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Texte intégral
1 Cet ouvrage d’Achille Mbembe a été réédité en 2020 par les éditions La
Découverte, vingt ans après une première édition chez Karthala. Entre ces deux
dates, l’universitaire camerounais a publié une œuvre conséquente, avec
notamment Critique de la raison nègre en 2013, Politiques de l’inimitié en 2016 et
Brutalisme en 2020 aux éditions La Découverte1. Avec un regard conjuguant
sociologie, histoire, philosophie et anthropologie, l’auteur rend compte du
devenir des sociétés africaines après la période des décolonisations officielles. Il
s’agit en réalité de décrire le régime social postcolonial, c’est-à-dire non
seulement ce qui caractérise ces sociétés africaines, mais aussi le discours
occidental (post)colonial obsédé par l’Afrique comme espace périphérique
dépendant2. Achille Mbembe s’appuie sur les penseurs postmodernes
francophones pour montrer la complexité des trajectoires africaines qui ne se
réduisent ni à des États défaillants ni à des oligarchies corrompues.
2 La postcolonie désigne l’espace-temps qui succède à la fin de la colonisation et
révèle la rémanence d’un imaginaire colonial. En s’appuyant sur les conceptions
de Castoriadis (p. 271), l’auteur met en évidence la manière dont les significations
imaginaires issues de la colonisation sont encore en vigueur dans le régime de la
postcolonie (p. 184). La première caractéristique de la postcolonie est le
commandement et le dressage des corps. En effet, les dictatures postcoloniales
mettent en scène un rituel dithyrambique du pouvoir, semblable à celui des
anciens régimes communistes (p. 158 ; p. 214). En outre, la mécanique du pouvoir
se répète avec la mise en ordre systématique d’un culte de la personnalité. Le
« potentat postcolonial » récupère la violence coloniale pour s’arroger le droit de
commander. De cette manière, le régime politique en est réduit à sa pure
dimension infantilisante, se démontrant incapable d’instituer des possibilités de
délibération publique qui associent les populations. Le régime postcolonial se
caractérise par l’arbitraire du pouvoir et de l’État, qui monopolise une violence
illégitime (p. 118) pendant que les institutions internationales mettent en place
des « plans d’ajustement structurel » (p. 126) avec des instructions précises pour
la gestion financière des pays (réduction des dépenses publiques et des déficits).
Bien que le régime postcolonial eût établi dans certains cas des compromis avec
les communautés locales pour qu’elles prennent en charge par la solidarité
communautaire des politiques publiques précises, les institutions internationales
ont sapé le fondement de ces différentes communautés par le biais de leurs
politiques néolibérales (p. 130).
3 Achille Mbembe consacre son deuxième chapitre à la notion de
« gouvernement privé indirect » pour mettre en évidence les logiques de
captation du pouvoir par des groupes spécifiques. En réalité, les régimes de
propriété et de souveraineté sont la plupart du temps détournés par les pouvoirs
en place, comme ce fut le cas à des époques antérieures. Au temps de la
postcolonie, les autocraties corrompues finissent par créer inconsciemment des
structures et des logiques parallèles dans lesquelles les individus trouvent des
solutions informelles à leur subsistance matérielle. Ce dédoublement des
procédures étatiques et administratives fait partie du développement du
gouvernement privé indirect (p. 153). Achille Mbembe analyse ces logiques
d’« enchevêtrement » (p. 155) où les structures étatiques sont dédoublées et
mimées par d’autres dispositifs parallèles ayant le même objectif. Les individus
jonglent entre ces différents niveaux pour pouvoir survivre.
4 Les réactions à la persistance du régime colonial se saisissent dans la mise en
forme littéraire d’une esthétique de la vulgarité. Le phallocentrisme colonial est
ainsi dénoncé par les romans africains postcoloniaux qui remettent en cause
l’organisation de cette violence physique exercée sur les sujets aliénés. Dans cette
perspective, « la postcolonie est une pluralité chaotique, pourvue d’une
cohérence interne, de systèmes de signes bien à elle, de manières propres de
fabriquer des simulacres ou de reconstruire des stéréotypes, d’un art spécifique
de la démesure, de façons particulières d’exproprier le sujet de ses identités »
(p. 184). C’est en véritable sémiologue qu’Achille Mbembe analyse la postcolonie
comme régime spécifique de dressage des corps et de violence systémique. La
postcolonie poursuit inlassablement l’œuvre brutale de la colonisation. En
s’appuyant sur le cas du Cameroun, l’auteur montre comment l’obscénité,
l’hilarité et la fête commandée par le pouvoir deviennent un cadre d’expression
populaire (p. 194). Le pouvoir s’y donne en spectacle dans sa violence propre.
Achille Mbembe prend pour exemple la narration de faits divers de certains
quotidiens camerounais pour mettre en évidence le jeu de simulacres propre à
l’esprit de la postcolonie (p. 198). L’ivresse, le viol, les excès de violence font
partie de l’économie de cette postcolonie. La langue de bois des discours officiels,
de même que les articles des quotidiens, font ressortir ce régime de l’absurde
enraciné dans un cynisme généralisé. La postcolonie se plaît à généraliser la
violence coloniale comme fait social total à travers les abus de pouvoir
systématiques des bureaucrates postcoloniaux (p. 223). L’esthétique de la
vulgarité repose de facto sur la référence omniprésente aux orifices et à la
copulation, à l’instar des personnages du romancier congolais Sony Labou Tansi3.
