9 | 2019
E pluribus unum
Francesco Fiorentino (dir.)
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rief/2969
DOI : 10.4000/rief.2969
ISSN : 2240-7456
Éditeur
Seminario di filologia francese
Référence électronique
Francesco Fiorentino (dir.), Revue italienne d’études françaises, 9 | 2019, « E pluribus unum » [En ligne],
mis en ligne le 15 novembre 2019, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/rief/2969 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rief.2969
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1
SOMMAIRE
Mélanges
E pluribus unum
Quand un seul genre ne suffit pas
Transparence poétique. La poésie et les codes entre deux révolutions (N.-G. Léonard, A.
Chénier, Lamartine)
Luciano Pellegrini
Contradictions du fantastique
Paolo Tortonese
Les écrits sur l’actualité de Paul Valéry : essais, pamphlets, écrits de circonstance ou textes
littéraires ?
Paola Cattani
« Je suis un petit peu alchimiste » : la collision des genres littéraires dans la Trilogie
allemande de L.-F. Céline
Jacopo Leoni
De Jean Bruller à Vercors : texte et images dans les 21 recettes pratiques de mort
violente
Roberta Sapino
Rubriques
Seuils poétiques
« La peine » ou « la gloire » ? La poésie française du XVIe siècle en traduction
Présentation
Concetta Cavallini
Traduire Louise. Sur le sonnet XII des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, 1555
Michel Jourde et Jean-Charles Monferran
Documents
« Le livre qu’on nous fait juger ». L’Opinion de Lemercier sur le Génie du christianisme
Vincenzo De Santis
Rencontres
Conversation avec Laurent Demanze à propos de son essai Un nouvel âge de l’enquête,
Paris, José Corti, « Les Essais », 2019
Ilaria Vidotto
Mélanges
Maxime Cartron
1 En 1914, paraît à La Belle Édition un Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du
Tombeau de Théophile par de Scudéry1 avec des bois gravés. Le tirage en est limité comme
suit :
Vingt-cinq exemplaires sur Japon à la forme avec une suite de tous les bois, en
bistre, numérotés de 1 à 25.
Trois-cents exemplaires, sur papier vergé des anciennes manufactures Canson &
Montgolfier, numérotés de 26 à 325.
Vingt-six exemplaires de Chapelle sur vergé, hors commerce, lettrés de A jusqu’à Z 2.
2 Pour augmenter le caractère de rareté de l’ouvrage, la justification du tirage indique
que « les bois ont été détruits après l’impression »3. Tout semble par conséquent
concourir à former un « livre de luxe »4 destiné aux amateurs. Dans Le Pont des Saints-
Pères, André Billy mentionne l’illustrateur de l’ouvrage, Charles de Fontenay, et ses
rapports avec l’éditeur, François Bernouard : « Pour en finir avec les artistes qui
fréquentaient la Belle Édition, et puisque j’ai commencé par eux, je citerai encore Charles
de Fontenay, fils de l’ambassadeur, qui n’était pas seulement peintre, mais aussi
graveur et musicien, mais aussi philosophe, mais aussi poète » 5.
3 Il y a donc eu, selon toute vraisemblance, des échanges au sujet du Florilège, et peut-être
même une collaboration. Mais pourquoi une anthologie de Théophile de Viau en 1914 ?
S’agit-il d’une simple curiosité proposée, en guise de distinction sociale, à un public
fortuné, ou le contexte éditorial du temps motive-t-il sa publication ? En 1909, Frédéric
Lachèvre avait relancé les études sur Théophile, en faisant paraître le premier volume
de sa série intitulée Le Libertinage au XVIIe siècle, qui portait spécifiquement sur le procès
du poète6. En 1914, soit la même année que notre Florilège, le quatrième volume de cette
entreprise titanesque – Les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600
jusqu’à la mort de Théophile (1626). Bibliographie de ces recueils et bio-bibliographie des auteurs
qui y figurent –, voyait le jour. Il y avait donc dans l’ère du temps une réflexion en cours
sur Théophile à travers le prisme du libertinage, mais aussi un intérêt pour la forme
Mais ce n’est pas l’unique effet narratif qui se dégage du Florilège : avant ce roman de
Cloris, on peut lire un roman de Philis, mis en scène par la série « L’aurore sur le front
du jour » ; « Ah ! Philis » et « Maintenant que Philis est morte ». Le décès de la première
femme aimée enclenche le passage à l’amour de Cloris, le choix et l’agencement des
textes validant en définitive l’hégémonie de la lyrique amoureuse, présentée par l’effet
biographique qui s’en dégage comme le parcours, l’itinéraire intime de Théophile de
Viau.
17 Et, conjointement, se lisent en surimpression des allusions, imposées par le contexte, à
1914. Le Tombeau composé par Scudéry et « Maintenant que Philis est morte »
matérialisent, secondés par les illustrations (Fig. 2 et Fig. 3), l’inscription de la mort
dans ce paysage amoureux à tendance idyllique. Le second poème de l’anthologie
évoque quant à lui la fortune d’un poète-soldat :
Grâce à ce comte libéral,
Et à la guerre de Mirande,
Je suis Poëte et Caporal,
O Dieux que ma fortune est grande !
O combien je reçois d’honneur
Des sentinelles que je pose !
Le sentiment de ce bonheur
Fait que jamais je ne repose :
Si je couche sur le pavé,
Je n’en suis que plus tôt levé,
Parmi les troubles de la guerre
Je n’ai point un repos en l’air,
Car mon lit ne saurait branler
Que par un tremblement de terre.39
18 Bien que le contexte évoqué par Théophile soit évidemment différent, et que la tonalité
du texte soit volontiers ironique, ces vers sur les « troubles de la guerre » ne pouvaient
sans doute pas manquer d’acquérir, dans l’esprit du lecteur de 1914, une tonalité toute
particulière, au point de remplacer l’intentionnalité originale du poète pour figurer les
premiers temps de la Grande Guerre. En filigrane de l’itinéraire amoureux se tisse donc
un itinéraire guerrier, qui culmine dans l’apocalypse de l’ode « Un corbeau devant moi
croasse ». Il serait alors possible de relire autrement l’inscription du Tombeau de
Scudéry placé en tête de l’anthologie : Théophile, tombé pour d’autres raisons au XVII e
siècle, deviendrait, par anticipation, un modèle du soldat qui sera tué à la guerre et,
peut-être, de C. de Fontenay lui-même.
nous avons étudiés, se mue en mémoire historique vive du temps présent. Il n’est
absolument pas certain que cette anthologie ait eu quelque impact que ce soit sur
l’appréhension de l’œuvre de Théophile de Viau. Peut-être même sa proposition est-elle
restée lettre morte en raison de sa trop grande liberté à l’égard d’un poète que les
travaux futurs d’Antoine Adam, en particulier, allaient restituer à son temps. Reste que
ce Florilège de F. Bernouard et C. de Fontenay démontre exemplairement que l’histoire
littéraire est avant tout « une histoire des différentes modalités de l’appropriation des
textes »51.
Annexes
Fig. 1
Fig. 2
Fig. 3
Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Maintenant que Philis est morte »
Fig. 4
Fig. 5
Fig. 6
Fig. 7
Fig. 8
Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Que mon espoir est faible »
Fig. 9
Fig. 10
Fig. 11
Fig. 12
Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Quand tu me vois baiser tes bras »
Fig. 13
NOTES
1. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, Paris, La Belle Édition, 1914, In-4°, n.p.
2. Ibidem.
3. Ibidem.
4. Voir A. Coron, « Livres de luxe », dans H.-J. Martin, R. Chartier et J.-P. Vivet (dir.), Histoire de
l’édition française, t. IV , Le livre concurrencé (1900-1950), Paris, Promodis, 1986.
5. A. Billy, Le Pont des Saints-Pères, Paris, Arthème Fayard, 1947, p. 70.
6. F. Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle. I. Le libertinage devant le Parlement de Paris. Le procès du
poète Théophile de Viau, Paris, Champion, 1909, 2 vol.
7. M. Allem, Anthologie poétique française. XVIIe siècle, Paris, Garnier, 1916.
8. Th. de Viau, Théophile. Odes et stances. Élégies et sonnets. La Maison de Sylvie. Fragments : Pyrame et
Thisbé ; poésies diverses ; contes. Appendice : documents biographiques ; anecdotes ; jugements littéraires ;
le Parnasse satyrique et le procès. Bibliographie. Avec le portrait de Danet ["sic" pour Daret] et une notice
de Remy de Gourmont, Paris, Société du Mercure de France, 1907.
9. G. Saba, Fortunes et infortunes de Théophile de Viau. Histoire de la critique suivie d’une bibliographie,
Paris, Klincksieck, 1997, p. 179.
10. Ibidem.
11. Si l’on analyse le choix de textes des deux anthologies, on remarque cependant que la plupart
des pièces (douze sur dix-neuf) retenues par le Florilège ne figurent pas dans le volume de
Gourmont, qui opte de plus pour un classement rhématique, alors que les principes de
classement du Florilège, que nous analyserons, sont autres. Il est donc plus probable que les
compilateurs ont eu accès à l’édition Jannet (Bibliothèque elzévirienne) de 1855-1856. G. Saba
rappelle en effet à son sujet qu’elle reproduit l’édition Scudéry parue à Rouen en 1632 ; Voir G.
Saba, op. cit., p. 121. Ceci expliquerait la présence dans le Florilège du Tombeau de Théophile par
Scudéry qui, placé à la suite de l’Epître aux lecteurs, ouvre également en 1632 les Œuvres.
Cependant, l’exemple de l’ode « Un corbeau devant moi croasse » invite à nuancer cette
hypothèse : dans l’édition de 1855, on retrouve des graphies d’époque telles que « voy », « moy »,
« soy », qui dans le Florilège sont abandonnées. De la même manière, dans « Un fier démon », la
lexie « menasse » de Jannet devient « menace ». On peut en déduire que les compilateurs ont
aussi consulté l’anthologie de Gourmont, mais il est également possible que l’éditeur et
typographe ait de lui-même modernisé le texte. Au sujet de la publication et de la diffusion des
œuvres poétiques de Théophile au XVIIe siècle, voir M. Folliard, « De la diffusion manuscrite à
l’identité imprimée de l’auteur : une histoire de la publication des Poésies de Théophile de
Viau (1615-1626) », dans G. Peureux (dir.), Lectures de Théophile de Viau. « Les Poésies », Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, « Didact français », 2008, p. 193-216.
12. Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la publication entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002,
p. 9.
13. A. Coron, « Livres de luxe », op. cit., p. 422. Pour une vue d’ensemble de son travail, voir
notamment F. Bernouard, Les Livres de La Belle Édition et de l’imprimerie François Bernouard, Paris,
Imprimerie François Bernouard, 1919 ; G.-A. Dassonville, Les Livres de la Belle Édition et du
Typographe François Bernouard, Paris, Librairie de la Lanterne, 1981 ; Id., Catalogue des impressions de
feu Monsieur François Bernouard rassemblées par Monsieur Gustave Arthur Dassonville, Bagnolet, La
Typographie, 1988 ; C. Giovanangeli-Taoussi, François Bernouard : poète, typographe, imprimeur,
éditeur, libraire, Montolieu, Musée du livre et des arts graphiques, 2009.
14. A. Coron, « Livres de luxe », op. cit., p. 421-422.
15. R. Ponot, « La création typographique des Français », dans Ibid., p. 369.
16. Voir par exemple ce passage tiré du troisième tableau : « UN SOLDAT SAVOYARD. Ça sent le
macchabée boche. LE SOLDAT PARISIEN, montrant une tête. Regarde, c’est cette vache-là, il est
venu crever ici pour nous asphyxier », F. Bernouard, Le Soldat du pays. Tragédie de la guerre de 1914,
Paris, Typographie François Bernouard, 1930, p. 40.
17. Le quatrième tableau met ainsi en scène les personnages génériques suivants : L’Enfant, La
Mère et Le Vieillard.
18. Voir la tirade du « Soldat du pays », porte-parole de F. Bernouard : « Honte à celui qui n’est
pas venu, honte à celui dont le courage a fait défaut quand les barbares massés ravageaient ma
belle province et que chez lui je le défendais, honte à ceux qui, bien portants, n’étaient pas là, à
leur place, dans le rang et ne sont pas venus individuellement défendre la collectivité quand la
horde menace et sont cause que là-bas, les bords des routes sont jonchés de tant de croix (…).
Nous avons debout dans nos têtes les monuments de nos aïeux et jamais notre volonté d’être
vainqueurs pour la paix du monde ne nous abandonnera, car nous devons un jour remettre,
devoir sacré, sauvées de vos pensers vulgaires, notre langue et nos libertés à nos enfants », Ibid.,
p. 50-52.
19. On pense entre autres à « La Relève », qui trouve place dans la section « Verdun » : « Dans
chaque trou d’obus, / les hommes sont étendus / recroquevillés / morts. », F. Bernouard,
Franchise militaire. Poèmes. La Somme – Picardie – Artois – Alsace – Hauts de Meuse – Verdun -
Champagne – Sainte-Menehould, Paris, Bernard Grasset, 1936, p. 131.
20. Ch. et É. de Fontenay, Lettres du front (1914-1916), préface de P. Deschanel, introduction de D.
Sylvaire, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1920. C. de Fontenay est tué à Massiges en Champagne le 10
janvier. Voir la préface de Paul Deschanel dans Ibid., p. 8. Dans le recueil de F. Bernouard, on
trouve une section intitulée « Champagne ».
21. « Jusqu’à la dernière minute, il conserva dans la mêlée la générosité d’un poète (…). Il
s’acquitta sans défaillance et avec une égale perfection de sa double mission d’artiste et de
soldat », Ibid., p. 20.
22. Ibid., p. 20-21.
23. En 1924, Jérôme et Jean Tharaud réutilisent cette apparente disjonction pour distinguer la
« vie d’artiste laborieux » du graveur se consacrant au « sentiment de la beauté plastique » et
celle du poète : « durant toute la campagne, il ne dessine jamais, il écrit. En vérité, c’est un poète,
un écrivain de race et du plus rare mérite, que la guerre a révélé à lui-même pour le détruire
aussitôt ». Voir Association des écrivains combattants, Anthologie des écrivains morts à la guerre, t. I,
Amiens, E. Malfère, 1924, p. 263-264.
24. Ch. et É. de Fontenay, op. cit., p. 21.
25. Ibid., p. 23.
26. Ibid., p. 31.
27. Ibid., p. 91.
28. Lettre du 2 août 1914 à son père, Ibid., p. 92. Pour topique qu’elle soit, cette déclaration est en
accord avec celle du « Soldat du pays » dans la pièce de F. Bernouard.
