’un objet réel et
l’hallucination la même différence qu’entre une action inten-
tionnelle réussie et une tentative infructueuse.
Ŕ 124 Ŕ
par les mécanismes chimiques et électriques du cerveau, au ni-
veau microscopique, sans cesser d’exister en tant que tels à leur
niveau.
Ŕ 125 Ŕ
L’analyse des actes de langage chez Searle sert à éclairer
l’intentionnalité de l’esprit, mais cette propriété « sémantique »
se définit en retour par une relation au monde extérieur qui
passe par le sens associé aux mots du langage. Il n’est pas pos-
sible de décrire le langage sans faire appel à l’esprit (mind).
Mais ce dernier ne se distingue du corps que par la propriété
qu’il a de se référer au monde extérieur, par l’intermédiaire du
langage.
Ŕ 126 Ŕ
6. Réalisme et historicisme
Ŕ 127 Ŕ
sibles, puisqu’on dira que le double six n’a qu’une chance sur
trente-six de sortir. La logique modale invite donc à réfléchir
sur les propriétés contingentes du monde réel, celles qui pour-
raient ne pas être, et les propriétés nécessaires, s’il y en a, c’est-
à-dire celles qui ne peuvent pas ne pas être.
Ŕ 128 Ŕ
n’ont pas de sens, de contenu descriptif, mais ce ne sont pas les
noms propres tels que nous les connaissons.
Ŕ 129 Ŕ
thèse de Russell que Searle s’était contenté d’aménager. Pour
Kripke, les noms propres sont ce qu’on appelle en logique mo-
dale des désignateurs rigides, c’est-à-dire des termes qui dési-
gnent le même individu dans tous les mondes possibles, qui se
réfèrent au même objet dans tous les états possibles du monde.
Mais cela veut dire que le nom ne se confond pas avec les des-
criptions définies qui servent à identifier la personne en ques-
tion. Comme il est facile d’imaginer, par exemple, que César n’a
pas écrit la Guerre des Gaules, qu’il a été battu à Pharsale, qu’il
a survécu aux coups de Brutus, ces descriptions mettent en évi-
dence des caractéristiques de César qui sont contingentes. On
peut également imaginer un état du monde où César n’aurait
pas existé : son existence aussi est contingente. En revanche, le
nom désigne de façon rigide l’individu César qui a existé, celui
dont on dit qu’il aurait pu ne pas être tué aux ides de mars. Car
César n’aurait pas pu ne pas être César. Il aurait pu, sans doute,
mener une vie obscure, ne pas conquérir la Gaule. Mais
l’individu dont on parle en disant « César » sera toujours le
même. Cela peut paraître étrange. Prenons l’exemple du pro-
phète Jonas dont la Bible rapporte les tribulations. Dans la con-
ception de Russell améliorée par Searle, le sens du nom « Jo-
nas » est donné par un ensemble de descriptions comme « le
prophète qui a séjourné dans le ventre de la baleine », « le pro-
phète qui a prêché à Ninive », « le prophète qui a écrit le livre de
Jonas ». Or, l’on peut imaginer que chacune de ces descriptions
soit fausse, sans que, pour autant, le nom « Jonas » soit dé-
pourvu de réfèrent. Il a bien existé un homme du nom de Jonas
dont on a dit, par la suite, de façon erronée, qu’il avait prêché à
Ninive, etc. Le nom désigne de façon rigide un être qui a existé,
celui dont on parle, même si tout ce qu’on sait de lui est faux.
Ŕ 130 Ŕ
indépendante des descriptions ultérieures. L’utilisation d’un
nom propre, pourrait-on dire, n’apporte aucune information,
mais sert à faire référence à une personne qui existe ou a existé,
et à laquelle celui qui parle est relié par une « chaîne de com-
munication » en vertu de son appartenance à une communauté
de langage132. Ainsi, ce qui compte dans la référence ne dépend
pas de ce que nous savons au sujet de la personne et de ce que
nous pensons, mais « des autres gens de la communauté, de
l’histoire du chemin suivi par le nom pour nous atteindre », de
la tradition.
Ŕ 131 Ŕ
attaché de façon nécessaire à ce métal. Imaginons à l’inverse
que nous nous trouvions devant un métal qui ait les propriétés
qualitatives de l’or sans en avoir la constitution : dira-t-on que
ce métal Ŕ la pyrite de fer par exemple, ou « pyrite jaune » Ŕ est
de l’or ? Non, bien sûr. La conséquence est que l’or ne peut pas
ne pas être de l’or, en raison de sa structure moléculaire que
l’investigation scientifique découvre empiriquement. En
d’autres termes, le fait que l’or ait 79 pour nombre atomique, ou
que l’eau soit composée de molécules d’H20, est une vérité né-
cessaire Ŕ vraie dans tous les « mondes possibles » Ŕ mais dé-
couverte a posteriori, grâce à l’expérience.
Ŕ 132 Ŕ
de la nature effective des choses particulières qui servent de pa-
radigmes et cette nature effective n’est pas, en général, totale-
ment connue du locuteur. Elle n’est découverte que par la
science136.
Ŕ 133 Ŕ
fique constituait ainsi un ensemble cohérent et résistant, mais
aménageable et révisable, un langage en évolution, et non un
tableau de la réalité. Le réalisme de Kripke et de Putnam, qui
dégage des vérités stables mais particulières, constitue ainsi un
correctif aux tentations sceptiques et relativistes qui peuvent
surgir si l’on accepte l’empirisme modifié de Quine et de Good-
man137.
Ŕ 134 Ŕ
sociales et qui porte sur la possibilité d’une norme ration-
nelle138.
Ŕ 135 Ŕ
cheurs. Mais ces traditions scientifiques paradigmatiques se
succèdent dans l’histoire en se réfutant les unes les autres139.
Ŕ 136 Ŕ
« feu » comme élément des corps. Par un renversement complet
de perspective, Lavoisier voit désormais dans la combustion un
phénomène apparenté à l’oxydation Ŕ donc un apport d’oxygène
Ŕ et non plus la perte d’une substance mystérieuse. Le savant
anglais Joseph Priestley (1733-1804) a certes été le premier à
isoler le gaz libéré par l’oxyde de mercure exposé à la chaleur.
Mais il n’y vit que de l’air ayant perdu une partie de son « phlo-
gistique », et ne voulut jamais admettre que ce gaz était un
corps chimique distinct, et l’un des deux composants de l’air141.
Ŕ 137 Ŕ
gique, un processus unidirectionnel [qui va dans le même sens]
et irréversible. »143
Ŕ 138 Ŕ
écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je
suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale
d’état civil. »145
Ŕ 139 Ŕ
damentale, plus archaïque aussi, un « espace d’ordre », un dé-
coupage premier du monde et des êtres qu’il contient, à partir
duquel sciences et connaissances sont possibles. Cette recherche
des « conditions de possibilité » des sciences ne se confond pas,
naturellement, avec une démarche transcendantale de type kan-
tien ou husserlien, qui veut mettre au jour les conditions de
possibilité éternelles, a priori, de la connaissance en général, et
qui les trouve dans un sujet conscient. Il s’agit ici, au contraire,
de modes d’être de l’expérience de l’ordre, modes d’être, hori-
zons qui se modifient dans l’histoire ou, plus exactement, dont
les permanences et les ruptures font l’histoire. Foucault se veut
donc l’historien de ces « espaces d’ordre », de ces différentes
configurations ou dispositions du savoir, de ces figures diffé-
rentes de l’épistémè (de savoir, en grec) qui sont le sol « posi-
tif » et changeant des sciences particulières et, en particulier,
des sciences de l’homme.
Ŕ 140 Ŕ
de notre modernité et notamment l’apparition ambiguë de
l’Homme comme objet de savoir dans les sciences de l’homme.
A cette époque, on voit surgir un « nouvel esprit médical », avec
Bichat, et une nouvelle conception de la folie comme aliénation,
avec Pinel. La grammaire générale de l’Age classique devient
philologie, l’histoire naturelle devient biologie, l’analyse des ri-
chesses devient l’économie politique. Cette mutation de la fin du
XVIIe siècle et des débuts du XIXe siècle frappe les façons de
« représenter », de « parler », de « classer », d’« échanger », les
façons dont on organise ce qui est visible et invisible, le « ta-
bleau » des choses avec leurs parentés et leurs ressemblances.
