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De la genèse naturelle à la régénération sociale : fictions de l’origine

chez Rousseau
Luc Monnin

MLN, Volume 124, Number 4, September 2009 (French Issue),


pp. 970-985 (Article)

Published by The Johns Hopkins University Press


DOI: 10.1353/mln.0.0181

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De la genèse naturelle à la
régénération sociale : fictions
de l’origine chez Rousseau
d

Luc Monnin

En métaphysique, en grammaire, en sciences naturelles ou encore en


mathématiques, le dix-huitième siècle s’illustre par ses traités et ses
discours1. Parmi ces textes, nombreux sont ceux qui entreprennent de
penser leur objet au moyen d’une réflexion génétique qui en retrace le
développement idéal à partir d’une origine virtuelle. Diderot réfléchit
à notre manière de concevoir en postulant un aveugle de naissance
dont on fait tomber les cataractes et qui voit pour la première fois,
Condillac reconstruit progressivement l’ensemble de l’entendement
humain à partir des « premières sensations » en construisant la fic-
tion d’une statue vierge à laquelle on ajoute successivement les cinq
sens ; les enfants, les « bons sauvages », les mythes adamiques, les îles
désertes en tous genres servent de laboratoires théoriques et offrent
des méthodes heuristiques et un artifice intellectuel permettant de
reconstruire l’ensemble des connaissances du siècle et de réformer le
savoir de manière tout à la fois abstraite, didactique et imagée.
L’intérêt des philosophes pour les questions d’origine et de genèse
organisées par étapes est évident dans de nombreux titres de traités
importants du dix-huitième siècle : pensons, par exemple, aux Époques
de la nature (1778) de Buffon, à l’Essai sur l’origine des connaissances
humaines (1746) de Condillac, ou encore au Discours sur l’origine de

1
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E. and Carol S. Levine Foundation.

MLN 124 (2009): 970–985 © 2009 by The Johns Hopkins University Press
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l’inégalité (1754) de Rousseau ; on retrouvera ces méthodes, jusque


dans les romans de Bernardin de Saint Pierre ou de Sade où elles
serviront parfois de trame narrative pour l’œuvre entière. Pour ce
qui est de Rousseau, les questions d’origine, d’état de nature et de
développements naturels ont été largement étudiées, mais la plus
grande partie de cette étude a été menée dans le cadre d’une tradi-
tion critique humaniste encore fortement marquée par le romantisme
que Rousseau lui-même a contribué à définir. On a ainsi longtemps
envisagé l’intérêt du dix-huitième siècle quant aux questions d’origine
en le confondant avec l’engouement du dix-neuvième siècle pour les
mythes fondateurs, pour la rêverie nostalgique, pour les réflexions sur
l’innocence et la pureté. C’est seulement dans les années 1960–1970
avec des textes comme Les Mots et les choses de Michel Foucault, De la
grammatologie de Jacques Derrida, ou La Sémiotique des encyclopédistes
de Sylvain Auroux que ces questions d’origines reçoivent un nouveau
cadre théorique et se voient réinscrites dans le questionnement épis-
témologique propre au dix-huitième siècle2.
Plus récemment on soulignera l’intérêt du magnifique livre de
Catherine Labio Origins and the Enlightenment : Aesthetic Epistemology from
Descartes to Kant 3 qui examine en détail, d’un point de vue concep-
tuel, le rôle philosophique et l’importance stratégique de ces notions
pour les Lumières. Un développement logique de cette recherche
consisterait à examiner, de manière pratique, la nature des méthodes
heuristiques essentielles à l’épistémologie des Lumières impliquées
et dénotées par ces notions, afin de comprendre la manière dont
elles participent à l’élaboration et à la transformation des pratiques
intellectuelles, littéraires et éventuellement sociales au dix-huitième
siècle. Dans le cadre restreint de ce travail, je me contenterai d’exa-
miner comment les méthodes d’analyses spécifiques à l’empirisme
de Condillac ou d’Alembert aident Rousseau à repenser les notions
d’origine et de développement naturel en fonction d’une théorie de
la fiction, pour en faire, en fin de compte, un outil de renouvellement
social dans un livre comme La Nouvelle Héloïse.

2
Michel Foucault, Les Mots et les choses (Paris : Gallimard, 1966) ; Jacques Derrida, De
la grammatologie (Paris : Minuit, 1967) ; Sylvain Auroux, La Sémiotique des encyclopédistes,
(Paris : Payot, 1979).
3
Catherine Labio, Origins and the Enlightenment : Aesthetic Epistemology from Descartes to
Kant (Ithaca : Cornell UP, 2004).
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Genèse et origine pour les empiristes


