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NDALUS À LA
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FÉVRIER-MARS 2018 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 36
H
LA LÉGENDE ET L’HISTOIRE
L’ESPAGNE
ECONQUISTA
MUSULMANE
É DITORIAL
© VICTOIRE PASTOP
Par Michel De Jaeghere
C’ÉTAIT
BERNARD DE FALLOIS
C’
est la plus mauvaise surprise que ce familier des coups (Néropolis). Il fit briller d’une clarté solaire la science incomparable de
éditoriaux nous ait faite : Bernard de Fallois est mort le Jacqueline de Romilly, donna à Marc Fumaroli et à Simone Bertière
2 janvier. Il corrigeait la veille, de la clinique où il était hos- l’occasion de déployer en toute liberté leur immense érudition.
pitalisé pour une opération que l’on croyait bénigne, les épreuves Cet agrégé méprisait le jargon des universitaires, les notes de bas
du prochain roman de Joël Dicker, l’heureux auteur de La Vérité sur de page, les parchemins rassurants. Il ne croyait, au fond, qu’au bon-
l’affaire Harry Quebert – plus de 4 millions d’exemplaires vendus heur d’écrire, à la musique des mots, à l’évidence du talent. Il fallait
dans le monde pour un manuscrit qu’avaient négligé les grandes plaider longtemps pour le convaincre que la recherche d’un obscur
maisons et qu’il avait lui-même publié d’enthousiasme, diffusé hors chartiste, une thèse encombrée de références puissent remettre en
des délais, hors des règles, à la diable, au cœur de l’été 2012, pour le question les intuitions des maîtres historiens du XIXe et du XXe siè-
faire figurer à l’arraché parmi les livres de la rentrée de septembre ; cles auxquels il avait donné, une fois pour toutes, son admiration.
il avait manqué de quelques voix le Goncourt, obtenu le grand prix Il n’avait pas d’attachée de presse. Il prenait lui-même son télé-
du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens. phone pour prévenir quelques journalistes choisis avec soin qu’il
A 91 ans, ce grand seigneur de l’édition avait des projets plein les s’apprêtait à publier un livre qui en valait véritablement la peine. Il les
cartons et plein la tête, nulle envie de jamais raccrocher les gants. réunissait parfois, dans la salle à manger au luxe suranné de l’hôtel
« Je continue comme si cela devait durer toujours, m’avait-il confié Astor, pour donner à sa campagne de promotion les allures d’une
il y a quelques mois dans un demi-sourire. Ce n’est pas raisonnable, conspiration : « Je crois que j’ai, cette fois, quelque chose d’intéressant. »
mais faut-il s’arrêter de faire ce que l’on sait faire parce qu’on sait que Haute stature, racée, élégante, verbe rapide, profil d’empereur
toutes choses ont une fin ? » romain, l’œil plissé d’ironie, brillant d’intelligence, il pratiquait
Dans le monde de l’édition, il faisait figure de légende. Ce tout comme personne l’art de la conversation. Ecrivait des lettres déli-
jeune agrégé de lettres (il avait été reçu premier en 1948 au cieuses où s’exprimaient ses fulgurances, et soudain sa sollicitude,
concours, bien qu’ayant négligé, aux dires de ses condisciples, sa délicatesse. Il n’était pas seulement libre de ses jugements. Il était
toute préparation) était entré à 26 ans dans la carrière par l’un de la liberté même.
ces coups d’éclat qui n’arrivent pas deux fois par siècle : en décou- Jean-Claude Casanova lui a rendu, le jour de ses obsèques à Notre-
vrant en 1952 dans un grenier un inédit de Proust, Jean Santeuil. Dame-de-Grâce-de-Passy, le plus émouvant des hommages, évo-
Deux ans plus tard, ce serait Contre Sainte-Beuve. Il récidiverait dans quant,lavoixnouéeparlechagrin,leurcamaraderiesurlesbancsdela
les années 1960 en offrant une diffusion nationale aux Souvenirs Sorbonne, lors des cours de Raymond Aron, ses premières tentatives
d’enfance de Marcel Pagnol. Inscrits aux programmes de l’Educa- de jeune poète, son « indifférence aux modes parisiennes, aux anxiétés
tion nationale, ils deviendraient, pour deux ou trois générations, de l’amour-propre », son courage, sa robustesse. « On est presque gêné
l’un des textes constitutifs de l’identité française. de dire qu’il avait toutes les supériorités : celles d’un joli nom, la beauté,
Entré dans le métier comme conseiller éditorial du Livre de Poche, l’élégance, le charme, le style (…). L’intelligence en ses deux formes : celle
il en était devenu bientôt le directeur. Il eut le génie d’en faire un ins- qui donne le pouvoir de la certitude et celle qui donne le pouvoir de la
trument de diffusion des auteurs classiques, en dotant ses rééditions décision. (…) Mais il avait cette supériorité suprême qui consiste à les
d’introductions rédigées par les plus grands écrivains du temps. Il reconnaître toutes comme vaines, en sachant que tout est vanité. »
avait fréquenté, à la Libération, Roland Laudenbach et les Hussards Il conjuguait le brio avec la gentillesse, des mœurs de grand
de La Table ronde, publié des critiques de cinéma sous le pseudo- d’Espagne, une attention aux autres qui faisait de lui, pour ses cadets,
nymedeCortadedanslarevueArtsdeJacquesLaurent.C’estàluique l’incarnation de la paternité spirituelle. Cet homme qui avait lui-
nous devons les préfaces que Roger Nimier donna alors aux Trois même tous les talents s’allumait au spectacle du talent des autres.
Mousquetaires, Antoine Blondin à La Reine Margot, Michel Déon aux Il en était illuminé de l’intérieur.
Illusions perdues, Jean Giono à l’Iliade, Marcel Aymé aux contes Etranger au politiquement correct, il avait été scandalisé par l’exé-
d’Andersen, Julien Gracq aux Diaboliques, Henry de Montherlant à cution de Brasillach, tenait De Gaulle pour un fou et un imposteur. Il
Don Quichotte et au Satiricon, Pierre Boutang aux Possédés, Paul n’en avait pas moins publié les trois volumes qu’Alain Peyrefitte avait
Morand au Colonel Chabert et à La Chartreuse de Parme. consacrés à son grand homme (C’était De Gaulle). Cet agnostique
Il dirigerait bientôt les deux plus grands groupes de l’édition fran- était membre du parti dévot comme d’une société secrète. Il eût de
çaise : Hachette et les Presses de la Cité, avant de fonder en 1987, la beaucoup préféré que les Habsbourg fussent parvenus à fédérer
maturité venue, sa propre maison, où il pourrait mettre son intelli- sous leur hégémonie une Europe chrétienne. Richelieu lui apparais-
gence, sa curiosité inépuisable au service des auteurs et des livres sait comme le premier des jacobins, le début de la fin.
sans plus aucune contrainte, aucune obligation que celle de suivre Il croyait que la France était morte. Je lui disais que c’était impos-
ses goûts et ses intuitions. Il avait fait connaître Vladimir Volkoff sible, tant que vivrait, dans des esprits tels que le sien, l’intelligence
(Le Retournement) et Françoise Chandernagor (L’Allée du roi), révélé française. Je n’avais pas imaginé, à vrai dire, que cet homme d’un
au public les dons de romancier historique d’Hubert Monteilhet autre âge n’était pas lui-même immortel.
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Sur plus de vingt siècles de notre passé national, vingt récits, par les meilleurs spécialistes,
dévoilant ou expliquant des épisodes souvent évoqués et pourtant demeurés mystérieux.
Le 27 septembre 52 avant notre ère, tout était réuni pour que Vercingétorix l'emporte à
Alésia sur les légions de César ; or, c'est tout l'inverse qui se produisit. Comment expliquer
ce désastre où se joua le destin de la Gaule ? Le 29 mai 1968, le général de Gaulle disparaît ;
face au mouvement social, eut-il la tentation de se retirer, et qu'est-il allé dire et faire à
Baden-Baden ? Le secret de ces heures capitales n'est pas entièrement élucidé. La grande
histoire est faite aussi de ces incidents, hasards et affaires qui ont défrayé la chronique et
conservé leur part de mystère tout en influant sur les destinées du pays : épopée de Jeanne
d'Arc, Masque de fer, survivance de Louis XVII, exécution du duc d'Enghien, complot de la
Cagoule, bien d'autres circonstances tout aussi romanesques et le plus souvent tragiques
ont contribué à façonner la mémoire et la légende nationales, et continuent d'intriguer
ou de faire rêver. Sur ces vingt épisodes, voici enfin ce qu'il est possible de savoir et de
comprendre. Une autre manière d'écrire l'histoire de France.
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P8 P38 P106
AU SOMMAIRE
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© SITE OFFICIEL DE L’ÉMINENT GUIDE DE LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAN. © MINT IMAGES/ANDIA.FR © ADMONT MONASTERY.
8. Iran, le voile des illusions Par Amélie-Myriam Chelly 50. Une saison andalouse Par Darío Fernández-Morera
16. Consuls de France Par Jean-Louis Thiériot 60. Naissance d’un mythe Par Serafín Fanjul
18. Tempo di Roma Entretien avec Alexandre Grandazzi, 66. Les chemins de la Reconquista Par Marisa Bueno
propos recueillis par Jean-Louis Voisin 76. La Croix et le Croissant Par Adeline Rucquoi
22. Secrets d’histoire Par Jean Sévillia 86. Sur les murs de l’Alhambra Par Marisa Bueno
24. De natura deorum Par Michel De Jaeghere 94. Andalousie mon amour
25. Côté livres 98. Bibliothèque andalouse Par François-Joseph Ambroselli
31. La mort en face Par François-Xavier Bellamy 100. Lisière d’Europe Par François-Joseph Ambroselli
32. Expositions Par François-Joseph Ambroselli
34. Cinéma Par Geoffroy Caillet L’ESPRIT DES LIEUX
35. Un escargot tout chaud Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut 106. La bibliothèque céleste Par Jean-Marie Dumont
114. Vincennes, cet illustre inconnu Par Marie-Laure Castelnau
EN COUVERTURE 118. Naissance du Louvre Par Geoffroy Caillet
38. Al-Andalus, de la conquête à l’islamisation Par Olivier Hanne 126. Dans les papiers secrets de Napoléon Par Sophie Humann
46. Le médecin de Cordoue Par Rémi Brague, de l’Institut 130. Crise d’adolescence Par Vincent Trémolet de Villers
H
RETROUVEZ LE FIGARO HISTOIRE SUR WWW.LEFIGARO.FR/HISTOIRE ET SUR
CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire
ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III
et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon,
professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées
du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur
d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ;
Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ;
Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université
de Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais
des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© STR/AFP PHOTO. © BRUNO KLEIN POUR LE FIGARO HISTOIRE. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY.
8
IRAN, LE VOILE
DES ILLUSIONS
DE QUOI L’AGITATION
POPULAIRE QUI A SECOUÉ
L’IRAN EST-ELLE LE SYMPTÔME ?
QUARANTE ANS APRÈS
LA RÉVOLUTION ISLAMIQUE,
BILAN D’UN RÉGIME QUI
FAIT DE PLUS EN PLUS À SA
POPULATION L’EFFET D’UNE
PROMESSE NON TENUE.
18
TEMPO DI ROMA
NI GUIDE NI HISTOIRE DE ROME, URBS
D’ALEXANDRE GRANDAZZI EST UNE
PRODIGIEUSE « BIOGRAPHIE URBAINE »,
QUI INVITE LE LECTEUR À RENCONTRER
LA VILLE ÉTERNELLE COMME UNE
PERSONNE, EN LUI FAISANT SENTIR
LE MOUVEMENT UNIQUE QUI
LA PARCOURT À TRAVERS LES SIÈCLES.
22
SECRETS
D’HISTOIRE
DE L’ASSASSINAT D’HENRI IV
À LA FUITE DE DE GAULLE
CHEZ MASSU, VINGT
ÉNIGMES DE L’HISTOIRE
DE FRANCE SONT PASSÉES
AU CRIBLE PAR LES
MEILLEURS SPÉCIALISTES
DANS UN PASSIONNANT
OUVRAGE COLLECTIF.
ET AUSSI
CONSULS DE FRANCE
DE NATURA DEORUM
CÔTÉ LIVRES
LA MORT EN FACE
EXPOSITIONS
CINÉMA
UN ESCARGOT TOUT CHAUD
ÀL’A F F I C H E
Par Amélie-Myriam Chelly
Iran,
Le Voiledes
illusions
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
L
e 28 décembre 2017, des milliers d’Ira-
niens – 42 000 selon les chiffres du
ministère de l’Intérieur – sont descen-
dus dans les rues de nombreuses villes du
8 pays. Leurs manifestations ont duré une
h dizaine de jours. Les médias internatio-
naux ont relayé les images de leur protesta-
tion contre la situation économique mais
aussi celles, plus surprenantes, de manifes-
tants s’attaquant à des symboles religieux
(mosquées, lieux de culte et de procession
notamment fréquentés par la police des
mœurs) et idéologiques (avec des slogans
visant, par exemple, le guide suprême). Le
mouvement s’est essoufflé depuis.
Ces manifestations n’en témoignent pas
moins d’une conjonction de paramètres,
d’évolutions et de causes inédites dans le
© DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP. © AFP PHOTO/ATTA KENARE.
pays, sans continuité avec d’autres mouve- VENT DE COLÈRE Ci-dessus : les manifestations à Téhéran et dans de nombreuses villes
ments passés, comme les manifestations qui d’Iran, fin décembre et début janvier, ont rassemblé des milliers de personnes. Page de
avaient suivi, en 2009, la réélection de l’ultra- droite : commémoration, en 2009, du trentième anniversaire de la prise du pouvoir par
conservateur Mahmoud Ahmadinejad à la l’ayatollah Khomeyni par les membres de la Basij, une milice qu’il avait créée en 1979.
présidence de la République (on le soupçon-
nait d’avoir usurpé sa victoire par la fraude).
Le premier vent de revendication a souf- acteur majeur de l’économie iranienne, au seules étaient scandées des formules visant
flé à Machhad, grande ville du Nord-Est et fonctionnement opaque, a pour président le président (modéré) Hassan Rohani. C’est
la deuxième du pays, ville sainte abritant le le très conservateur Ebrahim Raïssi, candi- plus tard, lorsque le mouvement s’est déve-
mausolée de l’imam Reza, huitième imam dat malheureux à l’élection présidentielle de loppé ailleurs, qu’ont commencé à se faire
chiite, et la fondation qui en gère l’orga- 2017. Machhad est son fief, et l’initiative des entendre des slogans aux teneurs économi-
nisation administrative et financière, manifestations dans cette ville ne peut venir ques, nationalistes et antirégime.
Astan-e Qods-e Razavi, une superpuissance que de son clan, prorégime mais antigouver- Sans doute les partisans de Mahmoud
économique qui générerait des revenus nement. D’où les slogans, très révélateurs, Ahmadinejad ne sont-ils pas étrangers non
annuels de plusieurs milliards de dollars. Cet des premières heures des protestations : plus à la contestation. Ils étaient représentés
© SITE OFFICIEL DE L’EMINENT GUIDE DE LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAN.
« GUIDE SUPRÊME » Ci-dessus : des femmes et des enfants brandissent le portrait
d’Ali Khamenei – guide suprême de la révolution de la République islamique d’Iran
depuis la mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989 –, lors d’un meeting à Téhéran. forment-elles une continuité ou une rup-
ture avec le fondement idéologique de la
République islamique de 1979 ? Le fait que
10 dans nombre des villes et banlieues concer- politique particulier. En 2009, les révoltes le président, Hassan Rohani, ait reconnu le
h néesparlesmanifestations.C’estquel’entou- postélectorales étaient l’expression d’une droit des manifestants à descendre dans la
rage de l’ancien président a, de fait, tout à crise politique liée au sentiment de confis- rue et la légitimité de leur aspiration à plus
perdre de la politique du président Rohani, cation du vote populaire ; elles n’avaient pas de souplesse et de libertés, alors qu’en 2009
saluée par le FMI, qui vise à l’assainissement impliqué toute la société, mais surtout des Mahmoud Ahmadinejad avait publique-
de l’économie et à l’ouverture du pays aux représentants des classes moyennes, qui ment exprimé son mépris pour les agents
échanges internationaux. Les oligarques qui avaient clairement à l’esprit la perspective de la révolte (« de la saleté et de la pous-
entouraient Ahmadinejad se sont en effet d’une chute du régime ; leurs chefs de file sière »), permet-il de penser qu’on assiste à
enrichissousetparlessanctionsquifrappent avaient les moyens de quitter le pays s’ils une sorte de révolution « à la chinoise » ?
le pays depuis 1980, notamment par la mise devaient être inquiétés par les autorités, Une révolution qui s’ouvrirait, contre le
en place d’un système de contrebande, et et c’est d’ailleurs ce que beaucoup firent. principe même d’une idéologie, à un cer-
beaucoup d’entre eux ont été, depuis, arrêtés Les manifestations récentes émanent au tain pluralisme, tout en conservant une
etemprisonnéspourcorruption.AussiMah- contraire d’une population qui entend vitrine identitaire et une rhétorique pro-
moud Ahmadinejad exprime-t-il des criti- mieux vivre, mais en restant dans son pays. pres à celles d’une République islamique ?
ques de plus en plus vives à l’encontre du Autre différence notable : le mouvement
porte-parole du Parlement, Ali Larijani, qu’il de 2009 pouvait être encadré par les réfor- En suivant le guide
accuse de vouloir éliminer tout concurrent mateurs, incarnés alors par Mir Hossein Avec la révolution de 1979, l’Iran est entré
potentiel dans la course à la présidentielle de Moussavi ; les protestations de 2017, elles, dans la modernité en expérimentant, au
2021 en se servant de son frère, Sadeq Lari- n’ont fait référence ni à Mohammad Kha- Moyen-Orient, un modèle politique idéo-
jani, chef du pouvoir judiciaire. tami, président réformateur de 1997 à 2005, logique fondé sur le refus des modèles Est-
Reste que ces manifestations sont égale- ni à Mehdi Karoubi, candidat d’ouverture Ouest. Le slogan le plus emblématique de
ment révélatrices des dysfonctionnements aux élections de 2005 et 2009, ni encore à la révolution iranienne était : « Na sharqi,
du pays. Echappant à leurs initiateurs, elles Mir Hossein Moussavi. Comme si la popu- na gharbi, Jomhuri-e eslami ! » que l’on peut
se sont majoritairement développées, en lation ne comptait plus désormais sur une traduire par : « Ni Est ni Ouest, République
effet, en périphérie des grandes villes figure réformatrice issue des rouages du islamique ! » La République islamique
comme à Karaj, à 30 km de Téhéran, et ont système. Comme si elle avait elle-même épousa alors toutes les caractéristiques
évolué vers des revendications économi- investi le rôle de moteur du changement. d’un modèle idéologique totalitaire, soit
ques. Populaires, leurs forces vives ne sont Comment en est-on arrivé là ? Les oppo- d’un système moderne érigeant des abso-
pas nécessairement rattachées à un courant sitions au sein de la machine politique lus, définissant les contours d’un bonheur
à venir, traçant la frontière entre le Bien et
le Mal, établissant le culte du leader, des-
sinant la nature nouvelle de l’humanité.
Des caractéristiques que le XX e siècle a
notamment connues sous les traits des
communismes ou du nazisme. L’idéologie
de la République islamique reposait, elle,
sur le velayat-e faqih, littéralement « la
tutelle du juriste-théologien », en l’occur-
rence le guide suprême, dont la Constitu-
tion fait la pierre angulaire du régime.
De 1979 à 1989, l’ayatollah Khomeyni
© PHOTO BY MICHEL SETBOUN/CORBIS VIA GETTY IMAGES. © AFP PHOTO/ATTA KENARE.
12
h
CRISE DES OTAGES Page de gauche, en haut : la prise des otages dans l’ambassade
des Etats-Unis de Téhéran. Cinquante-deux personnes avaient été retenues prisonnières,
et culturelle précise. Les évolutions palpa- du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981, par un groupe de militants et étudiants islamistes.
bles d’un Iran qui s’ouvre au pluralisme et En dessous : commémoration du vingt-quatrième anniversaire de la mort de l’ayatollah
renoue, avec pragmatisme, avec les réalités Khomeyni, en juin 2013. On reconnaît le président Mahmoud Ahmadinejad (deuxième
internationales semblent montrer que la à partir de la gauche). Ci-dessus : prière du vendredi, à l’université de Téhéran, en 2010.
République islamique s’achemine vers une
sécularisationpropre,quineseraitpasdirec-
tement importée d’Occident et appliquée chiisme, une désacralisation lente qui per- de l’urgence qu’il y avait à sauver le politique
de gré ou de force à un ensemble culturel qui mettrait une ouverture au pluralisme, soit à du religieux et le religieux du politique. Ce
ne lui serait peut-être pas compatible. la possibilité de discuter de plusieurs posi- fut notamment le cas de l’ayatollah Hossein
Cette sécularisation serait endogène et tions sur une même question, et aboutirait Ali Montazeri, d’abord pressenti pour pren-
naîtrait du désenchantement postidéologi- à une sortie de la vérité unique et absolue dre la succession du guide Khomeyni, puis
que, formant ainsi paradoxalement l’abou- propre au modèle idéologique d’origine. écartépourcemotifmêmeparKhomeyni(il
tissement de l’expérience théocratique. Elle Dès la naissance de la République islami- s’était ému de la situation des prisons), deux
consisterait à mettre au même niveau des que, la question de son échec idéologique mois avant sa mort, en mars 1989, au profit
principes religieux (la rhétorique islamique) s’est en effet posée. Inexorablement, les d’Ali Khamenei, jugé un plus sûr gardien du
etdesprincipesissusde laraison(lepragma- mosquées se sont vidées, les Iraniens se sont régime. Ce fut ensuite celui des présidents
tisme) pour répondre à des problématiques mis à redouter la police plus que Dieu. Le successivement élus sous l’étiquette réfor-
politiques, économiques ou sociales, en dégoût d’une certaine partie de la popula- matrice : Mohammad Khatami en 1997,
entraînant ainsi inévitablement une désa- tionpourlefaitreligieuxs’esttrouvéindéfec- Hassan Rohani depuis 2013, sans que leurs
cralisation des premiers. La sécularisation à tiblement lié à sa politisation et à son institu- opinions n’induisent, du fait de leur subordi-
l’iranienne serait donc une coutumisation tionnalisation. Très vite, certains architectes nation au guide, un véritable changement
progressive de la réponse religieuse issue du du nouveau régime ont donc fait le constat d’orientation politique du régime.
pour 2018, le gouvernement a en effet fait
preuve d’une transparence inédite. Mais
cette manœuvre moderne, symptomatique
de l’évolution de la République islamique, a
buté sur sa coexistence avec des orienta-
tions très idéologiques et identitaires : le
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
À LIRE
d’Amélie-Myriam Chelly
Iran, autopsie
du chiisme
politique
Editions
du Cerf
384 pages
24 €
À L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E
Par Jean-Louis Thiériot
CONSULS DE FRANCE
Le parcours fulgurant d’Emmanuel
© SANDRINE ROUDEIX.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
livre sonne d’autant plus juste qu’il se garde bien de considérer le à un chapitre de l’ouvrage. Napoléon avait parfaitement compris
bonapartisme de Macron comme projet politique cohérent, au sens l’étatd’espritdesFrançaisen1799.FatiguésdesexcèsdelaRévolution
de la tripartition des droites définie par René Rémond – légitimiste, et de son cortège d’horreurs, ils voulaient l’ordre. Mais ils refusaient le
orléaniste, bonapartiste –, mais comme style, aventure et rencontre retour à l’Ancien Régime, le peuple par la crainte de la renaissance des
avec le destin : « Si Macron ressemble à Bonaparte, c’est par son carac- antiques privilèges, la bourgeoisie grassement enrichie par l’achat à
tère et le contexte de sa conquête du pouvoir, plus que par la nature du vil prix des biens nationaux pour éviter d’avoir à les restituer. Dans
bonapartisme. » Vu sous cet angle, les ressemblances sont frappan- son Histoire de la France, André Maurois résume fort bien l’humeur
tes : même rapidité de conception et d’exécution, même « renouvel- de ces temps de Révolution finissante : « Paysans enrichis et “Jaco-
lement de l’élite par l’élite », même sens de la verticalité. bins nantis” étaient d’accord pour exiger que ce gouvernement respec-
L’accession au pouvoir de Napoléon eut tout d’une Blitzkrieg mar- tât les situations acquises. Ils voulaient mettre fin à la Révolution ; ils ne
quéedusceaudelavitesseetdel’espritdeconquête.Nommégénéral voulaient pas en perdre les bénéfices. »
de l’armée d’Italie en mars 1796, il s’illustre à la bataille de Lodi en mai, Bonaparte avait défini son positionnement dans les mêmes ter-
franchit le pont d’Arcole en novembre mais s’attache « en même mes : « Ni bonnet rouge ni talon rouge. » Le génie politique d’Emma-
temps » à bâtir son image. Rêvant d’un destin national, il confie aux nuel Macron est d’avoir su profiter du même désir de renverser la
PARALLÈLE A l’image de Napoléon (ci-dessus, Napoléon Ier
sur le trône impérial en costume de sacre, par Jean Auguste
table sans casser la vaisselle. « A l’origine, on trouve une nécessité politi- Dominique Ingres, 1806, Paris, musée de l’Armée), Emmanuel
que liée à la crise d’un système, écrit Merchet. C’est en termes économi- Macron essaie de faire « l’alliage de l’ancien et du nouveau ».
ques une demande. Alors un personnage au parcours aventureux peut
surgir et s’imposer en homme providentiel, il fournit l’offre. De la rencon- 17
tre des deux surgit le bonapartisme. Ou aujourd’hui le macronisme. » Lyon ; la même année l’université est recréée après son abolition h
Enfin, les deux hommes partagent un même culte de la verticalité. sous la Révolution ; en 1807, la religion juive trouve enfin une place
On sait la prétention jupitérienne du chef de l’Etat. On se souvient de officielle grâce à la mise en place du grand sanhédrin ; la Cour des
ses propos à l’hebdomadaire Le 1 : « La démocratie comporte toujours comptes est instituée. En 1808, on instaure le baccalauréat. Enfin, en
une forme d’incomplétude (…). Il y a dans le processus démocratique 1810, c’est le Code pénal qui est porté sur les fonts baptismaux. En
et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet dix ans, le Premier consul puis l’empereur des Français a façonné
absentestlafigureduroi.»Onserappellequ’ilavaitlancé:«Ladimen- pour plus de deux siècles le visage de la France.
sion christique, je ne la renie pas » et assumé la notion de « pouvoir Qu’en sera-t-il d’Emmanuel Macron ? Jean-Dominique Merchet
charismatique (…), un mélange de choses sensibles et de choses intel- note fort justement que « son bilan pratique reste chétif ». Il vient
lectuelles » car « la forme démocratique (…) a besoin d’incarnation d’arriver au pouvoir. Il a le temps pour lui. Mais si les réformes
momentanée».ToutcommeNapoléonquienfondantlaIVe dynastie demeurent des réformettes, la référence à Napoléon sera des plus
se réclamait d’une république couronnée – la Constitution de l’an XII cruelles. De Napoléon, il ne restera que la posture et le masque vide,
disposait : « Le gouvernement de la République est confié à un empe- illustrant ainsi une fois de plus la phrase célèbre de Marx : « l’histoire
reur. » – et appelait Charlemagne, fondateur du Saint Empire, « mon se répète toujours deux fois : la première fois comme tragédie, la
prédécesseur » lors de sa visite à Aix-la-Chapelle en 1804 ! seconde fois comme farce ». 2
Manifestement, il y a une similitude dans les postures. Mais
demeure la question : pour quoi faire ? Si l’on met de côté l’aventure
militaire, le bilan de Napoléon est impressionnant. Il a réformé la À LIRE
France comme personne. Son œuvre législative donne le tournis : en
1799, il crée le Conseil d’Etat, en 1800 la Banque de France et le corps
préfectoral ; en 1801, le Concordat signé avec le pape Pie VII assure Macron
la paix religieuse jusqu’à l’orée du XXe siècle ; en 1802, des lycées Bonaparte
contrôlés par l’Etat sont édifiés sur l’ensemble du territoire national ; Jean-Dominique
la Légion d’honneur jette les bases d’une nouvelle chevalerie du Merchet
mérite ; la création de vingt-deux chambres de commerce régule les Stock
professions commerciales ; en 1804, est promulgué le Code civil 128 pages
rédigé par Portalis – il est toujours la base de notre architecture juri- 14,50 €
dique – ; en 1806, le premier conseil de prud’hommes est créé à
E NTRETIEN AVEC A LEXANDRE G R ANDAZZI
Propos recueillis par Jean-Louis Voisin
Tempo
diRoma
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
U
n parcours d’excellence :
Ecole normale supérieure,
Fondation Thiers, agrégation
de lettres classiques, Ecole française
de Rome, professeur à la Sorbonne
de littérature latine et de civilisation
18 romaine. Et pour couronner l’ensemble,
h Alexandre Grandazzi est honoré
du prix Chateaubriand 2017, avec Urbs.
Histoire de la ville de Rome, des origines VILLE ÉTERNELLE Ci-dessus : Le Théâtre de Pompée, par Victor Baltard, dessin
à la mort d’Auguste, un livre d’exception, scolaire d’architecture, 1837 (Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts). Page
un classique de demain. Avant cet de droite : la via Appia reliant Rome à Capoue fut construite en 312 av. J.-C. par
ouvrage, un essai sur l’histoire à propos Appius Claudius Caecus, puis prolongée jusqu’à atteindre Brindisi au IIe siècle av. J.-C.
de La Fondation de Rome, une thèse, En haut, à droite : spécialiste d’archéologie romaine antique, Alexandre Grandazzi
fort savante, sur Albe la Longue, s’est vu décerner le prix Chateaubriand 2017 pour son dernier livre sur la Ville éternelle.
la légendaire, fondée par Ascagne, le fils
d’Enée, près du lac de Castel Gandolfo,
un remarquable « Que sais-je ? » sur est témoignage matériel. Et je me suis et encore plus d’histoires de
Les Origines de Rome et, avec Jacqueline aperçu qu’aucune autre ville antique que Rome. Pourquoi en ajouter ?
de Romilly, un dialogue percutant, Une Rome n’avait été autant décrite par les Et pour qui ?
certaine idée de la Grèce. Sans compter écrivains anciens. Supprimons leurs Paradoxalement, le livre que j’ai écrit
de nombreux articles scientifiques. écrits ; imaginons notre connaissance de n’existait pas. Les guides ? Ils présentent
Pianiste de qualité, amateur de musique, la Rome ancienne uniquement à partir les ruines, presque toujours les mêmes,
de littérature et de peinture, Alexandre des vestiges que nous pouvons côtoyer. de la Rome qui fut et dont les restes sont
Grandazzi n’a rien d’un philologue Au mieux, une sorte de Pompéi. Certes, admirables. Les histoires ? Quand elles ne
rabougri cloîtré dans sa bibliothèque. ce n’est pas rien. Mais quel appauvris- jargonnent pas, elles envisagent la tota-
C’est dans celle de la section de latin sement ! De la ville vécue, de la ville lité de l’histoire romaine, institutions,
de la Sorbonne qu’il nous a reçu. humaine, il ne reste que ruines. C’est la économie, vie religieuse, conquêtes, etc.
raison pour laquelle, et plus qu’on ne le J’ai voulu écrire une biographie urbaine
ALEXANDRE GRANDAZZI : J’aimecetendroit fait d’ordinaire, j’ai mis au premier plan et prendre la ville comme une personne
calme où les textes littéraires de l’Anti- de mon livre ce formidable corpus tex- que l’on aime malgré ses défauts. Donc,
quité classique sont à portée de main. Là tuel que l’Antiquité nous a laissé. pas un guide, puisque je parle souvent
travaillait mon maître Pierre Grimal. De de monuments qui n’existent plus ; pas
lui j’ai retenu l’une des leçons, distinguer Il existe une quantité de une vie quotidienne non plus, mais une
ce qui est du domaine de l’esprit de ce qui guides sur la Rome antique ville particulière prise comme un objet
d’histoire. Mon lecteur ? Le curieux, le
non spécialiste, celui qui part à la ren-
contre d’une ville à nulle autre pareille.
Et qui désire connaître les recherches
en cours. Je suis frappé de la faille qui se
creuse entrelefoisonnementdestravaux
scientifiques et le peu d’informations qui
atteignent le public. J’ai voulu écrire un
récit fluide, au temps du présent, et non
un exposé savant, être narrateur et non
professeur. J’ai évité les polémiques entre
© BEAUX-ARTS DE PARIS, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE BEAUX-ARTS DE PARIS. © BRUNO KLEIN POUR LE FIGARO HISTOIRE. © MDJ.
Pourquoi refuser 19
toute reconstitution h
de monuments ou
d’ensemble de monuments,
tel le Forum ?
