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146 Croire et faire croire
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Un autre effet de la globalisation s’est fait sentir à l’intérieur


des économies nationales où les services de larges segments
de la force de travail peuvent être aisément remplacés par les
services d’autres travailleurs au-delà de nos frontières nationales.
Des pans entiers du salariat perdent beaucoup de leur pouvoir
de négociation au sein de la société, ils voient les risques de
chômage progresser, les hausses de salaire s’éroder et l’inégalité
sociale croître 2 4. La vigueur du débat, en France ou en Grande-
Bretagne, autour de la question des travailleurs détachés atteste
la pérennité et l’ampleur du problème, particulièrement dans les
milieux ouvriers et employés. Face à cette tendance, le populisme
d’exclusion propose le retour à un protectionnisme vigoureux
soutenu par les perdants de la globalisation.
La postmodernisation s’est traduite par un épuisement du
projet des Lumières et l’effondrement des grands narratifs de la
modernité qui s’enracinaient dans ce projet. Sur ce champ de
ruines ont prospéré l’incertitude, la perte des repères, le sentiment
d’esseulement et l’absence de capacité à se projeter dans l’avenir.
Le national-populisme a su, mieux que d’autres, répondre à ces
demandes de sécurité et de prédictibilité. La recherche de leaders
forts, tenant un « discours des origines » et fixant un cap identi-
fiable pour le collectif a peu à peu orienté des masses d’électeurs
déboussolés vers les formations politiques populistes.
Ce « déboussolement » a atteint jusqu’à la sphère privée, où les
rôles liés aux genres ont été profondément remaniés. Les struc-
tures du rôle masculin traditionnel, en particulier celui du good
provider role 2 5, ont été modifiées de fond en comble et ont créé une
importante déstabilisation au sein de la population masculine 2 6.
La capacité des nationaux-populismes à récupérer ce malaise dans
la masculinité est loin d’être négligeable et le profil de genre des
électeurs soutenant ces formations populistes est symptomatique 2 7.

2 4. Dani Rodik, The Globalization Paradox. Democracy and the Future of the World
Economy, New York (N. Y.), W.W. Norton, 2 011.
2 5. Shawn L. Christiansen et Rob Palkovitz, « Why the “Good Provider” Role Still Matters »,
Journal of Family Issues, 2 2 (1), janvier 2 001, p. 84-106.
2 6. J. Newton, « White Guys », Feminist Studies, 2 4 (3), 1998.
2 7. Pippa Norris, Radical Right. Voters and Parties in the Electoral Market, Cambridge,
Cambridge University Press, 2 005, p. 138.
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Derrière le déclin des idéologies… 147
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Enfin, l’hypermodernité qui travaille profondément nos sociétés


contribue à une perte des repères traditionnels. Les individus de
plus en plus autonomes dans leurs choix et de moins en moins
déterminés par leurs appartenances sociales sont à la fois plus
émancipés et plus inquiets. Comme l’écrit Sébastien Charles :

Dans l’hypermodernité, la désagrégation du monde de la tradition


n’est plus vécue sous le régime de l’émancipation, mais sous celui
de la crispation. C’est la peur qui l’emporte et qui domine face à
un avenir incertain, une logique de la mondialisation qui s’exerce
indépendamment des individus, une compétition libérale exacerbée,
un creusement des inégalités, un développement effréné des technolo-
gies de l’information, une précarisation de l’emploi et une stagnation
inquiétante du chômage à un haut niveau 2 8.

