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György Ligeti

Etudes

© Guy Vivien
Toros Can piano
l’empreinte digitale
À l’écoute de cette succession de «pièces», dont chacune repousse tique. Certes, ni «Chopin», ni «Debussy» … Mais après eux, le même
plus loin les limites de la virtuosité pianistique, l’auditeur est projeté geste de renouveau pianistique.
dans un univers où la matière même et l’enjeu de la composition sem-
blent être l’écriture virtuose. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas C’est donc sur le compositeur et l’acte de composition que se porte
d’un vulgaire catalogue de figures plus ou moins excentriquement obli- alors toute l’attention. Dix-sept études à ce jour, mais Ligeti a plusieurs
gées pour pianistes en mal d’exercice… Non, ce qu’on entend ici est fois déclaré son intention de ne pas s’arrêter là… Chaque étude est nu-
hors norme, avant ce jour non-visité, proprement inouï. Quelque chose mérotée, titrée, dédicacée, datée. Chacune d’entre-elles constitue une
d’un projet presque monstrueux : bien au-delà de ce qu’il semble rai- œuvre pleine et entière indépendante des autres, mais intrinsèque-
sonnable d’imaginer, la virtuosité pianistique ne se constate pas dans ment liée à l’ensemble lui-même composé en «livre». Trois livres, dix
l’œuvre de Ligeti, elle est l’évidence. Violemment. ans de composition entre la première et la dernière : en soi, cela donne
une certaine ampleur, un certain corps au projet. Quel est-il d’ailleurs
Alors les premières pensées vont au pianiste. À cette nouvelle manière ce projet ? Rien de très signifiant à ce sujet dans les propos du com-
de «faire sonner», correspondent très certainement de nouvelles ca- positeur. À deux reprises, Ligeti a livré un texte sur cette œuvre. La
pacités à développer. Capacités techniques, certes, de réflexion, d’in- deuxième fois, très certainement pour actualiser au regard des der-
terrogation, l’exécution de ces œuvres sollicite l’artiste interprète dans nières compositions les propos explicités dès le premier et essentiel-
des champs aussi extrêmes que certaines chorégraphies ont pu ou peu- lement constitués de deux références : la musique des cultures de
vent encore explorer le corps du danseur, ou certaines œuvres pictu- l’Afrique sub-saharienne et le domaine de la géométrie (en particulier
rales révéler la matière. Le corps entier du pianiste s’impose à l’écoute fractale). Références évoquées par ailleurs pour d’autres œuvres…
de ces études. Parce qu’elles exigent plus : le plus vite, le plus fort, le Mais pourquoi cette disparité de nombre entre les deux premiers li-
moins fort, le plus accentué… On n’en finirait pas de relever au fil de vres ? Pourquoi des titres et plus particulièrement des titres aussi
la partition, spécialement dans le domaine des dynamiques, l’expres- poétiques ? Comment précisément entendre cette succession de
sion du dépassement au moyen d’une terminologie de l’extrême (de «pièces» ? Comme une suite signifiante ? Un catalogue de très haute
pppppppp à fffffff). À un point tel que la relation instrument / instru- voltige ? Quelque chose dans le titre de la première (Désordre) anti-
mentiste s’en trouve bouleversée : la limite à dépasser est cette fois cipe ironiquement sur l’étrangeté des pièces qui suivent. Inventaire
pour le moins réputée indépassable. Une note du deuxième livre pré- : film, peinture, sculpture, ethnologie, musique, politique, symbo-
cise que la quatorzième étude («Columna infinita») a été écrite, dans lique… Le désordre numérique des livres (6+8+3…) n’est pas sans rap-
une première version, du fait de son tempo, pour un piano mécanique, peler le désordre poétique de la succession des titres. Comment ne
mais qu’avec beaucoup de travail, elle peut être interprétée par un pas y voir aussi le reflet du désordre rythmique interne à chaque pièce
pianiste… Folie de la vitesse, folie et complexité rythmique, jeu des ? Études pour piano, études de composition… Très certainement poèmes
masses, des épaisseurs, des lignes, des fuites, des contrastes, des rup- : tout y invite, les titres, les livres, ce tout en mouvement, en attente du
tures, des figures obsessionnelles : une verve époustouflante qui dans prochain poème, en constant achèvement.
la lignée légitime des œuvres du passé révolutionne la pensée pianis- «Mes compositions échappent largement à toute catégorisation : elles
ne sont ni «d’avant-garde», ni «traditionnelles», ni tonales, ni atonales.
Et certainement pas post-moderne, car la théâtralisation ironique du
passé m’est tout à fait étrangère».
György Ligeti