Il y a des raisons pratiques, la qualité
du dessin, son coût. Mais ce n’est pas
l’essentiel. Je ne voulais pas transformer
mon livre en livre d’art, avec de magnifi-
ques illustrations comme ces livres que
l’onrangesansjamaislesouvrirmaispour
montrer qu’on les possède. De plus, lors-
que sont mis en confrontation images
et texte, les illustrations, même incom-
plètes, l’emportent toujours. Pire, illus-
trations et reconstitutions solidifient ce
qui n’est parfois qu’hypothèses ! J’ai voulu
faire un récit visuel, un récit qui donne à
voir, même les monuments qui ont dis-
paru et que seuls les textes signalent. Une
manièredemerangerauprèsdelalittéra-
ture latine qui se distingue par son style
visuel. Tite-Live et Virgile en particulier
aiment faire voir et parfois faire rêver.
trente dernières années nouvelle Rome avec une capacité l’homme de la rue dans l’Urbs le discer-
qui jalonnent votre livre ? d’intervention qu’aucun dirigeant poli- naitimmédiatement.Dèsl’époqueroyale
J’ai divisé l’ouvrage en trois périodes. Elles tique n’avait encore connue. Un exem- existe chez lui un espace mental urbain :
correspondent à trois séquences chro- ple : alors qu’auparavant un général il se définit d’après le quartier où il habite.
nologiques de Rome : la ville royale (des vainqueur et honoré du titre d’impera-
origines à 509 av. J.-C.), la ville libre (509- tor faisait construire un temple pour La ville de Rome est-elle
202 av. J.-C.), la ville universelle, capitale évoquer la victoire que les dieux lui plus qu’une ville, qu’un
de l’empire d’Auguste, qui meurt le avaient donnée, Auguste, en une seule regroupement d’habitats
19 août 14 apr. J.-C. Pour la première année, fait réparer ou reconstruire qua- et d’habitants ?
partie de cette histoire urbaine, plutôt tre-vingt-deux temples ! Et Rome peut La ville que je présente est une ville avec
qu’une découverte archéologique par- se prévaloir d’être la cité la plus moderne une vie réelle, sous toutes ses formes.
ticulière, je retiens une série de décou- du monde : son service des eaux, tota- Rome, c’est également la représentation
vertes qui touchent ce que je nomme lement rénové par Agrippa, le gen- du pouvoir : il est impossible pour un
« l’hypercentre » de Rome, c’est-à-dire le dre d’Auguste, dote la ville d’un Romain de l’époque républicaine
Forum, le Palatin, le Capitole. Ces décou- équipement jusque-là réservé de la dissocier du cortège de licteurs
vertes ne relèvent pas de la théologie ou aux plus riches demeures : les qui accompagnent le consul, d’un
de l’idéologie, mais sont concrètes : la thermes. Avec une consom- monument tel que la Curie où se
doctrine d’une Rome née tardivement, à mation d’eau par habitant réunit habituellement le Sénat, ou
20 la remorque des Grecs et des Etrusques, qu’on évalue entre 75 et d’un lieu où se déroulent les
h est pulvérisée. Désormais, il faut dater la 115 litres par jour ! assemblées qui élisent les
naissance de Rome comme ville, et non magistrats et votent les lois.
comme un petit village, vers le milieu A vous lire, Avec ses conquêtes, Rome
du VIIIe siècle av. J.-C. ! Déjà, tous les élé- la topographie fait naître de petites Rome, en
ments constitutifs d’une communauté romaine serait Italie d’abord, dans les provin-
organisée sont attestés : feu de Vesta, une science à ces ensuite. Cette démultipli-
place publique, palais royal, sanctuaire. part entière ? cation de Rome reste visible
Cela indique une césure dans l’histoire Comme science, avec ses repères tangibles,
dont les Romains avaient conscience. Ils elle existe depuis le capitole, forum, basilique,
ont décidé de s’en souvenir en attri- début du XIX e siè- curie. Dans le même mou-
buant à Romulus leur fondation, dont cle. Depuis une qua- vement, Rome ville devient
les rites à connotation religieuse très rantaine d’années, un horizon mental qui défi-
forte viendraient, de nouvelles études le entraînée par une nit non plus une ville précise
montrent, du lointain passé indo-euro- génération de aux bords du Tibre, mais un
péen. L’histoire devenait mythe… s avant s it ali ens , empire, un type de civilisa-
Pour la deuxième séquence, plus qu’une Gatti, Coarelli, elle tion, un comportement, une
découverte isolée, c’est là encore deux est passée du statut juridiction, un idéal. Comme
ensembles qui sont déterminants. Tous de science auxiliaire dans Les Villes invisibles d’Italo
deux s’ancrent dans le IIIe siècle av. J.-C. de l’histoire à celui Calvino,quejeciteenexergue.
D’une part, le grand nombre de temples d’une s cience qui a
qui sont alors construits, ce qui valide la l’ambition d’être totale. Cependant
tradition littéraire ; d’autre part, l’amé- Sans entrer dans ses Rome n’est pas
nagement au Champ de Mars, le long aspects techniques, j’ai une abstraction !
du Tibre, du cirque flaminien et de ses essayé de la mettre au A la différence des sites
abords. Avec, dans les deux cas, l’impor- service d’un récit qui étrusques excellemment pla-
tance du rituel militaire et religieux du suit les monuments cés sur un plateau, celui de
triomphe, une cérémonie grandiose. aux divers stades Rome n’est pas très favorable,
A cette occasion, fêtes, spectacles, jeux de leur histoire : excepté une croisée de pistes,
© LUISA RICCIARINI/LEEMAGE. PHOTOS : © MDJ.
à l’établissement d’une ville : des collines qui fut censeur de 312 à 309 av. J.-C. : une au risque d’être suspecté d’aspirer à la
qui exigent de construire sur des pentes nouvelle route, la via Appia, le premier tyrannie, le général vainqueur fait bâtir à
ou demandent des aménagements, des aqueduc, la nationalisation du Grand ses frais et en son nom un temple à une
marais, un fleuve qui déborde. De cette Autel d’Hercule. L’élite romaine à laquelle divinité qu’il choisit avec soin. Il assure
situation, les Romains feront une force : il appartient a une obsession : bâtir pour de cette façon sa propre immortalité.
ils assèchent, pavent, construisent des dépasser sa vie terrestre, atteindre la Le plus curieux exemple de cette prati- 21
immeubles à plusieurs étages qui peu- gloire et viser l’éternité. A cette fin, quel que est le complexe de Pompée sur le h
vent atteindre 20 m de haut. J’insiste sur meilleur moyen pour un imperator Champ de Mars. Sur une étendue de
lesmoyensetlestechniquesdeconstruc- d’imprimer sa marque personnelle dans près de 5,5 ha, un parc public arboré
tion, sur les matériaux utilisés, extraits du l’espace public que de construire ! entouré de portiques est dominé par un
sous-sol ou des environs dans un premier théâtre en pierre, le premier de Rome.
temps, puis de tout l’empire. Rome a été L’histoire, les hommes Ses gradins servent d’escaliers qui
en permanence un chantier gigantesque. et les dieux ? conduisent au temple de Vénus Victrix,
Ce qui suppose un éventail de profes- Les dieux sont omniprésents. Ce qui la Victorieuse, celle qui lui a donné la vic-
sions très large, couvrant tous les domai- étonne toujours, c’est la permanence toire. L’interdit édilitaire de construire
nes, depuis les activités portuaires à cel- du sacré à Rome. Dès le VIIe siècle av. J.-C. un théâtre permanent se trouve à la fois
les de la construction en passant par tout sont attestés des espaces cultuels consti- respecté et bafoué par ce bâtiment, le
ce qui est nécessaire à une ville de cette tués à chaque fois d’une placette, d’un plus haut de la ville. Mon lecteur pourra,
taille. Car Rome ne cesse de se transfor- sol en terre battue, d’une pierre comme je l’espère, voir surgir avec ce monument,
mer et de grandir. Elle est surpeuplée autel. Autrement dit, un sanctuaire à l’air comme avec d’autres, une ville, Rome,
avec son million d’habitants à l’époque libre. Sur ces emplacements, des temples telle qu’elle fut dans sa réalité vécue. 2
d’Auguste. Il faut accueillir les nouveaux s’implanteront, partout ou presque. Ici,
venus, dont beaucoup devaient dormir sur le Capitole, Jupiter est porteur des
sous les portiques. Aucun événement de dépouilles de l’ennemi ; là, au bord du
l’histoire générale de Rome qui ne s’y Palatin, il monte la garde ; là encore Mars, À LIRE
traduise par un monument public. Et Quirinus, et face au port Mater Matuta, Urbs. Histoire
chaque monument qui y est construit la déesse Aurore, dont le temple appa- de la ville de Rome,
est en lui-même un événement. D’une raît au début du VIe siècle av. J.-C. Au foi- des origines à
certaine façon, la ville devient le miroir sonnement des lieux de culte de la Rome la mort d’Auguste
et la mémoire de l’ensemble de l’histoire archaïque succède, sous la République, Alexandre
romaine, une histoire fortement collec- une mise en ordre. Avec une dérive dont Grandazzi
tive. Pourtant, l’individu y tient une place profitent les imperatores. Plutôt que de Perrin
prépondérante. Le premier qui imprime donner le butin de leurs victoires au Tré-
768 pages, 30 €
son chiffre à la ville est Appius Claudius, sor public ou d’en faire profiter le peuple
H ISTORIQUEMENT INCORRECT
Par Jean Sévillia
SECRETS D’HISTOIRE
Sous la direction de Jean-Christian
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© BALTEL/SIPA.
vent nourri une infralittérature aux accents ésotériques ou complo- en revue les commanditaires possibles du massacre de la Saint-
tistes. Aussi faut-il se féliciter de la parution d’un volume qui satisfait Barthélemy (Catherine de Médicis ? Charles IX ? Le futur Henri III ? Le
à la fois la curiosité intellectuelle pour les mystères de l’histoire et les duc Henri de Guise ?), tandis qu’Olivier Wieviorka, un spécialiste de
canonsdelarecherche historiqueetscientifique.Sousladirectionde la Seconde Guerre mondiale, revient sur les secrets du rendez-vous
Jean-Christian Petitfils, historien de la France classique qu’on ne pré- de Caluire qui, le 21 juin 1943, permit aux Allemands d’arrêter Jean
sente plus, les éditions Perrin publient, en coédition avec Le Figaro Moulin, ou que Pierre Pellissier, un ancien journaliste du Figaro,
Histoire, un livre collectif, Les Enigmes de l’histoire de France, dont les explique pourquoi De Gaulle s’est réfugié auprès du général Massu,
dix-huit auteurs, outre Jean-Christian Petitfils qui signe deux chapi- le 29 mai 1968, alors que le pays sombrait dans l’anarchie.
tres, se sont partagé vingt sujets. Aucun n’est vraiment neuf, mais Deuxième catégorie : les morts mystérieuses. Qui a armé le bras de
tous abordés, ici, en s’appuyant sur des preuves irréfutables et des Ravaillac ? Jean-Christian Petitfils reprend ici l’hypothèse qu’il avait
documents parfois inédits. « N’en déplaise aux détectives amateurs développée dans L’Assassinat d’Henri IV, mystères d’un crime (Perrin,
qui se complaisent dans les ronrons de l’histoire et se copient les uns les 2009) : le meurtrier n’aurait-il pas été manipulé par des agents de
autres,souligneJean-ChristianPetitfilsdanssonintroduction,unedes l’archiduc Albert d’Autriche, dans le cadre d’un plan conçu à Bruxel-
conclusions à tirer de ce livre est que la recherche avance, que les halos les ? Qui a tué le duc d’Enghien, fusillé dans les fossés de Vincennes en
légendaires se dissipent, bref que l’on serre toujours plus près la vérité. » 1804 ? Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, essaie de
Si l’ouvrage s’organise chronologiquement, Jean-Christian Petit- démêler le vrai du faux, Bonaparte ayant qualifié cette exécution de
fils en propose lui-même un classement autour de six grands thè- « crime inutile » avant d’en revendiquer la responsabilité. Le dernier
mes. Première catégorie, les énigmes concernant des événements Condé s’est-il réellement pendu à une espagnolette du château de
ou des personnages de premier plan. Jean-Louis Brunaux, archéolo- Saint-Leu, en 1830, ou était-ce un crime maquillé en suicide ? Pierre
gue et directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la civilisation Cornut-Gentille, avocat et historien, fournit la clé de l’énigme, qui
gauloise, pose la question d’Alésia, non pas du site de la bataille – sa est à chercher du côté de certaines pratiques inavouables. Et Zola,
localisation à Alise-Sainte-Reine, en Côte-d’Or, étant hors de débat retrouvé un matin de 1902 asphyxié par des émanations d’oxyde de
au moins depuis la publication (par Le Figaro Histoire) de l’expertise carbone ? Alain Pagès, professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle, a
qui atteste que les objets trouvés par ses partisans sur le site rival de découvert, au prix d’une véritable enquête, la raison de sa mort.
Chaux-des-Crotenay sont tous d’époque postérieure à la conquête Dans la troisième catégorie figurent les chapitres consacrés
romaine – mais pour comprendre comment Vercingétorix et ses aux trésors enfouis et aux sociétés secrètes. Le médiéviste Alain
LES LIAISONS DANGEREUSES
Ci-contre : Portrait d’Hortense
de Beauharnais, reine de
Hollande, avec son fils, le prince
royal de Hollande, par François
Gérard, 1807 (château
de Fontainebleau). A gauche :
Anne d’Autriche et Mazarin,
par Richard Parkes Bonington,
XIXe siècle (Paris, musée
du Louvre). Ci-dessous :
La Mauresse de Moret, par
Pierre Gobert, début du
XVIIIe siècle (Paris, bibliothèque
Sainte-Geneviève).
De
natura
deorum
Rémi Brague explore le sophisme
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
R
émi Brague n’a pas de chance, et il doit lui arriver de ressen- manifeste de la morale qu’induit la religion injustement incrimi-
tir comme une fatalité sa situation. Philosophe, servi par née), il montre au prix de quels amalgames on est parvenu à jeter
une érudition immense, une acuité dans l’analyse que le discrédit sur une aspiration qui est au fond de l’âme humaine et
colore un regard d’une humanité profonde, il s’efforce depuis dont on a le témoignage depuis quelque trois cent mille ans.
quarante ans d’affiner de manière toujours plus juste et plus Dans la multiplicité des pistes de réflexion ouvertes par ce livre
subtile nos connaissances sur l’interaction de la métaphysique provocateur – au meilleur sens du terme –, l’une des plus fécon-
et de la culture, la place des traditions religieuses dans l’essor des des se trouve sans doute dans la comparaison qu’il risque, après
civilisations, l’actualité de la pensée antique et médiévale, les Benoît XVI, des relations entre foi et raison dans le christianisme et
24 dangers que représentent les ruptures de la modernité. Venu l’islam. Le premier, souligne-t-il, admet avec Pascal que si la raison
h trop tard dans un monde trop vieux, il doit confronter sa pensée permet de pressentir l’existence d’un Dieu créateur, elle est, seule,
avec les slogans, les idées toutes faites que répandent à foison incapable d’accéder à des vérités qui la dépassent. Il lui faut le
des leaders d’opinion peu curieux de ces subtilités. secours de la grâce : ce qu’on appelle la foi. Mais le chrétien peut et
La nocivité générale du « fait religieux », sa propension à susciter doit ensuite faire usage de sa raison pour ce qui relève de son ordre :
intolérance, guerre et persécutions, à maintenir dans l’obscuran- la connaissance des choses et le choix des actions conformes à la
tisme des peuples qui ne demanderaient, sans lui, qu’à s’épanouir au justice, à l’accomplissement de sa nature, sous le regard de sa
soleil de la raison pure et au paradis de la consommation de masse, conscience. Pour le musulman, nous dit-il, c’est l’inverse. L’existence
fait partie de ces évidences indéfiniment ressassées. C’est à elle qu’il de Dieu a le caractère d’une évidence, que la raison devrait suffire
s’attaque dans Sur la religion, son dernier essai, en montrant qu’elle à attester : cela rend inexcusable l’incrédulité. La raison est en revan-
relève de la paresse intellectuelle ou de l’ignorance, quand elle ne che impuissante à découvrir par elle-même les comportements que
sert pas de paravent à notre lâcheté : « Pour fuir la peur que [l’islam] ce Dieu transcendant, muet, inatteignable attend de sa créature.
suscite, remarque-t-il, une tactique commode, mais magique, consiste Elle devra dès lors s’en remettre aveuglément à la loi qu’Il a lui-même
à ne pas le nommer, et à parler, au pluriel, des religions. C’est de la dictée à son prophète dans le Livre où a été recueillie une parole
même façon que, il y a quelques dizaines d’années, on préférait, y com- incréée, irréformable, indiscutable. La première conception fonde
pris dans le milieu clérical, évoquer les dangers que représentaient “les le droit naturel, clé de voûte de notre liberté face à l’arbitraire, dans
idéologies” pour ne pas avoir à nommer le marxisme-léninisme. » la mesure où il déduit, de notre condition de fils de Dieu, les droits
Que d’autres religions que l’islam aient été parfois associées à la et les devoirs qui s’attachent à la créature. La seconde justifie l’appli-
violence, Rémi Brague se garde certes de le nier. Que le meurtre et cation – toujours et partout – de règles de comportement conçues
la guerre soient les inévitables conséquences de la croyance en un pour des Bédouins illettrés dans l’Arabie du VIIe siècle : la charia.
Dieu créateur auquel on rende un culte et qu’on s’efforce de prier La facilité qui conduit trop souvent, sous couvert de neutralité,
dans l’espérance d’un salut qui dépasse notre condition mortelle, intellectuels et responsables à traiter des différentes religions
voilà qui demande des distinctions plus exigeantes. Explorant les comme d’un phénomène interchangeable et, après en avoir utilisé
relations de ceux que l’on désigne, non sans ambiguïtés, comme les dérives pour disqualifier le christianisme, à se les représenter
les trois grands monothéismes – le judaïsme, le christianisme et avec ses catégories pour plaquer sur l’islam des caractères qui lui
l’islam – avec la raison, la violence et la liberté, scrutant les textes sont profondément étrangers ne se révèle plus seulement, à la lec-
saints et les fondements du droit, évaluant les pratiques (le crime ture de ce livre, comme une manifestation de pusillanimité : bien
d’un adepte n’engage pas nécessairement sa croyance, s’il l’a com- plutôt comme une utopie mortifère. 2
mis pour d’autres motifs, ou des motifs mêlés, ou en violation Sur la religion, de Rémi Brague, Flammarion, 256 pages, 19 €.
C ÔTÉ LIVRES
Par Jean-Louis Voisin, Frédéric Valloire, Dorothée Bellamy, Geoffroy
Caillet, Philippe Maxence, Charles-Edouard Couturier, Eric Mension-Rigau,
François-Joseph Ambroselli, Yves Chiron et François-Xavier Bellamy
pour la première fois en français, est le roi et ses conseillers pour affirmer l’autorité du souverain et qui a frappé les protestants
rapidement devenu une référence. C’est à la tête, et le massacre général incontrôlé qui s’en est suivi. Dans un contexte politique,
à une véritable immersion dans la vie religieux, international extrêmement tendu et mouvant, cet événement dramatique
journalière au château fort qu’est convié allait avoir des conséquences multiples, que l’auteur détaille avec précision, dont
le lecteur. A partir du donjon gallois de la moindre ne fut certes pas l’instauration de l’absolutisme royal. Un regard qui déplace
Chepstow, fief de Guillaume le Maréchal, finalement cette tuerie du terrain religieux au terrain politique. Passionnant ! PM
« le meilleur chevalier du monde » de Gallimard, « Folio histoire », 528 pages, 9,40 €.
Georges Duby, le récit, foisonnant de
détails et alimenté des meilleures sources
de l’époque, dépeint avec vivacité le Mazarin l’Italien. Olivier Poncet
quotidien autour du seigneur, à la fois Jules Mazarin est baroque, à l’image de son siècle. Tout chez lui
vassal et suzerain, mari et chef de famille, se décline au superlatif, à commencer par ses ambitions. S’il servit
maître d’un domaine, bâtisseur, chasseur, les intérêts de la France pendant près de trois décennies, son sang
chef de guerre, chevalier avant tout. DB et son cœur étaient bien italiens. Olivier Poncet met en lumière
Les Belles Lettres, 288 pages, 16,90 €. les liens particuliers qui attachèrent Mazarin et son pays d’origine
mais aussi ses relations houleuses avec la papauté, sa politique
italienne, sa dévotion à Dieu, à l’or et à l’art, afin de mieux comprendre
Une autre histoire celui qui suscita autant de haine que d’admiration. Il signe ici
26 de la Renaissance. Didier Le Fur un ouvrage précis et prenant, suivi d’un dictionnaire présentant une centaine des
h Spécialiste incontesté des Valois, Didier contemporains, acteurs comme lui de l’histoire du XVIIe siècle. C-EC
Le Fur se saisit ici de leur époque elle- Tallandier, 288 pages, 21 €.
même, en lui appliquant la méthode
de déconstruction à laquelle il s’était
brillamment essayé dans son François Ier. Madame du Deffand et son monde. Benedetta Craveri
Contre l’idée, conçue au XIXe siècle, d’une En 1982, Benedetta Craveri faisait le portrait de la salonnière, et aussi
révolution intellectuelle et artistique qui celui d’une époque tiraillée entre le goût aristocratique des classiques
aurait tiré la France de l’obscur Moyen Age et l’attrait pour la nouveauté philosophique, dont témoignent
et dont les châteaux de la Loire seraient son amitié avec Voltaire ou sa passion de vieillesse pour Walpole.
la preuve définitive, l’auteur souligne que Il s’agissait alors du premier livre de l’historienne italienne. Sa réédition
la Renaissance vécue par ses acteurs fut permet de constater qu’en plus de trente ans, l’ouvrage pionnier,
d’abord un temps religieux de purification mêlant au récit biographique l’analyse psychologique et l’édition
et de réforme. Ce que préparaient de lettres, n’a pas pris une ride. Il s’est enrichi de deux essais inédits sur
Charles VIII, Louis XII, François Ier, Henri II et le style épistolaire de Mme du Deffand et d’une bibliographie actualisée. EM-R
Charles Quint, ce n’était rien de moins que Flammarion, 640 pages, 26 €.
le retour du Christ. Ils visaient le trône de
l’empereur universel, qui assurerait la paix à
la chrétienté. Ce livre passionnant rappelle Le Théâtre Montansier. Pierre-Hippolyte Pénet (dir.)
que la fortune de ce thème dura jusqu’à Il est l’un des plus anciens théâtres à l’italienne de France, un théâtre
l’époque contemporaine sans pour Versailles, qui traversa les remous de l’histoire depuis sa création
que se réalise jamais le rêve. au XVIIIe siècle par Marguerite Brunet dite « la Montansier ».
Il montre surtout comment Comédiens, directeurs, architectes et artistes se sont succédé sur ses
il était né à une époque que planches, sous les décors bleus et or de cette salle maintes fois repensée
la postérité voulut artistique et et restaurée. A l’occasion des 240 ans du théâtre et de l’exposition
qui fut en réalité résolument « Le Montansier, un théâtre pour Versailles », cet album richement
religieuse et politique. GC illustré et rédigé sous la direction de Pierre-Hippolyte Pénet, conservateur du patrimoine
Perrin, 384 pages, 22 €. et homme de théâtre lui-même, retrace l’étonnante histoire de ce trésor du patrimoine. C-EC
A paraître le 15 février. Gourcuff Gradenigo, 111 pages, 29 €.
LE CHOIX DU CONSEIL
PAR ÉRIC MENSION-RIGAU
Le premier fut empereur, le dernier résistant gaulliste. Entre les deux, des rois, des princes, de chose publique, d’entité sociale et
et même le fondateur du FBI tissèrent siècle après siècle et aux quatre coins du monde d’Etat, voilà le défi auquel tous les rois ont
la dynastie jamais éteinte des Bonaparte. Un ouvrage prenant, vivant, qui saura dû faire face. C’est aussi un défi (réussi)
conquérir les curieux comme les passionnés. C-EC pour l’historien que de retrouver, à la
Perrin, 476 pages, 25 €. manière du sociologue et à travers des
sources multiformes, les manifestations
de cette incarnation royale. Spécialiste
La Retraite de Russie. L’incroyable échappée. d’histoire de la médecine et des maladies,
Histoire et fiction Stanis Perez distingue quatre temps.
Erik Egnell (préface de Jean Tulard) Le roi médiéval incarnait la sacralité
Les passionnés de l’épopée napoléonienne, et plus largement monarchique rendue visible par ses
de l’histoire militaire, liront avec intérêt ce gros volume qui retrace pouvoirs thaumaturgiques (première
jour après jour, avec un luxe de détails et nombre de citations, partie) puis, en s’individualisant au
la guerre en Russie et « l’incroyable échappée » qui en marqua la fin. XVe siècle (deuxième partie), son corps
Ici, on se trouve confronté moins à la synthèse qu’à l’examen précis subit une valorisation qui insiste sur
des mouvements nécessaires aux armées de l’Empire pour s’échapper sa majesté et ses performances physiques,
de l’enfer, sans négliger d’ailleurs l’attitude des Russes et, au premier chef, celle particulièrement chez les Bourbons
du généralissime Koutouzov. Comme le souligne l’auteur, l’Empire aurait dû s’effondrer (troisième partie). Le corps perdu du roi
28 beaucoup plus vite et Napoléon mourir dans cette Russie dont les Anglais – leur rôle (quatrième partie) à partir de Napoléon
h déterminant est ici parfaitement analysé – avaient rêvé de faire le linceul impérial. PM est plus anecdotique. Contrairement
Editions Cyrano/Hémisphères éditions, 562 pages, 30 €. à la fameuse thèse d’Ernst Kantorowicz
des « deux corps du roi », Stanis Perez
pense, à la suite de l’historien Alain
Ruses et plaisirs de la séduction. Marie-Francine Mansour Boureau, que les corps physique et
Vers la fin du XIXe siècle, Guido von Donnersmarck cultivait la mémoire symbolique ont fini par se confondre.
de sa première épouse, la célèbre et sulfureuse Païva, dont le cadavre La question de la visibilité et de l’équilibre
trempait dans un aquarium de formol. C’est dire le degré de séduction entre les vies privée et publique
auquel cette cocotte, experte dans les jeux érotiques, était parvenue ! de ceux qui gouvernent reste, encore
Marie-Francine Mansour, spécialiste d’histoire de l’art, rappelle les de nos jours, pertinente. EM-R
anecdotes et parcourt chronologiquement des siècles de séduction Perrin, 480 pages, 24 €.
à travers des exemples puisés dans la littérature comme dans la réalité.
La séduction a le plus souvent été envisagée comme un vice et une
tromperie. Elle ne concerne pas seulement les femmes tentatrices, car les hommes aussi
ont été des séducteurs libertins. C’est poétique, parfois peu précis. On se prend à rêver
du livre qu’aurait pu donner une bibliographie mieux nourrie. EM-R
Albin Michel, 376 pages, 24 €.
Chine ». Ce voyage dans le temps, effectué La famille des « fauteurs de troubles », ceux qui jouent de malchance ou par qui le
à travers le prisme du rapport au pouvoir, scandale arrive, le referme. Entre les deux, les agents de terrain, les versatiles qui soupent
s’avère extrêmement fascinant, presque à plusieurs râteliers, les exécuteurs des basses œuvres, les agents Action et les chasseurs
envoûtant. De Huangdi à Xi Jinping, de taupes. Avec des aventures et un cynisme qui dépassent les plus fous des romans
actuellement à la tête du pays, en passant d’espionnage. Derrière le frisson garanti, une réelle mise en perspective historique. FV
par Confucius, Liu Bang, fondateur de la Perrin, 500 pages, 26 €.
dynastie Han, ou Zhu Yuanzhang de celle
des Ming, sans oublier Mao Zedong (avec
un portrait au vitriol), la Chine se révèle Kadhafi. Vincent Hugeux
avec ses grandeurs et ses faiblesses, Est-on déjà dans l’Histoire ? On pourrait en douter en croisant
voire ses démons. Avec doigté, citant ici les noms de Sarkozy, Villepin, Blair ou Berlusconi… Et il faudra
de nombreux spécialistes, français encore du temps pour que s’éclairent les liens exacts entre les puissances
et étrangers, Bernard Brizay parvient occidentales et le régime du Guide libyen. En attendant, cette
à rendre accessible cet autre monde. PM biographie du journaliste Vincent Hugeux dresse un portrait saisissant
Perrin, 576 pages, 25 €. de cet homme énigmatique, en retraçant un parcours aussi déroutant
que les mirages orientaux. Un de ses anciens sujets le voyait en
« Machiavel bédouin ». Vincent Hugeux souligne combien ce timide
L’Univers d’un géographe. était devenu narcissique, comédien et obsédé par la lutte contre le vieillissement.
30 Mélanges en l’honneur de Jean- Sa fin lamentable l’a renvoyé au chapitre des grands échecs de l’Histoire. PM
h Robert Pitte. Jean-René Trochet, Perrin, 350 pages, 22 €.
Guy Chemla et Vincent Moriniaux (dir.)
Qui peut réunir dans ses préfaces
l’un des plus grands cuisiniers du monde, L’Unité de l’expérience philosophique. Etienne Gilson
Guy Savoy, et Barthélémy Jobert, En 1936, Etienne Gilson donne une série de cours à Harvard,
le président de l’une des universités qu’il publiera en anglais. Très grand historien de la philosophie,
les plus prestigieuses, Paris-Sorbonne ? Henri Gouhier s’inquiétait alors du risque que ce travail inestimable
Qui peut se targuer de rassembler sur ne soit jamais traduit : grâce aux éditions Petrus a Stella, les
son nom dans un volume d’hommages Français ont désormais la chance de pouvoir suivre Gilson dans
des historiens, des géographes de cet extraordinaire itinéraire en philosophie. Cet ouvrage est d’abord
tous les pays et de toutes les spécialités, un enseignement vivant, que sa clarté pédagogique rend accessible
des gastronomes, des œnologues, à tout lecteur qui voudra reprendre pas à pas les grandes pages
des lecteurs de polars, des amateurs de l’aventure philosophique – le développement du nominalisme, la tentative
de whisky et des mélomanes ? Notre cartésienne, la critique kantienne… Mais il ne s’agit pas seulement d’une histoire :
chroniqueur d’« A la table de l’histoire », en décrivant chaque pensée aux prises avec les limites de ses propres points
Jean-Robert Pitte. Lire ces mélanges, de départ, Gilson montre de façon lumineuse combien est nécessaire à toute
c’est participer au toast à l’arménienne, intelligence une contemplation de l’être lui-même. La logique, la science, la politique,
goûter du vin en compagnie de Japonais ne peuvent se fonder réellement que sur l’exigence métaphysique : à notre
des XVIIe et XVIIIe siècles, se perdre dans postmodernité à la fois déroutée et suffisante, cette réponse est essentielle. F-XB
le secret des potagers, Petrus a Stella, 332 pages, 24 €. A paraître le 11 février.
suivre la RN 7 en
savourant les bonbons
qui en jalonnent le tracé.
Bref, un voyage dans
le temps et dans
l’espace sous le signe
du bon goût. FV
PUPS, 750 pages, 45 €.
LA SUITE DANS LES IDÉES
Par François-Xavier Bellamy
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.
LA MORT EN FACE
La mort peut nous apparaître comme
un scandale : elle nous est nécessaire pour
nous rendre maître de nous-même.
A l’heure du rêve transhumaniste, Martin
«
L
e soleil ni la mort ne se peuvent
regarder fixement », dit une célèbre Steffens rappelle que la dépossession
maxime de La Rochefoucauld. C’est
pourtant ce que choisit de faire le phi-
losophe Martin Steffens en méditant
nous donne seule accès à l’éternité.
sur L’Eternité reçue (Desclée de Brouwer,
2017). Après plusieurs ouvrages marquants, consacrés à esquisser de changer finalement notre regard sur le trépas, cette grande et
ce qu’Aristote appelait une « sagesse pratique » pour le temps absolue dépossession, qui devient par conséquent l’occasion
présent, il relie cette fois-ci notre vie à ce qui la clôt – ou à ce qui ultime de tout recevoir. C’est cela que la foi appelle « résurrec-
l’ouvre. Tâche nécessaire, car la mort constitue sans doute le plus tion ». Une telle révolution est exactement à l’inverse de la logi-
grand impensé de la modernité, le refoulé qui la hante ; mais tâche que du transhumanisme, qui voudrait au contraire se conserver
difficile, car les plus fortes et irréfutables raisons n’ont jamais su pour toujours, ne jamais lâcher prise. L’absolu de la maîtrise est
nous guérir de la peur qu’elle nous inspire. peut-être ce par quoi nous pourrions finalement tout perdre, en
Alors Martin Steffens accepte patiemment de prendre avec lui fait. Si ce qu’il y a d’éternel entre dans la vie par la mort, alors « la
cette angoisse. Et se donne une méthode étonnante… Il com- mort de la mort » que promet la science pourrait bien être le 31
mence par afficher clairement son projet : montrer que la mort ne synonyme de l’enfer – une interminable « possession », dans tous h
détruit pas la vie, qu’elle l’agrandit. Mais une fois cette destination les sens de ce terme ; une infinie aliénation de soi par soi.
fixée, il reste à faire le chemin ; et, mesurant ce qu’il faut de conver- Sans jamais verser dans la « sagesse de camomille » ou les conso-
sion pour arriver jusqu’à ce point, ce livre est un itinéraire assez lations faciles, Martin Steffens nous propose de redécouvrir que
sage pour ne pas aller directement au but. Il commence par pren- nous n’avons qu’une vie, et qu’elle est éternelle. Quitte à écarter
dre en charge notre révolte contre la mort, la crispation de la vie peut-être ce que la mort gardera toujours de scandale, même au
en nous qui crie qu’elle ne veut pas mourir – de la vie qui voit dans point de vue théologique… Mais il est impossible de tout dire,
la mort son autre, son adversaire absolu. puisqu’il n’y aura pas de dernier mot. Il faut donc simplement se
Steffens progresse de façon claire et didactique ; son écriture laisser accompagner par le mouvement de cette pensée, qui est
retrouve et renouvelle le style propre aux grands pédagogues qui, aussi un récit – le récit du salut qui ressaisit chaque vie quand elle
dans la tradition française notamment, ont marqué l’histoire de la est regardée du point de vue de l’éternité, de cette vie qui nous est
philosophie par leur capacité à rendre à toutes les intelligences la rendue quand nous retrouvons le sens de notre propre mort, cette
culture et la réflexion qui appartiennent à tous, et qu’une certaine « grande mort, écrit Rilke, que chacun porte en soi ». 2
condescendance universitaire a eu parfois le tort de confisquer
dans des complexités superflues. Comme Bergson, comme Alain,
Steffens enseigne dans le secondaire, et cela se manifeste dans sa
manière d’écrire et de démontrer, à la fois accessible, exigeante et
incarnée. C’est donc de façon concrète qu’il montre que la mort,
en réalité, fait partie de chacune de nos vies : cette expérience, qu’il À LIRE
désigne sous le nom de « petites morts », constitue le pivot de sa
démonstration. La maladie, la souffrance, mais aussi l’expérience du
désir auquel quelque chose résiste, ou celle de la beauté, qui ne se L’Eternité reçue
révèle jamais que dans la distance – tout cela est autant de façons de Martin Steffens
« mourir parfois » : et de ces petites morts, on peut faire l’occasion de Desclée
comprendre que le réel se découvre quand il n’est pas possédé, maî- de Brouwer
trisé, consommé. On ne reçoit l’essentiel que quand on s’en déprend. 252 pages
C’est cette efficacité des « petites morts », ce « bon usage des 18,90 €
maladies » que cherchait Pascal, qui permet à Martin Steffens
E
XPOSITIONS
Par François-Joseph Ambroselli
Bons
plans
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
32
h
A
vantlapierreetleburin,ilyeutl’encre d’une réflexion sur la pratique, le concret, la que les esquisses les plus fines n’accouchent
et le compas. Avant le maître d’œu- commodité des bâtiments (comment éva- pas des plus splendides tableaux, les dessins
vre et ses acolytes, criant leurs ordres cuer, par exemple, les mauvaises odeurs), les plus majestueux ne font pas les édifices
à la volée sur le chantier, il y eut une page mais aussi sur leur esthétique, qui assit la les plus solides. Lorsque Louis XIV, en pré-
blanche sur laquelle se coucha l’ingéniosité domination de la France dans le domaine sence de Mansart, demanda au lieutenant
d’un homme. En s’appuyant sur plus de deux des arts et de l’architecture. Par son excel- général de la province de Moulins des nou-
cents pièces – dessins, gravures, estampes, lente organisation comme par la fulgurance velles du pont, ce dernier répondit : « Je le
huiles –, « Dessiner pour bâtir » évoque le de son exécution, l’hôtel royal des Invalides crois bien à Nantes présentement. » 2
métier d’architecte au XVIIe siècle : celui d’un en est l’incarnation même. En cinq ans seu- « Dessiner pour bâtir », jusqu’au 12 mars 2018.
