Vous êtes sur la page 1sur 29

J.

Subes

Hypothèse sur l'enfance


In: Enfance. Tome 5 n°1, 1952. pp. 48-75.

Citer ce document / Cite this document :

Subes J. Hypothèse sur l'enfance. In: Enfance. Tome 5 n°1, 1952. pp. 48-75.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/enfan_0013-7545_1952_num_5_1_1233
HYPOTHÈSE SUR L'ENFANCE

par J. Subes

A la suite de Rousseau, et surtout de l'interprétation qu'a proposé


Claparède de cet auteur, l'accord des psychologues s'est fait sur ce point :
l'enfant est un organisme en croissance. Piaget et Wallon sont d'accord
pour affirmer que l'enfant tend vers l'adulte comme vers son état d'équil
ibre. Cette caractéristique essentielle de l'enfance est presque devenue
sa définition universellement acceptée.
Ce fait, si essentiel qu'il en est devenu banal, est cependant générale
ment perdu de vue dès qu'il s'agit d'expliquer la conduite de l'enfant.
Tout se passe alors comme si l'enfant assistait à sa propre croissance,
comme s'il demeurait étranger à ce grand mouvement de tout son être.
Il semble pourtant paradoxal qu'un fait aussi permanent, qui amène
tant de transformations de toute la personnalité, reste sans retentiss
ement sur la conscience, sur l'activité même de l'enfant. Freud lui-même,
explorant l'inconscient enfantin, ne semble pas avoir trouvé de reten
tissement de ce phénomène; la croissance serait plus étrangère à l'enfant
que son inconscient. Il y aurait là une surprenante coupure du biologique
et du psychique.
On parle bien de théorie génétique; mais 4a psychanalyse, plutôt que
la croissance et le développement de l'affectivité, décrit une évolution
de celle-ci. La libido passe par plusieurs stades, mais entre ces stades
il n'y a pas la continuité, ni l'orientation de la croissance. Je crois, et
vais m' efforcer de montrer, que la notion de croissance liée au besoin de
croître, de devenir adulte que l'enfant ressent confusément mais de
façon permanente, peut, plus clairement que la libido de Freud, rendre
compte de l'évolution affective de l'enfance.

A vrai dire, il ne semble pas que les psychanalystes soient très éloignés
de donner à cette notion une importance capitale. En effet, de l'avis de
M. Merleau-Ponty, la « prématuration », l'anticipation par l'enfant de
formes de vie adultes est presque pour les psychanalystes, la définition
HYPOTHÈSE SUR L'ENFANCE 49

de l'enfance (1). La prématuration permet à l'enfant de vivre « au-dessus


de ses moyens »; elle lui permet d'anticiper sur sa situation actuelle, de
s'adapter à des difficultés qu'il ne semble pas prêt organiquement à
vaincre, ou encore de faire l'expérience d'états psychologiques qui sont
normalement le propre de ses aînés ou de l'adulte. Le cas le plus carac
téristique est la prématuration à la naissance, le nouveau-né n'étant pas
préparé à son nouveau mode d'existence survit cependant (2). La poussée
œdipienne, suscitée par les relations avec le milieu adulte est souvent
considérée comme un autre cas de prématuration. L'accent est donc mis
sur l'effort constant de l'enfant pour vivre des états qui correspondent
à un stade de croissance plus avancé que le sien, pour se mettre au niveau
de ses aînés.
Si l'on se réfère à la sagesse populaire que les psychanalystes aiment
invoquer, on constate que de très nombreuses expressions se fondent sur
ce désir de l'enfant. On dira à l'enfant qui ne veut pas manger sa soupe
qu'il restera toujours petit. On fera honte au jeune enfant en lui disant
qu'il se comporte comme un petit bébé. Presque toujours l'enfant ne
veut- pas être dit petit, il affirme au contraire qu'il est grand, et il sera
très vexé d'être confondu avec des plus petits que lui. Son « moi tout
seul » est une expression de ce même désir.
Dans une étude sur les souvenirs d'enfance j'ai relevé 25 % de souven
irs portant sur des situations où l'enfant réalisait d'une façon ou d'une
autre son désir de ressembler aux grandes personnes (3). Pour ma part,
je me souviens d'avoir toujours été étonné au cours de l'enfance d'en
tendre dire par des grandes personnes que les enfants ne connaissaient
pas leur bonheur. Tous les camarades avec qui je me suis entretenu alors
sur ce sujet ont été d'accord avec moi pour penser que l'état le plus heu
reux était l'état adulte et que vraiment c'étaient les grandes personnes
qui ne connaissaient pas leur bonheur. Ce n'est normalement qu'assez
tard, dans la mesure où l'adolescent commence à assumer quelques
charges et responsabilités adultes qu'une certaine crainte de la vie adulte,
de la vie publique surtout, apparaît.
Plusieurs auteurs ont relevé chez l'enfant l'existence d'une espèce
d'élan vital; manifestation du dynamisme qui anime l'homme (Ferrière).
D'une façon plus précise, et sans doute plus riche de signification, ce dyna
misme peut être conçu chez l'enfant sous la forme de la croissance et du
désir d'être plus grand. C'est ce besoin de croître que R. Cousinet met au
premier rang des besoins de l'enfant. « Ce besoin de croître est en effet
propre à l'enfant, et le définit en quelque sorte : un enfant est un être
qui croît (4). » R. Cousinet insiste sur le fait que, non seulement la crois
sance est nécessaire à l'enfant, mais que « l'enfant éprouve le besoin de

(1) M. Merleau-Ponty. Les Relations avec autrui chez l'enfant, C. D. U., 1951, p. 43.
(2) Voir Lacan. Encyclopédie française, t. vin, 8.40-7.
(3) Enfance, 1951, I, p. 71.
(4) R. Cousinet. L'Éducation nouvelle, p. 106, Delachaux-Niestlé, 1951.
50 J. SUBES

croître ». Citant Godin, il note que ce besoin de croître « nous ouvre


une large fenêtre sur l'intimité de la vie de l'enfant ». Sur ce principe
psychologique l'accord est réalisé entre des théoriciens de l'éducation
aussi opposés dans leurs doctrines que les promoteurs de l'éducation
nouvelle et Alain. Les uns et les autres peuvent se réclamer de la belle
formule de Claparède : « Le propre de l'enfant n'est donc pas d'être un
insuffisant, mais d'être un candidat (1). »
Pour Alain, en effet, « tout l'art d'instruire est d'obtenir... que l'enfant
prenne de la peine et se hausse à l'état d'homme. Ce n'est pas l'ambition
qui manque ici; l'ambition est le ressort de l'esprit de l'enfant. L'enfance
est un état paradoxal où l'on sent qu'on ne peut rester; la croissance accé
lère impérieusement ce besoin de se dépasser ». « L'enfant veut qu'on
l'élève, voilà un très beau mot. Un très beau mot, dont l'enfant saisit
très bien tout le sens, par ce mouvement naturel de croître qui est le
sien (2). »
Mais Alain a le tort de ne pas croire lui-même assez à la portée de son
affirmation; pour lui, il n'y a que dans l'effort, dans le travail que l'enfant
peut réaliser son désir de devenir plus grand; dans le jeu, au contraire,
il se retrouverait plus petit. « A cet enfant d'hier, se dit l'enfant, mes
jeux suffisent bien. » C'est pourquoi « l'enfant demande secours, il veut
être tiré vivement du jeu; il ne le peut de lui-même, mais de lui-même
il le veut (3). »
Ce sont surtout les belles études de J. Chateau qui ont démontré que
le jeu est lui aussi, pour l'enfant, un moyen de s'élever, que chez lui le
moteur essentiel du jeu est le désir de se montrer grand. L'enfant veut
s'affirmer comme cause, ce qui l'amène à se façonner à l'imitation d'un
modèle. Or, « pendant toute sa jeunesse, l'enfant ne peut forger d'autre
idéal que celui que représentent pour lui les grandes personnes ». « La
seule puissance connue de près, outre la Cause-moi, est donc la puissance
des adultes. Aussi n'est-il pas étonnant que ceux-ci apparaissent doués
d'une puissance illimitée... » « C'est aussi de l'adulte que vient toute
vérité (4). » C'est pourquoi. l'enfant désire devenir grand. J. Chateau
remarque cependant qu'il n'est pas pour autant avant 5 ans vraiment
conscient de sa propre croissance, les âges étant à ses yeux plus ou moins
fixés.
On voit la différence entre la théorie de J. Chateau et le point de vue
exposé ici : pour J. Chateau le désir d'être grand est dérivé du désir de
s'éprouver comme cause, d'affirmer son moi. Je pense au contraire que
ce désir d'être grand est premier, équivalent psychologique de la crois
sance biologique. Le désir de s'éprouver comme cause, de faire acte de

(1) Claparede. Psychologie de l'enfant et pédagogie expérimentale, I, p. 166, éd. 1946, Delachaux-
Niestlé, 1909.
(2) Alain. Propos sur l'Éducation, Rîeder, 1932, p. 24 et 20»
(3) Alain. Propos sur l'Éducation, Rieder, 1932, p. 20 et 17.
(4) J. Chateau. Le Jeu de l'Enfant, p. 90-91, Vrin, 1946.
HYPOTHÈSE SUR L'ENFANCE 51