Enfin, il serait évidemment trop simple de réduire cette œuvre tou-


jours en écriture à la double problématique de la virtuosité pianis-
tique et compositionnelle. Dans le deuxième article consacré à cette
œuvre, Ligeti s’interroge sur les raisons qui l’amènent à composer
ces études pour piano et livre une piste de réflexion assez inattendue
: «Sans doute - déclare-il -, faut-il y voir l’effet des limites de ma propre
technique pianistique». À l’âge de quatorze ans, Ligeti commence
l’étude du piano, mais ce n’est que lorsqu’il atteint quinze ans que
le mobilier familial s’agrandit de l’instrument. Des années plus tard,
c’est par ce retard dans la mise à l’étude que Ligeti explique son
échec dans l’acquisition d’une technique pianistique performante.
Comme il le dit par ailleurs, «mes études sont le fruit de mon impuis-
sance». Voilà qui donne un nouvel éclairage au projet : métamorpho-
ser ses propres déficiences en œuvre d’art, c’est plus que jamais
concevoir la création comme un acte de sublimation. C’est poursuivre
les voies de l’alchimie créatrice qui de la boue fait de l’or.
Comme l’alchimie, cet acte de sublimation est secret : il ne s’écoute
pas, ne se voit pas, ne se révèle pas. Peut-on alors imaginer que le
domaine intime de ces études est finalement l’inaudible. Quelque
chose de l’ordre de l’illusion. Comme l’illusion acoustique est au cen-
tre même de cette œuvre qui d’«Atmosphères» au «Poème sympho-
nique pour cent métronomes», en passant par le «Continuum» ne
s’amuse qu’à une seule chose : créer des configurations mélodiques,
rythmiques de l’ordre de l’imaginaire, des sons que l’on entend mais
qui ne sont pas joués, parfois pas même écrits. Y a-il projet musical