Je vais commencer par rappeler comment, à l’époque de Rousseau,
la notion d’origine travaille les méthodes empiristes qui s’attèlent à la
description du développement des idées. Les philosophes empiristes
et sensualistes (pensons à Locke ou Condillac) supposent que toutes
nos idées ont leur origine dans la matérialité de nos sensations. Ils
s’opposent ainsi radicalement aux rationalistes (Descartes ou Male-
branche, par exemple) qui soutiennent la théorie des idées innées.
Les empiristes montrent, en effet, que nos notions générales (par
exemple, celles d’être, de substance, de liberté, de nature, d’éternité ou
de Dieu) sont des idées construites par abstraction à partir de nos
sensations, celles-ci ne nous offrant originairement que les images
tangibles des êtres concrets et individuels.
Ainsi, pour des philosophes comme Condillac, les idées particulières
de Paul, de Marie ou de Jean sont premières par rapport aux idées
d’être humain ou d’humanité. Ces dernières sont formées par abstraction
en rassemblant les qualités communes présentes dans les premières :
je ne peux, autrement dit, concevoir l’idée d’humanité qu’après avoir
extrait des qualités communes à mes idées particulières de Paul, Marie
et Jean tels que je les perçois individuellement par les sens. Le danger,
pour la conduite de la pensée, est de postuler que l’idée générale
d’être humain serait première et déterminerait les idées particulières
et l’existence des êtres particuliers. Les philosophes empiristes sont
des nominalistes convaincus et ils montrent que ce sont les mots qui
donnent une existence aux idées générales ; les mots fixent des abs-
tractions fuyantes, simples agrégats de qualités arrachées aux idées
individuelles, n’ayant pas d’être en dehors du langage. Condillac
rappelle par exemple qu’il n’existe pas d’être humain en général dans
le monde, mais que des sujets particuliers : c’est le mot « humain »
qui fixe et donne existence au concept. L’erreur qui menace la phi-
losophie, selon ces empiristes, consiste donc à se tromper de départ
et à construire des systèmes en supposant que derrière les mots, il
y ait la présence d’idées transcendantes générales, a priori, qui leur
préexistent. Cette erreur vient de l’imagination, cette « folle du logis »
qui offre une figure à nos généralités, en les plaçant en quelque sorte
en dehors de nous. Autrement dit, l’imagination réalise les idées
abstraites et nous fait croire qu’elles ont un être indépendant des
mots qui les créent4. Cette concrétisation cesse d’être un nécessaire
4
« […] bien des philosophes n’ont pas soupçonné que la réalité des idées abstraites
fût l’ouvrage de l’imagination […] et n’étant pas remontés à la cause qui nous […]
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artifice de l’esprit qui oublie que ces êtres abstraits sont des créations
de son propre cru, et finit par croire à l’existence des chimères qu’il
a produites. L’abstraction est alors considérée par la pensée comme
une essence ou une substance, comme un principe : l’artifice dérivé
devient premier, le pis-aller devient essentiel, et l’être d’apparence se
fait primordial. C’est dans cette illusion que réside, pour Condillac, le
pêché de toute la métaphysique et par extension de toute la religion
qui, dans la suite des superstitions, de la divination, de l’astrologie et
des religions, prend les réalisations de l’esprit pour des êtres véritables,
et les mots qu’elle a créés dans le désarroi et l’ignorance où elle se
trouve, pour les principes et les fondements des sciences de l’esprit
et des sciences de la nature5.
Dans le but de démystifier ces abstractions réalisées, les empiris-
tes ont trouvé une méthode « anti-fictionnelle » par laquelle ils se
proposent de systématiquement ramener les idées générales à leurs
origines sensibles afin de retracer, de mettre en évidence et de rendre
palpable le fonctionnement progressif du processus d’abstraction. Ils
inventent ainsi la méthode génétique. On en trouve maints usages,
chez Condillac, par exemple :
Il est donc bien important de ne pas réaliser nos abstractions. Pour éviter
cet inconvénient, je ne connais qu’un moyen, c’est de savoir développer,
dès l’origine, la génération de toutes nos notions abstraites. Ce moyen a
été inconnu aux philosophes, et c’est en vain qu’ils ont tâché d’y suppléer
par des définitions. La cause de leur ignorance à cet égard, c’est le préjugé
où ils ont toujours été qu’il fallait commencer par les idées générales, car,
lorsqu’on s’est défendu de commencer par les particulières, il n’est pas
possible d’expliquer les plus abstraites qui en tirent leur origine6.

La méthode génétique, aussi appelé méthode analytique ou parfois sim-


plement analyse, servira ainsi à démystifier les idées abstraites, mais
aussi, par extension, et cette fois en dehors de toute psychologie ou
théorie des idées, à reconstruire correctement, « selon nature », le
développement des phénomènes, et deviendra une sorte de geste

fait apercevoir [les idées abstraites] sous cette fausse apparence, ils ont conclu qu’elles
sont en effet des êtres », Etienne Bonnot Abbé de Condillac, Œuvres philosophiques,
texte établi et présenté par Georges Le Roy, 3 vol. (Paris : Presses Universitaires de
France, 1947–1951), vol. 1, « Cours d’études : Art de penser », 741. Les références
sont à cette édition.
5
Pour une analyse plus détaillée du fonctionnement des abstractions réalisées chez
Condillac, je renvoie aux travaux d’Alain Cernuschi, dans son remarquable ouvrage
Penser la musique dans l’Encyclopédie (Paris : Champion, 2000) 153–64.
6
Condillac, Œuvres philosophiques, 1 : 744.
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obligé de la pensée empiriste7. Contre les grands systèmes synthétiques