volonté semble au contraire, comme on le verra, dérivé de l'imitation, de


l'adulte. On verra aussi comment, en situant ainsi ce désir au plus pro*,
fond de l'enfant, on peut expliquer les complexes et les stades de la libido..
Il n'y a pas entre ma théorie et la psychanalyse l'incompatibilité que;
J. Chateau pense voir entre sa théorie et cette doctrine.
C'est une divergence de même ordre qui existe entre mon point de vue
et la théorie d'A. Adler. Pour Adler, la volonté de puissance naît d'un
sentiment d'infériorité. Tout enfant se sent inférieur aux adultes qui
l'entourent et éprouverait par conséquent le besoin de s'affirmer d'une
façon compensatoire. « Or, si l'on considère qu'à proprement parler tout
enfant est un mineur en face de la vie, et ne pourrait subsister sans possé
der à un degré notable le sentiment de sa communion avec ceux qui sont
placés auprès de lui, si l'on saisit cette petitesse et cette contrainte si
persistantes qui lui donnent l'impression de n'être que difficilement adaptéS
à la vie, on est obligé d'admettre qu'au début de toute existence psy
chique se trouve, plus ou moins profondément, un sentiment d'infério^
rite. Telle est la force impulsive, le point d'où partent et se développent,
toutes les impulsions de l'enfant à se fixer un but dont il attend tout,
apaisement et toute sauvegarde pour l'avenir de sa vie, et à se frayer-
une voie qui lui paraît susceptible de lui faire atteindre ce but (1). ».
Je pense au contraire que le désir de s'égaler à l'adulte, qui amène-
l'enfant à vouloir compenser l'infériorité qui lui est propre est un fait:
premier et qui correspond à des bases organiques; il ne suppose pour»
naître aucun sentiment, conscient ou non, d'infériorité. Ce désir est;
d'ailleurs beaucoup plus vaste, plus riche et plus nuancé que le simple-
désir compensatoire de se faire valoir; il englobe des phénomènes qui
n'ont pas leur origine dans le sentiment d'infériorité comme «le sentiment»
de communion avec ceux qui sont placés autour de lui ». L'amour de*
l'adulte est originel chez l'enfant; il n'est pas nécessairement, ni tout;
d'abord, un moyen, un calcul, même inconscient, pour, éprouver un<
sentiment de supériorité.
Il me semble que le désir de croître peut prendre plusieurs formes qui
ne sont qu'autant d'aspects d'un phénomène unique. L'enfant veut deve--
nir grand, se surpasser lui-même; par le même mouvement, il veut deve
nir semblable à l'adulte. Il ne peut évidemment être question d'imitation
de l'adulte en général, mais des adultes avec lesquels il vit : ses parents.
Cet appel de l'adulte (appel de l'aîné, dit de façon plus générale J. Cha
teau) donne d'autre part naissance à un désir de fusion avec lui, d'iden
tification : l'enfant aime à participer à ce tout admirable, puissant et,
pourvoyeur de tous les biens qu'est à ses yeux l'adulte, un peu sans doute*
comme un fidèle veut participer à son Dieu, modèle idéal dont il cherche-
également à s'approcher. (Alain et Bovet et bien des psychanalystes,
voient d'ailleurs dans l'admiration de l'enfant pour ses parents l'origine-

(1) A. Adler. Connaissance de l'Homme, trad! J.- Matty, Payot, 1949,, p, 5D~51i
52 J. SUBES

•des sentiments religieux.) De là, naîtra un très puissant sentiment amou-


ireux, un éros fils de la pauvreté qui s'élève vers la perfection, sentiment
«qui, pourrait-on dire, va de bas en haut. Il faudrait pouvoir résumer
en un mot tout ce qui est prématuration, besoin de croître, appel de
l'aîné, désir d'être grand qui peut aller jusqu'au désir de remplacer
l'adulte, désir d'identification amoureuse à l'adulte et désir d'union
à lui s'exprimant souvent sous une forme sensuelle. Le verbe latin
adolesco exprimerait assez bien le désir de l'enfant mais en français il
prête à confusion avec le mot adolescent dont on a perdu de vue le sens
étymologique. La forme adulesco semble donc ici préférable; puisque
l'enfant est désireux de croître, l'on pourrait parler d'un « adulturisme »
de l'enfant. Ce mot résumerait la somme de ses tendances à devenir
adulte.

Nature et évolution de la libido enfantine

C'est cet « adulturisme » ou désir de croître qui joue dans ma concep


tion le rôle que joue la libido dans la pensée de Freud. Qu'est la libido
selon Freud? elle n'est jamais définie de façon tout à fait nette. A l'or
igine de son œuvre, elle semble se confondre avec la sexualité. Puis ce
terme de sexualité prend un sens de plus en plus vaste. Je crois que c'est
dans la phrase suivante que Freud précise le mieux sa pensée sur ce
point. « En premier lieu, la sexualité est détachée de sa relation bien trop
étroite avec les organes génitaux, et posée comme une fonction corpor
elleembrassant l'ensemble de l'être et aspirant au plaisir, fonction qui
n'entre que secondairement au service de la reproduction; en second lieu,
sont comptés parmi les émois sexuels tous les émois simplement tendres
et amicaux, pour lesquels notre langage courant emploie le mot « aimer »
dans ses multiples acceptions (1). »
La sexualité perd donc son sens premier de relation entre sexes diffé
rents. Ce n'est que secondairement — lorsqu'elle entrera au service de
la reproduction — normalement à l'âge adulte qu'elle retrouvera ce
caractère. Qu'est donc la libido enfantine? Hédonisme, recherche du
plaisir? Ceci ne nous avance guère puisque le plaisir ne peut guère se
définir autrement que comme ce qui est recherché. Seul, le fait d'aimer
au sens commun du terme qui est aussi « fonction corporelle embrassant
l'ensemble de l'être » définit le sens de la sexualité enfantine selon Freud.
La libido se définirait donc, en empruntant le vocabulaire de E. Pichon,
comme une aimance d'origine essentiellement corporelle et sensuelle.
L'on pourrait aussi parler d'érotisme à condition d'entendre ce mot
en son sens étymologique d'amour qui n'est pas nécessairement chargé
de sexualité.
Mais si l'on comprend la cause de l' aimance adulte proprement sexuelle,

(1) Freud. Mo vie H la ptydumatye, trad. IL Bonaparte, N. R. F., p. 56-57.


HYPOTHÈSE SUR UENFANCE 53

à fin reproductrice, si elle peut s' expliquer par un réel instinct sexuel, rien
de semblable ne nous permet d'expliquer Faimance enfantine. Quelle
est sa cause? D'où tire-t-elle son origine? On ne peut l'affirmer que
comme un fait. Dire que la mère est un objet libidinal, c'est dire seul
ement que l'enfant aime la mère, est attiré par elle. La libido n'explique
rien ici; une explication par la sexualité au sens commun du terme de
meurerait encore plus incompréhensible.
Pourquoi cette libido du nouveau-né par sa mère? Pourquoi a-t-on
pu affirmer « que le pivot du développement pendant la première année
est fourni par les rapports affectifs avec la mère (1)? » Cela peut s'expli
quer,je crois, en reconnaissant que la croissance est, elle aussi, une
« fonction corporelle embrassant l'ensemble de l'être ». Elle est la pul
sion instinctuelle fondamentale de l'enfance. Obscurément, l'enfant tend
vers l'adulte comme plus tard l'adolescent recherchera, sans en avoir
d'abord nécessairement conscience, la réalisation des rapports sexuels.
Il tend à devenir semblable à Padulte, à se rapprocher de ce modèle
que la vie, petit à petit, réalisera en lui. C'est la même tendance biolo
gique essentielle qui détermine la croissance physiologique de l'enfant
et son retentissement psychique : le besoin de croître, de devenir comme
l'adulte. En même temps que se réalise sa croissance, l'enfant recherche
l'identification à l'adulte, représentation réelle du but inconscient qu'il
poursuit. L'enfant a besoin de cette représentation. Ce que dit J. Cha
teau du jeune enfant semble plus valable encore pour le nourrisson.
« II ne suffit pas que l'enfant sente la possibilité d'un grandissement,
éprouve l'appel d'une transcendance qui le domine. Un tel appel reste
trop vague, trop imprécis, trop abstrait. Il ne peut convenir qu'à un
adulte et même à un adulte bien doué. Un mysticisme qui ne précise
pas la nature de l'être supérieur, mais qui s'efforce cependant vers lui,
qui lutte pour s'élever, ne peut être certes, un mysticisme d'enfant.
Comme la plupart des hommes et plus encore qu'eux, l'enfant a besoin
de modèles concrets. Pour lui, le dieu inconnu doit faire place à des héros
et à des saints tout proches de lui. Et où trouver ces modèles à copier,
sinon dans les adultes toujours présents, toujours plus sages, toujours
plus forts et toujours meilleurs? Les adultes, et plus généralement les
aînés, sont les dieux que l'enfant adore, ceux vers lesquels il veut s'élever,
ceux qu'il copie dans tous ses actes (2). »
Mme Montessori avait décrit en termes similaires l'amour de l'enfant
pour l'adulte, ce besoin qu'il a de lui . « C'est, au contraire, l'enfant qui
l'aime. Il désire l'adulte présent. Son délice est d'appeler son attention
sur lui : « Regarde-moi, reste près de moi... » L'adulte passe à côté de cet
amour mystique sans s'en apercevoir. Et ce petit être qui nous aime
grandira et disparaîtra. Qui donc nous aimera jamais comme lui? » (3)

(1) A. R. Spitz! « La Perte de la mère par le nourrisson. > Enfance, I, 1948, n° 5, p. 390.
(2) J. Chateau. L'Enfant et le jeu, Édit. du Scarabée, 1951, p. 43.
(3) M. Montessori. L'Enfant, trad. G.-J.-J. Bernard, Desclée de Brouwer, p. 257.
54 3. SUBES

Stade de V indistinction.

T»a présence de ce modèle vivant est nécessaire à la croissance de


l'eniant, elle semble agir à la façon d'un déterminant, d'un catalyseur
de la croissance. En effet, lorsque l'enfant est privé de « son adulte »
la vitalité décroît rapidement. H. "Wallon notait que « de trois à six
ans, l'attachement à des personnes est une inextinguible nécessité pour
la personne de l'enfant (1) ». Depuis, les remarquables études de R. A.
Spitz (2) ont .démontré combien, dès la première année, était essent
ielle à la vie de l'enfant la présence d'un adulte aimé. Les mêmes
^observations montrent également que la mère n'est pas nécessairement
4'objet libidinal et qu'il est aisé de lui trouver un substitut dans tout
-adulte ayant une attitude de sympathie à l'égard de l'enfant. Lacan
-Temarque l'extraordinaire précocité de cet intérêt pour l'adulte, son
caractère vraiment instinctuel. « II faut pourtant mentionner à part,
comme un fait de structure, la réaction d'intérêt que l'enfant manifeste
►devant le visage humain; elle est extrêmement précoce, s'observant
•dès les premiers jours et avant même que les coordinations motrices
*des yeux soient achevées (3) ».
Cet intérêt pour le visage n'est nullement limité à celui de la mère,
«c'est au plus grand que lui que s'adresse d'abord Tentant. Plus tard,
*la mère, ou celle qui en remplit les fonctions, deviendra l'adulte élu,
'objet libidinal, parce que c'est avec elle que l'enfant se sentira le plus
en confiance, le plus en sympathie, qu'il pourra le mieux réaliser sa
fusion avec un adulte. Celui-ci servira en quelque sorte de moi au
nourrisson dont la personnalité inconsistante n'est qu'un ensemble de
pulsions. Nous pouvons noter à ce sujet que, loin d'impliquer chez
l'enfant une distinction du moi et d'autrui, le désir inconscient d'être
identique à l'adulte se concilie au contraire parfaitement avec un état
d'indistinction, sorte de nébuleuse où moi et non-moi, enfant et adulte,
-sont confondus. L'affection de l'enfant pour l'adulte se conçoit fort
rbien comme un amour narcissique; il n'est pas nécessaire que l'enfant
^distingue l'état adulte qui est en puissance chez lui et l'état de l'adulte
•personne extérieure. C'est à ce niveau que l'identité des phénomènes
•que nous avons groupés sous le nom « d'adulturisme » est la plus évi
dente. Le désir de l'enfant aboutira souvent à un effort pour mainte-
■xàx cette indistinction entre lui et l'adulte. Le désir de s'identifier à
"l'adulte, de se fondre à lui se greffe d'abord sur une fonction organique,
celle de là nutrition qui, normalement, réalise une certaine fusion de
la mère qui allaite et de l'enfant. Outre les psychanalystes, de nom
breux auteurs comme Stern par exemple, ont noté l'importance de

[1} H. Wallon. L'Évolution psychologique de l'Enfant, A. Colin, 1941, p. 210.


