Introduction
J’ai mené, avec Ruth Handlen, comédienne britannique, une expérience de théâtre
en anglais dans un lycée difficile de la Seine Saint-Denis. J’ai analysé l’impact
de cette expérience sur l’apprentissage de l’anglais dans une thèse de doctorat1.
Nommée comme formatrice en 2002 à l’IUFM Nord-Pas de Calais, j’ai cherché
à vérifier si le théâtre avait une influence aussi grande sur l’apprentissage de la
langue étrangère en primaire.
Les textes officiels donnant la priorité à l’oral, les expériences théâtrales des sta-
giaires et celles d’une titulaire dans leurs classes, ainsi que mon contact avec les
élèves au cours de leçons in situ m’ont convaincue de la pertinence de la démarche.
J’en retiens trois apports principaux qui constitueront les axes de ma réflexion sur
le rapport entre le théâtre et l’apprentissage de la langue vivante en primaire, à
savoir :
1/. Théâtre-Croisée des langues : langue étrangère dans un lycée de banlieue. (2000). Septentrion. Lille. 467p.
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sur ses acquis cognitifs. Or le théâtre qui fait appel aux sensations et affects,
éléments essentiels de la langue vivante, est un auxiliaire précieux en tant que
drama, à savoir un « processus », par opposition au théâtre, à savoir un produit
fini ou un « spectacle », distinction qui a cours dans l’enseignement britannique.
Le drama, étymologiquement « action » en grec, fait de l’expérience sa priorité
comme vecteur d’épanouissement des capacités de l’enfant au sein du groupe
classe. Il s’agit de développer et d’enrichir les compétences qui existent déjà dès la
toute petite enfance, les sensations et affects qui ont nourri son sens de la langue
et du monde.
Prenons une des fonctions langagières de base « demander des informations », qui
renvoie aux structures syntaxiques : What’s your name ? Who are you ? How old
are you ? How are you ? and What’s the weather like ? Nous nous apercevons que
celles-ci ne s’inscrivent pas dans la durée dans la tête des élèves. Tout se confond
rapidement, en particulier les auxiliaires : « How old are you ? » aboutit souvent
à « * I have ten ». Comme rien dans la leçon classique ne permet un passage
au réel par une communication authentique dans la salle de classe, il n’y a pas
d’appropriation sémantico-lexicale. En revanche, c’est par la mise en espace de
rencontres réelles, la salle de classe devenant un lieu de rencontres, en groupes et
en binômes, que les élèves vont entrer dans la langue étrangère. La langue vivante
en action demande de l’espace pour permettre au corps de s’exprimer, d’investir
la langue. Dans l’espace vidé de ses pupitres et de ses bancs, le corps est engagé.
L’enfant traverse le cercle, marche vers un(e) camarade, lui fait face, le/la regarde
et s’adresse à lui/elle ; ensuite il s’adresse à un autre camarade, puis à un autre.
Cet acte social est aussi un acte physique puisque la langue parlée entraîne tout
le corps : gestuelle, regard, respiration, organes phonatoires. La découverte en
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elles réactivent ces « schèmes d’expérience » qui sont « sédimentés dans les réserves
d’expérience comme des empreintes d’expériences passées » (Canut, 2008, p. 81).
Ainsi les élèves reprennent les expressions langagières jusque dans la cour de récréa-
tion : dans leurs jeux, ils courent vers leur professeur en l’appelant à l’aide : « Help,
help ! Save us. »
De même, lorsque les élèves miment les éléments, tels le vent ou la pluie, l’ex-
pression rituelle complexe de début de classe « What’s the weather like ? » devient
un processus physique dynamique, déclencheur de sens ; en effet, ils n’ont aucune
difficulté à comprendre l’intensif (l’accroissement exprimé par un double compa-
ratif ) qui leur semble naturel lorsqu’ils jouent en groupe le vent qui augmente
en force, « harder and harder », d’autant que ces activités corporelles liées à des
activités linguistiques ont pour objectif l’invention collective d’une histoire.
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dans des jeux fictifs. C’est ainsi qu’ils ont testé et appris leur langue maternelle très
tôt, et cette technique d’appropriation de la langue semble un mode naturel pour
entrer dans la langue vivante étrangère. Ils sont amenés à se projeter dans une situa-
tion imaginaire, à se décentrer, à s’inventer avec l’autre et les autres, mais aussi à se
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C’est pourquoi le professeur part des compétences et des attitudes des élèves (les
mimes, par exemple) afin qu’ils comprennent le pouvoir qu’ils ont de décider à
l’intérieur de la fiction. En effet, c’est l’occasion d’éveiller le spectateur en eux afin
qu’ils prennent part au monde de l’action et s’y plaisent. Certes, l’enfant observe et
imite, mais il doit prendre conscience qu’il a la capacité d’influer sur la situation.
Et comme les enfants acceptent facilement de se mettre à la place d’un autre, ils
ressentent bien ce que cela signifie d’être quelqu’un d’autre (comme dans Prince
Cinders3, parodie de Cendrillon présentée pour être jouée sous forme de panto-
mime). Ainsi le « faire-semblant » au cours de langue vivante permet de développer
le sens de la responsabilité en faisant « vivre » les aspects sociaux de la langue.