Ŕ 141 Ŕ
science est en fait le discours de quelqu’un152. Or, celui qui tient
le discours est celui qui détient la parole et le pouvoir. Ainsi
l’étude des configurations du savoir et des sciences qui en dé-
pendent débouche-t-elle aussi sur une description et une ana-
lyse des pratiques, des institutions, des formes de coercition et
de domination qui les accompagnent. La Naissance de la cli-
nique décrit non seulement un nouveau regard qui réorganise
les limites du visible et de l’invisible, mais également la réorga-
nisation concomitante de l’hôpital. De la même façon, l’Histoire
de la folie ne se contente pas de décrire les révolutions dans les
conceptions de la folie ; elle retrace les pratiques nouvelles qui
les traduisent : le grand enfermement de l’Hôpital général, la
naissance de l’asile. Surveiller et punir, en 1975, décrira de la
même façon la « naissance de la prison » comme pièce essen-
tielle d’une société disciplinaire qui, grâce aux sciences de
l’homme, à la psychologie, à la psychiatrie, à la criminologie,
apprend à connaître les hommes pour mieux les discipliner, les
objective dans un savoir pour les assujettir dans un pouvoir.
Ŕ 142 Ŕ
formation de l’épistémè. Pas plus qu’on ne voit au profit de qui
s’exerce ce pouvoir anonyme et omniprésent qui se diffuse dans
la société disciplinaire. Et surtout, comme le remarque Haber-
mas, ouvrant un débat décisif, on ne voit pas comment cette
généalogie des savoirs et des pouvoirs, qui démasque les ré-
formes humanitaires, en matière pénale notamment, comme
des stratégies et des ruses de la société disciplinaire, peut se
présenter comme une dissidence libératrice en dehors de toute
référence à des normes universelles. Habermas a-t-il vraiment
raison d’écrire que la « généalogie » de la morale moderne et
l’« archéologie » des sciences humaines impliquent, tout en le
repoussant, « un jeu de langage normatif » et que « Foucault
aussi trouve scandaleux la relation asymétrique entre les puis-
sants et les opprimés et l’effet aliénant de technologies de pou-
voir qui blessent l’intégrité morale et physique de sujets ca-
pables de parler et d’agir »153 ?
Contre l’historicisme
Ŕ 143 Ŕ
vérification, en définitive, fait moins appel à l’expérience sen-
sible qu’à des normes publiques et institutionnalisées qui défi-
nissent ce qui est raisonnable dans une société et une culture
données. Or, les débats philosophiques, comme la plupart des
débats de la politique, de la religion, de l’histoire, de la sociolo-
gie, reposent davantage sur l’argumentation que la vérification
et présupposent une idée de la justification rationnelle qui est
plus large que la seule rationalité des normes publiques. Ces
débats n’admettent peut-être pas des réponses théoriques
nettes Ŕ le vrai « péché » métaphysique pour Carnap ; ils ne se
déroulent pourtant pas en dehors de toute référence à une
norme rationnelle de l’argumentation155.
Ŕ 144 Ŕ
mogoniques du Timée de Platon. Les mots n’ont pas le même
sens. Les croyances au sujet des choses qu’ils désignent ne sont
pas les mêmes. Mais il ne s’agit pas, quand on traduit au sens
large, c’est-à-dire quand on explicite la compréhension qu’on
peut avoir d’une phrase, d’un texte, d’un système de pensées, de
montrer que les croyances que ceux-ci impliquent sont les
mêmes que les nôtres ; il s’agit de les rendre intelligibles en
supposant qu’elles sont raisonnables, donc cohérentes. Il n’est
pas de texte si étrange, pourrait dire Putnam, après Davidson,
qui ne puisse devenir intelligible, ne serait-ce que parce qu’il est
reconnu comme un texte, donc comme quelque chose d’humain.
L’étrangeté même ne peut surgir que sur le fond d’une familiari-
té. Inversement, peut-on imaginer, la familiarité ne va jamais
sans quelque étrangeté.
Ŕ 145 Ŕ
lyse »157, suffit à montrer que nous parlons de la même chose.
Si le « mercure volatil » des alchimistes dont parle Bachelard
est d’abord « un cœur humain chargé de passions »158, il est
aussi, en même temps, le mercure du baromètre de Pascal et le
métal liquide que le chimiste définit par son nombre atomique,
80.
Ŕ 146 Ŕ
7. Action et communication
Ŕ 147 Ŕ
(texte 35)160 que le langage ne se réduit pas à ce que Ferdinand
de Saussure appelle la « langue », c’est-à-dire à un code, au sys-
tème des signes phonologiques et lexicaux. Le système de la
langue, que l’on peut comparer à un vocabulaire, est virtuel et
étranger au temps. Au contraire, le discours, c’est-à-dire la « pa-
role », renonciation qui utilise concrètement les signes du code,
est un événement situé dans le temps. On peut enregistrer cette
énonciation, en faire un document, la dater, etc. En disant
quelque chose, nous passons à l’acte.
Ŕ 148 Ŕ
nombre de conditions non verbales, de circonstances, sont réu-
nies. Ainsi, le discours qu’est renonciation « je lègue ma fortune
à mon neveu » Ŕ événement daté, archivé, enregistré Ŕ ne peut
être un acte de langage réussi que si je l’écris de ma main ou si
je le dicte à un notaire, officier public qui seul peut donner à
l’acte un caractère d’authenticité. Des formes sont à respecter,
et cette énonciation testamentaire ne peut avoir les effets dési-
rés que si, autour du « locuteur », les autres personnes garantis-
sent une certaine stabilité, s’engagent à respecter les volontés
du défunt. Toutes les énonciations n’ont pas ce caractère solen-
nel et rituel, n’ont pas la même importance sociale, ne sont pas
entourées du même formalisme. Mais toutes ont cette « force
illocutoire » qui en fait des actes plus ou moins réussis, et qui
engage le locuteur.
Ŕ 149 Ŕ
à-dire dans un complexe d’actions, est une abstraction. Ce n’est
plus un événement au sens de Benvéniste, ce n’est plus un dis-
cours.
Ŕ 150 Ŕ
lui, prisonnier d’une conception qui réduisait la connaissance à
une observation de l’expérience et l’action à un comportement
observable. Il se révéla incapable de remplir sa tâche (défendre
la rationalité, expliquer le développement actuel de la science et
de la technique, promouvoir socialement, politiquement, la con-
ception scientifique du monde) en partie à cause de cette inter-
prétation étroite qui ne pouvait rendre compte ni de la dé-
marche scientifique, comme le montrent Quine, Kuhn, Popper,
ni de l’action humaine, comme le montrent Davidson et tous les
critiques du béhaviorisme*. Manifestement, il faut reprendre les
choses au départ et tenter maintenant de comprendre ce qu’est
une action164.
Ŕ 151 Ŕ
Heidegger de décrire cette « réalité humaine » à partir de l’être-
dans-le-monde, au milieu des choses, des ustensiles, et de la
décrire « en des termes positifs qui masquent toutes les néga-
tions implicites »166. La recherche de 1 être, chez Sartre, passe
par une analyse de la conscience comme ce qui n’est pas le
monde, comme ce qui nie, dépasse, transcende ce qui est, les
choses, les institutions, les réalités pesantes, immobiles,
opaques, qui l’entourent et qui sont, elles, « en soi ». Heidegger,
dans la Lettre sur l’Humanisme qu’il adressera à Jean Beaufret
en 1946, refusera de se reconnaître dans cet existentialisme* du
néant et de la « néantisation » qui, dit-il, se contente de renver-
ser une proposition métaphysique héritée de la tradition sans
s’interroger sur le langage de cette tradition. Or, « le renverse-
ment d’une proposition métaphysique reste une proposition
métaphysique », qui, selon Heidegger, « persiste dans l’oubli de
la vérité de l’être »167. De fait, Sartre reste relativement indiffé-
rent au problème central de la philosophie moderne, celui du
langage. Ce qui l’intéresse manifestement, même dans son
œuvre de romancier (les Chemins de la liberté), c’est le pro-
blème de la liberté humaine dans des situations concrètes, la
critique des conceptions déterministes de la psychologie et, plus
tard, dans la Critique de la raison dialectique, du marxisme.
L’être de l’homme, dit-il, c’est la liberté, mais cette liberté, ins-
pirée de Descartes et des stoïciens, n’est pas « une propriété qui
appartiendrait, entre autres, à l’essence de l’être humain ». « La
liberté humaine précède l’essence de l’homme et la rend pos-
sible, l’essence de l’être est en suspens dans sa liberté »168.
