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2/2010 – Pratiques artistiques et pratiques langagières : quelle synergie ?

Théâtre et langues vivantes


en primaire
PAR PRISCA SCHMIDT IUFM NORD-PAS DE CALAIS

Introduction
J’ai mené, avec Ruth Handlen, comédienne britannique, une expérience de théâtre
en anglais dans un lycée difficile de la Seine Saint-Denis. J’ai analysé l’impact
de cette expérience sur l’apprentissage de l’anglais dans une thèse de doctorat1.
Nommée comme formatrice en 2002 à l’IUFM Nord-Pas de Calais, j’ai cherché
à vérifier si le théâtre avait une influence aussi grande sur l’apprentissage de la
langue étrangère en primaire.

Les textes officiels donnant la priorité à l’oral, les expériences théâtrales des sta-
giaires et celles d’une titulaire dans leurs classes, ainsi que mon contact avec les
élèves au cours de leçons in situ m’ont convaincue de la pertinence de la démarche.
J’en retiens trois apports principaux qui constitueront les axes de ma réflexion sur
le rapport entre le théâtre et l’apprentissage de la langue vivante en primaire, à
savoir :

1. le rôle de l’expérience vécue pour comprendre un élément linguistique ;

2. la fonction du « faire-semblant » dans l’acquisition de la compétence


communicative et de la connaissance du monde social ;

3. la place de l’imagination dans le développement du langage.

Le rôle de l’expérience vécue pour comprendre un élément linguistique


En primaire, le multi-sensoriel est une donnée nécessaire, car il permet d’ancrer
la langue dans le concret. À ce stade du développement de l’enfant, on ne peut
pas envisager d’aborder la langue vivante de façon trop abstraite. En ayant recours
au domaine des sensations, des émotions et de l’action, on amène les élèves à
appréhender la matérialité de la langue et à se l’approprier de telle sorte qu’elle
ne demeure pas un système de structures et de mots arbitraires, étrangers à la
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langue maternelle. Il est souhaitable de refaire en raccourci le cheminement qu’a


suivi l’enfant dans sa propre langue (activités sensori-motrices) en prenant appui

1/. Théâtre-Croisée des langues : langue étrangère dans un lycée de banlieue. (2000). Septentrion. Lille. 467p.

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sur ses acquis cognitifs. Or le théâtre qui fait appel aux sensations et affects,
éléments essentiels de la langue vivante, est un auxiliaire précieux en tant que
drama, à savoir un « processus », par opposition au théâtre, à savoir un produit
fini ou un « spectacle », distinction qui a cours dans l’enseignement britannique.
Le drama, étymologiquement « action » en grec, fait de l’expérience sa priorité
comme vecteur d’épanouissement des capacités de l’enfant au sein du groupe
classe. Il s’agit de développer et d’enrichir les compétences qui existent déjà dès la
toute petite enfance, les sensations et affects qui ont nourri son sens de la langue
et du monde.

Brian Way (1967, p. 1) illustre la fonction du drama. À la question « Qu’est-ce


qu’un aveugle ? » il propose deux réponses : 1) « un aveugle est quelqu’un qui ne
voit pas », 2) « fermez les yeux et, gardant les yeux fermés, cherchez la porte de
sortie. » Il remarque que la première réponse satisfait l’esprit, et que la seconde
mène le questionneur à des moments d’expérience directe, transcende la simple
connaissance, enrichissant l’imagination, touchant le cœur et l’âme aussi bien que
l’esprit. Nous nous souvenons, en effet, bien mieux des choses dont nous avons
fait l’expérience que des choses auxquelles nous avons pensé ou que nous avons
lues. Dans cette optique, il s’ensuit que c’est par le vécu que l’élève comprend un
élément linguistique.