procédant par définitions, l’on verra se multiplier, au dix-huitième
siècle, les ouvrages qui retraceront les origines et le développement
du langage, des nations, des inégalités, des mathématiques ou de tout
autre phénomène. La genèse n’a rien de commun avec l’histoire, son
ordre est plutôt logique que chronologique, et dans sa forme, elle doit
offrir une progression continue et insensible ; pour reprendre une
image commune à l’époque, elle doit procéder à la manière d’une
suite d’équations mathématiques où chaque équation reformule la
précédente dans un ordre qui mène insensiblement à la solution8.
L’origine que doit postuler ce genre de raisonnement génétique n’est
souvent pas réelle, sa fonction est purement heuristique et opère dans
le cadre d’une expérience de pensée abstraite qui tâche de recons-
truire un ordre successif idéal9.
Bref, chez Condillac ou d’Alembert, l’origine n’a rien de romanti-
que, elle n’est jamais envisagée sur un mode sentimental ou existentiel,
elle est tout à la fois, pour ces auteurs, un artifice de pensée et une
part essentielle de la méthode génétique ; jamais elle ne se concrétise
en un lieu idéalisé par rapport auquel il conviendrait de se situer en
tant que sujet singulier. Pour des auteurs comme Condillac, ainsi, le
premier homme, l’enfant, la statue vierge, le sauvage, ou l’état de
nature ne participent pas d’un âge d’or, passé ou rêvé, mais définissent
un mode de réflexion abstrait sur le présent de l’humanité ou les sujets

7
L’article « Analyse » de l’Encyclopédie donne une bonne définition de cette méthode,
s’inspirant largement des formules de Condillac : « L’Analyse, s. f. en Logique, c’est ce
qu’on appelle dans les écoles la méthode qu’on suit pour découvrir la vérité ; on la nomme
autrement la méthode de résolution. […] L’analyse consiste à remonter à l’origine de nos
idées, à en développer la génération & à en faire différentes compositions ou décom-
positions pour les comparer par tous les côtés qui peuvent en montrer les rapports.
L’analyse ainsi définie, il est aisé de voir qu’elle est le vrai secret des découvertes. Elle a
cet avantage sur la synthese, qu’elle n’offre jamais que peu d’idees à la fois, & toûjours
dans la gradation la plus simple. Elle est ennemie des principes vagues, & de tout ce
qui peut être contraire à l’exactitude & à la précision. Ce n’est point avec le secours
des propositions générales qu’elle cherche la vérité : mais toûjours par une espece de
calcul, c’est-à-dire, en composant & décomposant les notions pour les comparer, de la
maniere la plus favorable, aux découvertes qu’on a en vûe. » Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Mis en ordre et
publié par M. Diderot . . . (Paris : Briasson, etc. 1751–65) 1 : 401, je souligne.
8
Pour une étude plus précise de la forme de ces raisonnements génétiques, je ren-
voie ici à mon article « Condillac : Le Rêve d’un réductionniste », MLN 119.4 (French
Issue) (2004) : 819–44.
9
Sylvain Auroux, dans La Sémiotique des encyclopédistes (Paris : Payot, 1979) 55, donne
une très bonne définition de la genèse au dix-huitième siècle : « On peut considérer
la genèse comme la restitution du développement d’un phénomène réel par le biais
d’une expérience de pensée ».
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pensants, dont seuls les progrès sont dignes d’intérêt. La contemplation


de l’origine n’appelle, en conséquence, aucune nostalgie.

Genèses fictionnelles de Rousseau


La spécificité de Rousseau par rapport à cette question réside dans
le fait que cet auteur est le premier à vouloir prendre les concepts
d’origine et de genèse, tels qu’ils sont élaborés heuristiquement par les
empiristes, comme quelque chose à vivre d’un point de vue subjectif
et existentiel. Cette volonté de faire de l’état de nature une expérience
subjective affleure dans de nombreux passages autobiographiques
de l’écriture du poète genevois ; je me contente d’en donner ici un
exemple tiré des Confessions, où Jean-Jacques s’évertue à revivre les
sentiments éprouvés à l’époque de la rédaction des deux Discours :
« enfoncé dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers
temps, dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main basse sur les
petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre
les progrès des temps et des choses qui l’ont défigurée10 ».
Rousseau tente clairement de doubler la figure de pensée abstraite,
consistant à postuler une origine, d’une expérience intime permet-
tant de la vivre. C’est évidemment dans les Confessions que Rousseau
manifeste le plus clairement ce projet d’investir la méthode génétique
d’une dimension subjective. Rousseau tente d’y retracer génétique-
ment son propre développement. Jean Starobinski, dans son beau livre
sur Rousseau, rapproche explicitement la méthode des Confessions de
celle développée pour l’écriture du second Discours :
À tout le moins, un principe s’impose à Rousseau sans discussion : suivre
chronologiquement le développement de sa conscience, recomposer le
tracé de son progrès, parcourir la séquence naturelle des idées et des
sentiments, revivre par la mémoire l’enchaînement des causes et des effets
qui ont déterminé son caractère et sa destinée. Méthode « génétique », qui
remonte aux origines pour y trouver les raisons nécessaires qui ont produit
le moment présent ; c’est la méthode même que Rousseau appliquait à
l’histoire dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité 11.

