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Mesures du monde, discours de la littérature

LITTERATURE -MONDE :
POUR UNE REVITALISATION DES
CONCEPTS ARISTOTELICIENS DE
MIMESIS, MATHESIS ET SEMIOSIS
DANS LE CHAMP DE L'ECRITURE
Introduction

Mars 2007 : dans le journal Le Monde apparaît un manifeste littéraire, Pour une
littérature-monde en français, exhortant à l'abandon du concept de littérature
francophone, marqué par l'héritage du colonialisme pour le nouveau concept de
littérature-monde. Parmi les signataires du manifeste, on trouve ainsi certains des auteurs
dits « francophones » sur lesquels nous allons travailler, comme E. Glissant, Amin
Maalouf, Alain Mabanckou. Ce manifeste ne peut pas être perçu comme un événement
qui amorcerait un mouvement nouveau dans le champ littéraire ; il entérine bien plutôt ce
mouvement, qui a commencé longtemps avant sa publication, après les Indépendances.
Aussi littéraire que politique, le débat sur la francophonie oppose des points de vue
apparemment irréconciliables. Sur le plan littéraire d'abord, les tenants de la littérature-
monde entendent réintroduire le monde et sa représentation dans l'écrit, remettre à jour la
mimésis, trop longtemps écartée par les mouvements structuralistes, textualistes, et
formalistes en tout genre enfermant la conception comme la réception du texte dans une
approche auto-référentielle stérile. Sur le plan politique, les partisans de la littérature-
monde veulent éradiquer le spectre du colonialisme du champ littéraire. Normalement le
terme de francophonie désigne l'ensemble de ceux qui parlent la langue française, voire
les pays où cette langue est parlée par la population, en totalité ou partie. Mais alors, la
France ne s'insère-t-elle pas dans cet espace de la francophonie ? Dans la pratique,
toutefois, ce terme fait souvent l’objet d’un usage beaucoup plus restrictif, puisqu'avec
une certaine défiance les Français se considèrent comme ne faisant pas partie de
l'ensemble que désigne le concept. Cela tient sûrement aux origines qui sont celles du
concept, comme aux différents contextes sociaux et historiques au sein desquels il a jailli.
L'adjectif francophone émerge d'abord pendant la période coloniale, lorsque les langues
européennes du fait de la colonisation sont en plein essor dans le monde. Mais la
signification de ce terme, alors peu usité, connaît un nouveau souffle lorsque surviennent
les indépendances africaines en 1960 : la francophonie désigne alors une communauté
d'états rassemblés autour d'une langue et de valeurs, défendue par l'Organisation
Internationale de la Francophonie. Or, comme nous le voyons, du fait du contexte même
dans lequel elle naît, cette francophonie d'institutions semble très, trop liée à l'héritage
colonial : d'une part parce qu'elle concerne surtout l'ancien empire colonial français, et
d'autre part parce que , comme la définition nous l'a montré, la France reste le noyau
primaire autour duquel gravitent des Etats secondaires, et le paradigme éthique,
linguistique et esthétique de référence. Or en 1970, l'adjectif francophone est de plus en
plus utilisé dans le champ des études littéraires, où l'on s'en sert pour désigner les
littératures de langue française écrites hors de l'espace national. Cette partition est-elle le
fait des auteurs dit francophones, désireux de se démarquer de la littérature française, ou
celle des auteurs français réticents à une quelconque assimilation ? Le manifeste de la
Littérature-monde semble indiquer que la deuxième hypothèse est la bonne . Il est la
preuve d'une volonté de globalisation de la littérature française, de sa dénationalisation.
Ce manifeste prône, comme nous l'avons dit, l'abandon d'une notion historiquement et
politiquement obsolète pour l'adoption d'une nouvelle, la littérature-monde. Notre objet
ici ne sera pas d'étudier la validité de ce terme et l'inanité du précédent ; nous n'y
prétendons pas, et nous attacherons seulement à montrer les implications pratiques de ce
concept théorique dans le champ littéraire. Car la raison d'être de ce terme est loin d'être
seulement sa neutralité politique et historique, ce n'est pas seulement un mot qui en
remplace un autre pour une commodité de convenance, pour apaiser des susceptibilités
inquiètes. Ce terme n'est pas seulement une notion didactique, c'est un concept, c'est à
dire une construction intellectuelle toujours en mouvement, créée à partir de la mise en
relations d'éléments divers et disparates et qui a pour but d'organiser, d'informer une
réalité : il est un outil critique dont la finalité est aussi pratique que cognitive, puisqu'il
détient un pouvoir actif sur le réel, permettant de le réordonner pour le com-prendre. Le
concept de littérature-monde permet ainsi non seulement de repenser le champ de la
littérature dans son organisation et sa hiérarchie mais aussi ses propriétés et ses valeurs.
En effet, si l'on prête attention au Manifeste, on lit que le concept se légitime aussi par le
fait que cette littérature représente « le monde qui devant nous émerge, et ce faisant
retrouv[e] après des décennies d'"interdit de la fiction" ce qui depuis toujours a été le
fait des artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage à
l'inconnu du monde - et à l'inconnu en nous. » La mimésis jusqu'alors écartée pour
l'autoréférentialité, pour la sémiosis, l'aventure de l'écriture, est ainsi remise à l'ordre du
jour, comme noble tache et valeur de la littérature. C'est ce que nous verrons dans un
premier temps, en étudiant les raisons et effets du réinvestissement de la fiction et de la
mimésis dans cette littérature-monde, en rupture avec la mouvance métatextuelle qui
entendait vider le texte de toute référentialité. Mais nous nous attacherons aussi à montrer
comment le concept de la littérature-monde, pense ensemble la mimésis et la mathésis, la
fiction permettant de développer un mode de penser propre à la littérature, rendant
l'oeuvre fictionnelle propice au fleurissement des savoirs sur le monde auxquels aspirent
les auteurs « post-coloniaux ». La littérature-monde est donc aussi mondaine, attachée à
l'hic et nunc dans lequel elle vit. Enfin nous verrons comment la sémiosis est elle aussi
revalorisée par le concept, puisque par l'usage réinventé de la langue, une représentation
du monde (en tant qu'entité géographique aux enjeux linguistiques) dans ses nouvelles
mesures est rendue possible.

