1
Désormais BR dans le texte.
2
Désormais Pl dans le texte. Le film de Renato de Maria, La Prima linea, sera abrégé
LPl.
3
Plus de 923 personnes ont été poursuivies et leur grande majorité condamnée dans
le cadre des enquêtes ouvertes contre la mouvance Prima linea (Pl) pour la période
1976-1983 contre 911 dans le cadre des procès contre la structure historique des
Brigades Rouges (1970-1981). 149, dont un certains nombre également jugés dans le
cadre des procès contre Pl, seront poursuivis dans le cadre des enquêtes contre les
COLP (Comunisti Organizzati per la Liberazione Proletaria), organisation dans laquelle
milite Segio après son désengagement de Pl et qui organisera l’assaut contre la
prison de Rovigo notamment. Chiffres cités dans Paolo Persichetti et Oreste Scalzone,
La révolution et l’Etat. Insurrections et « contre-insurrections » dans l’Italie de
l’après-68, Dagorno, Paris, 2000, p. 307.
4
L’expression est de l’historien Giovanni De Luna dans Le ragioni di un decennio.
1969-1979. Militanza, violenza, sconfitta, memoria. Feltrinelli, Milan, 2009, p. 7.
5
Dans son ouvrage portant sur l’extrême gauche et les luttes sociales des années
1970 De Luna affirme ainsi que « les militants politiques de la gauche
[extraparlementaire] qui ont à cette époque payé de leur vie leur engagement (…)
ont presque tous été expulsés de la mémoire collective italienne. Les « années de
plomb » leur sont tombées dessus comme une pierre tombale. Tout a été applati par
cette définition, tout a disparu dans le vortex du terrorisme, toute la mémoire de ces
années-là se sont ramassées autour de la figure souffrante et douloureuse d’Aldo
Moro ». Ibid., p. 7-8.
Le sourire de Segio et Ronconi, à l’inverse, c’est encore celui d’une
période où « l’Histoire mordait la nuque6 », celui d’un moment où l’horizon
d’une transformation radicale de la société, distincte à la fois du modèle
occidental et du modèle bureaucratique d’Europe de l’Est, semblait à
portée de main. C’est aussi le sourire de la fraternité et de la complicité
des armes et des « camarades » pour reprendre le titre du roman de
Cesare Pavese et du film de Mario Monicelli. C’est aussi et surtout le
sourire de l’amour de Segio e Ronconi qui se retrouvent après plusieurs
mois de séparation.
Plus qu’ailleurs en Europe les années 1970 sont en Italie à la fois
longues et violentes, marquées par un intense processus d’insubordination
ouvrière, « le mouvement social (…) le plus large et irréductible jamais
produit par le monde occidental de l’Après-guerre7 ». Plus ailleurs qu’en
Europe occidentale ce passé va se retrouver oblitéré par la suite au profit
d’un présent perpétuel, télévisé, précarisé dont le paradigme actuel n’est
autre que le berlusconisme [citer Micromega]. Depuis la fin des années
1990 cependant le cinéma italien commence à se saisir de ces années
1970 à travers un certain nombre de films dont la toile de fonds ou la
thématique centrale est précisément « les années de plomb8 ».
C’est notamment le cas du film de Renato De Maria, La Prima linea, tiré
du récit autobiographique de Segio, Miccia Corta, avec la trame duquel
lequel il ne prend au final que très peu de liberté. Le film de De Maria
raconte par le menu l’évasion de la prison de Rovigo de quatre militantes
dans une narration entrecoupée d’analepses retraçant parallèlement
l’histoire politico-militaire de Pl ainsi que l’histoire politico-amoureuse de
Segio, qui dirige l’assaut, et de Ronconi, qui figure parmi les évadées : en
prenant quelque licence cinématographique et politique avec le film de
Lina Wertmüller, il s’agit en quelque sorte d’une « histoire d’amour et
d’anarchie » des années 19709.