« concepteur de projet ». Une profusion de lement, l’architecte du roi Libéral Bruand Musée des Archives nationales, hôtel de Soubise,
plans audacieux s’offre ainsi, témoignage bâtit l’un des plus grands édifices d’Europe. 75003 Paris. Du lundi au vendredi, sauf le mardi,
d’un temps où mille paires de bras valaient Lorsque se posa la question de l’église royale de 10 h à 17 h 30. De 14 h à 19 h, le samedi et
un bulldozer, où la beauté prévalait sur le en 1676, Bruand fut pourtant écarté au pro- le dimanche. Tarif : 8 €/5 €.
concept et où l’on n’hésitait pas à mettre un fit du jeune Jules Hardouin-Mansart et de Rens. : www.archives-nationales.culture.gouv.fr
peu de grâce dans le ciment. Lorsque la tech- son séduisant plan centré. Catalogue, Le Passage/Archives nationales,
nique rejoint l’art puis l’histoire, naissent des Le parcours de l’exposition s’achève sur les 352 pages, 39 €.
chefs-d’œuvredecomposition.Leprojetnon projets du pont de Moulins sur l’Allier, dont
exécuté d’Henri Noblet pour la nouvelle flè- la conception fut confiée vers 1704 au même
che de la Sainte-Chapelle après l’incendie de Hardouin-Mansart, devenu premier archi- PROJET En haut : Elévation du pont de
1630 rappelle de façon émouvante la déca- tecte et surintendant des Bâtiments du roi. Moulins et coupe des quais avec les cintres
pitation subie en 1793 par cet emblème de Laviolencedescruesetl’instabilitéduterrain de charpenterie, étude technique préalable
la monarchie, victime de la fureur jacobine. avaient eu raison des précédents ponts, et le à l’exécution, par un collaborateur
La création de l’Académie royale d’archi- projet de Mansart, malgré son gigantisme, de Jules Hardouin-Mansart, vers 1705
tecture, en 1671, permit de poser les bases n’échappa pas à la règle. De la même manière (Paris, Archives nationales).
GLOBE CROQUEURS AU CŒUR DE LA NUIT
Terreau d’un fantasme profane et d’un orgueil Au cœur de l’injustice, aux
babylonien, le globe est par excellence l’outil prémices de l’horreur, il dessina.
de représentation du pouvoir et du savoir. De Georges Horan-Koiransky
l’imposante stature du Panthéon d’Hadrien est arrêté et transféré au camp
à Rome jusqu’à l’imaginaire obscur de l’Etoile de Drancy en juillet 1942 et
noire dans Star Wars, les architectes, mais aussi les astronomes, rapidement repéré pour ses talents
les géographes et les artistes, ont cherché à exploiter ce motif idéal de dessinateur par René Blum,
au charisme presque chamanique. A travers plus de quatre-vingt- le frère cadet de Léon. Ils entament
dix dessins, maquettes et plans, l’exposition que lui consacre la Cité tous deux un projet audacieux :
de l’architecture recense les projets qui tentèrent depuis l’Antiquité l’un écrira, l’autre illustrera et ils
d’imiter les mouvements terrestres et célestes. Les expositions témoigneront ensemble de la
universelles furent le vivier de certaines extravagances : en témoigne réalité du camp, de sa misère et de
le globe géant de 38 m de diamètre qu’un certain Léopold Bourdin ses tensions. Finalement déclaré
proposa d’ériger en 1895 en bord de Seine au centre de Paris, couvert d’un « non juif » en 1943, il est libéré
« parapluie universel ». De tous ces projets, la plupart restèrent couchés et écrit son journal. Accompagnée
sur le papier. La faute à leur audace, ou à leur folie, car dessiner une sphère, de courriers clandestins et officiels,
c’est s’improviser Dieu en créant un monde que l’on tient dans sa main. de documents administratifs
« Globes. Architecture et sciences explorent le monde », jusqu’au 26 mars 2018. Cité de l’architecture et de photographies, l’exposition
et du patrimoine, 75016 Paris. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. présente les croquis, dessins
Tarifs : 9 €/6 €. Rens. : www.citedelarchitecture.fr ; 01 58 51 52 00. et estampes de celui qui saisit
Catalogue, Norma/Cité de l’architecture et du patrimoine, 386 pages, 45 €. sur le vif la porte de l’enfer.
« Drancy, au seuil de l’enfer, dessins de Georges
Horan-Koiransky », jusqu’au 15 avril 2018.
33
LA GLOIRE DE SON FILS Mémorial de la Shoah, 93700 Drancy. Tous les
jours sauf le vendredi et le samedi, de 10 h à 18 h. h
E n temps de guerre,
certains choisis-
sent de se donner tout
la correspondance
émouvante qu’il entre-
tint avec son père et de
Gratuit. Rens. : drancy.memorialdelashoah.org ;
01 42 77 44 72.
Churchill
LE PROCÈS DU SIÈCLE
En 1721, le régent Philippe
souverain
d’Orléans (Olivier Gourmet) décide
d’affermir la paix avec l’Espagne par
un double mariage entre Bourbons :
celui de Louis XV, 11 ans, avec
l’infante Anna Maria Victoria, 4 ans,
A travers le portrait du Churchill de mai fille de Philippe V (Lambert Wilson),
et celui de sa propre fille, Louise
1940, Les Heures sombres dessinent en Elisabeth, 12 ans, avec Don Louis,
frère aîné de l’infante et futur
creux celui de l’homme politique idéal. roi d’Espagne. Mais les cartes
diplomatiques sont rebattues
lorsque meurent le Régent puis
O
utre-Manche Kennedy, qui l’avait lui- Don Louis, monté entre-temps
aussi, on même emprunté au sur le trône sous le nom de Louis Ier.
entend parler journaliste Ed Murrow). L’échange des princesses
des « heures [les plus] En renonçant à axer son n’y survivra pas. De cet épisode
sombres de [notre] his- jeu sur la reproduction historique singulier, Chantal
toire ». Faut-il le préci- mimétique de tous les Thomas avait tiré, en 2013, un
ser ? Il ne s’agit pas là- tics churchilliens (à la roman qui a donné son titre et son
bas d’une expression différence de Brian Cox scénario au film de Marc Dugain.
dégainée à tout bout dans le film sorti en Hélas, la beauté de la photographie
de champ pour disqua- 2017), Gary Oldman est et la minutie de la reconstitution
34 lifier un adversaire poli- un Winston tel qu’en
h ne sont ici qu’une illusion : c’est
tique qui s’enhardirait à défendre l’autorité lui-même, avec son esprit combatif, son
bien à une vision en noir et blanc
de l’Etat. Les heures sombres de l’Angleterre sens politique et ses doutes, seulement par-
furent celles qui, à partir du 10 mai 1940, tagés avec son indéfectible Clemmie, aussi du pouvoir royal que ce troc
plongèrent le royaume dans l’incertitude : ardente que lui (Kristin Scott-Thomas). d’enfants sert de prétexte. De part
après l’échec du corps expéditionnaire Ce que ses indéniables accents hagio- et d’autre des Pyrénées, tout n’est
britannique en Norvège, comment réagir graphiques lui font perdre en stricte vérité que pesanteur, asphyxie, morbidité
à la ruée de Hitler sur la France ? Ce jour- historique (Churchill ne mit jamais les pieds et dialogues déclamatoires.
là précisément, Winston Churchill rem- dans le métro pour prendre le pouls d’une Si la cour de France n’est qu’un
place Neville Chamberlain, démission- opinion publique dont il ne se souciait nid de courtisans lubriques,
naire, comme Premier ministre. Hostile à guère), le film le gagne en portée symboli- son pendant espagnol, fanatique,
toute négociation avec un ennemi en passe que.Carau-delàdel’épisodedemai1940,Les doloriste, obscurantiste, est bien
de remporter son pari militaire, il est isolé : Heures sombres sont aussi un film de l’action pire encore. La seule chose à saluer
Chamberlain et Halifax lui marchandent et du verbe politiques, le second ouvrant sur est au fond l’indiscutable simplicité
leur soutien, George VI ne cache pas son la première, avec ses choix et l’isolement du propos : blâmer la monarchie
scepticisme, tous lui rappellent son échec qu’ils supposent, l’inévitable logique du seul d’avoir instrumentalisé des
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aux Dardanelles, vingt-cinq ans plus tôt. contre tous, les qualités qui rendent la vic- enfants, tout en instrumentalisant
C’est le portrait d’un Churchill à la barre toire possible, du courage à la force morale, leur histoire pour
et le récit de son parcours du combattant du patriotisme à l’inventivité. Un portrait-
instruire le procès
que Joe Wright livre dans ce film tour à tour robot de l’homme politique idéal ? En tout
d’une époque,
lyrique et trépidant, où l’on voit simultané- cas indispensable par gros temps. 2
ment le vieux lion organiser l’évacuation de Les Heures sombres, de Joe Wright, avec
à jamais coupable
Dunkerque, éviter les chausse-trapes politi- Gary Oldman, Kristin Scott Thomas, 2 h 06. d’avoir été si
ques, marteler qu’on ne négocie pas avec inférieure à la nôtre.
un fou, au moyen de discours puissants et L’Echange des princesses,
ciselés qui font dire (dans le film) à Halifax AVIS DE TEMPÊTE Nommé Premier de Marc Dugain, avec Lambert
lui-même qu’il avait « mobilisé la langue ministre le 10 mai 1940, Churchill (Gary Wilson, Olivier Gourmet,
anglaise et l’avait jetée dans la bataille » (le Oldman) s’opposa fermement à toute Anamaria Vartolomei, 1 h 40.
mot fut en réalité prononcé en 1963 par… négociation avec l’Allemagne nazie.
À L A TA B L E D E L’ H I STO I R E
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut
UN ESCARGOT
TOUT CHAUD
© CANAL ACADÉMIE.
D
epuis les temps paléolithiques, tous les peuples de la terre raf- de blanc, à la chair claire, pullule dans les vignes, lorsqu’elles ne sont
folent de ces gastéropodes pacifiques que sont les escargots, pas trop traitées, et dans les murets et murgers de leurs confins. Il
dont le cheminement est si lent que même les enfants peu- y trouve le calcaire nécessaire à la fabrication de sa coquille et de
vent les ramasser. Nos ancêtres gaulois les préparaient déjà dans des son épiphragme qui lui permet d’hiberner et de résister à la déshy-
plats alvéolés dont on a retrouvé un exemplaire garni de coquilles dratation lorsqu’il ne pleut pas. Ce sont d’ailleurs ses disparitions
© AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY. © STOCKFOOD/ÉS-CUISINE.
dans une tombe de la région d’Avallon, accompagné d’une étroite et temporaires qui expliquent qu’il ait été symboliquement associé
longue cuillère en argent destinée à l’extraction de la chair délicate à la mort et à la résurrection de Lazare et, surtout, de Jésus. Dans
de l’animal. Hélas, on ne sait rien de la manière dont celle-ci était cui- Le Transport du Christ au tombeau, visible au Louvre, Titien a fait
sinée. Sans doute pas à la bourguignonne, comme aujourd’hui, sous figurer aux pieds du Messie une coquille d’escargot vide et renver-
un beurre manié au frais persil, à l’ail odorant, clin d’œil au Midi, à sée à côté d’un escargot bien vif et triomphant.
un trait de vif aligoté et à une larme de vieux marc. Cette recette Ailleurs en France, c’est le petit-gris, Helix aspersa, qui est le plus
sans doute assez récente est devenue célèbre grâce à Talleyrand qui, répandu. Dans les Charentes, son nom local a conféré aux habitants
en son hôtel de la rue Saint-Florentin à Paris, en fit servir en 1814 un qui en raffolent leur sobriquet de « cagouillards ». En Provence et en
plateau au tsar Alexandre Ier ébahi. Son cuisinier d’alors, qui se faisait Languedoc, on le cuisine en sauce tomate ou à l’aïoli. En Roussillon,
appeler Anacréon, avait fait ses classes à Beaune et aux Vendanges les Catalans pratiquent le rituel venu du fond des âges qu’est la car- 35
de Bourgogne, rue Montorgueil. Ainsi accommodés, les escargots golade : on fait rôtir les escargots sur braise en les arrosant de lard h
apprécient l’escorte vineuse d’un noble blanc sec, un rustique ali- fondu. Suivent des saucisses et des côtes d’agneau, on boit sans soif,
goté, un fringant chablis, voire un très noble montrachet. on chante à gorge déployée et l’on finit par une sieste réparatrice. 2
L’escargot est devenu un symbole de la Bourgogne parce qu’il
abonde dans ses vignobles. Helix pomatia, à la coquille beige, veinée Jean-Robert Pitte vient de publier l’Atlas gastronomique de la France,
Armand Colin, 160 pages, 26,90 €, et Les Accords mets-vins. Un art français,
CNRS Editions, 424 pages, 27 €.
RECETTE
FRICASSÉE D’ESCARGOTS À LA CRÈME
Faire jeûner, puis dégorger des escargots. Les cuire dans un bon court-bouillon
jusqu’à ce qu’ils deviennent tendres. Les décoquiller et les faire revenir au beurre,
avec des échalotes, puis les faire mijoter à la crème avec des champignons
sauvages ou de Paris et des fines herbes ou des épinards. Humecter d’un meursault.
38A L-ANDALUS, DE LA
CONQUÊTE À L’ISLAMISATION
ILS FONDIRENT SUR UN ROYAUME WISIGOTH NULLEMENT
PRÉPARÉ À LES AFFRONTER. LES CONQUÉRANTS MUSULMANS
EN COUVERTURE
EURENT RAISON DE LA PÉNINSULE IBÉRIQUE EN UNE SEULE
BATAILLE. SON ISLAMISATION LEUR PRIT DEUX SIÈCLES.
N
60
AISSANCE
D’UN MYTHE
DÈS LA FIN DE LA RECONQUISTA,
AL-ANDALUS S’EST TROUVÉ
PARÉ DES COULEURS DU MYTHE
PAR LES RÉCITS DES VOYAGEURS.
UNE MOISSON D’INNOMBRABLES
CLICHÉS, PROPRES À ALIMENTER
L’IDÉE D’UN PARADIS PERDU.
LES CHEMINS
66 DE LA RECONQUISTA
ENTAMÉE DÈS LES PREMIÈRES ANNÉES DE LA CONQUÊTE
MUSULMANE, LA LUTTE DES SOUVERAINS CHRÉTIENS POUR
RECOUVRER L’ESPAGNE « PERDUE » DURA PRÈS DE HUIT SIÈCLES.
© JON ARNOLD IMAGES/HEMIS.FR © BERNARD BONNEFON/AKG-IMAGES. © GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © BENOÎT BLARY POUR LE FIGARO HISTOIRE.
L’ESPAGNE
MUSULMANE
ET AUSSI
LE MÉDECIN DE CORDOUE
UNE SAISON ANDALOUSE
LA CROIX ET LE CROISSANT
SUR LES MURS DE L’ALHAMBRA
ANDALOUSIE MON AMOUR
BIBLIOTHÈQUE ANDALOUSE
LISIÈRE D’EUROPE
© AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB./W. BUSS.
PALAIS DE LA JOIE
Le palais-forteresse
de l’Aljaferia, à Saragosse,
construit dans la seconde
moitié du XIe siècle par
al-Muqtadir, souverain de
la principauté de Saragosse
à l’époque des taifas
(principautés musulmanes
indépendantes qui se sont
formées après la fin du
califat de Cordoue en 1031).
Al-Andalus,
dela conquête à
l’islamisation Par Olivier Hanne
Il n’aura fallu que quelques années aux forces arabo-
berbères pour conquérir toute la péninsule Ibérique.
Dès le VIIIe siècle, un émirat voit le jour à Cordoue.
Il imposera peu à peu l’islam à sa population.
EN COUVERTURE
40
h
L
a complexité de l’histoire d’al-Andalus est symbolisée Le monde wisigoth était unmonde refermésur lui-même, pro-
par son nom même. Le terme viendrait de Vandalicia, tégé des avancées franques par les Pyrénées et des raids berbè-
donné à la province de Bétique par les Vandales, Barba- res d’Afrique du Nord par le détroit de Gibraltar. L’unification
res germaniques qui passèrent en Espagne au début du Ve siè- religieuse buttait cependant sur la minorité juive, que les conci-
cle. Détourné par les auteurs arabes sous la forme al-Andalish, les et le roi Sisebut tentèrent délibérément, en 612, de couper de
le mot désigna dès le VIIIe siècle l’ensemble des terres ibériques la société, ou de convertir de force. L’unité politique buttait
sous domination islamique, quelles que fussent leurs frontiè- quant à elle contre l’autonomie que s’étaient octroyée les poten-
res. Le terme était politique et religieux, mais jamais géogra- tats locaux. A chaque fin de règne, l’aristocratie se déchirait
phique : au fur et à mesure de la reconquête par les chrétiens, pour le trône. A la fin de celui du grand roi Wamba, en 680, une
al-Andalus (ou l’Andalus) se réduisit puis disparut. lutte acharnée opposa les prétendants, les uns d’origine royale,
Comment l’islam s’empara-t-il de la péninsule Ibérique et y les autres issus de la noblesse guerrière. Ainsi, en 710, Rodéric,
imposa-t-il sa marque au cours du VIIIe siècle ? Comment les duc de Bétique, renversa le dernier roi Wittiza, au moment où, de
populations locales réagirent-elles à cette invasion ? l’autre côté du détroit, se préparait l’invasion musulmane.
Le royaume espagnol des Wisigoths n’était nullement pré-
paré à affronter la conquête musulmane. Depuis le VIe siècle, La conquête arabo-berbère
l’ensemble de la péninsule était passé sous contrôle de ces Depuis 661, la puissante dynastie arabo-musulmane des
Germains convertis à l’arianisme, un christianisme hétéro- Omeyyades, installée à Damas, régnait sans partage sur
doxe. La conversion au catholicisme du roi Reccarède en 587 l’Islam. Contrairement aux usages des premiers califes, leur
avait renforcé l’unité du royaume autour de l’Eglise et de la empire se voulait héréditaire et donc dynastique, fièrement
monarchie en permettant le mélange des populations. Une ethnique et donc arabe, mais aussi séculier, la conversion
civilisation originale était alors née de la fusion des cultures des peuples soumis étant jugée secondaire. Il connaissait
romaine, ibérique et wisigothique. Tolède était devenue le une expansion foudroyante aussi bien en Asie centrale que
cœur de l’Eglise nationale, là où elle réunissait ses conciles, vers le Caucase et le Maghreb. Cette dernière région avait été
là où renaissait une culture écrite, servie par un système édu- difficile à occuper en raison de la résistance des tribus ber-
catif hérité de l’Empire romain et représentée par l’encyclo- bères, qu’il avait fallu soumettre les unes après les autres.
pédiste de génie Isidore de Séville (mort en 636). Nommé gouverneur d’Ifriqiya (actuelle Tunisie), le général
© IBERFOTO/PHOTOAISA/ROGER-VIOLLET. © AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB./G. DAGLI ORTI. © BNF.
41
LE COMBAT DES CHEFS Page de gauche : Rodéric, roi wisigoth, et Tariq ibn Ziyad, général berbère, miniature tirée d’un manuscrit h
du XIe siècle (Madrid, Bibliothèque nationale). Ci-dessus : Bataille opposant les chrétiens aux Sarrasins, miniature tirée des
Cantiques de sainte Marie, école espagnole, réalisés sous la direction d’Alphonse X le Sage, XIIIe siècle (Bibliothèque de l’Escurial).
Ci-dessous : triens (tiers de sou) de Rodéric frappé à Egitania, début du VIIIe siècle (Paris, Bibliothèque nationale de France).
Musa ibn Nusayr s’était employé à conquérir le qui descendait des anciens rois de Perse (sic),
pays après la défaite berbère de 702. Imposant lui livra bataille, à laquelle il assistait, assis
l’islamisation religieuse aux nomades, il les sur un siège. On combattit avec acharne-
enrôla dans son armée et s’imposa dans ment. Rodéric fut tué, et les musulmans
tout le Maghreb. C’était le prélude à l’inva- furent maîtres de l’Andalus. Ils y firent un
sion de l’Espagne. butin immense. »
Fort du recrutement de ces Berbères et Dans la foulée, Tariq prend Cordoue et
du bon accueil escompté des juifs, oppri- Tolède, avant d’être rejoint par les trou-
més par les rois wisigoths, Musa décida, en pes de Musa. Toute l’Espagne tombe en
effet, de lancer une expédition vers la pénin- 716. La monarchie wisigothique s’effondre
sule, sans en référer à Damas. Il confia une avec une rapidité et une facilité stupéfiantes,
armée de 7 000 hommes au Berbère Tariq, qui imitée bientôt par la civilisation qu’elle avait
franchit le détroit de Gibraltar en avril 711, aidé par fait renaître. Le chroniqueur et archevêque de
la trahison du comte Julien, gouverneur de Septem Rada, Rodrigo Jiménez (mort en 1247), verra dans
(Ceuta), qui fournit les navires. la conquête le prélude à la disparition de la chrétienté hispa-
En juillet 711, au Guadalete, Tariq brise d’emblée l’armée nique, mais aussi l’effet d’une abdication morale et culturelle
du roi Rodéric, le dernier Wisigoth. Le savant et chroniqueur de l’épiscopat : « La foi des prêtres fut réduite au silence, le nom-
persan al-Tabari (mort en 923) fera de cet événement une bre des ministres du culte s’épuisa (…) ; les temples furent
répétition de la bataille de Qadisiyya, qui avait opposé en 636 détruits, les églises abattues et, au son des instruments accom-
les Arabes musulmans aux Perses sassanides : « En l’an 92 pagnant les louanges, succédèrent les blasphèmes provoca-
[de l’Hégire] Tariq envahit, à la tête de 12 000 hommes (sic), teurs (…). Ceux que les Arabes ne pouvaient soumettre, ils les
l’Andalus. Le roi de ce pays, Rodéric, qui était d’Ispahan et trompaient par de faux traités, tandis qu’Oppa, l’évêque de
La conquête musulmane (711-732)
Autun
Poitiers 725
732
© IDIX. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DE CLUNY-MUSÉE NATIONAL DU MOYEN ÂGE)/MICHEL URTADO. © AISA/LEEMAGE. Océan Atlantique
A partir de 722,
la région n’est plus ROYAUME
musulmane DES FRANCS
Covadonga
Saint-Jacques- Gijon
de-Compostelle 722
ROYAUME
Toulouse SEPTIMANIE
DES ASTURIES Narbonne
INVASION
Carcassonne
León Pampelune 725 720 Ci-contre : débarqué
VASCONS dans la péninsule
Burgos
Porto
Zamora Ibérique en avril 711,
le général berbère Tariq
Saragosse
Salamanque 714 Barcelone ibn Ziyad brise, dès
Ségovie le mois de juillet, à la
bataille du Guadalete,
toute résistance des
Tolède BALÉARES
Lisbonne 711
armées du dernier
Mérida
Badajos 713 Valence roi wisigoth, Rodéric.
EN COUVERTURE
Séville, fils d’Egica, leur conseillait de poursuivre leur vie en européens leur associent aussi les « Maures » (maurus en
étant soumis aux Arabes et en leur payant un tribut. » latin : le Noir), c’est-à-dire les Berbères.
Loin de s’arrêter aux Pyrénées, les conquérants musulmans Aidés par les querelles entre Eudes d’Aquitaine et le maire
passent les montagnes et lancent des razzias au sud de la du palais mérovingien Charles, les Arabo-Berbères cher-
Loire afin de tester les défenses franques et de récolter du chent en 732 à atteindre le riche monastère de Saint-Martin
butin.D’aprèslachroniquedumonastèredeMoissac,en720, de Tours. Mais ils sont arrêtés le 25 octobre, près de Poitiers,
« Ambisa, roi des Sarrasins », prend Narbonne, puis Car- par la cavalerie de Charles, surnommé Martel, le « mar-
cassonne en 725. Ce chef est l’émir d’Espagne al-Samh. La teau » des païens. Le récit de la Chronique du Pseudo-
Septimanie bascule dans le giron musulman. Les pillards Frédégaire, écrite à la fin du VIIIe siècle, accuse le duc
poussent même jusqu’à Autun. On lance des raids vers d’Aquitaine de collusion avec les envahisseurs, alors
la vallée du Rhône, mais sans lendemain. Aucune même qu’il les avait battus en 721 : « Parce que le duc
résistance ne se manifeste, probablement en raison Eudes se vit vaincu et couvert de confusion, il appela
d’accords opportunistes avec l’aristocratie locale. Le à son secours contre le prince Charles et les Francs la
comte franc Mauronte semble ainsi s’être allié aux nation perfide des Sarrasins. Ils vinrent avec leur roi
envahisseurs et leur aurait livré Arles et Avignon. nommé Abdiraman, passèrent la Garonne, mar-
Les chroniqueurs latins qui listent ces raids chèrent vers Bordeaux et, incendiant les églises,
ignorent presque tout de la foi des envahisseurs. massacrant les habitants, ils s’avancèrent jus-
Pour les qualifier, ils reprennent les termes uti- qu’à Poitiers (…). Le prince Charles se disposa
lisés par les Byzantins, comme « Sarrasins », vaillamment à les combattre, il accourut pour les
« infidèles » ou « adorateurs de Mahomet ». Aucun attaquer, renversa leurs tentes par le secours du
auteur européen ne les appellera « musulmans » Christ, se précipita au milieu du carnage, tua leur
avant le XVIe siècle. Le mot « Sarrasin » n’a pas de roi et détruisit complètement l’armée de ses enne-
signification religieuse, puisqu’il s’agit d’un ethnicisme mis. » L’analyse est limitée : les Sarrasins sont une « nation »
ancien désignant approximativement les Arabes de l’est (un « peuple » au sens ethnique du terme) et sont des
du Jourdain. Dès qu’il s’agit de l’Espagne, les auteurs « infidèles », mais le mot se rapporte aussi à ceux qui
NOUVEAU MONDE
Ci-contre : planisphère
tiré de la Tabula Rogeriana
réalisé par le cartographe
andalou al-Idrisi au XIIe siècle,
copie d’Ali ibn Hasan al-Hufi
al-Qasimi, 1456 (Oxford,
Bodleian Library). Il illustre
la conception musulmane
du monde avec, au centre,
la péninsule Arabique.
Page de gauche, en bas :
couronne votive avec croix
à inscription, trouvée en 1858
dans le trésor de Guarrazar
près de Tolède, VIIe siècle
(Paris, Musée national
du Moyen Age Cluny).
Ce type de couronne ornait
sans doute les autels d’églises
de Tolède, en signe de la
soumission des rois wisigoths
à l’Eglise catholique romaine.
n’ont pas la foi ou l’ont perdue, et peut même s’appliquer à de la grotte de sainte Marie (…). Une fois que les pierres avaient été
mauvais chrétiens, à de simples traîtres ou à des hérétiques. envoyées par les frondeurs et qu’elles parvenaient à la demeure 43
Un chrétien anonyme de Cordoue écrit une vingtaine de sainte Marie toujours Vierge [c’est-à-dire dans la grotte], elles h
d’années après la bataille une chronique plus précise. Il y mon- revenaient sur ceux qui les lançaient et semaient furieusementla
tre la puissance de l’armée franque et la vitesse des troupes mort chez les Chaldéens [les musulmans] (…). Les fidèles étant
musulmanes, motivées par le pillage et menées par le général sortis de la grotte pour combattre, les Chaldéens furent aussitôt
Abd al-Rahman. La dimension religieuse de la conquête est mis en fuite, et coupés en deux groupes ; et là, l’évêque Oppa [qui
cependant toujours totalement absente de son récit : « Abd al- s’était rallié à l’envahisseur] fut aussitôt capturé et Alcama tué. »
Rahman, en poursuivant le susdit duc Eudes, décide d’aller La tradition espagnole fait de cette bataille la première étape
piller l’église de Tours en détruisant sur son chemin les palais et de la reconquête de la péninsule, la Reconquista.
en brûlant les églises, lorsque le maire du palais d’Austrasie en Avec Covadonga et Poitiers, l’avance musulmane en
Francie intérieure, nommé Charles, homme belliqueux depuis Europe est terminée. Narbonne sera reprise dès 759. La perte
son jeune âge et expert dans l’art militaire, prévenu par Eudes, de la Septimanie s’accompagnera d’un recul de la frontière au
lui fait front. A ce moment, pendant sept jours, les deux adver- sud des Pyrénées. Gérone est « libérée » par les Carolingiens en
saires se harcèlent pour choisir le lieu de la bataille, puis se pré- 785, Huesca en 799 et Barcelone en 801. La menace s’éloigne
parent au combat, mais, pendant qu’ils combattent avec vio- et Charlemagne peut même nouer en 778 une alliance contre-
lence, les gens du Nord, demeurant à première vue immobiles nature avec Ibn al-Arabi, gouverneur de Saragosse, en conflit
comme un mur, restent serrés les uns contre les autres telle une ouvert avec son suzerain, l’émir de Cordoue. C’est en réponse
zone de froid glacial, et massacrent les Arabes à coups d’épée. » à ces contacts que le roi franc lancera l’expédition tragique
L’invasion, dès lors, reflue. Au nord de l’Espagne, de petites qui échouera à Roncevaux en raison de l’attaque des Basques.
principautés chrétiennes résistent elles-mêmes farouchement. La Chanson de Roland, écrite à la fin du XIe siècle, attribuera la
Pélage, premier roi des Asturies, tente de mener la lutte contre défaite aux Sarrasins plutôt qu’aux Basques, aggravant ainsi
lesmusulmansdanslesmontagnesensecachantdansdesgrot- dans la littérature l’opposition entre Européens et musulmans.
tes et des vallées étroites. L’émir d’al-Andalus charge le général
Alqama d’une expédition punitive, mais les envahisseurs sont L’émirat de Cordoue
attirés par Pélage dans les montagnes, où il les bat vers 722. La Au VIIIe siècle, l’intrusion des troupes arabo-berbères en Espa-
Chronique officielle du roi Alphonse III (866-910), qui magnifie gne se traduit moins par une conversion religieuse que par une
la dynastie des Asturies, attribue à la Vierge la victoire de Cova- conquête militaire. L’ancien royaume wisigoth devient une pro-
donga (Cova dominica, la « grotte du Seigneur ») : « [Pélage] se vince de l’Empire omeyyade, dirigée par un émir désigné par le
réfugia dans le mont Auseba, dans une caverne qui est appelée calife de Damas. Elle conquiert son autonomie lorsqu’en 756,
L’Espagne au début du IXe siècle
Océan Atlantique
CONTRE-OFFENSIVE Ci-contre : à la toute fin
Saint-Jacques- du VIIIe siècle, les deux tiers de l’Espagne sont occupés
de-Compostelle par les conquérants musulmans. Les territoires
Oviedo
d’al-Andalus comptent alors peut-être dix millions
ROYAUME MARCHE
DES León Pampelune d’habitants. Au nord de la péninsule, le processus
D’ESPAGNE de reconquête est amorcé avec le royaume des Asturies
ASTURIES Burgos
Huesca Andorre
Porto
Zamora et la Marche d’Espagne constituée de comtés placés
Tudèle Gérone
sous la tutelle des rois carolingiens.
Salamanque Saragosse
Coimbra
Barcelone
Tarragone
Cordoue
ral et une culture profane de cour, l’adab, qui mêle « art du bien
Murcie
vivre et du bien écrire ». Cet élitisme culturel, qui ne s’épa-
Séville
nouira réellement qu’au IX e siècle, impose de connaître le
Grenade Mer Méditerranée
Almería Coran, mais aussi la rhétorique, la poésie, la géographie, l’art
épistolaire et l’histoire. On voyage à Bagdad pour acquérir
cette science, tandis que des Orientaux s’installent à Cordoue
200 km
afin d’initier les élites à l’adab des Abbassides.
Les souverains de Cordoue se piquent eux-mêmes de poé-
sie arabe. Dans les vers de l’émir Abd al-Rahman I er se lit la
Abd al-Rahman Ier, un prince omeyyade rescapé du massacre nostalgie de la steppe syrienne : « O palmier, comme moi, tu es
de sa famille par la nouvelle dynastie des Abbassides, trouve un étranger en terre occidentale, loin des tiens. » La sédentari-
refuge en Espagne et fonde un émirat autonome, qui deviendra sation est un arrachement et l’Andalus un exil…
plustard,en929,uncalifattotalementindépendant.Cordoueen
44 est la capitale, aux dépens de Tolède, ancienne métropole des L’islamisation des autochtones
h rois wisigoths. L’Andalus est prospère et riche en cités. Le peu- Des débats historiographiques opposent désormais les défen-
plement y est dense, particulièrement en Bétique, où les arabo- seurs de l’identité espagnole chrétienne, qui aurait subi sous la
phones deviennent assez rapidement majoritaires. L’Andalus contraintesonislamisation,auxpartisansd’uneal-Andalusheu-
comptepeut-être,auVIIIe siècle,prèsdedixmillionsd’habitants. reuse, multiculturelle et tolérante. Avant le IXe siècle, l’influence
Malgré leurs origines omeyyades, les émirs de Cordoue se
déclarent d’abord sujets du califat abbasside. Le souverain se
fait appeler roi (malik) et prince (amir). Son gouvernement ne
peut s’appuyer ni sur le fanatisme religieux ni sur le sectarisme
ethnique, car les Arabo-musulmans sont trop minoritaires
© IDIX. © AKG-IMAGES/JOSEPH MARTIN. © JON ARNOLD IMAGES/HEMIS.FR
45
arabe et musulmane reste encore, quoi qu’il en soit, minoritaire. lequel un chef goth avait remis volontairement aux conqué- h
Elle va s’imposer au cours des deux siècles suivants. L’archéo- rants plusieurs cités de la province de Murcie. Les juifs s’assi-
logie du monnayage en est un bon exemple, puisque les premiè- milent sans mal au nouveau pouvoir musulman, plus souple
res monnaies datées des années 720-740 sont des dinars dont avec eux que ne l’avaient été les derniers rois wisigoths. Les
la légende était la chahada – la profession de foi musulmane – communautés juives sont dynamiques dans les villes comme
écrite en latin (« Il n’y a de dieu que Dieu, et Mahomet est son Cordoue et participent aux échanges intellectuels et économi-
Prophète ») ; puis viennent des dinars bilingues (latin-arabe) et ques. En revanche, l’implantation des évêchés révèle l’effon-
enfin, au Xe siècle, des inscriptions uniquement en arabe. drement précoce des structures ecclésiastiques dans le centre
L’Islam s’impose d’abord dans le système politique, la mon- du pays. Elles ne se maintiennent que dans la vallée de l’Ebre
naie, les impôts et l’installation des troupes tribales, qui ici sont et en Bétique, c’est-à-dire à la frontière des royaumes chré-
mixtes : Arabes et Berbères, ces derniers, venus des régions du tiens du Nord et à Cordoue, grande cité chrétienne où les évê-
Rifmarocain,étantlesplusnombreux.Cettedistinctionethnique ques jouent le rôle de notables proches des émirs. Sur les côtes
au sein des conquérants se maintient dans le peuplement, puis- orientales, l’islamisation a été lente mais irrémédiable, jus-
que les territoires côtiers et la Bétique, plus riches, sont dominés qu’à faire disparaître le christianisme au Xe siècle. Autour de
par les Arabes, tandis que les Berbères sont relégués dans les l’an mille, après trois siècles de pression étatique et sociale,
hautes terres intérieures, où ils cohabitent avec une clientèle de l’ensemble d’al-Andalus a adopté les critères de l’islam, mal-
convertis autochtones, souvent opportunistes (les muwallads gré la sous-représentation numérique des envahisseurs.
ou muladis). Au Xe siècle, on importe en outre des esclaves afri- S’ils résistent sur le plan religieux, les chrétiens non convertis
cains et slaves,utilisés dansles milices, le service domestiqueou s’arabisent eux-mêmes progressivement. On les voit encore
les champs. Enfin, les Syriens, marchands ou lettrés, affluent nombreux dans des villes comme Tolède, Cordoue, Séville,
d’Orient pour profiter des richesses de l’Andalus omeyyade. gérées par leurs évêques et par des comtes – une administration
Evalués à 40 000 personnes, les apports extérieurs restèrent civile qui leur est propre. Leur culte est conservé à travers le rite
toutefois minoritaires face au peuplement originel. L’islamisa- mozarabe, tiré de l’ancienne coutume wisigothique. Les lettrés
tion passa par l’acculturation progressive des autochtones. maîtrisent le latin, mais au quotidien tous parlent l’arabe et des
Bénéficiaires de pactes de tolérance, juifs et chrétiens sont dialectes ibéro-romans. Ils auront disparu au XIIe siècle. 2
passés dès la conquête sous le statut de dhimmi, c’est-à-dire
de « conventionnés » ou « protégés », statut qui en fait des sujets Olivier Hanne est chercheur associé à l’université d’Aix-Marseille.
de seconde zone. Un seul de ces pactes a été conservé, par Arabophone, il est spécialiste de l’histoire et de la géopolitique de l’Islam.