(2) R. A. Spitz, op. cit., et « Hospitalisme », Sauvegarde, 36, décembre 1949.
(3) Enctfdapédie française, X. vin, 8.40-7.
HYPOTHÈSE SUR UENFANCE 55

la bouche dans la vie du nourrisson : c'est pour lui non seulement le


moyen de se nourrir, le centre de sa sensualité, mais aussi son moyen
de connaissance. Ce sera également son premier moyen d'identifica
tion. Si l'on en croit M. Klein, on pourrait distinguer deux stades
dans l'identification de mode oral. Avant l'apparition des dents,
l'identification est liée au besoin de téter; ensuite, elle prend un carac
tèreagressif de morsure, l'enfant veut s'approprier sur le mode sadique
sa mère et en particulier les organes qui lui permettent d'enfanter;
l'ambivalence naît de l'amour narcissique de l'adulte. A mes yeux,
le désir d'engendrer que décrit M. Klein est une des multiples formes
que peut prendre chez l'enfant l'appel de l'âge adulte.

Stade de l'opposition.

Peut-être l'attrait du sein, puis des organes génitaux féminins chez


l'enfant, est-il surdéterminé par un regret du sein maternel, par ce que
certains auteurs appellent un complexe de naissance? Lacan (1) fait
dériver l'instinct de mort de l'image du sein maternel. II n'est pas
impossible que ce regret détermine également la première 'recherche
de l'adulte par l'enfant. C'est peut-être le désir de retrouver l'état
prénatal qui porte le nourrisson vers l'adulte, cet être plus grand que
lui qui le nourrit et le protège? En ce cas, instincts de vie et instincts
de mort participeraient d'une source commune : retrouver l'état d'ident
ité avec l'adulte que l'enfant a connu avant sa naissance. Ce seraient
les deux modes possibles de cette recherche par régression et par iden
tification active qui donneraient naissance à ces instincts d'aspect
contradictoire. La vie serait alors un cyde : ce serait pour retrouver
l'état primitif que l'enfant rechercherait l'équilibre et la sécurité de
l'état adulte.
Toujours est-il qu'après ces premiers modes d'identification, l'en
fant traverse ce que la psychanalyse nomme le stade anal. Freud enseigne
qu'il se produit à un moment un déplacement de la libido vers la région
anale. L'enfant recherche surtout alors ses plaisirs sensuels dans la
rétention ou la défécation. Le pourquoi de ce déplacement n'est pas
expliqué très clairement. Freud se réfère à deux sortes de motifs ;
plaisir lié à l'évacuation, besoin de prouver obéissance ou entête
ment (2). Même en admettant que la rétention des matières fécales
produise une excitation de la muqueuse rectale, il n'en est pas moins
vrai qu'elle s'accompagne aussi d'une assez pénible contraction musc
ulaire. Pourquoi l'enfant y prend-il plaisir? Quel intérêt y trouve-t-il?
Je crois que c'est le second motif invoqué par Freud qui permet de
répondre à cette question.

(1) Encyclopédie française, t. vin, 8.40-7.


(2) Freud. Trois Essais sur la sexualité, trad. Reverchon, N. R. F., 1923, p. 93.
56 J. SUBES

Pour l'enfant, l'adulte nourricier et protecteur devient assez rap


idement l'adulte qui impose sa volonté, auquel il faut obéir. Grâce à
la prématuration qui permet à l'enfant d'imiter une attitude dont il
ne ferait sans doute pas si tôt l'expérience s'il était livré à lui-même,
il prend une attitude volontaire symétrique à celle de l'adulte. On
a observé depuis longtemps que l'enfant reproduisait à l'égard d'au-
trui : un plus jeune enfant, une poupée, les attitudes que ses parents
ont à son égard. L'enfant reproduira aussi bien une autorité douce,
affectueuse qu'une autorité violente, bruyante, parfois même brutale.
Or, ce n'est pas seulement à l'égard des plus jeunes que l'enfant copie
les attitudes de l'adulte avec lequel il vit, mais aussi vis-à-vis de cet
adulte lui-même.
Cependant, la volonté du jeune enfant, du fait du peu de dévelop
pement de ses fonctions, ne peut d'abord jouer que dans des domaines
étroitement limités : essentiellement ceux de l'évacuation et de la
nutrition. Sa volonté opposante dans ces deux domaines sera généra
lement d'autant plus forte que sera puissante la volonté contraignante
de l'adulte qu'il reproduit par mimétisme. L'effort de volonté néga-'
tive de l'enfant s'affirmera plus particulièrement à l'occasion de l'excré
tion,puisque cette fonction procure à l'enfant, si l'on en croit Abraham,
une impression de toute puissance.
Les refus de l'enfant sont à l'origine d'un conflit intérieur. En effet,
deux voies se proposent à lui pour devenir adulte : l'une dont il a
déjà fait l'expérience : . l'identification amoureuse, la fusion affective
et sensuelle qu'est pour lui le moyen de participer à la force, à la sécur
ité, à la vitalité de l'adulte; l'autre est de se faire adulte lui-même
en imitant celui-ci, en reproduisant ses attitudes. Il devient ainsi lui-
vite,"
même un adulte, mais ici naît la rivalité. H. Wallon dit : « Très
le sentiment plus ou moins latent de son usurpation va inspirer (à
l'enfant) des sentiments d'hostilité contre la personne du modèle,
qu'il ne peut éliminer, dont, il continue souvent à sentir la supériorité
sans cesse renouvelée (1). » L'imitation est essentiellement ambival
ente,elle est en un sens sympathie, mais en un autre sens désir de
supprimer son objet pour le remplacer, agressivité. Elle détermine ici
une opposition, la volonté de l'enfant reproduisant en miroir, inversée
celle de l'adulte qu'il imite.
Ainsi naîtra le conflit : en affirmant sa volonté comme l'adulte, l'en
fant risque de perdre le bénéfice de l'affection de celui-ci, de son iden
tification : tel est le drame du stade anal. Les parents, habilement,
affirment pour leur part à l'enfant qu'il sera grand, non s'il fait acte
de volonté et d'insubordination, mais s'il acquiert la propreté ou con
sent à s'alimenter. Ils s'efforcent de persuader ainsi à l'enfant qu'il
trouvera dans la soumission l'occasion de rétablir les liens affectifs
tout en se montrant grand.
(1) H. Wallon, op. cit., p. 74.
HYPOTHÈSE SUR L'ENFANCE 57

D. Burlingham et A. Freud (1) ont montré combien était impor


tante l'affection de la mère pour l'éducation de la propreté; l'enfant
ne renonce à vouloir comme l'adulte que pour retrouver ou conser
ver l'identification amoureuse avec celui-ci. Les agressions médicales
(suppositoires, thermomètre) contre la région anale où se sont cristalli
sées l'opposition de l'enfant et la défense de sa personnalité volont
aire, seront en général très mal tolérées. (On pourrait cependant pen
ser que ces pratiques excitant la muqueuse anale produisent un plaisir
et qu'elles devraient alors plutôt être désirées.) Les corrections por
tant sur cette même zone, seront tout au cours de V enfance, et même
au-delà, particulièrement humiliantes. La liaison de l'anal et de l'op
position persistera au cours de l'enfance et même après. Susan Isaacs
a insisté sur cette liaison fréquente et réciproque entre le scatologique
et l'insubordination. C'est également au stade anal que se lient les
rapports de l'affirmation de soi et de l'agressivité qui en est la forme
la plus primitive; tous deux découlent du même désir de l'enfant de
se substituer à l'adulte.
A la même époque de l'existence de l'enfant, se situe un autre phé
nomène sur l'importance duquel on n'a insisté qu'assez récemment :
le refus de prendre de la nourriture ou anorexie mentale. Cette attitude
d'opposition de l'enfant sera, on le sait, d'autant plus marquée que
l'adulte, objet d'imitation, sera plus impérieux en ce domaine. Ici encore
la liaison subsistera, et la grève de la faim restera un des modes d'op
position passifs de l'homme dépourvu de forces.
Au fur et à mesure que les possibilités d'activité de l'enfant s'éten
dront, l'opposition, abandonnant les domaines où elle a été dépassée,
gagnera d'autres domaines, déterminant ainsi des périodes d'opposition
particulièrement fréquentes au cours de la troisième année. L'issue
sera la même que dans le cas du conflit anal : l'enfant renoncera norma
lement à l'affirmation prématurée de sa volonté imitative pour retrou
ver l'union affective aux adultes ■ parents. L'opposition en tant que
moyen d'être adulte permet d'expliquer un autre phénomène caracté
ristique de la première et seconde enfance : l'enfant obéit plus volont
iersà des personnes étrangères ou qu'il connaît peu qu'à ses propres
parents. Son imitation « s'attache aux êtres qui ont sur lui le plus de
prestige, ceux qui intéressent ses sentiments, qui exercent sur lui une
attirance d'où son affection n'est pas habituellement absente (2) »;
il en sera de même de son ambivalence d'opposition. Les parents sont
les modèles ordinaires de ses imitations : c'est de préférence leur volonté
qu'il reproduira symétriquement. Un personnage sympathique, mais
non autoritaire, comme l'oncle, tiendra souvent une grande place dans
l'affectivité de l'enfant : il sera le modèle adulte près duquel on pourra

(1) D. Burlingham et Â. Freud. Enfants sans famille, trad. A. Berman, P. U. F., 1949, chàp. I.
(2) H. Wallon, op. cit., p. 74.
58 J. SUBES

se trouver sans que l'opposition vienne troubler les rapports adulte-


enfant.
Il est un procédé que les parents peuvent utiliser avec fruit lorsqu'il
leur est nécessaire d'exiger quelque chose de l'enfant : c'est de lui
ménager en même temps quelque liberté, quelque décision à prendre.
Si l'enfant est libre de choisir la personne qui fera sa toilette ou lui
donnera un médicament, cette fraction de liberté compensera la con
trainte qu'il doit subir. Si l'adulte se montre ainsi soumis, obéissant
sur un point, symétriquement l'enfant le sera volontiers sur un autre.
Il le sera plus volontiers encore s'il peut choisir d'agir lui-même (moi
tout seul ) ou. s'il peut choisir le moment. Quelques minutes d'attente
dans l'exécution d'un ordre rendent la soumission beaucoup moins
pénible à l'enfant. Tel bambin de 2-3 ans qui ne permettra pas que
l'adulte le quitte sans faire une crise de colère, dira de lui-même gen
timent au revoir si on lui a laissé le soin de déterminer ainsi lui-même
ïe moment de la séparation.