Prenons une des fonctions langagières de base « demander des informations », qui
renvoie aux structures syntaxiques : What’s your name ? Who are you ? How old
are you ? How are you ? and What’s the weather like ? Nous nous apercevons que
celles-ci ne s’inscrivent pas dans la durée dans la tête des élèves. Tout se confond
rapidement, en particulier les auxiliaires : « How old are you ? » aboutit souvent
à « * I have ten ». Comme rien dans la leçon classique ne permet un passage
au réel par une communication authentique dans la salle de classe, il n’y a pas
d’appropriation sémantico-lexicale. En revanche, c’est par la mise en espace de
rencontres réelles, la salle de classe devenant un lieu de rencontres, en groupes et
en binômes, que les élèves vont entrer dans la langue étrangère. La langue vivante
en action demande de l’espace pour permettre au corps de s’exprimer, d’investir
la langue. Dans l’espace vidé de ses pupitres et de ses bancs, le corps est engagé.
L’enfant traverse le cercle, marche vers un(e) camarade, lui fait face, le/la regarde
et s’adresse à lui/elle ; ensuite il s’adresse à un autre camarade, puis à un autre.
Cet acte social est aussi un acte physique puisque la langue parlée entraîne tout
le corps : gestuelle, regard, respiration, organes phonatoires. La découverte en
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action de sons nouveaux, porteurs de sens, s’enracine dans le corps de l’enfant,


car le plaisir de la langue s’accompagne d’un mouvement physique et d’un émoi
du cœur. Ces structures syntaxiques seront reprises dans d’autres expériences de
rencontres, au cours d’histoires dramatisées et variées comme Red Riding Hood, car

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elles réactivent ces « schèmes d’expérience » qui sont « sédimentés dans les réserves
d’expérience comme des empreintes d’expériences passées » (Canut, 2008, p. 81).
Ainsi les élèves reprennent les expressions langagières jusque dans la cour de récréa-
tion : dans leurs jeux, ils courent vers leur professeur en l’appelant à l’aide : « Help,
help ! Save us. »

De même, lorsque les élèves miment les éléments, tels le vent ou la pluie, l’ex-
pression rituelle complexe de début de classe « What’s the weather like ? » devient
un processus physique dynamique, déclencheur de sens ; en effet, ils n’ont aucune
difficulté à comprendre l’intensif (l’accroissement exprimé par un double compa-
ratif ) qui leur semble naturel lorsqu’ils jouent en groupe le vent qui augmente
en force, « harder and harder », d’autant que ces activités corporelles liées à des
activités linguistiques ont pour objectif l’invention collective d’une histoire.

Dramatisation d’un marché de Noël


Parce que ses élèves de CE2 ont des difficultés à entrer en communication réelle,
une PE22 qui suit mes cours en dominante anglais conçoit, pour son stage pra-
tique, un projet de classe sur le thème « Le marché de Noël », à l’occasion des
fêtes de fin d’année. En amont, elle travaille le lexique, la structure grammaticale
principale « How much is it ? », la monnaie anglaise ; dans un deuxième temps, elle
organise un événement au sein de la classe avec le concours des parents, qui font
don d’objets et de décorations pour transformer la classe en véritable marché de
Noël. L’exercice repose sur deux fonctions langagières : les élèves doivent se saluer
et être capables de questionner le vendeur sur l’objet et son prix. L’enjeu de leurs
achats est d’être le moteur pour qu’ils entrent en action et en communication. La
mise en scène, pour créer une situation authentique qui favorise les interactions
entre élèves, est la suivante : cinq stands sont installés dans la classe, chacun d’entre
eux est tenu par deux élèves. En entrant dans la classe, chaque enfant reçoit une
pochette contenant de l’argent anglais, puis il circule comme il veut afin d’acheter
les objets exposés. Il peut négocier le prix, et ainsi manipuler les nombres de 1 à
100. À la fin de la séance, chacun peut repartir avec ses achats. On constate ici
que la langue n’est pas parlée pour elle-même, mais pour atteindre un objectif
qui a du sens. Le fait pour l’élève d’être dans l’action, et non assis à sa place,
favorise l’engagement du corps et de sa voix ; les problèmes liés à la langue ont
pu être compensés par le langage corporel et n’ont pas bloqué la communication.
Comme les perceptions, les manipulations et les échanges verbaux ou non-verbaux
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sont au cœur de la démarche, l’élève perçoit et mémorise la langue de manière


sensorielle.