I ) : Revalorisation de la fiction et de la mimésis

A) : La littérature-monde contre le formalisme littéraire français: : réintroduire le


monde dans l'oeuvre littéraire, par la mimésis et la fiction.

Le réinvestissement de la mimésis et de la fiction dans la littérature dite littérature-monde


trouve son origine dans une opposition à la tendance adoptée par une grande partie du
champ littéraire français de l'époque, à savoir le formalisme. Dans le Manifeste , on lit
ainsi : « Le monde, le sujet, le sens, l'histoire, le "référent" : pendant des décennies, ils
auront été mis "entre parenthèses" par les maîtres-penseurs, inventeurs d'une littérature
sans autre objet qu'elle-même, faisant, comme il se disait alors, "sa propre critique dans
le mouvement même de son énonciation". » Les auteurs du manifeste font ici référence
aux tenants d'une conception autoréférentielle de la littérature, affirmant que celle-ci ne
parle et ne doit jamais parler que d'elle-même ; de sorte que dans l'étude de celle-ci, tout
doit se ramener au phénomène textuel ( et donc intertextuel (« Ces textes ne renvoyant
plus dès lors qu'à d'autres textes dans un jeu de combinaisons sans fin, le temps pouvait
venir où l'auteur lui-même se trouvait de fait, et avec lui l'idée même de création, évacué
pour laisser toute la place aux commentateurs, aux exégètes. ») : ainsi peut-on y voir une
critique des courants structuralistes et textualistes, qui tous tendaient à faire de la
littérature non plus l'écriture d'une aventure, mais l'aventure d'une écriture, pour citer les
mots de Jean Ricardou. Mais les conséquences d'une telle perspective se déploient aussi
dans l'acte de création littéraire même, puisque la portée métapoétique du texte ne peut
alors être que considérée comme un gage de sa valeur, puisqu'elle fait proliférer les
études sur le texte : ainsi en vint-on , selon les signataires, à vider le texte de toutes ses
attaches référentielles, comme l'intrigue, comme les personnages : c'est ce qu'a tenté
l'entreprise du Nouveau Roman. Ici nous pouvons évoquer la position de Michel Le Bris,
un des signataires du Manifeste, affirmant le risque pour la littérature française de devenir
« exsangue » , à force d'hermétisme aux influences extérieures, au monde
environnant (« Plutôt que de se frotter au monde pour en capter le souffle, les énergies
vitales, le roman, en somme, n'avait plus qu'à se regarder écrire »Manifeste). Pour Le
Bris comme pour les autres signataires, la revitalisation de la littérature de langue
française passe donc par le réinvestissement de la fiction et de la dimension mimétique du
texte littéraire : alors seulement celui-ci peut donner vie à une représentation du monde.
De la stérilité de la littérature française formaliste, condamnée par nos écrivains, l'on
passe donc à une capacité du texte à générer des images du monde.
Il est vrai que lorsque l'on étudie les œuvres des écrivains dits « francophones », le cadre
fictionnel est l'armature première du texte, et la mimésis à l'oeuvre dans le texte (le texte
fournit une « imitation » , ou plutôt une figuration du monde et de la nature) offre au
lecteur une immersion facilitée dans le texte , recréant un univers, sinon familier, du
moins cohérent et compréhensible.
Contrairement au nouveau roman, une intrigue bien définie peut être déterminée dans
tous les romans dits de littérature-monde, de même que les personnages, loin de n'être
que des présences indistinctes, acquièrent une singularité et une consistance uniques.
Ainsi peut-on prendre l'exemple des personnages de Kourouma, caractérisés par leur
surqualification. Les noms propres pour les représenter abondent. Ainsi Fama
Doumbouya, Prince du Horogoudou est justement nommé puisqu'en malinké Fama
signifie Prince, roi. Doumbouya étant le jamù, le nom commun au clan auquel Fama
appartient, de la classe supérieure des nobles. Le jamù de Fama apparaît à chaque grande
occasion, dans la première apparition du texte comme à sa dernière, et se décline selon
les contextes : ainsi lorsque devant le juge on récite son état civil : « Fama répondit. Il
était bien Fama Doumbouya né vers 1905 à Togobala (Horogoudou) ». Le nom du totem
de Fama s'ajoute aussi à ses désignations, la « panthère ». Ainsi, lorsque le texte affuble
Fama de qualificatifs animaux comme « vautour, hyène, chiens », opposés à la noble
figure de la panthère, cela sert à signifier la dégradation du personnage .D'autre part, le
personnage acquiert son épaisseur par l'évocation de son passé : ainsi pour Fama assiste-
t-on à la remémoration de sa jeunesse et de son passé de grand commerçant.
Le texte offre un cadre mimétique à travers l'élaboration d'un espace fictif : Dans les
Soleils des Indépendances, l'espace est bien délimité, en ce qu'il est arpenté par les deux
protagonistes, Fama et Salimata, divisé entre capitale, village et brousse Les espaces du
roman sont d'autant plus mimétiques qu'ils sont parfois des toponymes authentiques.
Ainsi la région du Horogoudou porte un nom véridique. De même on voit que les
critiques s'accordent sur l'identité de la capitale comme Abidjan, que Kourouma
caractérise par sa lagune, son port, le pont séparant les quartiers, la place du grand
marché, près duquel se trouve la concession du couple. La Côte des Ebènes décrite par
l'auteur serait donc la Cote d'Ivoire.
On voit donc comment la fiction met en place un monde autonome, quoiqu'innervé par le
réel, qui en propose une figuration. Ce que nous avons brièvement évoqué chez
Kourouma pourrait être étudié chez tous nos auteurs, notamment chez Glissant où le
paysage acquiert une importance toute particulière, mais nous dépasserions alors le cadre
restreint donné à notre synthèse.
B) : Détourner la littérature de son seul reflet pour lui faire réfléchir le monde : les
vertus spéculatives de la fiction.

Mais comment expliquer la légitimité et l'utilité du recours à la fiction et à la mimésis