Face à cette peur et faute de capacité à repenser la socialisation


en contexte hypermoderne quand aucun discours idéologique ne
fait plus sens, la réponse national-populiste offre des commu-
nautés émotionnelles que Norberto Lechner a très bien cernées :
« Peu importe l’absence totale de perspectives d’avenir, ce qui
compte, c’est le présent : la restauration ici et aujourd’hui d’un
sentiment de communion. Le populisme qui fait appel à des formes
émotionnelles de cohésion et d’identité n’a que faire du contenu
des programmes 2 9. »
Au fil des années, le groupe central qui soutient l’idéologie
faible du national-populisme s’est constitué essentiellement autour
d’hommes blancs, souvent jeunes, de milieu populaire et de faible
niveau de diplôme, un groupe social particulièrement affecté par
les phénomènes de la globalisation et de la postmodernisation
qui ont touché de plein fouet nos sociétés. Les fragilités, les
ressentiments et les insécurités qui taraudent ce groupe central
ont été entendus par les formations nationales-populistes qui ont
su leur offrir un débouché dans un narratif à faible intensité

2 8. Sébastien Charles, « De la postmodernité à l’hypermodernité », Argument, 8 (1),


automne 2 005-hiver 2 006, www.revueargument.ca/article/2 005-10-01/332 -de-la-post-
modernite-a-lhypermodernite.html (consulté le 15 septembre 2 017).
2 9. Norberto Lechner, « À la recherche de la communauté perdue. Les défis de la démo-
cratie en Amérique latine », Revue internationale des sciences sociales, 42 (12 8), août 1991,
p. 587.
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148 Croire et faire croire
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idéologique, mais qui peut se définir comme un mouvement social


pour la protection de l’identité nationale dans un monde perçu
comme étant fondamentalement hostile aux valeurs et à la culture
occidentales.

Conclusion
Cette idéologie faible reste différente des idéologies « pleines ».
Contrairement à ces dernières, elle n’a pas la capacité à mettre
en avant un projet ou un programme susceptibles de prendre en
charge les grandes questions politiques, économiques et sociales.
Elle se contente, la plupart du temps, de mettre en cause l’ordre
institutionnel, en constituant les « gens du peuple », les « citoyens
d’en bas » en véritable agents historiques. Ce type d’idéologie, non
totale et non compréhensive, s’articule souvent à des idéologies
davantage consistantes qui lui permettent d’étendre le spectre des
propositions que le populisme peut offrir. C’est ainsi qu’il y a des
populismes nationalistes (Front national, FPÖ autrichien, Parti de la
liberté néerlandais…), des populismes libéraux (Silvio Berlusconi en
Italie), des populismes socialistes ou néocommunistes (Podemos en
Espagne, Syriza en Grèce, Parti de gauche en France). Cet arrimage
à des idéologies pleines est d’autant plus aisé que le populisme, en
tant qu’idéologie faible, émerge la plupart du temps de manière
empirique et contingente. Les circonstances, qu’elles soient celles
d’une crise économique et sociale ou celles d’une crise de légitimité
politique, favorisent la naissance du populisme beaucoup plus que
la présence enracinée dans la culture politique et dans l’histoire des
idées d’un courant ou d’une famille idéologique qui se réclamerait du
populisme et s’inscrirait dans sa généalogie. D’ailleurs, ce caractère
labile du populisme se lit dans sa très faible institutionnalisation.
Le populisme est une idéologie faible très peu organisée dans des
institutions, des corpus stables de référents et dans des systèmes de
pensée pérennes. On ne peut répondre, par exemple, aux questions
du but commun poursuivi par les populistes ou des textes fonda-
mentaux de doctrine du populisme ou encore d’une organisation
internationale de celui-ci. Organiser les principaux éléments consti-
tutifs du populisme dans une tradition idéologique cohérente est une
tâche très difficile et peut-être impossible. Les concepts centraux
du populisme sont imprécis et les notions clefs de peuple et d’élite
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Derrière le déclin des idéologies… 149
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sont d’une grande plasticité. Les manières dont ils sont reliés à
telle ou telle idéologie d’accueil sont multiples. Il reste toutefois un
point central et en partie unificateur de ces idéologies faibles du
populisme, c’est leur volonté de créer un peuple comme condition
de revitalisation de la politique 30.

30. Ernesto Laclau, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2 008.


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