De Maria, à la suite de Segio, se propose d’écrire l’histoire de la
« longue saison des armes et de la rébellion (…) en évitant la mémoire
viciée et partielle des compte-rendu de procès et la mémoire superficielle
ou (…) lacunaire, pleine de stéréotypes et d’inexactitudes (…) de bon
nombre d’ouvrages journalistiques et universitaires [sur cette
période] 10 ». C’est une des raisons d’ailleurs pour lesquelles avant même
6
L’expression est de Daniel Bensaïd qui parle de l’urgence de l’engagement et de
l’enthousiasme militant après 1968 dans son autobiographie, Une lente impatience,
Paris, Stock, XX p. XX.
7
Cesare Battiti, L’Ultimo sparo. Un « delinquente comune » nella gueriglia italiana,
DeriveApprodi, Rome, 1998, p. 126.
8
On songera notamment à La meglio gioventù (Giordana, 2003), Buongiorno notte,
(Bellocchio, 2003), Signorina Effe, (Labate, 2007), Mio fratello è figlio unico, (Luchetti,
2007) ou plus récemment Il grande sogno (Placido, 2009).
9
Citation de Segio sur amour/politique.
10
Miccia p. 9 C’est la lecture qu’en donne le cinéaste italien Nanni Moretti en 1995
lors de la sortie du premier film des années 1990 sur l’expérience des BR et dans
lequel, d’ailleurs, il joue : La seconda volta (Mimmo Calopresti, 1995). « Les
terroristes sont des assassins qui ont tué de manière insensée et qui ont écrit des
communiqués qui contenaient un tas de bêtises. Aujourd’hui ça e choque de voir
qu’ils écrivent des livres (…). De leur part je préférerais plus de pudeur et de
discrétion ». Cité par Gino Nocera, « Les années de plomb au cinéma », in Marc
sa sortie le film a suscité une vive polémique en Italie. On accusait
notamment De Maria et les acteurs de faire la part belle aux terroristes, ce
pour quoi le ministre de la Culture Sandro Bondi ainsi que la ville de Milan
ont refusé de financer le tournage tel que cela était initialement prévu11.
C’est en ce sens que l’on peut lire le film et le récit comme une sorte de
prisme à travers lequel l’Italie voudrait ou à l’inverse refuserait de
reconsidérer sa propre histoire immédiate. C’est en sens que l’on peut
considérer le récit à la première personne de cette évasion collective
comme une sorte de synecdoque particularisante des années 1970,
comme une métaphore de la gauche armée italienne, de sa parabole et de
son échec. C’est donc à travers cette lecture que nous essaierons de
comprendre dans quelle mesure le bilan que Segio tire de sa propre
expérience, seul face à l’Histoire et à son histoire, permet réellement de
renouveler la vision dominante véhiculée pendant prés d’un quart de
siècle sur les « années de plomb ».
14
Aux côtés de ceux avec qui il construit son propre noyau des COLP, à savoir Diego
(ancien dirigeant ouvrier de la Falck à Milan, cadre de Pl, évadé de la prison de
Plaisance, clandestin) et Rosario (ancien cadre de Pl, clandestin lui aussi), Segio
affirme que « aucun de nous n’acceptait l’idée d’abandonner les camarades en
prison. Nous étions d’accord sur une chose : nous ne devions en aucun cas
reconstruire une nouvelle organisation avec des finalités politiques, et encore moins
recruter des jeunes (…). Si nous choisissions de prendre les armes, c’était
simplement pour essayer de libérer nos amis qui pourrissaient en taule. Rien
d’autre ». Miccia, p. 48.
2. Analepses et impasse : la parabole de la gauche armée
italienne
A mesure où le commando se prépare puis traverse la plaine padane, le
narrateur, Segio, lacéré par les doutes, se souvient du passé. C’est dans
ce cadre que les analepses prennent tout leur sens dans le récit et le film.
« Ce qui est raconté dans le livre est une histoire de Prima linea, [et se
concentre volontairement] sur un seul épisode, la libération manu militari
de quelques camarades de la prison de Rovigo (…), le récit (…) ne s’est
consenti que quelques flashbacks rapides et sommaires ». C’est bien dans
ces creux, ces rappels et souvenirs ébauchés qu’il faut chercher les
raisons de l’action de janvier 1982 et de la défaite de l’expérience de la
gauche armée italienne selon Segio.