prôné par les partisans de la littérature-monde ? La fiction mimétique ne se contente pas
seulement de réfléchir une image du monde, dans un but purement esthétique. Elle
permet aussi de réfléchir au monde. Nous avons évoqué la position des signataires contre
une littérature stérile, s'enivrant d'un seul savoir littéraire, et ne faisant que se réfléchir et
se penser ; le recours à la fiction lui permet de réfléchir à autre chose, et de penser, tout
simplement. Nous allons nous appuyer ici sur l'étude de Ph. Dufour dans Le Roman est
un Songe, qui étudie la particularité de la pensée romanesque en la confrontant à la
pensée philosophique. Il n'y a théoriquement aucun rapport entre notre critique et nos
auteurs, et notre analyse pourrait paraître comme une digression dans une étude sur le
concept de littérature monde. Pourtant le rapport est bien là, puisque l'analyse de Dufour
permet de comprendre comment la littérature monde, par l'entremise de la fiction permet
de déployer ses capacités spéculatives, ses aptitudes à dire le monde : ce raisonnement
sous-tend la pensée de nos auteurs sans pourtant être explicitée et révélée dans ses
fondements, et c'est ce à quoi s'attache Philippe Dufour.
Il y a bien une pensée romanesque. Tout autant que le philosophe, l'écrivain développe
une pensée profonde et complexe ; seulement, la pensée de l'écrivain est une pensée qui
questionne. Celle du philosophe pur est une pensée qui cherche et qui prouve. En effet
l'entrée dans la fiction implique nécessairement l'éloignement des preuves et des
certitudes : c'est dans cette distance que se développent le doute et l'incertitude. En effet
le bon récit n'apporte jamais une réponse définitive et univoque. Alors que la pensée
philosophique se donne comme telle, se laisse approprier, assimiler, se déployant dans
des stratégies rationnelles achevées et offertes d'emblée, la pensée fictionnelle est
différente, elle « déploie une pensée imaginaire ». Une telle expression peut susciter
l'étonnement, mais elle est à expliciter grâce au concept d'idée esthétique, que le critique
littéraire emprunte à Kant. Ainsi l'idée esthétique développée par la fiction constitue cette
pensée intraduisible, que le commentaire ne peut jamais exposer dans sa totalité, parce
qu'elle est intarissable : « elle se caractérise par son bourgeonnement, à l'opposé de
l'univocité du concept, liée à un idéal de clarté ». Nul besoin de servir une idée ou une
idéologie pour faire penser la fiction ; elle développe une pensée autonome. La littérature
qui entend démontrer des thèses (probante) n'a de littéraire que son nom, elle s'avilit dans
la cause qu'elle sert, dans l'idée qu'elle prouve ; tandis que « la littérature exposante »
pour reprendre Flaubert, s'abandonnant à la fiction sans autre dessein qu'un dessein
mimétique « échappe au dogmatisme des intentions, à l'idéologie d'une thèse : laisse
place aux incertitudes » ; elle « convient aux pensées inquiètes ». Cette inquiétude est ce
qui rend la valeur littéraire possible dans une fiction « pensante » ; car celle-ci ne déploie
pas une pensée qui serait de l’ordre de la thèse, c'est à dire une pensée discursive, assurée,
rigide et fixe ; mais une pensée volatile, incertaine, qui doute ; elle questionne, elle
interroge, mais sans apporter de réponse péremptoire et irrévocable.

*
* *

Après cette démonstration de ce que nous avons appelé les vertus spéculatives de la
fiction, on comprend pourquoi la catégorie aristotélicienne de la mimésis est ainsi
revalorisée par la littérature-monde, prônant une littérature non pas narcissique, qui ne
réfléchit qu'à elle- même et qui ne réfléchit que sa propre image, mais une littérature de
la connaissance, qui par son mode de penser peut faire fructifier les savoirs, et non les
fixer dans un état actuel comme le ferait l'essai.

II) : Revalorisation de la mathésis dans l'oeuvre :


développer des savoirs sur le monde
A) : Par la fiction seule on peut donc composer avec le chaos du réel, comprendre le
monde. Détenant un mode de penser particulier, elle permet de développer des
savoirs sur le monde.
Dans le Traité du Tout-Monde, Glissant faisait de son personnage Matthieu Béluse,
protagoniste du roman le Tout-Monde le co-auteur du traité. Le personnage de l'historien
se plaignait de voir ses recherches n'aboutir sur rien : “les pays que j'habite s'étoilent en
archipels, ils raccordent les temps de leur éclatement ». Ne peut-on pas y voir aussi
l'écrivain confronté à l'inadéquation de l'essai face à la diffraction du réel ? Lorsque l'on
rapproche le Tractatus de Wittgentstein au Traité du Tout Monde de Glissant, ou de
Matthieu, les échos qui jaillissent d'une œuvre à l'autre font entendre avec plus d'acuité
encore la voie que Glissant poursuit dans sa conception de la littérature aux prises avec le
monde. On lit ainsi cette proposition chez Wittgenstein : . I, 1: Le monde est la qualité
des faits, non des choses. C'est peut- être parce que le monde n'est pas un monde
constitué de faits, mais de choses que la géographie s'étoile en archipels ; en effet, la
chose est beaucoup plus complexe à saisir que le fait, de sorte que pour comprendre le
monde il faut entrer dans la chose, et non pas seulement établir des faits. Et afin de
comprendre la chose, toujours mouvante, Matthieu, ou Glissant, nous invitent à la fiction,
là où Wittgenstein incitait à la logique. La fiction se fait ainsi logique d'une autre nature,
logique narrative.