Cette liberté par laquelle l’homme se dégage du monde, de son
propre passé, de sa personnalité figée, est saisie dans l’angoisse,
un terme qui doit autant à Kierkegaard qu’à Heidegger lui-
Ŕ 152 Ŕ
même169. L’angoisse n’est plus un sentiment psychologique
parmi d’autres, mais la prise de conscience de la condition hu-
maine comme essentielle liberté. Pour fuir cette angoisse, l’être
humain peut se réfugier dans des conduites de « mauvaise foi »,
terme technique qui s’oppose à l’inconscient que la psychana-
lyse, aux yeux de Sartre, a tendance à présenter comme une
chose.
Ŕ 153 Ŕ
qui n’est pas limité à ceci ou cela, et qui est le choix de soi-
même et du monde : « une découverte du monde du monde »,
dit Sartre171.
Ŕ 154 Ŕ
responsable, même un fait aussi énorme que la guerre ne
m’imposent pas une contrainte absolue. Je puis toujours, rap-
pelle Sartre, m’y soustraire par le suicide ou la désertion, ou,
pourrait-on ajouter en souvenir de Russell, par l’action pacifiste.
D’où le mot, terrible, de Jules Romains : « A la guerre il n’y a
pas de victimes innocentes. »174 Les faits objectifs qu’on in-
voque pour expliquer un geste, pour disculper, pour excuser, ne
sont donc jamais décisifs ; ils s’insèrent dans une situation qui
est la mienne, que j’accepte par un choix continu de chaque ins-
tant et dont je porte l’entière responsabilité. « Le propre de la
réalité humaine, c’est qu’elle est sans excuse. »
Ŕ 155 Ŕ
sabilité sert à faire le départ entre les conséquences raisonna-
blement prévisibles et les autres. Le langage du droit
s’attachera, par exemple, non seulement à distinguer l’homicide
volontaire (le meurtre avec ou sans préméditation) et l’homicide
involontaire, mais, à l’intérieur de cette dernière catégorie, dif-
férenciera, comme l’article 319 du Code pénal, la « mala-
dresse », l’« imprudence », « l’inattention », la « négligence »,
l’« inobservation des règlements ». Il considérera en outre que
l’homicide n’est ni un délit ni un crime lorsqu’il est « commandé
par l’autorité légitime » ou commandé « par la nécessité ac-
tuelle de la légitime défense de soi-même ou d’autrui » (articles
327 et 328). Sartre objecterait sans doute que la notion
d’« autorité légitime » Ŕ surtout en France en 1943 Ŕ n’a aucune
nécessité naturelle, qu’elle suppose elle-même un choix, celui
d’obéir. Mais le problème n’est pas là. Il est que la responsabili-
té sartrienne est si absolue qu’elle perd toute signification mo-
rale et toute utilité. Si l’on fait entrer dans l’action dont je suis
l’auteur toutes ses conséquences et si l’on considère que toutes
les formes de passivité sont en réalité des choix déguisés, on
élargit l’action jusqu’à en faire le synonyme d’une attitude glo-
bale devant la vie, et tel est bien le sens du terme « existence ».
Mais il s’agit là d’une forme extrême d’idéalisme qui rend
l’individu • auteur » de tout ce qui est présent dans son monde.
Ŕ 156 Ŕ
les contraintes de l’époque, sans se référer non plus à des « va-
leurs naturelles », objectives, accepterait sans « mauvaise foi »,
en toute liberté, le monde dont il est, au sens de Sartre, respon-
sable.
Ŕ 157 Ŕ
néral, par exemple, mettra en balance la valeur d’un objectif
militaire et le prix probable en vies humaines pour l’atteindre.
Si, après la guerre, on lui reproche d’avoir inutilement sacrifié
des vies, dans une boucherie comme celles décrites par Jules
Romains, il faudra bien dégager les raisons de son comporte-
ment, les normes implicites qu’il a suivies, le contraste entre ses
prévisions et les conséquences. Dans ces circonstances-là, où la
part du hasard et du désordre est importante, la légèreté est un
crime. Ou bien encore on distinguera entre les ruses de guerre
admissibles, les crimes de guerre et les crimes contre
l’humanité, qui sont imprescriptibles.
L’idée de norme
Ŕ 158 Ŕ
simple, indécomposable, comme « jaune ». Pas plus qu’on ne
saurait expliquer ce qu’est le jaune à quelqu’un qui ne connaît
pas cette couleur, il n’est possible d’expliquer ce qui est « bon ».
Croire que l’on peut substituer à cette notion simple un équiva-
lent, une propriété que l’objet « bon » ou « bien » aurait égale-
ment, c’est commettre ce que Moore appelle le « sophisme na-
turaliste » (naturalistic fallacy) 178. De la même façon, on peut
essayer de définir le jaune par son équivalent physique (telle
longueur d’ondes). Mais, dit Moore, ces vibrations lumineuses
ne sont pas ce que nous entendons par « jaune », car le jaune
est une notion simple. Le sophisme naturaliste repose en fait
sur une confusion entre le « est » de l’attribution d’un prédicat
(« le plaisir est bien ») et le « est » de l’identité (« le plaisir est
identique au bien »). Le « bon » ne peut donc être défini ; il ap-
partient aux choses comme une propriété simple, une qualité
inanalysable, qui se distingue des propriétés matérielles aux-
quelles elle ne peut se réduire, mais qui est objective.
Ŕ 159 Ŕ
leur, soigneusement distingués des jugements de fait, selon la
recommandation de Hume dans le Traité de la nature hu-
maine, n’étaient que l’expression de sentiments subjectifs.
Moore affirmait encore que le « bien » était quelque chose qui
appartenait aux choses comme une qualité objective, fût-elle
non naturelle et indéfinissable. Mais la théorie « émotiviste »
(en anglais, émotion signifie sentiment) des positivistes ne
cherche pas de normes objectives et se contente de dire, comme
Ayer dans Langage, Vérité et Logique, que les jugements
éthiques, parce qu’ils sont normatifs, ne peuvent être ni vrais ni
faux, et que leur validité ne peut faire l’objet d’une argumenta-
tion180.
Ŕ 160 Ŕ
Aussi les principes de conduite qui servent dans nos rai-
sonnements pratiques pour répondre à la question « Que dois-
je faire ? » ne peuvent-ils être des énoncés indiquant des faits.
Ce sont des habitudes transmises et apprises (dans l’enfance
notamment) qui doivent faire l’objet d’une perpétuelle adapta-
tion aux circonstances, par une série de décisions. Les principes
transmis par la tradition doivent être à la fois acceptés et modi-
fiés, dans un processus qui mêle continuité et rupture, sans qu’il
ne puisse jamais être fait référence à des évidences ou à des faits
objectifs. Dans les termes de Hare : aucune description des faits
ne peut donner une prescription. On voit peut-être la différence
entre le prescriptivisme de Hare et la conception de Sartre : si,
dans l’un et l’autre cas, la morale ne peut reposer sur des va-
leurs objectives, des principes évidents, la décision chez Sartre
est un choix absolu, qui relève uniquement de la liberté indivi-
duelle (comme dans la pièce le Diable et le Bon Dieu), alors que
Hare décrit une dialectique entre les principes appris, reçus, et
les décisions concrètes qui les font vivre en les modifiant. C’est,
si l’on veut une image sommaire, toute l’opposition entre la vio-
lence révolutionnaire qui donne naissance à un nouveau droit et
la jurisprudence anglo-saxonne qui s’établit par référence aux
précédents182.
Ŕ 161 Ŕ
plique (entails) une phrase à l’impératif (« Prenez celui-là »)
183.
Ŕ 162 Ŕ
Qu’est-ce que la justice ?
Ŕ 163 Ŕ
quelle des personnes libres et rationnelles devraient choisir les
règles permanentes et contraignantes de leur association, les
principes généraux, publics, simples et universels selon lesquels
elles répartiront les biens essentiels et trancheront des diffé-
rends qui ne manqueront pas de naître.
Ŕ 164 Ŕ
équité », de préférence à toute autre conception, en particulier
l’utilitarisme.
Ŕ 165 Ŕ
soient « organisées » à l’avantage de chacun, notamment les
plus défavorisés. Ces deux principes sont hiérarchisés selon un
ordre de priorité : pour Rawls, il n’y a pas d’injustice dans le fait
qu’un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la
moyenne, à condition que soit par là même améliorée Ŕ mais
comment peut-on le savoir ? Ŕ la situation des plus défavorisés.
L’égalitarisme du premier principe est donc tempéré par une
sorte de réalisme utilitariste. Mais cette concession est stricte-
ment limitée dans la mesure où le premier principe, de nature
politique, interdit de justifier la perte de liberté de certains par
la quantité plus grande de biens, de « plaisirs » que les autres se
partageraient. Bref, Rawls, comme Rousseau dans le Discours
sur les sciences et les arts, souligne le prix politique de
l’accumulation excessive des richesses.