La démarche de Rousseau, ici, ne relève pas d’une nécessité heu-


ristique, mais existentielle. Il s’agit de retrouver en soi l’immédiat,

10
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre 8e. Œuvres complètes (Paris : Gallimard,
1959) 1 : 388. Les références sont à cette édition.
11
Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La Transparence et l’obstacle (Paris : Plon,
1957) 241.
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l’originel, le moment de simplicité première, de présence à soi, par


une expérience de pensée, d’écriture, et de communication, qui
paradoxalement, d’ailleurs, met cette origine rêvée à distance.
Concédons à Rousseau une certaine honnêteté : il n’hésite jamais
à reconnaître à l’origine, à l’état de nature dont il traite, à sa Julie ou
à son Émile un caractère de pure hypothèse. Dans le second Discours,
il présente l’origine naturelle comme un état qui « n’existe plus, n’a
peut-être point existé, probablement n’existera jamais12 ». Lorsque
Rousseau évalue le statut de son propre raisonnement génétique,
qu’il entend distinguer de la chronologie historique, il en reconnaît
le caractère fictif et hypothétique : ce sont « des raisonnements hypo-
thétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses
qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous
les jours nos physiciens sur la formation du monde13 ».
Pourtant, par l’insistance qu’a Rousseau à vouloir vivre l’instant
pur de l’immédiate présence à soi, non dédoublée, non diffractée
ou médiatisée par la conscience, par la volonté qu’a cet auteur de
redevenir le sauvage, l’enfant, de retrouver au bout du compte la
transparence des fontaines, l’origine, qu’il s’agit de vivre et d’éprouver,
change de statut et, d’une pure abstraction, devient un être créé par
l’esprit : une chimère. Entre la statue de Condillac et le bon sauvage
de Rousseau, il y a la différence qui sépare le « Soit… » qu’on pose
au début d’un raisonnement mathématique du « Il était une fois . . . »
par lequel on commence les contes de fées. La fiction prend de
l’épaisseur, de la présence, dans le jeu des mots et trouve une chair.
Le développement hypothétique s’incarne dans la poésie du langage,
cesse d’être transitif, devient un récit, une histoire, un passé : bref,
une fiction à part entière actualisée par la rêverie.
Rousseau, d’ailleurs, ne ménage pas ses talents littéraires pour
réaliser ses êtres spirituels, il y met, on le sait, toute la couleur de sa
palette oratoire, il multiplie les métaphores, s’interpose en témoin,
use d’hypotyposes, intercale des alexandrins cachés dans les discours
descriptifs et dans les actions pour renforcer ses évocations par une
harmonie expressive14.

12
Rousseau, Préface, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Œuvres complètes
(Paris : Gallimard, 1964) 3 : 123.
13
Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, 133.
14
Je cite en exemple ce passage : « Dans cet âge heureux où rien ne marquait les
heures, rien n’obligeait à les compter : le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement
et l’ennui. Sous de vieux chênes, vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par
degrés sa férocité : on s’apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant
de se faire entendre, on apprit à s’expliquer. Là se firent les premières fêtes : les
M LN 977

Rousseau est conscient que, dans la notion d’origine, il récupère,


dramatise, poétise une méthode heuristique développée par les empi-
ristes dans le but, précisément contraire, de démystifier le pouvoir
évocateur des mots. Ce n’est pas naïvement (il y a après tout très
peu de naïveté chez Rousseau) que cet auteur donne une existence
fantasmatique à l’origine des empiristes. Le penseur genevois est
toujours très conscient du problème qui consiste à donner vie aux
notions abstraites, il connaît bien mieux que tout autre philosophe
le danger contre lequel met en garde Condillac. Rousseau est même
clairement l’un des penseurs les plus subtils du problème ; sa théorie
de la fiction, de l’écriture, de la représentation, sa morale elle-même
sont édifiées sur une doctrine du danger des apparences.
Voyons, à travers l’exemple de l’Émile, comment Rousseau aborde le
problème. Il commence son traité éducatif en se donnant un enfant
imaginaire :
J’ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l’âge,
la santé, les connaissances et tous les talents convenables pour travailler à
son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance jusqu’à
celui où, devenu homme fait, il n’aura plus besoin d’autre guide que lui-
même. Cette méthode me parait utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui
de s’égarer dans des visions ; car, dès qu’il s’écarte de la pratique ordinaire,
il n’a qu’à faire l’épreuve de la sienne sur son élève, il sentira bientôt, ou le
lecteur sentira pour lui, s’il suit le progrès de l’enfance et la marche naturelle au
cœur humain15.