On voit donc que la fiction permet de développer par le texte des savoirs sur le monde, et
c'est ce que l'on peut voir concrètement dans tous les romans dits post-coloniaux,
prétendant au titre de littérature-monde. Prenons quelques exemples de cette pensée
développée au sein même du texte par l'entremise de la fiction. Dans l'oeuvre de
Kourouma, que ce soit dans les Soleils des Indépendances ou dans Monnè, outrages et
défis , le savoir développé par la fiction est souvent anthropologique. En effet on trouve
une profusion de proverbes, de récits mythiques et de légendes disséminés au fil des
pages. Or, plutôt que de montrer l'authenticité africaine, ces proverbes cristallisant la
sagesse ancestrale auraient plutôt tendance à montrer leur inanité. En effet, introduits
dans un contexte où ils perdent toute efficacité puisque les personnages sensés appliquer
leurs préceptes agissent à rebours d'eux, ils suggèrent que la mémoire africaine dans le
contexte qui suit les Indépendances, est devenue impuissante et obsolète. On voit bien
comment la fiction (incarnée par les personnages) permet donc de penser un état de fait,
la perte de la mémoire africaine, de façon détournée et non assertive, par une logique qui
lui est propre.
Toujours dans le savoir anthropologique, on retrouve souvent dans ces romans la
problématique de la rencontre des cultures. Ainsi dans l'Ecart, de Valentin Y. Mudimbé,
la rencontre des cultures passe par plusieurs éléments du récit : ainsi le protagoniste
Ahmed Nara, jeune historien présente une thèse de doctorat sur les peuples Kouba au
Congo, dans le but de décoloniser les connaissances établies sur le peuple par les
anthropologues occidentaux. Si cette entreprise est un échec, puisque l'historien ne peut
se défaire de ce socle occidental de connaissance, elle montre cependant la tentative de
réappropriation par une culture de sa propre histoire et de ses connaissances. D'autre part
l'oscillation amoureuse d'Ahmed entre l'africaine Aminata et la française Isabelle montre
la dualité d'une identité indécise. De même que dans le champ historiographique la force
d'attraction du pôle occidental s'avère irrésistible quoiqu'on tente de lutter contre elle en
l'éradiquant, de même la question identitaire vis à vis de la culture occidentale est placée
sous le double signe de l'attraction et de la répulsion.
De la même façon dans Shaba 2, mettant en scène une religieuse, Marie-Gertrude, dans
le contexte encore une fois d'une rébellion contre le gouvernement central, qui est
confrontée aux horreurs de la guerre. En en faisant la seule africaine du couvent, c'est
pour l'auteur l'occasion de produire une réflexion sur la rencontre des cultures. La
religieuse est ainsi pour les autres franciscaines un objet de curiosité. Lorsque leur
communauté finit par être désagrégée, les religieuses occidentales sont rapatriées tandis
que Marie-Gertrude reste seule et avec une religieuse française. Le couvent se met alors
à abriter des religieuses africaines, et le roman décrit ainsi les tensions ethniques qui s'y
installent.
Et ces tensions sont aussi d'ordre religieux. En effet la réflexion religieuse est souvent
prégnante dans ces romans, comme on le peut voir, en plus de Shaba 2, dans Entre les
Eaux, dont le protagoniste est un prêtre confronté au cas de conscience que représente la
question de l'engagement ou du non-engagement dans la lutte intestine qui dévaste son
pays en opposant les rebelles au gouvernement central, révélant les relations entre
marxisme et christianisme comme entre religion et violence. Le sous-titre est d'ailleurs
évocateur : Dieu, un prêtre, la révolution. La lecture de ce titre nous montre aussi que le
savoir développé par l'oeuvre et par les autres est aussi philosophique : dans ces romans
les personnages méditent en effet sur eux-mêmes, sur l'Histoire, sur la Morale... Ainsi
dans Entre les Eaux, le prêtre oscillant entre Dieu et la révolution, entre le catholicisme et
le marxisme, pose la question de la possibilité d'être à la fois africain et chrétien. Par la
trame méditative qui l'organise, le roman se dote ainsi d'une fonction cognitive, qui en
fait un outil de pensée : au même titre que l'essai philosophique, le roman permet
d'apprendre et de comprendre, mais jamais il ne fixe dogmatiquement des certitudes, il
laisse la pensée au mouvement.