Ŕ 166 Ŕ
drait tout sacrifier ; elle doit permettre à chacun de mener à
bien son « projet de vie » dans le cadre de multiples associa-
tions qui donnent à chacun le premier des biens, le respect de
soi. La priorité de la justice sur le bien est une façon de défendre
la richesse de la société civile, la diversité des personnalités, la
liberté, contre les contraintes des principes moraux.
Ŕ 167 Ŕ
que serait sa situation, abstraction faite de ses particularités
sociales, psychologiques, physiques, etc. Cet effort de compré-
hension n’est à son tour possible que dans ce que Habermas
appelle une « situation idéale de parole »196, à l’abri des pres-
sions, des manipulations, des peurs et des influences. Chacun,
dans cette discussion « constitutionnelle », est placé dans une
situation d’égalité antérieure à l’égalité d’ailleurs aménageable
qui peut venir de la distribution des biens matériels. L’égalité
première est celle de la discussion sans laquelle les autres re-
vendications à l’égale distribution des biens et à la justice ne
peuvent s’exprimer.
Ŕ 168 Ŕ
de même, chez Sartre l’idée d’une praxis collective qui sur-
monte la dispersion des hommes et dont la première forme est
sans doute le langage : que l’on songe, par exemple, au serment
qui scelle un groupe révolutionnaire198. Même si le contraste est
grand entre le philosophe américain qui cherche les conditions
d’une société stable parce que juste, et le philosophe français
qui décrit la naissance de l’action révolutionnaire, on peut con-
sidérer que la réponse au problème de la justice, c’est-à-dire des
relations entre l’action humaine et ses normes, passe désormais
par une réflexion sur la façon dont ces normes sont établies, sur
le rôle que joue la libre discussion à cette occasion, sur les en-
traves qu’elle peut subir. De même que les lois de la nature ont
perdu de leur réalité absolue pour devenir dépendantes de
l’activité communicationnelle de la science, sans devenir pour
autant de simples représentations subjectives, de même, on
peut penser que les normes éthiques, sociales et politiques qui
ne sont plus considérées comme des lois intangibles de la na-
ture humaine tirent leur validité et leur objectivité relatives de
la qualité de la discussion qui leur a donné naissance, sans pour
autant devenir des maximes arbitraires.
Le libre débat
Ŕ 169 Ŕ
tous les mécanismes d’aliénation et de domination de la société
occidentale, en particulier les mécanismes psychologiques et
culturels. Finalement, c’était la Raison du siècle des Lumières
elle-même qui était jugée pervertie en instrument de domina-
tion, en raison purement instrumentale et calculatrice. Haber-
mas cherche plutôt, sans renier cette dimension ultracritique, à
retrouver une théorie de l’émancipation humaine par la libre
discussion qui peut apparaître comme une réactivation de la
pensée kantienne.
Ŕ 170 Ŕ
Or, Habermas, à partir des années 1970, va changer de
perspective grâce à la découverte des travaux d’Austin, de
Searle, de Strawson, de H. -P. Grice, et découvrir un potentiel
critique au sein du langage ordinaire et de la communication
intersubjective. La théorie des actes de langage présentée
comme une « pragmatique* universelle »203 va donc représen-
ter pour Habermas Ŕ qui donne ainsi un exemple assez rare
d’ouverture réelle à une autre tradition de pensée Ŕ un vrai
changement de paradigme, une révolution dans les façons
d’aborder les relations entre l’action et la théorie : avec eux nous
passons en effet d’une philosophie de la conscience qui
n’envisage qu’une argumentation « monologique », menée en
pensée dans le for intérieur, selon le type de la méditation carté-
sienne, à une philosophie pragmatique du langage qui tient
compte de la dimension irréductible de la communication et de
la discussion dans un espace public, lesquelles constituent une
activité, l’agir communicationnel (das kommunikative Han-
deln), distincte de l’activité instrumentale.
Ŕ 171 Ŕ
tements, la sociologie, par l’usage qu’elle fait de la notion de
rationalité, est fondée sur une compréhension (Verstehen) qui
engage l’observateur, au moins virtuellement, dans un proces-
sus d’intercompréhension (Vertändigung). On ne peut décrire
un comportement sans montrer sa rationalité propre, donc sans
prendre parti devant une « prétention à la validité » (Geltung-
sanspruch).
Ŕ 172 Ŕ
ont mis en effet en évidence, je le rappelle, l’aspect performatif
du langage qui ne se réduit pas à des énoncés vrais ou faux sur
les choses, comme le pense la tradition empiriste, et repose au
contraire sur des « actes de langage » (speech acts, « actions
langagières » (Sprechhandlungen) chez Habermas) par lesquels
j’ordonne, j’affirme, je promets, j’exprime, etc. Chaque énoncia-
tion, fût-ce la plus neutre, la plus objective en apparence,
s’insère dans une action, établit une communication intersub-
jective, élève une prétention à la validité (à la vérité, à la justesse
sociale, à l’authenticité subjective) qui rappelle une critique ;
surtout, chaque énonciation fait appel à un « arrière-plan »
(Searle), à un contexte, à un monde vécu commun aux interlo-
cuteurs209.
Ŕ 173 Ŕ
logique ou, plutôt, il ne conçoit la réflexion philosophique que
dans une coopération avec les sciences sociales, pour autant que
celles-ci « se rattachent au savoir pré-théorique de sujets par-
lant et agissant »213 et renoncent à l’objectivisme positiviste.
Mais il est clair que la découverte de la rationalité communica-
tionnelle donne à Habermas une sorte d’étalon à l’aune duquel
il peut juger les distorsions et les dysfonctionnements de la
communication dans les sociétés occidentales, dans les médias,
dans l’enseignement, dans la vie quotidienne, dans le travail.
Cette description critique de la « colonisation du monde vécu »
lui permet de se référer à l’idéal d’une communication transpa-
rente, sans manipulation, sans arrière-pensées, sans embriga-
dement214. Ce critère prend toute sa valeur à une époque où,
comme Habermas le note dans un entretien215, les domaines
spécifiques du monde vécu Ŕ le monde scolaire, familial, la cul-
ture, la vie quotidienne Ŕ sont de façon croissante soumis à des
impératifs administratifs, à la manipulation des médias et à la
puissance de l’argent.
Ŕ 174 Ŕ
de bonnes raisons de dire ce que nous faisons et de faire ce que
nous disons et que nous pouvons donner ces raisons.
Ŕ 175 Ŕ
normes effectives ; il ne défend pas de valeurs. Il formule un
principe formel qui ne définit aucune morale concrète, mais
résiste au scepticisme : « Ne peuvent prétendre à la validité que
les normes qui sont acceptées (ou pourraient l’être) par toutes
les personnes concernées en tant qu’elles participent à la dis-
cussion. »
Le mythe de la communication ?
Ŕ 176 Ŕ
posés de la phénoménologie husserlienne, et tout particulière-
ment le privilège que celle-ci accorde à l’intuition, comme pré-
sence pleine et entière de l’objet devant le sujet conscient219.
Mais Derrida vise quelque chose de plus large qu’il appelle le
logocentrisme, la « métaphysique de l’écriture phonétique »220,
c’est-à-dire la métaphysique des présocratiques à Heidegger (et
Habermas), qui se définirait par la domination de la parole, de
la voix, de la « raison » (logos), et donc par le refoulement de
l’écriture. Derrida en vient ainsi à esquisser, du moins dans ses
premiers livres, une « science de l’écriture » ou « grammatolo-
gie »221 qui, loin de se confondre avec la linguistique générale
de Saussure et le structuralisme222, en est plutôt la contesta-
tion.
Ŕ 177 Ŕ
et l’humanité, la lettre et l’esprit, le sens propre et le sens figuré,
le corps et l’esprit, le naturel et l’artificiel, le réel et la fiction…
Alors que la philosophie analytique s’attache à résoudre des
problèmes précis par un surcroît de distinctions et de diffé-
rences, Derrida Ŕ dans son projet de « déconstruction » Ŕ
brouille ces oppositions, montre qu’elles sont indécidables, ré-
versibles, paradoxales, instables, qu’elles n’ont rien de fonda-
mental. Projet sceptique, si l’on veut, mais qui revient, aussi,
dans une certaine mesure, à résoudre, ou à dissoudre les pro-
blèmes classiques, en opérant de l’intérieur, en commentant les
textes qui les posent.