2/. Professeur d’école stagiaire en 2e année de formation

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Dramatisation d’un album


Une autre stagiaire, ayant observé que les enfants avaient des difficultés à réutiliser
spontanément les structures syntaxiques en situation de communication réelle, parce
qu’ils ne les utilisaient qu’en situation d’exercice, a tenté « l’approche dramatique »
avec une classe de CE2. Elle est partie de la lecture de l’album Mog at the Zoo (Helen
Nicoll & Jan Pienkowski). Après une présentation classique des animaux, elle fait
mimer les élèves et s’aperçoit que le mime les rend plus actifs et qu’il permet à chacun
de vivre la langue à sa façon, c’est-à-dire d’associer le lexique aux émotions, à des
sensations ressenties et vécues d’une façon spécifique par chaque enfant. En effet, ces
« empreintes » aident l’enfant à mieux mémoriser la langue et son contexte d’utilisa-
tion, et contribuent à le familiariser à la compréhension orale et donc à progresser
dans cette compétence. Lors de la première séance, les élèves ne comprenaient pas
la question « What animals can I find in a zoo ? » et essayaient de la répéter au lieu
d’y répondre, tandis qu’à la troisième séance, la consigne « Show me an animal who
jumps » n’a pas posé de problème. Elle note que ses élèves ont pris l’habitude de ne
pas comprendre la totalité de l’énoncé qu’ils écoutent, et de sélectionner à l’intérieur
de cet énoncé les éléments linguistiques qu’ils connaissent pour construire du sens.

La fonction du « faire semblant »


Ainsi, l’apprentissage de la langue ne se réduit pas au lexique et aux structures langa-
gières ; cet aspect rationnel (opérations qui s’adressent a priori à la raison) prend sa
source dans le corps et dans la sensibilité. La langue se nourrit de l’imaginaire dans la
mesure où l’être humain a cette capacité à imaginer le monde (Bond, 2005, p. 21) ;
l’enfant a cette aptitude et a besoin de symboles autres que des signes linguistiques
pour susciter son engagement langagier et son développement cognitif. La drama-
tisation fournit le cadre approprié qui justifie le « comme si » on était ailleurs, dans
un autre pays dont on utilise la langue, et donne ainsi sa pertinence au vécu des
situations de la vie quotidienne. En fait, nous avons là une réponse pédagogique
au paradoxe que constitue l’enseignement d’une langue vivante étrangère dans un
milieu non naturel et fermé comme la salle de classe. Cette contrainte devient un
atout si l’on établit une connivence avec les élèves autour du jeu. Le « faire-semblant »
engendre la nécessité de communiquer et de changer de place. Le contexte drama-
tique fournit une raison d’être à l’emploi de la langue étrangère puisque les élèves
adoptent un rôle dans un contexte de fiction. En effet, le « faire-semblant » n’est pas
artificiel, car il fait partie de la vie des enfants : ils jouent à être adultes dans des
situations comme « jouer à la marchande, au docteur… », expérimentant des rôles
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dans des jeux fictifs. C’est ainsi qu’ils ont testé et appris leur langue maternelle très
tôt, et cette technique d’appropriation de la langue semble un mode naturel pour
entrer dans la langue vivante étrangère. Ils sont amenés à se projeter dans une situa-
tion imaginaire, à se décentrer, à s’inventer avec l’autre et les autres, mais aussi à se

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construire à travers la langue en faisant l’expérience des émotions qu’elle implique.


Un élève qui, en raison de difficultés d’intégration scolaire, était muet au cours de
langue depuis un an, a proposé soudain « chop down wood » afin d’échapper avec
ses camarades à l’inondation fictive lors de l’improvisation sur le mauvais temps
(cf. intensif / accroissement du vent et de la pluie, et plus loin « The Flood »). De
tels jeux les préparent à des situations de vie réelle qu’ils rencontreront plus tard.
Tout peut être matière à dramatisation, par exemple la visite au zoo (Meg at the
Zoo). Ces mises en scène responsabilisent les élèves au niveau de la tâche à résoudre
(menace d’inondation) et, de manière indirecte, au niveau de l’acquisition et de la
maîtrise de la langue, car il ne s’agit pas seulement de leur faire utiliser la langue
pour elle-même, mais d’avoir un objectif premier de travail collectif auquel chacun
contribue (marché de Noël).

C’est pourquoi le professeur part des compétences et des attitudes des élèves (les
mimes, par exemple) afin qu’ils comprennent le pouvoir qu’ils ont de décider à
l’intérieur de la fiction. En effet, c’est l’occasion d’éveiller le spectateur en eux afin
qu’ils prennent part au monde de l’action et s’y plaisent. Certes, l’enfant observe et
imite, mais il doit prendre conscience qu’il a la capacité d’influer sur la situation.
Et comme les enfants acceptent facilement de se mettre à la place d’un autre, ils
ressentent bien ce que cela signifie d’être quelqu’un d’autre (comme dans Prince
Cinders3, parodie de Cendrillon présentée pour être jouée sous forme de panto-
mime). Ainsi le « faire-semblant » au cours de langue vivante permet de développer
le sens de la responsabilité en faisant « vivre » les aspects sociaux de la langue.