B) : Une littérature mondaine, enracinée dans l'actualité du réel

Un autre savoir qui se déploie dans les romans que nous étudions est d'ordre historique, et
c'est le plus prégnant, puisque l'Histoire constitue la matière première de ces écrits. En
effet, tous semblent s'enraciner dans le contexte post-colonial. Le recours à la fiction, loin
d'enfermer le texte dans un imaginaire abstrait l'enracine donc dans l'Histoire concrète, lui
donnant donc tout un champ de réflexion politique sur les rapports entre l'ex-Métropole et
les anciens pays colonisés ou les résultats de la gestion intérieure, à présent autonome ou
soi-disant autonome des pays nouvellement indépendants.
La fiction s'engage ainsi dans les enjeux de l'actualité, et loin de s'abstraire du réel pour se
confiner dans l'imaginaire, elle se donne un vocation pratique, s'inscrivant toute entière
dans ce qu'Hannah Arendt appelait le réseau des affaires humaines, c'est à dire le monde.
Ainsi dans le Bel immonde de Valentin Y. Mudimbé l'ancrage dans l’histoire immédiate
du Congo se fait d'autant plus sentir que dans une note finale il précise ainsi le contexte
géographique et historique de l'intrigue : “Kinshasa, capitale de la République du Zaïre
naguère dénommée République Démocratique du Congo” en 1965. D'autre part, des
éléments éminemment référentiels sont insérés dans le récit, telles les citations du
président Kasa-Vubu et du journaliste De Vos. Le concept de littérature-monde doit ainsi
non pas seulement être compris comme réintroduction du monde comme objet de
représentation, mais comme réappropriation par la littérature d'une Histoire mondiale,
qui a commencé par l'esclavage, est passée par la colonisation ,et s'est perpétuée dans les
Indépendances.

Ceci dit, cette mondanité, cette inscription dans le temps de l'Histoire ne se fait que par
l'entremise de la fiction. Le roman de la littérature monde n'est pas l'ouvrage d'un
historien, en dépit des mises en abîmes suggérées par le Traité du Tout Monde ou un
roman comme l'Ecart, mettant en scène un historien confronté aux difficultés d'une
entreprise qui le dépasse. La fiction coexiste avec la référentialité. Nous avions évoqué
en première partie l'espace représenté dans les Soleils des Indépendances : il est
intéressant de voir que Kourouma, plutôt que de faire apparaître seulement des
toponymes authentiques utilise une toponymie mixte : les noms véridiques tels
Horodougou ou Togobala coexistent donc avec des noms génériques, tels « La
Capitale », figure de l'imaginaire dans le texte, mais derrière laquelle on reconnaît,
comme il a été dit précédemment Abidjan. De la même façon quant à la question du
temps, on peut remarquer l'absence de date établissant une historicité attestée. L'époque
de l'oeuvre est celle des Indépendances, mais aucune date précise n'est donnée, de la
même façon que dans Le quatrième siècle de Glissant, l'usage des dates était flottant.
Pourtant , malgré l'indétermination, l'histoire politique innerve toutes nos œuvres
( rébellions contre le gouvernement central, problème de la vente des terres à l'étranger
dans la Lézarde etc...) , seulement mise en fiction.

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Dans tous les exemples sur lesquels nous avons appuyé notre propos, nous avons donc vu
comme la pensée du roman, du fait de sa nature fictionnelle questionne les savoirs sans
jamais proposer de réponse fixe et unilatérale. Sans jamais imposer, la littérature-monde
propose donc des savoirs sur le monde. Mais qu'est-ce que ces savoirs révèlent sur le
monde ?