Dans ce passage, Rousseau met implicitement en évidence ce qui


peut apparaître comme un paradoxe dans la méthode qu’il hérite
des empiristes qui entendent lutter contre les abstractions de l’esprit
par une origine et un développement tout aussi abstraits. Ici, Rous-
seau prend parti de ce paradoxe : Émile, bien qu’étant imaginaire,
servira paradoxalement de méthode contre les fictions de l’esprit ;
bien qu’étant fictionnel, il fonctionnera comme agent de la nature
contre l’imagination de l’auteur : un nécessaire garde-fou. Le lecteur
que Rousseau entend éduquer et convertir à ses vues sera le témoin

pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l’accompagnait


d’accents passionnés ; le plaisir et le désir, confondus ensemble, se faisaient sentir à la
fois : là fut enfin le vrai berceau des peuples ; et du pur cristal des fontaines sortirent
les premiers feux de l’amour. » Rousseau, Essai sur l’origine des langues, texte établi et
présenté par Jean Starobinski (Paris : Gallimard, 1990) 106–07. Les références sont
à cette édition.
15
Je souligne. Rousseau, Émile ou de l’éducation. Œuvres complètes (Paris : Gallimard,
1969) 4 : 264–65.
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privilégié de cette méthode génétique. Examinons en détail la rhéto-


rique du philosophe genevois :
Depuis longtemps [mes contemporains] me voient dans le pays des chimè-
res ; moi, je les vois toujours dans le pays des préjugés. En m’écartant si fort
des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir présentes à mon esprit ; je
les examine, je les médite, non pour les suivre ni pour les fuir, mais pour
les peser à la balance du raisonnement. Toutes les fois qu’il me force à
m’écarter d’elles, instruit par l’expérience, je me tiens déjà pour dit qu’ils
ne m’imiteront pas ; je sais que s’obstinant à n’imaginer possible que ce
qu’ils voient, ils prendront le jeune homme que je figure pour un être imaginaire
et fantastique, parce qu’il diffère de ceux auxquels ils le comparent sans
songer qu’il faut bien qu’il en diffère, puisque élevé tout différemment,
affecté de sentiments tout contraires, instruit tout autrement qu’eux, il
serait beaucoup plus surprenant qu’il leur ressemblât que d’être tel que
je le suppose. Ce n’est pas l’homme de l’homme, c’est l’homme de la nature. Assu-
rément il doit être fort étranger à leurs yeux16.

Prenons le temps de relire attentivement ce passage en essayant de


retracer la subtile argumentation mise en place par Rousseau. Le
philosophe genevois commence par opposer ses abstractions réalisées,
ses chimères imaginatives, en l’occurrence Émile, l’enfant de la nature
qu’il conçoit et fait croître dans les mots et les pages de son traité
éducatif, avec les êtres véritables, ici les enfants réels des hommes.
Ce que soutient Rousseau, c’est que son Émile est plus véritablement
naturel que les enfants réels, parce que, bien qu’Émile ne soit qu’une
abstraction réalisée, un être fictionnel, il est néanmoins développé
d’après la méthode génétique, conçu par le raisonnement, l’expérience
et l’observation. Échappant ainsi aux erreurs des hommes, il est en
quelque sorte le pur produit de la nature (nature dont Rousseau ne se
veut que l’agent). Les enfants des hommes, au contraire, ne sont que
les produits des préjugés sociaux. Quoique constitués de chair et non
de mots, ils ont grandi en incarnant, en incorporant, à proprement
parler, les opinions vulgaires de leurs parents et de leur société ; ils
ne sont en fin de compte que la réalisation humaine, matérielle et
physique des idées fausses de la société. Bref, ce sont les enfants qui
sont les réelles chimères, les réalisations d’abstractions et d’idées mal
faites17. Erreurs suprêmes, en eux les abstractions réalisées se réalisent

16
Je souligne. Rousseau, Émile ou de l’éducation, 548–49.
17
« Les hommes ne veulent rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme. Il le
faut dresser pour eux comme un cheval de manège. Il le faut contourner à leur mode
comme un arbre de leur jardin. » Rousseau, Émile. Première Version (Manuscrit Favre).
Œuvres complètes (Paris : Gallimard, 1969) 4 : 58.
M LN 979

au second degré, non seulement dans les idées mais dans la matière
vivante, informant les êtres réels, perpétuant les erreurs des hommes,
incorporant dans l’humanité les vices des opinions de l’époque, se
substituant à la bonne nature qui aurait fait croître harmonieusement
ces enfants : il n’y a alors pas de pires abstractions réalisées, pas de
pires chimères ou fictions que celles qui s’emparent des êtres véritables
en y déposant leurs formes.
Cette réflexion nous permet très clairement d’entrevoir la nature
du projet que Rousseau entreprend en rédigeant sa Julie. La Nouvelle
Héloïse, en effet, telle qu’elle est présentée dans les deux préfaces du
texte, s’inscrit parfaitement dans le schéma que nous venons d’isoler.
Si les lettres de Julie appartiennent clairement au règne de la fiction,
elles forment pourtant, selon Rousseau, une fiction moins fictionnelle
que le monde moderne, corrompu et défiguré, dans lequel elles
paraissent :
Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples
corrompus. J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres. Que
n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu !
Quoique je ne porte ici que le titre d’éditeur, j’ai travaillé moi-même
à ce livre, et je ne m’en cache pas. Ai-je fait le tout, et la correspondance
entière est-elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? C’est
sûrement une fiction pour vous18.