29. Ibid., p. 23.
30. Sur cette notion, voir la réflexion collective du GRIHL : « les récits de publication, c’est-à-dire
les textes, ou les portions de textes, si fréquents à l’époque moderne, qui racontent la publication
des ouvrages dans lesquels ils apparaissent », dans Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), op. cit., p. 13-14.
Ici, le récit de publication intervient après coup, et reconstruit a posteriori l’ouvrage en question.
31. Ch. et É. de Fontenay, op. cit., p. 271.
32. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
33. « Chaque action de publication, révélant par son accomplissement l’espace de publicité dont
elle subit les contraintes, le construit comme sa raison d’être, l’invente comme son horizon,
l’imagine comme son présupposé ». Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), op. cit., p. 10.
34. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
35. Ibidem. Sur l’« architecture » des Œuvres poétiques et les déplacements de sens opérés d’une
édition l’autre, voir M. Rosellini, « La composition des Œuvres poétiques de Théophile de Viau »,
dans G. Peureux (dir.), op. cit., p. 231-249.
36. Il faut par ailleurs noter que l’ode « Un corbeau devant moi croasse », qui ferme en réalité le
volume, n’est, suite à un probable accident de la publication, pas mentionnée dans ce sommaire.
37. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
38. Il s’agit de « Désespoirs amoureux » et des Stances « J’ai trop d’honneur d’être amoureux ».
L’anthologie accélère le passage d’un amour à un autre, au point de suggérer que le caractère du
poète serait libre et volage.
39. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
40. Dictionnaire de l’art et des artistes, Paris, Fernand Hazan, 1982, p. 29.
41. Ibid., p. 30.
42. A. Viala se propose d’observer comment le passé « hante la conscience culturelle présente ».
Voir A. Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la
Révolution, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2008, p. 15.
43. N. Elias, La Civilisation des mœurs, tr. fr. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1991 [1939].
44. Pour les développements d’A. Viala sur l’ambivalence du désir galant et sur son potentiel
licencieux et libertin, voir A. Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de
ses origines jusqu’à la Révolution, cit., p. 213 et sq.
45. En 1938, F. Bernouard publie sous pseudonyme un roman érotique décrivant les amours
voluptueuses d’un soldat avec la veuve de son ami tué au front. Ce livre, conservé dans L’Enfer de
la Bibliothèque nationale de France, procède exactement de ces principes d’économie libidinale.
En voici un échantillon : « il comprend que Rose se prête à ses caprices ; les doigts du soldat se
mouillent voluptueusement ; à cette sensation, Mme de B. tressaille, elle va perdre l’équilibre ;
ses bras s’enroulent autour du cou du jeune homme ; son souffle change de rythme ; elle geint
faiblement ; sa main droite quitte le cou de son amant, descend ; une chaleur lui brûle la main ;
doucereusement, elle se laisse défaillir sur le canapé. Vincent la suit, elle le guide ; il sent une
chaude moiteur. Est-ce le trop de désir, le manque d’habitude, leur chaleur réciproque ? Déjà il
s’abandonne, la jeune femme laisse dolemment tomber sa tête à droite et chacun de ses bras d’un
côté du canapé, brisée par une émotion qu’elle ne connaissait pas ». F. François, Rose de B.
Contribution à l’étude de la sensibilité et de la sensualité pendant la guerre de 1914-1918 : texte recueilli et
suivi d’un épilogue par François Le François, Paris, Compagnie des libraires, 1938, p. 16-17.
46. Sur ce texte, on se reportera aux analyses de Michèle Rosellini, qui y voit la marque d’une
« forme radicale de l’abandon de l’homme ». M. Rosellini, Théophile de Viau. Œuvres poétiques,
Paris, Atlande, « Clefs concours/Lettres XVIIe siècle », 2009, p. 133.
47. Je remercie vivement Aurélie Barre d’avoir éclairé mon regard sur cette image.
48. J.-P. Dubost, « Alexander Kluge : démonter et remonter le “textimage” » de l’histoire », dans
A. Barre, J.-P. Esquenazi et O. Leplatre (dir.), Entre textes et images : montage / démontage /
remontage, , Textimage-Le Conférencier, mars 2016, consulté le 04/02/2019, URL : <http://
www.revue-textimage.com/conferencier/06_montage_demontage_remontage/dubost1.html>.
49. G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit,
2000, p. 10.
50. Ibid., p. 19. Pour une réflexion sur les images de la Grande Guerre, on se reportera avec profit
à A. Cassigneul et Ph. Maupeu (dir.), Revoir 14 : images malgré tout ?, dans Textimage-Le Conférencier,
9, printemps 2017, consulté le 13/02/2019, URL : <https://www.revue-textimage.com/sommaire/
sommaire_14revoir_14.html> .
51. Roger Chartier, Au Bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel,
2010 [1998], p. 324.
RÉSUMÉS
Cet article analyse une anthologie de poèmes de Théophile de Viau parue en 1914 accompagnée
de gravures sur bois. En partant d’une réflexion sur le contexte éditorial et les acteurs de la
publication, le propos vise à démontrer que le choix et l’agencement des textes, alliés aux
illustrations, consacrent l’inscription de l’œuvre de Théophile dans l’Histoire, et constitue par là
une modalité de son appropriation et de son instrumentalisation à des fins idéologiques.
This paper analyzes a poetic anthology of Théophile de Viau published in 1914 with woodcuts.
Starting from a study of the editorial context and the publication stakeholders, the purpose aim
to prove that the choice and the texts arrangement, combined with the illustrations, consecrate
the inscription of Théophile’s work in History, and thus constitutes a modality of his
appropriation and instrumentalisation for ideological goals.
INDEX
Keywords : Viau (Théophile de), 1914, anthology, illustration, appropriation
Mots-clés : Viau (Théophile de), 1914, anthologie, illustration, appropriation
Shelly Charles
Voyages romanesques
5 Sans négliger leur appartenance commune à la mode générale du « voyage
sentimental », il est ainsi, tout d’abord, important d’observer que les deux romans
s’écartent de la mouvance sternienne par la pratique, plus traditionnelle, d’une
alternance entre discours savant et discours romanesque et par l’effet plus ou moins
marqué de juxtaposition qu’elle produit. La manière de Dognon, qui recourt
massivement et souvent littéralement aux Lettres sur l’Italie de Dupaty, est certes
rudimentaire, mais sa façon d’attribuer au personnage fictionnel l’itinéraire et les
impressions du magistrat voyageur, d’une part, et de les intégrer dans l’intrigue
sentimentale, d’autre part, peut ici le faire apparaître comme un précurseur 5. Nous n’en
donnerons qu’un exemple, celui de la visite au tombeau de Virgile. Observons d’abord
la façon dont Dognon reprend Dupaty. Commençons par Dupaty, lui-même « voyageur
sentimental » :
J’ai fait hier une promenade charmante.
J’ai d’abord été sur la montagne du Pausilippe, au tombeau de Virgile.
Je l’ai trouvé tombant en ruines, enseveli parmi les ronces qui achèvent de le
détruire.
Un laurier s’élève au milieu d’elles.
Je suis entré dans le tombeau ; je m’y suis assis sur des fleurs : j’ai récité l’églogue de
Gallus ; j’ai lu le commencement du quatrième livre de l’Énéide ; j’ai prononcé les
noms de Didon et de Lycoris ; j’ai coupé une branche de laurier, et ensuite je suis
descendu, plein des sentiments que ce lieu doit faire éclore dans toutes les âmes qui
sont sensibles à la nature, à l’amour et à Virgile.6
Italiennes oublient toujours les étrangers dès qu’elles ne les voient plus. Il y a mille
exemples de cela, et il ne faut pas s’en affliger ; elles seraient trop aimables si elles
avaient de la constance unie à tant d’imagination.35
17 Dans les deux romans, l’interprétation erronée des sentiments dévoués de l’Italienne
est au cœur du drame : quand l’amour la rend littéralement malade et l’empêche
d’écrire, quand elle ne donne plus de nouvelles car elle est partie à la recherche de celui
qu’elle aime et qui la rejette, l’indigne amant continue toujours à écouter ses
« préventions ».
être touché. Une fatale prévention, contraire à tes vœux les plus doux, le préserve
de toutes les séductions de la beauté : tant de charmes, ton amour extrême ne
pourront le séduire.42
21 Comme Corinne qui, « offensée des préjugés haineux qu’Oswald exprimait contre sa
nation »43, tente de convertir son amant, Orette, voyant « son amour méprisé par une
injuste prévention », tente de « faire abjurer [à Denneval] cette idée qu’il nourrit contre
les Italiennes »44 : « Qu’il m’écoute, je saurai bien désarmer une injuste prévention, et
trouver le bonheur en le lui donnant »45. Comme Corinne, enfin, forte de sa bonne
conscience, Orette n’hésite pas à s’affranchir de l’opinion. Quand, invoquant les
convenances, son ami et admirateur Lorenzo lui déconseille de faire le voyage de Paris
à la poursuite de Denneval (« Que dira-t-on en voyant une femme dans la fleur de son
âge et de sa beauté, courir après un jeune homme qui la repousse, qui la fuit ? »), la
téméraire Italienne s’exclame : « que m’importe ce que dira le monde ! » 46. Et l’auteur
de défier, dès sa préface, « les moralistes sévères [qui] vont peut-être se scandaliser en
voyant […] une femme courir sur les traces d’un homme qu’elle adore ».
L’inoculation de l’amour
22 Comparons enfin le traitement que réservent les deux textes à une scène topique du
roman contemporain : les soins rendus par la femme amoureuse à son amant malade 47.
En l’occurrence, ceux prodigués par nos deux Italiennes, dont le dévouement vient
infirmer les fameuses « préventions » du héros masculin.
23 Nous l’avons vu, la maladie de Denneval et celle d’Oswald ont la même cause : la crainte
de faillir à la mémoire du parent défunt en succombant aux charmes de l’Italienne.
Dans le cas d’Oswald, c’est la représentation de Roméo et Juliette qui réveille sa
« superstition secrète » et la peur de trahir les dernières volontés de son père en
épousant une Italienne (« Ah ! qui sait, s’écria-t-il, qui sait s’il ne craindrait pas […] que
son fils oubliât sa patrie et ses devoirs envers elle » 48). L’angoisse de manquer au devoir
va alors jusqu’à provoquer un accident physique :
Son agitation, sa peine devint si forte, qu’elle lui rendit un accident dont il se
croyait guéri ; le vaisseau cicatrisé dans sa poitrine se rouvrit. […] il souhaitait en
secret que la fin de sa vie terminât ses chagrins.49
24 C’est déjà le cas de Denneval qui, rentré à Paris, et tentant par la dissipation d’oublier
Orette, tombe gravement malade. Comme Oswald, qui prend ce qu’il craint « pour un
présage » et ce qu’il souffre « pour un avertissement du ciel » 50, Denneval, dans le délire
de sa fièvre, retrouve son cauchemar obsédant. « Docteur, dites-moi si l’on doit croire
aux rêves : ne sont-ce pas des inspirations célestes, des avertissements ?... » demande-t-
il sans cesse au médecin qui le soigne51.
25 Mais plus encore que l’origine du mal, c’est la ressemblance dans la nature particulière
des soins qui est frappante. L’Italienne, où l’épisode de la maladie occupe une place
centrale, nous fournit les détails d’une thérapie artistique qui sera celle exercée par
Corinne non seulement quand, au chevet d’Oswald, elle « trouvait l’art de varier les
heures par la lecture [et] par la musique »52, mais tout au long de sa relation avec son
amant anglais, atteint de mélancolie chronique. Dans les lettres-journal où Orette
enregistre l’évolution de la maladie de Denneval, nous découvrons ainsi le rôle majeur
de ses talents de musicienne :
32 Ce sont les mêmes soupçons continuels provoqués par le fantasme de l’Italienne volage
que nous retrouvons dans Corinne, la même tendance du héros à interpréter les paroles
de sa maîtresse à l’aune de ses préventions. Quand Corinne, inquiète de l’effet qu’aura
la divulgation de sa véritable identité sur les sentiments d’Oswald, sollicite son amant à
profiter de l’instant présent (« jouissons encore quelque temps de cette paix du cœur
qui nous est accordée »59), ce dernier la soupçonne de chercher à éloigner
« attentivement tout ce qui pouvait amener une union indissoluble ». Elle dissipera
cette nouvelle inquiétude en conduisant Oswald vers un tableau d’Ossian et en lui
chantant devant ce tableau une romance écossaise. Les effets de la sensibilité
rousseauiste d’Orette et ceux de la sensibilité ossianique de Corinne sont pratiquement
les mêmes. Denneval ne considère plus comme sacrilège l’idée d’épouser une Italienne
qui lit Rousseau et s’exclame aussitôt :
C’est à vous que je vais devoir le jour… Que ferai-je jamais qui puisse m’acquitter
envers vous ?... – Denneval, le don de votre main lui dis-je en tremblant : il a
frissonné. – Orette […], laissez-moi m’habituer à cette idée ! que je puisse me
familiariser avec elle ; je vous demande un mois.60
33 Oswald s’émeut devant la sensibilité gallique de Corinne et esquisse une proposition :
« Serais-tu la digne compagne de ma vie […] ? »61 demande-t-il à l’Italienne qui vient de
se montrer digne de le suivre dans son Écosse natale.
l’amour », vient certes marquer la transformation positive du rêve par lequel le héros
était jusque-là obsédé, mais nous rappelle aussi au passage la dimension italienne du
roman de Rousseau. Le « souvenir cruel » de Denneval serait peut-être lui aussi un
souvenir livresque : il renverrait non seulement à l’expérience « réelle » du frère, mais
à celle, littéraire, de milord Édouard. L’on songe évidemment à la marquise napolitaine
qui « conçut pour lui une passion violente qui la dévora le reste de sa vie » 64, à sa
« jalousie infernale qui la fit cent fois attenter à la vie » du pacifique Anglais, enfin au
propos général du narrateur : « Ainsi commencèrent ces doubles liaisons, qui, dans un
pays comme l’Italie, exposèrent Édouard à mille périls de toute espèce » 65.