« La vie quotidienne du bureaucrate en postcolonie est ainsi faite : d’alcool, de
jeux, de propos paillards et d’images lubriques, lorsqu’il s’agit de mettre en cause
la vertu des femmes, d’évoquer les organes des secrétaires de bureaux, ou les
performances sexuelles des favorites déclarées ou de petites maîtresses » (p. 224).
Achille Mbembe analyse en anthropologue les rites de la bureaucratie
postcoloniale et la manière dont ils sont rapportés par la presse. L’énumération
de titres honorifiques ampoulés ainsi que la narration de faits et gestes des
bureaucrates accompagnent les rites de nomination et de distinction du régime
postcolonial (p. 232). Dans des analyses qui rappellent celles de l’anthropologue
Georges Balandier4, Achille Mbembe écrit : « comme on le voit, l’obscénité, en
tant qu’elle n’est pas d’abord une catégorie morale, constitue, au fond, l’une des
modalités de l’exercice du pouvoir en postcolonie » (p. 233). L’auteur est
certainement le premier à décrire aussi précisément le régime bureaucratique
postcolonial.
5 Les analyses d’Achille Mbembe s’enracinent dans la compréhension
psychanalytique de la dynamique des pulsions. Il s’interroge sur les religions à
partir de la libido divine à laquelle elles donnent lieu. « Derrière la métaphore de
la libido divine, nous nous intéressons par conséquent à une figure très
particulière du pouvoir : le pouvoir du fantasme et le fantasme du pouvoir en tant
qu’ils passent par la pulsion et le tremblement divins et en tant qu’ils permettent
d’atteindre une certaine quiétude et une complétude dont la référence finale est
le salut » (p. 236). La radiographie de l’ordre théologico-politique est ici
entreprise pour comprendre l’économie libidinale de la postcolonie. Ainsi,
Mbembe effectue une description du christianisme sous le prisme du « flux
salvifique » (p. 252) en interprétant le sens de la crucifixion du Christ. Ce flux est
primordial dans la mise en présence d’un acte orgasmique mêlant amour et
mort. Le sacrifice, dans un étal de souffrances et d’érotisme, devient le lieu par
lequel le délire de Dieu se signale à l’homme (p. 253). C’est certainement cette
image d’un Dieu absorbant l’homme au moment de la résurrection qui gouverne
l’imaginaire des sociétés chrétiennes, fondées sur un régime mémoriel spécifique
(p. 259). La postcolonie n’échappe pas à ce déterminisme premier, elle ne fait que
réactualiser ce fantasme originaire d’un pouvoir qui se met en scène dans la
violence érotique exercée sur les corps (p. 266). Cette analyse théologique est
primordiale pour comprendre la fabrication de significations imaginaires de la
postcolonie.
6 Dans ses aspects quotidiens, le pouvoir postcolonial s’exerce à partir de lieux
comme la caserne ou le poste de police (p. 271), où il organise la violence en
prescrivant, en brimant, en intimidant et en censurant. Le terme
d’enchevêtrement revient souvent sous la plume d’Achille Mbembe quand il
caractérise les empilements administratifs du régime postcolonial et les
amalgames créés notamment autour des stéréotypes des colonisés (p. 279). Ce
mot rappelle en filigrane celui d’« entrelacs » que l’on retrouve chez Merleau-
Ponty5 lorsque ce dernier pense l’articulation entre la conscience et la conscience
de soi. Le régime postcolonial fige les représentations des colonisés et réinstitue
le code de l’indigénat en ancrant la distinction entre les autochtones et les autres
(p. 68-69).
7 In fine, l’objectif de l’ouvrage d’Achille Mbembe est de réhabiliter le sujet
africain qui résiste à tout imaginaire dominant, mais qui est en même temps
victime du régime de la postcolonie à la dérive. Percevoir l’Afrique sous l’angle
uniforme de l’atrocité, de l’urgence et des exactions, c’est se condamner à penser
le sujet africain comme éternellement hétéronome. La postcolonie est un espace
de non-sens sans aucune ambition téléologique, et elle est peut-être pour cette
raison ce qui pousse les Africains à réinventer l’Afrique. En réalité, le livre
d’Achille Mbembe montre comment les discours d’infériorisation du colonisé ont
remplacé la perception de la complexité des modes de vie africains. Ainsi, tout
discours sur l’Afrique ne peut échapper à cet impensé (post)colonial, d’où la
nécessité de ne s’intéresser qu’au sujet colonisé en déconstruisant les catégories
coloniales perdurant dans l’ère de la postcolonie.
Notes
1 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013 ; Politiques de
l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016 ; Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020. Pour ce
dernier ouvrage, notre compte rendu pour Lectures :
https://doi.org/10.4000/lectures.42506.
2 Nous pourrions inclure presque tous les colloques et les conférences s’intéressant à
« l’Afrique émergente » ces dernières années, notamment :
https://www4.fsa.ulaval.ca/evenements/defis-apres-covid-19-afrique-emergente/ et
http://recherche.parisdescartes.fr/cmh_esl/Archives/Archives/18-juin-2015-Colloque-L-
Afrique-emergente2.
3 Sony Labou Tansi, L’Anté-peuple, Paris, Seuil, 1983.
4 Georges Balandier, Le détour : pouvoir et modernité, Paris, Seuil, 1985.
5 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 344.
Rédacteur
Christophe Premat
Maître de conférences en études culturelles à l’Université de Stockholm.
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