III) : Revalorisation de la sémiosis : comprendre les


nouvelles mesures du monde par la réappropriation de la
langue

A) : Explorer un monde étoilé

Comme nous l'avions déjà annoncé en étudiant la pensée de Glissant dans le Traité du
Tout monde, la fiction permet d'appréhender le monde dans sa complexité et dans son
perpétuel mouvement, nous introduisant au cœur des choses qui le composent. Et quel
spectacle du monde nous offrent les romans dits du tout-monde ? Celui d'un monde placé
sous le signe de la diversité et du multiculturalisme. On comprend donc l'autre sens
donné au concept de littérature-monde, dans le cadre du débat qui l'opposait au concept
de francophonie. En effet, le monde auquel nos romans entendent donner accès n'est plus
le monde marqué par l'unité factice de l'Empire colonial, cachant en fait l'hégémonie de la
Métropole et la subordination des colonies, que ce soit sur le plan politique comme
linguistique. Comme nous l'avons vu dans notre première partie, le reproche que les
signataires du manifeste adressaient à la francophonie tenait à sa connotation néo-
colonialiste, plaçant dans les marges les écrivains hors de l'hexagone, faisant de leur
littérature « une variante exotique tout juste tolérée » par l'instance littéraire française.
Mais pour les signataires du Manifeste, plus que jamais après la dislocation des Empires
coloniaux la donne a changé, et cette hiérarchie est devenue obsolète. Reprenons le
Manifeste : « Littérature-monde parce que, à l'évidence multiples, diverses, sont
aujourd'hui les littératures de langue françaises de par le monde, formant un vaste
ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents » . Le manifeste paraît
après une année faste pour les auteurs dit francophones, gratifiés de grands prix
littéraires ( le Goncourt, le Grand Prix du roman de l'Académie française, le Renaudot, le
Femina, le Goncourt des lycéens, décernés le même automne à des écrivains d'outre-
France) : les signataires interprètent cette actualité comme les effets d'une révolution qui
s'est opérée dans le champ littéraire, de type copernicienne : en effet le centre culturel et
linguistique que constituait l'espace national, pour la littérature eut à partager son
rayonnement avec de nouveaux centres . Dans une telle diffraction du monde, la
hiérarchie ne semble plus de mise , laissant place à la Relation et à l'échange: « En sorte
que le temps nous paraît venu d'une renaissance, d'un dialogue dans un vaste ensemble
polyphonique, sans souci d'on ne sait quel combat pour ou contre la prééminence de telle
ou telle langue ou d'un quelconque "impérialisme culturel". » La littérature-monde nous
permet donc d'explorer le monde dans sa complexité nouvelle, caractérisé par la
multiplication des Etats indépendants et la diversité de cultures et d'Histoire particulières
qui naissent après la mort de l'impérialisme colonial. D'où ce « désir nouveau de
retrouver les voies du monde » en l'explorant et en l'arpentant dans toute sa complexité.
C'est ce que l'on peut voir dans l'oeuvre d'Alain Mabanckou, dont le récit de l'Histoire fait
sur le mode fragmentaire révèle le chaos du monde. Le monde des romans de Mabanckou
est ainsi déchiré par les troubles qui suivent les Indépendances, et son itinéraire
personnel, incorporé à la fiction, se joint ainsi à l' histoire des guerres interethniques
entre le Nord et le Sud du Congo. Mais surtout, Mabanckou fait de chacun de ses
romans un modèle réduit de la sphère sociale, menant à sa représentation fragmentée.