Stade sexuel enfantin.

C'est également l'imitation des parents qui explique les phénomènes


du stade phallique et la formation du complexe d'Œdipe. Voici quels
«ont, résumés par Lacan, les faits : « La psychanalyse a révélé chez
l'enfant des pulsions génitales dont l'apogée se situe dans la quatrième
année. Sans nous étendre ici sur leur structure, disons qu'elles consti
tuent une sorte de puberté psychologique, fort prématurée, on le voit,
par rapport à la puberté physiologique (1). » Jusqu'à présent aucun
phénomène physiologique n'est venu expliquer cette poussée de la
sexualité. Son déterminant doit donc être psychologique, ce qui porte
naturellement à penser à la prématuration qui, justement, permet à
l'enfant de vivre des situations pour lesquelles il n'est pas normale
ment conditionné. Cette prématuration repose ici encore sur l'imita
tion des adultes avec lesquels vit l'enfant : le couple de ses parents.
On a prouvé combien l'enfant était sensible aux relations affectives
■et sexuelles des parents, avec quelle intuition il les devinait. Freud,
dans ses derniers ouvrages, admet avant la phase de l'Œdipe une iden
tification au parent de même sexe. « Cette identification joue un rôle
important dans l' Œdipe-complexe, aux premières phases de sa for-
. mation. Le petit garçon manifeste un grand intérêt pour son père :
il voudrait devenir et être ce qu'il est, le remplacer à tous égards.
Disons-le tranquillement : il fait de son père son idéal. Cette attitude
à l'égard du père (ou de tout autre homme en général) n'a rien de
passif ni de féminin : elle est essentiellement masculine. Elle se concilie

(1) Encyclopédie française, t. vni, 8.40-11.


HYPOTHÈSE SUR UENFANCE 59

fort bien avec l'Œdipe-complexe qu'elle contribue à préparer (1).-»


- L'on peut donc parfaitement admettre que c'est par imitation de
son père, modèle adulte, que le garçon aime sexuellement sa mère;
la rivalité œdipienne ne serait point ici conséquence mais cause. L'en
fant veut être son père ou sa" mère, veut jouer leur rôle. L'imitation
ici encore fera succéder à la sympathie la rivalité. « L'identification
est d'ailleurs ambivalente dès le début; elle peut être orientée aussi
bien vers l'expression de la tendresse que vers celle du désir de sup
pression (2). » L'enfant désireux de prendre la place d'époux qu'occupe
son père éprouvera à son égard des sentiments d'agressivité et ceux-ci
seront d'autant plus violents que le père s'opposera au désir de son
fils. Comme, dans le foyer, l'enfant saisit comme caractéristique essent
ielle du couple des parents leur relation sexuelle, c'est essentiellement
sur ce point que portera son imitation. Vouloir ressembler au modèle
naturel qui lui est proposé : l'adulte, de préférence du même sexe,
mènera tout naturellement l'enfant à se fixer amoureusement à l'adulte
de sexe opposé, mais il se produira aussi que l'enfant imite l'attitude
de l'adulte de sexe opposé vis-à-vis de son conjoint. C'est ce que Freud
admet en l'expliquant par la bisexualité : « Une recherche plus appro
fondie permet le plus souvent de découvrir le complexe d'Œdipe sous
une forme plus complète, sous une forme double, à la fois positive et
négative, en rapport avec la bisexualité originelle de l'enfant : nous
voulons dire par là que le petit garçon n'observe pas seulement une
attitude ambivalente à l'égard du père et une attitude de tendresse
libidineuse à l'égard de la mère, mais qu'il se comporte en même temps #
comme une petite -fille, en observant une attitude toute de tendresse
féminine à l'égard du père et une attitude correspondante d'hostilité
jalouse à l'égard de la mère (3). » Si la sexualité seule intervenait ici,
l'on pourrait se demander pourquoi la petite fille se porte plus vers
son père que vers son frère par exemple; pour en rendre compte, on
est de toute façon obligé d'en appeler à l'attrait particulier que
l'adulte exerce sur l'enfant. Il se peut d'ailleurs que l'adulte facilite
cette attitude de l'enfant en sexualisant à son insu les sentiments
amoureux qu'il éprouve pour l'enfant (4). Les mères sont souvent
fières des organes génitaux de leurs fils et^ en subissent un certain
attrait les pères restent rarement insensibles à la grâce féminine de
leurs petites filles. Il est normal que l'enfant réponde de façon plus ou
moins sexuelle à des sentiments sexualisés; il trouve par cette voie un
second moyen d'union essentiellement amoureuse, cette fois-ci à un

(1) S. Freud. « Psychologie collective et analyse du moi », VII, in Essais de Psychanalyse,


trad. Jankélévitch, Payot, 1948, p. 117.
(2) Freud. « Le Moi et le Soi », III, in Essais de Psychanalyse, trad. Jankélévitch, Payot,
1948, p. 187-188.
(3) Freud. « Le Moi et le Soi », III, in Essais de Psychanalyse, trad. Jankélévitch, Payot, 1948,
p, 187-188.
(4) Cf. Lagache. Encyclopédie française, t. vin, 8.56-6.
60 . J. SUBES

adulte privilégié, dans une certaine mesure, il dépasse alors sur un


point l'identification et sa résultante inéluctable : l'agressivité amour
euse. Ces faits deviennent particulièrement nets dans le cas de la
disparition du parent du même sexe. Ils peuvent suffire dans certains,
cas à sexualiser les rapports entre parent et enfant, surtout entre mère
et filsl
Les observations de D. Burlingham et A. Freud (1) montrent que
lorsque les enfants sont élevés à l'écart du couple parental, leurs préoc
cupations ne se portent pas spontanément sur la sexualité ou sur des
relations affectives. Les enfants, dans ce cas comme dans les cas nor
maux, cherchent à pénétrer la vie des adultes, si possible à jouer leur
rôle. C'est alors la marche de l'établissement hospitalier qui attire leur
curiosité. Il semble donc établi que la sexualité n'est pas le fait premier,
mais bien le désir de l'enfant d'être comme l'adulte. Seuls ce désir et
la prématuration expliquent les premières manifestations sexuelles
chez l'enfant. Ces manifestations ne sont d'ailleurs pas moins réelles
pour n'être que dérivées.

Période de latence.

La disparition de la sexualité enfantine, disparition que les psycha


nalystes désignent du nom de latence, est difficile à expliquer si l'on
admet que la sexualité enfantine est le fait premier, fondamental de
son affectivité. Freud l'explique soit par l'existence d'un principe régu
lateur de l'évolution, assez difficile à comprendre et à admettre, soit par
la constitution du surmoi qui refoule ces tendances. On peut se demander
s'il est possible que le surmoi agisse précisément à partir d'un moment
donné et d'une façon si totale que les pulsions refoulées ne réapparais
sent pendant un temps d'aucune manière, directe ou camouflée. Cette
hypothèse devient plus invraisemblable si, comme le veut M. Klein,
le surmoi commence à se constituer dès le sevrage.
La disparition momentanée de la sexualité s'explique par des trans
formations que subit le désir de croître, de devenir semblable aux plus
grands. Vers 6-7 ans, l'enfant sort de son milieu familial, son horizon
social s'élargit, les parents cessent de lui apparaître essentiellement
sous l'aspect de leur relation conjugale. Leur rôle social, leur métier in
téres ent maintenant l'enfant qui commence à se construire une certaine
représentation de l'activité publique. Entre petits camarades le métier
du père est très fréquemment un sujet de conversation, de discussion
et de vanité. L'identification par imitation au parent du même sexe
ne sera plus centrée sur sa vie conjugale mais sur sa vie sociale et profes
sionnelle, la sexualité dérivée de l'enfant disparaît de ce fait même.
De plus, d'autres modèles que ses parents s'offrent à lui. Pour les

(1) Op. cit., p. 90 et 115.


HYPOTHÈSE SUR VENFANCE 61

psychanalystes, le maître est un substitut des parents; de façon plus


générale, ils admettent que les autres adultes puissent être considérés
comme des personnages parentaux. On peut dire plus simplement que
l'instituteur ou d'autres personnages jouent auprès de l'enfant le même
rôle que jouaient les parents. Dans cette nouvelle perspective, il faudrait
admettre que les parents sont seulement des adultes privilégiés, d'où
découlerait naturellement l'identité des attitudes des enfants à l'égard
de tous les adultes, parents ou non. Les modèles de cet âge seront aussi
les adultes que l'on rencontre dans la rue, se livrant à des activités
généralement non sexualisées; on imitera leurs attitudes, leurs activités
professionnelles; ce seront aussi les parents des camarades, etc. L'angle
sous lequel l'enfant voit l'adulte se transforme totalement.
En même temps, l'enfant perçoit mieux la différence qui existe entre
. lui et l'adulte, il réalise son état d'infériorité. Selon la psychanalyse,
la crainte, particulièrement celle de la castration, développe en lui une
hostilité à l'égard de l'adulte. On peut expliquer la prise de conscience
de cette différence par le dépassement de l'égocentrisme, l'enfant appre
nantà penser sa position relativement à celle de l'adulte. Pour J. Cha
teau, c'est entre 3 et 5 ans que « jamais l'enfant n'est plus proche
de l'adulte, jamais il ne montre envers lui une telle confiance; jamais il
ne lui témoigne une telle admiration, mais .aussi jamais il n'a pour lui
autant de sympathie, jamais il n'est porté vers lui par un tel élan.
C'est là... l'âge de confiance. L'âge de la défiance va suivre... Vers 7 ans,
l'enfant a perdu la belle confiance qu'il avait dans l'adulte. Il sent tout
ce qu'il ne sait pas, il se méfie de ce qu'on lui affirme. Et il se trouve
un petit en face d'adultes qui, s'ils se trompent parfois... lui sont cepen
dantinfiniment supérieurs. Il doute des autres et de lui (1) ».
Le plus grand que lui, le modèle de sa croissance, le jeune enfant le
recherchera alors plus près de lui. L'objet de son admiration, ce sera
alors l'aîné, le camarade plus grand, plus fort, plus savant. C'est alors
que l'enfant sera si sensible à l'appel de l'aîné que décrit si bien J. Cha
teau. Sauf dans les cas où l'adulte de la rue ou l'aîné auront une attitude
sexuelle, la sexualité disparaîtra des intérêts de cet âge. Les enfants ne
joueront guère plus au papa et à la maman mais plutôt aux différents
métiers, ou bien ils singeront les amoureux qu'ils ont vu s'embrasser
dans la rue. Dans les pays où l'acte sexuel sera volontiers public comme
aux îles Tropbriand, la période de latence sera peu marquée; dans leurs
jeux, les enfants reproduisent l'acte sexuel. Dans notre civilisation,
l'Œdipe ne se prolongera que si l'enfant reste confiné dans le milieu
familial, s'il ne peut faire la découverte de la société extérieure.