Les analepses suggestives que nous offrent le livre et que De Maria
synthétise dans le film sous une forme plus fictionnelle en s’inspirant
également du second ouvrage de Segio publié en 2006, Una vita in Prima
linea, nous permettent de comprendre le cadre plus général au sein
duquel fait sens l’action du 3 janvier. On y découvre la naissance très
romanesque de l’histoire des Baader et Meinhoff italiens, Segio et Ronconi,
mais ces analepses nous permettent surtout de comprendre l’élément
tragique qui taraude le film : la déchirure progressive entre le sujet
politique, c’est-à-dire l’organisation, ici Pl, et le sujet social qu’il entend
accompagner, en l’occurrence la classe ouvrière en lien avec laquelle Pl
s’est construite. C’est ce que détaillent notamment deux séquences du
film, ramassées et brèves, structurées autour de dialogues.
15
On peut imaginer Breda Siderurgica cf. una vita p. 59.
16
Cf. première scène avec le geste de la P38.
personne » prévient Piero17. « Je blaguais » répond Segio, dans une
parfaite dénégation.
Quelques détails de cette scène jumelle, très rapide, révèle plusieurs
éléments. La fraternisation autour d’un verre de vin et l’accueil des
ouvriers de l’équipe de nuit sur le piquet de grève montre combien à
l’époque l’extrême gauche italienne ne se construit pas en extériorité avec
les luttes ouvrières mais en leur sein18. L’action menée en appui à la lutte,
de l’extérieur, pour « donner une leçon » au briseur de grève, pour
reprendre l’expression de l’époque, révèle quant à elle la manière dont Pl
conçoit son activité. Elle « répond à une logique de soutien aux luttes et
aux initiatives ouvrières en cours (…) formulées (…) par les comités
ouvriers ou les ouvriers19 » eux-mêmes. Pl, comme le définit son premier
tract public, ne se veut pas direction du salariat mais à l’inverse au service
de la seule direction [reconnue], les grèves internes [cortei interni], les
grèves sauvages, les actions contre les agents de l’ennemi, la subversion
spontanée, la conflictualité extra-légale20 ». En quelques mots cependant
Piero met en garde Segio contre la spirale à laquelle une telle logique peut
mener. Segio, à l’époque, refuse d’écouter.
21
Una vita, p. 65. Goli Oto, (réunions à Zagreb/Pola, arrêté par l’OZNA, 1948 (puis
interné dans cp de concentration 1949-1952, fuit en 1956, alors que Segio a à peine
1 an.
22
C’est notamment le cas du beretta que Segio utilise lors de la première action
armée à laquelle il participe contre le siège du syndicat fasciste CISNAL de Sesto en
octobre 1974, lorsqu’il a dix-huit ans. C’est cette arme que l’on voit apparaitre dans
la scène antérieure que nous avons décrite, au milieu des années 1970, après
l’action contre l’agent de maitrise. Segio acteur dit à son ami qu’il s’agit « d’un vieux
flingue, qui date des années de la guerre et qu’il tient de vieux maquisards ». Soit dit
en passant, le titre de l’organe de la mouvance Pl, Senza Tregua (une des deux
revues de référence de la gauche radicale de l’époque avec Rosso, animée par Toni
Negri), reprenait d’ailleurs le titre des mémoires d’un des commandants partisans les
plus importants de la guerre civile italienne post-1943 Giovanni Pesce.
L’autobiographie de Pesce était un des ouvrages de référence des gauchistes de
l’époque.
23
Dans Buongiorno, relit Lettere di condannati a morte della resistenza. (lien
revendiqué qui s’est brisé).
24
Il s’agit du chiffre que donne Segio dans Una vita p. 80.
fuir à l’étranger alors que ses compagnons d’armes étaient, eux, en
prison.
Segio insiste ainsi dans ses écrits sur la nécessité de contextualiser la
praxis politique des groupes de gauche de l’époque afin d’en comprendre
les mécanismes, « l’impasse » et les raisons de leur échec25. Selon lui
l’erreur fondamentale a été le choix des armes, ce que reprend et amplifie
De Maria sur une tonalité plus morale encore.