Ŕ 178 Ŕ
avec lequel il n’est pas sans affinités, et ce phénomène, Derrida
l’appelle la différance, ou encore la trace224. Cette différance
n’existe pas au sens où un objet existe devant nous ; elle est
avant tout mouvement, opération, jeu, et elle n’est, en fait, per-
ceptible que par ce qu’elle produit, par les différences qu’elle
engendre. La différance est donc antérieure à la différence entre
le signifiant et le signifié, entre le sens et sa traduction, entre le
contenu et son expression. C’est la condition de tout système
linguistique et, partant, de toute pensée.
Ŕ 179 Ŕ
comme le montre peut-être la quête impossible des « données
des sens » jamais définissables…
Ŕ 180 Ŕ
métaphysique »226, Derrida semble concevoir cette « altérité
impensable » non comme une expérience éthique, mais comme
« rapport à la présence impossible », « perte irréparable » et
même, par allusion au Freud d’Au-delà du principe de plaisir,
comme une « pulsion de mort » qui viendrait hanter la parole
vive, la présence vivante.
Ŕ 181 Ŕ
Discours philosophique de la modernité229, il ne s’attarde pas à
montrer que la subversion de la différance a besoin d’un ordre à
subvertir, que l’écriture a besoin d’un contexte dont elle se déta-
chera, que la déconstruction a besoin d’une construction, que, si
le sens propre est indissociable de la métaphore, la métaphore
appelle le sens propre. Les penseurs anglo-saxons évoquent
souvent la confiance et les certitudes, modestes, limitées, sans
fondement, qui sont supposées par tout acte de communication,
fût-ce le plus simple. L’entreprise de Derrida, qui doit davan-
tage à la psychanalyse et à Nietzsche, est plus soupçonneuse,
plus méfiante, envers ce qu’elle considère être en fait la domina-
tion d’une métaphysique cachée mais omniprésente. Est-ce bien
cependant Derrida qui écrit, en défendant Descartes contre
l’interprétation historiciste de Foucault dans l’Histoire de la
folie •. « Le discours et la communication philosophiques (c’est-
à-dire le langage lui-même), s’ils doivent avoir un sens intelli-
gible (…) doivent échapper en fait et simultanément en droit à la
folie. Ils doivent porter en eux-mêmes la normalité (…) : c’est
une nécessité d’essence universelle à laquelle aucun discours ne
peut échapper parce qu’elle appartient au sens du sens »230 ?
Ŕ 182 Ŕ
pressions extérieures, avec un triple objectif : la compréhension
complète de ce dont il est question, l’entente entre les partici-
pants, l’heureuse conclusion d’une décision. Mais il est impos-
sible de ne pas faire l’expérience de ce que Derrida associe à
l’écriture et qui a trouvé son expression pseudo-mythologique
avec la solitude du Zarathoustra de Nietzsche : l’expérience de
l’incompréhension, du malentendu, du différend, de la querelle,
de l’explication, du retard, du différé, de l’interminable « diffé-
rance ». Il est illusoire d’espérer mettre fin à ce différend. Mais
il est contradictoire Ŕ c’est un des thèmes de cette introduction
Ŕ d’imaginer une explication sans compréhension, un malen-
tendu sans entente, un différend sans assentiment.
Ŕ 183 Ŕ
Textes
Concepts et objets*
Ŕ 184 Ŕ
des siècles, avant qu’on ne parvienne à connaître un concept
dans toute sa pureté, à le dépouiller de toutes les enveloppes qui
le dérobaient au regard de l’intellect. Que dire quand, au lieu de
poursuivre ce travail là où il ne semble pas achevé, on le mé-
prise, quand on s’adresse à l’école maternelle, quand on se
tourne vers les plus anciennes étapes de l’évolution de
l’humanité que l’on puisse imaginer, pour découvrir, comme
John Stuart Mill, une arithmétique de nonnettes ou de cail-
loux ?
Ŕ 185 Ŕ
(…) Aujourd’hui nous ne possédons de science qu’en tant
que nous sommes décidés à accepter le témoignage des sens, Ŕ
qu’en tant que nous armons et aiguisons nos sens, leur appre-
nant à penser jusqu’au bout. Le reste n’est qu’avorton et non
encore de la science : je veux dire que c’est métaphysique, théo-
logie, psychologie, ou théorie de la connaissance. Ou bien en-
core science de la forme, théorie des signes : comme la logique,
ou bien cette logique appliquée, la mathématique. Ici la réalité
ne paraît pas du tout, pas même comme problème : tout aussi
peu que la question de savoir quelle valeur a en général une
convention de signes, telle que l’est la logique.
L’état de croyance
Ŕ 186 Ŕ
incessamment l’une dans l’autre, Ŕ cela peut durer une fraction
de seconde, une heure ou des années, Ŕ jusqu’à ce qu’enfin, tout
étant terminé, nous ayons décidé comment nous agirons en des
circonstances semblables à celles qui ont causé chez nous
l’hésitation, le doute. En d’autres termes, nous avons atteint
l’état de croyance.
Ŕ 187 Ŕ
dans un certain sens, elle soit d’une grande importance. Pour
Wittgenstein, elle était fondamentale. Il en fit la base d’une cu-
rieuse sorte de mysticisme logique. Il soutenait que la forme
qu’une proposition vraie partage avec le fait correspondant peut
seulement être montrée, et non pas dite, puisqu’elle ne consiste
pas en un autre mot mais en un arrangement de mots ou de
choses correspondantes. (…)
Ŕ 188 Ŕ
contradictions) qui sont contradictoires, c’est-à-dire fausses en
vertu de leur forme. Pour décider de la vérité ou fausseté de tous
les autres énoncés, il faut s’en remettre aux énoncés protoco-
laires, lesquels (vrais ou faux) sont par là même des énoncés
d’expérience (Erfahrungssätze) et relèvent de la science empi-
rique. Si l’on veut construire un énoncé qui n’appartient pas à
l’une de ces espèces, cet énoncé sera automatiquement dénué de
sens.
Ŕ 189 Ŕ
6. A. -J. AYER, Langage, Vérité et Logique
Le critère de vérifiabilité
Ŕ 190 Ŕ
L’énonciation qui l’exprime peut avoir un sens émotionnel
pour elle, mais elle n’a pas de sens littéral.
La réduction phénoménologique
Ŕ 191 Ŕ
qu’elle s’offre dans l’expérience psychologique, et nous en dévoi-
lerons les présuppositions essentielles. Nous élaborerons en-
suite une méthode de « réduction phénoménologique » qui
nous aidera à triompher des obstacles à la connaissance inhé-
rents à tout mode de recherche tourné vers la nature et à élargir
l’étroit champ de vision que comporte ce mode naturel, jusqu’à
ce que nous ayons découvert le libre horizon des phénomènes
considérés dans leur pureté « transcendantale » et soyons ainsi
parvenus dans le domaine de la phénoménologie au sens propre
que nous lui donnons.
8. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la
perception
Ŕ 192 Ŕ
savoir comment, selon l’apparence, la conscience apprend
quelque chose, la solution ne peut pas consister à dire qu’elle
sait tout d’avance. Le fait est que nous avons le pouvoir de com-
prendre au-delà de ce que nous pensions spontanément. On ne
peut nous parler qu’un langage que nous comprenons déjà,
chaque mot d’un texte difficile éveille en nous des pensées qui
nous appartenaient auparavant, mais ces significations se
nouent parfois en une pensée nouvelle qui les remanie toutes,
nous sommes transportés au centre du livre, nous rejoignons la
source. Il n’y a là rien de comparable à la résolution d’un pro-
blème, où l’on découvre un terme inconnu par son rapport avec
des termes connus. Car le problème ne peut être résolu que s’il
est déterminé, c’est-à-dire si le recoupement des données as-
signe à l’inconnue une ou plusieurs valeurs définies. Dans la
compréhension d’autrui, le problème est toujours indéterminé,
parce que seule la solution du problème fera apparaître rétros-
pectivement les données comme convergentes, seul le motif
central d’une philosophie, une fois compris, donne aux textes du
philosophe la valeur de signes adéquats. Il y a donc une reprise
de la pensée d’autrui à travers la parole, une réflexion en autrui,
un pouvoir de penser d’après autrui qui enrichit nos pensées
propres.
Ŕ 193 Ŕ
tuées et se plient aux conditions négatives de la communication,
à la logique, aux principes de l’ordre et de l’universalité) ? Ou,
au contraire, le langage comporterait-il un événement positif et
préalable de la communication qui serait approche et contact
du prochain et où résiderait le secret de la naissance de la pen-
sée elle-même et de l’énoncé verbal qui la porte ?