C’est par le mime que l’enfant débute cet apprentissage et qu’il reconnaît le monde
afin de se préparer à le vivre, à se l’approprier. Les élèves se plaisent à interpréter
tous les rôles avec autant de vérité, se glissant dans la peau des différents person-
nages : sexe, métier, statut social, personnage imaginaire, allant jusqu’à représenter
des éléments naturels tels que le vent ou un arbre, et collectivement une inondation.
Les enfants sont rompus aux improvisations collectives semi-guidées où alternent les
rôles à jouer, y compris celui de narrateur, de lecteur, de chef de mini-groupes ; ils se
chargent d’aider ceux qui sont moins bons, directement dans la langue cible.

Cette aptitude de l’enfant à se mettre à la place de l’autre, grâce au jeu symbolique


qui a un rôle considérable dans sa pensée en tant que représentation individuelle (à
la fois cognitive et affective), facilite son investissement langagier tout en dévelop-
pant et en élargissant sa compréhension de notre univers. Un parallèle significatif
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apparaît entre les plans corporel et verbal : plus les mimes deviennent élaborés,
plus l’espace est occupé, plus les mouvements prennent de l’envergure ; et plus les

3/. Voir l’exploitation de Prince Cinders de Babette Cole dans 3, 2, 1… Action ! de ADEN, Joëlle & LOVELACE Kester
(2004). SCEREN, CRDP de l’Académie de Créteil, 188p.

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mots phrases deviennent des phrases simples, plus celles-ci deviennent complexes.
La construction de la langue se fait progressivement sans que les élèves aient à
apprendre par cœur les répliques, parce que le professeur bâtit son projet à partir
d’une trame qui laisse la possibilité aux élèves d’inventer leur propre histoire.

Projet intitulé « The Ark »4


Le scénario catastrophe de l’inondation amène les enfants à comprendre un sinistre
et à réfléchir à partir de peu de mots. Les expressions jaillissent dans l’urgence
de la situation, et la solidarité s’installe : « chop down a tree », pour construire
un bateau : les voilà bûcherons et constructeurs de bateau. D’une fiction naît
une certaine authenticité. Les élèves parlent beaucoup plus parce qu’ils communi-
quent dans des situations qui, pour eux, ont un sens puisqu’ils jouent vrai, pour
eux-mêmes et avec leurs camarades, dans une relative égalité linguistique. Ces
interactions langagières dynamisent le fonctionnement de la langue, en actualisant
la légende de l’Arche de Noé (le tsunami avait marqué leurs esprits).
Voici un extrait du projet et les propositions retenues par deux classes différentes qui
ont suivi la même démarche, sachant que les élèves peuvent reprendre les répliques
élaborées durant les séances précédentes, les modifier ou en changer l’ordre. La seule
contrainte imposée durant cette phase est de travailler sur une histoire qui a du
sens. Ils doivent ordonner leurs répliques pour faire avancer l’histoire.

Scene One : The Flood (CM1-CM2) Scene One : The Flood (CM1)

A drop of rain falls. A drop of rain falls.


It rains and rains. It rains.
It rains harder and harder. It rains more and more.
It floods. It floods.
What can we do ? What can we do ?
We can swim. We can swim.
No, it’s too difficult to swim. No, it’s impossible.
So, what can we do ? What do we need ?
We can build a boat. We need a boat.
What do we need ?
We need some wood.
Help me ! Help me ! We need some wood !
Hurry up ! Hurry up ! We will drown.
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We must find some trees to chop wood !

4/. Christelle Devred, professeur des écoles, actuellement animatrice-formatrice, s’est inspirée d’histoires lues
dans 3, 2, 1 Action ! Le drama pour apprendre l’anglais au cycle 3. De J. Aden et K. Lovelace (2004). SCEREN, CRDP
de l’Académie de Créteil, 188p.

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Scene Two : Scene Two :


Building the Boat (CM1-CM2) Let’s Build a Boat (CM1)

We have to chop down a tree. So let’s build a boat.