Le cinéaste filme ainsi, dans plusieurs scènes, sur des plans rapprochés,
la stupeur se lisant sur le visage des victimes de Pl avant l’entrée en
action des commandos auxquels participe Segio comme si le « tu ne
tueras point » lévinassien que De Maria laisse entrevoir dans le regard des
victimes s’était grippé. C’est ce qu’affirme violemment Segio dans le film
lorsqu’il annonce à Ronconi son intention de quitter l’organisation : « je
n’en peux plus de voir le regard de nos victimes (…), ce regard on le
portera en nous pour toujours (…). Tu trouves que c’est juste, toi, que pour
lutter pour un monde meilleur, il nous faille renoncer à notre propre
humanité ? Et tu sais quand on a perdu notre humanité ? Quand on a
choisi de prendre les armes26 ».
Dans le cas de Segio autobiographe cette remise en cause de la
légitimité de la violence au nom d’une morale supérieure lui sert
d’explication à la faillite du projet politique de Pl. A aucun moment ce qui
est en cause c’est, pour reprendre une expression de Daniel Bensaïd,
l’hypothèse stratégique de la gauche armée italienne27. Le choix de la
guerre populaire prolongée, hybridée d’une bonne dose de spontanéisme
ouvrier dans le cas de Pl, est une sorte d’hypothèse que la gauche
radicale, notamment Pl, aurait été contrainte de choisir en raison du climat
objectif des « années de plomb » marqué, comme le soulignent nombre
d’historiens reconnus comme Giorgio Bocca, par une dérive autoritaire de
l’Etat italien ayant favorisé l’émergence du « parti armé28 » (attentas,
tentatives de coups d’Etat, répression, lois d’exception, etc.).
Dans la plupart des autres films sur les années 1970 sortis depuis une
dizaine d’années la faillite de l’extrême gauche est expliquée par la soif de
25
Segio refuse d’ailleurs de faire de distinction entre « la meglio gioventù », les
militants de la première moitié des années 1970 marqués par le sceau de l’innocence
et « la peggio gioventù », ceux qui ont continué à faire de la politique par la suite et
on basculé dans la lutte armée. Pour Segio il n’existe pas de discontinuité
fondamentale entre eux comme le souhaiteraient un certain nombre, militants de
Lotta Continua jusqu’à son autodissolution en 1976, et aujourd’hui à des postes de
responsabilité en politique ou dans les médias. C’est l’inverse de ce que souligne le
romancier Erri de Luca, ancien cadre de LC. Dans une interview, après avoir reconnu
que LC travaillait à un double niveau, légal et extralégal, et possédait un arsenal
« nécessaires à la présence en manif contre les fascistes et afin de constituer les
cortèges [ce qui était devenu] une pratique courante après 1975 (…), [ces armes],
dit-il, sont passées aux groupes combattants. Si tu fermes un journal tu passe la
typographie à celui qui veut en créer un autre. Tu passes les armes à ceux qui
veulent tirer. (…) La lutte armée [n’était pas] pour nous [à LC] la seule forme
d’expression politique. C’était simplement pour nous un terrible instrument d’une
lutte politique publique plus vaste ». Erri De Luca, « Perchè non dico chi ha ucciso
Calabresi », Corriere della Sera Magazine, Milan, 09/09/2004.
26
P. 206 Vita
27
Voir Bensa.
28
L’innocence perdue après Piazza Fontana. Miccia.
sang psychopathologique qui se serait emparée d’elle. Segio et De Maria
refusent cette lecture qui se veut apodiptique et tentent d’expliquer par
une analyse politique et sociale, sous-tendue par un certain souci du détail
et le recours à l’analepse, l’histoire des « années de plomb ». Mais la
promesse est bancale, me semble-t-il, dans la mesure où au lieu de tirer
jusqu’au bout un bilan politique de ces années et de l’hypothèse
stratégique de Pl, ils se contentent d’une condamnation a posteriori au
nom de l’irrespect de l’impératif moral du « tu ne tueras point ». C’est là
où, je crois, que le récit et le film finissent par enfermer la dynamique
historique des années 1970 dans une sorte de carcan moral figé.