© Guy Vivien
aujourd’hui plus poétique ?
Mehdi Idir
When one listens to this suite of "pieces" where each one stretches the boun- for the piano, though still in line with works from the past. Yes indeed, it
daries of virtuoso piano playing a little further, the listener is transported into doesn't resemble either Chopin or Debussy... But following in their wake, here
a world where the very material and the whole point of the composition seem is the same renewal for the piano, the same gesture towards innovation.
to lie in the excessively skilled writing. Let's be very clear here: we are not tal-
king about a vulgar catalogue of fingerings or keyboard exercises that out-of- So all our attention should focus on the composer and the act of composing.
practice pianists are more or less bizarrely obliged to undertake... No, what Seventeen studies up to now, but Ligeti has stated several times that he has
we're referring to here is outside the norm, in a domain untouched until this no intention of stopping there... Each study is numbered and bears a title, a
day, literally never heard before. As a project, it has something of the gigantic dedication and a date. Each one of them is an independent work that can stand
about it, where Ligeti and his work is concerned. The virtuosity required of the by itself, away from the others, but is intrinsically linked to them at the same
piano and the pianist goes well beyond what might reasonably be imagined; time, in that the whole was composed in the form of «books». Three books,
its existence does not need to be confirmed in Ligeti's work, it is self-evident, ten years of composition between the first study and the last: this alone gives
but in the most violent of ways. a certain amplitude to the work, flesh and blood to the project so to speak.
And here we might well ask what this project actually consists of. There's no-
So one's first thoughts turn towards the pianist. It seems clear that this new thing of any significance about this in the composer's remarks. Ligeti has writ-
way of making sound involves new abilities that need to be developed. A su- ten about this work on two different occasions. The second text was clearly
perior technique first of all, and the capacity, of course, for reflection, and ques- designed to bring the statements he'd made in the first one up to date, in the
tioning, for playing these works requires the artist to place himself in situations light of the most recent compositions. These statements were based around two
as extreme and perilous as certain choreographies that require an exploration references: to the music of the African sub-Saharan cultures and to the area of
of the dancer's actual body, or like certain pictures that set out to lay the actual geometry, very specifically refractive geometry. Allusion is made elsewhere to
painting matter bare. Listening to these studies means the pianist's whole these same areas of study with regards to other works... But why is there such
body is right upon us, there is a physical experience. For these pieces demand a difference between the number of works in the first two books? What is the
a superlative every time - the most rapid, the loudest, the least strong, the reason behind the titles, and why such poetic titles? Exactly how should one
most emphasized. The list of expressions throughout the score is never ending, listen to this succession of «pieces»? As a proper suite? A list of high-flying
especially in the area of volume and dynamics, where the word indicates going musical acrobatics? Something in the title of the first piece («Désordre» -
over the usual limits, using a terminology couched in extremes (from pppppppp Disorder) ironically foreshadows the strangeness of the compositions that
to ffffffff). To the point where the whole relationship between the musician follow it. A brief summary of what they cover: films, painting, sculpture, eth-
and his instrument changes drastically - this time the limit to go over is one nology, music, politics, symbols... The lack of logic in the number of pieces in
normally considered impassable. A note in the second book mentions that the each book (6+8+3) recalls to a certain extent the lack of logic in the poetry of
the first version of the fourteenth study («Columna infinita») was written for the successive titles. And it would seem inevitable here to see a reflection of
a mechanical piano, because of its tempo, but with serious application, it can the lack of internal logic within each composition. Studies for piano, studies
be played by a pianist... The crazy speed, the mad complexity of the rhythms, in composition... Very clearly, these are poems: everything leads the listener
the play of solid masses, layers, lines, flights and arpeggios, the contrasts, the to this conclusion, the titles, the books, this entity in a state of constant flux,
breaks, the obsessional figures: a breathtaking vivacity that revolutionizes ideas forever awaiting the next poem, forever drawing to an end.
«My compositions defy all attempts to categorize them: they're neither avant-
garde, nor traditional, nor tonal, nor atonal. And certainly not post-modern, for
dramatizing the past in ironic fashion is something that is completely foreign
to me.»
György Ligeti.

Lastly, it would of course be all too easy to reduce this work still in progress to a
double-edged affair, that of virtuoso piano playing and virtuoso composition.
In the second article devoted to this work, Ligeti wonders what reasons could
have led him to compose these piano studies, and offers us an unexpected line
of thought to be followed up: «Doubtless», he declared, «What one one sees
here is the effect of the limits of my own technical ability on the piano». Ligeti
started studying the piano at the age of fourteen, but the family only acquired
an actual instrument when he was fifteen. Years later, Ligeti was to explain
his failure to acquire a suitably apt playing technique by this delay in putting
his studies into real practice. As he says elsewhere, «my studies are the result
of my lack of power». Now there's some new light on his project: to transform
his own lack or deficiencies into a work of art is surely to conceive of the creative
act as an act of sublimation. It's following exactly the same path as that taken
by alchemy in the past, where dirt was turned to gold.

As in alchemy, this act of sublimation is secret: it can neither be heard nor


seen, and it certainly doesn't betray its own existence. So can it be surmised,
then, that in the end the real, intimate setting for these studies is in the inau-
dible? Something approaching illusion. Just as acoustic illusion is at the very
heart of this composer's work that seeks so single-mindedly and light-heartedly
to achieve one aim, right through from Atmospheres to the Symphonic Poem
for a hundred metronomes , via Continuum. What is this unique aim? To create
melodic configurations, imaginary rhythms, sounds that can be heard even
though they're not played, sometimes are not even written down. Is there any
more poetic musical project in progress today?
Mehdi Idir
© Guy Vivien
TOROS CAN, qui obtint le Premier prix (Blanche Selva) de la Fondation
Yvonne Lefebure, et de la Fondation Chevillion Bonnaud – le prix de
la Fondation de France au Concours international de Piano d’Orléans
en février 1998, est né en Turquie en 1971. Il a joué en Allemagne, aux
Pays-Bas, en France, en Angleterre, en Turquie et aux Etats-Unis. Il a
été soliste dans plusieurs orchestres et ses performances ont été dif-
fusées en live par Radio France, Radio Turquie, la télévision et BBS 3.
Avant d’intégrer le Doctorat des programmes d’Arts musicaux de l’Uni-
versité d’Arizona, Toros Can, a été diplômé du Conservatoire d’Etat
d’Ankara, du Royal College of Music de Londres, de la Meadows School
of the Arts of Southern Methodist University de Dallas et de la Yale
University. Ses professeurs furent Tedd Joselson, Peter Katin, Peter
Frankl, Joaquin et Nicholas Zumbro.