P ORTRAIT
Par Rémi Brague, de l’Institut
Le
médecin
de
Cordoue
Considéré comme l’un des grands penseurs du monde
EN COUVERTURE
VAGUE À L’ÂME
Ci-contre : Le Triomphe de
saint Thomas d’Aquin (détail),
A
verroès a eu de la chance sur un par Benozzo di Lese di Sandro,
point : son nom. Si nous appelons dit Gozzoli, vers 1470-1475
de cette façon si peu arabe celui qui (Paris, musée du Louvre).
s’appelait en réalité Ibn Rushd, c’est que Assis entre Aristote et Platon,
46 son œuvre a été très vite traduit dans les saint Thomas d’Aquin
h deux langues de l’Europe médiévale domine Averroès à ses pieds.
savante, le latin et l’hébreu, une génération En 1270, le maître dominicain
à peine après sa disparition. Cette chance, écrit De l’unité de l’intellect
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI. © MANUEL COHEN/AURIMAGES.
Grand commentateur
En 1168, Ibn Tufayl, lui-même auteur du
roman philosophique Hayy ibn Yaqzan
(« Le Vivant, fils de l’Eveillé »), l’aurait pré-
senté comme son successeur souhaité au
souverain. Une conversation avec celui-ci
aurait légitimé son entreprise de commen-
ter Aristote. A partir de 1159, Averroès avait
en effet commencé à rédiger des résumés
de ses œuvres. Faute de savoir le grec, il utili-
sait les traductions arabes faites à Bagdad au
IXe siècle, en les comparant quand il en exis-
tait plusieurs. Il est l’auteur de trois niveaux
de commentaire : des résumés (épitomés)
de toutes les œuvres, des paraphrases pour
certaines et, pourles cinq les plus importan-
tes, un « grand commentaire » qui emploie
la même méthode que pour le Coran : le
texte, découpé en paragraphes, est cité en
entier, puis commenté mot à mot.
Averroès a été handicapé par son igno-
rance de la langue originale d’Aristote, le
grec. Il dut s’appuyer sur des traductions
arabes parfois faites à partir de traductions
syriaques du grec, ce qui multipliait le ris-
que d’erreurs, même si celles-ci concernent
surtout les noms propres, donc des détails
d’historiographie. Averroès fait preuve par
ailleurs d’une telle connaissance de
l’ensemble de l’œuvre et d’une telle capa-
cité à pénétrer l’esprit du philosophe que
ses explications gardent une valeur consi-
dérable. Thomas d’Aquin (1225-1274) était
lui aussi ignorant du grec et réduit à faire
confiance aux traducteurs. Mais le grand
scolastique a pu bénéficier des traductions
très littérales, faites directement sur le grec,
de Guillaume de Moerbeke.
Pour Averroès, comme avant lui pour al-
Farabi (vers 870-950), Aristote représentait 1
MAÎTRES GRECS
A gauche : L’Ecole d’Athènes
(détail), par Raphaël, 1509-
1510 (Vatican, Stanza
della Segnatura). Averroès,
portant un turban blanc,
se penche par-dessus être contraintes de l’extérieur. Dans le cas
l’épaule de Pythagore des nations rétives, cela ne peut se faire que
pour lire ce qu’il consigne par la guerre. (…) Les chemins qui dans cette
dans son livre. Le penseur Loi “divine” mènent à Dieu sont deux : le
andalou est représenté premier se fait par le discours, le second par
ici selon les traditions la guerre » (Commentaire de la Républi-
chrétienne et juive, qui que de Platon, I, vii, 11).
voient en lui, dès le Moyen Les travaux juridiques et « théologi-
Age et la Renaissance, ques » d’Averroès n’ont été connus que tar-
le passeur des connaissances divement. L’un d’eux, le petit Traité décisif, a
grecques entre Byzance connu une vogue exceptionnelle. On y a vu
EN COUVERTURE
deplusdemilleansderéception.Enparticu- Longtemps négatives, elles ont mainte- bablement connu les épitomés.
lier, il fallait ôter les interprétations néopla- nant viré au rose, tout en restant aussi peu Le philosophe qui a le plus marqué le
toniciennes. Une conséquence paradoxale fondées. Il fut longtemps l’abominable monde islamique est plutôt celui qu’Aver-
est que ce qu’Averroès considérait comme athée, souhaitant que son âme « meure de roès souhaitait contrer : Avicenne. Plus
la vérité se trouve dans ses commentaires la mort des philosophes », auteur du terri- proche de la théologie apologétique
d’Aristote plus que dans des œuvres person- ble livre des Trois Imposteurs (Moïse, Jésus, (Kalam), plus ouvert à la mystique, il pou-
nelles, toutes dues à des circonstances par- Mahomet), que personne n’a jamais vu et vait entrer plus facilement dans des syn-
ticulières et destinées à leur répondre. pour cause, puisqu’il n’a jamais existé thèses. Mélangé à divers ingrédients, il a
Il en est ainsi de sa volumineuse Incohé- avant qu’on ne rédige au XVIIIe siècle des inspiré toute une tradition, dans le monde
rence de l’Incohérence. Al-Ghazali (1058- ouvrages de ce titre, dont l’un tiré de Spi- chiite iranien, mais aussi chez les sunnites.
1111),juristepersanteintédesoufisme,avait noza. Il bénéficie maintenant de la légende Chez les Juifs, le grand juriste et philo-
reproché aux philosophes al-Farabi et sur- de la coexistence harmonieuse des trois sophe Maïmonide (1135-1204), lui aussi
tout Avicenne leur incapacité à démontrer communautés – sous autorité islamique –, natif de Cordoue, a parcouru les com-
les dogmes de l’islam ainsi que trois erreurs : ruinée par les méchants rois chrétiens, mentaires d’Averroès sur Aristote, qu’il dit
affirmer que le monde est éternel et non obscurantistes et fourriers de l’Inquisition. dans une lettre avoir trouvés excellents,
créé, laisser entendre que Dieu ne connaît L’image d’un Averroès apôtre de la tolé- mais il les a connus trop tard pour pou-
pas les individus mais seulement leurs espè- rance ne résiste pas à l’examen de ses écrits. voir les utiliser dans ses œuvres. Ses coreli-
ces, et refuser la résurrection du corps en L’un d’eux se termine par les mots « C’est gionnaires ont plus tard abondamment
n’acceptant que l’immortalité de l’âme. pourquoi il est obligatoire de tuer les hété- traduit et étudié Averroès. Un de leurs
Averroès cite paragraphe par paragraphe le rodoxes » (Incohérence…, Question XVII, plus grands philosophes et astronomes,
texte d’al-Ghazali et lui répond point par § 17). Selon un autre, « les nations doivent l’Avignonnais Gersonide (1288-1344), a
rédigé des « supercommentaires » sur les
commentaires d’Averroès.
Les grands scolastiques chrétiens ont
utilisé les commentaires au point que,
pour eux, dire « le Commentateur »,
c’était désigner Averroès, de même que
« le Philosophe » était pour eux Aristote.
Ils se sont en revanche divisés sur certaines
thèses, en particulier sur l’âme et sa fine
pointe, l’intellect. La notion d’intellect
agent, chez Aristote, était notoirement
obscure. Averroès avait consacré au bref
passage qui en parle un long commentaire. 49
Il pose la question : qui pense ? Est-ce un h
intellect individuel ? Ne serait-ce pas plu-
tôt celui de l’humanité entière, approprié
par un corps nécessairement individuel ?
Thomas d’Aquin s’est aidé des commen-
taires d’Averroès pour mieux comprendre
les écrits d’Aristote. Cela ne l’a pas empêché DISPUTES SAVANTES Ci-dessus :
de le critiquer avec vigueur pour couper Averroès, détail du Triomphe de saint
l’herbe sous le pied à des penseurs qui s’en de Padoue, beaucoup sont restés des aver- Thomas d’Aquin, par Andrea di Bonaiuto,
étaient approprié les idées, voire d’appeler roïstes à tous crins. Ce sont eux qui se sont dit Andrea da Firenze, 1365 (Florence,
Averroès un « corrupteur de la philosophie opposés à Galilée (1564-1642) parce que Santa Maria Novella). A gauche : Platon
d’Aristote ». Dante (1265-1321) le place ses découvertes n’étaient pas dans Aris- et Aristote, par Luca Della Robbia, bas-
parmi les sages et écrivains païens qui tote. Tout devait y être, même le télescope. relief en marbre, 1437-1439 (Florence,
séjournent aux limbes, confortable anti- Cesare Cremonini (1550-1631) le trouva Museo dell’Opera del Duomo).
chambredel’enfer(LaDivineComédie,Enfer, donc dans un passage de son traité De la
ch. IV). Averroès, et avec lui Avicenne et génération des animaux (V, 1, 780 b 18-22)
même Saladin, nés après le Christ mais ayant qui,biensûr,parledetoutautrechose.Enfin, À LIRE de Rémi Brague
de bonne foi ignoré sa divinité, partagent le Malebranche (1638-1715) prend Averroès
sort de ceux qui, comme Homère et Virgile, comme exemple de l’infatuation des com- Au moyen
nésavantl’Incarnation,n’ontpuconnaîtrele mentateurs dans De la recherche de la vérité, du Moyen Age.
Christ. Ils ne sont pas punis, mais ne peuvent son œuvre maîtresse de 1674. Une date qui Philosophies
accéder à la vision béatifique de Dieu. estcommelesymboledelafindel’influence médiévales
On a continué à étudier Averroès bien au- d’Averroès en Occident. 2 en chrétienté,
delà du Moyen Age. Une monumentale édi- judaïsme et islam
tion d’Aristote, accompagnée des commen- Professeur émérite de l’université Paris 1-
Flammarion
taires d’Averroès, a été publiée à Venise chez Panthéon-Sorbonne, Rémi Brague est spécialiste
« Champs Essais »
lesJuntesàpartirde1550etaconnudenom- de la philosophie médiévale arabe et juive.
434 pages, 10,20 €
breuses rééditions. Parmi les philosophes Il vient de publier Sur la religion (Flammarion).
© JOHN WARBURTON LEE/HEMIS.FR.
52
h
étant considérée comme parfaitement juive au pouvoir. N’ayant grâce à eux de dhimmi, jusqu’à ce que ses conditions
convertie, l’Eglise le nomma primat de pas besoin de laisser de grosses garnisons de vie se détériorent avec l’arrivée des
tout le royaume. Lorsque les musulmans derrière elles pour protéger leurs lignes Almoravides berbères et des Almohades :
envahirent la péninsule, la communauté de communication, les forces islamiques ces derniers donnèrent aux juifs et aux
juive était quoi qu’il en soit encore pouvaient progresser rapidement et créer chrétiens le choix entre la conversion
suffisamment forte pour leur être utile. la surprise dans d’autres bastions chrétiens. et la mort. Peu à peu, les juifs migrèrent
L’existence de ces lois discriminatoires C’est un procédé courant des alors vers les royaumes chrétiens,
explique en effet l’alliance que nouèrent conquérants d’utiliser des minorités où la grande majorité d’entre eux choisit
alors les juifs avec les envahisseurs. opprimées contre la majorité conquise. finalement de vivre. D’autres, comme
Les chroniques musulmanes rapportent La communauté juive prospéra donc Maïmonide, s’enfuirent en Egypte.
54
h La conquête musulmane avait-elle vocation à s’étendre à la France ?
D’où proviennent
l’architecture
et l’art du jardin
développés
56 par al-Andalus ?
h
ment répandue dans l’Espagne hispano-wisigothique, long- Basilio Pavón Maldonado observe que les édifices wisigoths
temps avant la conquête musulmane. L’arc en fer à cheval est et hispano-romains furent démolis en grand nombre pour
bien sûr une imitation de celui des Wisigoths et trouve son ori- pouvoir réutiliser leurs meilleurs matériaux dans la construc-
gine dans l’Empire gréco-romain chrétien. Quant aux jardins et tion des bâtiments musulmans. En sus des aspects pratiques
aux fontaines, ils imitent de la même façon ses magnifiques jar- de cette destruction massive du passé préislamique, une des
dins et fontaines hydrauliques. Les systèmes d’irrigation tant méthodes hégémoniques des envahisseurs consistait à
vantés ont en réalité été développés plusieurs siècles avant l’ère détruire ou à s’approprier toute construction préislamique qui
chrétienne par les civilisations mésopotamiennes et adoptés pouvait défier la grandeur ou offenser la religion islamique.
plus tard par les Romains. Les conquérants venus des terres ari- Haroun ar-Rachid (célébré dans les contes des Mille et Une
des d’Arabie les découvrirent et les utilisèrent dans leur empire. Nuits, dont la plupart ont une origine perse, indienne et même
De telles « contributions » auraient atteint l’Espagne sans grecque) détruisit ainsi le grand palais du roi perse Khosro.
l’aide de l’Islam si la communication et le commerce entre Selon Ibn Khaldoun, le califat islamique tenta même de mettre
l’Orient gréco-romain chrétien et l’Occident chrétien n’avaient à bas la pyramide de Gizeh. Il démolit les plus beaux temples
pas été interrompus en premier lieu par l’assaut islamique chrétiens du Moyen-Orient et utilisa leurs matériaux pour
(voir Henri Pirenne sur les conséquences de cette interrup- construire des mosquées à leur place. La grande basilique de
tion). Bien sûr, cette interruption – causée par l’Islam lui-même Saint-Jean-Baptiste à Damas fut ainsi abattue et ses matériaux
Les changements
de dynasties se
sont-ils traduits par
un changement des
mœurs politiques ?
I
bn Hazm a écrit que, de toutes les
dynasties d’Espagne, les Omeyyades
FENÊTRE avaient été les plus féroces adversaires
SUR COUR des « ennemis de Dieu ». Ils furent les
A gauche : défenseurs les plus impitoyables de l’islam
l’intérieur du palais contre les hérétiques et les infidèles, et
de l’Alhambra, de là les plus victorieux. Abd al-Rahman III
à Grenade, avec établit une inquisition islamique – la
ses fenêtres mihna – qui était un modèle d’efficacité,
bilobées (ajimez) puisqu’elle utilisait les mosquées et leurs
et ses décors clercs pour informer le calife sur « les
de mosaïques pensées les plus secrètes des gens », comme
(azulejos). En bas : l’écrit l’historien Ibn Hayyan. Il n’en était
l’épisode légendaire pourtant pas l’inventeur : le pionnier était
du Massacre un autre célèbre calife, al-Mamun, qui
des Abencérages, en avait établi une à Bagdad pour imposer
par Marià Fortuny le… « rationalisme ». Aucune autre
i Marsal, dit dynastie n’égala les décapitations et 57
Mariano Fortuny, crucifixions des Omeyyades. L’une des h
vers 1870 premières choses que le visiteur voyait
(Barcelone, Museu à son arrivée à Cordoue, c’était les têtes
Nacional d’Art et les corps crucifiés des « ennemis
récupérés pour bâtir sur ses ruines la « mosquée des Omey- de Catalunya). de Dieu » exposés aux portes de la ville
yades » sur le modèle du palais impérial de Constantinople. Le
même sort fut réservé, enEspagne, àlabasilique Saint-Vincent-
Martyr, rasée par Abd al-Rahman Ier et remplacée par la mos-
quée de Cordoue. Au XIII e siècle, justice lui fut rendue lors-
qu’elle fut transformée en église par le roi Ferdinand III : c’est
aujourd’hui la cathédrale de Cordoue. Mais les guides touristi-
ques et même certains spécialistes continuent de l’appeler à
tort « la mosquée de Cordoue », ou même de s’y référer avec un
oxymore : la « mosquée-cathédrale » de Cordoue.
Il est probable que la majorité des inventions sérieusement
attribuées à l’Islam ont été en réalité développées par des
civilisations antérieures ou contemporaines (ne prenons pas
au sérieux une exposition muséale à succès vantant « 1 001 »
inventions de l’Islam). Dans tous les cas, ces inventions
furent certainement adaptées intelligemment à leur nouveau
contexte par les penseurs musulmans. Les spécialistes
devraient d’ailleurs considérer l’épuisement de ce « capital
intellectuel » comme un possible facteur du déclin de l’Islam.
Mais pour un universitaire, il y a peu à gagner à consacrer des
années de sa vie à écrire un livre qui démystifie les grandes réa-
lisations scientifiques d’al-Andalus. En témoigne le « lynchage
universitaire » dont fut victime Sylvain Gouguenheim pour avoir
osé rappeler les racines grecques de l’Europe chrétienne.
Dans quelle mesure l’Occident
et au palais du calife. Ibn Hayyan a loué
est-il redevable à al-Andalus du
les Omeyyades comme de merveilleux point de vue de la transmission
défenseurs de la foi contre les hérétiques,
et en particulier Abd al-Rahman III pour
des auteurs antiques ?
avoir « empêché son peuple de penser par
que les Omeyyades. Ils durent seulement l’Islam. Michael H. Harris observe ainsi dans History of Libraries
affronter une situation politique et in the Western World que les textes classiques étaient toujours
militaire plus grave : l’avancée progressive disponibles pour les peuples de l’empire et les Occidentaux qui
des armées de la Reconquista chrétienne. avaient un contact diplomatique et culturel avec eux. Au moins
Ils s’inquiétaient de la complicité 75 % des classiques grecs que nous connaissons aujourd’hui
que pouvaient avoir les dhimmis avec proviennent de copies réalisées sous l’empire. L’historien John
ces armées. Ils expulsèrent donc des Julius Norwich observe quant à lui qu’« une grande partie de
populations chrétiennes entières vers ce que nous savons de l’Antiquité – en particulier la littérature
l’Afrique du Nord. Afin d’unifier leur hellénique et romaine et la loi romaine – aurait été perdue pour
royaume multiculturel fragmenté par toujours sans les érudits et les scribes de Constantinople ».
des querelles incessantes face à l’avancée Les intellectuels musulmans, propagandistes du même
des royaumes chrétiens, plus cohérents calife qui fut le pionnier de l’inquisition islamique, affirmèrent
au point de vue religieux et social, les à maintes reprises que le christianisme avait empêché les
58 Almohades laissèrent aux dhimmis le choix Rum (les habitants de l’Empire gréco-romain) de profiter du
h entre la conversion et la mort. Un calife savoir classique. Cela ne correspond pas aux faits, comme
almohade se vanta même d’avoir détruit l’ont montré Speros Vryonis et d’autres, et comme le prouve
toutes les églises et les synagogues. l’essor donné, par les chrétiens de l’empire, au savoir grec
Parmi ses intellectuels de cour préférés, antique. Les Arabes goûtèrent d’ailleurs ce développement
se trouvait un célèbre juge de la charia lorsque leurs vastes flottes furent écrasées par le fameux « feu
nommé Ibn Rushd ou Averroès. grec » de la marine grecque chrétienne, moins imposante en
Au moment où les armées chrétiennes nombre mais technologiquement supérieure.
vainquirent les Almohades lors de Les Grecs eux-mêmes étaient conscients de la supériorité
la bataille finale de Las Navas de Tolosa de leur civilisation et de la propagande que les musulmans
(16 juillet 1212), il ne restait plus menaient contre elle. Quand, au IXe siècle, saint Cyrille, l’apôtre
de chrétiens dans al-Andalus. S’ensuivit des Slaves, fut envoyé par l’empereur romain en ambassade
une longue période de repeuplement auprès des Arabes, il les étonna par ses connaissances philoso-
par les chrétiens du Nord. Seul le petit phiques et scientifiques. L’historienne Maria Mavroudi raconte :
royaume des Nasrides de Grenade « Lorsqu’ils lui demandèrent comment il lui était possible de
resta sous domination islamique. AU FOURREAU savoir autant de choses, il [Cyril] fit une comparaison entre la
PHOTOS : © BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE.
En novembre 1491, à la demande Ci-contre : épée de réaction musulmane à son érudition et la fierté de quelqu’un qui
du dernier roi nasride, Boabdil, fin du XVe siècle gardait l’eau de mer dans une outre à vin en se vantant de possé-
le traité de capitulation (Paris, Bibliothèque der un liquide rare. Finalement, il rencontra un homme prove-
stipulait qu’aucun juif ne nationale de France). Page nant d’une région en bord de mer, qui lui expliqua que seul un
devait être nommé à un de droite : Conversation fou se vanterait du contenu de l’outre, car les gens de sa région
poste qui lui donnerait imaginaire entre Averroès possédaient une abondance infinie d’eau de mer. Les musul-
l’autorité sur des et Porphyre (en bas), mans sont semblables à l’homme possédant l’outre, et les
musulmans. extrait de Liber de herbis, [Grecs] à l’homme du bord de mer parce que, comme concluait
de Monfredus de Monte le saint en réponse, tout apprentissage émanait des [Grecs]. »
Imperiali, première Saint Thomas d’Aquin lut Aristote grâce aux traductions
moitié du XIVe siècle réalisées directement du grec au latin par Guillaume de Moer-
(Paris, Bibliothèque beke (1215-1286), un dominicain qui fut évêque de Corinthe.
nationale de France). Ce dernier effectua plus de vingt-cinq traductions d’Aristote
secte : les « Herculéens ». Il affirme que le premier philosophe
de cette secte « herculéenne » est Socrate. Vives constata
aussi qu’Averroès confondait Cratylus avec Démocrite et
Pythagore avec Protagoras. L’humaniste Marsile Ficin consi-
dérait qu’Averroès ne comprenait pas Aristote. Plus tôt, les
savants grecs de Constantinople qui enseignaient en Italie
avaient pointé du doigt les erreurs commises par ceux qui se
fiaient à Averroès pour comprendre Aristote.
Averroès était sans aucun doute un homme doté d’une
grande intelligence ; il avait même de merveilleuses intuitions
aristotéliciennes, comme nous l’assurent aujourd’hui les
experts en philosophie islamique. Mais son métier n’était pas
d’être un philosophe (soit un praticien de la philosophia,
concept inconnu des Arabes avant leur rencontre avec les
Grecs, qu’ils embrouillèrent avec le mot arabe falsafa). Son
métier était celui d’un éminent juge de la charia à Cordoue. Il a
écrit un formidable traité d’instruction pour les juges de la cha-
ria, où il discute les opinions des clercs islamiques savants sur
des sujets d’importance, comme la façon dont il faut, selon la
religion, lapider une femme musulmane adultère (Averroès
accepte le consensus de la jurisprudence islamique malikite
selon laquelle il n’est pas obligatoire de la placer dans un trou
pour la lapider). Il explique comment le pèlerinage à La Mecque
en plus de traductions d’Archimède, de Proclus, de Ptolémée, devient invalide si les « deux circoncisions » (de l’homme et de la
de Galien et de beaucoup d’autres penseurs grecs. Plusieurs femme) sont entrées en contact. Il disserte sur le jihad, compris 59
ouvrages d’Aristote étaient à la disposition des érudits chré- comme la guerre sainte et non comme « un combat spirituel h
tiens du Moyen Age dans des traductions latines remontant pour résister à la tentation et devenir le meilleur possible ».
à Boèce (VI e siècle) et à Marius Victorinus (IV e siècle). La Tout au long de l’histoire de l’Empire gréco-romain chré-
Columbia History of Western Philosophy nous rappelle qu’à la tien, les savants grecs ont apporté le savoir antique à l’Europe.
fin du XIIe siècle, « les auteurs de l’Occident latin connaissaient Vers la fin de l’empire, dont l’Islam était en train de détruire la
bien la logique (Organon) d’Aristote ». Sylvain Gouguenheim civilisation entière, cette transmission s’intensifia, tandis que
a montré que, grâce aux traductions réalisées au monastère de plus en plus de Grecs se rendaient en Italie, apportant un
du Mont-Saint-Michel, les érudits médiévaux n’avaient guère savoir et des textes précieux. Ils furent des figures clés de ce
besoin de traductions depuis l’arabe. mouvement culturel que nous appelons la Renaissance.
En réalité, ce sont les érudits chrétiens qui transmirent le
savoir grec aux musulmans, après la conquête par l’Islam des Professeur à la Northwestern University, à Evanston (Illinois),
régions (Moyen-Orient et Afrique du Nord) où une riche civili- Darío Fernández-Morera est spécialiste de littérature, d’histoire
sation chrétienne grecque s’était développée – une civilisation et de culture de l’Espagne médiévale et du Siècle d’or.
que l’Islam s’attacha bien entendu à détruire.
Les traductions effectuées directement du grec qu’appré-
ciaient les savants occidentaux contrastent avec les traduc-
tions utilisées par des gens comme Ibn Rushd (« Averroès »),
qui étaient de vieilles traductions arabes réalisées par des éru- À LIRE de
dits chrétiens à partir de traductions syriaques, elles-mêmes Darío Fernández-Morera
traduites par des érudits chrétiens à partir des textes grecs qui
restaient dans les territoires de l’Empire gréco-romain chré- The Myth
tien conquis par les musulmans. Un fait qui résiste aux alléga- of the Andalusian
tions sur « l’influence profonde » qu’auraient eue sur l’Europe Paradise
les « commentaires » d’Aristote par les musulmans. Intercollegiate
L’humaniste Juan Luis Vives a remarqué que, dans son Studies Institute
« commentaire » d’Aristote (dans la traduction latine utilisée Books, 362 pages,
en Europe), Averroès, considéré comme « le plus grand phi- 25 € environ
losophe andalou », fait référence à Héraclite comme à une
D É C RY P TAG E
Par Serafín Fanjul
Naissance
d’un mythe
Forgée depuis la Reconquista par des générations
de voyageurs, l’imagerie exotique de l’Espagne
EN COUVERTURE
LES PLAISIRS
ET LES JOURS
Ci-contre : Deux
«
L’
Espagne mauresque a éveillé l’imagi- musiciens, un Maure
nation européenne pendant de nom- et un Espagnol chrétien,
breux siècles, expliquait, en 1965, miniature tirée des
60 William Montgomery Watt. Les habitants Cantiques de sainte
h les plus connus des royaumes barbares et Marie, école espagnole,
des duchés chrétiens d’Europe occidentale réalisés sous la direction
comprirent qu’au sud des Pyrénées existait d’Alphonse X le Sage,
un pays de culture supérieure, où les gens XIIIe siècle (Bibliothèque
menaient une vie somptueuse, jouissaient de l’Escurial). Page
des plaisirs de la musique et de la poésie ; et de droite : Le Lendemain
peu à peu, ils s’approprièrent tout ce qu’ils d’une victoire à l’Alhambra,
purent de cette culture. Cette admiration par Jean-Joseph
ancienne fut partiellement relancée avec le Benjamin-Constant,
mouvement romantique. » 1882 (Montréal,
L’historien écossais résumait ainsi la musée des Beaux-Arts).
© LUISA RICCIARINI/LEEMAGE. © BERNARD BONNEFON/AKG-IMAGES.
L’idéal mauresque
En Espagne même, à partir des chansons
de geste du haut Moyen Age et des livres
historiques compilés depuis le XIIIe siècle,
se forgeait au même moment une poésie
semi-populaire, cristallisée au XVe siècle
notamment dans les Romances, poèmes
descriptifs et narratifs de longueur varia-
ble, composés en octosyllabes (une forme
de composition facile en espagnol), avec
rime des vers pairs. Y apparaissaient, entre
autres, des cycles épiques européens (caro-
lingiens), hispaniques (le Cid et autres
héros médiévaux) et d’autres en lien avec
les Maures d’al-Andalus (« frontière »)
ou leurs épigones morisques. Ce que l’on
appela le « roman mauresque » (XVI e -
XVII e siècles) vint enfin compléter les
romans ou les allusions aux Maures dans
le théâtre classique espagnol.
Dans toute cette production semi-
érudite, la caractérisation des personna-
ges correspond à une image littéraire (le
noble et courageux paladin maure, la
ravissante Mauresque, le roi maure tolé-
rant, le savant astronome ou le philosophe
maures) accordée aux idéaux chevaleres-
ques et aux romans pastoraux en vogue
dans l’Europe de l’époque. Ces Maures du
passé, déjà disparus donc inoffensifs, y
étaient ainsi idéalisés pour trouver leur
place dans un style littéraire à la mode,
bien qu’on se les rappelât, sans trop de
souci de la contradiction, comme des traî-
tres et que de nombreux dénouements
célébrassent le triomphe de la croix et le
baptême des protagonistes musulmans.
Cette image contrastait fortement avec
celle que donnait le théâtre de l’époque
(XVIe-XVIIe siècles), véritable émetteur de
l’idéologie dominante au sein de la popu-
lation, ou les épigrammes impitoyables et
moqueuses contre les Morisques, œuvres
de Lope de Rueda, Quevedo ou Góngora.
Tout aussi significative est l’abondante
liste des œuvres composées en Europe à la
suite de la conquête de Grenade, qui glo-
rifiaient les rois Ferdinand et Isabelle, se 1
EN COUVERTURE
62
h
montraient compatissantes ou moqueu- roi Don Rodrigue (1592-1600) : l’idéalisation contraire les Espagnols de traits caricatu-
ses envers Boabdil, le sultan vaincu (et ce des Maures y allait de pair avec une vision raux qui contribueraient à forger l’arché-
très vite après la prise de Grenade du 2 jan- héroïque de la conquête islamique, des élé- type de l’« Espagnol éternel ». Parmi ces
vier 1492, puisqu’elles apparurent deux ments bien accueillis par un public dési- traits, l’idée qu’ils eussent du « sang arabe »
mois plus tard, dès le carnaval de Florence reux d’admirer les ennemis de leur ennemi dans les veines. Les Hispaniques étaient
de cette même année). On y trouvait des du moment, l’Espagne. L’enthousiasme lit- ainsi attaqués en Italie comme de mauvais
farces musicales (La Prise de Grenade, Le téraire qui suivit suscita des œuvres telles chrétiens, à cause d’imaginaires caractéristi-
Triomphe de la renommée) de Jacopo San- que Almahide ou l’Esclave-reine (1660- ques hébraïques et mauresques. Luther les
nazaro, représentées à Naples ; des célé- 1663) de Georges de Scudéry (imitée en identifia quant à lui aux Maures et aux Juifs :
brations religieuses et profanes à Rome, Angleterre par John Dryden dans Alman- ils sont, dit-il, des « Mamalucken », athées,
accompagnées de la comédie en latin His- zor et Almahide ou La Conquête de Grenade hérétiques, apostats. Ulrich von Hutten,
toria Baetica, de Carlo Verardi, des poèmes par les Espagnols, 1672), Les Galanteries l’autre grand écrivain et guide moral de la
historiques (Ugolino Verino) avec une grenadines (1673) de Mme de Villedieu ou société allemande de la première moitié du
teinte épique… Autant de formes qui pré- L’Histoire des guerres civiles de Grenade XVIe siècle, alla dans le même sens, diffu-
paraient et complétaient la conception (1683) de Mme de La Roche-Guilhem. sant l’hispanophobie chez les protestants
d’un sous-genre « mauresque » dans diffé- Toute une gamme de textes plus exaltés sur la base argumentative des origines
rents pays européens, combinant épopée, qu’historiques, très cohérents avec les musulmanes, que l’on retrouverait sous la
romans rudimentaires et théâtre. convenances d’idéologie et de propagande forme d’insultes contre les Hispaniques
En France, la traduction des Guerres civi- alors en vogue en France et en Angleterre : dans des libelles du XVII e siècle comme
les de Grenade (œuvre de Fortan, 1608), de chanter sans aucun risque un lointain passé « spannischer Türck » (Turcs espagnols)
L’Abencérage et de l’Histoire d’Ozmin et de et porter atteinte dans la mesure du possi- « schwartze Sarazen » (Sarrasins noirs) ou
Daraja favorisa le courant de la maurophi- ble au pouvoir espagnol en place. « faul gotisch Blut » (sang gothique pourri).
lie littéraire, que vint approfondir la version Tandis que cette maurophilie littéraire Au XVIIIe siècle, Etienne François de Lan-
française (1680) de la Véritable histoire du se développait en Europe, on affublait au tier opposait les terres « où régnaient le
© AISA/LEEMAGE. © FONDATION DES CHÂTEAUX ET JARDINS PRUSSIENS DE BERLIN-BRANDEBOURG/WOLFGANG PFAUDER.
JARDIN D’ÉDEN Ci-dessus : La Cour des Lions à l’Alhambra de Grenade, par Wilhelm
Gail, 1835 (Fondation des châteaux et jardins prussiens de Berlin-Brandebourg).