(1) J. Chateau. Le Jeu de l'Enfant, p. 232-233.


62 J. SUBES

Accès au stade adulte:

La puberté marque une nouvelle période. Nous assistons cette fois


à la montée de l'instinct sexuel dans sa double et indivisible réalité
biologique et psychique; c'est la sexualité génitale adulte qui se déve
loppe. Cette période particulièrement critique est caractérisée par la
coexistence de la libido essentielle de l'enfance, le besoin d'être identique
à l'adulte, et de la libido sexuelle de l'adulte. Souvent, alors, l'affirmation
de soi en tant qu'adulte prendra une forme sexuelle, la sexualité carac
térisant l'adulte. Il y a souvent conflit ou curieuse interpénétration du
désir de l'enfance de s'affirmer en tant qu'adulte, désir en quelque sorte
égoïste ou en tout cas égocentriste de dépassement de soi, et des pré
misses du sentiment amoureux sexuel qui est fait de réciprocité et dans
une certaine mesure d'oubli de soi. Le besoin et la recherche narcissique
d'un idéal, issus de la libido enfantine venant se mêler à un certain dévoue
ment,propre des sentiments sexuels, font que l'on a pu appeler l'adoles
cencel'âge des valeurs.
L'expérience que l'enfant a fait jadis des sentiments sexuels"* grâce
à la prématuration, détermine dans une grande mesure son compor
tement actuel, c'est pourquoi, comme le montrent H. Deutsch et
A. Freud (1) il y a, au cours de cette période, rétroactivation des problèmes
œdipiens. La puberté sera, d'autre part, d'autant plus orageuse que la
coexistence des deux types de libido sera plus prolongée. Si, par suite
d'une dépendance économique, l'adolescent doit longtemps lutter pour
se faire considérer, non plus comme un enfant, mais comme un adulte,
les conflits seront particulièrement aigus. Ils le seront moins lorsque le
milieu essentiel de l'adolescent sera son milieu de travail où, beaucoup
plus rapidement, il sera considéré comme un homme (2). Jouhy et
Shentoub (3) relèvent également la disparition du conflit familial normal
au cours de l'enfance lorsque, du fait de la guerre, l'adolescent est livré
à lui-même (sans que cette situation soit pour autant souhaitable, loin
delà).
Il se peut d'ailleurs- que dans certaines circonstances la libération de
l'enfant à l'égard des parents se produise bien avant la puberté; spécia
lement lorsque, pour une raison ou une autre, les parents abandonnent
leurs enfants. D. Lagache parle d'un « complexe d'affranchissement »
qui joue normalement son rôle au cours de l'adolescence, mais n'attend

(1) A. Freud. Le Moi et les mécanismes de défense, p. 131, P. U. F., 1949, trad. A. Berman
et H. Deutsch. La. Psychologie des femmes. I. Enfance et Adolescence, P. U. F., 1949, chap. II,
trad. H. Benoit.
(2) Cf. R. Koskas « L'Adolescent et sa famille. » Enfance, I, 1949, p. 68. Comparant les ado
lescents de milieux différents, l'auteur conclut : la famille prolétarienne n'est pas la famille petite-
bourgeoise.
(3) E. Jouhy et V. Shentoub. L'Évolution de la mentalité de l'enfant pendant la guerre, Delà-
chaux-Niestlé, 1949.
HYPOTHÈSE SUR L'ENFANCE 63

nullement cette période pour se manifester; cette attitude d'affranchi


ssement n'est pas autre chose que l'aspect agressif de l'ambivalence
enfantine. C'est, je l'ai dit, très tôt, dès le stade anal, que l'enfant
veut se substituer à l'adulte, être lui-même un adulte indépendant.
Ordinairement, la contrainte adulte le préserve de la réalisation de
ce désir, mais lorsque l'adulte fait défaut, si l'enfant est assez grand
pour subvenir dans une certaine mesure à ses besoins, il réalise cette
indépendance. C'est le cas des « enfants de guerre » étudiés par E. Jouhy
et V. Shentoub. La plupart de ceux-ci sont devenus indépendants
de l'adulte, quand ils ne sont pas en outre méfiants à son égard. Ils
ont appris à vivre par eux-mêmes, à se fixer seuls les règles de leur con
duite. Ils éprouvent, du fait de leur affranchissement, une impression
de force, se considèrent comme les égaux des adultes, bien souvent ils
ne regrettent pas leur place au sein d'une famille, et réagissent agres
sivement lorsqu'ils retrouvent cette place. Selon les auteurs « l'enfant
de guerre a appris que son accès aux privilèges des adultes, le dépasse
ment de sa situation inférieure d'enfant, ne dépendent pas de sa pro
gression en âge et de l'atteinte du stade adulte. La tension normale
vers les « grands » faisait place à une tension très différente... » (p. 86).
Je ne crois pas que l'enfant ait appris cela de la guerre; dès son plus
jeune âge, il fait normalement effort pour être adulte et ne désespère
pas d'y parvenir immédiatement et non au terme d'une longue crois
sance. Ce que la guerre lui a appris, c'est la faillite de l'adulte, qui ne
peut jouer son rôle de génie tutélaire et puissant, qui est vaincu lui-même.
Et l'impression de puissance de l'enfant, reflet de son désir d'être grand,
n'est plus refoulée par l'adulte. Comme le disent excellemment les
auteurs, l'enfant qui a vu l'adulte faible se croit fort lui-même. Mais je
n'irai pas jusqu'à penser que « c'est la séparation réelle et affective de
la famille qui est cause d'un sentiment de puissance dont l'apparition
est relativement prématurée » (p. 98). Ce sentiment de puissance exis
tait déjà et depuis fort longtemps, mais refoulé, réprimé par l'adulte;
la faiblesse de l'adulte et plus encore la séparation ne sont que la condition
de son entrée en exercice.
Ceci permet de répondre à la question que posent Jouhy et Shentoub :
« Pourquoi les enfants séparés par la guerre du milieu familial, s'en
sont-ils détachés affectivement? Comment expliquer ce phénomène
quand nous savons que le trouble le plus grave jeté dans leur vie fut
précisément cette séparation familiale? » (p. 96). L'adulturisme porte
l'enfant vers ses parents tant qu'il voit en ceux-ci le modèle tangible
de sa croissance, de ce qu'il tend à devenir. On a déjà vu que vers 6 ans
il se produit normalement un certain détachement des parents; si,
de plus, ceux-ci se révèlent impuissants, soumis à une contrainte exté
rieure, incapables d'assurer à l'enfant la protection dont il a besoin,
il se produit un détachement (ceci est en accord avec le caractère nar?
cissique et égoïste de l'amour enfantin, très puissant, mais qui ne recherche
64 J. SUBES

en l'adulte que son idéal). De l'ambivalence du désir d'être grand, il


ne subsistera que le besoin d'être grand en étant soi-même adulte et
non celui de s'identifier à l'adulte maintenant déchu; c'est la déception,
la chute de l'idole qui sont l'événement important pour l'enfant. L'enfant
étant détaché, la séparation en elle-même ne coûte plus guère : elle n'est
que l'occasion de satisfaire une autre tendance. Le sentiment de force
que l'enfant éprouve dans sa liberté fait accepter la dislocation famil
iale. Même en n'expliquant pas les faits exactement de la même façon
que Jouhy et Shentoub, je ne puis que souscrire à leur jugement « les
relations avec les parents ne peuvent pas être représentées comme le
suppose la théorie freudienne par une pulsion unique et définie : la
libido devant se localiser quasi biologiquement sur les parents ».
Cette acceptation de la perte de la famille n'est d'ailleurs pas la règle
universelle. Jouhy et Shentoub relèvent également un nombre assez
élevé d'attitudes dépendantes et même nettement et anormalement
régressives. Sans doute les enfants chez lesquels se sont formées ces
réactions sont -ils ceux qui ont vécu l'expérience de la séparation à un
âge plus tendre, à l'âge où la présence de l'adulte « est une inextinguible
nécessité pour la personne de l'enfant ». La regrettable imprécision de
l'ouvrage, par ailleurs remarquable) ne permet pas de savoir si les att
itudes régressives sont le propre d'enfants n'ayant pas atteint 6 ans
— âge important dans la conquête de l'indépendance par l'enfant —
au moment de la dislocation familiale. Ce qui est certain, d'après les
exemples cités (p. 111 à 117) c'est que les enfants affectivement dépen
dants sont en moyenne plus jeunes, au moment de l'examen, que les
enfants affranchis. Le trop jeune enfant ne peut profiter de sa liberté
pour s'affirmer en tant qu'adulte indépendant; il cherche dans l'iden
tification affectueuse son seul recours, plus encore que lorsque, en
famille, il n'avait pas fait l'expérience de son impuissance. Il est aussi
par son ignorance du monde extra-familial moins capable que son aîné
de réaliser l'humiliation des parents, leur échec dans la société en guerre.
Pour l'individu qui a connu une existence normale, c'est lorsqu'il
parvient à l'âge adulte que la libido de l'enfance disparaît parce qu'elle
n'a plus sa raison d'être. Elle ne se manifestera que si l'adulte est traité
en « petit garçon ». Le sérieux de l'adulte est en grande partie un masque
mis pour cacher l'enfant, et c'est bien rarement que l'homme consent
à se dépouiller de ee masque, de cet aspect d'adulte qu'il a si longtemps
désiré. C'est sans doute pour cela que l'on a si peu eu recours au désir
de croître pour expliquer l'affectivité de l'enfant. Il est désagréable à
l'adulte de se rappeler qu'il a été un petit, dépendant d'autrui et l'ado
rant en quelque sorte, et que son plus vif désir était d'imiter les plus
forts, les plus grands que lui. Ceci doit être en rapport avec l'amnésie
partielle qui s'étend sur l'enfance. Une seconde raison qui a pu masquer
la libido propre à l'enfance, c'est l'apparition de la libido sexuelle que
l'adulte projette sur cette période de son existence, exagérant ainsi la
HYPOTHÈSE SUR UENFANCE 65

portée de la sensualité et des phénomènes sexuels dérivés de l'enfance.