36 Et au-delà des « Amours de milord Édouard », c’est à leur modèle que l’on doit ici
songer : aux amours de sir Charles Grandison, héros éponyme du dernier roman de
Samuel Richardson, et dont les liaisons sentimentales contractées en Italie à l’occasion
de son Grand Tour sont au cœur de l’intrigue66. Nul doute que Denneval craigne trouver
en Orette le double d’Olivia, l’aristocrate florentine passionnée, violente et jalouse,
« vindicative jusqu’au crime », qui poursuit Grandison jusqu’en Angleterre de ses
assiduités comme de ses menaces :
[…] une dame de Florence, nommée Olivia. Elle a à la vérité de grandes qualités, elle
est d’une grande naissance, généreuse, d’une figure aimable, en possession d’un très
grand bien, dont elle peut entièrement disposer, n’ayant ni père, ni mère, ni frère,
ni d’autres proches parents. Je la vis pour la première fois à l’opéra […]. Il ne
pouvait y avoir d’objection contre sa figure ; personne ne contestait sa vertu ; mais
elle était d’un caractère violent et impétueux. […] Je fus obligé, à cause de cela, de
quitter Florence pour quelque temps, ayant appris que la vengeance avait pris la
place d’une passion plus douce, et que ma vie était en danger. 67
37 Mme de Staël avait-elle besoin de Dognon pour lui rappeler Dupaty, Rousseau ou encore
Richardson ? Certainement pas. Reste que les références partagées entre L’Italienne et
Corinne sont instructives. Le renvoi explicite que fait Denneval aux « ouvrages sur
l’Italie » qui sont à l’origine de sa prévention nous permet d’identifier le rôle de Dupaty
dans « l’opinion qu’[Oswald] avait témoignée sur les Italiennes » et dont Corinne était
« douloureusement affligée ». On comparera ainsi le discours d’Oswald sur l’absence de
roman en Italie aux réflexions de Dupaty reprises par Dognon et que nous avons citées
plus haut :
Aucun sentiment profond ni délicat ne se mêle […] à cette mobilité sans pudeur.
Aussi dans cette nation où l’on ne pense qu’à l’amour, il n’y a pas un seul roman,
parce que l’amour y est si rapide, si public, qu’il ne se prête à aucun genre de
développement.68
38 On observera encore leurs considérations respectives sur la manière italienne de
« parler d’amour » :
Un des mystères de l’amour devrait être de parler d’amour ; l’amour est, ici, un lieu
commun de conversation ajouté à ceux de la pluie et du beau temps, de l’arrivée
d’un étranger, de la promotion du matin, et de la procession du soir […]
Une mère dit tout naturellement, ma fille ne mange point, ne dort point, elle a
l’amour ; comme si elle disait, elle a la fièvre.69
En arrivant ici, j’avais une lettre de recommandation pour une princesse ; je la
donnai à mon domestique de place pour la porter ; il me dit : Monsieur, dans ce
moment cette lettre ne vous servirait à rien, car la princesse ne voit personne, elle est
INNAMORATA ; et cet état d’être INNAMORATA se proclamait comme toute autre
situation de la vie, et cette publicité n’est point excusée par une passion
extraordinaire ; plusieurs attachements se succèdent ainsi, et sont également
connus.70
NOTES
1. « […] on peut, sans exagération aucune, fixer à UN PAR JOUR, le nombre des productions de ce
genre », Décade philosophique, 20 Brumaire, an IX (compte rendu de Saint Léon de W. Godwin).
2. « L’Italienne, ou Amour et Persévérance ; par F. D. », Décade philosophique, 30 Floréal, an XI.
3. L’Italienne, ou Amour et Persévérance, Paris, Mme Masson, An XI-1803, préface non paginée.
Désormais L’Italienne.
4. Ibidem.
5. Pour situer la particularité du modèle offert à Mme de Staël par Dognon, on peut ainsi se
référer à Dupaty et l’Italie des voyageurs sensibles, J. Herman, K. Peeters et P. Pelckmans (dir.),
Amsterdam-New-York, Rodopi, 2012.
6. Ch. Dupaty, Lettres sur l’Italie, en 1785, Rome et se trouve à Paris chez De Senne et Comte
d’Artois, 1788, lettre XCV, « À Naples », t. I, p. 176.
7. L’Italienne, p. 49. Nous soulignons.
8. Corinne ou l’Italie, éd. S. Balayé, Gallimard, « Folio », 1985, p. 344. Désormais Corinne. Sur Mme de
Staël lectrice de Dupaty, voir M. Gille, « Un antécédent littéraire de Corinne : les Lettres sur l’Italie
de Dupaty », dans les actes du colloque Il Gruppo di Coppet et l’Italia (Pescia, 24-27 septembre 1986),
M. Matucci (dir.), Pisa, Pacini Editore, 1988, p. 163-185.
9. Ibidem.
10. Ibid., p. 345.
11. L’Italienne, p. 13.
12. Ibid., p. 54-55.
13. Corinne, p. 332-333.
14. Ibid., p. 467.
15. Ibid., p. 496.
16. L’Italienne, p. 9.
17. Ibid., p. 208.
18. Ibid., p. 12.
19. Ibid., p. 114.
20. Ibid., p. 10.
21. Corinne, p. 77.
22. Ibid., p. 155.
23. Ibid., p. 44.
24. L’Italienne, p. 5-6.
25. Ibid., p. 16.
26. Ibid., p. 124.
27. Ibid., p. 156-157.
28. Ibid., p. 174.
29. Corinne, p. 99.
30. L’Italienne, p. 191.
31. Ibid., p. 119.
32. Ibid., p. 132.
33. Ibid., p. 125.
34. Ibid., p. 136.
35. Corinne, p. 478.
36. Ibid., p. 468.
37. L’Italienne, p. 95.
38. Lettres sur l’Italie, p. 141.
39. Ibid., p. 142.
40. L’Italienne, p. 108.
41. Corinne, p. 431.
42. L’Italienne, p. 109-110.
43. Corinne, p. 158.
44. L’Italienne, p. 143.
45. Ibid., p. 164.
46. Ibid., p. 138.
47. Voir, par exemple, Mme Cottin, Malvina, Paris, Maradan, 1800, t. III, p. 98-146.
48. Corinne, p. 201.
49. Ibid., p. 205.
50. Ibid., p. 202.
51. L’Italienne, p. 157.
52. Corinne, p. 212.
53. L’Italienne, p. 188.
54. Ibid., p. 191-192.
55. Corinne, p. 81.
56. Ibid., p. 238.
57. L’Italienne, p. 190.
58. Ibid., p. 192.
59. Corinne, p. 231.
60. L’Italienne, p. 194.
61. Corinne, p. 238.
62. Ibid., p. 193.
63. Lettres sur l’Italie, p. 296.
64. J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. H. Coulet, Paris, Gallimard, « Folio », 1993, vol. I,
p. 416.
RÉSUMÉS
Peut-on lire Corinne ou l’Italie comme une amplification de L’Italienne, ou Amour et Persévérance ?
Paru en 1804, le roman de Jean-François Dognon mêlait déjà un tour d’Italie inspiré de Dupaty à
une histoire d’amour où les caractères nationaux jouaient un rôle essentiel. L’article met à
l’épreuve l’hypothèse d’un palimpseste en analysant un réseau ramifié de correspondances :
l’alternance entre discours narratif et discours savant, la caractérisation individuelle et culturelle
des personnages, la présence de péripéties communes. Il met aussi en évidence l’intertexte
fictionnel partagé de Corinne et de L’Italienne : Grandison, le roman anglo-italien de Samuel
Richardson et l’épisode italien de La Nouvelle Héloïse.
INDEX
Mots-clés : Staël (Madame de), roman sentimental, tour d’Italie, lieux communs, intertextualité,
Dognon (Jean-François)
Keywords : Staël (Madame de), sentimental novel, tour of Italy, commonplaces, intertextuality,
Dognon (Jean-François)
Cécile Meynard
1 Henri Beyle, futur Stendhal, est un témoin et acteur privilégié des campagnes militaires
de Napoléon en Europe de 1800 à 1814. Il en rend compte dans ses journaux et dans sa
correspondance personnelle. Ces documents, mi-intimes mi-publics, donnent ainsi,
dans toute la complexité de leur propos et de leur destination, une vision tantôt
croisée, tantôt complémentaire, de cette expérience des conflits majeurs du début du
siècle en Europe. Il va ensuite littérariser cette expérience vécue, en particulier dans
ses biographies de Napoléon et dans son œuvre romanesque. Il s’agit donc ici de
confronter le récit en direct à la façon d’un reporter avant l’heure 1 à cette restitution
littéraire ultérieure qui n’a rien de simple et évolue dans le temps et selon les genres
choisis.
2 Stendhal a fait toutes les campagnes militaires à partir de 1800, sauf deux : la campagne
d’Autriche en 1805 (il est alors à Marseille et semble se désintéresser complètement de
la vie politique et militaire contemporaine, au point que l’on ne trouve même aucune
référence dans ses journaux et lettres de l’époque à la victoire d’Austerlitz le 2
décembre), et la guerre d’Espagne de 1808-1809 (pour la bonne raison qu’il est alors
commissaire des guerres à Brunswick). En revanche, son expérience des campagnes
militaires est très particulière. Dans deux cas, il arrive durant les périodes d’occupation
ou de pacification qui suivent les batailles de conquête : pour la deuxième campagne
d’Italie (1800-1801), il est sous-lieutenant mais la République cisalpine ayant déjà été
rétablie, son régiment se déplace de garnison en garnison sans avoir à livrer le moindre
combat2 ; de même en 1806-1808, il fait seulement la fin de la campagne en Allemagne
contre la Prusse. Pour les autres campagnes en revanche, il suit de très près l’Empereur
et ses troupes, en tant que membre du corps des commissaires des guerres (campagne
correspond encore une fois à la réalité, la dysenterie et le typhus faisant des ravages
dans les rangs de la Grande Armée.
6 Son journal se fait donc la chambre d’écho des événements, par exemple le 15
septembre 1812 : « Ce Rostopchine sera un scélérat ou un Romain ; il faut voir comment
son affaire prendra »14. C’est exactement dans ces termes que Rostopchine s’exprime
lui-même dans une lettre à sa femme : « Lorsque tu recevras cette lettre, Moscou sera
réduite en cendres ; pardonne-moi d’avoir voulu faire le Romain » 15. Stendhal précise
encore qu’« on a trouvé aujourd’hui un écriteau à un des châteaux de Rostopchine ; il
dit qu’il y a un mobilier de tant (un million je crois), etc. etc. mais qu’il l’incendie pour
ne pas en laisser la jouissance à des brigands. Le fait est que son beau palais d’ici n’est
pas incendié »16. Or Rostopchine a effectivement laissé un écriteau devant sa maison de
campagne à Voronovo : « […] je mets le feu à ma maison, afin qu’elle ne soit pas souillée
par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec
des meubles valant un demi-million de roubles ; ici vous ne trouverez que des cendres »
17
.
7 Stendhal livre ainsi dans ses journaux une chronique sans aucune glorification de la
guerre, vue du côté de l’intendance, et semble parfois faire preuve d’un matérialisme
indifférent et d’un esprit de dérision qui peuvent choquer, mais qui sont liés à ses
fonctions mêmes. Ses trois préoccupations principales sont en effet : que faire manger à
son supérieur, le terrible Pierre Daru ? où le faire dormir ? comment le véhiculer ?
Autant de questions qui prennent une dimension de casse-tête inextricable dans le
désordre de l’avancée ou de la retraite de la Grande Armée. Les craintes qu’il exprime
inévitablement lors des différentes campagnes auxquelles il participe se comprennent
mieux dans un tel contexte, comme en Allemagne en 1809 :
Nous arrivâmes enfin à Pfeffenhausen. J’eus un moment de peur en y arrivant.
J’étais à pied depuis une heure, tout à coup je vis une calèche derrière notre voiture,
je crus que c’était M. D. qui arrivait à son logement avant nous. C’était l’excellent
Joinville. M. D. n’arriva que deux heures après et fut content de son logement. Il
demanda ce que nous avions à souper, je répondis :
« Des pommes de terre et un demi-veau. »
Il rit beaucoup de « demi-veau ». Je crois que c’était de moi me servant d’une
expression impropre, mais qu’aussi il commençait à sentir que c’était exprès. 18
8 Le jeune intendant n’est pas concerné par l’effroi que peut éprouver le soldat à la
bataille, mais la peur qu’il éprouve de faillir à sa mission et de mécontenter le chef n’en
est pas moins forte… Et la fierté de faire rire ce dernier semble faire oublier le reste. Ce
qui peut paraître un traitement cynique de la situation par un humour décalé va plus
loin encore. De fait, il transpose souvent son expérience nécessairement partiale et
lacunaire de la guerre sur le mode comique. Dans ses lettres, en particulier à Félix
Faure et à Mme Daru, il accentue encore plus ce côté humoristique et détaché dans la
description des conditions de vie difficiles19 : sans doute faut-il y voir une forme de mise
en scène pudique où la dérision éviterait tout risque de vantardise et de dramatisation.
9 Il donne aussi par moments l’impression de parcourir les champs de bataille en
touriste, surtout sensible au pittoresque du paysage : « Nous passâmes à côté d’un pont
brûlé, où l’on s’était battu la veille, et où je vis trois kaiserlich morts. Ce sont les
premiers. La route était entourée de bivouacs, elle a des parties on ne peut plus
pittoresques »20. Il s’attarde aussi volontiers sur l’évocation de la beauté du paysage
allemand, ou de l’ovale parfait des visages de femmes : faisant abstraction des
décombres et des bivouacs, il lui arrive même de se croire en Italie 21. Cette indifférence
morale affichée au profit d’un intense plaisir esthétique – que l’on retrouve en 1812
dans l’incendie de Moscou – est encore plus nette dans son « Journal écrit à Bautzen le
21 mai 1813, pendant qu’on se canonne »22 : « Nous voyons fort bien, de midi à 3 heures,
tout ce qu’on peut voir d’une bataille, c’est-à-dire rien. Le plaisir consiste à ce qu’on est
un peu ému par la certitude qu’on a, que là se passe une chose qu’on sait être terrible »
23.