Page de gauche : Abd al-Rahman III, calife de Cordoue, recevant l’ambassadeur d’Otton Ier
du Saint Empire, le moine Jean de Gorze, par Dionís Baixeras i Verdaguer, 1885 (université
de Barcelone). Dès la fin du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe siècle, sous l’impulsion
des préromantiques allemands, l’intérêt pour l’Espagne connut un regain de vitalité.
Mais c’est surtout l’Andalousie qui retenait l’attention, tant parmi les artistes que les 63
voyageurs qui découvraient le pays. Le souvenir d’al-Andalus, nourri d’un imaginaire en h
quête d’Orient, faisait de l’Espagne un paradis d’authenticité, d’exotisme et d’aventure.
luxe, les arts, les plaisirs et la galanterie » à allusions au caractère « bédouin » des pay- beauté resplendissante et inépuisable, ser-
l’Espagne inepte et décadente. Les voya- sans (pourtant sédentaires et chrétiens !). vait aussi d’arme facile contre l’Espagne
geurs, après lui, suivraient le même che- Opposés à l’académisme et au ratio- contemporaine, accusée de l’avoir détruit.
min, découvrant le pays à partir d’éléments nalisme du XVIIIe siècle, panégyristes réso- En 1896, l’hispaniste Foulché-Delbosc
merveilleux et de copies d’autres témoi- lus de la subjectivité et de la rébellion de réunit une liste de 858 livres de voyage en
gnages, de reproduction ad infinitum l’être humain, les préromantiques du Sturm Espagne, dont 643 se concentraient sur le
d’idées préconçues et déjà ancrées chez les und Drang (vers 1770), Goethe, Klinger, XIXe siècle, et dont les points d’attention
lecteurs, de sorte que les nouveaux écrits Klopstock, Lenz, Müller, Schiller, mirent étaient invariablement l’Andalousie, le
renforçaient les stéréotypes existants. l’Espagne en vogue : le souvenir d’al-Anda- flamenco, les taureaux, les gitans, ainsi
lus faisait d’elle un paradis d’authenticité, que les inévitables évocations maures-
Imaginaire romantique d’exotisme, d’aventure et de folklore. Le ques. Presque tous cherchent et trouvent
La fin du XVIIIe siècle marquerait cependant tout fut complété par la contribution de en Espagne un « Orient » qui flatte leur
un tournant. Johann Gottfried von Herder Hegel, qui attribuait aux faits historiques imagination. Les Anglais donnent le ton :
découvrirait en effet la noblesse et l’excel- des qualités mystiques et transcendantes, les richesses naturelles de l’Espagne
lence intellectuelle de ces origines maures- transcendance qu’il faisait reposer sur un (« sous la domination des Romains et des
ques et estimerait que les Espagnols étaient peuple largement mythifié. Cette vision se Maures elle semblait un Eden, un jardin
« veredelte Araber, Lichtbringer der euro- poursuivrait jusqu’aux néoromantiques et d’abondance et de plaisirs ») saccagées
päischen Kultur » (Arabes raffinés, qui ont imprégnerait les commentaires des voya- par les Espagnols (« l’abandon et la déso-
éclairé la culture européenne). Les voya- geurs du XIXe siècle, toujours à la recher- lation »), déplore Richard Ford. « L’Anda-
geurs contemporains de Herder souligne- che des mérites du peuple, le seul digne lousie, autrefois jardin riant, transformé en
raient dans la foulée les vertus « arabes » qui d’intérêt dans leurs écrits, et de l’établisse- ce qu’il est maintenant depuis que, par
avaient survécu en Espagne (l’hospitalité, les ment d’un temps fossilisé, modèle et fabri- l’expulsion des Maures d’Espagne, cette
coutumes des gens modestes, comme celle que de rêves. Une résurrection fantaisiste terre fut saignée de la majeure partie de sa
de manger avec ses doigts, etc.), avec des de l’Arcadie, celle d’un al-Andalus d’une population » – renchérit George Borrow.
A Grenade, c’est pire : il s’extasie qu’à
l’Alhambra ou à l’Alcaicería, « à l’époque
fière des califes, on présentait à la vente la soie
de Damas pour les robes orientales colo-
rées ». Rappelons que l’Alhambra a com-
mencé à être construite plus de trois siècles
après la disparition des califes de Cordoue.
Peut-être Maximilien fut-il le plus carica-
tural des voyageurs de culture allemande.
MYSTÈRES ANDALOUS Ci-dessus : Le Courageux Maure Gazul est le premier à donner Joseph Hager (1790), Christian August Fis-
un coup de lance dans les règles de l’art, par Francisco de Goya y Lucientes, gravure cher (1797), les frères Humboldt (1799 et
EN COUVERTURE
tirée de La Tauromaquia, 1814-1816 (Madrid, Bibliothèque nationale). En bas : Vue 1800), Joseph von Auffenberg (1832),
de l’intérieur de l’Alcázar à Séville, extrait du Voyage pittoresque et historique de l’Espagne, Alexander Ziegler (1852), Friedrich Wil-
d’Alexandre de Laborde, 1806 (Paris, Institut national d’histoire de l’art). Page de droite : helm Hackländer (1855) présentent quant
Dans l’Alhambra, Adolf Seel, 1886 (Düsseldorf, Museum Kunstpalast). à eux des visions plus modérées et plus réa-
listes. La tendance à exalter le « peuple »,
par opposition aux classes supérieures, est
Une ligne méprisante qu’adopte égale- 1852), il dit admirer le passé de ce pays et en revanche omniprésente chez d’autres
ment l’historien Stanley Lane-Poole, son en apprécier le présent. Mais, inexorable- comme Borrow, Ford, Mérimée, en même
contemporain. ment, il a recours aux interprétations temps que l’obstination à arabiser les Espa-
Alexandre de Laborde (1773-1842), qui d’usage et s’immerge dans « la poétique gnols, même dans leur apparence physi-
voyagea à travers l’Espagne entre 1800 et époque arabe » pour élaborer une vision que : Davillier, De Amicis, Edelfelt, tous
© AISA/LEEMAGE. © BIBLIOTHÈQUE NUMÉRIQUE DE L’INHA, PROVENANCE DE L’ORIGINAL : COLLECTIONS JACQUES DOUCET.
1805 et en tira une œuvre excellente, pro- de la société islamique issue de clichés trois contemporains, insistent pour les
fitant de sa position d’attaché de l’ambas- faciles. Il croit que la maison typique habiller d’almalafas (longues tuniques) ou
64 sade de France à Madrid, fait à cet égard sévillane est une copie de celles des Mau- d’albornoces (burnous). Certains auteurs,
h figure de bienheureuse exception. Accom- res (terrasse, fenêtres grillagées, porche comme Théophile Gautier ou De Amicis
pagné d’une équipe de dessinateurs, il avait souligné, etc.) alors qu’elle répond aux lui-même, finissent pourtant par reconnaî-
travaillé sous les auspices du roi Charles IV, modèles de la Renaissance. Il célèbre le tre qu’il n’en est rien et que les Espagnols
qui l’aida en acquérant cinquante exem- plaisir des sens qui se manifeste à l’Alcázar que l’on peut voir n’ont rien de berbère.
plaires de son livre. L’ouvrage (Voyage pit- de Séville, dont presque toute la partie Appréciations erronées ou inventions
toresque et historique de l’Espagne, publié visible a été construite et reconstruite par pures et simples abondent. Dans la cathé-
en 1806) insistait sur les aspects artistiques les chrétiens. Il s’émerveille de ce que drale de Tarragone, « on trouve, selon
et monumentaux, mais Laborde publia « l’esprit des califes survit encore dans ces Davillier, un bel arc outrepassé dans le plus
ensuite un autre ouvrage (Itinéraire des- pièces » ; inutile de répéter qu’il n’y eut pur style arabe, dont les ornements et les ins-
criptif de l’Espagne, 1808), où il traitait de jamais de « califes » là-bas. criptions remontent au moins au Xe siècle ».
la vie régionale. Ce voyageur racontait par
miracle l’Espagne réelle. Celle qu’il avait
eue sous les yeux.
Caricatures et clichés
Mais le sommet de ces opinions caricatura-
les est bien atteint avec Washington Irving :
« Quand les Maures dominaient Grenade, ils
étaientunpeupleplusheureuxqu’aujourd’hui.
Ils ne pensaient qu’à l’amour, à la musique et à
© ARTOTHEK/LA COLLECTION.
68
h
L
e 2 janvier 1492, Boabdil, dernier émir nasride, livrait accord signé, Boabdil revint à Grenade. Il avait soixante jours
Grenade et quittait la ville après dix ans de guerre contre pour quitter la ville, mais la nouvelle de l’accord avec Ferdinand
les Rois catholiques. Les monarques avaient obtenu ce et Isabelle s’était répandue et avait causé une telle agitation
qu’ils souhaitaient : en encourageant la désunion chez les dans la population que les conseillers de Boabdil craignirent
Nasrides, ils avaient peu à peu grignoté le territoire de la der- pour sa sécurité. Ils convinrent finalement d’une autre date, et
nière enclave islamique dans la péninsule Ibérique. au matin du 2 janvier 1492, les Rois catholiques prirent posses-
En 1490, ils avaient pris les villes de Málaga, Marbella, sion de leur bien. La chute de Grenade mettait fin à plus de sept
Almería, Guadix et Baza. Grenade était dès lors pratiquement cent quatre-vingts années de présence musulmane comme
encerclée, et tout ce qui restait du royaume de Boabdil était la puissance étatique dans la péninsule et signait la fin de la
ville elle-même et l’enclave montagneuse des Alpujarras Reconquista. Par elle, l’Espagne avait achevé sa réunification.
(Sierra Nevada). L’année suivante vit les chrétiens construire
un immense campement non loin de la ville, dans la plaine fer- Une suite de longs conflits
tile de la Vega. Les Rois catholiques avaient décidé cette fois La lutte contre les puissances musulmanes dans l’Espagne
d’en finir et de s’emparer de Grenade et de ses merveilleux médiévale avait vu se succéder de très longs conflits. Ils
palais. Ils bloquèrent l’approvisionnement de la ville et l’assié- avaient commencé au début du VIIIe siècle, dès la conquête
gèrent. Lorsque le premier camp brûla entièrement, il fut islamique de l’Hispanie wisigothe, soit avant même l’installa-
reconstruit en pierre et prit le nom de Santa Fe, preuve irréfuta- tion d’Abd al-Rahman Ier en Espagne, en 756. Les premières
ble que Ferdinand et Isabelle ne céderaient pas. réactions à la domination musulmane se manifestèrent sous
En novembre 1491, Boabdil se rendit compte que la ville ne le gouvernement d’Anbasa ibn Suhaym al-Kalbi, aussi connu
pouvait tenir beaucoup plus longtemps et fit ouvrir des négo- sous le nom francisé d’Ambiza (721-726). Celui-ci avait sou-
ciations secrètes entre le représentant des Castillans et son mis tout le pays occupé par les Wisigoths, même le nord de
vizir. Connue sous le nom de « capitulation de Grenade », une l’Espagne. Mais il se heurta, dans les montagnes de Canta-
rencontre fut arrangée, le 25, entre les Rois catholiques et lui brie et d’Asturies, à la résistance organisée par le duc Pierre
pour définir les conditions de la reddition. Boabdil s’engageait de Cantabrie et par Pélage, un noble wisigoth qui refusait de
à leur remettre les clés de l’Alhambra ; en échange, ils lui don- payer les tributs aux nouveaux gouverneurs d’al-Andalus.
neraient en fief les Alpujarras et la promesse de respecter les En 722, Ambiza décida de lancer une expédition puni-
droits et la religion des musulmans de la ville. Une fois cet tive contre les Asturies, prévoyant une victoire facile qui
© THE BOWES MUSEUM, BARNARD CASTLE, COUNTY DURHAM, UK/BRIDGEMAN IMAGES. © AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ.
LA CLÉ DU SUCCÈS
Ci-contre : La Prise de
Séville par Ferdinand III,
roi de Castille et de León
(1198-1252), par Francisco
Pacheco, vers 1625-
1635 (Barnard Castle,
The Bowes Museum).
Après un siège de seize
mois, Séville, victime
de la famine, se rend
au roi chrétien. En bas :
Pélage, roi wisigoth, et
son armée, miniature tirée
du Corpus Pelagianum
et alia scripta minora,
XIIe siècle (Madrid,
Bibliothèque nationale).
A la suite d’une levée
d’impôts, probablement
vers 722, Pélage prit
la tête d’une révolte
contre les nouveaux
gouverneurs musulmans.
Le roi wisigoth remporta
la bataille de Covadonga,
dont les chroniqueurs
chrétiens firent
le point de départ
de la Reconquista.
69
h
remonterait le moral de ses troupes. Il chargea retournées contre eux. L’intervention miraculeuse de
Munuza, son subordonné au nord de la péninsule, de la la Vierge aurait ainsi donné la victoire aux assaillis.
préparer. Munuza dépêche alors le général Alqama, Ce ne serait pas la seule intervention d’une force
accompagné d’Oppa, frère de l’ancien roi wisigoth supranaturelle. Lors de la mythique bataille de Cla-
Wittiza et évêque de Séville, pour négocier la reddition vijo (834), qui opposa les troupes du roi Ramire Ier
des Asturiens. Devant l’échec des négociations, des Asturies à celles d’Abd al-Rahman II, l’apôtre
Alqama envoya ses troupes contre l’ennemi. Mais plu- saint Jacques aurait donné la victoire aux Asturiens.
tôt que de les affronter en rase campagne, les Astu- On sait aujourd’hui que le Privilège des vœux, le
riens attirèrent les musulmans au cœur des monta- document qui raconte l’apparition miraculeuse de l’apôtre
gnes, jusqu’à Covadonga, une étroite vallée du massif monté sur un cheval blanc pour mener les troupes chré-
des Pics d’Europe, facile à défendre. Retranchés dans tiennes à la victoire, est un faux élaboré au XIIe siècle par le
des grottes de montagne, ils accablèrent de flèches cardinal de Compostelle, Pedro Marcio, pour justifier le
l’ennemi. Au plus fort de la bataille, Pélage descendit prélèvement d’un tribut annuel dans toute l’Espagne en
lui-même dans la vallée à la tête de ses hommes. Inca- faveur de la cathédrale de Santiago. Arguant du rôle de
pables de manœuvrer dans ce lieu exigu, les musul- saint Jacques dans la lutte contre les musulmans, il légi-
mans tentèrent de se retirer, mais un groupe d’Astu- timait en fait une redevance de type seigneurial. L’appa-
riens leur coupa la retraite et les tailla en pièces. rition de saint Jacques comme miles Christi, guerrier
Passée inaperçue des chroniqueurs musulmans, de Dieu, n’en est pas moins documentée à partir de ce
cette bataille fut en revanche exaltée par les chroni- moment et le cheval blanc resta associé à l’apôtre dans
queurs chrétiens pour en faire le point de départ de la l’iconographie et la mentalité collective hispaniques.
Reconquista et de la restauration du christianisme en L’épisode de la bataille de Clavijo est à l’origine du
Espagne. Dans leurs récits, marqués par une mentalité patronage de l’apôtre comme Santiago Matomoros
providentialiste, les victoires chrétiennes sont favorisées par (« Jacques, le tueur de Maures »). Dans cette bataille comme
l’intervention de Dieu. Selon la Chronique Albeldense (881), dans celle que remporta à Coimbra, en 1064, Ferdinand Ier,
lors de la bataille de Covadonga, les flèches lancées par les saint Jacques serait apparu habillé en chevalier et aurait
archers musulmans contre les Asturiens, réfugiés dans la grotte donné la victoire aux troupes chrétiennes contre les ennemis
où ils conservaient une effigie de la Vierge Marie, se seraient de la foi. Ces exemples montrent la vocation panhispanique
La Reconquista au XIe siècle
Océan Atlantique
ROYAUME DE FRANCE
Saint-Jacques- Oviedo
de-Compostelle UNION DE
ROYAUME DE LEON
LEÓN 1076 À 1134
ET CASTILLE ROYAUME
GALICE León DE Pampelune ROYAUME CERDAGNE
Astorga NAVARRE D’ARAGON FENOUILLET
Calahorra Jaca Perpignan
1034-1157 Burgos PALLARS ROUSSILLON
Braga COMTÉ DE
Zamora
Porto PORTUGAL
u r o Simancas Seo de BESALU VALLESPIR
1097 Do Toro Tudèle Barbastro Urgel AMPURDAN
1035 CASTILLE Soria Saragosse 1064
LEÓN COMTÉ DE
Coimbra Salamanque Ségovie 1118 BARCELONE
Tarragone
1063 Avila SARAGOSSE Barcelone
Guadajara Tortosa
ou 1064 1035
Coria Albarracin Morella
1099 1077
TOLÈDE
Sagrajas Tolède Cuenca
(Zalaca) 1085
Santarem Uclès 1108 Alpuente
1086
Consuegra Cuart VALENCE
Lisbonne Valence Minorque
1094 1097 Palma
Badajos
BADAJOZ BALÉARES
1099 Majorque
CORDOUE 1097 Denia
Beja ROYAUME DE DENIA Bairén 1097 Ibiza
SÉVILLE Cordoue
Silves GRENADE 1094
Séville Aledo Alicante
CARMONA 1091 Murcie
Huelva Grenade MURCIE
Ronda
Málaga ALMERÍA Mer Méditerranée
ARCOS
EN COUVERTURE
MÁLAGA Almería
Tarifa Algésiras Alger
Tanger Ceuta Ténès Vers 1082
1083
Oran
ALMORAVIDES Tlemcen
100 km
70 du culte jacobéen : premier responsable des succès mili- idée de nation et dotées d’un passé commun, différent des
h taires chrétiens, saint Jacques serait un apôtre guerrier, autres nations européennes et dont l’aspect le plus significatif
dont la vocation serait de rendre la totalité de la péninsule était la lutte menée contre les envahisseurs musulmans pour
au christianisme. reconquérir la patrie. Les écrivains romantiques et nationa-
listes dotèrent le concept d’un nouveau sens, illustré
La Reconquista en question par la peinture historique à travers des épisodes
Le mot de « reconquête » (Reconquista) semble rela- considérés comme fondateurs pour la construction
tivement récent. Il se peut qu’il ait été forgé au de l’identité nationale : ainsi de La Bataille de Las
XVIIIe siècle afin d’être distingué du concept de « res- Navas de Tolosa (1212), peinture à l’huile du XIXe siè-
tauration », utilisé par les historiens depuis le XIIe siècle pour cle de Francisco de Paula Van Halen, ou de La Capitulation
définir le processus de récupération de l’Espagne « per- de Grenade, de Francisco Pradilla y Ortiz (1882), où l’on voit
due », selon l’expression de la Chronique mozarabe (754), à Boabdil remettre les clés de la ville aux Rois catholiques,
la suite de la conquête islamique. Mais à la fin du XIXe siècle, deux toiles exposées au palais du Sénat à Madrid.
le processus de restauration risquait d’être confondu avec Depuis la fin du XIXe siècle, le concept de Reconquista a
celui de la Restauration bourbonienne, soit la période qui sui- été l’objet d’interprétations diverses et a provoqué de multi-
vit le pronunciamiento du général Arsenio Martínez Campos ples discussions entre historiens. Pour le philosophe José
en 1874 (lequel rétablit la dynastie des Bourbons en la per- Ortega y Gasset, il était trop flou et inopérant pour résumer
sonne d’Alphonse XII, fils d’Isabelle II) et prit fin le 14 avril huit siècles d’histoire. Impuissant aussi à rendre compte de
1931 avec la proclamation de la Seconde République. la déstructuration espagnole, qui trouverait selon lui son ori-
Les transformations politiques, économiques et sociales gine dans la malformation politique de l’époque wisigothi-
qui touchèrent l’Espagne pendant la première moitié du que et dans l’absence d’un régime féodal achevé. Pour sa
XIXe siècle, ajoutées au traumatisme de l’invasion napoléo- part, le fameux historien Américo Castro refusait l’image
nienne et à l’émergence des nationalismes dans tous les pays d’un affrontement radical entre les chrétiens « reconquista-
européens, déterminèrent la construction d’une identité col- dores » et un Islam d’al-Andalus étranger à la véritable subs-
lective fondée sur les concepts de « patrie », de « nation » et tance historique de l’Espagne. Oscillant longtemps et sans
d’« Etat-nation ». Dans ce contexte, Pélage, la bataille de exclusive entre catholicisme et nationalisme, l’historiogra-
Covadonga et la lutte contre l’Islam devinrent les piliers sur phie espagnole traditionnelle tendait, elle, à voir la Recon-
lesquels allait se fonder la nouvelle identité collective. Toutes quista comme une entreprise religieuse et patriotique.
les provinces espagnoles furent incorporées dans une même L’historien espagnol le plus influent du XXe siècle, Claudio
BRAS DE FER Page de gauche, en haut : avec
la fin du califat omeyyade en 1031, le territoire d’al-
Andalus se fragmente en une trentaine de principautés
indépendantes. La poussée territoriale des royaumes
chrétiens du Nord, qui reprennent Tolède en 1085,
contraint les souverains musulmans à faire appel aux
Almoravides qui débarquent dans la péninsule dès 1086.
Page de gauche, en bas : La Tizona, l’épée du Cid, vers
1040 (Madrid, musée de l’Armée). A droite : Saint Jacques
le Majeur à la bataille de Clavijo, soutenant les troupes
de Ramire Ier contre l’armée d’Abd al-Rahman II, XVIe siècle
(León, monastère San Marcos).
dès lors l’effondrement du pays. Tout en restant d’abord les reconquis forment un autre comté, celui de Coimbra, ville
maîtres, les musulmans ne remportaient plus aucune reprise définitivement en 1063 ou 1064 par Ferdinand Ier de
bataille décisive. Ils ne parvinrent pas à reprendre des villes León. Presque un siècle plus tard, Alfonso Henriques reprend
importantes comme Tolède. Lisbonneen1147etdevientroidePortugal.Cetteindépendance
Au début du XIIe siècle, plusieurs villes voient éclater des vis-à-vis de la Castille lui sera reconnue par le pape en 1179.
révoltes. Ecrasées dans le sang, notamment à Cordoue, elles Du côté aragonais, l’avancée vers le sud connaît un grand
vont pourtant sonner la fin de la présence almoravide dans la essor avec la conquête de Saragosse par Alphonse I er le
péninsule. Des chefs rebelles font en effet appel aux Almoha- Batailleur en 1118. Il organise aussitôt la conquête du Bas-
des d’Afrique du Nord, qui viennent de conquérir le Maroc. Leur Aragon et de la vallée de l’Ebre.
arrivée tient autant du renfort que d’une nouvelle conquête.
Ils supplantent les Almoravides et transforment radicalement Le tournant de Las Navas de Tolosa
la situation politique : l’avancée castillane est stoppée à En 1212, la bataille de Las Navas de Tolosa marqua une étape
Alarcos, près de Ciudad Real, en 1195, lorsque les troupes décisive de la Reconquista et accélérera sensiblement le déli-
d’Alphonse VIII sont écrasées par l’armée d’Abu Yusuf Yaqub tement de l’Empire almohade. Elle reste aussi une date clé de
al-Mansur. Considérée comme le dernier grand exploit mili- la reconquête, comme symbole de l’esprit de croisade qui
taire musulman en Espagne, la bataille d’Alarcos ralentira marque l’avancée chrétienne vers le sud depuis le XIIe siècle.
l’avancée chrétienne vers le sud jusqu’à la bataille de Las Cette fois, le roi de Castille, Alphonse VIII, avait réussi à
Navas de Tolosa en 1212. L’offensive almohade anéantit en réunir autour de lui les rois Pierre II d’Aragon, Sanche VII
outre le système de défense que les ordres militaires d’Alcán- de Navarre et Alfonse II du Portugal. Fin mai, il lève une
tara, de Santiago et de Calatrava avaient établi dans la Manche. grande armée et demande au pape Innocent III d’appeler à la
Sur la côte Atlantique, la reconquête territoriale est plus croisade au nom de la participation à la lutte contre l’islam,
rapide qu’en Estrémadure. Au sud du Douro, les territoires avec remise des péchés aux soldats. Des Castillans, mais
© GILLES MERMET/LA COLLECTION. © CAPILLA REAL DE GRANADA. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE D’ORSAY)/GÉRARD BLOT.
aussi des chevaliers des autres royaumes espagnols ainsi que Cette victoire de la coalition chrétienne fit grand bruit en
des Français et des chevaliers des ordres militaires rejoignent Occident. Elle représentait le début de l’effritement du pouvoir
ses rangs. Outre la volonté politique de défendre un territoire, almohade et marquait une nouvelle étape de l’avancée vers le
tous sont animés d’un esprit religieux. Mais le rapport aux sud après plusieurs années d’immobilisme. L’une des gran-
musulmans vaincus n’est pas le même chez les Espagnols et des villes d’al-Andalus, Cordoue, tombe en 1236, Séville est
les Français. Quelques jours avant la bataille qui devait entraî- conquise en 1248 par Ferdinand III le Saint. Le roi ambition-
ner la prise de la forteresse de Calatrava le 30 juin, les contin- nait de se rendre maître de cette ville, depuis longtemps la
gents français reprochent en effet à Alphonse VIII sa clémence capitale des Almohades. Il savait parfaitement les avantages
pour les prisonniers musulmans et quittent l’armée. que pouvait en tirer la Castille : d’un côté en finir avec le pou-
Le 16 juillet, la coalition chrétienne n’en décide pas moins de voir almohade, de l’autre équilibrer le prestige que les Arago-
lutter contre ses ennemis dans la passe de la Losa pour prendre nais avaient acquis depuis la prise de Valence par Jacques Ier
les Almohades à revers. Les sources parlent de 70 000 soldats en 1238. En 1246, après la conquête de Jaén, le roi Ferdi-
pour l’armée chrétienne et trois fois plus pour l’armée almo- nand III entame le siège de Séville. Au bout de seize mois, la
hade. Des chiffres sujets à caution, les chroniqueurs médié- famine a raison de la ville, qui capitule le 23 novembre 1248, et
vaux écrivant clairement dans un but de propagande et d’exal- Ferdinand en reçoit les clés après une entrée triomphale.
tation de la victoire. Il est pourtant certain que les forces étaient L’un des premiers actes du nouveau pouvoir sera la trans-
inégales et que la stratégie militaire des troupes chrétiennes formation du minaret de la mosquée principale, l’actuelle
leur valut la victoire : Pierre II d’Aragon sur l’aile gauche, « Giralda », en clocher, et celle de la mosquée en église. Ferdi-
Sancho VII de Navarre sur l’aile droite, Alphonse VIII de Castille nand fait installer un autel, changer l’orientation du temple vers
au centre. C’est l’intervention de la cavalerie castillane qui l’est et consacrer la nouvelle église. Après avoir conservé
inversa finalement le cours de la bataille et mit en fuite l’armée l’aspectextérieurd’unemosquée,lanouvelleégliseestmodifiée
almohade par une charge en plein cœur. progressivement jusqu’à sa transformation en cathédrale à la fin
du XVe siècle. Le 10 octobre 1506, la dernière pierre du nouveau
bâtiment estposée.Toutes les mosquées ne sontcependant pas
reconverties en églises. Certaines sont préservées à l’intention
des mudejares, restés dans la ville après la conquête.
Durant les années suivantes, l’avancée vers le sud est
inexorable. Alphonse X, fils de Ferdinand III, prend Cadix en
1262, et en 1340, à la bataille de Salado, son arrière-petit-fils,
Alphonse XI, rétablit le contrôle sur Gibraltar. Finalement seul
l’émirat de Grenade, où la dynastie s’est installée en 1230,
résiste aux coups et profite même des rivalités entre la noblesse
et les rois, pour survivre jusqu’en 1492, date à laquelle le der-
nier Nasride, Boabdil, surnommé « az-Zughbi » (l’Infortuné) par
les musulmans et « le Jeune » par les chrétiens, quitte Grenade.
L’hagiographie populaire et les légendes ont bâti une vision
romantique des vainqueurs et des vaincus. Quittant la ville
pour son exil dans les montagnes des Alpujarras, Boabdil
aurait tourné la tête au fameux col du « Soupir du Maure » et, en
apercevant l’Alhambra au milieu de ses jardins verdoyants,
n’aurait pu retenir ses larmes. Sa mère, Aïcha, lui aurait dit
alors : « Tu pleures comme une femme ce que tu n’as pas su
défendre comme un homme. » Aujourd’hui, le moindre bar,
restaurant ou chambre d’hôte de l’endroit porte le nom de Sus-
piro del Moro… Contraint quelques mois plus tard d’embar-
quer pour les côtes africaines, Boabdil serait alors allé vivre à
Fès avec sa mère, sa sœur et ses deux fils. 75
La mémoire des vainqueurs, elle, est compilée dans le h
musée de la Casa de los Tiros à Grenade. Cet ancien palais du
XVIe siècle avait été la propriété du commandeur de Montiel,
Gil Vázquez Rengifo, chevalier qui avait pris part à la guerre de
Grenade dans les armées des Rois catholiques. Au plafond du
« salon doré », au deuxième étage, sont représentés les por-
traits des chevaliers qui ont participé à la conquête de la ville.
Sur la façade se détachent un emblème héraldique – une épée
sur un cœur en pierre – et cette inscription : « Le cœur com-
mande ». Une légende qui résume parfaitement l’esprit dans
lequel ces hommes avaient lutté contre le dernier vestige du
pouvoir politique musulman et contribué à la réunification
politico-religieuse de l’Espagne. 2
La
Croixetle
Croissant
Chrétiens ou musulmans, rois ou califes, guerriers
ou savants, ils furent les acteurs de la conquête de l’Espagne
puis de la Reconquista, entre le VIIIe et le XVe siècle.
EN COUVERTURE
califale. Parallèlement, afin d’apaiser les critiques des religieux, il fit expurger
la splendide bibliothèque réunie par al-Hakam dans l’Alcázar de Cordoue et agrandir,
entre 987 et 990, la grande mosquée de la ville. Lorsque le calife Hicham II, fils
d’al-Hakam, atteignit sa majorité, Ibn Abi Amir continua à gouverner de fait avec
l’appui de Subh et plaça des hommes de confiance aux postes clés de l’administration.
Il se débarrassa de Ghalib, réforma l’armée et l’administration, fit du califat un Etat
riche et puissant. En 996, il écarta Subh, qui s’opposait à son ambition de se substituer
au calife. « Le Victorieux » accumula par ailleurs les razzias contre les chrétiens :
Zamora en 981, Barcelone en 985, León en 988, Saint-Jacques-de-Compostelle
en 997, Pampelune en 999, Burgos en 1000, et bien d’autres villes furent prises, pillées
et leurs habitants emmenés et vendus comme esclaves. En 980, Sancho Garcés,
roi de Pampelune, donna à Ibn Abi Amir une de ses filles, qui se convertit à l’islam.
Treize ans plus tard, le roi de León, Bermudo II, lui donna sa fille Teresa, qui resta
80 chrétienne. En août 1002, de retour d’une campagne qui l’avait mené jusqu’au
h monastère de San Millán de la Cogolla qu’il rasa, Ibn Abi Amir mourut à Medinaceli,
et les chroniques chrétiennes signalèrent brièvement qu’« il fut emporté par
le démon qui l’avait possédé pendant sa vie, et enseveli en enfer ».
Pendant le siège de la ville, Sanche fut tué par un chevalier et Alphonse lui succéda sous le nom d’Alphonse VI de Castille et León.
La légende veut que Rodrigue ait exigé de lui, à Santa Gadea, le serment de son innocence quant à l’assassinat de Sanche, mais
la documentation montre au contraire que le Campeador fit immédiatement partie de la suite du nouveau roi, qui lui donna pour
épouse Jimena Díaz (Chimène), une de ses parentes, et l’envoya à Séville pour protéger l’émir et percevoir le tribut ou parias. En proie
à des rivalités au sein de la Cour, Rodrigue entretint avec le roi de Castille des relations difficiles, qui lui valurent deux exils à partir
de 1081. Il servit successivement l’émir de Saragosse contre l’émir de Lérida, le comte de Barcelone et le roi d’Aragon, le roi Alphonse
contre ses ennemis, puis l’émir de Valence contre celui de Lérida et contre le comte de Barcelone. Il obtint en 1087 le droit de se
créer un territoire à l’est du royaume. Une seconde condamnation à l’exil, due à la colère du roi, lui donna toute liberté pour mener
des opérations à son profit. Celles-ci aboutirent, en 1094, à la conquête de la ville de Valence face aux Almoravides. Surnommé
« Cid » – de sayyid ou sidi, le « seigneur » –, Rodrigue y rétablit un évêché et maria ses filles au comte de Barcelone et à l’infant
de Navarre. Le Cid mourut en mai 1099 et la légende veut que son corps ait été attaché à son cheval le lendemain matin, ce qui fit
fuir les assaillants qui le croyaient mort. Trois ans plus tard, la ville tomba aux mains des musulmans et ne fut définitivement
reconquise qu’en 1238. Le Cid fut enterré en 1102 à San Pedro de Cardena et devint vite un personnage littéraire. Ses exploits
furent relatés dans de nombreux ouvrages, depuis les années qui suivirent sa mort jusqu’au début du XVIIe siècle, avec la pièce de
théâtre Las Mocedades del Cid (Les Enfances du Cid) de Guillén de Castro, qui inspira directement Le Cid de Corneille (1636).
81
h
EN COUVERTURE
82
h
MAÏMONIDE (1138-1204)
Contemporain d’Ibn Rushd (Averroès), Moïse ben Maïmon enterré à Tibériade. En dépit de ce long exil, Maïmonide resta
(Rambam) naquit aussi à Cordoue au sein d’une famille aisée. toujours fidèle à ses racines cordouanes, ajoutant à son nom
ILLUSTRATIONS : © BENOÎT BLARY POUR LE FIGARO HISTOIRE.
Depuis l’arrivée des Almoravides dans la péninsule Ibérique l’épithète de sefardi, « espagnol ». Bien qu’une grande partie
en 1086, la ville était à nouveau la capitale d’al-Andalus. de ses écrits ait été rédigée en arabe, depuis le Traité de logique
Le jeune Moïse y étudia avant de parfaire son éducation à élaboré à Fès jusqu’au Guide des égarés achevé vers 1190,
Lucena, siège d’une importante communauté juive. L’arrivée des Maïmonide choisit l’hébreu pour les quatorze livres de son
Almohades au milieu du XIIe siècle se traduisit par la conversion Michné Torah ou Seconde Loi. L’influence de Maïmonide fut
forcée des non-musulmans ou leur exil. Après avoir erré dans immense, aussi bien comme interprète de la loi, qu’il résuma
diverses villes de la péninsule, la famille émigra à Fès en 1160 entre autres en 613 préceptes, que comme philosophe
et le jeune Maïmonide y entreprit la rédaction en arabe de son rationaliste et comme médecin, auteur de divers travaux sur
Commentaire à la Mishna. En 1165, fuyant les persécutions l’asthme, la bonne santé, les poisons et leurs antidotes, les
almohades, les Maïmon s’embarquèrent pour la Palestine avant hémorroïdes, les noms des drogues, les aphorismes d’Hippocrate,
de s’installer finalement en Egypte. Nommé médecin de la cour sans compter un traité sur le calendrier et une lettre aux rabbins
du sultan al-Fadil, renommé pour ses écrits rabbiniques et de Marseille sur l’astrologie. Cette influence s’exerça aussi
talmudiques, auteur d’innombrables responsa ou consultations, bien sur les juifs – non sans susciter une violente opposition
il devint le rais al-Yahoud, c’est-à-dire le chef de la communauté antirationaliste – que sur les musulmans et sur les chrétiens,
juive de Fustat. Il y mourut en décembre 1204 et aurait été notamment Albert le Grand et Thomas d’Aquin.