Ŕ 194 Ŕ
mais une absence démesurée qui ne peut même pas se matéria-
liser Ŕ ou s’incarner Ŕ en corrélatif d’un entendement, l’infini, et
ainsi, dans un sens absolu, invisible, c’est-à-dire hors toute in-
tentionnalité. Le prochain Ŕ ce visage et cette peau dans la trace
de cette absence et par conséquent dans leur misère de délaissés
et leur irrécusable droit sur moi Ŕ m’obsède d’une obsession
irréductible à la conscience et qui n’a pas commencé dans ma
liberté. Suis-je dans mon égoïté de moi autre chose qu’un
otage ?
Ŕ 195 Ŕ
nus concernant la vie mentale des êtres humains et, si je m’en
défends en alléguant que je ne veux que rectifier la logique des
concepts de conduite mentale, on rejettera probablement cette
excuse comme un simple subterfuge.
Ŕ 196 Ŕ
Trad. de l’anglais par S. Stern-Glllet, Paris, Payot, 1978, p.
16.
Dépasser la métaphysique
Ŕ 197 Ŕ
de la critique pure et simple de la métaphysique rationnelle, en
la considérant précisément sous cet angle. Par là sans doute on
accorde à la pensée de Kant plus que lui-même ne pouvait pen-
ser dans les limites de sa philosophie.
Ŕ 198 Ŕ
dans son langage d’une espèce nouvelle d’entités, il doit intro-
duire un système de nouvelles façons de parler, soumis à de
nouvelles règles ; nous appelions cette procédure la construc-
tion d’un cadre de référence (framework) pour les entités nou-
velles dont il est question. Et nous devons distinguer deux types
de questions sur l’existence : tout d’abord, les questions rela-
tives à l’existence de certaines entités de l’espèce nouvelle à
l’intérieur du cadre de référence ; nous les appelons questions
internes ; et, deuxièmement, les questions concernant
l’existence ou la réalité du système des entités pris comme un
tout, et qui sont appelées questions externes. Les questions in-
ternes et les réponses qu’elles peuvent recevoir sont formulées à
l’aide des formes nouvelles d’expression. Les réponses peuvent
être trouvées soit par des méthodes purement logiques, soit par
des méthodes empiriques, selon la nature, logique ou factuelle,
du cadre de référence. Une question externe, en revanche, a un
caractère problématique qu’il faut examiner plus soigneuse-
ment.
Ŕ 199 Ŕ
le système des choses à une position particulière dans l’espace
et le temps, de telle façon que cette chose ou cet événement
s’adapte aux autres choses reconnues comme réelles selon les
règles du cadre de référence.
Ŕ 200 Ŕ
Je ne puis guère faire ici une esquisse de cette esquisse qui
devint mon premier livre publié. Mais il y a un ou deux argu-
ments dont j’aimerais parler. Ce livre devait fournir une théorie
de la connaissance et, en même temps, contenir un traité sur la
méthode Ŕ la méthode de la science. Cette combinaison était
possible parce que, d’après moi, la connaissance humaine résul-
tait de nos théories, de nos hypothèses et conjectures ; du pro-
duites nos activités intellectuelles. Il y a, bien sûr, une autre
manière de concevoir la « connaissance » : on peut la représen-
ter comme un état d’esprit subjectif, l’état subjectif d’un orga-
nisme. Mais je choisis de l’étudier comme un système
d’énoncés, comme des théories soumises à discussion. La
« connaissance » est dans ce sens objective ; et elle est hypothé-
tique ou conjecturale.
Ŕ 201 Ŕ
tables ; et Ŕ si elles résistent aux tests Ŕ celles qui sont les mieux
testées.
Ŕ 202 Ŕ
14. W. -V. -O. QUINE, Relativité de l’ontologie et
autres essais
Ŕ 203 Ŕ
velle et avec un statut éclairci. L’épistémologie, ou quelque
chose de ressemblant, s’est simplement conquis droit de cité à
titre de chapitre de psychologie et donc de science naturelle.
Elle étudie un phénomène naturel, à savoir un sujet humain
physique. (…)
Ŕ 204 Ŕ
science qui en est l’objet. Cette attitude est du reste celle que
Neurath préconisait déjà au temps du Cercle de Vienne, par sa
comparaison du marin obligé de refaire son bateau alors qu’il
est dedans, en train de voguer sur la mer.
Mon but dans l’étude qui suit est moins de défendre cer-
taines thèses que Cassirer et moi avons en commun, que de jeter
un regard lucide sur certaines questions capitales qu’elles soulè-
vent. En quel sens précisément y a-t-il plusieurs mondes ?
Qu’est-ce qui distingue les mondes authentiques et les mondes
Ŕ 205 Ŕ
controuvés ? De quoi les mondes sont-ils faits ? Comment sont-
ils faits ? Quel rôle les symboles jouent-ils dans leur fabrica-
tion ? Quelle relation y a-t-il entre la fabrication des mondes et
la connaissance ? Nous devons regarder en face ces questions,
même si elles sont encore loin de recevoir des réponses com-
plètes et définitives.
Ŕ 206 Ŕ
conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidi-
fiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des
propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se
liquéfiant.
Ŕ 207 Ŕ
Quant à moi, je ne le crois pas. Même s’il existe une classe
bien définie d’assertions, à laquelle nous pouvons nous borner,
cette classe sera toujours assez large. Dans cette classe on trou-
vera les assertions suivantes :
Ŕ 208 Ŕ
toire, questions de précision, etc. Si on se contente de se borner
à des assertions d’une simplicité idiote ou idéale, on ne réussira
jamais à démêler le vrai d’avec le juste, l’équitable, le mérité, le
précis, l’exagéré, etc., l’aperçu et le détail, le développé et le con-
cis, et le reste.
Ŕ 209 Ŕ
Mais, même si on laisse de côté le problème des systèmes
de croyances individuels, l’on fera peut-être remarquer que
Wittgenstein, en reconnaissant un élément dynamique dans le
système collectif de croyances, remet en question l’idée même
qui guide notre démarche. (…) Personne ne peut nier que la
conception géocentrique de l’univers Ŕ ou du moins de ce que
nous appelons aujourd’hui le système solaire Ŕ ait fait partie à
une certaine époque du cadre de la pensée humaine. Il en va de
même pour tel ou tel mythe de la création. Ou pour telle ou telle
forme d’animisme. Si notre « cadre de référence », pour em-
ployer la formule de Wittgenstein [De la certitude, §83], peut
subir des révolutions aussi radicales que la révolution coperni-
cienne (la vraie, pas la « révolution copernicienne » de Kant
[Critique de la raison pure, p. 740], pourquoi devrions-nous
supposer qu’il y a dans ce cadre quoi que ce soit de « fixe et inal-
térable » ?
Ŕ 210 Ŕ
de référence, qui ne sont « sujets à aucune modification, ou si-
non à une modification imperceptible », c’est-à-dire les aspects
auxquels nous sommes attachés par un engagement (commit-
ment) humain ou naturel si profond qu’ils résistent, et résiste-
ront, on peut le penser, à toutes les révolutions de la pensée
scientifique ou de l’évolution sociale.
Ŕ 211 Ŕ
rale ce qui en atteste la présence. (Quelques extrémistes sont
prêts à la refuser même aux mammifères autres que l’homme.)
Sans doute se trouve-t-elle sous une quantité innombrable de
formes qui excèdent la portée de notre imagination, sur d’autres
planètes, dans d’autres systèmes solaires à travers l’univers.
Mais peu importe la manière dont la forme peut varier, le fait
même qu’un organisme possède une expérience consciente,
montre que cela fait un certain effet d’être cet organisme (that
there is something it is like to be that organism). Cela peut im-
pliquer d’autres choses quant à la forme que prend cette expé-
rience, et cela peut même (bien que j’en doute) avoir des impli-
cations quant au comportement de l’organisme. Mais fonda-
mentalement un organisme a des états mentaux conscients si
cela lui fait un certain effet d’être cet organisme -un certain effet
pour l’organisme.