10 Même quand il peut voir quelque chose des combats, la froideur correspond le plus
souvent à une forme de discipline, du point de vue du contenu autant que de la forme,
que s’impose Stendhal par horreur de l’emphase. L’expérience, quand elle est
bouleversante, est, dès cette époque, de l’ordre de l’indicible, sous peine de ridicule. Il
le dit explicitement :
Un mot ridicule ou seulement exagéré a souvent suffi pour gâter les plus belles
choses pour moi : par exemple à Wagram à côté de la pièce de canon quand les
herbes prenaient feu, ce colonel blagueur de nos amis qui dit : C’est une bataille de
géants ! L’impression de grandeur fut irrémédiablement enlevée pour toute la
journée.24
11 Toutefois la chronique froide et exacte ne dissimule pas toujours l’horreur et le mal au
cœur. Le regard que Stendhal porte sur les guerres napoléoniennes est avant tout un
regard critique, y compris sur les pillages et autres exactions commis par les soldats
français, que l’on devine parfois au détour d’une anecdote25. Il va même adopter un ton
grave pour évoquer dans son journal les dégâts causés par l’incendie d’Ebersberg qu’il a
pu constater le 4 mai 180926 :
[…] au milieu, à quatre cents pas au-dessous du pont, était un cheval droit et
immobile. Effet singulier. Toute la ville d’Ebersberg achevait de brûler, la rue où
nous passâmes était garnie de cadavres, la plupart français, et presque tous brûlés.
Il y en avait de tellement brûlés et noirs qu’à peine reconnaissait-on la forme
humaine du squelette. En plusieurs endroits les cadavres étaient entassés ;
j’examinais leur figure. Sur le pont, un brave Allemand, mort, les yeux ouverts :
courage, fidélité et bonté allemande étaient peints sur sa figure, qui n’exprimait
qu’un peu de mélancolie.
Peu à peu, la rue se resserrait, et enfin, sous la porte et avant, notre voiture fut
obligée de passer sur ces cadavres défigurés par les flammes. Quelques maisons
brûlaient encore. Ce soldat qui sortait d’une maison avec l’air irrité. J’avoue que cet
ensemble me fit mal au cœur.
[…] J’ai appris depuis que c’était réellement une horreur.
Le pont a été attaqué par les tirailleurs du Pô, qui étaient 800 (il n’en reste plus que
200), par la division Claparède, qui était 8000, et qui est réduite à 4000, dit-on.
[…] On se battit dans la ville, les obus y pleuvaient et finirent par y mettre le feu. On
sent bien que personne ne s’occupait de l’éteindre, toute la ville brûla, ainsi que les
malheureux blessés placés dans les maisons.
Voilà comment on explique l’horreur qu’on voit dans la rue en passant. Cette
explication me paraît probable. Car d’où viendraient tant de soldats brûlés ? de
morts ? Mais on n’a tué personne dans les maisons, on n’y a pas transporté les
morts ; donc ces pauvres diables ont été brûlés vivants.
Les connaisseurs disent que le spectacle d’Ebersberg est mille fois plus horrible que
celui de tous les champs de bataille possibles, où l’on ne voit enfin que des hommes
coupés dans tous les sens, et non pas ces cadavres horribles avec le nez brûlé et le
reste de la figure reconnaissable.27
12 La qualité journalistique, mais aussi littéraire, de l’évocation, est frappante : refus de se
laisser emporter par l’émotion et souci de raisonner en discutant la crédibilité de
l’explication donnée pour justifier le nombre de cadavres brûlés ; organisation du récit
en faisant succéder à la description l’explication, ce qui suscite une horreur encore plus
grande ; place accordée au témoignage personnel et au témoignage rapporté (avec la
plus grande prudence : il multiplie les « dit-on », « je crois », chaque fois qu’il n’est pas
certain de ce qu’il relate, il recourt à l’avis d’autorités, « les connaisseurs », pour
corroborer son avis personnel) ; énumération de chiffres ; alternance de vues générales
et de vues de détail permettant de dramatiser sans faire de pathos, d’opinion
personnelle et de description objective, de faits et d’idées ; contraste entre les
événements horribles évoqués et le style froid, parfois télégraphique mais le plus
souvent d’une rédaction soignée, marquée par le refus absolu de toute emphase, voire
par le recours à une forme d’ironie toute voltairienne permettant de mettre à distance
le choc éprouvé ; sensibilité aiguë à une certaine esthétique de l’horreur (cheval tout
droit dans la rivière, rangées de soldats figés dans la mort, visages au nez brûlé mais au
reste des traits reconnaissables) ; analyse précise des effet du spectacle sur soi et du
sentiment d’étrangeté éprouvé face aux autres28.
13 Ces caractéristiques sont d’autant plus remarquables qu’elles sont développées dans
son journal, dont la destination est avant tout personnelle, et non dans un texte destiné
à la lecture par autrui : Stendhal écrit bel et bien pour lui-même, afin de garder la trace
brûlante de ce moment et de son état d’esprit, et non pas dans la perspective d’écrire
une « belle page » pour des lecteurs partagés entre horreur et fascination 29. Il résume
d’ailleurs cette scène de façon très lapidaire dans une lettre à Félix Faure, en donnant
des indications complémentaires sur son état d’esprit et sur son attitude face à
l’horreur : « J’ai eu réellement envie de vomir en traversant Ebersberg, en voyant les
roues de ma voiture faire jaillir les entrailles des corps des pauvres petits chasseurs à
moitié brûlés. Je me mis à parler pour me distraire de cet horrible spectacle. Il résulte
de là qu’on me croit un cœur de fer »30. Le contraste est frappant entre ces visions
croisées sur le même objet.
14 Toutefois, la mort, la souffrance, le danger, l’inconfort même, cela n’est rien à côté de
l’horreur de devoir côtoyer des hommes sans aucune envergure intellectuelle : « Les
intérieurs d’âme que j’ai vus dans la retraite de Moscou m’ont à jamais dégoûté des
observations que je puis faire sur les êtres grossiers, sur ces manches de sabre qui
composent une armée »31. Stendhal fait ainsi une découverte paradoxale : l’horreur de
la guerre, c’est surtout la désillusion sur la nature humaine, non parce qu’elle se
montre capable de barbarie (tantôt cette barbarie l’amuse, tantôt il la trouve sublime),
mais parce qu’elle se révèle au contraire dans sa médiocrité et sa platitude. Contre
l’ennui et le dégoût, le seul refuge est alors significativement la littérature (lecture des
Facéties de Voltaire devant l’incendie de Moscou32 ; travail sur les projets de Letellier et
d’Histoire de la Peinture en Italie).
15 Ainsi, les journaux de campagne qu’il tient et les lettres qu’il envoie dans ces moments
parfois terribles, en tout cas intenses, lui permettent d’évoquer, mais toujours en
termes mesurés, les événements qu’il a vécus. L’humour, la dérision et l’antiphrase
donnent une tonalité personnelle significative à ce qui semblerait peut-être autrement
un simple procès-verbal. Enfin, Stendhal souligne que ces journaux et ses lettres sont
précieux en ce qu’ils constituent la base de futurs mémoires : bien conscient de vivre
une page d’histoire, il se pressent écrivain-témoin. Une fois retombé l’élan guerrier et
la morosité de la Restauration puis de la Monarchie de Juillet aidant, il en donnera
toutefois dans ses œuvres des transpositions démystificatrices.
**
généreux »40. Les erreurs de Napoléon lors de cette campagne sont analysées et jugées
sans complaisance :
Après la bataille de la Moskova, Napoléon pouvait faire prendre son quartier d’hiver
à l’armée et rétablir la Pologne, ce qui était le véritable but de la guerre ; il y était
parvenu presque sans coup férir. Par vanité et pour effacer ses malheurs en
Espagne, il voulut prendre Moscou. Cette imprudence n’aurait été suivie d’aucun
inconvénient s’il ne fût resté que vingt jours au Kremlin ; mais son génie politique,
toujours si médiocre, lui fit perdre son armée.
Arrivé à Moscou le 14 septembre 1812, Napoléon aurait dû en partir le 1 er octobre. Il
se laissa leurrer de l’espoir de faire la paix ; l’héroïque brûlement de Moscou, s’il
l’eut évacué, devenait alors ridicule.41
20 S’ensuit un sévère réquisitoire contre toutes les actions et tous les choix stratégiques de
l’Empereur : on mesure à la lecture de ce texte la transformation de Stendhal, qui, de
simple acteur englué en 1812 dans une campagne dont il ne comprenait ni les tenants
ni les aboutissants et qu’il ne cherchait même pas à s’expliquer, s’est mué en théoricien
critique qui se veut détenteur d’une parole d’autorité face à un lecteur moins savant et
moins apte à juger que lui.
21 Les campagnes napoléoniennes sont encore très présentes dans les romans de Stendhal,
mais il cherche désormais plutôt à montrer à quel point, avec le recul, elles sont
devenues un mythe, voire une mystification, dans l’imaginaire collectif. Seules
surnagent, dans son estime rétrospective, les premières campagnes – celles du temps
où Bonaparte n’était pas encore empereur. Dans Le Rouge et le Noir, le souvenir de ces
campagnes se réduit le plus souvent à l’idéalisation de l’énergie, de la vivacité, et de
l’esprit de conquête plein de jubilation. Cet imaginaire est incarné tout
particulièrement par le « vieux chirurgien, membre de la Légion d’honneur » 42, dont M.
de Rênal dit non sans mépris qu’il « avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en
Italie ; et même avait, dit-on, signé non pour l’Empire dans le temps 43 ». Figure de héros
républicain, dont le rôle était de soigner et non de tuer, il a enseigné à Julien « ce qu’il
savait d’histoire, la campagne de 1796 en Italie44 ». Pour Stendhal, seules les premières
campagnes militaires sont légitimes, quand Bonaparte est au service de la République
au lieu de se l’asservir puis de l’anéantir. En revanche, la métaphore de la campagne
napoléonienne revient constamment dans l’esprit de Julien, dont les lectures préférées
(« son coran », dit Stendhal45) sont bien sûr Le Mémorial de Sainte-Hélène, mais aussi les
bulletins de la Grande Armée, rapports officiels sur les actions des troupes en
campagne, utilisés par Napoléon comme outils de propagande. Stendhal les évoquera
d’ailleurs dans sa Vie de Henry Brulard comme des « machines de guerre, des travaux de
campagne et non des pièces historiques »46. Comme le note Yves Ansel, « en insistant sur
le fait que Julien a foi dans des bulletins aussi “menteurs”, le narrateur marque
expressément l’innocence et la crédulité politique du “plébéien” » 47. Tout aussi
significative est cette mention d’un souvenir exalté :
Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6 e, aux longs manteaux
blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie,
et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père,
le rendit fou de l’état militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des
batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-
major.48
22 Julien, sans doute né en 1807 ou 1808, est évidemment trop jeune pour avoir vu des
dragons revenant des campagnes d’Italie, mais l’invraisemblance chronologique, sans
doute inspirée à Stendhal par ses propres souvenirs, lui permet de mettre en scène
cette mythologie des premières campagnes napoléoniennes et des héros qui les firent,
qui se développe chez les nouvelles générations n’ayant pas connu la guerre.
23 Plus généralement, c’est toute la psychologie du héros qui est innervée par cette
mythologie guerrière ; et la campagne napoléonienne est ici exploitée comme modèle
d’action dans la vie personnelle. Quand il a honte de la terreur qu’il a ressentie en
croyant voir du sang près du bénitier dans l’église de Verrières avant de se rendre pour
la première fois chez les Rênal, « “Serais-je un lâche ! se dit-il, aux armes !” / Ce mot, si
souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien, était héroïque pour
Julien »49. Et de fait, il envisage la conquête de Mme de Rênal non pas simplement
comme une bataille à livrer contre le mari de cette dernière, mais comme une véritable
campagne, supposant une stratégie globale : l’épisode célèbre étant évidemment celui
où il s’ordonne de prendre la main de la jeune femme sous les tilleuls de Vergy. Après
son succès, il ne songe d’abord qu’à une chose en retournant dans sa chambre,
reprendre son livre favori (le Mémorial bien sûr) – mais, ajoute Stendhal,
bientôt cependant, il posa le livre. À force de songer aux victoires de Napoléon, il
avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j’ai gagné une bataille, se
dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l’orgueil de ce fier gentilhomme
pendant qu’il est en retraite. C’est là Napoléon tout pur. Il faut que je demande un
congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S’il me le refuse, je lui mets
encore le marché à la main [partir prendre du service chez les Valenod], il cédera. 50
24 Il s’agit d’une transposition de la stratégie militaire, qui devient simple lutte de
pouvoir. Mais du moins, la campagne napoléonienne reste encore un modèle pour
Julien. La dégradation de cette mythologie est très nette dans Lucien Leuwen 51. Les
campagnes militaires de Napoléon sont présentées par le héros sur un mode à la fois
naïf52 et désabusé comme appartenant à un passé difficilement réactualisable dans le
contexte de la monarchie de Juillet. Elles ne font plus l’objet désormais que d’un
discours fragmentaire, désabusé, réduit au seul thème de la bataille, sans plus aucune
évocation de stratégie globale : « Je pensais à de belles batteries rapidement élevées
sous le feu tonnant de l’artillerie prussienne… Qui sait ? Peut-être mon 27 e de lanciers
chargera-t-il un jour ces beaux hussards de la Mort dont Napoléon dit du bien dans le
bulletin d’Iéna… »53. Son seul espoir de sortir de la médiocrité, ajoute-t-il, est que « la
Russie et les autres despotismes purs » attaquent la Monarchie de Juillet. Mais sa seule
perspective de bataille est une dérisoire parodie des guerres napoléoniennes : guerre
aux cigares, ou pire, « aux tronçons de choux contre de sales vriersou [ouvriers]
mourant de faim »54. Du Poirier le souligne avec mépris dans un de ses dialogues avec
Lucien : « Pour vous [les Juste-milieu], l’expédition de la rue Transnonain est la bataille
de Marengo »55. La rencontre avec le général Filloteau, héros de la campagne d’Égypte 56
mais vendu à la Monarchie, ne fera qu’accentuer son dégoût57. En somme, on ne peut
plus évoquer les campagnes de Napoléon que de façon négative et ironique.
25 Dans La Chartreuse, à l’inverse, ces campagnes napoléoniennes semblent pouvoir à
nouveau être valorisées. Plus précisément, trois campagnes sont évoquées : les deux
premières ont pour protagoniste le lieutenant Robert et sont présentées sous un jour
positif puisqu’il s’agit de la première et de la deuxième campagne d’Italie, en 1796 et
1799 : les Français sont les libérateurs du peuple italien face à la tyrannie autrichienne.