B) : La langue retrouvée

Mais pour prendre la mesure de ces bouleversements, pour comprendre, au sens


étymologique de prendre avec, le monde dans sa nouvelle donne il est nécessaire pour
l'écrivain de transformer la langue qui avait servi à mesurer l'ancien état du monde et qui
lui avait été imposée. En effet, la valeur de l'écrit est toute occidentale ; l'écrit s'est
imposé hors de l'hexagone à des cultures pour lesquelles il était étranger, les rendant ainsi
compréhensibles pour les colons, et leur imposant par là même des schémas de pensée
qui leur étaient étrangers. Dans le Discours Antillais, Glissant affirme que l'écrit est loi et
sentence , en ce qu'il vient d'en haut, de la puissance esclavagiste ou coloniale ; la
domination de l'européen sur l'esclave passe par la loi, le Code noir, et donc l'écriture.
Dans le cadre d'une « démocratisation » de l'écrit, comment donc pouvait-on penser
conserver la langue telle quelle, sans se la réapproprier ? En effet pour l'écrivain dit
francophone qui écrit son pays, il faut nécessairement passer par une langue qui lui
préexiste, qu'on lui a imposée : il s'agit donc de réinvestir la langue de sa propre culture
pour la « naturaliser ». De sorte qu'à partir de la langue française sont nés de nouveaux
langages devenus autonomes. Ainsi Glissant peut-il montrer l'erreur du monolinguisme
en tant que manière politique d'imposer les langues à un peuple, en ce que toute langue
est multilingue, exprimant des langages différents. Le langage, attitude face à la langue,
oscille ainsi entre complicité, intimité ou rejet face à une langue imposée, comme le
montre l'exemple créole. Tous ces langages sont une représentation de soi, et du monde,
de son identité dans le monde. Ainsi peut - on assister dans les romans de Kourouma à la
création d'une troisième langue, mêlant le créole au français, l'oral à l'écrit, passant d'une
langage à un autre. Ainsi dans les Soleils des Indépendance, on a souvent commenté la
présence de termes malinkés( « Le marabout grogna un soufflant 'bissimilai' mais
bafouilla le titre de la sourate à répéter dix-sept fois, grasseya le nom du verset à dire sept
fois »), mais elle est finalement restreinte : Kourouma annonce d'entrée de jeu « disons-le
en malinké : il n'avait pas soutenu un petit rhume », annonçant que la langue maternelle
présente dans le texte n'est pas dans l'insertion de mots issus directement de la langue
mais dans des transpositions, des calques de cette langue en français. Ainsi peut-on
comprendre en ce sens la multiplication dans l'incipit des emplois du verbe « finir »,
rendant par ce verbe le mot mandingue « bàn » qui peut signifier finir ou mourir. On
trouve aussi l'influence du malinké dans certaines expressions semblant êtres des
traduction : ainsi en va-t-il pour le terme « mélangé », traduction du terme « nyàgami »
dont le sens courant est mélanger mais qualifie aussi un ménage tumultueux. On trouve
aussi dans le roman trois textes isolés par la typographie , désignés comme éléments de la
tradition orale malinké ; mais celle-ci se déploie dans les structures mêmes du roman : les
personnages, réinvestissant un modèle épique rattachent le roman au genre de l'épopée,
liée à la tradition orale. L'importance du personnage du griot spécialiste de la tradition
orale est bien sûr à noter ; l'avant- propos lui rend hommage, et le texte lui donne la
parole dans le premier chapitre. Même les discours des personnages sont empreints par
