chez Rousseau
Luc Monnin
Luc Monnin
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The research for this article has been supported by the generous help of the Michael
E. and Carol S. Levine Foundation.
MLN 124 (2009): 970–985 © 2009 by The Johns Hopkins University Press
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Michel Foucault, Les Mots et les choses (Paris : Gallimard, 1966) ; Jacques Derrida, De
la grammatologie (Paris : Minuit, 1967) ; Sylvain Auroux, La Sémiotique des encyclopédistes,
(Paris : Payot, 1979).
3
Catherine Labio, Origins and the Enlightenment : Aesthetic Epistemology from Descartes to
Kant (Ithaca : Cornell UP, 2004).
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artifice de l’esprit qui oublie que ces êtres abstraits sont des créations
de son propre cru, et finit par croire à l’existence des chimères qu’il
a produites. L’abstraction est alors considérée par la pensée comme
une essence ou une substance, comme un principe : l’artifice dérivé
devient premier, le pis-aller devient essentiel, et l’être d’apparence se
fait primordial. C’est dans cette illusion que réside, pour Condillac, le
pêché de toute la métaphysique et par extension de toute la religion
qui, dans la suite des superstitions, de la divination, de l’astrologie et
des religions, prend les réalisations de l’esprit pour des êtres véritables,
et les mots qu’elle a créés dans le désarroi et l’ignorance où elle se
trouve, pour les principes et les fondements des sciences de l’esprit
et des sciences de la nature5.
Dans le but de démystifier ces abstractions réalisées, les empiris-
tes ont trouvé une méthode « anti-fictionnelle » par laquelle ils se
proposent de systématiquement ramener les idées générales à leurs
origines sensibles afin de retracer, de mettre en évidence et de rendre
palpable le fonctionnement progressif du processus d’abstraction. Ils
inventent ainsi la méthode génétique. On en trouve maints usages,
chez Condillac, par exemple :
Il est donc bien important de ne pas réaliser nos abstractions. Pour éviter
cet inconvénient, je ne connais qu’un moyen, c’est de savoir développer,
dès l’origine, la génération de toutes nos notions abstraites. Ce moyen a
été inconnu aux philosophes, et c’est en vain qu’ils ont tâché d’y suppléer
par des définitions. La cause de leur ignorance à cet égard, c’est le préjugé
où ils ont toujours été qu’il fallait commencer par les idées générales, car,
lorsqu’on s’est défendu de commencer par les particulières, il n’est pas
possible d’expliquer les plus abstraites qui en tirent leur origine6.
fait apercevoir [les idées abstraites] sous cette fausse apparence, ils ont conclu qu’elles
sont en effet des êtres », Etienne Bonnot Abbé de Condillac, Œuvres philosophiques,
texte établi et présenté par Georges Le Roy, 3 vol. (Paris : Presses Universitaires de
France, 1947–1951), vol. 1, « Cours d’études : Art de penser », 741. Les références
sont à cette édition.
5
Pour une analyse plus détaillée du fonctionnement des abstractions réalisées chez
Condillac, je renvoie aux travaux d’Alain Cernuschi, dans son remarquable ouvrage
Penser la musique dans l’Encyclopédie (Paris : Champion, 2000) 153–64.
6
Condillac, Œuvres philosophiques, 1 : 744.
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L’article « Analyse » de l’Encyclopédie donne une bonne définition de cette méthode,
s’inspirant largement des formules de Condillac : « L’Analyse, s. f. en Logique, c’est ce
qu’on appelle dans les écoles la méthode qu’on suit pour découvrir la vérité ; on la nomme
autrement la méthode de résolution. […] L’analyse consiste à remonter à l’origine de nos
idées, à en développer la génération & à en faire différentes compositions ou décom-
positions pour les comparer par tous les côtés qui peuvent en montrer les rapports.