Now, we have to heave wood. OK! We need some wood.
And we have to hack wood and stack wood. We have to chop down a tree.
We have to heave wood. Yes, now we can hack wood and
stack wood.
Hammer! Hammer! Hurry up! Hammer to build our
boat.

Cet extrait montre que les élèves ont été capables d’intégrer le lexique et les struc-
tures étudiées, et/ou déjà connues, dans des ensembles linguistiques plus grands
(phrases, répliques de plusieurs phrases avec introducteurs de complexité), en les
habituant à entendre ces éléments insérés dans des ensembles qu’ils ne connaissent
pas. Ces dramatisations sont suivies de moments de réflexion, en français, sur
la langue et sur les évènements, ce qui permet d’activer la conceptualisation et
l’ouverture à l’autre à partir de situations vécues.

La place de l’imagination dans le développement du langage


La théâtralisation de la leçon favorise le développement du langage en stimulant
le mécanisme cognitif des enfants, d’autant plus qu’ils ont la faculté de jouer avec
leur imagination à partir d’objets simples.

Un stagiaire soulignait l’effet de magie qu’avait sur les élèves la technique « Jack
in the box » à partir d’objets ordinaires, mais aussi d’objets culturels inhabituels
(« Christmas crackers », jeu de fléchettes et cible que l’on trouve dans les pubs
britanniques). Mais le professeur peut aussi transformer un objet tout à fait banal
(la brosse pour essuyer le tableau) en un objet magique (un navire). En effet,
n’importe quel objet peut devenir « théâtral » s’ il est investi par l’enseignant de
tout ou partie du sens signifié impliqué par le signifiant sur lequel il travaille ; l’uti-
lisation nouvelle de l’objet et sa manipulation peuvent s’appréhender comme une
représentation dramatique. L’objet théâtral peut signifier ce qu’il est par nature, il
peut être l’accessoire d’une action et il peut renvoyer à des idées abstraites, ce qui
requiert un travail de conceptualisation plus complexe. Cette démarche s’inscrit
dans une pédagogie d’accès au sens et à la mémoire. Elle permet d’obtenir une plus
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grande focalisation de l’attention parce qu’identifiée comme moyen de comprendre


et d’apprendre. Ainsi le stagiaire présente la brosse du tableau horizontalement, la
manipule légèrement de haut en bas selon le rythme de la mer imaginaire, puis
la plaçant en position verticale et descendante, il introduit le lexique « sink ». Un

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ou plusieurs élèves reprennent aussitôt le mot qu’ils intègrent spontanément dans


un énoncé : « The boat is sinking ». La dramatisation peut aller jusqu’à une mise
en scène complète. Dans une leçon sur les instruments de musique, des stagiaires
ont eu l’idée de cacher ceux-ci derrière la porte de la salle contigüe à leur classe,
en guise de coulisse. Ils ont fait apparaître les instruments tour à tour comme des
acteurs qui font leur entrée sur scène, jouant sur le suspense ; ils les ont fait avancer
comme des personnages avec leur rythme propre et leur caractère. Peu à peu, ils
ont occupé tout l’espace scénique devant les enfants qui attendaient, fascinés par
l’objet lui-même (un tambour, un violon, une flûte, un triangle…) et par la mise
en scène. Leur dialogue se faisait en sons musicaux et les élèves ont été invités à
rejoindre les « acteurs » en petits groupes et à communiquer entre eux grâce aux
instruments, car le corps, le rythme, la voix et la langue étrangère sont un tout.

La gestuelle et le jeu du professeur qui imite un animal ou interprète un person-


nage, stimulent l’imaginaire de l’élève. Un stagiaire mime l’acte de couper une
bûche imaginaire, le commentaire ne se fait pas attendre : « He needs an axe to
cut wood for the boat ». Les interactions professeur/élèves favorisent l’apprentissage
de la langue étrangère orale quand le professeur est prêt à s’exprimer corporelle-
ment, et non uniquement rationnellement, et de la sorte il sollicite l’imaginaire
des enfants. La leçon sur les émotions présentée à l’aide de flashcards est souvent
artificielle, ce qui conduit les enfants à des réponses automatiques. Le stagiaire
provoque la panne de son ordinateur à dessein et s’exclame : « It’s not working ! »
et poursuit « I am so angry ! », et les élèves de compatir : « We’re sad ! ».