Un animal rationnel
Ŕ 212 Ŕ
massive efface cet arrière-plan de croyances vraies auquel on
doit nécessairement se référer si l’on veut mettre en évidence
une erreur. Bien mesurer dans quelles limites et en quel sens
nous pouvons attribuer de façon intelligible aux autres hommes
de grossières erreurs et des raisonnements erronés, c’est voir
une fois encore qu’on ne peut séparer la question de savoir
quelles sont les notions dont dispose une personne, et la ques-
tion de savoir ce qu’elle fait de ces notions dans ses croyances,
ses désirs et ses intentions. Si nous ne parvenons pas à décou-
vrir un modèle (pattern) cohérent et plausible dans les attitudes
et les actions des autres, nous renonçons purement et simple-
ment à les traiter comme des personnes. (…)
Ŕ 213 Ŕ
21. J. -R. SEARLE, Du cerveau au savoir
Ŕ 214 Ŕ
tisées ou non. Aussi, généralement, les états d’intention ont-ils
des « conditions de satisfaction ». Chaque état, en lui-même,
détermine les conditions dans lesquelles il est vrai (dans le cas
d’une croyance), dans lesquelles il est exaucé (dans le cas d’un
désir) ou les conditions dans lesquelles il est concrétisé (dans le
cas d’une intention). Dans chaque cas, l’état mental représente
ses propres conditions de satisfaction.
Ŕ 215 Ŕ
Qu’avons-nous montré jusqu’ici, si tant est que nous ayons
montré quoi que ce soit ? Premièrement, j’ai dit qu’il y a une
doctrine généralement admise concernant la façon dont la réfé-
rence des noms est déterminée et que cette doctrine, en général,
n’est pas conforme à la réalité. Il n’est pas vrai, en règle géné-
rale, que la référence d’un nom soit déterminée par des traits
singularisants, des propriétés identifiantes que possède le réfè-
rent et dont le locuteur sait ou croit que le réfèrent les possède.
D’abord, il n’est pas nécessaire que les propriétés auxquelles
pense le locuteur soient singularisantes. Ensuite, même si elles
le sont, elles peuvent très bien ne pas être vraies du réfèrent que
vise effectivement le locuteur, mais de quelque chose d’autre ou
de rien du tout. C’est le cas lorsque le locuteur a des croyances
erronées au sujet d’une certaine personne. Ce n’est pas qu’il ait
des croyances correctes au sujet de quelqu’un d’autre, mais il a
des croyances erronées au sujet d’une certaine personne. Dans
des cas de ce genre, la référence semble finalement déterminée
par le fait que le locuteur fait partie d’une communauté de locu-
teurs qui utilisent le nom. Le nom lui a été transmis grâce à une
tradition, de maillon en maillon.
Deuxièmement, j’ai dit que même si, dans certains cas spé-
ciaux, notamment dans certains cas de baptême initial, un réfè-
rent est effectivement déterminé par une description, par une
propriété singularisante, bien souvent la fonction de la proprié-
té n’est pas de fournir un synonyme, de fournir quelque chose
dont le nom est une abréviation. Sa fonction, c’est de fixer la
référence. Elle fixe la référence au moyen de certains traits con-
tingents de l’objet. Le nom qui dénote cet objet est alors utilisé
pour désigner l’objet en question, même en référence à des si-
tuations contrefactuelles dans lesquelles l’objet n’a pas les pro-
priétés en question.
Ŕ 216 Ŕ
23. H. PUTNAM, Realism and Reason
Ŕ 217 Ŕ
aucune connaissance]. Ils ont affirmé qu’il s’agissait d’une
simple proposition (proposal) qui ne pouvait être, en tant que
telle, ni vraie ni fausse. Mais ils ont argumenté en faveur de leur
proposition et, de ce fait, leurs arguments étaient (inévitable-
ment) disqualifiés. Mon objection tient donc toujours.
Ŕ 218 Ŕ
normale ne se propose pas de découvrir des nouveautés, ni en
matière de théorie, ni en ce qui concerne les faits, et, quand elle
réussit dans sa recherche, elle n’en découvre pas. Pourtant, la
recherche scientifique découvre très souvent des phénomènes
nouveaux et insoupçonnés et les savants inventent continuelle-
ment des théories radicalement nouvelles. L’étude historique
permet même de supposer que l’entreprise scientifique a mis au
point une technique d’une puissance unique pour produire des
surprises de ce genre. Si nous voulons que ce trait caractéris-
tique de la science s’accorde avec ce que nous avons dit précé-
demment, il nous faut admettre que la recherche dans le cadre
d’un paradigme doit être une manière particulièrement efficace
d’amener ce paradigme à changer. Car c’est bien là le résultat
des nouveautés fondamentales dans les faits et dans la théorie :
produites par inadvertance, au cours d’un jeu mené avec un cer-
tain ensemble de règles, leur assimilation exige l’élaboration
d’un autre ensemble de règles. Une fois qu’elles seront devenues
parties intégrantes de la science, l’entreprise scientifique ne sera
jamais plus exactement la même. (…)
Ŕ 219 Ŕ
Trad. de l’américain par L Meyer, Paris, Flammarion, 1983,
p. 82.
Ŕ 220 Ŕ
26. M. FOUCAULT, les Mots et les Choses
Ŕ 221 Ŕ
Paris, Gallimard, 1966, p. 338.
Ŕ 222 Ŕ
ceux contenus dans les lois d’un État, qui sont d’une application
très générale, et auxquels il est par suite difficile d’échapper,
sont perçus comme plus proches des jugements moraux que les
règlements des Chemins de fer. Mais surtout les principes mo-
raux, en partie à cause de leur universalité complète, sont deve-
nus si enracinés (entrenched) dans nos esprits Ŕ selon les voies
que j’ai déjà décrites Ŕ qu’ils ont acquis un caractère presque
factuel et sont parfois même utilisés non comme des jugements
de valeur, mais comme de simples énoncés de fait, comme nous
l’avons vu. Rien de tout cela n’est vrai des impératifs comme
« Ne fumez pas », et cela suffirait à expliquer la différence dans
la façon dont sont perçus les deux types d’énoncés. Cependant,
comme mon intention n’est pas de nier que les jugements mo-
raux soient utilisés parfois de façon non évaluative, mais seule-
ment d’affirmer qu’il y a des emplois évaluatifs, cette différence
dans la façon dont ces deux types sont perçus ne détruit nulle-
ment mon argument. Il serait absurde, en effet, d’affirmer que
« Interdit de fumer » équivaut à tous égards à « Vous ne devriez
pas fumer ». Ce que j’ai affirmé, c’est seulement qu’ils ont ceci
en commun qu’ils impliquent tous les deux des impératifs sin-
guliers tels que « Ne fumez pas » (à l’instant présent).
Ŕ 223 Ŕ
entrer dans une société particulière ou pour établir une forme
particulière de gouvernement. L’idée qui nous guidera est plutôt
que les principes de la justice valables pour la structure de base
de la société sont l’objet de l’accord originel. Ce sont les prin-
cipes mêmes que des personnes libres et rationnelles, dési-
reuses de favoriser leurs propres intérêts et placées dans une
position initiale d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, défi-
niraient les termes fondamentaux de leur association. Ces prin-
cipes doivent servir de règle pour tous les accords ultérieurs ; ils
spécifient les formes de la coopération sociale dans lesquelles
on peut s’engager et les formes de gouvernement qui peuvent
être établies. C’est cette façon de considérer les principes de la
justice que j’appellerai la théorie de la justice comme équité
(fairness).
Ŕ 224 Ŕ
même jusqu’à poser que les partenaires ignorent leurs propres
conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques particu-
lières. Les principes de la justice sont choisis derrière un voile
d’ignorance.
Ŕ 225 Ŕ
sourds : le pessimisme des bourgeois a décidé depuis longtemps
de s’en tenir à cette constatation-, le rapport originel des
hommes entre eux se réduirait à la pure et simple coïncidence
extérieure de substances inaltérables ; dans ces conditions, il va
de soi que chaque mot en chacun dépendra, dans sa significa-
tion présente, de ses références au système total de l’intériorité
et qu’il sera l’objet d’une compréhension incommunicable. Seu-
lement, cette incommunicabilité Ŕ dans la mesure où elle existe
Ŕ ne peut avoir de sens que si elle se fonde sur une communica-
tion fondamentale, c’est-à-dire sur une reconnaissance réci-
proque et sur un projet permanent de communiquer ; mieux
encore : sur une communication permanente, collective, institu-
tionnelle de tous les Français, par exemple, par l’intermédiaire
constant, même dans le silence de la matérialité verbale, et sur
le projet actuel de telle ou telle personne de particulariser cette
communication générale. En vérité, chaque mot est unique, ex-
térieur à chacun et à tous ; dehors, c’est une institution com-
mune ; parler ne consiste pas à faire entrer un vocable dans un
cerveau par l’oreille mais à renvoyer par des sons l’interlocuteur
à ce vocable, comme propriété commune et extérieure. (…)
Ŕ 226 Ŕ
30. K. -O. APEL, l’Éthique à l’âge de la science
Ŕ 227 Ŕ
Or, comme toutes les énonciations linguistiques et en outre
toutes les actions et expressions corporelles humaines (en tant
qu’elles sont verbalisables) peuvent être comprises comme des
arguments virtuels, la norme fondamentale de la « reconnais-
sance » de tous les hommes en tant que « personnes » (au sens
de Hegel) est virtuellement impliquée par la norme de la recon-
naissance réciproque des partenaires de la discussion. Autre-
ment dit, tout être capable de communication linguistique doit
être reconnu ! comme une personne, du fait que dans toutes ses
actions et énonciations il est un partenaire de discussion virtuel
et du fait que la justification illimitée de la pensée ne peut re-
noncer à aucun partenaire de discussion et à aucune de ses con-
tributions virtuelles à la discussion. C’est cette exigence d’une
reconnaissance réciproque des personnes en tant que sujets de
l’argumentation logique, et non le seul usage logiquement cor-
rect de l’entende-1 ment de l’individu, qui justifie à mon avis
que l’on parle d’une « éthique de la logique ».