JACQUES Ier D’ARAGON (1208-1276)
Fils de Pierre II d’Aragon et de Marie de Montpellier, Jacques Ier, surnommé « le Conquérant »,
naquit à Montpellier. Il fut roi d’Aragon et comte de Barcelone à la mort de son père à Muret
en 1213, seigneur de Montpellier la même année, roi de Majorque dès 1229, et enfin de
Valence en 1239. Jusqu’en 1218, date à laquelle il fut proclamé majeur, le jeune Jacques fut
élevé par les Templiers dans le château de Monzón. En 1221, il épousa Leonor de Castille,
petite-fille d’Aliénor d’Aquitaine. Le mariage ayant été annulé, il prit pour épouse Yolande
de Hongrie, dont il eut neuf enfants. Les premières années de son règne furent marquées
par des révoltes nobiliaires en Aragon, mais dès 1229 Jacques Ier entama une politique de
conquête de territoires sous domination musulmane. A la demande des marchands catalans
que menaçaient les pirates majorquins, le roi attaqua l’île et la conquit en 1229, après avoir
massacré la population de la Medina Mayurqa, la future Palma. Majorque fut érigée en
royaume dès 1230 et, l’année suivante, le gouverneur musulman de Minorque se reconnut
vassal du roi d’Aragon, tandis qu’en 1235, Ibiza et Formentera étaient cédées à des nobles
catalans. Pour satisfaire la noblesse aragonaise, Jacques Ier entreprit en 1232 la conquête
du royaume de Valence : Morella fut prise en 1232, Alpuente en 1236, Valence en 1238,
et le reste du territoire jusqu’en 1245. En 1239, Valence fut instituée en royaume, et en 1258,
par le traité de Corbeil, le roi d’Aragon renonça aux droits qui étaient les siens sur le Midi
de la France actuelle, y compris la Provence, tout en donnant sa fille Isabelle au futur
Philippe III le Hardi. Le règne de Jacques Ier signifia la naissance d’une sorte de confédération
de royaumes, possédant chacun ses Cortes ou parlements, ses institutions, un droit particulier
– les Usatges de Barcelone, les Furs de Valence en 1239, les Fueros d’Aragon en 1247 –
et des intérêts commerciaux divers. La monarchie en était le seul lien et, à sa mort, le roi
divisa ses possessions entre ses fils Pierre III, qui reçut les royaumes d’Aragon et de Valence
et le comté de Barcelone, et Jacques II, qui fut roi de Majorque, seigneur de Montpellier,
comte du Roussillon, de Cerdagne et du Conflent. Minoritaires en Aragon et en Catalogne,
les musulmans des territoires reconquis – les mudejares – purent rester sur place et conserver
leurs lois et leur religion, à l’exception de ceux qui avaient résisté.
83
ALPHONSE X DE CASTILLE (1221-1284) h
Fils aîné du roi Ferdinand III « le Saint » et de Béatrice de Souabe, Alphonse hérita en 1252
des royaumes de Castille et de León, définitivement unis par son père en 1230, ainsi que des vastes
territoires reconquis dans le Sud : Cordoue (1236), Murcie (1243), Carthagène (1244), Jaén (1246),
Séville (1248) et Jerez (1250). Ne restait sous domination musulmane que le sultanat de Grenade,
devenu vassal de la Castille. Alphonse, qui avait épousé en 1249 Yolande d’Aragon, fille de Jacques Ier,
acheva la conquête du royaume de Murcie et se soucia du repeuplement des régions récemment
incorporées à la Couronne en installant des chrétiens du Nord dans les villes du Sud et en autorisant
les musulmans à demeurer dans les zones rurales. En 1264, la rupture du « pacte de Jaén », signé en
1246 avec le sultan nasride Mohammed Ier, marqua le début d’une révolte des mudejares. La répression
qui suivit poussa les musulmans d’Andalousie à quitter le royaume et à chercher refuge à Grenade
ou dans le Maghreb. L’Andalousie mit près d’un siècle à surmonter la grave crise économique suscitée par
cet abandon, car de nombreux chrétiens du Nord abandonnèrent peu à peu les terres qui leur avaient
été données et rentrèrent chez eux. Par sa mère, Alphonse était étroitement apparenté aux empereurs
du Saint Empire romain germanique et à ceux de Constantinople. La couronne impériale lui fut offerte
à la mort de Guillaume de Hollande en 1256, mais l’opposition d’une série de princes allemands et du
pape ne lui permit pas de la ceindre, et il renonça finalement à ses droits en 1275. Alphonse X « le Sage »
s’entoura de savants juifs, chrétiens et musulmans qui, sous son égide, élaborèrent traductions et œuvres
personnelles dans les domaines les plus divers : le droit, l’histoire, l’astronomie, la chimie, la médecine,
la poésie, l’hagiographie, la philosophie. L’Histoire de l’Espagne incluait Romains, Wisigoths, Mahomet
et les musulmans. Il donna de nombreux privilèges à l’université de Salamanque, fonda celle de Valladolid
en 1260, et des écoles de latin et d’arabe à Séville et à Murcie. A Séville, il conserva le palais almohade
auquel il ajouta quelques salles gothiques, tandis que la mosquée, sacralisée, abrita la cathédrale jusqu’au
milieu du XVe siècle. Les textes juridiques produits par la Cour assurèrent au royaume une totale
indépendance vis-à-vis du droit romain. Parallèlement, la « querelle des investitures » avait été gagnée
par les rois qui fondaient des évêchés, nommaient les évêques et percevaient une partie des impôts
ecclésiastiques. En dépit d’une fin de règne assombrie par des révoltes et la mort de son fils aîné,
Alphonse X reste le roi des trois religions, un roi qu’admirait son cousin Saint Louis.
MOHAMMED V DE GRENADE (1338-1391)
Huitième sultan de Grenade de la dynastie
nasride, Mohammed V régna entre 1354
et 1359 puis entre 1362 et 1391. Fils de Yusuf Ier,
qui avait perdu Alcalá la Real (1341), Algesiras
(1344) puis Gibraltar (1350) mais avait embelli
sa ville et le palais, Mohammed V était le fils
EN COUVERTURE
L’Espagne médiévale,
Les Belles Lettres, 304 pages, 19 €.
Histoire médiévale de la péninsule Ibérique,
Points Histoire, 448 pages, 9,60 €.
LA FORTERESSE SUSPENDUE
Du haut de la colline de la Sabika,
l’Alhambra surplombe tout
Grenade. Ce vaste complexe palatial
fut édifié à l’abri d’une enceinte
© GETTY IMAGES.
88
h
L
e jour où Isabelle de Solís entra pour la première fois dans Generalife, « Jardin de l’architecte ». Ce palais d’été des Nasri-
l’Alhambra, elle ne se doutait pas qu’elle deviendrait sul- des apparaissait alors comme la métaphore même de l’idéal
tane des Nasrides. Fille de Sancho Jiménez de Solís, poursuivi par les aristocrates musulmans : une vie douce et
commandant de la forteresse de Martos, dans la région de Jaén, agréable au milieu de jardins évoquant le Paradis d’Allah.
fiancée à un noble castillan, Pedro Venegas, elle avait été faite Bâti vers le milieu du XIIIe siècle, il avait été décoré à nouveau,
prisonnière au cours d’une incursion des musulmans en terre comme l’indique une inscription de 1319, par le roi Abu al-
castillane vers 1475. Ce n’était pas la première chrétienne à Walid Ismail (1314-1325).
devenir la favorite d’un émir ou d’un calife d’al-Andalus. Sous
le califat omeyyade (929-1031), plusieurs chrétiennes avaient Les palais des mille et une nuits
© MDJ. © NICK HANNES/COSMOS. © AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ.
été les mères des princes héritiers. L’une des plus connues, L’Alhambra n’est pas un palais. C’est un ensemble palatial
Subh, jeune chrétienne du nord de l’Espagne, était deve- d’une richesse inouïe, bâti au fil du temps à l’intérieur d’une
nue esclave à Cordoue, puis concubine et favorite du calife enceinte fortifiée.
omeyyade Al-Hakam II vers 960, et mère de Hicham II. La partie la plus ancienne est l’Alcazaba, forteresse qui ser-
Le chroniqueur Hernando de Baeza raconte comment Isa- vait d’habitation aux soldats. Elle avait été élevée vers 1057 par
belle avait été capturée, emmenée à Grenade et conduite à les Ziris, dynastie sous la domination de laquelle le statut de
l’Alhambra. La jeune fille habitait jusqu’alors l’austère forte- capitale avait été transféré d’Elvira à Grenade, donnant ainsi
resse familiale, un château fort militaire adapté à la vie de cour naissance au royaume de Grenade. Du haut de la plus haute
mais privé de jardins, de fontaines, de tout le luxe raffiné des tour, la tour du Guet, on découvre toute la plaine. Les Nasrides –
Nasrides. L’élégance et la beauté des cours et des jardins où la dernière dynastie d’al-Andalus, au pouvoir de 1232 à 1492 –
l’eau ruisselait partout dut étonner la jeune Castillane, comme avaient ensuite construit différents édifices dans l’enceinte.
dut la frapper la couleur rouge dont le soleil couchant parait Edifié par l’émir Ismail (1314-1325), un premier palais abri-
les bâtiments perchés sur la colline de la Sabika. Elle avait tait la salle du Mexuar et la Chambre dorée, destinées aux
donné son nom à l’Alhambra : en arabe, « la rouge ». audiences officielles et à la justice. A côté, le palais de Comares,
A l’extérieur de la muraille, sur la colline du Soleil, d’où l’on construit par l’émir Yusuf Ier et son fils Mohammed V, tiendrait
voit toute la ville et les vallées du Genil et du Darro, elle pouvait lieu de résidence officielle au monarque : un complexe de piè-
apercevoir une autre merveille, un palais en pleine nature : le ces y était ordonné autour de ce que nous appelons la cour des
LUMIÈRE CÉLESTE Ci-dessus : la coupole de muqarnas (éléments décoratifs en pierre taillée et en forme de stalactites) de la salle
des Deux Sœurs, dans le palais des Lions de l’Alhambra. Caractéristique de l’architecture nasride, la tour-lanterne, qui éclaire la pièce par le
haut au moyen d’un jeu de huit fenêtres doubles reposant sur le tambour octogonal de la coupole, avait atteint ici son développement
maximum. Page de gauche : la cour du Canal et le pavillon nord du Generalife. Le palais d’été des Nasrides, situé à l’extérieur des murailles de
l’Alhambra, servait également de potager pour la Cour. Ci-dessous : Le Vase aux gazelles, XIVe-XVe siècles (Grenade, musée de l’Alhambra).
Myrtes (Patio de los Arrayanes), mais qui a reçu au fil Mohammed V) m’a chargé de franchir rapidement la
du temps toute une variété de noms. L’actuel est lié aux porte de la victoire dès qu’elle se rapprochera. »
buissons de myrtes disposés autour du bassin rectangu- « L’Alhambra est un album merveilleux et tou-
laire qui en occupe le centre et à leur couleur d’un vert vif, jours nouveau, illustré par les fontaines et lié par
qui contraste avec le sol en marbre blanc, où le soleil se les forêts mélancoliques », remarque le pres-
reflète comme dans un miroir. tigieux arabisant Emilio García Gómez. L’une
Située derrière le bassin, la tour de Comares des caractéristiques les plus étonnantes des
abrite la pièce la plus majestueuse de l’Alham- palais nasrides tient, de fait, au programme
bra : le salon des Ambassadeurs. Suivant une épigraphique qui décore les murs et explique,
habile mise en scène destinée à impression- dans des phrases écrites à la première per-
ner les visiteurs de passage, ceux-ci devaient sonne,lafonctiondesbâtimentsetlasymboli-
en effet traverser la cour des Myrtes, aveuglés que des différentes salles. Entre décorations
par la lumière vive, avant de rejoindre l’ombre calligraphiques, écritures cursives et coufi-
du salon où Yusuf Ier les attendait sur son trône. ques, plus de 10 000 inscriptions forment ainsi
Aux murs courent des inscriptions tirées de poè- le Corpus épigraphique de l’Alhambra. La plus
mes, de louanges à Dieu ou à l’émir, d’extraits fréquente est la devise des Nasrides, « seul Dieu
du Coran. Même les victoires sur les chrétiens y est vainqueur », phrase prononcée par Zawi ben
ont leur place, comme la victoire d’Algésiras en Zirí, fondateur de la dynastie. Mais on y déchiffre
1369 : « Je suis la couronne sur le front de ma porte, aussi les poèmes écrits par trois poètes de la cour
l’Orient est jaloux de l’Occident à cause de moi. Al- de Grenade : Ibn al-Yayyab (1274-1349), Ibn al-
Gani billah (« le vainqueur par Dieu », surnom pris par Khatib (1313-1375) et Ibn Zamrak (1333-1393), le
L’ANTICHAMBRE
DU PARADIS
Ci-contre : la cour
des Myrtes et le
pavillon sud du
palais de Comares
avec le palais de
Charles Quint
désormais accolé
de l’autre côté.
Axe central
de la résidence
EN COUVERTURE
autour duquel
sont distribuées
les pièces, la cour,
avec son bassin
spectaculaire et ses
massifs de myrtes,
fait pénétrer la
nature à l’intérieur
même du palais
tout en lui assurant
plus brillant d’entre eux, qui furent tour à tour secrétaires de la les épouses et les enfants, qui avaient, en son sein, liberté de
chancellerie royale et Premiers ministres. Inscrits sur les parois mouvement. Il n’en reste aujourd’hui que la cour intérieure qui
des salles et des tours, sur la pierre des fontaines et les linteaux en formait le centre, avec deux portiques à trois arcs soutenus
des portes, ces inscriptions racontent, plus sûrement que toute par des colonnes. Un arc central percé dans le portique oriental
chronique, l’histoire fascinante de l’Alhambra. menait à des pièces semblables à celles du côté occidental :
elles disparurent lors de la construction du palais que se fit édi-
La belle captive fier, à partir de 1527, Charles Quint.
Cette histoire, Isabelle de Solís en ignorait, à son arrivée, Convertie à l’islam, Isabelle prit quelques années plus tard
presque tout. Traversant la porte de la Justice et les jardins du le nom de Zorayda. Mariée à l’émir Muley Hassan, elle en était
Partal, qui s’étendent de la Rauda jusqu’à l’esplanade où se devenue la favorite. Elle eut dès lors le droit de sortir du harem
dresse la tour des Dames, elle n’avait guère eu le loisir de se et de s’installer dans la tour de la Captive, un bâtiment élevé
promener à travers les plantes aromatiques disposées en éta- sur le chemin de ronde de la muraille sous Yusuf Ier (1333-
ges entrecoupés d’escaliers et de pergolas, animés par l’eau 1354) et conçu comme une tour-palais, peut-être pour
des fontaines. Elle avait en effet été aussitôt mise au service accueillir des invités de marque : « Cette œuvre est là pour
d’Aïcha al-Horra, première épouse de l’émir Abu al-Hasan Ali, décorer l’Alhambra ; elle est la demeure des pacifiques et des
connu aussi comme Muley Hassan, et avait reçu d’elle la mis- guerriers, tour qui contient un palais, lit-on sur une inscription.
sion de balayer le sol du harem et de servir sa propre fille. Le visage de Yusuf apparaît devant nous comme son symbole,
Loin de l’idée commune d’un endroit où les femmes étaient c’est là que toutes les perfections se sont réunies. »
gardées par des eunuques à l’écart du monde et où seul l’émir Au milieu du XVe siècle, la vie privée de l’émir Muley Hassan
pouvait accéder, le harem était simplement le foyer où vivaient et du reste de sa famille se développait, plus loin, autour de la
Salle du Palais de Tour de Salon des Bains du Palais
Mexuar Comares Comares Ambassadeurs palais de du Partal
Comares
Palais
des Lions
Mirador
de Daraxa
Tour des
Dames
Chambre
dorée
Cour des
Myrtes
Cour
des Lions
AUX PALAIS DES MERVEILLES Ci-dessus : l’Alhambra telle qu’elle se présentait à la fin du XVe siècle avant la construction du palais
de Charles Quint et des chambres de l’Empereur. Vaste cité palatine de plus de 100 000 m² et comprenant plusieurs ensembles, elle était
le siège du sultanat de Grenade. Les palais des Nasrides étaient donc à la fois les résidences des sultans et de leur famille, mais aussi
les lieux de l’exercice de leur pouvoir. Le plus ancien, le Mexuar, servait aux audiences officielles et à la justice. Le palais de Comares fut
construit par l’émir Yusuf Ier dans la première moitié du XIVe siècle. Il abrite notamment le salon des Ambassadeurs ou salle du Trône.
Erigé par Mohammed V dans la seconde moitié du XIVe siècle, le palais des Lions était quant à lui un palais uniquement résidentiel.
cour des Lions. Connue comme « iyad al-sa’id », soit le jardin du des Deux Sœurs et la salle des Abencérages. Dès le mariage de
Seigneur, celle-ci avait été bâtie vers 1380 par Mohammed V, Muley Hassan avec Isabelle, Aïcha avait été répudiée. Comme
huitième émir de Grenade, qui en avait fait le centre de son mère de l’héritier Boabdil, elle habitait cependant avec ses fils 91
palais privé. Merveille sans égale, cette cour rectangulaire près du foyer du roi, du côté nord de la cour, dans la salle des h
entourée d’une galerie inspirée des cloîtres monastiques et Deux Sœurs, qui tire son nom des deux grandes dalles jumelles
soutenue par cent vingt-quatre colonnes de marbre blanc était en marbre disposées sur le sol. Celle-ci avait été bâtie à la même
le poumon du foyer de l’émir, selon le modèle traditionnel de la époque que la cour des Lions par Mohammed V, comme en
maison hispano-musulmane, inspiré par la maison romaine : atteste un fragment des inscriptions de la salle : « Je suis un jar-
une cour centrale en plein air servant de noyau à la vie de din décoré par la beauté, mon être saura si tu regardes ma
famille, d’où rayonnent des salles aux multiples fonctions, avec beauté. Par Mohammed, mon roi, au même niveau j’arrive, de ce
un rez-de-chaussée et au moins un étage supérieur. qu’il y aura et a eu de plus noble… » Une coupole de muqarnas,
Depuis sa construction, cette partie de l’Alhambra avait gardé sortes de stalactites en pierre taillée, y est éclairée par de petites
soncaractèredepalaisprivé,reliantlefoyerdesépouses,lasalle fenêtres, qui en font une fleur d’une richesse exquise. Avec le
mirador de Daraxa qui la jouxte, cette salle avait été conçue à
l’origine pour les réunions du conseil et les rencontres politiques
privées. Une belle inscription, placée dans l’arc d’encadrement
d’accès au mirador, le rappelle : « Je ne suis pas seule, car d’ici je
contemple un jardin admirable. Les yeux n’ont pas vu chose
pareille à ce jardin. Celui-ci est le palais de cristal ; néanmoins,
certains en le voyant l’ont considéré comme un océan houleux
et agité. Tout ceci fut construit par l’imam Ibn Nasr. »
ALBUM POÉTIQUE
Ci-contre : il existe plus
de 10 000 inscriptions sur
les murs de l’Alhambra :
poèmes, dictons, citations
du Coran…, qui forment
le Corpus épigraphique de
l’Alhambra. L’inscription
que l’on retrouve le plus
souvent est la devise
des Nasrides : « Seul Dieu
est vainqueur. » En haut :
dans le prolongement
de la salle des Deux Sœurs
se dresse le mirador
de Daraxa qui donnait
à l’origine sur un jardin
potager. Ses murs sont
entièrement recouverts
de compositions
calligraphiques et
épigraphiques.
© JOSÉ FUSTE RAGA-WWW.AGEFOTOSTOCK.COM © AKG/NORTH WIND PICTURE ARCHIVES. © SOULARUE/HEMIS.FR
SOUS LES YEUX DES LIONS Ci-dessus : la cour des Lions tient son nom de sa célèbre fontaine centrale avec ses douze lions de marbre
ayant chacun un jet d’eau dans la gueule. Ces lions, qui semblent identiques à première vue mais ont en réalité une caractéristique qui les
singularise, sont tous en position d’alerte, les oreilles dressées, comme les gardiens du lieu. Inspirée des cloîtres monastiques, la galerie
à portique qui court sur les quatre côtés est soutenue par cent vingt-quatre colonnes. Elle dessert les quatre salles principales du palais
des Lions, qui répondent aux noms des Deux Sœurs (nord), des Abencérages (sud), des Rois (est) et des Muqarnas (ouest). 93
h
Ciriza, vingtième émir nasride de Grenade, mort en 1465, qui le Courageux se fit alors proclamer émir avec l’appui du vizir
avait effectivement fait exécuter en 1462 deux des plus émi- Abu al-Qasim Bannigas et relégua son frère Muley Hassan à
nents membres de la famille des Abencérages. Almunécar, où celui-ci mourut vers 1485. Le destin de Zorayda
n’est pas clair. Il semble que quelques années après la mort de
L’histoire et la légende son mari elle soit retournée en Castille, où elle se convertit au
L’histoire des salles qui entourent la cour des Lions est liée aux christianisme.Sesfilsjouèrentunrôleàlacour de CharlesQuint.
derniers jours de l’Alhambra nasride, aux conspirations et aux Telle est l’Alhambra que racontent les paroles de pierre écri-
intrigues d’Aïcha, mère de Boabdil, contre son mari Muley Has- tes sur ses murs. Sans doute a-t-elle moins de force aux yeux
san. L’historiographie castillane et la littérature romantique les du public que celle des vieilles chroniques et des romanciers
ont expliquées par la rivalité opposant Aïcha et Zorayda. Mais la romantiques, qui n’ont pas fini d’imposer leurs légendes.
réalité est moins romanesque. Selon le chroniqueur du XVIIe siè- Depuis le récit de l’écrivain Francisco Martínez de la Rosa,
cle al-Maqqari, quelques membres de la famille des Abencéra- Dona Isabel de Solís reina de Granada, écrit vers 1857, la tour
ges avaient ourdi vers 1482 un complot contre Muley Hassan. de la Captive est devenue le symbole de l’amour passionné qui
Son principal instigateur était Yusuf ibn Kumasa, membre d’une aurait lié Isabelle de Solís à Muley Hassan (elle n’avait en réa-
importante famille nasride qui haïssait le vizir Abu al-Qasim lité guère le choix !). Quant à la fontaine des Lions, elle aurait
Bannigas, lui-même rival des Abencérages et accusé de faire le débordé de sang quand Boabdil avait fait décapiter les cava-
jeu des Castillans. Les mécontents, qui se recrutaient autant liers de la tribu des Abencérages, dont l’un aurait été surpris en
parmi lesnobles grenadins quedanslesclassesplushumblesde train de passer par la fenêtre d’une princesse de la famille
l’Albaicín, se regroupèrent alors autour de Boabdil pour détrô- royale. Leur histoire tout imaginaire a inspiré Chateaubriand
ner son père. Après sa proclamation comme sultan de Grenade aussi bien que Cherubini. Washington Irving a même prétendu
par les Abencérages le 15 juillet 1482, une bataille furieuse avoir vu, quant à lui, devant la fontaine de la salle des Abencé-
éclata dans les rues de la ville. Mis en échec, Muley Hassan rages, les traces de sang de ce massacre, qui n’avaient jamais
s’enfuit avec Zorayda, ses enfants et son frère Mohammed az- pu s’effacer. Alhambra la rouge, encore et toujours.2
Zaghall vers Málaga, puis vers Almería, où il se prépara à com-
battre Boabdil. Mais celui-ci fut fait prisonnier par les Castillans à Marisa Bueno est chargée de recherche à l’université Complutense
la bataille de Lucena en 1483. Son oncle Mohammed az-Zaghall de Madrid, département d’histoire médiévale.
DANS LA GUEULE DU LION
Ci-contre : double page
de l’Histoire de Bayad et Riyad
(Vat. ar. 368) en arabe. Conservé
à la Bibliothèque apostolique
vaticane, le manuscrit est
incomplet : il comprend trente
folios et quatorze miniatures
d’une finesse d’exécution
rarissime. Sur celle-ci (folio 10 r),
on aperçoit Bayad (à droite)
jouant du oud arbi, un luth
maghrébin, composé de quatre
cordes doubles. Ci-dessous :
Lion de Monzón, en bronze,
aujourd’hui conservé au
musée du Louvre. Datant
également de la période
almohade (XIIe-XIIIe siècle),
il fut découvert dans les ruines
d’une forteresse musulmane
près de Palencia, en Espagne.
P ORTFOLIO
Andalousie
mon amour
LES FEUX DE L’AMOUR
Ci-dessus et ci-contre : folios 13 r
et 9 v. S’en venant de Damas,
Bayad s’éprend d’une jeune
esclave, Riyad, qu’il aperçoit
près de la rivière. Par le biais
d’une entremetteuse, une vieille
dame qu’il rencontre peu après,
un rendez-vous est organisé.
Riyad tombe alors follement 95
amoureuse. Mais cet amour est H
rendu impossible par le charme
que la jeune fille exerce sur
un homme puissant : le hadjib
(chambellan). Celui-ci la compte
parmi ses favorites. Malgré les
avertissements de la « Vieille »,
Bayad la convainc d’organiser
une seconde rencontre.
MANUSCRITS : © 2018 BIBLIOTECA APOSTOLICA
VATICANA. VAT.AR.368 REPRODUCED BY PERMISSION
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WITH ALL RIGHTS RESERVED. PHOTO : © MUSÉE DU LOUVRE,
DIST. RMN-GRAND PALAIS/HUGHES DUBOIS.
96
H
COUPABLE D’AIMER
Ci-dessus : folio 17 r. La « Vieille »
transmet à Bayad la réponse positive
de Riyad concernant leur prochaine
rencontre. Durant cette entrevue,
en présence de la fille du hadjib,
la jeune esclave commet la folle
imprudence de déclarer sa flamme
à Bayad et est enfermée. Le jeune
homme tombe dans un profond
désespoir (enluminure de droite,
folio 19 r), mais la « Vieille » parvient à
le cacher chez elle et les deux amants
entament une correspondance.
Le manuscrit portant les traces du
temps, la suite du récit (tout comme
son commencement) reste un
mystère. Ci-contre : fiole de parfum
en argent datant de la période des
taifas au XIe siècle (musée de Teruel).
Il s’agit d’un cadeau que fit Muayyid
al-Dawla, le second souverain
indépendant d’Albarracín, à sa
femme, Zahr.
MANUSCRITS : © 2018 BIBLIOTECA APOSTOLICA VATICANA. VAT.AR.368 REPRODUCED BY PERMISSION OF BIBLIOTECA APOSTOLICA VATICANA, WITH ALL RIGHTS RESERVED. © AKG-IMAGES/ALBUM/ASF .
97
H
TÉMOIN SERVILE Ci-dessus : folio 26 v. Ecrit en prose pour la narration et en vers pour l’expression passionnée des sentiments
des deux personnages principaux, ce manuscrit est d’un grand intérêt iconographique. Les enluminures donnent des informations
précieuses sur le mode de vie en Andalousie musulmane, notamment sur la manière de se vêtir, sur les techniques architecturales
(les fenêtres bilobées) ou sur l’usage de l’eau, comme cette noria (machine hydraulique) sur le folio 19 r (page de gauche, en haut à droite).
L IVRES
Par François-Joseph Ambroselli
Bibliothèque
andalouse
EN COUVERTURE
The Myth of the Andalusian Paradise. Muslims, Christians, and Jews under Islamic Rule
in Medieval Spain. Darío Fernández-Morera
Il y eut le dominant et le dominé, l’envahisseur et le réprimé. Darío Fernández-Morera fait fi du politiquement
correct et déconstruit ici le mythe intouchable de l’al-Andalus musulman comme terre raffinée où auraient
cohabité juifs, chrétiens et musulmans dans l’harmonie et la tolérance. Appuyé sur des sources primaires, il met
en lumière le système répressif et marginalisant mis en place par les autorités musulmanes dès leur arrivée
dans la péninsule : les chrétiens devaient payer une taxe, la jizya, qui s’apparentait selon l’auteur à une « pratique
de gangster », à un « racket de protection » destiné à rabaisser purement et simplement celui qui s’en acquittait.
Une soumission qui ne pouvait qu’appeler à la révolte.
Intercollegiate Studies Institute Books, 2016, 362 pages, 25 € environ.
Au moyen du Moyen Age. Rémi Brague Histoire de l’Espagne musulmane
Quelles furent les interactions entre les mondes philosophiques qui cohabitèrent dans Evariste Lévi-Provençal
l’Europe médiévale ? Dans un essai minutieux et apaisé, Rémi Brague rétablit la vérité là où la « Une conquête qui se distingue par
« vermine » de la légende s’était infiltrée : le Moyen Age ne fut ni un « âge des ténèbres », où la sa rapidité, sa hardiesse, sa facilité. »
philosophie aurait été l’humble servante de la théologie, ni l’âge d’or tant fantasmé, dont Au lendemain de la défaite de l’armée
l’imaginaire est issu de diverses intrigues romanesques. D’une plume avisée, l’auteur apporte de Rodéric sur le Guadalete en 711,
notamment certaines nuances à la vision dominante d’un dialogue permanent entre les le sort de l’Espagne wisigothe était scellé.
différentes cultures : si des discussions entre penseurs appartenant à diverses religions ont bel Cordoue ne fut prise qu’avec sept cents
et bien existé (elles furent facilitées en terre d’islam par le partage d’une langue unique, l’arabe), cavaliers. Quant à Tolède, la capitale
la volonté de comprendre l’autre resta quasi inexistante à une époque où il était interdit du royaume, elle n’opposa aucune
« de prêcher une autre religion que celle qui détient le pouvoir politique ». Un travail éclairant. résistance : la population prit la fuite
Flammarion, « Champs Essais », 2008, 434 pages, 10,20 €. à l’approche des musulmans. De la
glorieuse conquête à la chute piteuse,
en 1031, du califat cordouan, toutes
Histoire des Espagnols. Bartolomé Bennassar (dir.) les péripéties de l’histoire d’al-Andalus
L’Espagne est victime des « soubresauts » de son histoire. Elle sont recensées ici dans leurs moindres
souffre d’avoir brillé par intermittence, les époques glorieuses faisant détails. Car Lévi-Provençal avait le désir
de l’ombre aux autres. Les auteurs de cette histoire monumentale se de tout dire, quitte à surcharger parfois
sont au contraire efforcés de se livrer à « l’étude continue, sans aucune la narration, même s’il en faudrait
rupture, d’un destin collectif durant un millénaire et demi ». Et quel beaucoup pour alourdir un texte
destin ! Du temps des Wisigoths aux périodes de développement d’une telle légèreté. Si la valeur relative
de la seconde moitié du XXe siècle, cette longue traversée historique des sources utilisées (principalement
donne la « primauté aux hommes et aux femmes (…) en réduisant à l’indispensable la part des chroniques arabes) commande
des institutions ». Il s’agit ainsi de l’histoire des Espagnols et non de l’Espagne, car ceux-ci une certaine prudence, sa lecture
existèrent avant elle. L’ouvrage s’intéresse notamment aux « paysans d’al-Andalus », est facile et agrémentée par les notices 99
ces communautés rurales souvent délaissées par la mémoire mais qui furent la sève passionnantes du troisième tome h
de « la seule des terres conquises par l’Islam (avec la Sicile) qui retournât à la foi chrétienne ». qui nous renseignent avec une certaine
Perrin, « Tempus », vol. 1 : 2005, 696 pages, 12 € ; vol. 2 : 2011, 739 pages, 12 €. naïveté sur la manière de vivre
des Andalous. Le récit tend parfois vers
le mythe, mais sans jamais s’y noyer.
Histoire de la Reconquista. Philippe Conrad Maison-Neuve et Larose, 1999,
C’est en 722, quelques années seulement après la conquête fulgurante 403, 435 et 576 pages. D’occasion.
de la péninsule, qu’eut lieu « l’événement fondateur de la reconquête
ibérique » : dans les Asturies, une expédition punitive musulmane tombe
dans une embuscade meurtrière à Covadonga. La débâcle est totale.
Sur le plan moral, cette « dissidence montagnarde » marque un tournant
décisif : la lutte sera désormais quasiment permanente. Elle s’étendra
sur neuf siècles, jusqu’à l’expulsion de « plus de 300 000 morisques »
de 1609 à 1613, eux qui attendaient « avec ferveur le moment de la “revanche” contre
l’ennemi chrétien ». Avec verve et justesse, Philippe Conrad raconte l’affrontement de deux
mondes incompatibles, qui eurent, pour principal moyen d’échange, le fracas des épées.
Presse universitaire de France, « Que sais-je ? », 1998, 127 pages, 9 €.
Lisière
d’ Europe
Du débarquement des Maures en 711
à la prise de Grenade en 1492, l’Espagne
EN COUVERTURE
La conquête 712 Arrivée de Musa ibn Nusayr en juin. les musulmans se replient en catastrophe
705 Mort du calife Abd al-Malik ibn Au lieu de faire la jonction à Tolède avec et laissent derrière eux 3 750 morts.
Marwan et avènement de son fils al-Walid Tariq ibn Ziyad, il attaque Séville, qui 722 Expédition punitive des musulmans
à Damas. Musa ibn Nusayr, récemment tombe en son pouvoir. contre les Asturies, qui se solde par la débâ-
nommé gouverneur de Kairouan, est chargé 30 JUIN 713 Prise de Mérida par Musa, cle de l’armée arabe : les Asturiens les atti-
de mener à bien la conquête du Maroc : il après un siège de plusieurs mois. Il rencon- rent au cœur des montagnes, jusqu’à Cova-
100 soumet les Berbères et se rend maître de tre Tariq au cours de l’été et lui reproche de donga, et leur tendent une embuscade.
H Tanger, où il place le général Tariq ibn Ziyad. ne pas avoir respecté ses ordres en allant 725 Raid musulman le plus septentrional
J UILLET 710 Musa ibn Nusayr envoie trop en avant. en Gaule, contre Autun.