Le but avoué du roman, ici présenté dans la préface dialoguée, est


donc de « tout ramener à la nature » et de guérir l’homme des
chimères de l’opinion :
Il est clair, selon votre raisonnement, que pour donner aux ouvrages d’ima-
gination la seule utilité qu’ils puissent avoir, il faudrait les diriger vers un but
opposé à celui que leurs auteurs se proposent : éloigner toutes les choses
d’institution ; ramener tout à la nature ; donner aux hommes l’amour
d’une vie égale et simple ; les guérir des fantaisies de l’opinion, leur rendre le
goût des vrais plaisirs ; leur faire aimer la solitude et la paix […]19

Dans cette opération thérapeutique, le texte entend s’adresser aux


sources du mal, à l’origine du problème. Dans les deux préfaces, et
en particulier dans la seconde préface dialoguée, Rousseau laisse volon-
tairement en suspens la question de l’aspect fictionnel ou authentique
des lettres. Éludant la question, il offre plutôt une règle de lecture :

18
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes (Paris : Gallimard, 1978) 2 : 5.
19
Je souligne. Rousseau, seconde « Préface de la Nouvelle Héloïse : ou Entretien sur
les romans », La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes (Paris : Gallimard, 1978) 2 : 21.
980 LUC MONNIN

authentiques ou non, fictionnelles ou non, il faudra lire ces lettres


sans distance critique en faisant tout comme si elles étaient vraies, en
acceptant de les éprouver personnellement sans en juger la qualité, ni
en questionner le caractère factuel : il s’agit de se fondre peu à peu
dans le monde de Julie, de lire le tout avec les larmes et les sentiments.
Seule cette lecture assure l’effet guérisseur du texte qui, loin de se
contenter de « simplement » représenter la genèse, la met en mar-
che de manière performative : il s’agit d’organiser une régénération
sociale. En effet, il faut lire, selon moi, la Nouvelle Héloïse comme une
machine de guerre dans laquelle le lecteur, à travers l’expérience de
la lecture, se verra renouvelé. Une machine qui en définitive trans-
formera, ou plutôt reformera son lectorat pour produire une société
régénérée selon la méthode naturelle. La méthode génétique telle
qu’elle apparaît dans la Nouvelle Héloïse ne fonctionne plus seulement,
comme chez Condillac, en tant qu’expérience de pensée, ou, comme
dans les Confessions, en tant qu’expérience personnelle, existentielle :
le texte a ici de surcroît une fonction transformatrice sur le lecteur
qu’il s’agit de re-naturaliser, à proprement parler de régénérer. La
genèse n’est plus seulement une notion, ou une méthode heuristique,
mais une pratique performative. La forme épistolaire du roman qui
demande qu’on s’identifie à la fois au récepteur et au destinateur des
lettres, l’impossibilité d’adopter une position objective à la troisième
personne, l’enfermement progressif de celui qui lit dans l’univers de
Clarens, la longueur du livre même, dont le lecteur éprouve tempo-
rellement l’effet, nous conduit à nous fondre progressivement dans
le monde de Julie dans lequel, par la lecture, nous sommes régénérés
selon la loi naturelle.
Cette Julie, telle qu’elle est, doit être une créature enchanteresse ; tout ce
qui l’approche doit lui ressembler ; tout doit devenir Julie autour d’elle ;
tous ses amis ne doivent avoir qu’un ton ; mais ces choses se sentent et
ne s’imaginent pas. Quand elles s’imagineraient, l’inventeur n’oserait les
mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude ;
ce qui redevient simple à force de finesse ne lui convient plus ; or c’est là
qu’est le sceau de la vérité, c’est là qu’un œil attentif cherche et retrouve
la nature20.

Julie le personnage (comme le roman éponyme) ne se contente pas


de fonctionner comme une « chimère » abstraite servant de support
à une opération de pensée : elle est bien, comme Émile, un artifice

20
Je souligne. Rousseau, seconde « Préface de la Nouvelle Héloïse », 28.
M LN 981

qui paradoxalement garantit la vérité naturelle, mais de surcroît,


« créature enchanteresse », elle transforme à son image tous ceux
qui pénètrent dans son univers (et le lecteur est de ceux-là). Que la
Nouvelle Héloïse ait été un des livres les plus lus de l’époque, qu’elle
ait créé une telle controverse et un tel échange de lettres parmi les
lecteurs mêmes, que plus largement la pensée de Rousseau ait nourri
si profondément la Révolution, démontre l’effet littéraire d’une telle
pratique de l’écriture et de la fiction21. Il reste bien entendu à se poser
la question de savoir si cette régénération qui passe par la rhétorique
ne doit pas être pensée comme une tentative de la part de l’auteur
de perversement réformer son lectorat à sa propre image.