Mais en réalité ces campagnes se réduisent essentiellement à l’évocation de l’entrée
triomphale des Français dans Milan, à quelques lignes stéréotypées sur la glorieuse
bataille de Marengo et à la description de l’accueil réservé aux Français par les
Milanais :
[…] ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis
longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan : ce moment est
encore unique dans l’histoire ; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de
jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire. 58
26 Une fois de plus, Stendhal refuse en une pirouette de détailler la campagne trop
connue, seule suffit la synthèse hagiographique. D’une certaine façon, au lieu
d’inventer des récits de campagnes et de batailles pseudo-réalistes qui auraient peut-
être une tendance à l’éloquence (comme le fait Balzac par exemple 59), il préfère nimber
sa présentation d’une forme d’irréalisme qui transforme l’histoire en légende, mais la
ramène à peu de chose en définitive. La bataille de Waterloo, troisième bataille évoquée
– symboliquement à l’autre bout du règne de l’Empereur comme pour signifier que la
période glorieuse est close pour de bon en Europe –, est réduite à encore moins par
Fabrice, jeune étranger parlant à peine le Français, qui n’a rien d’un soldat, et surtout
qui ne comprend rien aux événements qu’il vit60. L’usage de la focalisation interne pour
faire comprendre de l’intérieur au lecteur cette naïveté du personnage a été souvent
étudié61. Par ailleurs il convient d’insister sur le fait que Stendhal, par le biais du recul
ironique et attendri du narrateur, fait tout rater à son héros dans cet épisode qui
semble un exorcisme de son propre passé de bleu lors des campagnes d’Italie 62.
Bêtement, Fabrice n’arrive pas à voir l’Empereur sur le champ de bataille à cause de
quatre verres d’eau de vie bus un peu plus tôt, mais s’enthousiasme pourtant assez
niaisement : « Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de l’Empereur et de
s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C’était
pour cela qu’il était venu en France »63. Une simple galopade au milieu des boulets à la
suite des « héros » devient ainsi parodiquement l’équivalent d’une charge sabre au
clair… Un peu plus loin, le narrateur semble entrer dans le vif de l’action, mais le récit
prend une tonalité toute voltairienne : « on arriva derrière un régiment de cuirassiers,
il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber
plusieurs hommes »64. L’action se réduit à entendre et voir : aucun héroïsme, mais un
mécanisme de pantins qui s’affrontent et tombent sans susciter la moindre compassion.
Cette scène se passe juste avant la rencontre fortuite avec le comte d’A, lieutenant
Robert, qui voit son cheval tué sous lui et, comble de l’ironie, fait alors réquisitionner
celui de Fabrice comme le seul qui puisse encore galoper, le laissant assis par terre,
stupéfait de colère. La campagne napoléonienne est ainsi restituée sous l’apparence
d’un épisode farcesque, où la petite histoire redouble voire cache la grande. Ensuite, un
soldat auquel Fabrice mort de faim demande un morceau de pain lui répond
méchamment qu’il le prend pour un boulanger : « Ce mot dur et le ricanement général
qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun élan
d’âmes aimantes de la gloire qu’il s’était figuré d’après les proclamations de
Napoléon ! »65. Stendhal, restituant sa propre expérience, souligne ainsi la désillusion
tardive des naïfs : une bataille ne suscite aucun héroïsme, aucune solidarité des
combattants, elle n’est que juxtaposition d’individualismes exacerbés par la peur et la
violence.
27 Enfin, Fabrice, recru de fatigue, s’endort dans la charrette de la brave cantinière qu’il a
retrouvée par hasard, et il manque ainsi le seul vrai moment d’héroïsme accordé par
Stendhal à la bataille, à la fin de la journée, alors que les Français s’enfuient comme un
seul homme par peur des Cosaques : un « vieillard à cheveux blancs » – un « vrai »
héros de la première heure donc – se trouve commander le régiment à la place du
colonel, qui vient d’être « sabré » : « F…, dit-il aux soldats, du temps de la république on
attendait pour filer d’y être forcé par l’ennemi… Défendez chaque pouce de terrain et
faites-vous tuer, s’écriait-il en jurant ; c’est maintenant le sol de la patrie que ces
Prussiens veulent envahir ! »66. Héroïsme dérisoire de vieillard sorti du rang, mais bien
plus convaincant que ces généraux inutiles qui ne font que galoper et discuter, quand
ils ne sont pas directement accusés de trahir l’Empereur au profit des Bourbons 67…
Fabrice, petit soldat de pacotille, tue bien « son » Prussien mais ne sait même pas
recharger un fusil ou se servir correctement d’un sabre et sera blessé non par un
ennemi mais par un hussard français en fuite …
28 Même si, çà et là, demeurent quelques touches de sublime et d’horreur absolue comme
ce cheval blessé qui se prend les pieds dans ses propres entrailles 68, le dernier avatar de
la campagne napoléonienne semble ainsi devoir être la juxtaposition de scènes de
comédie dépourvues de toute grandeur historique ou symbolique. Stendhal renoue
d’une certaine façon avec la vision fragmentaire et au premier degré qu’il donnait de
ces campagnes dans ses journaux de jeunesse, mais c’est désormais un narrateur
ironique et cynique qui se charge du récit, créant une atmosphère tout en tension entre
nostalgie et désillusion.
29 Ainsi, la confrontation avec des écrits de contemporains et des travaux d’historiens
spécialistes du Premier Empire montrent que, contrairement à ce que l’on croit trop
souvent, quand le futur Stendhal évoque dans ses journaux ou ses lettres les campagnes
auxquelles il participe par sa fonction dans l’intendance impériale, il le fait avec
réalisme, sans exagération, et même souvent en minimisant l’horreur observée, pour
éviter autant que possible le pathos qu’il exècre et la lourdeur d’un récit exhaustif. Il
conservera cette distance à la fois critique et pudique dans ses œuvres littéraires – aussi
bien dans sa Vie de Napoléon que dans ses romans –, refusant à la fois l’exactitude lourde
et froide du récit d’historien et le morceau de bravoure facile que serait le grand récit
littéraire d’une bataille. Toutefois, l’évolution est nette entre le récit à la fois précis et
fragmentaire du jeune intendant, le propos théorique et l’effort de neutralité de la Vie
de Napoléon et l’ironie tendre mais aiguë manifestée à l’égard de ses héros : Julien qui
idéalise Napoléon et les campagnes qu’il a menées, Lucien qui regarde d’un œil
désabusé les parodies de campagnes militaires que sont les escarmouches contre des
ouvriers français révoltés, et enfin, Fabrice, qui, dans toute la naïveté de sa jeunesse et
de son extranéité, expérimente bien ce qu’est une bataille, mais sans y rien
comprendre.
NOTES
1. Il n’est pas anodin à cet égard qu’il soit celui qui fera plus tard entrer ce terme dans la langue
française, dans Stendhal, Promenades dans Rome (1829), dans Voyages en Italie, éd. V. Del Litto,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 801.
2. De plus, âgé de 17 ans, sous la protection de son cousin Pierre Daru, c’est un bleu, comme il le
souligne à plusieurs reprises dans la Vie de Henry Brulard.
3. En témoignent les lettres de ses supérieurs, publiées dans les tomes I (1800-1809) et II
(1810-1816) de la Correspondance générale, éd. V. Del Litto, E. Williamson, J. Houbert et M.-E.
Slatkine, Paris, Champion, 1997 et 1998 (dorénavant CG I ou II).
4. Voir par exemple Stendhal, Œuvres intimes, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1981, t. I, p. 517, 525 et passim (dorénavant OI I ou II). Voir aussi E. Williamson,
« Beyle-Stendhal en 1809 : les énigmes de la Campagne de Vienne », dans Recherches et travaux,
2011,79, Stendhal, Vienne et l’Autriche, p. 35-71.
5. Ce dernier connaissait très bien les œuvres de Stendhal. Voir F. Vanoosthuyse, « Lectures
communistes de Stendhal : enjeux politiques et patrimoniaux », dans Itinéraires, 2011, 4, Écrivains
communistes français, p. 117-133.
6. OI I, p. 531.
7. Ibid., p. 530.
8. Voir J.-F. Lemaire, « Les morts et les blessés des armées napoléoniennes », dans Napoléon I er, 56,
mai-juin 2010, p. 17-23, en particulier l’encart sur les fièvres, p. 20.
9. Ibidem.
10. Voir par exemple V. Del Litto, OI I, note 4, p. 1521.
11. Ibid., p. 832.
12. Incendie qui ne touche visiblement pas toute la ville puisque le 2 octobre 1812, Stendhal peut
écrire à Félix Faure : « Il paraît que je passerai l’hiver ici ; j’espère que nous aurons concert. Il y
aura certainement spectacle à la Cour, mais quels acteurs ? Au lieu que nous avons Tarquinio, un
des meilleurs ténors » (CG I, p. 355). La vie de société est loin d’être anéantie à cette date et le
journal de Stendhal en est un témoignage.
13. Ibid., p. 831.
14. OI I, p. 833.
15. F. Rostopchine, Lettre du 14 septembre 1812, citée dans Histoire, numéro spécial, 1812. Pourquoi les
Russes ont battu Napoléon, mars 2012, p. 67.
16. OI I, p. 833.
17. F. Rostopchine, cit., p. 67.
18. OI I, p. 529-530.
19. À Smolensk, le 7 novembre il fait ainsi à Mme Daru le récit plaisant d’une nuit passée dans
l’angoisse d’être attaqués par quatre ou cinq mille Russes, pour conclure ainsi : « Les ennemis ne
nous jugèrent pas dignes de leur colère, nous ne fûmes attaqués que le soir par quelques cosaques
qui donnèrent des coups de lance à quinze ou vingt blessés » (CG II, p. 383). Par le biais de ce récit
bouffon, il restitue toutefois de façon aiguë l’ambiance angoissante des bivouacs et le
harcèlement des troupes par les Cosaques.
20. OI I, 24 avril 1809, environs de Landshut, p. 529.
21. Ibid., p. 530.
22. La mention de la canonnade n’a rien d’anodin : on n’avait jamais autant employé l’artillerie
que lors de cette campagne d’Allemagne en 1813.
23. Ibid., p. 870-871.
24. Vie de Henry Brulard, OI II, p. 949. En réalité, Stendhal n’a pas assisté à la bataille de Wagram
car il était abattu à ce moment-là par une crise de fièvre. En revanche, cette précision n’ôte rien à
la sincérité de la réflexion.
25. Voir par exemple OI I, p. 539.
26. Le témoignage que Stendhal apporte sur Ebersberg est conforme aux descriptions
épouvantées données par d’autres témoins. Voir l’article de M. Roucaud, « Mourir au combat sous
l’Empire », dans Napoléon Ier, 73, 2014.
27. Ibid., p. 535.
28. Sarga Moussa évoque aussi d’autres techniques employées par Stendhal dans ses témoignages
sur la guerre dans ses journaux, pour rendre froid son style : passage d’un récit du passé au
présent, emploi de déictiques, de phrases courtes et paratactiques. Sarga Moussa qualifie cette
écriture comme « blanche » (S. Moussa, « Stendhal et la guerre. Journal (1809-1813) », dans
L’Année Stendhal, 4, 2000, p. 81-96). Voir p. 87 sur cette « écriture blanche ».
29. François Vanoosthuyse note à propos de ce récit que Stendhal « s’essaye à une littérature de
témoignage ou, pour le coup, il s’approche de la puissance de Tacite », loin de tout effet
rhétorique (Id., Le Moment Stendhal, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 66).
30. CG I, Wels, le 3 mai 1809, p. 829-830.
31. OI I, p. 868.
32. Voir les analyses de D. Sangsue, « Stendhal et le comique », dans Stendhal et le comique,
Grenoble, ELLUG, 1999, p. 7-25, p. 8.
33. François Vanoosthuyse note en particulier que « les historiographes que Beyle apprécie sont
étrangers au romantisme, par conviction et par style, et l’on reconnaît en particulier dans son
goût pour la prose de Gouvion-Saint-Cyr un reflet de sa propre tendance à la narration “pure”,
peu métaphorique, peu digressive et peu lyrique » (Id., « Stendhal et l’historiographie
bonapartiste. Un problème de positionnement », dans Recherches et Travaux, Stendhal historien, 90,
2017, consulté le 26/04/2019, URL : <http://recherchestravaux.revues.org/894>.
34. Voir sur ce point les travaux de Catherine Mariette, notamment Id., « La notion de “récit
raisonnable” dans les Mémoires sur la vie de Napoléon », dans L’Année Stendhal, 2, 1998, p. 51-61 ;
G. Rannaud, « Stendhal et la tentation de l’histoire », dans Romantisme, 107, 2000, p. 5-22 ; et, plus
récemment, F. Vanoosthuyse, « Stendhal et l’historiographie bonapartiste. Un problème de
positionnement », cit.
35. De façon générale, comme le note François Vanoosthuyse, « à la différence des historiens
focalisés sur le fait militaire, il [Stendhal] met plutôt en place une rhétorique “judiciaire” qui
intellectualise et personnalise le combat ». Id., art. cit.
36. Stendhal, Vie de Napoléon, Cahors, Climats, 1998.
37. Ibid., p. 77.
38. Ibid., p. 78.
39. Stendhal justifie d’ailleurs ce parti-pris au début du chapitre XLII : « Nous laisserons, comme
à l’ordinaire, l’histoire générale de la guerre qui exige de longs détails. » (Ibid., p. 103).
40. Ibid., p. 142.
41. Ibid., p. 147.
42. Stendhal, Le Rouge et le Noir, dans Id. Œuvres romanesques complètes, éd. Y. Ansel et Ph. Berthier,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, t. I, p. 359. Dorénavant ORC I, II (éd. Y. Ansel,
Ph. Berthier et X. Bourdenet, 2007), III (éd. Y. Ansel, Ph. Berthier, X. Bourdenet et S. Linkès, 2014).
43. Ibid., p. 360.
44. Ibid., p. 365.
45. Ibid., p. 367.
46. OI II, p. 746.
47. Y. Ansel, note 4, dans Le Rouge et le Noir », ORC I, p. 1012.
48. Ibid., p. 369.
49. Ibid., p. 371.
50. Ibid., p. 409.
51. Sur ce sujet, voir X. Bourdenet : « “Heureux les héros morts avant 1804 !” Héroïsme et
modernité dans Lucien Leuwen », dans C. Cazanave et F. Marchal-Ninosque (dir.), Mourir pour des
idées, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 151-171. Comme il le souligne :
« Ce n’est […] pas par un héroïsme de la conquête que Lucien pourra exister et se construire
comme héros de roman. Ce n’est pas non plus par un héroïsme de dévouement à une cause […] ni
un héroïsme de la gloire patriotique et militaire […]. La seule issue offerte à Lucien est ce qu’on
appellera un héroïsme du réel. […]. Mais un réel inique et désespérant : le réel bourgeois et anti-
héroïque », Ibid., p. 165.