Toutes ces techniques de découverte du lexique, des structures syntaxiques et de


la culture étrangère frappent l’imagination, y laissent des empreintes indélébiles
parce qu’associées au plaisir de comprendre et au plaisir de dire. Et « lorsqu’on
est en état d’émotion positive, le niveau de dopamine augmente dans le cortex
préfrontal », (Kail, 2003, p. 452), ce qui facilite les opérations mentales et la créa-
tivité langagière. C’est par le biais de cet univers symbolique que l’enfant pourra
dépasser sa propre langue et osera développer son langage en langue étrangère.
Non seulement il est capable de réinvestir le lexique et les mimes en situation,
mais il a aussi la capacité d’inventer du langage. Ainsi, dans Mog at the zoo, les
élèves-sorcières s’amusent à donner des ordres loufoques : « Show me a cat who
flies ». Lors de la dernière séance, après « I can… », une élève substitue aux verbes de
mouvement attendus, comme « jump », « I can be a snake ». Les enfants cherchent
souvent à surprendre les autres, en modifiant légèrement le texte. Lorsqu’ils créent
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seuls avec leurs outils linguistiques leurs propres répliques, ils sont fiers d’être des
« magiciens » d’une nouvelle langue. La genèse de la langue étrangère nécessaire
pour construire une histoire est plus originale lorsque le professeur ne donne pas
de lexique, mais invite les élèves à exprimer leurs idées à partir de mimes. Dans

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Prince Cinders, la maîtresse leur demande d’évoquer les activités quotidiennes que
peuvent avoir les femmes à la maison, s’attendant à des images conventionnelles
comme celle d’une femme qui repasse, mais les élèves ont joué une femme qui
brode et ont tenu à connaître le mot, à l’insérer dans le texte et à l’apprendre.
Ainsi les enfants font parfois émerger des représentations inattendues au cours
de la création d’une histoire qui est la leur. L’appropriation de la langue vivante
passe beaucoup par ces interstices de créativité qui échappent au caractère formel
et systématique de notre enseignement des langues vivantes.

En conclusion, le théâtre est fondamental pour l’apprentissage d’une langue étran-


gère en primaire. Il a l’avantage de dépasser les contraintes de temps et de pratique
minimale et artificielle de l’oral dans la classe, parce que « le théâtre est la vie » en
« plus intense parce qu’elle est plus concentrée » (Brook, 1991, p. 19-20), et parce
qu’il engage les couches les plus profondes de l’être humain, ici celles de l’enfant,
qui sont essentielles à la construction d’une langue, à sa compréhension et à sa
production. En ce sens, il n’est ni linéaire, ni cloisonné, et représente un atout
remarquable pour donner vie à la langue étrangère et en apprivoiser l’étrangeté au
sein d’un système éducatif français, très rationnel, dont les enfants sont déjà impré-
gnés. Non seulement les élèves intègrent, dans un premier temps, les éléments
linguistiques à partir du multi-sensoriel et des mimes, comme ils ont procédé
naturellement dans leur langue maternelle, mais ils les expérimentent également
grâce à une vraie pratique sociale au cours d’événements qui interpellent chacun
à l’intérieur du groupe. La langue étrangère devient réalité au-delà des mots, des
structures, des mécanismes langagiers, pour devenir un jeu avec la langue, un
plaisir d’invention (réutilisation dans d’autres contextes et création linguistique,
souvent à partir d’un fonds culturel commun : légendes et mythes). Ainsi l’enfant
n’est plus spectateur, mais acteur dans le microcosme social de la classe, qui peut
s’étendre aux parents (marché de Noël) et s’élargir à d’autres classes (présentation
du travail théâtral) ; de plus, il s’ouvre à la variété musicale des langues ainsi qu’à
la diversité du monde et, tout en apprenant à manipuler la langue, il en apprend
aussi le fonctionnement.

Références bibliographiques
BOND, Edward (2005). Edward Bond and the Dramatic Child. UK : Trentham Books. 224 p.
BROOK, Peter (1991). Le Diable, c’est l’ennui : propos sur le théâtre. Paris : Actes Sud-papiers. 100 p.
CANUT, Emmanuelle, VERTALIER (2008). L’apprentissage du langage. Une approche interactionnelle. Paris :
L’Harmattan. Collection « Enfance et langages ». 429 p.
KAIL, Michèle, FAYOL, Michel (2003). Les sciences cognitives et l’école. Paris : PUF. 479 p.
WAY, Brian (1967). Development through Drama. England : Longman. 308p.
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