Genèses catastrophiques
Dans cette étude, je n’ai pas parlé des textes de Rousseau qui appa-
raissent le plus clairement comme de nature génétique (je veux parler
de récits catastrophiques comme le Discours sur les sciences et les arts, le
Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, ou l’Essai sur l’origine
des langues), car ces textes font un autre usage des genèses analytiques.
Lorsque Rousseau retrace les progrès humains, le développement des
mœurs ou des institutions, par contraste avec le mouvement évolutif
et progressif qu’on s’attend à rencontrer chez sa Julie, son Émile ou
le Jean-Jacques des Confessions – personnages qui apparaissent comme
des figures de la genèse harmonieuse – il n’y a jamais de devenir
régulier : tout état social développé, au contraire, est envisagé par
cet auteur comme une aberration impossible à générer depuis une
origine naturelle. Rousseau ne cesse de montrer, en effet, qu’il est
impossible de produire l’état de société du dix-huitième siècle à partir
de la nature telle qu’il la conçoit en tant qu’état originel et en tant que
système autonome. Et, où Condillac insiste sur les continuités entre
la nature et l’homme sociable, entre l’individu livré à lui-même et la
société développée, le philosophe de Genève place entre ces pôles
des abîmes théoriques infranchissables, des ruptures inexplicables, des
apories et des enchaînements qui tiennent de l’impossible et, lorsqu’un
enchaînement de causes est possible, nous le verrons, c’est un enchaî-
nement de catastrophes. Le second Discours ne cesse de multiplier les
transformations sociales brutales interdisant aux sociétés développées
tout retour à l’origine, coupant la civilisation de tout héritage naturel.

21
Je renvoie ici à l’étude de Robert Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes
in French Cultural History (New York : Viking, 1984).
982 LUC MONNIN

C’est alors, selon le mouvement de renversement théorique paradoxal


que nous venons d’étudier plus haut, non plus l’origine inventée
qui doit être considérée comme la « chimère » irréalisable d’un
esprit imaginatif, mais c’est la réalité moderne contemporaine, telle
qu’elle est constituée par l’homme aliéné, qui est l’erreur suprême,
la monstruosité absolue, la construction chimérique instable, précaire
et viciée qui, malgré toutes les tentatives faites pour la comprendre
et en expliquer la genèse, ne se laisse jamais déduire des principes
naturels : en aucun cas, entend nous montrer Rousseau dans sa
genèse impossible, l’état de nature ne semble pouvoir être en mesure
de générer la société humaine et il reste radicalement impossible de
comprendre la manière dont elle a pu advenir : autrement dit, c’est
la civilisation, dans toute sa monstruosité, qui est improbable, non
l’origine naturelle que postule Rousseau. Voici deux exemples, tirés
de deux ouvrages différents, de la manière dont cet écrivain s’ingénie
à rendre impossible toute sortie hors de l’état naturel, empêchant,
un peu à la manière des paradoxes de Zénon, toute forme de conti-
nuité d’une présence naturelle dans la société et empêchant la mise
en marche du mouvement génétique : la suite des suppositions, au
lieu d’entraîner le développement, enchaîne les difficultés insolubles,
les contradictions, les apories, les hystéron-protéron22, les impossibilités
pratiques et les blocages théoriques.
(1) Supposons cette première difficulté vaincue : Franchissons pour un moment
l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de Nature et le besoin des Langues ;
et cherchons, en les supposant nécessaires […], comment elles purent commencer à
s’établir. Nouvelle difficulté pire encore que la précédente ; car si les hommes ont
eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin
encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole ; et quand on compren-
drait comment les sons de la voix ont été pris pour les interprètes conventionnels de
nos idées, il resterait toujours à savoir quels ont pu être les interprètes mêmes
de cette convention pour les idées qui, n’ayant point un objet sensible, ne
pouvaient s’indiquer ni par le geste, ni par la voix […]23.
(2) Supposez un printemps perpétuel sur la terre ; supposez partout de
l’eau, du bétail, des pâturages ; supposez les hommes sortant des mains
de la nature une fois dispersés parmi tout cela : je n’imagine pas comment ils
auraient jamais renoncé à leur liberté primitive et quitté la vie isolée et pastorale si
convenable à leur indolence naturelle, pour s’imposer sans nécessité l’esclavage, les
travaux, les misères inséparables de l’état social 24.

22
Rousseau explique qu’une société est nécessaire pour développer les signes conven-
tionnels, mais que ces signes sont nécessaires pour l’établissement d’une société.
23
Je souligne. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, 147.
24
Je souligne. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 99.
M LN 983