L’analyse ainsi définie, il est aisé de voir qu’elle est le vrai secret des découvertes. Elle a
cet avantage sur la synthese, qu’elle n’offre jamais que peu d’idees à la fois, & toûjours
dans la gradation la plus simple. Elle est ennemie des principes vagues, & de tout ce
qui peut être contraire à l’exactitude & à la précision. Ce n’est point avec le secours
des propositions générales qu’elle cherche la vérité : mais toûjours par une espece de
calcul, c’est-à-dire, en composant & décomposant les notions pour les comparer, de la
maniere la plus favorable, aux découvertes qu’on a en vûe. » Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Mis en ordre et
publié par M. Diderot . . . (Paris : Briasson, etc. 1751–65) 1 : 401, je souligne.
8
Pour une étude plus précise de la forme de ces raisonnements génétiques, je ren-
voie ici à mon article « Condillac : Le Rêve d’un réductionniste », MLN 119.4 (French
Issue) (2004) : 819–44.
9
Sylvain Auroux, dans La Sémiotique des encyclopédistes (Paris : Payot, 1979) 55, donne
une très bonne définition de la genèse au dix-huitième siècle : « On peut considérer
la genèse comme la restitution du développement d’un phénomène réel par le biais
d’une expérience de pensée ».
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10
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre 8e. Œuvres complètes (Paris : Gallimard,
1959) 1 : 388. Les références sont à cette édition.
11
Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l’obstacle (Paris : Plon,
1957) 241.
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12
Rousseau, Préface, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Œuvres complètes
(Paris : Gallimard, 1964) 3 : 123.
13
Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, 133.
14
Je cite en exemple ce passage : « Dans cet âge heureux où rien ne marquait les
heures, rien n’obligeait à les compter : le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement
et l’ennui. Sous de vieux chênes, vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par
degrés sa férocité : on s’apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant
de se faire entendre, on apprit à s’expliquer. Là se firent les premières fêtes : les
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16
Je souligne. Rousseau, Émile ou de l’éducation, 548–49.
17
« Les hommes ne veulent rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme. Il le
faut dresser pour eux comme un cheval de manège. Il le faut contourner à leur mode
comme un arbre de leur jardin. » Rousseau, Émile. Première Version (Manuscrit Favre).
Œuvres complètes (Paris : Gallimard, 1969) 4 : 58.
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au second degré, non seulement dans les idées mais dans la matière
vivante, informant les êtres réels, perpétuant les erreurs des hommes,
incorporant dans l’humanité les vices des opinions de l’époque, se
substituant à la bonne nature qui aurait fait croître harmonieusement
ces enfants : il n’y a alors pas de pires abstractions réalisées, pas de
pires chimères ou fictions que celles qui s’emparent des êtres véritables
en y déposant leurs formes.
Cette réflexion nous permet très clairement d’entrevoir la nature
du projet que Rousseau entreprend en rédigeant sa Julie. La Nouvelle
Héloïse, en effet, telle qu’elle est présentée dans les deux préfaces du
texte, s’inscrit parfaitement dans le schéma que nous venons d’isoler.
Si les lettres de Julie appartiennent clairement au règne de la fiction,
elles forment pourtant, selon Rousseau, une fiction moins fictionnelle
que le monde moderne, corrompu et défiguré, dans lequel elles
paraissent :
Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples
corrompus. J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres. Que
n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu !
Quoique je ne porte ici que le titre d’éditeur, j’ai travaillé moi-même
à ce livre, et je ne m’en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance
entière est-elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? C’est
sûrement une fiction pour vous18.
18
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes (Paris : Gallimard, 1978) 2 : 5.
19
Je souligne. Rousseau, seconde « Préface de la Nouvelle Héloïse : ou Entretien sur
les romans », La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes (Paris : Gallimard, 1978) 2 : 21.
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20
Je souligne. Rousseau, seconde « Préface de la Nouvelle Héloïse », 28.
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Genèses catastrophiques
Dans cette étude, je n’ai pas parlé des textes de Rousseau qui appa-
raissent le plus clairement comme de nature génétique (je veux parler
de récits catastrophiques comme le Discours sur les sciences et les arts, le
Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, ou l’Essai sur l’origine
des langues), car ces textes font un autre usage des genèses analytiques.