Ŕ 228 Ŕ
rant la variété et la multiplicité des langues me semble être
chose très fictive. Il y a le phénomène de la traduction, on sait
apprendre une langue étrangère, l’utiliser, et employer plusieurs
schématismes linguistiques, et on ne pense aucunement perdre
quelque chose en se plongeant dans une langue nouvelle. Au
contraire, on se rend compte que tout devient plus vaste, plus
large, que tout est nouveau et c’est pourquoi c’est intéressant et
instructif. La théorie qui permet de décrire ce résultat est la
théorie de l’herméneutique. Cela veut dire que chaque langue a
la possibilité de tout dire. Et c’est pourquoi chaque langue n’est
pas du tout une limitation de notre expérience et qu’elle est seu-
lement un intermédiaire qui nous rapproche des choses. Sans
doute, c’est toujours un rapprochement un peu limité, mais on
peut changer de vue, on peut se rapprocher d’un autre point de
vue, dans une autre langue, etc. C’est pourquoi le cas de
l’herméneutique est beaucoup plus fondamental et n’est pas
limité à une question de méthodologie des sciences humaines.
Car se rapprocher du monde par le langage, ce n’est pas l’affaire
propre des sciences humaines mais c’est la situation humaine
en général. Pour rendre compte de cette situation, on doit natu-
rellement examiner toutes ces formes, toutes ces possibilités du
langage et je crois qu’il y a là un rapprochement très fertile, qui
n’est pas encore assez utilisé, entre l’analyse de la langue quoti-
dienne en Angleterre et notre tradition continentale.
Ŕ 229 Ŕ
32. J. HABERMAS, Vorstudien und Ergänzungen
zur Theorie des kommunikativen Handelns231
Ŕ 230 Ŕ
La théorie de l’agir communicationnel se propose égale-
ment de rechercher la raison inhérente à la pratique quoti-
dienne de la communication, et de reconstruire un concept in-
tégral de la raison en partant de la base de validité du discours.
Lorsque nous partons de l’emploi non communicationnel du
savoir propositionnel dans des actions tournées vers un but,
nous effectuons un choix préalable en faveur de ce concept de
rationalité instrumentale et cognitive qui, par le biais de
l’empirisme, a si fortement marqué l’autocompréhension de la
modernité. Ce concept a, dans ses connotations, l’affirmation
victorieuse de soi qui est rendue possible grâce à la maîtrise in-
formée des conditions d’un monde contingent et à l’adaptation
intelligente à celles-ci. Lorsque nous partons, au contraire, de
l’emploi communicationnel du savoir propositionnel dans des
actes de langage, nous effectuons un choix préalable en faveur
d’un concept de rationalité plus large qui se rattache à
d’anciennes représentations du Logos. Ce concept de rationalité
communicationnelle a des connotations qui, en définitive, nous
ramènent à l’expérience centrale de la force du discours argu-
mentatif. Dans ce discours, qui est facteur d’union sans con-
trainte et de consensus, les différents participants dépassent
leurs conceptions subjectives initiales et, grâce à la communau-
té des convictions rationnellement motivées, prennent cons-
cience à la fois de l’unité du monde objectif et de
l’intersubjectivité de leur contexte de vie.
Ŕ 231 Ŕ
peut défaire ces attachements exclusifs. Elle peut faire valoir,
contre ces conceptions cognitivistes et ontologiques unilaté-
rales, les droits de cette compréhension décentrée du monde qui
fait s’entrecroiser d’emblée le monde objectif et le monde sub-
jectif et social, et qui réclame la prise en compte simultanée des
prétentions à la validité de la vérité propositionnelle, de la jus-
tesse normative, de la véracité et, selon les cas, de l’authenticité.
Un nouvel historicisme
Ŕ 232 Ŕ
naissance comme vision de ce qu’Austin a appelé « l’ontologie
du divers sensible », ils firent clairement voir ce que Dewey
avait été incapable de mettre en évidence : pourquoi il fallait
abandonner les conceptions communes aux grands philosophes
de l’époque moderne. (…)
Ŕ 233 Ŕ
Trad. de l’américain par J. Lacoste, Minneapolis, Brighton,
The Harvester Press, 1982, p. 75.
Oui, bien sûr, tous les jours. Les effets de signature sont la
chose la plus courante du monde. Mais la condition de possibili-
té de ces effets est simultanément, encore une fois, la condition
Ŕ 234 Ŕ
de leur impossibilité, de l’impossibilité de leur rigoureuse pure-
té. Pour fonctionner, c’est-à-dire pour être lisible, une signature
doit avoir une forme répétable, itérable, imitable ; elle doit pou-
voir se détacher de l’intention présente et singulière de sa pro-
duction. C’est sa mêmeté qui, altérant son identité et sa singula-
rité, en divise le sceau.
Expliquer et comprendre
Ŕ 235 Ŕ
un récit dans la théorie de l’histoire -, dans cette mesure, la dis-
continuité est insurmontable entre les deux régions du savoir.
Mais discontinuité et continuité se composent entre les sciences
comme la compréhension et l’explication dans les sciences.
Ŕ 236 Ŕ
Paris, Le Seuil, 1986, p. 181.
Ŕ 237 Ŕ
Bibliographie
Ŕ 238 Ŕ
H. Bergson, Œuvres, Paris, P. U. F., 1970.
Ŕ 239 Ŕ
R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-
Flammarion, 1979.
Ŕ 240 Ŕ
J. Habermas, Connaissance et intérêt (Erkenntnis und In-
teresse, 1968), trad. fr. G. Clemençon et J. -M. Brohm, Paris,
Gallimard, 1976.
Ŕ 241 Ŕ
M. Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ? [Die Frage nach
dem Ding, 1962), trad. fr. J. Reboul et J. Taminiaux, Paris, Gal-
limard, 1971.
Ŕ 242 Ŕ
E. Kant, Œuvres philosophiques, 1.1, II et III, Paris, Galli-
mard, 1980-1985. a. kenny, Wittgenstein (1973), trad. fr. J. -F.
Malherbe, Verviers, Marabout, 1975.
Ŕ 243 Ŕ
T. Nagel, Questions mortelles (Mortal questions, 1979),
trad. fr. P. Engel et Cl. Engel-Tiercelin, Paris, Presses Universi-
taires de France, 1983.
Ŕ 244 Ŕ
H. Putnam, Raison, vérité et histoire (Reason, Truth and
History, 1981), trad. fr. A. Gerschenfeld, Paris, Éditions de
Minuit, 1984.
Ŕ 245 Ŕ
B. Russell, Logic and Knowledge, Londres, 1956.
Ŕ 246 Ŕ
P. -F. Strawson, Études de logique et de linguistique (Logi-
co-Linguistic Papers, 1971), trad. fr. J. Milner, Paris, Le Seuil,
1977.
Ŕ 247 Ŕ
Glossaire
Ŕ 248 Ŕ
Logicisme : théorie selon laquelle les mathématiques
peuvent être entièrement déduites de la logique (Frege, Rus-
sell).
Ŕ 249 Ŕ
la connaissance que nous en avons. S’oppose en ce sens à idéa-
lisme ; 2. doctrine selon laquelle une notion générale se réfère
à une réalité objective, non sensible, qui a une existence en de-
hors de l’esprit (par exemple, l’Idée chez Platon). S’oppose en ce
sens à nominalisme.
Ŕ 250 Ŕ
Repères chronologiques
La philosophie américaine
La tradition analytique
Ŕ 251 Ŕ
1921 : Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus
Ŕ 252 Ŕ
1960 : Gadamer, Vérité et Méthode
Ŕ 253 Ŕ
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