52. « Il se figurait la guerre d’après les exercices au canon au bois de Vincennes. » Stendhal,
Lucien Leuwen, ORC II, p. 91.
53. Ibid., p. 90-91.
54. Ibid., p. 92.
55. Ibid., p. 149.
56. Ibid., p. 96.
57. Dans la biographie synthétique que Stendhal donne de ce personnage, on voit d’ailleurs que
les seules campagnes évoquées parmi celles qu’il a faites dans sa carrière militaires sont celles de
la Révolution ; le narrateur précise simplement que « l’Égypte le fit sous-lieutenant » ; ensuite le
personnage est caractérisé par son renoncement au chant de la Marseillaise quand il comprend
que ce dernier ne plaît plus à l’Empereur, puis par sa première communion sous les Bourbons,
autant d’actions glorieuses qui lui valent successivement « la croix » et « la Légion d’honneur »,
Ibid., p. 97.
58. Stendhal, La Chartreuse de Parme, ORC III, p. 151.
59. Voir, entre autres, son récit dramatique de la retraite de la Beresina dans Adieu, ceux de la
campagne d’Égypte ou de la bataille d’Eylau dans Le Colonel Chabert, ou encore les récits de vie
militaire (en particulier pendant la campagne d’Espagne) racontés par les convives d’Une
conversation entre onze heures et minuit.
60. Les critiques ont souvent rapproché le célèbre passage sur les boulets qui font voler des
mottes de terre autour de Fabrice sans qu’il comprenne ce qui se passe avec le passage déjà cité
du « Journal écrit à Bautzen pendant qu’on se canonne » : « Nous voyons fort bien, de midi à 3
heures, tout ce qu’on peut voir d’une bataille, c’est-à-dire rien » (voir entre autres S. Moussa,
art. cit., p. 82 ou Michel Crouzet, Stendhal ou Monsieur moi-même, Paris, Flammarion, 1990,
p. 184-190). Mais la différence est de taille puisque le journal se caractérise par la plus grande
lucidité (presque blasée pourrait-on dire) de Stendhal assistant au déroulement même du combat
là où au contraire, Fabrice, aveuglé par son enthousiasme, se caractérise par son incapacité
radicale à prendre la moindre distance analytique et critique par rapport à ce qu’il vit. Il serait
bien en peine de constater qu’en définitive il ne voit « rien », persuadé au contraire de voir tout.
François Vanoosthuyse précise aussi à juste titre une importante différence : le récit du journal
de Bautzen « ne nous situe pas au cœur de la bataille, au contact des vivants et des morts, au ras
du sol ou dans le mouvement des chevaux » (F. Vanoosthuyse, Le Moment Stendhal, cit., p. 66).
61. À commencer par l’ouvrage fondamental de G. Blin, Stendhal et les problèmes du roman [1953],
Paris, José Corti, 2001 ; ou, plus récemment, C. Mariette, « Retour sur le choix de Stendhal : le
point de vue sur Waterloo dans La Chartreuse de Parme », dans D. Zanone (dir.), « La chose de
Waterloo » : une bataille en littérature, Leyden, Brill, 2017, p. 62-75.
62. Alice Tibi parle même de « non-présence [de Fabrice] à l’événement », Id., Stendhal sur la voie
publique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 62.
63. La Chartreuse, ORC III., p. 184.
64. Ibid., p. 185.
65. Ibid., p. 186-187.
66. Ibid., p. 187.
67. Ibid., p. 190-191.
68. Ibid., p. 180.
RÉSUMÉS
Henri Beyle, futur Stendhal, témoin et acteur privilégié des campagnes militaires de Napoléon, en
rend compte en direct dans ses journaux et dans sa correspondance personnelle. Ces documents,
mi-intimes mi-publics, donnent ainsi, dans toute la complexité de leur propos et de leur
destination, une vision tantôt croisée, tantôt complémentaire, de cette expérience des conflits
majeurs du début du siècle en Europe. Il est d’autant plus intéressant de confronter ce regard à
l’image qu’il donnera de ces campagnes dans ses œuvres biographiques et romanesques,
soulignant à quel point la mythification est devenue mystification.
Henri Beyle, who will further become Stendhal, has witnessed – and acted in – most of
Napoléon’s military campaigns. He relates it in his diaries and in his private correspondence. In
these complex documents, which can be considered half public half intimate and are sometimes
contradictory, otherwise complementary, he tells us his experience of the major conflicts in the
beginning of the nineteenth century in Europe. The comparison with the literary (biographic and
novelistic) texts he will write years later is also quite interesting, since it shows how the
mythicization is close to the hoax.
INDEX
Mots-clés : Stendhal, Napoléon Bonaparte, guerre, histoire, mythification
Keywords : Stendhal, Napoléon Bonaparte, war, history, mythicization
Fabien Laudic
1 Ce n’est pas tous les jours qu’on entre au paradis. Or, au début d’Un été dans le Sahara,
d’Eugène Fromentin1, le narrateur fait cette expérience, ou plutôt il nous relate l’avoir
faite quelque cinq ans avant le moment de l’écriture annoncé sur sa première lettre,
soit en 1848. Factuellement, cette mention temporelle recoupe la réalité des trois
périples algériens faits par Fromentin, dont le premier date de 1846, le second de 1847
et le troisième de 18522. Textuellement, l’œuvre intitulée Un été dans le Sahara reprend
un segment du troisième voyage effectué par l’auteur, dans lequel ont été enchâssés des
éléments du second, dont l’arrivée à El-Kantara, le 28 février 1848 3. Or c’est
précisément alors qu’il approchait de ce lieu à l’est d’Alger, sur la route de Biskra, à la
recherche de ce qu’il nomme « le soleil indubitable du sud » juste avant notre extrait 4,
que le narrateur du livre qui nous concerne trouva le paradis. Se dressait alors devant
lui le Djebel-Sahari telle une ligne de partage monumentale entre le Tell, qu’il venait de
traverser, et le désert visé. Or, passé cette montagne, ce dernier se montre dans toute
sa splendeur, pure apparition. Enchantés, les yeux du voyageur tâchent d’en extraire la
beauté, l’ensemble de son être de prendre la mesure de sa vastitude étincelante. Mais
quelle est au juste la teneur de cet éden et des découvertes qu’il promet ? Quel est au
fond le sens de cette scène primitive qui ouvre tout ensemble la première œuvre
littéraire publiée par Fromentin et l’existence de ce dernier à des dimensions créatives
jusqu’alors laissées sans échos ? C’est ce que nous envisagerons en en sondant
successivement les parts physique, esthétique, métaphysique et ontologique, pour
finalement les articuler en direction de la poétique fromentinienne et de ce qui devait
permettre qu’elle se révèle : l’assurance, pour l’auteur, de sa vocation artistique. Car
c’est bien là, en fait, ce qui nous intéresse : tenter de saisir, si possible, le point
existentiel mythique où l’essentiel a pu converger pour faire sens, offrir une voie au
créateur pour se réaliser pleinement. Il est en tous cas hors de doute que Fromentin
escomptait de son second voyage un prolongement tangible de ce que le premier lui
avait fait espérer, comme le montre cet extrait d’une lettre adressée à sa mère le 30
juillet 1847 :
Je crois pouvoir affirmer qu’après de fortes études faites dans ce pays-là, j’en
reviendrai avec un talent du moins personnel. Je sais qu’il y a là quelque veine
originale, je vous l’écrivais il y a un an.5
façon sinistre, un aigle dessine par moments dans le ciel en y montant d’un « vol
circulaire » l’équivalent de signes funestes, obsidionaux 17. Par ailleurs, la mise en
suspens de l’évocation initiale d’El-Kantara ajoute à la dramatisation de ce qui se joue
autour de ce lieu. Suite au premier regard général posé dessus 18, que portent des
présents de caractérisation et deux « vous » qui introduisent le lecteur dans la place et
avivent ainsi la prégnance de la chose vue, une analepse lance une séquence narrative
d’une page environ19 qui diffère l’impact heuristique du site jusqu’à ce que soit reprise
sa peinture de façon plus nourrie par des imparfaits scéniques relatifs à l’atmosphère
particulière du jour où fut découvert El-Kantara. Textuellement, ce second tableau 20
inclut deux ellipses21, qui le divisent en trois temps. La première autorise un nouveau
regard sur le nord du site au-dessus duquel se déploie l’ « énorme océan de nuages » vu
plus haut22, en regard du parfait soleil du sud, afin d’accentuer le contraste qui existe
entre les deux côtés de la chaîne rocheuse. La seconde ménage la fin de l’extrait en
prenant de la hauteur pour relier le tableau au récit qui le précède 23. Un ultime tour
narratif dramatise enfin le texte sous la forme d’un effet de clausule qui en reprend les
traits majeurs ainsi que le fond émotionnel. Exalté, cet effet esthétise l’aventure eue à
El-Kantara de manière mémorable et enchanteresse :
Tel fut, mon cher ami, le préambule de mon voyage aux Zibans. Ce passage
inattendu d’une saison à l’autre, l’étrangeté du lieu, la nouveauté des perspectives,
tout concourut à en faire comme un lever de rideau splendide, et cette subite
apparition de l’Orient par la porte d’or d’El-Kantara m’a laissé pour toujours un
souvenir qui tient du merveilleux.24
7 Tout compte fait, l’extrait propose donc quatre étapes distinctes, qui nous livrent deux
visions d’El-Kantara que sépare une page narrative et qu’aiguise un effet de reprise
globale. Et s’il y a deux versants à la montagne présente dans le texte, un devant et un
derrière, on trouve également par rapport à elle un avant et un après sur le plan
temporel du voyage qui renvoient intimement à l’expérience vécue alors par Fromentin
sur le plan de l’être. Pour le dire autrement, ce passage injecte du narratif dans le
descriptif en vue de l’animer et d’en inscrire le sens vital dans la quête globale que
relate l’œuvre intitulée Un été dans le Sahara. On peut aussi envisager les faits à l’inverse
en y voyant l’insertion d’un geste descriptif dans le mouvement d’ensemble du récit
pour doter l’attaque de celui-ci de sa valeur fondatrice. Pour tout dire, outre qu’elle
innerve le texte et met l’objet en perspective par ses sautes narratives qui varient les
points de vue, la ligne brisée que suit ce passage évite son figement dans un hiératisme
esthétique qui serait inapte à traduire ce qui s’est produit pour l’être de façon vivante à
la vue d’El-Kantara, authentique paradis accru encore par les trombes qui tombent au
nord de la montagne.
Un site édénique
8 Il n’y a de fait aucun doute que cet extrait nous livre un éden immédiat, dont les
charmes font l’objet d’une sublimation totale. Ces derniers sont d’abord visuels :
couleurs vives et lumière d’or25 se conjuguent dans le village pour engendrer
l’impression d’un rayonnement idyllique : « Les palmiers, les premiers que je voyais ; ce
petit village couleur d’or, enfoui dans des feuillages verts déjà chargés de fleurs
blanches du printemps […] »26.
9 Logiquement, cette clarté colorée touche jusqu’au ciel dont elle vient et dont la moitié
sud sert de métaphore à l’éden apparu. Lumineux grâce au soleil, le ciel réchauffe d’un
côté les nuées du Tell en même temps qu’il les accuse, cependant qu’il fait signe de
l’autre par son éclat céruléen vers la terre convoitée du « Grand Désert » 27 :
Ce qu’il y avait surtout d’incomparable, c’était le ciel : le soleil allait se coucher, et
dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du
grand rideau noir étendu sur nos têtes, et rangés comme une frange d’écume au
bord d’une mer troublée. Au-delà commençait l’azur, et alors, à des profondeurs qui
n’avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays
céleste du bleu.28
10 Grandement esthétisé, ne fût-ce que par le jeu brillant de ses couleurs, le ciel est avant
tout sensible, relié à la terre par la pluie et la lumière, à ce qui s’y voit. D’ailleurs, la
qualité du regard ici porté par Fromentin sur l’entrée du désert correspond à celle dont
il dote le paysagiste Jacob van Ruisdael dans Les Maîtres d’autrefois :
Ce grand œil bien ouvert sur tout ce qui vit, cet œil accoutumé à la hauteur des
choses comme à leur étendue, va continuellement du sol au zénith, ne regarde
jamais un objet sans observer le point correspondant de l’atmosphère et parcourt
ainsi sans rien omettre le champ circulaire de la vision. 29
11 La suite de l’article creusera cet aspect. Mais les charmes d’El-Kantara touchent
d’autres sens que la vue. L’ouïe est clairement sollicitée : l’esthétisme visible du lieu est
agrémenté de notes sonores multiples, douces et paisibles, qui tissent au total une
« musique aérienne »30 faite de « bruits d’eau mêlés aux froissements légers du
feuillage, à des chants d’oiseaux, à des sons de flûtes » 31, et que le chant d’un Muezzin
répété avec passion « aux quatre coins de l’horizon »32 dote d’une résonance spirituelle.
Cette musique globale peut du reste être rapprochée de celle qui se serait élevée
spontanément en 1844 de la première colonne militaire française qui a franchi le pont
d’El-Kantara sous le coup de l’« admiration »33 pour donner l’idée d’un temps
légendaire échappant au temps linéaire. Le toucher et l’odorat étant eux aussi touchés
par le « spectacle »34 sublime des lieux (« Des brises chaudes montaient, avec je ne sais
quelle odeur confuse »35), l’extase est en somme synesthésique. Et les attraits qui
l’engendrent, tangibles ici-bas, vibrent de vie grâce au cours d’eau qui irrigue la place.
Ce ne sont pas moins de « vingt-cinq mille palmiers » qui accueillent les voyageurs au
sortir du défilé, générant une impression de profusion biblique 36 que l’on retrouve au
niveau floral : le village atteint est « en fleur »37. De la sorte la grâce végétale rejoint-
elle celle que sèment les oiseaux dans l’ordre animal au sein d’une nature plantureuse.
Le portrait qui se détache ensuite38 ne fait que porter ce sentiment de vitalité sur le
plan de la vie humaine. Nous donnant à voir une « jeune fille » et un « vieillard » qui
marchent ensemble harmonieusement, double emblème de notre existence, sur la
« hanche nue » de la première pèse une amphore qu’elle porte et dont le contenu
possible, grains ou liquide, fait un symbole de vie. En un mot, dans ce village, tout n’est
que liesse et « beauté », comme le note la phrase qui lance la première ellipse : « Le
lendemain, même beauté dans l’air et même fête partout »39. Transporté, l’être y est mis
en présence d’un éden d’une richesse sensuelle supérieure, propre à le combler.