l'oralité , avec la récurrence des proverbes, (comme nous l'avons évoqué dans notre
première partie) ou des salutations traditionnelles (« Salimata, le marché a-t-il été
favorable ? »).
Le réinvestissement de l'oral permet ainsi une réappropriation de la langue écrite, en ce
que celle-ci, comme l'explique Glissant exprime alors un cri, le cri de souffrance de
l'esclave nègre. La langue doit dire l'Histoire des hommes.« . La première parole de l'être
voulant se libérer de l'aliénation doit être un cri, unique au monde et à l'être. » L'oralité
introduit donc dans l'écrit l'universalité, en ce que le cri est par essence le langage
universel, pouvant être entendu en toute langue. A la fois universel donc, mais aussi
particulier puisqu'il exprime une identité, une histoire.
D'où la volonté de dénationalisation de la langue français, comme effacement, s'il est
possible, « des siècles d'assimilation » tyrannique. En effet, pour en revenir au Traité du
Tout monde, la langue française avait exclu les particularismes incarnés par les patois et
les créolisations, qui permettaient le métissage linguistique, source de création littéraire,
au nom de l'établissement du français comme paradigme linguistique. Ainsi le patois était
considéré comme une chose, et non comme un fait, en ce que les faits sont
nécessairement générés par des personnes ; mais quand la catégorie de personnes qui en
est à l'origine fait partie des exclues, comment en faire un fait ? Le patois est donc
chosifié par ceux qui considèrent la langue française comme un fait unique. Or, lorsque
le système change, et c'est précisément le contexte dans lequel émergent les littératures
monde, il faut nécessairement intégrer les éléments autrefois isolés au tout, en
considérant que l'ensemble du système est constitué soit uniquement de choses, soit
uniquement de faits : ainsi seulement peut-on comprendre ce que doit être le tout du
monde.

Conclusion
Grégoire Polet assignait au roman de la littérature-monde la tache de «Multiplier les
personnages, les centres du monde, dans l’espace du roman   » pour atteindre une
«   ambition nouvelle   : donner le spectacle du monde entier dans son perpétuel
mouvement». C'est ce que nous avons vu dans notre courte étude du concept de
littérature-monde :parce qu'il réinvestit la fiction, le roman appartenant à la littérature-
monde permet de développer la capacité du texte à s'enrichir de savoirs sur le monde. Tel
est le pôle universaliste du concept de littérature-monde. Pourtant un autre pôle existe,
tendant au particulier, attachant le concept à un cadre déterminé, celui des anciennes
colonies. Ainsi, la littérature-monde prône donc la fin de la marginalisation littéraire des
auteurs hors de l'hexagone, aspirant à l'appropriation de l'espace mondial, et la fin de
l'établissement du français national comme paradigme linguistique, pour un métissage
linguistique . C'est pourquoi le concept implique nécessairement une réappropriation de
la langue. Seule cette réappropriation permet de composer avec un monde nouveau,
décentré, délié de l'hégémonie des métropoles, et d'y affirmer son identité et son Histoire,
conjuguant donc l'universel et le particulier. Ainsi peut-on dire que le roman de la
littérature-monde revitalise les antiques catégories aristotéliciennes de mimésis, mathésis
et sémiosis.

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