TOROS CAN, born in Turkey in 1971, grounded his early music preparation
at the State Conservatory in Ankara. Before entering the Doctorate of
Musical Arts Program at University of Arizona, Toros Can graduated
from: the Royal College of Music in London, Meadows School of the Arts
of Southern Methodist University in Dallas, and Yale University. His tea-
chers include Tedd Joselson, Peter Katin, Peter Frankl, Joaquín Achú-
carro, and Nicholas Zumbro.
In 1998, Toros Can won the Fondation Yvonne Lefébure, Chevillion Bon-
naud-Fondation de France (best performance) and Blanche Selva prizes
in the Orléans International 20th Century Piano Competition in France.
© Guy Vivien
Etudes
Premier livre

I. Désordre (1985) dédiée à Pierre Boulez


II. Cordes à vide (1985) dédiée à Pierre Boulez
III. Touches bloquées (1985) dédiée à Pierre Boulez
IV. Fanfares (1985) dédiée à Volker Banfield
V. Arc-en-ciel (1985) dédiée à Louise Sibourd
VI. Automne à Varsovie (1985) dédiée à mes amis polonais

Deuxième livre

VII. Galamb Borong (1988) dédiée à Ulrich Eckhardt


VIII. Fém (1989) dédiée à Volker Banfield
IX. Vertige (1990) dédiée à Mauricio Kagel
X. Der Zauberlehrling (1994) dédiée à Pierre-Laurent Aimard
XI. En suspens (1994) dédiée à György Kurtag
XII. Entrelacs (1993) dédiée à Pierre–Laurent Aimard
XIII. L’escalier du Diable (1993) dédiée à Volker Banfield
XIV. Columna infinita (1993) dédiée à Vincent Meyer

Troisième livre

XV. White on white (1995) dédiée à Etienne Courant


XVI. Pour Irina (1996-1997) dédiée à Irina Kataeva
XVII. A bout de souffle (1997) dédiée à Heinz-Otto Peitger

«Mes études ne sont ni de la musique de jazz, ni du Chopin, ou du Debussy, ni du Nancarrow, et encore moins des constructions mathématiques (…). Ce sont
des pièces de piano virtuoses, des études au sens pianistique du terme et au sens de la composition proprement dite.»

"My studies for piano are not jazz, not Chopin either, nor Debussy or Nancarrow, and even less mathematical constructions (...). They are virtuoso pieces for piano, studies
in the pianistic sense of the word and in the sense of the composition itself."
György Ligeti
György Ligeti
Etudes Toros Can piano

Direction artistique & montage / Artistic supervisor & editor:


Françoise Thinat
Enregistrement & montage / Recording & editor:
France Bleu Orléans :
Patrick Renard & Michel Brunault
Salle Pierre-Aimé Touchard, Carré St -Vincent
Salle nationale, avril / April 2000
Piano Yamaha (Yamaha Musique France, Paris)
N° 5 55 16 200 accordé par Pierre Malbos
Toutes photos : © Guy Vivien
Notice / Liner notes by Mehdi Idir
English translation by Delia Morris
Ligne éditoriale, production et création graphique
Editorial line, production & artwork : Catherine Peillon

Coproduction Numen (p) & © L’empreinte digitale 7 bd des Mûriers 130015 Marseille France
& Orléans Concours International de Piano XXe siècle Catherine Peilllon + 33(0)6 0818 6998 - e.digitale@free.fr
Avec la participation de France Bleu Orléans http://e.digitale.free.fr - distribution internationale : abeille musique

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