Tarif ibn Malik effectuer un premier raid 714 Prise de Saragosse par Musa. Le calife O CTOBRE 732 L’armée musulmane est
en péninsule Ibérique : 400 hommes, dont al-Walid lui demande de revenir à Damas battue dans les environs de Poitiers par
100 cavaliers, débarquent sur la petite île rendre des comptes en compagnie de l’armée franque de Charles Martel. Son chef,
située à quelques centaines de mètres du Tariq. Musa quitte la péninsule Ibérique au le gouverneur de Cordoue Abd al-Rahman,
port aujourd’hui appelé Tarifa (du nom du cours de l’été et laisse son fils Abd al-Aziz à trouve la mort pendant les combats.
commandant de l’expédition). De là, ils se la tête des territoires conquis. 737 Une armée musulmane est envoyée
livrent à une série d’incursions sur le litto- au secours de Narbonne, assiégée par les
ral du détroit de Gibraltar afin de tester la Les gouverneurs troupes de Charles Martel. L’armée fran-
résistance des Wisigoths. 716 Jugé coupable d’abus de pouvoir, Abd que part à sa rencontre et remporte une
AVRIL-MAI 711 Débarquement de l’armée al-Aziz est assassiné sur ordre du calife victoire sur la Berre, un petit cours d’eau
du général Tariq ibn Ziyad, composée de Sulayman. S’ensuivent des gouverneurs qui coule au sud de la ville. Narbonne
7 000 hommes, pour la majorité des Berbè- successifs envoyés par Damas. résiste cependant au siège.
res, à l’emplacement de l’actuel Gibraltar 716-719 Invasion de la Septimanie. Les 741 Grande révolte des Berbères kharidji-
(de l’arabe Djebel at-Tariq, « la montagne forces arabo-berbères soumettent cette tes qui prennent le contrôle du Maghreb
de Tariq »). région de la Gaule qui correspond à peu central et occidental. L’armée envoyée par
19 JUILLET 711 Victoire musulmane sur le près à l’actuelle plaine languedocienne, Damas pour réduire la dissidence est vain-
roi wisigoth Rodéric dans la bataille du entre la Méditerranée et le Massif central, cue et se réfugie dans la péninsule Ibérique.
Guadalete, à proximité d’Algésiras, dans et s’installent à Narbonne. Soulèvement Coupé de l’Orient et déstabilisé par l’arrivée
l’actuelle province de Cadix. de Pélage dans les Asturies, au nord de de ces Arabes orientaux, al-Andalus rentre
O CTOBRE 711 Prise de Cordoue par l’Espagne, qui marque le début de la résis- dans une période d’anarchie politique.
700 cavaliers musulmans détachés de tance chrétienne et la fondation du 746 Stabilisation du pouvoir autour du
© AKG-IMAGES. © IDIX.
l’armée de Tariq. Celui-ci poursuit sa route royaume des Asturies. gouverneur Yusuf al-Fihri, en al-Andalus.
vers Tolède, la capitale de Rodéric, qui ne 721 Victoire du duc Eudes d’Aquitaine sur A Damas, les tensions s’exacerbent : l’Iran
lui oppose aucune résistance : une grande les musulmans à Toulouse. Après un siège et la Mésopotamie s’embrasent, soulevés
partie de la population prend la fuite à de plusieurs mois, le duc tente une sortie par le mouvement anti-omeyyade d’Abu
l’approche des envahisseurs. héroïque le 9 juin : surpris et désorganisés, Muslim. En 750, la révolte renverse le
califat omeyyade et porte au pouvoir la
dynastie des Abbassides. Ils délaissent la
Syrie pour la Mésopotamie et édifient, en
761, une nouvelle capitale : Bagdad.
LES RICHES HEURES DE CORDOUE Ci-dessus : instauré en 756 par Abd al-Rahman Ier,
L’émirat omeyyade l’émirat de Cordoue (qui deviendra le califat de Cordoue en 929) occupe du début
756 Avènement à Cordoue d’Abd al-Rah- du IXe siècle à sa disparition en 1031, les deux tiers environ de l’Espagne. Dans le nord
man I e r , petit-f ils d’un ancien calife de la péninsule, la reconquête a commencé dès le VIIe siècle avec le royaume des
omeyyade de Damas. Ayant fui l’Orient et Asturies et la Marche d’Espagne (comtés placés sous la tutelle des rois carolingiens).
la dynastie abbasside, il entre en 755 en al- Durant le IXe siècle, les royaumes et comtés chrétiens du Nord gagnent en puissance
Andalus et s’empare militairement du et s’organisent pour regagner des terres sur leur voisin musulman. Page de gauche :
pouvoir en mai 756, après avoir chassé le astrolabe arabe, laiton gravé, XIe siècle (Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum).
gouverneur Yusuf al-Fihri. C’est le com-
mencement de l’émirat de Cordoue.
778 Echec de l’expédition de Charlema- répression : pendant trois jours, il lâche 902 Une expédition « privée » approu-
gne contre Saragosse et lourde défaite ses soldats à l’intérieur du Faubourg en les vée par l’émir de Cordoue, Abd Allah,
des Francs, pris en embuscade par les autorisant à ne faire aucun quartier. rattache les Baléares à l’Islam.
Vascons à Roncevaux, alors qu’ils retour- 822 Emirat d’Abd al-Rahman II. 912 Emirat d’Abd al-Rahman III. Il rétablit
naient en Gaule. 831 Jugeant que la ville d’Ello, dans la méthodiquement l’ordre en al-Andalus et
VERS 780 Première phase de construc- province de Tudmir, demeure un foyer recouvre un à un les territoires perdus.
tion de la mosquée de Cordoue : l’émirat d’opposants à l’émirat, Abd al-Rahman II 928 Reddition de Bobastro : Abd al-Rah-
omeyyade affiche clairement son indé- la fait détruire et construit sur son empla- man III fait exhumer les restes d’Ibn Haf-
pendance vis-à-vis du pouvoir abbasside. cement une nouvelle ville : Murcie. sun et de son fils Djafar et les envoie à Cor- 101
7 8 5 O ccup ation de G érone p ar les 844 Les Normands (en arabe « Madjus ») doue pour qu’ils soient crucifiés. H
Francs : les habitants livrent leur ville aux mettent à sac Séville et les territoires alen-
autorités franques. tour. Ils sont finalement battus et repous- Le califat omeyyade
788 Emirat de Hicham Ier. Le fils d’Abd al- sés par l’armée de secours levée en hâte 929 Fort de tous ces succès et d’une auto-
Rahman Ier mène, presque chaque été de par Abd al-Rahman II. rité grandissante, Abd al-Rahman III pro-
son règne, la guerre sainte contre le tout VERS 845 Révoltes des muladis dans la val- clame le califat.
jeune royaume asturien. En 793, il dirige lée de l’Ebre. Les Banu Qasi («fils de Cas- 961 « Califat immobile » d’al-Hakam II.
une expédition contre les Francs qui sius », un converti devenu vassal des Omey- Ce dernier laisse le pouvoir effectif dans
l’amène jusqu’à Narbonne, où il défait le yades vers 713) se soulèvent contre l’émirat les mains de ses ministres.
duc Guillaume de Gellone. mais, après plusieurs défaites, se réconci- 976 Son fils mineur Hicham II lui succède.
796 Emirat d’al-Hakam Ier. lient avec le pouvoir omeyyade en 852. Le vizir Muhammad ibn Abi Amir et le had-
797 Massacre des notables de Tolède 850-859 Les « martyrs de Cordoue ». Qua- jib (chambellan) al-Mushafi s’assurent le
(« journée de la fosse »). Alors que la rante-huit chrétiens, principalement des contrôle de l’appareil d’Etat, mais le premier
révolte gronde dans une ville majoritaire- moines, sont successivement décapités faitexécuterleseconden978,prendsaplace
ment peuplée de muladis (habitants pour avoir témoigné de leur foi chrétienne, et confisque le pouvoir au calife-enfant, qui
convertis à l’islam), l’émir al-Hakam I er en infraction avec la loi islamique. n’a dès lors qu’un pouvoir représentatif.
ordonne au gouverneur de Talavera de 873 OU 874 Le chef des muladis, Lubb ibn 981 Muhammad ibn Abi Amir prend le
rétablir l’ordre : s’ensuit une tuerie bar- Musa ibn Qasi, de la dynastie des Banu Qasi, surnom honorifique d’al-Mansur, « le
bare et cruelle qui décime la bourgeoisie. fait massacrer les Arabes de Saragosse qui Victorieux », ou Almanzor.
801 Prise de Barcelone par les soldats commencent à avoir de l’influence. 985 Prise et sac de Barcelone. L’armée
francs de Louis Ier, roi d’Aquitaine, futur V ERS 880 Début des dissidences en d’Almanzor écrase celle du comte Borrell et
Louis le Pieux. Andalousie : première fitna (grande dis- atteint les murailles de la ville le 1er juillet.
818 Révolte du Faubourg à Cordoue. Le corde). L’unité de l’émirat éclate en une Six jours plus tard, elle est incendiée et ses
25 mars, suite à une altercation, un soldat multiplicité de dominations locales. habitants tués ou réduits en captivité.
de la garde émirale tue un fourbisseur. 899 Ibn Hafsun, maître incontesté de 997 Dans le but d’infliger un affront reten-
Révoltée, la population s’arme et al-Hakam Bobastro, abjure l’islam pour se reconvertir tissantàlachrétientétoutentière,Almanzor
échappe de peu à la mort. Une fois l’émeute au christianisme de ses ancêtres et mène dirige une nouvelle expédition contre l’un
paralysée, l’émir organise une terrible une résistance forcenée contre l’émirat. des sanctuaires chrétiens les plus vénérés :
Saint-Jacques-de-Compostelle. En une 1087 Rodrigue Díaz (le Cid), chef mili- Marrakech. Une armée almohade débar-
semaine d’août, la ville est dévastée et la taire castillan exilé par Alphonse VI, que peu après dans la péninsule Ibérique
basilique rasée. Sur ordre d’Almanzor, le s’empare de Valence pour le compte de et occupe Séville. La situation anarchi-
tombeau de l’apôtre est laissé intact. l’émir al-Mustain de Saragosse. Il impose que des « secondes taifas » permet une
1002 Mort d’Almanzor ; son fils Abd al- son protectorat à l’émir al-Qadir, que les importante avancée territoriale des chré-
Malik devient hadjib (chambellan). Cette Castillans avaient installé dans cette ville. tiens : les Castillans prennent Almería, les
succession indique la mise en place d’une Cette force militaire chrétienne va proté- Portugais s’emparent de Lisbonne et, en
véritable dynastie parallèle, les Amirides. ger le nord-est d’al-Andalus contre la pro- 1148, les Catalano-Aragonais prennent
La structure étatique reste la même : le gression almoravide pendant plus d’une Tortosa et Lérida.
pouvoir est partagé entre un calife reclus décennie, mais provoquer également la 1148-1172 Emirat d’Ibn Mardanish à
EN COUVERTURE
et un chef réel. colère des autres princes chrétiens. Murcie et Valence. En 1158, menacé par les
1008 Mort d’Abd al-Malik ; son frère Abd Almohades, il se lance dans une auda-
al-Rahman « Sandjul » le remplace. Le calife L’époque almoravide cieuse « fuite en avant » qui le voit atta-
Hicham II n’ayant pas d’enfants, Sandjul se 1090 L’émir almoravide Yusuf ibn Tashfin quer par surprise les villes andalouses au
fait reconnaître comme son héritier désigné. fait occuper al-Andalus par ses troupes moyen de l’emploi massif de mercenaires
maghrébines. Ils renversent l’émir Abd Allah chrétiens. A sa mort, ses fils se rallient au
La crise du califat de Grenade et prennent le pouvoir à Séville. califat almohade.
15 FÉVRIER 1009 Révolution de Cordoue. Les Almoravides imposent progressive- 1177 Prise de Cuenca par les Castillans.
Le peuple, loyaliste par tradition et appuyé ment leur domination sur tout le territoire. Dans ces années, les attaques castillanes,
par l’aristocratie omeyyade, renverse Sand- 1092 Une coalition de princes chrétiens léonaises et portugaises contre al-Anda-
jul. Le calife Hicham II est forcé d’abdiquer composée du roi d’Aragon, du comte de lus sont très fréquentes mais indépen-
en faveur de son cousin al-Mahdi. Le califat Barcelone et des villes de Pise et de Gênes dantes les unes des autres.
est alors disputé entre plusieurs partis. lance l’attaque sur la zone dominée par 1184-1199 Califat d’Abu Yusuf Yaqub. En
102 1013 La capitale est mise à sac par les Ber- le Cid. Ils échouent mais permettent aux 1191, il reprend Alcacer do Sal et Silves
H bères, qui éliminent le calife Hicham II Valenciens de renverser al-Qadir et de pro- aux Portugais et remporte en 1195 une
(revenu quelques mois au pouvoir durant clamer leur rattachement aux Almoravides. grande victoire sur Alphonse VIII de Cas-
les troubles). 1094 Le Cid reprend Valence, fait brûler tille à Alarcos.
1031 Disparition du califat de Cordoue : le chef de la révolte et rétablit son protec- 1 2 1 2 Lourde défaite almohade à la
les notables de la capitale décident de ne torat sur les souverains musulmans de la bataille de Las Navas de Tolosa. Pour la
plus reconnaître de calife. C’est le début zone nord-orientale. première fois, des contingents de Castille,
« officiel » des « royaumes des taifas » : 1099 Mort du Cid. Trois ans plus tard, les d’Aragon et de Navarre sont rassemblés
al-Andalus se morcelle en une trentaine Almoravides s’emparent de Valence. dans la même armée.
de principautés indépendantes. Dans les années qui suivent, ils occupent 1226 Occupation de Baeza en Andalou-
les taifas qui subsistaient sous le pro- sie par les Castillans.
Les taifas tectorat du Cid (Alpuente, Albarracín,
1083 Les Almoravides, mouvement réfor- Tortosa, Lérida). Crise post-almohade
mateur malikite qui a pris racine dans les 1118 Prise de Saragosse par les Aragonais 1228 Grande révolte anti-almohade à
tribus berbères nomades du Sahara occi- d’Alphonse le Batailleur, aidés de nombreux Murcie qui s’étend à tout al-Andalus. Les
dental, achèvent la conquête du Maghreb croisés francs. L’expédition musulmane Andalous n’ont supporté un pouvoir ber-
occidental avec l’occupation de Ceuta. pour la reconquérir se solde par la très grave bère que parce qu’il les protégeait de la
1085 Le souverain musulman de Tolède, défaite almoravide de Cutanda en 1120. menace chrétienne. Le chef de la révolte,
al-Qadir, cède sa capitale et ses Etats à 1124 La dissidence almohade commence à Ibn Hud al-Mutawakkil, devient émir de
Alphonse VI de Castille en échange du se développer dans le haut Atlas marocain. Murcie. Devant l’imminence de la recon-
gouvernement de la ville de Valence. En 1145 La plupart des villes d’al-Andalus quête, il se livre à des démonstrations de
un siècle, le rapport des forces entre islam chassent les Almoravides, considérés fidélité au califat abbasside de Bagdad.
et chrétienté s’est inversé. comme des étrangers, et se dotent de gou- Invasion de Majorque par Jacques I er
23 OCTOBRE 1086 Appelés à l’aide par les vernements locaux : al-Andalus est de nou- d’Aragon et les Catalans. En 1237, cette
souverains des taifas, les Almoravides veau fragmenté (« secondes taifas »). même monarchie catalano-aragonaise est
remportent sur Alphonse VI la victoire de victorieuse de l’émir de Valence à la bataille
Zalaca, qui arrête pour un temps le grand L’époque almohade du Puig de Cebolla, anéantissant tout espoir
mouvement d’expansion chrétienne dans 1147 Le mouvement almohade, dirigé de résistance à la Reconquista chrétienne.
© IDIX.
le centre et l’ouest de l’Espagne. par le calife Abd al-Mumin, s’empare de S’ensuivra la prise de Valence en 1238.
LES FEUX D’AL-ANDALUS
Après la fin du califat de Cordoue
en 1031, le territoire d’al-Andalus
se morcelle en une trentaine
de principautés musulmanes
indépendantes (les taifas).
Menacés par les royaumes chrétiens
du Nord, les souverains des taifas
font appel, en 1086, aux Almoravides,
des Berbères malikites originaires
du Sahara occidental, qui arrêtent
pour un temps l’expansion chrétienne.
Mais dès le milieu du XIIe siècle,
ces derniers, considérés comme
des étrangers, sont chassés des villes
d’al-Andalus. Les chrétiens en
profitent pour poursuivre leur
reconquête territoriale et font face
cette fois aux Almohades originaires
du haut Atlas marocain. Mais la
victoire des chrétiens à Las Navas
de Tolosa (1212) entraîne une
accélération de la reconquête jusqu’à
la fin du XIIIe siècle. Seul le royaume
de Grenade résistera encore deux
siècles avant de se rendre aux Rois
catholiques, Ferdinand d’Aragon et
Isabelle de Castille, le 2 janvier 1492.
103
H
1229 Prise de Badajoz par les Léonais, qui de la foi » (des forces mérinides venues du 1410 L’émir nasride Yusuf refuse de se
s’unissent aux Castillans à partir de 1230. Maghreb). Les Nasrides savent jouer habile- reconnaître vassal du roi de Castille comme
En 1231, ils sont victorieux de l’émir mur- mentdelarivalitéentrelesmonarchiescata- l’étaient ses prédécesseurs. S’ensuit la prise
cien Ibn Hud al-Mutawakkil à Alange. Ils lano-aragonaise et castillane : aucune des d’Antequera par le régent Ferdinand de
font ensuite tomber Cordoue en 1236, deux puissances ne souhaite voir l’autre se Castille, élu roi d’Aragon la même année.
imposent un protectorat à Murcie en renforcer en absorbant l’émirat de Grenade. 1469 Mariage d’Isabelle de Castille et de
1243, s’emparent de Jaén en 1246 et enfin 1309 L’émir nasride Abu al-Juyuch Nasr Ferdinand II d’Aragon, qui initie l’union
de Séville en 1248. (1309-1314) est contraint de confirmer sa des royaumes d’Aragon et de Castille.
vassalité à la Castille, de livrer un tribut
Epoque nasride annuel de 11 000 doublons et de mettre Guerres de Grenade
1232 Le Nasride Mohammed ibn Yusuf 400 cavaliers à disposition de Ferdinand IV. 1481 Prise d’Alhama par l’armée de Ferdi-
ibn Nasr est proclamé émir à Arjona. Il 1319 Importante victoire à la Vega des for- nand II d’Aragon. Fort d’un grand avan-
s’impose à Grenade en 1237 sous le nom ces nasrides andalou-maghrébines (l’armée tage balistique, il prend les villes de Ronda
de Mohammed Ier et commence l’édifica- de Grenade est toujours appuyée par les en 1485 et de Málaga en 1487.
tion de l’Alhambra. En 1246, il est contraint troupes mérinides) sur les Castillans. AVRIL 1491 Début du siège de Grenade :
d’accepter un humiliant vasselage de la 1333 Les Mérinides réussissent à enle- Ferdinand II pose son camp à une lieue et
Castille et apporte son aide à Ferdinand III ver Gibraltar aux Castillans. La dynastie demie de la ville. Il ravage les campagnes
lors de la prise de Séville en 1248. maghrébine s’implante plus sérieusement alentour, brûlant les villages susceptibles
1264-1266 Grande révolte des musul- sur la rive andalouse. de fournir des vivres aux Grenadins.
mans d’Andalousie et de Murcie contre la 1344 Prise d’Algésiras aux Mérinides par 2 5 N O V E M B R E 1 4 9 1 Po u s s é p a r l a
domination castillane. Elle éclate avec Alphonse XI de Castille, aidé des Génois. famine, Boabdil, le dernier roi de Gre-
l’appui de l’émir de Grenade mais est défi- 1369 A l’apogée de la puissance grenadine, nade, capitule. Les musulmans peuvent
nitivement écrasée en janvier 1266 par la Castille se retrouve au milieu d’une crise conserver leurs maisons, et le libre exer-
Alphonse X de Castille, aidé par les trou- intérieure qui se conclut par l’assassinat cice de leur religion leur est laissé.
pes de Jacques Ier d’Aragon. du roi Pierre le Cruel. Le sultan nasride 2 JANVIER 1492 Reddition de Grenade.
1275 Première guerre sainte nasride contre Mohammed V en profite alors pour repren- Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Cas-
la Castille, appuyé par les « volontaires dre Algésiras aux forces castillanes. tille pénètrent dans la ville le 6 janvier. 2
L’ESPRIT DES LIEUX 114
VINCENNES,
CET ILLUSTRE
INCONNU
© PHILIPPE BERTHÉ-CMN. © LOUVRE ABU DHABI, PHOTOGRAPHY ERIK HESMERG. © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE. © ADMONT MONASTERY/MARCEL J. PEDA.
118
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126
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La
bibliothèque
céleste
Par Jean-Marie Dumont
Fleuron de l’ordre bénédictin en Autriche,
108
H
SAUVÉE DES FLAMMES En haut : située au centre de l’Autriche, au cœur des Alpes, l’abbaye d’Admont fut fondée en 1074 par
l’archevêque Gebhard de Salzbourg. Au milieu du XIXe siècle, l’édifice monastique fut presque entièrement détruit par un incendie,
à l’exception de sa spectaculaire bibliothèque baroque – achevée en 1776 –, sauvée des flammes grâce aux habitants d’Admont.
Ci-dessus, à gauche : la bibliothèque d’Admont avait vu le jour dès l’origine du monastère à la fin du XIe siècle. Elle conserve de véritables
trésors dont quelques centaines d’incunables (ouvrages imprimés avant 1500), ou des éditions originales comme l’Encyclopédie
de Diderot et d’Alembert. A droite : Codex Admontensis 37, du XIIIe siècle. Dès le XIIe siècle, l’abbaye disposait de son propre scriptorium,
qui lui permettait de réaliser de nombreuses copies, tant pour elle-même que pour d’autres monastères.
D
e loin, elles semblent plus hautes 70 000 ouvrages. Mais l’ensemble du la Cour impériale de Vienne (actuelle
que les montagnes avoisinantes, fonds en compte 200 000 – une grande Bibliothèque nationale).
et leur couleur claire tranche avec partie est stockée dans un dépôt amé- Le résultat est un enchaînement har-
le vert intense des pâturages et des col- nagé sous la salle principale –, ce qui monieux de deux ailes, surplombées
lines qui s’étendent à perte de vue alen- hisse Admont au rang de plus grande chacune de trois coupoles et reliées par
tour. Au détour d’un lacet, dans la vallée bibliothèque monastique au monde. une pièce centrale arrondie, dominée,
paisible de l’Enns, les deux tours néogo- « Ce qui est beau, explique Gudrun elle, par une seule voûte. Cette rupture
thiques de l’abbaye d’Admont apparais- Schwab, guide à l’abbaye, c’est que, si de rythme, renforcée par la décoration
sent soudainement. En ce dimanche soir elle est ouverte aux visites, elle est encore qui vient compléter l’architecture géné-
qui décline, un calme absolu règne en ce également utilisée par les étudiants et rale, évite la monotonie qu’aurait pu
lieu, situé à 150 km au sud-est de Salz- les chercheurs. » A quelques mètres faire craindre la longueur exceptionnelle
bourg, au-delà des lacs du Salzkammer- d’elle, une jeune femme vérifie méticu- de l’édifice. Tout au contraire, elle met
gut, villégiature prisée des Autrichiens. leusement la nomenclature des ouvra- remarquablement en valeur les fresques
Dans le chœur de l’église abbatiale, sur ges. « La digitalisation du catalogue est et les sculptures qui lui donnent vie.
lequel veille une grande statue de saint en cours… » assure-t-elle. Sur la première, un ange joufflu arbore
Benoît, une dizaine de moines en habit En franchissant les portes de cette quelques mots sur une petite pancarte :
bénédictin qui terminent l’office des pièce achevée en 1776, on reste ébloui « Bartolomeo Altomonte Fecit 1776 ».
complies s’avancent en lente procession par la splendeur de sa décoration. Quel- Peintre baroque autrichien né à Varsovie,
vers la Vierge, entonnant un majestueux que soixante fenêtres assurent aux deux Bartolomeo Altomonte (1694-1783)
Salve Regina. Une à une, les paroles en grandes salles, réunies en leur centre est, avec un certain Johann Georg Dalli-
musique de ce chant immémorial s’élè- par une large pièce ovale, une clarté cher qui l’assistait, l’auteur du cycle de
vent jusqu’aux voûtes, qu’orne un écus-
son flanqué d’une date : 1868.
Celle-ci témoigne du drame qui Les fresques célèbrent la relation intime
s’abattit sur l’abbaye, bien longtemps 109
après sa fondation en 1074 par l’arche- entre la religion, l’art et les sciences. h
vêque Gebhard de Salzbourg. Le 27 avril
1865, un terrible incendie détruisit en exceptionnelle, qu’accentuent les cou- sept fresques qui ornent somptueuse-
effet l’ensemble de l’édifice. Un contem- leurs claires des fresques qui ornent les ment les plafonds. Deux cent quarante
porain, Jakob Wichner, raconte : « Le plafonds et la peinture blanche des éta- ansplustard,ellesn’ontrienperdudeleur
27 avril, le printemps avait répandu tous gères rehaussées de dorures. fraîcheurnideleurscouleurslumineuses.
ses charmes sur les paysages. Tous les Si une bibliothèque avait été ajoutée Médecine, sciences naturelles, histoire
cœurs battaient dans une atmosphère de à l’édifice roman dès le XVII e siècle et profane, antiquités, géographie, ethno-
bonheur absolu. C’est alors que, le soir, constituait déjà l’une des plus grandes graphie, exégèse, droit canon, histoire
vers 5 heures, des flammes s’élevèrent de salles de son époque, le profond rema- ecclésiastique, dogmatique, morale,
l’annexe d’un marchand. Le beau temps niement qui vaut au visiteur d’admirer patristique, classiques latins et grecs,
avait desséché le bois des charpentes et cette prouesse artistique intervient un philosophie et droit civil… : si leurs motifs
un soudain vent d’ouest porta rapide- siècle plus tard, pour adapter la biblio- laissent une large place à la représen-
ment les gerbes de feu vers les maisons thèque aux nouvelles exigences de la fin tation des disciplines scientifiques, ces
voisines. En un rien de temps, les deux du baroque. Les abbés confient le tra- fresques placent au centre la Révélation
rangées de maisons du milieu du marché vail à Gotthard Hayberger, un architecte et la sagesse divine. En arrière-plan de
furent prises dans une mer de feu, tout de Steyr, au nord de l’Autriche, qui avait cette série consacrée à la « relation intime
comme l’église abbatiale. » Vingt mai- déjà contribué à de semblables travaux entre la religion, les arts et les sciences »,
sons partent en fumée, les voûtes de pour d’autres abbayes. Ses erreurs le se niche l’idée que « les arts et les sciences
l’église s’écroulent dans un crépitement font bientôt remplacer par Josef Hue- de l’humanité doivent s’épanouir sous la
infernal. Et le feu gagne inexorablement ber, originaire de Vienne, depuis long- protection et l’égide de la religion, et en
le réfectoire, les archives… temps à l’œuvre dans la région. Tout en même temps sous sa conduite ».
Grâce à la présence d’esprit et au cou- se basant sur les dimensions prévues Ce dialogue entre science et foi est
rage des habitants, le reste de l’abbaye par Hayberger, Hueber modifie entiè- également illustré par les sculptures
est sauvé. Et en particulier ce qui fait rement l’aménagement intérieur, en exceptionnelles qui décorent la biblio-
toujours sa réputation : son impression- s’inspirant non plus d’autres bibliothè- thèque, en particulier dans sa partie
nante bibliothèque baroque. Longue de ques d’abbayes prestigieuses, mais de centrale, au pied des colonnes. La majo-
70 m, large de 14, celle-ci abrite quelque la salle d’apparat de la bibliothèque de rité d’entre elles sont l’œuvre de Josef
© ADMONT MONASTERY/PEDA MARCEL. PAGE DE DROITE : © ADMONT MONASTERY.
Stammel (1695-1765), sculpteur baro- Medici, Philosophi, Theologici, Canonis- Dans un espace à part, l’abbaye
que de Styrie. De couleur bronze, elles tae, Historici sacri, Ascetae, Patres… » d’Admont conserve également une
fournissent à la salle les tonalités plus Les rayons Scripturis débordent de extraordinaire collection de
sombres, qui soulignent la clarté de dizaines de bibles de formes et de for- 1 400 manuscrits, 530 incunables (pre-
l’ensemble et le contraste des couleurs. mats d’une variété infinie. L’Encyclopé- miers ouvrages imprimés, antérieurs à
Plus spirituelles voire carrément religieu- die de Diderot, dont la présence, comme 1500) et d’imprimés datant des deux
ses dans les thèmes retenus – les vertus, celle d’autres livres du même genre, premières décennies du XVI e siècle.
les prophètes, les apôtres, les évangé- illustre aussi l’influence des Lumières C’est parmi eux que se trouvent les docu-
listes ou encore les fins dernières –, elles sur les moines bibliothécaires, trône ments les plus précieux. « Le plus ancien
présentent toutefois une apparence étonnamment dans la partie Ascetae. manuscrit du fonds, explique Reinhild
humaine. La Mort a les traits d’un sque- « Nous l’avons mise là parce qu’il y avait Rössler, chercheur en histoire à l’univer-
lette ailé s’approchant d’un pèlerin de de la place… » sourit Gudrun Schwab. sité de Vienne, date du début du IXe siè-
Saint-Jacques âgé, symbole de la fin du Sur les centaines d’étagères, de véri- cle. Il est écrit en latin et a vraisemblable-
long pèlerinage terrestre. L’Enfer prend tables trésors sont ainsi alignés. Dic- ment été apporté de Salzbourg. Autre
ceux d’un damné au visage déformé par tionnaires, chroniques, textes des pièce d’exception : le plus ancien manus-
le désespoir et l’effroi, dont les jambes conciles, histoires générales des pays, crit – en l’occurrence, un fragment – de
sont retenues par un démon au visage ouvrages des plus grands canonistes, langue allemande, probablement venu
animal. Celui-ci entraîne irrémédiable- encyclopédies géographiques, œuvres de l’abbaye de Klosterneuburg. » Parti-
ment sa victime, qui tente encore de se complètes des Pères de l’Eglise et des culièrement précieux également, un
défendre à l’aide d’un poignard. grands saints… Depuis le XII e siècle, évangéliaire de Salzbourg aux images
Au-dessus de cette figuration de l’abbaye dispose en effet d’un scripto- peintes sur fond de feuille d’or, ou encore
l’Enfer, un peu en retrait sur la gauche, rium très productif, qui copie de nom- les écrits d’Irimbert, moine de l’abbaye,
une inscription stylisée sur fond doré breux manuscrits pour elle-même ou auteur de nombreux commentaires des
indique « Patres » : les Pères de l’Eglise. pour d’autres monastères, contribuant livres de l’Ancien Testament. Tout au
« L’ensemble des livres, explique encore ainsi à la constitution du précieux longdel’année, enfonctionduthèmedes
Gudrun Schwab, sont classés, au moins fonds. Nombre d’autres livres ont en expositions, certains de ces manuscrits
en théorie, par thèmes : Historici profani, outre été acquis au fil des siècles. sont exposés dans le musée de l’abbaye,
ORA ET LABORA Ci-dessus : Engelbert d’Admont,
par Hans Steger, 1922 (abbaye d’Admont). Père abbé
d’Admont à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe,
Engelbert a laissé une œuvre importante traitant
aussi bien de théologie, de philosophie ou d’histoire
que de musique. Ci-contre, à gauche : Saint Marc
l’évangéliste, enluminure d’un manuscrit datant de
1090 conservé par la bibliothèque d’Admont.
Page de gauche : les moines bénédictins de l’abbaye
d’Admont, au nombre d’une vingtaine, se réunissent
quatre fois par jour pour la prière commune.
à côté d’œuvres d’art religieux des épo- Balduin de Salzbourg de ses possessions Peu de sources directes ont été conser-
ques médiévale et moderne, autres de Haute-Styrie pour fonder un monas- vées, hormis une « lettre de fondation »
richesses du patrimoine d’Admont. tère d’hommes à Admont, où se trouvait de 1106, écrite au temps du successeur
Remaniée au fil des siècles, consi- déjà une petite église. de Gebhard, qui mourut en 1088. Celle-
dérablement agrandie et décorée au C’est seulement trente et un ans plus ci conserve notamment la trace de l’im-
XVIIIe siècle avec la splendeur qu’on lui tard que le vœu de la sainte femme fut pressionnante liste de biens, terres et
connaît encore aujourd’hui, la bibliothè- réalisé. Et c’est avec le successeur de revenus confiés par Gebhard au patri-
que avait vu le jour dès les premières Balduin, Gebhard de Salzbourg, que moine de l’abbaye. Issue d’un édifice
heures du monastère, en 1074. Sous la s’ouvrit le premier monastère d’hom- antérieur, l’église fut consacrée le
houlette de leur archevêque, Gebhard, mes de la région. Ordonné à Paris en 29 septembre1074,en mêmetemps que
douze bénédictins de Salzbourg étaient 1055 après des études à Würzbourg, les premiers bâtiments monastiques.
alors venus fonder, dans ce coin reculé Gebhard avait été chapelain de l’empe- Une thèse impressionnante, rédigée
et pittoresque, un nouveau lieu de vie et reur Henri III du Saint Empire avant d’être en 1974 par Rudolf List à l’occasion des
de prière. Derrière les fenêtres, dans les nommé archevêque de Salzbourg en neuf cents ans d’Admont, dresse la chro-
jardins de l’abbaye, une statue du sculp- 1060. Accompagné de douze moines de nologie des soixante-trois pères abbés
teur Alfred Schlosser, qui trône, perchée l’abbaye Saint-Pierre – antique monas- qui se sont succédé à sa tête au fil des
sur son pilier, au milieu d’une large allée tère de Salzbourg, fondé au VII e siècle siècles. De cette longue série, l’histoire
bordée de pelouses soigneusement par saint Rupert, qui reste aujourd’hui un retient quelques figures. La plus impor-
taillées, conserve la mémoire de cette lieu de référence pour la vie bénédictine tante est celle d’Engelbert d’Admont,
épopée. A ses côtés, Hemma von Gurk, autrichienne –, il partit fonder Admont l’un des plus grands lettrés de la fin
mère de famille du XI e siècle devenue selon l’esprit réformateur et hautement du XIIIe siècle et du début du XIVe siè-
fondatrice d’abbayes après la mort de spirituel de Cluny, qu’il connaissait bien cle. Entré à l’abbaye en 1267, à l’âge
son mari, Wilhelm de Sanngau. Le pape pour avoir séjourné au monastère Saint- de 17 ans, il fut envoyé quelques années
Pie XI l’a canonisée en 1938. A Gurk, à Blaise, dans la Forêt-Noire. Son ambi- plus tard, à la demande de l’abbé
120kmausudd’Admont,elleavaitfondé tion, selon les historiens de l’abbaye : « la Albert Ier, poursuivre des études de gram-
un monastère de femmes en 1043. La diffusion du nouvel idéal monastique maire et de logique à Prague, puis de phi-
même année, elle fit don à l’archevêque reposant sur la vie intérieure ». losophie et de théologie à Padoue. De
d’Aquin Robert Carac- reconstituée. » En octobre 1945, une
ciolus, les Quaestiones cérémonie exceptionnelle marque le
super universalibus retour de la vie monastique à Admont.