Lorsque Rousseau retrace les progrès humains, le développement des
mœurs ou des institutions, par contraste avec le mouvement évolutif
et progressif qu’on s’attend à rencontrer chez sa Julie, son Émile ou
le Jean-Jacques des Confessions – personnages qui apparaissent comme
des figures de la genèse harmonieuse – il n’y a jamais de devenir
régulier : tout état social développé, au contraire, est envisagé par
cet auteur comme une aberration impossible à générer depuis une
origine naturelle. Rousseau ne cesse de montrer, en effet, qu’il est
impossible de produire l’état de société du dix-huitième siècle à partir
de la nature telle qu’il la conçoit en tant qu’état originel et en tant que
système autonome. Et, où Condillac insiste sur les continuités entre
la nature et l’homme sociable, entre l’individu livré à lui-même et la
société développée, le philosophe de Genève place entre ces pôles
des abîmes théoriques infranchissables, des ruptures inexplicables, des
apories et des enchaînements qui tiennent de l’impossible et, lorsqu’un
enchaînement de causes est possible, nous le verrons, c’est un enchaî-
nement de catastrophes. Le second Discours ne cesse de multiplier les
transformations sociales brutales interdisant aux sociétés développées
tout retour à l’origine, coupant la civilisation de tout héritage naturel.
21
Je renvoie ici à l’étude de Robert Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes
in French Cultural History (New York : Viking, 1984).
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22
Rousseau explique qu’une société est nécessaire pour développer les signes conven-
tionnels, mais que ces signes sont nécessaires pour l’établissement d’une société.
23
Je souligne. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, 147.
24
Je souligne. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 99.
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Rousseau / Condillac
Où Condillac propose des développements harmonieux de l’homme
et de la société, selon la loi naturelle, à partir d’une origine conti-
nuée dans le développement, Rousseau montre, au contraire, une
société et une humanité sans cesse arrachées à la nature, séparées
d’elle irrémédiablement dans un mouvement d’aliénation progressif
et violent. Où Condillac utilise la continuité comme méthode, dans
une expérience purement rationnelle et hypothétique qui n’implique
pas la subjectivité de l’opérateur, Rousseau insiste sur les ruptures
de l’expérience intime et existentielle ; où Condillac voit le progrès,
Rousseau souligne la perte et la chute ; où Condillac établit les lois
du perfectionnement, Rousseau présente celles de l’aliénation.
La différence entre les deux perspectives est patente lorsqu’on com-
pare la statue du Traité des sensations (1754), qui permet à Condillac
de retracer la constitution insensible et progressive de l’entendement
humain par l’addition successive des cinq sens jusqu’à la recréation
complète des idées et des facultés, avec la statue allégorique que lui
oppose Rousseau au début du Discours sur l’inégalité (1755) :
[…] semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages
avaient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une
25
Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 99–100.
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bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes
sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances
et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des Corps, et
par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence
au point d’être presque méconnaissable ; et l’on n’y retrouve plus, au
lieu d’un être agissant toujours par des Principes certains et invariables,
au lieu de cette Céleste et majestueuse simplicité dont son Auteur l’avait
empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et
de l’entendement en délire26.
* * *
J’ai tenté de montrer dans cet article la manière dont Rousseau
s’empare de la méthode génétique chère aux empiristes. Si, pour des
auteurs comme Condillac, cette méthode fonctionne en tant qu’outil
permettant de démystifier les abstractions réalisées, elle devient pour
Rousseau, au contraire, la ressource fictionnelle permettant de réaliser
la fiction d’un état de nature originel abstrait par rapport auquel c’est
la société contemporaine qui paraît fictionnelle. J’ai tenté d’examiner
comment, toutefois, une possible réforme de cette société est à atten-
dre chez Rousseau, de cette fiction même, qui, quoique ressortissant
au mal, est parfois un moindre mal.
Reed College
26
Rousseau, Préface, Discours sur l’origine de l’inégalité, 123.