Ultimement, c’est un sentiment de protection qui confine à la bénédiction divine qui
plane sur El-Kantara. Gardé des hommes par son pont40, cet endroit a en outre « ce rare
privilège d’être un peu protégé par sa forêt contre les vents du désert, et de l’être tout à
fait contre ceux du nord par le haut rempart de rochers auquel il est adossé » 41.
12 D’où l’émergence d’une « croyance »42 établie chez les Arabes quant au pouvoir
climatique qu’aurait la montagne de faire une barrière inexpugnable aux assauts de
l’hiver. Une force naturelle – voire surnaturelle – préserverait le site d’El-Kantara qui
en tout point suggère un paradis terrestre.
affectent le « Grand Désert » dans le texte que proposent les éditions Flammarion d’Un
été dans le Sahara51. Derrière celles qu’implique tout nom propre, plus haut qu’elles si
l’on veut, on pourrait voir dans ces majuscules, ce que rend possible leur absence dans
le texte de la Pléiade, une valeur allégorique où se concentreraient le transcendant et
les perspectives qu’il déplie ici même. De façon plus que discutable, car en l’espèce la
majuscule s’impose lexicalement, il est encore tentant d’entendre cette valeur dans le
mot « Orient », écrit à la fin du passage52. Une vie nouvelle, plus riche, est accessible sur
terre, il n’y a pas à mourir pour l’atteindre. Tout se passe au fond comme si dans cet
extrait l’au-delà était d’abord l’occasion d’accroître ce monde et ses marques, l’être
qu’ils recèlent. Façon de dire que le métaphysique touche ici au physique, ou encore
qu’il soutient l’ontologique, la lumière céleste irradiant en deçà d’elle-même,
augmentant la présence sensible de ce qui est ici-bas. Quoi qu’il en soit, le nouveau
monde découvert grâce au pont d’El-Kantara fait figure d’une révélation essentielle. Il
augure avant tout un espace-temps inédit que le lexique pointe53 et où l’être pourra
s’épanouir nouvellement, s’approcher de l’originel – la pureté du désert, liée à sa nudité
élémentaire, en sera la preuve inspirante dans la suite de l’œuvre. Sur le plan de
l’espace, ce qui a été vu plus haut dit assez à quel point celui-ci est neuf, faste à une vie
plus dense esthétiquement, spirituellement. Sur le plan du temps, le passage par El-
Kantara libère une temporalité inédite, prodigieuse. À celle, toute vectorielle, qui
prévalait avant, lors de la morne marche qui a mené les voyageurs à la « porte » 54
capitale qui s’ouvre dans la montagne, succède un temps fixe, suspendu, tout du moins
sa virtualité. Partant le changement de temps climatique observé plus haut se double
d’un autre changement de temps, situé pour lui au plan du vécu. L’« éternel
printemps »55 souriant dans le ciel et le « perpétuel été »56 du grand désert que brigue le
narrateur en sont des marques absolues. Or ce nouvel espace-temps et les perspectives
qu’il dégage seraient liés à la création, qu’ils aiguisent. L’accès à la sphère des essences
en tant que fond universel et qu’il est selon Fromentin crucial d’atteindre sous peine
d’échouer artistiquement serait favorisé par la grandeur et l’inertie primordiale de
l’aire désertique. L’avis suivant montre en tous cas l’importance de cette sphère des
essences : « Donc, hors du général, pas de vérité possible dans les tableaux tirés de nos
origines »57, de même que la poétique qui se dégage des Maîtres d’autrefois, sensible dans
ces propos relatifs à Rubens :
On trouverait en effet deux ou trois esprits dans le monde du beau qui sont allés
plus loin, qui ont volé plus haut, qui par conséquent ont aperçu de plus près les
divines lumières et les éternelles vérités.58
17 De façon directe, le « beau » est fonction d’idées transcendantes. Au demeurant, deux
éléments textuels font signe vers la création humaine. C’est d’abord le cas de la
« déchirure »59 initiale, qui pour être titanesque semble avoir été faite « de mains
d’homme », puis du pont romain60 construit en travers. Sans ce pont, en effet, son ajout
calculé, le paradis resterait bloqué, l’accès au Sahara, sur cette ligne, contrarié. Créer
serait ainsi faire des liens, offrir des voies nouvelles. Quant au motif de la déchirure
rocheuse, reprise par le mot « coupure »61, il est possible d’y voir la trace symbolique
d’un accouchement colossal. En franchissant la montagne, en atteignant El-Kantara,
une part vitale de Fromentin serait née à elle-même, éclairant sa soif créative, au bas
mot sur un plan mythique. Le « lever de rideau splendide » 62 qui théâtralise ce qui s’est
passé pour le narrateur sur ce site autorise au moins cette hypothèse que nous suivrons
enfin. Aussi bien, à ce stade, on peut encore postuler que, pour les natures les plus
sensibles comme l’était celle de Fromentin, la beauté terrestre, liée au ciel, élève l’être
et l’appelle à fournir sa pierre esthétique à l’édifice du monde.
18 Préludant à Un été dans le Sahara, premier livre d’Eugène Fromentin, l’apparition d’El-
Kantara fait figure de passage fondateur. Franchir le pont qui s’y trouve puis la gorge
qui donne accès juste après au désert s’apparente à une révélation esthétique et
ontologique, située au niveau du paradis. L’être du narrateur, avivé par le décor
sublime qui l’entoure, s’élève spontanément pour s’ouvrir aux nouveaux horizons qui
se présentent à lui. La certitude ontologique quêtée en se mettant en route vers le
« soleil indubitable du sud »63 reçoit donc au seuil du désert une confirmation éclatante.
Or sans doute se joue-t-il là, dans les pages qui la reflètent, quelque chose d’unique
pour l’auteur lui-même qui y met en abyme, par l’entremise de formes littéraires,
l’émancipation qu’il connut au contact du désert algérien. Franchir le pont d’El-Kantara
aurait aussi été franchir un cap intime déterminant qui devait lui permettre de se
réaliser en tant que peintre et écrivain. Au bout des peines qui l’ont mené au Sahara
l’attendait en effet l’âge d’homme64, que la révolution de 1848 avait donné à ses amis
restés en France, et avec cet âge la grandeur dont l’auteur s’était cru dénué et qu’il
désespérait d’insuffler à ses œuvres65. En tous cas, les pépites scintillantes d’être
captées aux portes du Sahara se changeront finalement en motifs picturaux, ultime
conversion après celles qui se sont opérées du plan physique au plan métaphysique,
puis de ce dernier au plan ontologique, vu d’abord. Une boucle féconde se boucle ainsi
qui, partie du monde sensible y revient après enrichissement profond, en même temps
qu’elle inscrit son inspirateur dans l’espace commun. La vision d’El-Kantara a ouvert en
grand la voie à l’achèvement du destin choisi : celui d’artiste, le plus apte à traduire
l’au-delà d’un idéal perçu dans l’immanence du temps humain, à la fois intime et
publique. Un fragment d’une lettre de l’auteur à son père datant du 29 décembre 1851
l’indique nettement : « Mon premier voyage d’Afrique […] a décidé de ma direction. […]
Mon second voyage […] a fait ma position »66. Ce qui revient pour nous à dire que si la
découverte de l’Algérie, en 1846, a ouvert des pistes esthétiques décisives, ce n’est qu’en
y retournant un an plus tard et en trouvant El-Kantara que Fromentin a pu les affermir
pour sceller son destin artistique. Aussi bien, l’esthétique, le métaphysique et
l’ontologique trouvent par là même leur place sociale, existentielle. Un acte de foi
majeur est advenu de ce point de vue près du pont cité dans le texte 67, que l’on peut
rapprocher de celui que projette le poème de Victor Hugo qui ouvre le sixième et
dernier livre des Contemplations, « Au bord de l’infini », et qui s’intitule « Le pont » 68.
Dans les deux cas, l’image du pont symbolise de fait une croyance, l’existence d’une
voie d’envergure qu’il est possible d’emprunter. En fin de compte, El-Kantara nous
apparaît tout ensemble comme le point réel autour duquel a culminé pour Fromentin
l’assurance de sa vocation artistique et comme le point fictionnel qui cristallise
l’éblouissement de la découverte du désert, ce pourquoi ce site forme le portail de sa
première œuvre littéraire69.
NOTES
1. E. Fromentin, Œuvres complètes, éd. G. Sagnes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1984, p. 15-18 (« El-Kantara – le pont – […] qui tient du merveilleux »). Dorénavant ES.
2. Voir à ce sujet la notice établie par G. Sagnes dans ES, p. 1251-1259.
3. Voir sur ces enchâssements la préface d’A-M. Christin dans E. Fromentin, Un été dans le Sahara,
Paris, Flammarion, « Champs arts », 2009.
4. ES, p. 15.
5. E. Fromentin, Lettres de jeunesse, éd. P. Blanchon, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 222 (dorénavant
LJ).
6. Exactement : telle une « énorme muraille de rochers de trois ou quatre cent pieds d’élévation »
(ES, p. 15).
7. Ibidem.
8. Ibid., p. 17.
9. Ce mot – ce motif – essentiel dans l’extrait y est mentionné six fois : quatre fois à la page 15,
dont trois dès le paragraphe d’ouverture, puis deux fois au bas de la page 16.
10. ES, p. 15.
11. Ibidem.
12. Désignant à la fois l’aspect enchanteur d’El-Kantara, la fiction et sa transcendance, cet
adjectif intervient deux fois dans l’extrait : à la page 15, dans l’expression « pont merveilleux », et
à la page 18, pour le clore.
13. Précisément, le texte fait état d’un « phénomène en effet très singulier » (ES, p. 17). Voir, à
titre d’exemples, « La genèse », VII, 11, p. 12 et « Le livre d’Isaïe », XXIV, 4, p. 910, dans La Bible, tr.
L. de Sacy, éd. P. Sellier, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990. Nuages et pluie renvoient au
pouvoir sacré. On le lit clairement dans cet extrait qui rend les paroles de Dieu : « Je ferai paraître
en haut des prodiges dans le ciel […] » (Ibid., « Le livre des Apôtres », II, 19, p. 1413). De ce point
de vue, le « phénomène » céleste à l’œuvre au nord d’El-Kantara est un signe de transcendance.
Voir infra.
14. ES, p. 17.
15. Ibidem.
16. ES, p. 18.
17. Ibid., p. 16.
18. Ibid., p. 15 (« El-Kantara – le pont – […] rose et couleur de beau temps »). Ce premier regard
correspond au premier tableau du site vu supra.
19. Ibid., p. 15-16 (« C’était notre avant-dernière marche […] croire à cette tradition »). Cette
séquence revient sur la marche effectuée en direction d’El-Kantara le matin même, dans une
atmosphère « glacée ».
20. Ibid., p. 16-18 (« Les palmiers […] qui fut long »).
21. La première est lancée par l’indication temporelle « Le lendemain » (ES, p. 17) et la deuxième
se traduit verbalement par un changement de temps qui implique d’abord un changement de
point de vue : à l’aspect sécant des imparfaits succèdent après l’ellipse des passés simples
d’aspect global : « se fit », « n’eus », « fut » (ES, p. 18), synonymes d’une prise de distance. La
projection dans le futur du récit qu’implique la mention de la suite du « séjour » dans le Sahara le
montre nettement.
22. Ibid., p. 17.
23. Voir la note 21.
24. ES, p. 18.
25. Le substantif « or » apparaît trois fois dans l’extrait : « couleur d’or » (ES, p. 16), « rayons
d’or » (ES, p. 17) et « porte d’or » (ES, p. 18). On trouve en outre deux dérivés : « collines dorées »
(ES, p. 15) et « le soleil […] dorait » (ES, p. 17).
26. ES, p. 16.
27. Ibid., p. 35. Le « Grand Désert » est la partie du Sahara que recouvrent des sables inhabitables,
autrement nommée « Falat » (ES, p. 35) ou « Pays de la soif » (ES, p. 18). Fromentin l’associe de
nouveau à la couleur bleue peu après l’extrait retenu : « Admets seulement que j’aime
passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir : le ciel sans nuage, au-
dessus du désert sans ombre » (ES, p. 18-19). Il convient de ne pas le confondre avec le « grand
désert » (ES, p. 15), qui désigne pour lui l’ensemble de l’espace saharien. Néanmoins, rien ne
prouve a priori que ces deux expressions que seules deux majuscules distinguent ne puissent pas
être interverties.
28. ES, p. 17.
29. E. Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Paris, Klincksieck, « Les mondes de l’art », 2018,
p. 182-183 (dorénavant LMA).
30. ES, p. 17.
31. Ibidem.
32. Ibidem.
33. ES, p. 16.
34. Ibidem.
35. ES, 17.
36. Que l’on trouve entre autres au début de « La Genèse » (La Bible, op. cit.), ou encore dans « Le
livre d’Isaïe » (Ibid., XLI, 18-20, p. 928). Quoi qu’il en soit, la luxuriance est un signe divin et par là
même de transcendance. Voir infra.
37. ES, p. 17.
38. Ibid., p. 16-17 (« une jeune fille […] par une vieillesse hâtive »).
39. ES, p. 17.
40. Ibid., p. 15.
41. Ibidem.
42. Ibidem.
43. Ibid., p. 17.
44. Ibid., p. 15.
45. Voir notamment la note 13.
46. Voir supra, note 36.
47. ES, p. 15.
48. Ibid., p. 17.
49. Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, « Poésie », 1972, p. 37.
50. Voir notamment les notes 13 et 32.
51. E. Fromentin, Un été dans le Sahara, cit., p. 104. L’expression « Grand Désert » est du reste le
titre d’un ouvrage que Fromentin a consulté (Général E. Daumas, Le Grand Désert, ou itinéraire d’une
caravane du Sahara au pays des Nègres, Paris, N. Chaix, 1848).
52. ES, p. 18.
53. De « l’étrangeté du lieu » à la « nouveauté » de ses « perspectives » (ES, p. 18), des « limpidités
inconnues » (ES, p. 17) entrevues au bout du désert à la répétition de l’adjectif « premier » au bas
de la page 16 (« les premiers [palmiers] que je voyais », « la première fille », « pour la première »),
plusieurs mots soulignent en effet la fraîcheur nouvelle du perçu.
54. Deux occurrences de ce mot qui condense le sens du texte l’encadrent si l’on veut (ES, p. 15 et
p. 18).