Dans la suite de la seconde citation, Rousseau, qui cherche encore une


fois à souligner par l’absurde l’impossibilité du passage à la civilisation,
ira jusqu’à appeler la présence d’un deus ex machina, d’un malin génie,
opérateur cataclysmique produisant des climats distincts et permettant
d’expliquer, malgré tout et de la manière la moins crédible, par une
longue chaîne de conséquences, les regroupements sociaux : une
chiquenaude divine inclinant l’axe de la terre, produisant les climats
et les saisons, permettra de rationaliser, comme par hyperbole, ou
par adunaton, une impossibilité pourtant réalisée : la sortie hors de
l’origine et la construction des sociétés modernes et du langage.
Ajoutons encore que dans les deux Discours et dans L’Essai sur l’ori-
gine des langues, les difficultés théoriques pour expliquer le dévelop-
pement social sont d’autant plus grandes que Rousseau multiplie à
loisir des états de nature originaires distincts, inconciliables et qui ne
s’enchaînent pas. L’origine qui fonctionnait essentiellement comme
un concept et une méthode heuristiques chez Condillac, se fait, chez
Rousseau, un miroir phantasmatique, divers, multiple, changeant ; à
y regarder de près – et le fait a été souvent souligné – il est, en effet,
très difficile de restituer un enchaînement chronologique cohérent
des états plus ou moins naturels, décrits respectivement par Rousseau
dans l’Essai sur l’origine des langues et dans le Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité, et aucun des états distincts ne semble fonction-
ner comme une origine absolue, un pur état de nature.
Dans ces textes, quand Rousseau semble suivre la ligne de la conti-
nuité et le tracé régulier des conséquences imbriquées les unes dans
les autres à la manière de la genèse algébrique condillacienne, ce
n’est jamais pour représenter l’évolution victorieuse de l’homme :
et lorsque ce n’est pas dans le but de montrer l’enchaînement des
persécutions subies par le sujet qui se réclame de la nature, c’est
généralement pour retracer la chaîne fatale des conséquences des
erreurs qui viennent l’aliéner irrémédiablement. Un premier écart
insensible d’avec la nature vient nécessiter un second écart plus radical
qui tout à la fois le compense et le poursuit, lui-même suivi d’un écart
additionnel servant à contenir le précédent : la chaîne des aliénations
successives définissant tout à la fois les lois de l’aggravation et celle
des compensations ( Jacques Derrida a magnifiquement décrit ce
mouvement dans sa théorie de la supplémentarité, et je n’y reviens
pas ici). Dans l’Essai sur l’origine des langues, cette suite de conséquen-
ces aggravantes est bien illustrée et métaphorisée par l’image du
globe dont l’axe soudainement incliné par une chiquenaude divine
devient une sorte de toupie folle sortie de son axe. Comme dans tout
984 LUC MONNIN

désaxement, un premier déséquilibre ne peut être contenu que par


un second qui l’aggrave, et la chute immédiate ne peut être évitée
que par une nouvelle chute : les développements sociaux résultant
de la constitution des climats créés par l’orientation de l’axe terrestre
s’enchaînant les uns les autres dans une démarche compensatoire
infinie que Rousseau résume rapidement d’un ton prophétique avant
d’en donner plus loin le détail :
Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe
et l’inclina sur l’axe de l’univers. À ce léger mouvement, je vois changer
la face de la terre et décider la vocation du genre humain : j’entends au
loin les cris de joie d’une multitude insensée ; je vois édifier les palais et
les villes ; je vois naître les arts, les lois, le commerce ; je vois les peuples se
former, s’étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer ; je
vois les hommes, rassemblés sur quelques points de leur demeure pour s’y
dévorer mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne
monument de l’union sociale et de l’utilité des arts25.

Rousseau / Condillac
Où Condillac propose des développements harmonieux de l’homme
et de la société, selon la loi naturelle, à partir d’une origine conti-
nuée dans le développement, Rousseau montre, au contraire, une
société et une humanité sans cesse arrachées à la nature, séparées
d’elle irrémédiablement dans un mouvement d’aliénation progressif
et violent. Où Condillac utilise la continuité comme méthode, dans
une expérience purement rationnelle et hypothétique qui n’implique
pas la subjectivité de l’opérateur, Rousseau insiste sur les ruptures
de l’expérience intime et existentielle ; où Condillac voit le progrès,
Rousseau souligne la perte et la chute ; où Condillac établit les lois
du perfectionnement, Rousseau présente celles de l’aliénation.
La différence entre les deux perspectives est patente lorsqu’on com-
pare la statue du Traité des sensations (1754), qui permet à Condillac
de retracer la constitution insensible et progressive de l’entendement
humain par l’addition successive des cinq sens jusqu’à la recréation
complète des idées et des facultés, avec la statue allégorique que lui
oppose Rousseau au début du Discours sur l’inégalité (1755) :
[…] semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages
avaient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une

25
Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 99–100.
M LN 985

bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes
sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances
et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des Corps, et
par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence
au point d’être presque méconnaissable ; et l’on n’y retrouve plus, au
lieu d’un être agissant toujours par des Principes certains et invariables,
au lieu de cette Céleste et majestueuse simplicité dont son Auteur l’avait
empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et
de l’entendement en délire26.

Alors que la statue du Traité des sensations consiste en un artifice abs-


trait permettant de retracer un développement progressif de l’enten-
dement, la statue de Glaucus personnifie de manière allégorique la
nostalgie d’un passé révolu.

* * *
J’ai tenté de montrer dans cet article la manière dont Rousseau
s’empare de la méthode génétique chère aux empiristes. Si, pour des
auteurs comme Condillac, cette méthode fonctionne en tant qu’outil
permettant de démystifier les abstractions réalisées, elle devient pour
Rousseau, au contraire, la ressource fictionnelle permettant de réaliser
la fiction d’un état de nature originel abstrait par rapport auquel c’est
la société contemporaine qui paraît fictionnelle. J’ai tenté d’examiner
comment, toutefois, une possible réforme de cette société est à atten-
dre chez Rousseau, de cette fiction même, qui, quoique ressortissant
au mal, est parfois un moindre mal.
Reed College

26
Rousseau, Préface, Discours sur l’origine de l’inégalité, 123.

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