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MASTER I Semestre 1
Master de Philosophie 2020-2021
V 13 PH5
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
Sens et évolution du concept de « transcendance »
dans la phénoménologie allemande et française

3ème Séance : Mardi 29 septembre

C’est pourquoi Husserl se trouve ici à un tournant décisif : ou bien interpréter la


cogitatio donnée de manière évidente, comme « donnée absolue », à la façon des Recherches
Logiques, c’est-à-dire exclusivement comme acte du sujet, du point de vue d’une immanence
seulement « réelle », c’est-à-dire en définitive psychologique ; ou bien considérer que la
cogitatio, n’étant pas séparable de son cogitatum en tant que tel, doit inclure son rapport à
l’objet, et donc impose d’élargir l’immanence telle que les Recherches Logiques la pré-
concevaient, en y intégrant l’objet intentionnel visé, en tant que visé, et tel que visé.
C’est ce second choix que fait Husserl en 1907, explicitement dans les alinéas 17 à 21
de cette deuxième leçon (= texte d’appui n° 2).
L’alinéa 17 commence par rappeler la conception initiale de l’opposition entre
immanence et transcendance, celle-là même qui était sous-jacente aux thèses de la Recherche
V : immanent signifiant alors être contenu « réellement », c’est-à-dire comme une partie
interne, dans le vécu cognitif (la cogitatio), parce qu’on considérait que seul le contenu noétique
de l’acte était véritablement donné, la transcendance était l’extériorité par rapport au contenu
interne de l’acte de conscience. Mais, à présent, ce n’est pas l’inclusion dans l’acte cognitif
comme vécu psychique qui détermine le caractère de « donné », c’est au contraire, et
inversement, l’évidence cartésienne de l’être-donné qui décide de l’immanence. C’est pourquoi,
Husserl reconnaît, dès le début de cet alinéa 17, que transcendance et immanence ont désormais
un « double sens ». Et c’est pourquoi aussi il précise, au début de l’alinéa 18, qu’à l’immanence
comme inclusion réelle dans le vécu cognitif il faut substituer maintenant
« une tout autre immanence, à savoir la présence absolue éclairent, la
présence en personne au sens absolu. »
et cela, parce que
« cette façon d’être donné, qui exclut tout doute qui est un sens, qui est
une vue est saisi tout à fait immédiate de l’objet visé lui-même est telle qu’il est,
constitue le concept précis d’évidence, entendue comme évidence immédiate ».
Or, si le nouveau concept d’immanence signifie l’être-donné évident pour une intuition
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réflexive immédiate, l’objet visé, en tant que visé et tel que visé, l’objet intentionnel donc, est
tout aussi « immanent » en ce second sens, que l’acte de visée lui-même ! La nouvelle
immanence, l’immanence « cartésienne » de l’être-donné, peut donc accueillir et intégrer, non
seulement l’acte comme pôle noétique de la connaissance, mais aussi l’objet intentionnel, cet
objet intentionnel que les Recherches Logiques considéraient, elles, comme transcendant.

La modification du concept d’immanence opère donc un élargissement de la sphère de


l’immanence phénoménologique, en y intégrant l’objet intentionnel en tant que visé, c’est-à-
dire comme corrélat intentionnel de l’acte cognitif. Cette révision du concept d’immanence
entraîne donc nécessairement une modification correspondante du concept de la transcendance :
Et c’est cette nouvelle « transcendance » que Husserl définit tout aussitôt dans le même alinéa
18, en écrivant :
« Toute connaissance non évidente, connaissance qui, tout en visant ou
posant l’objet, ne le voit pas lui-même, est transcendante au second sens. En elle,
nous sortons au-delà de ce qui se trouve donné au vrai sens, au-delà de ce qui
peut être vu et saisi directement. »
Le concept de transcendance conserve donc un même noyau de sens : celui d’un être
posé au-delà de la limite du donné subjectif. Néanmoins, l’extension de ce qu’il convient de
considérer phénoménologiquement comme « donné subjectif » ayant été considérablement
élargie, le domaine de la transcendance au second sens se réduit au seul domaine de ce qui
n’apparaît pas comme présent-en-personne ou « vu directement » « lui-même », du point de
vue de l’acte considéré.

Illustrons, par un exemple concret, le sens de cette modification fondamentale du