La dualité que j'admets entre l'affectivité de l'enfant tout orientée
vers l'adulte et celle de l'adulte essentiellement sexuelle, comme on
peut sans doute l'accorder à la psychanalyse, ne doit pas être considérée
comme absolue. On peut concevoir une libido au sens très large, telle
que la conçoit C.-G. Jung, énergie psychique, émanation de la vie, qui
prendraient successivement deux aspects, tous deux aussi fondamentaux
pour les êtres vivants : la croissance et la reproduction. Comme nous
l'indiquons par deux fois ci-dessus à quelques lignes d'intervalle, et
comme surtout cela apparaîtra par la suite, il existe bien des ponts entre
libido de l'enfance et libido adulte.
La dichotomie établie ainsi n'est d'ailleurs pas quelque chose de
nouveau. Elle correspond7 assez exactement aux deux types d'amour
qu'Allendy distingue dans l'évolution affective : l'amour captatif et
l'amour oblatif. L'enfant recherche auprès de l'adulte son propre dévelop
pement, tout ce qui lui permet de construire sa personnalité. Son atta
chement n'en est pas moins total, mais il est égoïste dans son fonde
ment. « L'amour absorbant poursuit bien la fusion de l'individu avec
ses objets d'amour, mais sur un mode de digestion et d'incorporation (1)».
L'amour-coopération qui vient ensuite implique la réciprocité qui carac
térise normalement les relations affectives sexuelles adultes.

Quelques problèmes

« Individual psychologie » et psychanalyse.

Il est une importante synthèse qui découle naturellement de la con


ception de la libido enfantine comme désir d'identification à l'adulte :
celle de la pensée de Freud et de celle d'Adler. Freud, par généralisa
tion à partir de la libido adulte qu'ih avait étudiée en premier lieu,
prêta d'abord le même caractère sexuel à la libido de l'enfant. Adler,
percevant dans cette libido une recherche de la puissance, construisit
son système en opposition à celui de Freud, négligeant l'aimance enfant
ine,phénomène dont il dut tenir compte par la suite en insistant sur
le sens de la communauté. La libido, désir de s'identifier à l'adulte,
réunit en réalité les deux aspects. Elle est d'une part aimance, tendresse
de tout l'être s'exprimant normalement par la sensualité, et d*autre
part, volonté d'être puissant, semblable à l'adulte; l'attachement du
nourrisson à sa mère, dérivé du besoin de s'identifier à l'adulte, s'explique
en conjuguant la perspective de Freud et celle d'Adler : c'est à la fois
une tendresse sensuelle et une impression de puissance que recherche
l'enfant. Il en va de même du conflit pour l'acquisition de la propreté

(1) Allendy. L'Amour, Denoël, 1942, p. 27.


66 J. SUBES

et du complexe d'Œdipe. Selon Adler, Freud a eu le tort de prendre


comme réalité première ce qui n'est qu'un symbole, un phénomène
dérivé. Freud lui fait des objections similaires- Dans la conception
exposée ici, sexualité au sens freudien, et désir de puissance adlérien
ne sont plus que deux points de vue extrêmes sur une même réalité;
C.-G. Jung a exprimé quelque chose d'analogue en disant que Freud
et Àdler avaient étudié chacun un aspect de la libido, l'un l'aspect
extraverti et l'autre l'aspect introverti (1).
».

Sexualité enfantine et onanisme.

La « libido-désir d'être grand » ne tient pas compte de tous les faits


à partir desquels Freud a édifié sa première théorie de la sexualité
enfantine. Si elle permet de rendre compte de toutes les attitudes affec
tives de l'enfance qui sont aujourd'hui au premier plan de l'intérêt
des psychanalystes, les phénomènes de masturbation demeurent étran
gersà cette libido.
Notons à nouveau que cette théorie ne nie pas l'existence d'une sexual
ité propre à l'enfance : la sexualité prématurée du stade œdipien,
mais cette sexualité n'est pas première, elle n'est que dérivée, apprise.
Des faits tels que l'onanisme du nourrisson ne peuvent alors s'expliquer
par cette sexualité.
De nombreux psychanalystes français ont demandé de faire une dis
tinction entre cet ordre de phénomènes dits sexuels et l'ordre des phé
nomènes œdipiens. E. Pichon distingue hédonisme, érotisme et sexual
ité: « J'emploierai les termes généraux d'hédonique et d'hédonisme
pour tout ce qui concerne les pulsions tendant à donner à l'individu
une quelconque volupté; si les manifestations hédoniques se lient à un
sentiment d'attirance envers^un objet, je parlerai d'èrotïsme, de phéno
mènes erotiques; c'est seulement quand interviendra le partage de l'h
umanité en mâles et femelles que je me servirai des termes de sexualité,
de phénomènes sexuels (2) ».
D. 'Lagache remarque que les jouissances infantiles, non génitales,
comme l'accorde Freud, sont considérées comme sexuelles lorsqu'elles
se produisent chez l'adulte, maïs sont-elles pour autant réellement
sexuelles? » Ne sont-elles pas plutôt le fait d'une sensualité qui n'atteint
pas à la sexualité? Maïs alors elles ne tirent leur valeur sexuelle que de
l'accompagnement de manifestations génitales et la distinction établie
entre le sexuel et le génital tombe. Bien des objections faites à la théorie
freudienne de la sexualité infantile sont dirigées contre la qualification
de « sexuel » et disparaissent si l'on se contente de parler de sensualité

(1) C.-G. Jung. L'Inconscient dans la fie psychique normale et anormale, trad, chez Payot, 1928.
(2) E. Pichon. Le Développement psychologique de l'enfant et de l'adolescent, Masson, 1936,
éd. 1947* p. 71.
HYPOTHÈSE SUR L'ENFANCE

infantile, et d'une sensualité dont nul ne conteste d'ailleurs les possib


ilités de polymorphisme et de perversité (1). •»
On peut donc parler d'une sensualité ou d'un hédonisme de. l'enfant1,,
indépendant de la sexualité. De nombreuses excitations sensorielles pro
duisent des impressions agréables. Elles intéressent tous les sens : des
couleurs vives feront sourire le petit enfant, certaines musiques calme
rontses colères, il accordera un vif intérêt à "des impressions tactilo-
gustatives, à des impressions kinesthésiques et du- sens labyrintMque-
(bercement, danse). Il sera également sensible aux impressions fcac--
tiles : aux caresses et à l'excitatioa -de certaines zoaes sensibles, <q«e-
l'on désigne, d'après Freud, du nom de zones érogène^. Ces zones peuvent.
être très diverses, le pouce peut jouer ce rôle et également toutes les-
zones constituées par des muqueuses ou particulièrement innervées.
Parmi ces zones, on accorde une importance particulière aux organes,
génitaux, partie exceptionnellement sensible du corps. 0a a "voulu?
étendre aux autres sensations de plaisir que l'enfant recherche le carac--
tère sexuel contestable des excitations masturbatoires de l'enfant; i£
me semble plus satisfaisant d'admettre que ces excitations de la région,
génitale n'ont, pas plus que les autres, un caractère sexuel, mais un,
caractère purement hédonique.
Si d'ailleurs, on considère la date où le petit enfant -s'adonne à far
masturbation, on constate qu'il a'y a pas relation entre «et ordre de
fait et les phases de la libido telles «que les décrit S- Freud. La mastur
bation primaire est souvent contemporaine de la phase -orale où la
sexualité n'est nullement phallique- Pouar E- Pichon, cette masturbation,
est insexuelle. La masturbation secondaire est bien contemporaine dm
stade œdipien; elle naît sans doute de l'intérêt que l'enfant éprouve h.
cette époque, du fait' de la prématuration, pour ïa sexualité et les.
organes génitaux; cependant elle aae s'accompagne pas d'images de'
possession du parent de sexe opposé, ni de toute autre image sexuelles
C'est pourquoi je n<e pense pas que l'on puisse déjà parler de xoastaar-
ibation sexuelle quoiqu'elle soit déclenchée par la « puberté psycholo
gique » de l'enfaat. Seule la masturbation tertiaire «de la puberté reièvfr
d'une sensualité qui parvient à la sexualité; normalement, elle s'accôiaQ--
pagne d'imaginations erotiques.
L'aspect de la sensualité de l'emfant sur lequel nous venons d'insister-
ne pose pas d'autres problèmes que la sensualité xncm sexuelle adulte.
Jjllle est liée à la sensibilité générale et n'est pas en relation directe*
•avec la libido enfantine. La sensibilité épidemaique est wti&sée par la*,
sexualité de l'adulte, chez l'enfant elk ne semble pas avoir géTacsraleuaeajt.
cette fonction; son rôle est de permettre un contact affectif de l'enfant,
à l'adulte aimé, car l'amour de l'exilant n'est pas, lui »on plus, limité-
au domaiac psychiqœ, mais émisasse la totalité <de l'être.

(iy Encyclopédie française, t. vin, 8.36-4.


68 J. SUBES

damment de ses fonctions amoureuses sexuelles ou infantiles, la sensi


bilité épidermique est susceptible de fournir un plaisir comme toute
autre forme de sensibilité (1).

Phénomènes de régression.

Un des problèmes les plus apparents posés par la conception de la


libido de croissance de l'enfant est celui des cas de régression. Si l'enfant
désire essentiellement devenir grand, comment peut-il parfois se pro
duire une inversion de ce désir, et pourquoi un enfant peut-il désirer
redevenir petit?
. Ceci peut s'expliquer de plusieurs façons : l'enfant peut désirer retrou
ver un état où il était en réalité plus jeune, mais où la fusion affective
avec l'adulte-modèle était mieux réalisée, où il se sentait plus proche
de l'adulte. Ce sentiment peut se manifester essentiellement dans le
regret de la petite enfance.- A ce moment de son existence, l'enfant peut
avoir été seul avec ses parents. Il peut avoir été élevé par des parents
nourriciers ou des grands-parents avec lesquels il a réalisé une identi
fication, pour lesquels il a éprouvé un attachement, qu'il ne pourra
Tenouveler par la suite à l'égard de ses vrais parents. La mort d'un des
parents affectueux, de la mère en particulier, peut venir priver l'enfant
<de l'état de fusion avec l'adulte qu'il connaissait alors. De toutes façons,
l'union affective du tout petit à ses parents est généralement plus grande
qu'elle ne le sera par la suite; elle ira en diminuant au fur et à mesure
que l'enfant grandira. Certains tempéraments passifs ou à grande avi
dité affective préféreront l'impression d'être grand que donne un com
merce étroit avec l'adulte à la croissance réelle qui oblige l'adolescent
à une certaine solitude, à une attitude virile : ils sont ainsi amenés à
adopter une attitude narcissique régressive. Souvent ce désir de régres
sionsera déclenché par la vue des soins et de l'intérêt qu'obtient un
frère plus jeune. L'agressivité se fera souvent jour dans ces cas : il y a
désir de substitution dans le sens inverse de la normale : c'est ici la
place du plus petit qu'envie l'enfant, c'est à lui qu'il désire s'identifier
pour s'approcher de l'adulte, c'est donc lui qu'il tend à supprimer (2).
La position de l'aîné est assez dure : il fait, à l'égard de ses frères plus
jeunes, figure d'homme, mais il doit en même temps renoncer au refuge
que les autres, à cause de leur faiblesse, peuvent trouver auprès des
parents. Le désir de croître subit généralement aussi un amoindrisse
ment lorsque l'enfant est mis trop tôt dans une situation d'adulte -.