Porphyrii de Duns Scot, le Vingt-sept moines bénédictins y
Dialogus de Guillaume vivent aujourd’hui. Solidement appuyés
d’Ockham, la Guerre des Gaules sur les deux piliers de la règle bénédic-
de César, la Géographie de Ptolémée, le tine – ora et labora –, ils veillent sereine-
retour à l’abbaye, il fut élu père abbé De Trinitate de saint Augustin… ment sur la précieuse bibliothèque,
en 1297 et devint l’auteur d’une œuvre « En neuf cent quarante-trois années témoin privilégié de dix siècles d’his-
L’ESPRIT DES LIEUX
L IEUX DE MÉMOIRE
Par Marie-Laure Castelnau
Vincennes
cetillustre
,
inconnu
Alors que la Sainte-Chapelle du château
de Vincennes vient d’être restaurée,
Thierry Sarmant retrace dans un livre
passionnant l’histoire de la résidence
médiévale des rois de France.
FORTERESSE ROYALE Ci-dessus : le château de Vincennes, unique résidence royale
du Moyen Age subsistant en France. Page de gauche : L’Arrivée de Louis XIV à Vincennes, 115
Q
uand « on a vu le grand donjon anonyme, fin XVIIe siècle (Moscou, musée Pouchkine). En bas : salle de la tourelle sud-est. h
féodal s’éveiller, apparaître peu
à peu, dans les teintes roses du soleil
levant ; puis, au plein soleil de midi, d’y travailler depuis près d’un quart et son patrimoine n’ont rien à envier
les bâtiments du Grand Siècle resplendir de siècle. Il connaît la joie quotidienne à ceux de Chambord ou Fontainebleau.
dans la majesté de leur ordre dorique » ; « des matinées brumeuses du château et « Il est comme eux, un des grands lieux
quand « on a pénétré le soir dans la Sainte- des lumières dorées des fins d’après-midi ». de pouvoir où s’est construit l’Etat », raconte
Chapelle, quand les verrières s’embrasent Au terminus de la ligne de métro n° 1, Thierry Sarmant. Non pas semblable
au feu des derniers rayons, comme les à vingt minutes du centre de Paris, aux résidences royales du cœur de
émaux d’une chasse scintillant aux multiples « ce château fort en banlieue » demeure la France (Compiègne, Fontainebleau,
lumières des cierges », témoigne le en effet peu visité des Parisiens et Saint-Germain-en-Laye, Versailles,
lieutenant-colonel de Fossa, grand historien des touristes, avec à peine plus de Blois ou Chambord), mais plutôt aux
du château de Vincennes après y avoir 100 000 entrées chaque année. « Nous châteaux parisiens aujourd’hui disparus :
connu la vie de garnison, on comprend avons surtout un public de scolaires », précise le Louvre de Philippe Auguste, le Temple
que le lieu suscite la passion. Empli de Pascal Monnet, l’administrateur. Pourquoi de Philippe le Bel, la Bastille de Charles V.
quiétude, magique et préservé, à deux pas une telle indifférence ? Vincennes a certes Il est le manoir où les rois de France
du tourbillon parisien, il est comme hors été souvent en travaux. Mais c’est peut- habitaient avant de résider à Paris, celui
du temps. Entouré d’un côté de la forêt, être aussi à cause de son statut d’enceinte où ils se rendaient à l’occasion de leur
de l’autre d’immeubles et de pavillons, militaire, partagée entre le ministère séjour dans la capitale, pour goûter
il a à la fois « Paris et les bois à ses pieds ». de la Culture et celui de la Défense. au « bon air » du bois. Rois et princes
Si proche qu’il soit de la capitale, Si la présence des archives de la Défense y séjournent et y chassent, les soldats
le château de Vincennes reste néanmoins dans un monument ouvert au public en y font de l’exercice, les gentilshommes s’y
un « inconnu célèbre », comme le souligne fait un grand site de la mémoire nationale, battent en duel, les voleurs y dévalisent les
Thierry Sarmant, conservateur en chef cette direction à deux têtes complique, imprudents, le bon peuple y ramasse le bois
du patrimoine, dans le beau livre qu’il comme au château de Rambouillet, ou y pique-nique depuis des millénaires.
vient de consacrer à Vincennes. Mille ans l’exploitation du lieu et les visites. Le château fut ainsi le témoin de mille
d’histoire de France (Tallandier). Cet Vincennes mériterait pourtant années de l’histoire de France, de drames
historien de Paris a lui aussi le privilège de sortir de l’ombre, car son histoire et d’assauts, de gloires et de désastres, 1
Menacé de destruction au début
de la Révolution, le château est sauvé
grâce à l’intervention de La Fayette.
En 1796, le Directoire le transforme en
arsenal. Napoléon renforce sa vocation
militaire par un décret de mars 1808
et adapte les lieux à l’artillerie moderne
en arasant les tours de l’enceinte.
de révolutions et de paix, de fêtes et de d’un donjon haut de 50 m à proximité du Le fort connaît son heure de gloire à la fin
bombardements, de destructions et de manoir. Son fils, Charles V le Sage, l’achève du Premier Empire, sous les ordres
L’ESPRIT DES LIEUX
restaurations. Il a vu défiler des monarques vers 1370, grâce à l’architecte Raymond du gouverneur Pierre Daumesnil, amputé
et des capitaines, des prisonniers et des du Temple. Donjon et manoir sont ensuite à Wagram. Avec moins de deux cents
prélats, des philosophes, des architectes protégés par une enceinte fortifiée de hommes, il brave pendant cinq mois les
et de grandes dames. Fort d’une plus de 1 000 m, ponctuée de neuf tours. Russes et les Prussiens au cri de « Rendez-
connaissance parfaite des dernières Satisfait de son œuvre, Charles V ne tarde moi ma jambe, je vous rendrai la place ! »
découvertes historiques, Thierry Sarmant pas à délaisser les résidences royales de En 1804, le duc d’Enghien est exécuté
a choisi de retracer cette histoire autour Paris (le donjon du Louvre et l’hôtel Saint- sur ordre de Bonaparte dans un des fossés
d’une trentaine d’épisodes où s’entrelacent Paul, dans le Marais, aujourd’hui disparus) de Vincennes (après la chute de l’Empire,
l’histoire architecturale de l’édifice pour y installer son gouvernement : Louis XVIII fera inhumer ses restes dans
et la destinée de ceux qui y ont vécu. Vincennes devient son Versailles… un somptueux mausolée dans la nef
Dans la mémoire collective, Vincennes A sa mort, en 1380, le chantier de de la Sainte-Chapelle du château. Un demi-
n’est pas identifié à un bâtiment mais la Sainte-Chapelle vient de commencer. siècle après, Napoléon III, par égard pour
à un arbre : le fameux chêne sous lequel Elevée sur le modèle de celle qui a été son oncle, dissimulera le mausolée dans
Saint Louis venait rendre la justice. Il est bâtie par Saint Louis à Paris, elle était l’oratoire sur la gauche de la nef…). Plus tard,
116 vraisemblable qu’il n’y a jamais eu un destinée à abriter une partie des reliques ce sera le tour des officiers du fort coupables
h chêne particulier affecté à cet usage, mais du Christ. Sa façade est l’un des chefs- d’avoir rallié la Commune de Paris.
plutôt un emplacement bien situé dans d’œuvre du gothique flamboyant. Thierry Sarmant rappelle dans son ouvrage
© XAVIER TESTELIN/DIVERGENCE. © JEAN-PIERRE DELAGARDE-CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX.
le bois et proche de la résidence royale. Elle ne sera achevée qu’en 1552, sous que si la Commune dans Paris intra-muros
Les séjours de Saint Louis à Vincennes ont le règne d’Henri II. Les derniers Valois, s’acheva par la « Semaine sanglante »,
été popularisés par Joinville, l’un de ses cependant, délaissent le château du 21 au 28 mai 1871, Vincennes ne
plus fidèles compagnons, dans sa Vie fortifié au profit de nouvelles résidences, s’est rendu que le 29. Le château fut donc
de Saint Louis, achevée en 1309. Plusieurs comme les châteaux du Val de Loire. le dernier réduit des insurgés.
gravures ou peintures le représentent en Pendant la minorité de Louis XIV, Pendant la Grande Guerre, la danseuse
outre sous un chêne avec, au loin, les tours Vincennes bénéficie d’un bref retour Mata Hari sera elle aussi fusillée non loin
du château et le clocher de la chapelle. en grâce : à côté du donjon, le cardinal de là, sur le polygone de tir. Des résistants
L’histoire de Vincennes avait commencé Mazarin fait en effet construire seront également passés par les armes
au XIIe siècle avec la construction d’un par l’architecte Le Vau un magnifique dans les fossés, le 20 août 1944. Quatre
manoir de chasse au milieu de la forêt palais de style classique, comprenant jours plus tard, les nazis y font sauter
par Louis VII. Il devient, après le palais notamment les ailes du Roi et de la Reine, trois dépôts de munitions, provoquant
parisien de la Cité, le lieu de séjour préféré pour abriter la famille royale. Louis XIV un gigantesque incendie qui détruit une
de son arrière-petit-fils Saint Louis choisit pourtant de l’abandonner pour partie des collections et cause de graves
et des souverains des XIIIe et XIVe siècles, s’installer à Versailles en 1682. Vincennes dommages aux ailes du Roi et de la Reine.
et accueille les événements importants perd alors son statut de résidence royale. Ainsi s’achèvent les heures sombres
de la vie de la famille royale, notamment Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le donjon, de l’ancienne résidence royale.
la naissance des premiers-nés. De 1270 transformé en prison d’Etat, reçoit des Quelques années plus tard, le
à 1350, Philippe III puis Philippe IV s’y prisonniers célèbres comme le prince de Versailles de Charles V faillit retrouver
marient, Louis X et Charles IV y meurent, Condé, avec sa femme, ou le surintendant sa splendeur d’antan. Thierry Sarmant
« rois maudits ». De ce manoir, détruit Fouquet, sous la garde de d’Artagnan. a en effet exhumé des plans inédits
en 1654, il ne reste aujourd’hui que Il accueille aussi Diderot, Mirabeau de transformation du fort pour un projet
la fontaine qui en occupait le centre. et le marquis de Sade, qui passe sept ans d’installation de la présidence de la
Au début de la guerre de Cent Ans, Jean II dans une cellule confortable et en République à Vincennes lors du premier
le Bon, de la branche cadette des Capétiens, profite pour commencer la rédaction mandat du général De Gaulle. Conseillé
les Valois, entreprend la construction des Cent Vingt Journées de Sodome. par son ministre des Affaires culturelles,
À NE PAS MANQUER
En mai et juin, la Sainte-
Chapelle abritera un concert
de la violoncelliste française
Ophélie Gaillard, puis la pièce
Naissance
du
Louvre
Des collections des rois de France à l’émergence
d’un musée universel, la première exposition
119
du Louvre Abu Dhabi retrace la genèse séculaire H
I
l y a quelque chose d’aussi déroutant le « premier musée universel du monde depuis les Valois et montrées à Versailles
que fascinant à voir la spectaculaire arabe » : une collection permanente de depuis le règne de Louis XIV, avant
Diane de Versailles, marbre romain 500 œuvres caractéristiques des gran- même que la Cour ne s’y installe en
inspiré d’un original grec et orgueil des des civilisations, dont 300 prêtées par 1682. C’est donc naturellement que la
premières collections royales françai- treize musées français et 200 acquises première section de l’exposition s’ouvre
ses, transportée au-delà des mers, dans par le nouveau musée. sur cette brillante naissance du Louvre
l’époustouflant écrin conçu par Jean A tout seigneur tout honneur, c’est dans l’orbite du Roi-Soleil, en présentant
Nouvel sur une île du golfe Persique. « Elle bien du musée parisien qu’il est ques- les différents niveaux d’accès aux œu-
n’avait pas quitté la France depuis que le tion dans la première exposition tempo- vres à Versailles, selon l’emplacement
pape Paul IV en avait fait don à Henri II en raire du Louvre Abu Dhabi. En retraçant qu’elles y occupaient vers 1700.
1556 », rappelle Juliette Trey, conserva- sa genèse et son développement à tra- Dans les jardins, ouverts à tous, le visi-
teur au département des Arts graphiques vers quelque 150 œuvres prêtées par la teur pouvait admirer les dizaines de
du Louvre et commissaire de l’exposition France, elle vise « à la fois à montrer com- sculptures contemporaines d’après
« D’un Louvre à l’autre », imaginée par ment on ouvre un musée et à rappeler l’antique en pierre, plomb, marbre ou
Jean-Luc Martinez, commissaire géné- que, s’il a officiellement vu le jour en bronze, comme l’Apollon sur son char
ral et président-directeur du Louvre, pour 1793, le Louvre n’est pas le fruit de la de Jean-Baptiste Tuby, installé au centre
célébrer en grande pompe l’ouverture du Révolution mais d’une volonté royale », du bassin en 1670, les groupes ornant la
Louvre Abu Dhabi, le 11 novembre der- souligne Juliette Trey. Le noyau des grotte de Téthys, dont le fameux Apollon
nier. Sous un dôme de 180 mètres de dia- œuvres proposées à l’admiration du servi par les nymphes de Girardon et
mètre formé de 7 850 étoiles métalli- public depuis plus de deux siècles est Regnaudin, achevé en 1672, ou le Milon
ques, 55 bâtiments cubiques abritent ce en effet formé des collections patiem- de Crotone de Pierre Puget, installé par
que Jean-Luc Martinez désigne comme ment assemblées par les rois de France Louis XIV à l’entrée de l’allée Royale en
L’ESPRIT DES LIEUX
© BEAUX-ARTS DE PARIS, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE BEAUX-ARTS DE PARIS. PHOTOS : © CHÂTEAU DE VERSAILLES, DIST. RMN-GRANDPALAIS/CHRISTOPHE FOUIN.
120
H
PERSPECTIVE Ci-dessus : Ruines de monuments antiques, par Jean Nicolas Servandoni, 1731. C’est cette toile de l’artiste italien,
apprécié pour ses décors de fêtes et d’opéra, qui fut retenue comme morceau de réception par l’Académie royale de peinture et
de sculpture. Elle témoigne du goût pour les vestiges archéologiques qui, depuis Rome, gagnait à l’époque l’Europe entière.
ANTICOMANIA Ci-contre : Galatée fut élaborée par Jean-Baptiste Tuby entre 1667
et 1674 pour la grotte de Thétys dans les jardins de Versailles. Ceux-ci, ouverts à tous,
permettaient de découvrir quelques-unes des œuvres des collections royales.
En bas : Buste de Vénus capitoline. Seule la tête est une pièce antique du IIe siècle apr. J.-C.
Acquis par Mazarin, ce buste fut vendu à sa mort à Louis XIV.
rempli de sang. Plus loin, on admire le les artistes protégés par le souverain.
Centaure Albani, autre marbre romain « Il faut imaginer le Louvre du XVIIIe siè-
d’après un modèle hellénistique, donné cle comme une sorte de ruche où se
à Louis XIV par le prince éponyme. Sa côtoyaient des artistes de toutes spécia-
mise à l’honneur, en 1713, dans une lités : non seulement peintres et sculp-
niche de l’escalier des Ambassadeurs teurs, mais aussi orfèvres, ébénistes, hor-
est astucieusement traduite ici par trois logers et joailliers », reprend Juliette Trey.
degrés menant à une niche analogue. C’est cette vie artistique au Louvre,
Sur le mur opposé se dresse le Buste de tissée d’émulation et de collaboration,
Vénus capitoline, marbre en partie anti- que traduit dans l’exposition le specta-
que qui appartenait à la riche collection culaire surtout de table du duc de Bour-
du cardinal Mazarin et fut acquis par bon, réalisé en argent fondu et ciselé
Louis XIV après la mort du ministre. entre 1735 et 1736 par l’orfèvre Jac-
Pour les plus chanceux – ambassa- ques Roëttiers. Cette scène de chasse
deurs ou souverains étrangers –, la visite
s’achevait dans le saint des saints :
l’appartement du Roi. Là se révélait le
goût personnel de Louis XIV, notam-
ment sa passion pour les pierres dures :
1683. A l’exposition, on admire, dans une prodigieuse collection de vases de 121
une salle octogonale évoquant un bos- sardoine, d’améthyste, de cristal de H
quet avec des découpes d’allées, les roche, byzantins ou milanais, somp-
statues d’Acis et Galatée de Tuby, com- tueusement montés d’or émaillé par des
mandées pour la grotte de Téthys, ou la orfèvres français au XVII e siècle, dont
Nymphe à la coquille, copie par Coyse- plusieurs pièces sont présentées à
voxdelastatuedelacollectionBorghèse, l’exposition. Les bronzes n’étaient pas
qui était présentée, avec seize autres en reste, comme le montrent L’Enlève-
copies d’antiques, sur les rampes latéra- ment de Proserpine par Pluton et L’Enlè-
les du parterre de Latone pour former une vement d’Orithye par Borée, réductions
manière de petit musée romain idéal. réalisées en 1692 de deux groupes de
Deuxième étape d’une visite aux col- marbre de Girardon et Marsy, pré-
lections royales, le Grand Appartement sentés ici dans l’esprit de leur
du roi et la Grande Galerie (la galerie des emplacement d’origine : une salle
Glaces) accueillaient non plus le tout- imitant la forme du salon Ovale,
venant mais les personnes correctement bâti par Hardouin-Mansart, où,
vêtues et les hommes portant l’épée, comme à l’exposition, ils repo-
qu’on pouvait louer au besoin à l’entrée saient dans des niches.
du château. Cette vitrine éblouissante Si, à la mort de Louis XIV,
est rendue dans l’exposition par une Versailles assurait un accès par-
pièce aux parois rouge sang, dont le cen- tiel aux œuvres d’art, il y avait pour-
tre est occupé par la Diane de Versailles, tant loin de là à l’ouverture d’un authen-
exposée dans la galerie des Glaces à tique musée, comme il s’en ouvrirait
partir de 1686. Au mur, la Thomyris de tout au long du XVIIIe siècle à Rome, Flo-
Rubens, une allégorie de la punition de rence ou Londres. Mais l’heure du Lou-
l’orgueil dévoyé, jadis exposée dans le vre n’avait pas encore sonné. Depuis
salon d’Apollon – alors salle du trône –, l’installation de la Cour à Versailles,
représente la reine des Scythes faisant l’ancienne résidence royale de Paris,
plonger la tête de Cyrus dans un vase toujours en construction, abritait en effet
© RMN-GP (MUSÉE DU LOUVRE)/J.-G. BERIZZI/SP. © RMN-GP (MUSÉE DU LOUVRE)/F. RAUX/SP. © RMN-GP (MUSÉE DU LOUVRE)/R.-G. OJÉDA.
L’ESPRIT DES LIEUX
122
H
de 50 kilos, formée de sculptures repré- puis à des conférences données devant l’exposition annuelle puis bisannuelle de
sentant un cerf traqué par cinq chiens et les œuvres, tel ce buste du Laocoon, la production artistique contemporaine
un loup pris au piège flairé par sa louve, copie du célèbre marbre des Musées du bientôt connue comme le « Salon », en
est directement inspirée du Loup pris au Vatican, modèle absolu du pathétique. référence au salon Carré où elle se tenait.
piège peint par son ami Oudry en 1732, L’exposition présente aussi de somp- Aussi nombreux qu’éclectique, le public
dont l’atelier au Louvre était voisin du tueux morceaux de réception. Pour la se presse à cet événement de premier
sien. Autre preuve de l’excellence obte- peinture, Hercule tuant Cacus (1718) ordre, qui offre aux artistes une publicité
nue au contact des meilleurs, l’extraor- de François Lemoyne, les majestueu- avantageuse et favorise l’émergence de
dinaire pendule dite « de la création du ses Ruines de monuments antiques la critique artistique. Exposé au Salon de
monde », en bronze patiné, argenté et (1731) de Jean Nicolas Servandoni ou 1771, le buste en terre cuite de Diderot
doré, haute de 1,43 mètre. Restaurée en le pittoresque Dogue se jetant sur des par Houdon évoque les célèbres comp-
2017, sa mécanique complexe émer- oies (1769) de Jean-Baptiste Huet. tes rendus que le philosophe fit des
veilla Louis XV et la Cour lorsqu’elle leur Pour la sculpture, le Méléagre mourant Salons de 1759 à 1781. Quant au Béné-
fut présentée à Trianon en 1754. (1713) de René Charpentier ou le gra- dicité (1740) de Chardin, à L’Oiseau
L’installation au Louvre, en 1692, de cieux Mercure attachant ses talonnières mort (1800) de Greuze et à la statue de
l’Académie royale de peinture et de (1744) de Pigalle. Ce sont ces pièces Vénus sortant du bain (1767) d’Alle-
sculpture ne contribua pas peu à ce qui formeront le premier fonds du futur grain, beau-frère de Pigalle, ils rappellent
bouillonnement artistique. Outre l’ins- musée lors de la saisie, sous la Révolu- quelques-uns des artistes ou des œuvres
tauration d’un système de prix, l’ensei- tion, des collections de l’Académie. pour lesquels il s’était enthousiasmé.
gnement du dessin s’y conjugue à des C’est aussi au Louvre que s’installe Le Salon de 1747 est déterminant
leçons de perspective et d’anatomie, régulièrement, à partir de 1737, pour l’ouverture d’un musée au Louvre.
MUSÉUM CENTRAL DES ARTS
DE LA RÉPUBLIQUE
Page de gauche : La Grande Galerie
du Louvre, par Hubert Robert, vers
1801-1805. On y déambule en simple
visiteur, ou l’on y vient pour copier les
œuvres de ses illustres prédécesseurs.
Reçu en 1766 par l’Académie royale
comme « peintre d’architecture »,
Hubert Robert fut associé, dès 1778,
par le comte d’Angiviller à l’équipe
chargée de la préparation du futur
Muséum, dont il fut officiellement
nommé « garde » six ans plus
tard. A son ouverture en novembre
1793, le musée ne comprend que
la Grande Galerie. Y sont exposées
les collections royales, qui
appartiennent désormais à la nation,
ainsi que les œuvres confisquées
aux émigrés et à l’Eglise. Ci-contre :
Le Bénédicité, par Jean-Baptiste
Siméon Chardin, après 1740.
Ci-dessous : Torse du Laocoon (copie
d’après l’antique), Italie, XVIIe siècle.
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d’amateurs pouvait y admirer la Marine, dans toute l’Europe pendant les guer-
soleil couchant et le Paysage, pâtre et res révolutionnaires. Des tableaux de
troupeau (vers 1630-1635) du Lorrain, Rubens raflés dans les Flandres aux
ou L’Evanouissement d’Esther (vers prestigieux antiques pillés en Italie,
1697) de Coypel, présentés à Abu comme le Laocoon et l’Apollon du Bel-
Dhabi. Et, par la même occasion, la védère, une moisson de chefs-d’œuvre
fameuse galerie de Marie de Médicis emplit bientôt les salles où Vivant
© CHÂTEAU DE VERSAILLES, DIST. RMN-GRANDPALAIS/CHRISTOPHE FOUIN. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/STÉPHANE MARÉCHALLE.
peinte par Rubens entre 1622 et 1625. Denon, nommé à la tête du Louvre par le
Mais l’impulsion décisive vient avec Premier consul en 1802, ordonne désor-
le règne de Louis XVI et la politique artis- mais les collections du plus grand musée
tique du comte d’Angiviller. Directeur du monde. L’année suivante, le Louvre
général des Bâtiments depuis 1774, devient pour une décennie le musée À LIRE
celui-ci lance simultanément un double Napoléon, dont la porte d’entrée est cou- D’un Louvre à l’autre.
programme de commande aux artistes ronnée du colossal buste en bronze de
Ouvrir un musée pour tous
et d’acquisition d’œuvres d’art destinées l’Empereur, œuvre de Lorenzo Bartolini,
124 Jean-Luc Martinez
à orner le musée qu’il projette dans la qu’on admire à l’exposition. Par un effet
H et Juliette Trey (dir.)
Grande Galerie du Louvre, « ce monu- collatéral, les artistes logés au Louvre
ment si désiré des artistes et de tous ceux doivent évacuer les lieux, un musée
Editions Xavier Barral/
qui s’intéressent à la gloire de la Nation et public ne pouvant plus être concédé à Louvre Abu Dhabi
des Arts ». Du côté des commandes : de des intérêts particuliers. 384 pages, 49 €
grandes peintures d’histoire comme En 1814, la chute de l’Empire est un
le Serment des Horaces (1784) de David crève-cœur pour Vivant Denon, qui doit
et les sculptures de la série des Grands organiser, impuissant, la restitution de
Hommes de la France. Pour les acqui- quelque 5 000 œuvres aux vainqueurs
sitions, de nombreuses peintures fla- de Napoléon. Mais la décennie que ces
mandes, comme en témoignent les chefs-d’œuvre avaient passée au Lou-
trois toiles présentées à l’exposition, vre lui avait légué le plus beau des tré-
acquises à Bruxelles par le marchand sors : sa vocation universelle, qui allait
Paillet en 1783 et 1785 pour le compte se développer tout au long du
de Louis XVI. Ou un lot de 1 061 dessins XIX e siècle et au-delà. Une
acheté à la vente de la prestigieuse col- salle de l’exposition présente
lection Mariette en 1775 et 1776, dont ainsi la variété des acquisi-
une dizaine sont présentés à Abu Dhabi. tions qui seraient désormais
Quand la monarchie tombe en 1792, le lot du Louvre, de la Grèce
la naissance du Louvre est imminente. antique à la Mésopotamie, de
Le gouvernement révolutionnaire l’Egypte ancienne à l’art médiéval,
s’empare aussitôt du projet et envisage et jusqu’à cette statuette moai en
même d’ouvrir le musée le 10 août 1793, bois, obsidienne et os, rapportée en
un an jour pour jour après la destitution 1838 de l’île de Pâques. C’est sous le
de Louis XVI, pour entériner l’appropria- signe de cette vocation universelle du
tion symbolique des collections royales musée que se place aujourd’hui son
par la nation. C’est finalement en homologue d’Abu Dhabi. Nanti d’un tel
novembre que la Grande Galerie ouvre parrainage mais privé du secours des
ses portes avec des moyens limités, siècles, il lui reste à relever le défi.2
© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/JEAN-GILLES BERIZZI/SP. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/STÉPHANE MARÉCHALLE.
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T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann
Danslespapiers
secretsde
Napoléon
Les Archives nationales et la Fondation
Napoléon ont entrepris la restauration
des cartes et des plans de la
Secrétairerie d’Etat de l’Empereur.
PHOTOS © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE. EN BAS : © ARCHIVES NATIONALES/FRANCE-CAROLE BAUER .
ARCHIVES Les documents fournis à la Secrétairerie d’Etat devaient aider l’Empereur 127
à prendre des décisions. Les plus grands peintres lui dessinaient ainsi des projets de nouveaux h
P
ierrefitte-sur-Seine. Le gigantesque uniformes ou de drapeaux (à gauche, en bas). Architectes et ingénieurs lui faisaient
bâtiment conçu par Massimiliano parvenir des plans détaillés de villes et de ports (ci-dessus et page de gauche) dont les plus
Fuksas est le plus grand centre grands formats nécessitent une restauration au sein de l’atelier même des Archives.
d’archives d’Europe. Il abrite depuis
cinq ans les archives des administrations
centrales de l’Etat postérieures à 1790. trésor encore inconnu du public, qui servait des comités depuis 1789, du secrétariat
Dix étages de couloirs aveugles et à guider l’Empereur dans ses décisions. général du Directoire et celles du cabinet
blafards, ultraprotégés contre l’humidité La Secrétairerie d’Etat, appelée aussi intérieur – furent conservées dans les
et l’incendie, 320 km de magasins, tous le cabinet extérieur, était dirigée par un entresols des grandes galeries du Louvre,
numérotés. Nous voici devant le M014, secrétaire d’Etat, véritable ministre des sous la responsabilité de la Maison du roi et,
l’un de ceux qui ont été réservés aux ministres, et formait, avec le cabinet à partir de 1818, du ministère de la Justice.
cartes et plans. Au fond de la pièce, intérieur, la direction bicéphale de l’exécutif, En 1849, le directeur des Archives
derrière d’autres meubles sans âme, dont Bonaparte avait hérité du Directoire. nationales, Jean-Antoine Letronne, obtint
un cube gris métallique, froid. Elle conservait un nombre considérable qu’elles soient versées aux Archives
Cécile Robin, l’archiviste chargée d’études de documents. En mars 1814, lorsque les nationales à l’hôtel de Soubise.
documentaires, tire un mince tiroir plat et, troupes étrangères approchèrent de Paris, Pendant vingt-quatre mois, Cécile Robin,
aussitôt, la vie palpite. Devant nous, un certaines de ses archives furent extraites du aidée d’une autre archiviste, a donc épluché
vaste plan de Florence, dessiné et aquarellé fonds à la demande de l’impératrice Marie- les quelque 2 000 boîtes et 1 700 registres
à la main par des architectes italiens, et Louise, avant que Talleyrand, bientôt du fonds de la Secrétairerie d’Etat. Elles
témoin unique de l’urbanisme de la ville président du gouvernement provisoire, ont identifié plus de 1 800 plans, cartes et
avant que ses remparts et une grande n’y mette les scellés, non sans avoir fait dessins, numérisés et mis progressivement
partie de son cœur historique ne soient disparaître au préalable tout document en ligne. « Quand les documents avaient
détruits au XIXe siècle. Ce plan provient du susceptible de lui nuire auprès des achevé leur navette entre l’exécutif et les
fonds de la Secrétairerie d’Etat impériale, Bourbons. Pendant les Cent-Jours, secrétaires d’Etat, explique-t-elle, Napoléon
dont les Archives nationales et la Fondation Napoléon a certainement dû en détruire apposait le « N » de son paraphe. Il faisait
Napoléon ont décidé de mettre en valeur quelques-uns lui aussi ! Sous la Restauration, travailler les spécialistes locaux : architectes,
les plans, dessins et cartes. Un véritable ces archives – auxquelles s’ajoutaient celles ingénieurs, comme le montre ce plan de la 1
L’ESPRIT DES LIEUX
1 AN
D’ABONNEMENT
6 NUMEROS
nationales et la Fondation Napoléon ont Celle qui concerne les phares et balises
donc lancé un appel aux dons pour boucler est en cours : il faudra quatre à cinq ans
le financement du chantier. La plupart des pour venir à bout de ses 4 000 à
archives vont partir chez des restaurateurs 5 000 pièces. Entre-temps, les restaurateurs
extérieurs. Seuls les documents trop abîmés s’occuperont des documents qui doivent
ou trop grands sont restés, comme ce être présentés durant les expositions
calque représentant un projet d’urbanisme temporaires, comme celle qui se déroule
pour la rue de Rivoli. Il restait dans la main actuellement à l’hôtel de Soubise : 129
dès qu’on le touchait… Une seule solution : « Dessiner pour bâtir ». Il arrive aussi h
étaler à plat ce qu’il en reste et le parfois qu’un responsable de fonds se
reconstituer pièce à pièce. Un vrai puzzle ! rende compte qu’un document demandé
Comme les autres calques, il a donc par un lecteur est trop abîmé pour être
été soigné sur place, dans l’atelier de communiqué. Celui-ci est donc soigné L’HISTOIRE
la maison – 400 m² au quatrième étage à l’atelier, qui participe également à des
du bâtiment. Son responsable, Marc projets communs : piloté par le Centre
EST UN PLAISIR
Gacquière, supervise aussi la restauration de recherche du château de Versailles,
du plan de l’hôtel de Soubise, à Paris, d’une le projet Verspera réunit ainsi les Archives Abonnez-vous en appelant au
surface équivalente. « Nous avons eu la
chance de pouvoir discuter avec l’architecte
nationales, la Bibliothèque nationale de
France et le laboratoire Etis de l’université 01 70 37 31 70
avant la construction, explique-t-il de Cergy-Pontoise autour de la avec le code RAP18001
en montrant les grandes vitres exposées numérisation et la modélisation des plans
PAR INTERNET
à la lumière directe et le surplomb de Versailles sous l’Ancien Régime.
www.figarostore.fr/histoire
du cinquième étage, qui empêche le soleil Dans une pièce d’angle, au bout de
de taper trop fort. Seize restaurateurs l’atelier, le doreur Christian Jeanjean règne PAR COURRIER
travaillent entre ici et Paris, dont deux sur la troisième collection de fers française en adressant votre règlement de 35 €
restaurateurs de photos et un doreur. Les (la première est celle de la Bibliothèque à l’ordre du Figaro à :
autres membres de l’équipe sont spécialisés nationale, la deuxième celle que conserve
en restauration de livres ou d’arts le Muséum d’histoire naturelle). Il les Le Figaro Histoire
graphiques. Contrairement à la Bibliothèque utilise au gré des restaurations et les replace Abonnement, 4 rue de Mouchy,
nationale de France, il y a peu de travail soigneusement dans les vitrines où ils 60438 Noailles Cedex
de restauration des reliures aux Archives, sont rangés côte à côte : on y trouve les
Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux
hormis quelques-unes comme celles des fleurs de lys royales, les « N » impériaux abonnés et valable jusqu’au 30/06/18. Informatique
archives du Parlement de Paris, reliées avec et les fers en bronze de la République… et Libertés : en application des articles 38, 39 et 40
dela loi Informatique et Libertés, vous disposez d’un
la peau des animaux tués par Louis XV. » Un patrimoine d’autant plus précieux qu’il droit d’accès, de rectification et de radiation des
Les restaurations sont toujours menées n’existe plus qu’un seul graveur à Paris informations vous concernant en vous adressant
à notre siège. Photo non contractuelle. Société du
a minima. Les papiers sont nettoyés avec capable d’en fabriquer de nouveaux ! 2 Figaro, 14 boulevard Haussmann 75009 Paris. SAS au
capital de 16 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
A VA NT, A PRÈS
Par Vincent Trémolet de Villers
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.
Crise
d’ adolescence
J
ean-Pierre Le Goff ne voulait pas écrire « Il faut le progrès, disait De Gaulle à la
ce livre. L’homme est modeste, pudi- télévision, mais il ne faut pas la pagaille. »
que, et le sociologue sait trop où peu- Les parents goûtent au progrès avec
vent mener les vertiges de l’ego. Il a ivresse. Ils célèbrent le « dieu atome »
L’ESPRIT DES LIEUX