partage entre immanence et transcendance, effectuée par Husserl en 1907. Nous prendrons
l’exemple d’un acte de perception : ma vision d’un arbre dans mon jardin.
Selon le premier sens d’immanence et de transcendance (dans les Recherches Logiques)
l’immanent est l’acte de viser un certain objet, et de l’appréhender selon un certain sens, en tant
qu’événement psychique. Le domaine de la transcendance commence donc au seuil de l’objet
comme tel, c’est-à-dire au seuil du monde, comme ce à quoi se rapportent la représentation et
son intentionnalité.
Si par exemple je vois devant moi cet arbre dans le jardin, l’immanent est mon vécu
d’un ensemble de sensations présentatives, et de l’acte de reconnaître, sur la base de ces
sensations, un jardin et un arbre au milieu ; le transcendant, en revanche, c’est l’arbre et le jardin
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eux-mêmes. L’objet est transcendant ici, au sens où il est extérieur à la conscience, et parce que
la conscience est identifiée au sujet psychologique.
Selon le nouveau sens d’immanence et de transcendance, (selon la phénoménologie
transcendantalisée, à partir de l’hiver 1906-07) le domaine de l’immanent comporte, non
seulement le vécu intentionnel comme acte d’appréhension donateur de sens, mais aussi l’objet
intentionnel auquel il se rapporte, en tant qu’il s’y rapporte, et tel que cet objet apparaît à l’acte
de conscience dans l’effectuation de cet acte : en conséquence, le domaine de la transcendance
ne comporte que ce qui, du monde des objets, n’apparaît pas à la conscience intentionnelle.
Dans notre exemple, ce qui est immanent maintenant, c’est toujours mon acte de
sensations visuelles et d’appréhension de cela comme « arbre », bien entendu, mais aussi – et
c’est l’élément nouveau – l’arbre-apparaissant, tel qu’il m’apparaît, et dans la mesure où il
apparaît, se donnant en personne dans ce voir lui-même ; ce qui est transcendant alors, ce n’est
plus l’arbre tout court, mais seulement ce qui, de cet arbre, n’est pas donné : la structure
physico-chimique du tronc, de ses feuilles et de ses fleurs, ses racines, la sève qui y circule, etc.
On le voit : le seuil de la transcendance est devenu la ligne de partage entre l’objet tel qu’il
apparaît, dans le vécu cognitif et selon ce vécu, et l’objet tel qu’il est sans apparaître, au-delà
de tout apparaître, c’est-à-dire tel que la science positive prétend le déterminer : c’est l’objet
physique, comme situé au-delà de la portée de notre expérience sensible.
Il y a donc une part du domaine de la transcendance réelle, de la transcendance comme
être extra-conscient, qui se trouve désormais recevoir le statut de donnée immanente : il s’agit
de cette part des objets qui se donne comme apparaissant dans le vécu cognitif. Ce qui de
l’objet, en tant qu’objet intentionnel, apparaît et peut apparaître, Husserl le considérera
désormais comme immanent « au sens intentionnel ». L’élaboration du concept d’immanence
intentionnelle, de cette immanence qui coïncide avec une transcendance réelle, est la révolution
fondamentale qui a fait de la phénoménologie de Husserl une phénoménologie
« transcendantale » : une phénoménologie capable de fonder de l’« intérieur » de la subjectivité
l’objectivité des objets.
De la découverte du concept d’immanence intentionnelle, et de la modification
consécutive de la délimitation de la sphère de la transcendance, découle donc la nécessité de
distinguer entre deux concepts de transcendance dans la phénoménologie transcendantale : à
la transcendance comme extériorité radicale par rapport à tout vécu subjectif et à toute
expérience de conscience possible, il faut opposer maintenant la transcendance des objets du
monde en tant qu’objets intentionnels accessibles dans l’apparaître que suscitent les actes de
connaissance. Cette première transcendance, est la transcendance de la chose physique, que les
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sciences positives s’efforcent de déterminer, et qu’elles prétendent atteindre ; on peut l’appeler


transcendance absolue. La seconde transcendance en revanche, dans la mesure où elle coïncide
avec le domaine de l’apparaître phénoménal des objets, et où elle peut se trouver intégrée à la
subjectivité au titre de l’immanence intentionnelle, n’est pas une transcendance absolue ; il faut
la nommer la transcendance phénoménale. Ce n’est qu’une transcendance relative, puisqu’elle
est relative à l’acte de connaître, à son intentionnalité, et qu’elle n’apparaît comme
transcendante que dans le processus de l’apparaître et du point de vue de la conscience de cet
apparaître.

5. La transcendance constituable : l’objectivité et ses régulations aprioriques.


Textes de référence :
Idées directrices pour une phénoménologie pure …,tome I (= Ideen I, 1913) ; Paris, Gallimard,
trad. P. Ricoeur, 1950, Coll. TEL, n° 94. : §§ 40, 41, 47.
a) La découverte de la régulation apriorique de la corrélation noèse / noème : l’exemple
de la fonction des esquisses dans la perception de chose. (Ideen I, § 41)

Husserl, il est vrai, ne distingue pas par deux expressions différentes ces deux formes
de transcendance. Les expressions de « transcendance absolue, », et de « transcendance
phénoménale » ne sont pas de Husserl, mais de l’auteur du présent cours. L’absence d’une
distinction qui soit marquée de façon terminologique, par exemple, comme ici, par le choix de
deux adjectifs distincts, traduit évidemment l’intention philosophique profonde du fondateur de
la phénoménologie : si, d’un côté, Husserl reconnaît expressément la distinction de ces deux
formes de transcendance, en revanche son intention philosophique de fond est de démontrer
que la transcendance de la chose physique, cette transcendance réelle qui ne se laisse pas
résorber directement dans l’immanence intentionnelle de l’apparaître-en-tant-qu’objet, n’est
pourtant qu’une forme dérivée de la transcendance phénoménale, et est donc elle-même fondée
sur l’intentionnalité. Montrer ainsi, à partir de l’analyse phénoménologique du fonctionnement
de l’intentionnalité dans la perception, que les choses que nous percevons comme existant dans
le monde, et dont les sciences positives déterminent la structure interne, sont intégralement
relatives à l’activité perceptive immanente, c’est-à-dire à l’exercice subjectif de la vie
intentionnelle : tel est l’objectif de Husserl dans le traité fondamental qu’il a intitulé Idées
directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, qu’il publia
en 1913, – et plus particulièrement dans la section II de cet ouvrage.
* *
ème
(à suivre : 4 séance, 6 octobre)

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