(1) O. Schwarz nie également, mais pour d'antres raisons, le caractère sexuel de l'onanisme.
Sexualtiheit und PeraOnlickeit. Wesen wtd Formen ihrer Beziehungen, Vienne, 1934.
(2) Voir par exemple M. Rambbrt : La Vie affective et morale de l'enfant,- Delachaux-Niestlé,
1945. F. Dolto-Maretth : « Hypothèse nouvelle concernant les réactions de jalousie à la nais
sance d'un puîné », Psyché, 1947r n«* 7 et 9-10. .
HYPOTHÈSE SUR UENFANCB 69

ce fait est assez fréquent chez les très jeunes pensionnaires trop tôt
livrés à eux-mêmes; c'est aussi parfois, nous l'avons vu, le cas des enfants-
de guerre. La même cause peut produire l'effet contraire lorsque l'enfant*
est plus âgé; il y a alors affranchissement prématuré. L'enfant doit
apprendre petit à petit à s'affirmer homme par lui-même et non pair
participation à la puissance parentale. La régression est le refus de
cet effort ou un échec devant une situation requérant de façon trop
brutale et prématurée cet effort (i).
Il faut également tenir compte des inversions où ce qui signifie
grand pour l'adulte n'a pas du tout la même signification chez l'enfant.
J'ai observé une petite fille qui, entre un an 1/2 et 2 ans 1/2, présentait
une attitude régressive portant sur le mot grand : elle ne voulait pas
s'entendre dire qu'elle était grande et protestait en disant : « Non,
petite, petite ». C'était une enfant élevée sans aucune sévérité, mais
qui présentait de nettes attitudes d'opposition localisées uniquement
sur les trois principaux points où les parents, s'occupant beaucoup de
cette fille unique, avaient fait porter leur volonté : nutrition, propreté
et acquisition du langage. Répugnant à employer la contrainte, ils
s'étaient efforcés de se faire obéir en disant à leur fille : « Si tu manges,
tu seras grande, etc. * II s'était formé dans l'esprit de l'enfant une liaison,
entre la capitulation sur le point où elle affirmait sa volonté personnelle
et le mot « grand »; si bien que ce mot avait pris en quelque sorte et
provisoirement un sens inverse. Aucune régression ne se manifestait
en dehors de ce mot. (Le retard dans la propreté et le langage ayant
souvent et certainement dans ce cas, selon la théorie exposée ici, une-
signification d'affirmation inadaptée de la puissance de l'enfant.) L'en
fant que nous observions était au contraire très portée à imiter toutes?
les activités des adultes, à emprunter avec une grande joie tous les
objets dont ceux-ci se servaient, à agir seule, etc. Brusquement, à
2 ans 1/2, avec peu de retard sur le moment où cet enfant acquit une
propreté satisfaisante, retrouva son appétit et fit enfin de rapides pro
grès dans l'acquisition du langage — tout ceci d'ailleurs sous l'influence
de personnes autres que les parents — elle se mit à protester contre
l'épithète de petit et à affirmer avec autorité qu'elle était grande. Vers
3 ans, elle était devenue le papa ou la maman et s'occupait de ses
parents et autres grandes personnes ramenées au rang de « bébés ».
Des phénomènes de régression pourront également apparaître sous,
la pression de la culpabilité. Nous l'avons vu, le désir d'être grand ne va
pas sans agressivité et sans susciter de conflits avec l'autorité parentale.
H. Wallon remarque : « Une inquiétude de culpabilité se combine habi-

(1) « La régression vers l'infantilisme qui se manifeste dans toute inadaptation : cette décou
verte si riche de la psychanalyse n'a d'autres causes que l'impossibilité de résoudre les contra
dictions sur une base plus élevée que celle sur laquelle elles se sont produites. Là où le progrès
n'est pas possible, il y a régression; ...dans le comportement individuel, c'est la régression vers
des conduites « idylliques » du parasitisme infantile. • Jouhy et Shkntoub, op. cit., p. 127.
'•■'.'. X SUBES

ent à l'agcesaivité. Leur source commune est le désir que nourrit


l'enfant de se substituer aux adultes. (1). » Au stade anal, l'opposition
de Fenfant à F autorité de l'adulte détermine une culpabilité, une certaine
ttagoisse qui pei^fe se définir par le conflit décrit ci-dessus. Pendant la
période oedipienne, la rivalité avec le parent de même sexe, objet naturel
de l'amour de l'enfant, détermine une tension plus grande encore, sur
font si elle s'accompagne de vœux plus ou moins formulés de disparition
du rival. L'enfant ressentira un sentiment de culpabilité chaque fois qu'il
;aura Fimpression de prendre la place d'un adulte, à cause, soit du conflit
«qnae cela peut déterminer en lui, de l'insécurité de sa position ou du souhait
itle disparition de l'adulte impliqué par sa conduite. En étudiant les sou
venirs d'enfance (2) j'ai observé la liaison fréquente de la culpabilité
et des cas où l'enfant s'est comporté eomme un adulte; les études que
î*fti poursuivies depuis sur ce sujet confirment le fait.

. Le feu.

Il semble bien que, finalement, ce soit dans le jeu, à cause de son carac
tère fictif qui est perçu par l'enfant, que le désir d'être grand se fasse le
!>lus aisément jour. L'imaginaire joue un double rôle; il fait du jeu le
'domaine rêvé de la prématuration : grâce à la fiction, c'est là que l'enfant
pourra le mieux égaler l'adulte. D'autre part, grâce au caractère en
«narge de la vie et de la fonction du réel, que l'imaginaire confère au jeu,
il permet la substitution de l'enfant à l'adulte avec le niinimum de culpab
ilité. La théorie de K. Groos et de Claparède selon laquelle le jeu est
tme préparation à la vie adulte, théorie remarquablement complétée
parles études; de J. Chateau, prend ainsi tout son sens. Ce n'est pas en
vertu de quelque mystérieuse prédestination que l'enfant .accomplit
dans les jeux des actes qui le préparent à ceux qu'il accomplira adulte.
Cette coïncidence vient de ce que le rôle essentiel du jeu est de permettre
à l'enfant de se faire plus grand, plus puissant, plus identique au modèle
«dulte qu'il ne l'est réellement, est de lui permettre ainsi de réaliser sa
■tendance fondamentale.
La théorie que j'expose est encore une fois en total accord avec celle
'des psychanalystes pour lesquels le jeu permet à l'enfant d'exprimer et de
■Jibérer des tendances qui ne sauraient se manifester sans inconvénients
•dans la réalité eu que l'enfant est contraint à refouler; le jeu a bien une
fonction de compensation. En effet, c'est bien la plus essentielle de ces
tendances de l'enfance, celle d'où dérivent presque toutes les autres,
le besoin d'être adulte, réprimée par la réalité et la culpabilité qui se
manifeste, ainsi que les tendances qui en dérivent, à travers le jeu.
Ainsi se trouve Egalisée la synthèse de, deux grandes théories du jeu :
cette âe Grara-CJaparède et J. Chateau et celle de la psychanalyse.
fl} @p>. «*, p<. 7#. ■ •
<(BjP Ehfmmt, Î9M, 1, p. 71.-
HYPOTHÈSE SUR VENFANCE 71

Agressivité enfantine.

D'autres points de différentes doctrines psychologiques s'éclairent,


me semble-t-il, d'un jour nouveau, lorsqu'on les situe dans la perspective
de l'adulturisme.
L'agressivité, que Freud a finalement détachée de la sexualité pour
en faire un instinct primaire et sur laquelle la psychanalyse a insisté
ces dernières années, découle directement du fait que l'enfant, pour
s'affirmer adulte, est amené à vouloir prendre la place d'autrui. Comme
le note J. Lacan, elle est corrélative du mode d'identification narcis
sique (1). Elle est courante au stade anal, elle se renforce avec la rivalité
œdipienne. L'agressivité s'exaspère chaque fois qu'il y a frustration
affective et sentiment d'infériorité, autrement dit chaque fois que le
besoin de l'enfant d'être proche de l'adulte, c'est-à-dire d'éprouver
affection et sentiment de puissance, sera battu en brèche. L'enfant sera
alors plus violemment porté à détruire celui qui occupe la place qu'il
convoite, qu'il s'agisse d'un des parents ou de frères rivaux (2).
Glaparède et bien d'autres psychologues depuis, pensent que l'imita
tion avec le jeu constitue les deux fonctions essentielles de l'enfance.
K. Groos explique l'imitation par le pouvoir moteur des images, Clapa-
rède par l'instinct de la recherche du conforme. Je serai plutôt d'accord
avec Guillaume pour penser que « le point de départ ne doit... pas être
cherché dans un instinct général d'imitation, qui n'explique rîen et qui
explique trop, même ce qui n'est pas réel, mais dans des instincts particul
iers que les conditions de vie sociale et l'expérience qu'elle engendre
orientent dans la voie de l'imitation (3). » Quelques lignes plus haut,
P. Guillaume remarquait l'attrait que présente toute activité adulte
pour l'enfant uniquement parce qu'elle émane d'une grande personne.
Pour ma part, je suis assez porté à penser que dans son ensemble l'imita
tion de l'enfant découle de son besoin de devenir semblable à l'adulte,
de s'identifier à lui. Le plus souvent c'est l'adulte qui est directement
l'objet de ses imitations; parfois,. c'est un aîné qui par une supériorité
quelconque à ses yeux lui paraît posséder la qualité d'être plus grand.
D'autres fois, l'imitation sera un moyen de parfaire une imitation de
l'adulte : l'enfant qui n'a jamais vu un pilote d'avion, lorsqu'il voudra
dans un jeu réaliser symboliquement cette activité dTaduIte, imitera
non le pilote mais l'avion. Il sera plus significatif pour lui dans la totalité
« homme-qui-vole » de représenter l'avion que le pilote. Ce qui l'attire,
ce n'est pas tant l'avion, en lui-même que le rapport qui existe entre lui
et la puissance adulte» En représentant à la fois le conducteur qui- tient
son volant et l'auto qui vrombît, Fenfant ne vise pas tant à imiter une
chose, que la situation totale de L'adulte coaduisaat une auto-
(1) J. Lacan. « L'Agressivité en Psychanalyse. » Revue française de Psychanalyse, 1958* 3*
(2)i F. BotTW^IiSHETrFH, «p." rfr. Payât*? t94(7»
{3) Guillaume. L'Imitation chez l'enfant, Alcan, 1925, p. 202.
72 J. SUBES

Un type particulièrement important d'imitation est constitué par


l'acquisition du langage. Les psychanalystes ont relevé la « corrélation
qui existe entre le contact avec la mère et l'apprentissage de la parole(l). »
F. Rostand propose d'étendre la notion de l'influence maternelle (2).
Non seulement c'est forcément à l'adulte ou à l'aîné que l'enfant
empruntera alors son vocabulaire, mais il semble à F. Rostand qu'une
sorte d'identification à eux soit nécessaire pour permettre à l'enfant
d'utiliser les mots. « Ce qui donne un sens au mot, c'est une attitude
du sujet parlant... D'où un rapprochement affectif entre l'enfant et
l'adulte, une « participation sympathique » de celui-là au monde qu'il
attribuait à celui-ci, un état de compréhension grâce auquel l'enfant
se sentant communiquer avec l'adulte, se sentant compris par l'adulte,
se sentit réciproquement comprendre le mot, sentit en soi, l'autre,
dont il empruntait la voix, comprendre le mot préféré (3). » Le déter
minant de l'acquisition du langage serait donc bien l'attraction que
l'adulte exerce sur l'enfant.