C’est par le mime que l’enfant débute cet apprentissage et qu’il reconnaît le monde
afin de se préparer à le vivre, à se l’approprier. Les élèves se plaisent à interpréter
tous les rôles avec autant de vérité, se glissant dans la peau des différents person-
nages : sexe, métier, statut social, personnage imaginaire, allant jusqu’à représenter
des éléments naturels tels que le vent ou un arbre, et collectivement une inondation.
Les enfants sont rompus aux improvisations collectives semi-guidées où alternent les
rôles à jouer, y compris celui de narrateur, de lecteur, de chef de mini-groupes ; ils se
chargent d’aider ceux qui sont moins bons, directement dans la langue cible.
apparaît entre les plans corporel et verbal : plus les mimes deviennent élaborés,
plus l’espace est occupé, plus les mouvements prennent de l’envergure ; et plus les
3/. Voir l’exploitation de Prince Cinders de Babette Cole dans 3, 2, 1… Action ! de ADEN, Joëlle & LOVELACE Kester
(2004). SCEREN, CRDP de l’Académie de Créteil, 188p.
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mots phrases deviennent des phrases simples, plus celles-ci deviennent complexes.
La construction de la langue se fait progressivement sans que les élèves aient à
apprendre par cœur les répliques, parce que le professeur bâtit son projet à partir
d’une trame qui laisse la possibilité aux élèves d’inventer leur propre histoire.
Scene One : The Flood (CM1-CM2) Scene One : The Flood (CM1)
4/. Christelle Devred, professeur des écoles, actuellement animatrice-formatrice, s’est inspirée d’histoires lues
dans 3, 2, 1 Action ! Le drama pour apprendre l’anglais au cycle 3. De J. Aden et K. Lovelace (2004). SCEREN, CRDP
de l’Académie de Créteil, 188p.
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Cet extrait montre que les élèves ont été capables d’intégrer le lexique et les struc-
tures étudiées, et/ou déjà connues, dans des ensembles linguistiques plus grands
(phrases, répliques de plusieurs phrases avec introducteurs de complexité), en les
habituant à entendre ces éléments insérés dans des ensembles qu’ils ne connaissent
pas. Ces dramatisations sont suivies de moments de réflexion, en français, sur
la langue et sur les évènements, ce qui permet d’activer la conceptualisation et
l’ouverture à l’autre à partir de situations vécues.
Un stagiaire soulignait l’effet de magie qu’avait sur les élèves la technique « Jack
in the box » à partir d’objets ordinaires, mais aussi d’objets culturels inhabituels
(« Christmas crackers », jeu de fléchettes et cible que l’on trouve dans les pubs
britanniques). Mais le professeur peut aussi transformer un objet tout à fait banal
(la brosse pour essuyer le tableau) en un objet magique (un navire). En effet,
n’importe quel objet peut devenir « théâtral » s’ il est investi par l’enseignant de
tout ou partie du sens signifié impliqué par le signifiant sur lequel il travaille ; l’uti-
lisation nouvelle de l’objet et sa manipulation peuvent s’appréhender comme une
représentation dramatique. L’objet théâtral peut signifier ce qu’il est par nature, il
peut être l’accessoire d’une action et il peut renvoyer à des idées abstraites, ce qui
requiert un travail de conceptualisation plus complexe. Cette démarche s’inscrit
dans une pédagogie d’accès au sens et à la mémoire. Elle permet d’obtenir une plus
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seuls avec leurs outils linguistiques leurs propres répliques, ils sont fiers d’être des
« magiciens » d’une nouvelle langue. La genèse de la langue étrangère nécessaire
pour construire une histoire est plus originale lorsque le professeur ne donne pas
de lexique, mais invite les élèves à exprimer leurs idées à partir de mimes. Dans
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Prince Cinders, la maîtresse leur demande d’évoquer les activités quotidiennes que
peuvent avoir les femmes à la maison, s’attendant à des images conventionnelles
comme celle d’une femme qui repasse, mais les élèves ont joué une femme qui
brode et ont tenu à connaître le mot, à l’insérer dans le texte et à l’apprendre.
Ainsi les enfants font parfois émerger des représentations inattendues au cours
de la création d’une histoire qui est la leur. L’appropriation de la langue vivante
passe beaucoup par ces interstices de créativité qui échappent au caractère formel
et systématique de notre enseignement des langues vivantes.
Références bibliographiques
BOND, Edward (2005). Edward Bond and the Dramatic Child. UK : Trentham Books. 224 p.
BROOK, Peter (1991). Le Diable, c’est l’ennui : propos sur le théâtre. Paris : Actes Sud-papiers. 100 p.
CANUT, Emmanuelle, VERTALIER (2008). L’apprentissage du langage. Une approche interactionnelle. Paris :
L’Harmattan. Collection « Enfance et langages ». 429 p.
KAIL, Michèle, FAYOL, Michel (2003). Les sciences cognitives et l’école. Paris : PUF. 479 p.
WAY, Brian (1967). Development through Drama. England : Longman. 308p.
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