Acculturation.

C'est de cette façon que l'enfant acquerra les « patterns » de la culture


dans laquelle il vit. On a parfois été porté à rendre compte de cette accul
turation de l'enfant par la contrainte, par les enseignements donnés à la
génération montante par la génération adulte. En mettant en lumière
le désir constant que l'enfant a de se rapprocher de l'adulte, l'on peut
mieux comprendre que cette acculturation, se fasse surtout spontané
ment, qu'elle corresponde non à un effort de l'adulte mais à un effort
de l'enfant. Le milieu n'agirait pas de lui-même, si en l'enfant ne naissait
le désir d'être ce que demande le milieu. Beaucoup de patterns hérités
des groupes familiaux ne ressortissent en aucune façon d'une contrainte
précise ou diffuse. Nombreux sont, parmi les adultes, ceux qui ont gardé
l'impression que telle marque d'automobile était supérieure à toute
autre, qu'une maison devait être organisée et ornée de telle et telle façon,
qu'il était de bon ton d'adopter en société telle attitude uniquement parce
que cela correspond à des réalités familiales que personne sans doute
n'avait songé à ériger en principe, personne, sauf l'enfant lui-même.
Ces réalités, ces attitudes sont précisément celles qui ont guidé toute
l'enfance, celles qui se sont présentées de façon constante comme modèles
admirables à atteindre et à réaliser. Même si l'adulte n'y attache pas
consciemment une grande importance, il ne peut se libérer de son passé,
sauf si des événements déterminés viennent modifier son attitude.

(1) S. Burungham et A. Freud, op. cit., p. 10.


(2) F. Rostand. « Grammaire et Affectivité. » Revue française de Psychanalyse, 1950, n° 2,
p. 307.
(3) F. Rostand. < Grammaire et Affectivité, t Revue française de Psychanalyse, 1950, n° 2,
p. 308.
HYPOTHÈSE SUR UENFANCE 73T

C'est par un processus tout analogue que l'enfant adoptera les règles
de conduite morale. Le mécanisme d'introjection est caractéristique de
l'affectivité enfantine qui vise avant tout à assimiler l'état d'adulte.
Comme le veut Freud, le surmoi naît bien du ça, des pulsions intellec
tuelles. L'enfant a essentiellement besoin de jouer le rôle d'un adulte.
C'est pourquoi il préférera renoncer à certains de ses plaisirs pour rester
en accord avec le monde adulte; il ira par la suite jusqu'à jouer lui-même
le rôle de l'adulte-modèle, à se donner les ordres et les interdictions,
jouant ainsi à la fois le rôle de l'adulte qui ordonne et de l'enfant qui
obéit. Les règles ainsi introjectées, comme les objets d'admiration,
survivront normalement à l'enfance. A l'âge adulte, la libido de type
enfantin ne disparaît sans doute pas totalement; elle n'apparaît plus
dans le comportement, n'ayant généralement, comme nous l'avons noté,
plus d'objet à atteindre. Mais les attitudes affectives qu'elle a engendrées
ne disparaissent pas pour autant. On sait que la réaction à la frustration
subsiste même lorsque la frustration a disparu, que l'abandonite sévit
même lorsqu'elle n'a plus sa raison d'être. De la même façon, les atti
état"
tudes par lesquelles l'enfant a recherché son adulte demeureront
lorsque cet état sera atteint. L'expérience qu'il aura faite de l'opposition
restera acquise, elle se répétera sur les mêmes modes, ou du moins sur des
modes qui seront en rapports plus ou moins complexes avec ceux adoptés
au cours de l'enfance; il en est de même de son expérience œdipienne
de la sexualité. Ainsi l'enfant se retrouvera en l'homme; la dualité de la
libido enfantine et de celle de l'adulte n'introduit nullement une coupure
entre l'enfant et l'adulte, entre ce que l'individu a appris à vivre par pré-
maturation et ce qu'il vit. Ainsi, le complexe d'Œdipe, qui est l'occasion
de l'apprentissage de l'amour sexuel par l'enfant, reste la grande source
possible des névroses sexuelles de l'adulte. On conçoit aussi pourquoi
l'enfant devenu adulte répétera souvent les comportements amoureux
de ses parents puisque ce sont ceux-là qui ont servi de modèle à sa pre
mière relation amoureuse. L'imitation des parents sexualise la vie de
l'enfant : elle la sexualise selon son mode propre.
Parfois, cependant, l'enfant grandissant rejettera les patterns fami
liaux, phénomène particulièrement net au cours de l'adolescence, surtout
si celle-ci se trouve prolongée par une situation de dépendance. Ceci
semble normal puisque l'adolescence est la période où l'enfant, tout près
de l'état adulte, préférera le mode d'identification à l'adulte qui consiste
à s'aÇirmer lui-même comme adulte et délaissera normalement la satis
faction de participation affective avec un adulte. Nous retrouvons l'oppo
sition du stade anal, mais ici l'issue normale est inverse; elle n'est pas
dans la soumission mais dans l'affirmation de soi; l'adolescent sera donc
amené à chercher des modèles en dehors de ceux que lui offrent ses
parents (1). L'adolescence, comme d'ailleurs toute l'enfance, est un
(1) Voir par exemple Debesse : La Crise d'originalité juvénile, Alcan, 1937. Sprangkr : Psyc
hologie des Jungendelters, Leipzig, 1928.
74 J~ SUBES

relus de l'enfance (1). Très fréquemment à cet âge, il se produit un ren


versement, l'adolescent éprouve un dégoût, un mépris, souvent . passa
gersd*ailleurs, pour sa famille qu'il avait tant admirée auparavant, qui
incarnait à ses yeux l'idéal. L'adolescent rejette ainsi les sentiments
<ie son enfance pour être plus libre de devenir un homme. C'est à ce
moment-là que sa personnalité s'affirmera le plus complètement, qu'il
achèvera d'acquérir vis-à-vis de sa famille l'indépendance qu'il avait
amorcée vers 6-7 ans, "N'étant pas encore adulte — l'homme ne l'est
jamais vraiment — c'est bien souvent auprès d'adultes autres que ses
parents qu'il cherchera ses règles de conduite. L'adulte privilégié, ce
pourra alors être un aîné, un modèle contemporain ou un homme du
passé ayant laissé un message. Souvent c'est auprès de tous à la fois que
l'adolescent recherchera les traits de sa personnalité d'homme. En
devenant adulte, l'adolescent en conflit avec sa famille retrouvera son
attachement aux conceptions qui ont régi son enfance et un contact
affectif normal avec ses parents dans la mesure même où ceux-ci accep
teront de le considérer comme un adulte.

L'hypothèse que je viens d'exposer, relative à la libido enfantine,


laisse entières les grandes découvertes de la psychanalyse. Les méca
nismes qui régissent les rapports du conscient et de l'inconscient
demeurent inchangés. Le glissement effectué par rapport aux dernières
pensées de Freud et à l'œuvre contemporaine de certains psychanalystes
paraît parfois fort peu sensible. Sur bien des points, je n'ai pas l'impres
sion d'avoir apporté grand-chose de nouveau. Ainsi, presque rien n'est
changé aux conclusions de R. Spitz; la théorie de Fadulturisme ne fait
qu'insister sur les fondements de l'introjection étudiés par des théori
ciensanglais, la conception de l'acculturation est toute voisine de celle
de Susan Isaacs, la théorie du jeu n'est pour ainsi dire rien d'autre que le
fait de mettre au nombre des pulsions inhibées des théories psychanalyt
iques le désir d'être grand parfaitement connu et analysé par J. Cha
teau. J'ai donc souvent eu le sentiment que ce que j'exposais était connu
et déjà admis par certains. Sur certains points cependant, comme pour
l'attachement à la mère et pour les stades anal et œdipien, il me semble

(1) « Toute l'enfance se passe à oublier l'enfant qu'on était la veille. La croissance ne signifie
pas autre chose. Et l'enfant ne désire rien de plus que de ne phis être enfant. » Alain. Propos
sur l'Éducation, p> 17. — J'ai fait l'expérience de demander à des garçons de & à 14 ans die choi
sirdans un groupe de 5Û reproductions de tableaux celles qu'ils préféraient. Ces reproductions
se divisaient en 10 sujets : mer, paysage, maison, intérieur» nature morte, fleurs, animaux, enfants,
portraits, tableaux d'histoire. Dans l'ensemble des choix, le sujet « enfant » est classé avants
dernier. H est le pins- rejeté- chez les garçons de 13-14 ans. C'est sans doute c& même fait qui, mia-
à part quelques refoulements réels, contribue à expliquer l'amnésie des souvenirs d'enfance,
amnésie qui adan W. Kansmel, est plus complète avant la puberté et pendant qu'après (W. Kam-
mel. Ueber die erste Ernzelerinnerung, Leipzig, 1913).
HYPOTHÈSE SUR L'ENFANCE 75

que la conception de l'adulturisme explique d'une façon satisfaisante les


faits seulement décrits jusqu'ici. Elle permet aussi de rendre compte de
bien des phénomènes fondamentaux de l'adolescence. Elle donne une
racine commune à l'amour et à l'agressivité enfantine, peut-être aux
instincts de mort et aux instincts de vie. Cette théorie m'a également
paru intéressante par son pouvoir de synthèse : synthèse de la psycha
nalyse freudienne et de l'individual-psychologîe;: synthèse des points
de vue divers de plusieurs psychanalystes; synthèse de la psychanalyse
et d'études qui lui étaient étrangères comme celle de l'imitation en génér
alou du jeu selon J. Chateau. C'est pourquoi, provisoirement, je suis
très porté, je l'avoue, à lui accorder une certaine confiance et pourquoi
je me suis décidé à l'exposer ici.

Vous aimerez peut-être aussi