55. ES, p. 18.
56. Ibid., p. 14.
RÉSUMÉS
Cet article interroge les pages d’ouverture du premier texte littéraire publié par Eugène
Fromentin : Un été dans le Sahara (1857). Précisément, il s’agit d’y concevoir de quelle manière ces
pages s’apparentent à un seuil tout ensemble poétique et existentiel.
This article questions the first pages of the first literary text published by Eugène Fromentin: A
Summer in the Sahara (1857). Precisely, it aims at showing how these pages can be seen like a
poetic and existential threshold at the same time.
INDEX
Keywords : Fromentin (Eugène), aesthetics, poetics, ontology, vocation
Mots-clés : Fromentin (Eugène), esthétique, poétique, ontologie, vocation
Guillaume Bridet
1 Edward W. Said est l’auteur d’une œuvre remarquablement féconde qui a contribué à
identifier de manière décisive un certain type de discours tenu par des Occidentaux
avides de domination et caractérisé par son mépris pour un Orient plus fantasmatique
que réel. Au nom de « la cohérence interne de l’orientalisme et de ses idées sur
l’Orient »1, il fait néanmoins parfois peu de cas des variations historiques,
géographiques et culturelles, ou simplement de la subjectivité des auteurs et des
œuvres qu’il examine. Si Culture et impérialisme (1993) amende en partie les thèses
développées dans L’Orientalisme (1978) en montrant que l’Orient lui-même n’est pas
resté sans réaction devant cette agression symbolique commise par l’Occident, il ne
revient en revanche pas sur la thèse centrale de l’auteur concernant la généralité de
cette agression.
2 Les quelques pages que Said consacre à L’Immoraliste dans ce dernier essai le
confirment : le roman de Gide participe pleinement à ses yeux du mépris occidental qui
caractérise l’orientalisme. Le personnage de Michel – et l’auteur derrière lui – se
comporte avec les jeunes Arabes qu’il rencontre en Afrique du Nord comme si les
« indigènes » n’étaient que « d’éphémères menaces, et des occasions de faire preuve
d’autorité »2. Et le critique de poursuivre à propos du roman : « Les Africains, et en
particulier ces Arabes, sont là, sans plus. […] Se trouver parmi ces gens-là est agréable,
mais il faut en accepter les risques (la vermine, par exemple) » 3. Il ne s’agit certes pas
de prétendre que L’Immoraliste est un roman absolument étranger au discours
orientaliste ou a fortiori un roman anticolonialiste ; même les deux récits plus tardifs
que Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928) ne sont pas de cette nature et ils
formulent des critiques contre les excès de la colonisation sans remettre en cause son
principe civilisateur. Mais le roman de 1902 s’inscrit dans un contexte idéologique et
social à la fois contraignant et libérateur qui contribue à assouplir quelque peu les
contraintes qui pèsent sur la représentation : à l’orée du XX e siècle, Gide est en mesure
d’assurer sans scandale la publication de son œuvre dans un espace du champ littéraire
qui s’autonomise quelque peu d’une société maintenant une forte censure sur la parole
homosexuelle et pédérastique ; quant à Michel, le personnage principal du roman, il
accède à la révélation de son propre désir grâce à son statut de jeune bourgeois
métropolitain, mais en marge de la situation de domination coloniale à proprement
parler – en lisière, dans un entre-deux social conforme à son identité elle-même
incertaine. C’est ce double contexte – contexte externe du champ littéraire où paraît le
roman et contexte interne de l’histoire qu’il raconte – qui autorise une reconnaissance
au moins relative de la figure du jeune Arabe inséparable d’une affirmation de soi
comme être de désir et comme romancier. Il apparaît ainsi qu’à côté de la catégorie de
la « race » envisagée par Edward W. Said, les catégories de la classe et du genre doivent
elles aussi être prises en compte pour saisir le subtil équilibre dont témoigne l’art
littéraire de Gide, et la complexité des relations humaines que met en scène son roman.
Michel quitte la sphère de la pure intellectualité et accède à une labilité désirante d’une
extrême intensité. Suivant le schéma assez nettement identifiable d’une initiation – ici
inspirée à la fois de Whitman et de Nietzsche, et censée donc révéler « l’être
authentique, le “vieil homme” »4 –, il passe d’un état premier aliéné à un moment de
crise, puis à une révélation qui le conduit finalement vers la libération échevelée de ses
sens.
6 Michel voyage d’abord avec un temps de retard sur sa propre existence. Ses préjugés lui
font négliger la moderne Tunis et privilégier les hauts lieux de l’Antiquité comme
Carthage, Timgad, Sousse et El Djem. Mais ses attentes sont à la fois déçues et
rehaussées. D’un côté, la ville arabe de Tunis le comble ; de l’autre, le site romain d’El
Djem n’est pas à la hauteur de ce qu’il escomptait. Parti en Afrique du Nord par intérêt
érudit pour les traces qu’y ont laissées des civilisations antiques disparues – image de
son propre passé et du passé de la civilisation à laquelle il appartient –, Michel prend
goût à la double réalité présente d’un pays et de sa propre existence qui cesse de lui
demeurer étrangère. C’est ce décalage entre les motivations initiales du voyage et
l’intérêt réel qu’il y trouve qui déclenche la crise. Michel ne meurt pas réellement, mais
ce qui disparaît en lui à l’occasion d’une longue maladie – aux symptômes proches de la
tuberculose mais sans nom, ce qui indique bien sa dimension symbolique –, c’est le petit
garçon ignorant de lui-même et de ses penchants au point de se marier pour faire
plaisir à son père mourant. La terre arabe est le lieu de la crise ; elle est aussi le lieu de
la renaissance. L’arrivée du jeune couple en Tunisie avait eu lieu en octobre, à
l’automne, à la fin d’un cycle ; nous sommes à présent en janvier et à ce début d’année
correspond une renaissance intime. Bachir, Ashour, Lassif, Moktir : Michel passe le plus
clair de son temps avec ces jeunes adolescents et il prend goût à sa vie nouvelle. C’en
est fini pour lui d’une érudition tournée vers le passé et assimilée à la mort ; la vie
présente lui ouvre les bras – non plus l’Antiquité mais la terre arabe de son temps, non
plus l’étude mais les sens, non plus sa femme mais des jeunes gens.
7 Dans la suite du roman, les deux époux reviennent à Paris, dont la vie mondaine trop
intellectualiste et corsetée déçoit Michel. Ils décident alors de rejoindre la propriété
normande du jeune homme, dans laquelle, puisqu’il emploie plusieurs familles
paysannes, il peut fréquenter de nouveau de jeunes adolescents, avant finalement de
rejoindre une nouvelle fois l’Afrique du Nord. Le roman de Gide pose ainsi une relation
d’équivalence entre les possibilités sensuelles ouvertes par la fréquentation des jeunes
Arabes d’Algérie et des jeunes paysans normands. En cette fin de XIX e siècle, quand on
est parisien et bien né, la colonie et la province constituent toutes deux des espaces
comparables : libérés en grande partie de la censure intime et de la peur du scandale,
les jeunes bourgeois issus de la ville ou de la métropole peuvent laisser libre cours à
leurs aspirations qui sont les moins acceptables socialement. Dans les deux cas, le jeune
homme est sur des terres qui lui appartiennent, à lui personnellement en tant qu’il est
un propriétaire foncier ou à lui en tant qu’il est le représentant d’un peuple
colonisateur, et il entre donc en relation avec leurs habitants comme avec des
subalternes dont la position sociale est clairement inférieure à la sienne.
8 Ce qu’un livre comme L’Immoraliste permet de ce point de vue de mettre en cause, c’est
un certain idéalisme des théories « queer » considérant les individus, certes pas comme
totalement libres de choisir leur identité de genre5, mais insistant à tel point sur le
culturel qu’elles peuvent conduire à relativiser l’importance de l’appartenance des
individus à tel ou tel groupe ou classe permettant ou pas de brouiller les frontières et
fructifier le domaine agricole, tient à mettre le jeune homme dans la peau d’un maître
et à se mettre lui-même dans celle du salarié zélé et indispensable. Le régisseur est
comme l’épouse Marceline, tous deux obligent Michel à tenir son rang, à être celui que
la société et la nature ont fait de lui : un homme, un propriétaire foncier – un individu
ferme et achevé. « La présence de Bocage me gênait ; il me fallait, quand il venait, jouer
au maître, et je n’y trouvais plus aucun goût »12. Or il se trouve que ce Michel qui
cherche et qui écrit un temps par pur amour de la science constitue de ce point de vue
une transposition de Gide qui, lui aussi, comme écrivain, peut se permettre d’être un
créateur pur, dans la mesure où il est l’héritier d’une famille qui pourvoit à ses besoins.
L’un est pour la science ce que l’autre est pour la littérature : un jeune homme bien né
qui use librement de son temps pour envisager les choses de l’esprit.
14 On peut certes à partir de considérations de ce type émettre l’idée que la possibilité
d’un tel raffinement esthétique repose sur une fortune familiale, elle-même garantie
par un ordre social foncièrement inégalitaire dans les colonies aussi bien qu’en
métropole. De là cependant à évoquer cet ordre social comme un ordre de domination
et, plus encore, à rendre un auteur comme Gide et un livre comme L’Immoraliste
responsables de cette domination, ce serait aller trop loin. De ce qu’un art autonome
comme celui de Gide est autorisé par une certaine structure sociale ne signifie, ni qu’il
la renforce, ni même qu’il la cautionne.
honorables abêtissent ! »27, pense celui qui n’a nul besoin de faire carrière ni même de
travailler pour subvenir à ses besoins.
22 De la domination ? Dans le cas présent et sans nier par ailleurs la réalité de pratiques et
de discours relevant effectivement de la domination : non. Mais de l’inégalité à coup
sûr : au sein du champ littéraire que fréquente Gide et surtout au sein de l’espace
colonial que hante Michel. Inégalité qui seule rend possible une inventivité littéraire et
identitaire portée à ce degré et que tous ne peuvent durablement se payer – ni les
écrivains moins bien dotés obligés de gagner leur vie par des travaux alimentaires ou
de vendre leurs livres à un public plus nombreux, ni les jeunes Arabes de la colonie qui
se sont mariés et sont devenus plongeur dans un café, terrassier au bord des routes ou
boucher. Tenter de créer une œuvre, penser qu’on est en mesure de se créer soi-même
– devenir un sujet en excès par rapport à ce qui le produit : ce sont là, à la croisée des
XIXe et XX e siècles, les fleurs raréfiées de L’Immoraliste. C’était jadis ; c’est aujourd’hui
encore.
NOTES
1. E. W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], tr. am. C. Malamoud, Paris, Le Seuil
[1980], 2005, p. 17.
2. Edward W. Said, Culture et impérialisme [1993], tr. an. P. Chemla, Paris, Fayard/Le Monde
diplomatique, 2000, p. 265.
3. Ibid., p. 279.
4. A. Gide, L’Immoraliste [1902], dans Id., Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, éd. P.
Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 622. p. 398.
5. Judith Butler précise bien, ce sont ses mots, qu’on ne change pas de genre comme on change de
chemise. Voir J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of « sex », New York & London,
Routledge, 1993, p. X.
6. Judith Butler a en partie répondu, d’un point de vue toutefois plus politique que théorique, à
cette critique venue essentiellement des rangs des théoriciens marxistes. Voir J. Butler,
« Simplement culturel ? », dans Actuel Marx, 30, 2001, p. 201-216.
7. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 591-592.
8. Ce personnage est déjà présent au Livre quatrième des Nourritures terrestres et encore dans la
première des « Lettres à Angèle ». Voir A. Gide, Les Nourritures terrestres [1897], dans Id., Romans et
récits. Œuvres lyriques et dramatiques, op. cit., p. 379-398 ; « Lettre à Angèle » [I] [L’Ermitage, juillet
1898], Essais critiques, éd. P. Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 8-14.
9. F. Cusset, Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs, Paris, PUF,
« Perspectives critiques », 2002, p. 156. Voir M. Lucey, Gide’s Bent, New York, Oxford University
Press, 1994.
10. P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, « Libre
examen », 1992, p. 175.
11. Voir A. Gide, 8 janvier [1902], dans Id., Journal I, 1887-1925, éd. E. Marty, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 316.
12. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 662.
13. E. W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit., p. 18.
14. Voir P. Blanchard, N. Bancel, G. Boëtsch, D. Thomas, Ch. Taraud, Sexe, race & colonies : la
domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
15. D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, note 3, p. 319.
16. La loi autorisait en effet alors les relations sexuelles avec des individus âgés de treize ans et
plus.
17. M. Nemer, Corydon citoyen. Essai sur André Gide et l’homosexualité, Paris, Gallimard, 2006,
respectivement p. 96 et p. 99.
18. D. Eribon, Réflexions sur la question gay, op. cit., respectivement p. 179 et p. 183.
19. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 613.
20. Ibid., p. 613-624.
21. Ibid., p. 618 et p. 649.
22. Ibid., p. 650.
23. Ibid., p. 616.
24. Ibid., p. 617.
25. Ibid., p. 611.
26. Ibid., p. 685.
27. Ibid.
RÉSUMÉS
Si les quelques pages qu’Edward W. Said consacre à L’Immoraliste dans Culture et impérialisme
(1993) confirment pleinement le mépris occidental qui caractérise l’orientalisme, le roman que
Gide fait paraître en 1902 s’inscrit dans un contexte social et idéologique qui assouplit quelque
peu les contraintes qui pèsent sur la représentation de l’Orient. À côté de la catégorie de la
« race » envisagée par Edward W. Said, les catégories de la classe et du genre doivent elles aussi
être prises en compte pour saisir le subtil équilibre esthétique dont témoigne le roman de Gide et
la complexité des relations humaines qu’il met en scène.
If the few pages that Edward W. Said devotes to L’Immoraliste in Culture and Imperialism (1993) fully
confirm the Western contempt that characterizes Orientalism, the novel published by Gide in
1902 takes place in a social and ideological context that can somewhat reduces the pressure on
the representation of East. Next to the category of « race » considered by Edward W. Said, the
categories of class and of gender must be taken into account if we want to understand the subtle
aeæsthetic balance of the Gide’s novel and the complexity of human relationships which it
includes.
INDEX
Keywords : Orientalism, Postcolonial Studies, Gender Studies, Class Studies, literary field, Gide
(André).
Mots-clés : orientalisme, études postcoloniales, études de genre, sociologie de la littérature,
champ littéraire, Gide (André)
Le manuscrit du Mystère de la
chambre jaune ou la construction
d’une énigme
The manuscript of the Mystère de la chambre jaune or the construction of an
enigma
Irene Zanot
1 Considéré comme l’un des représentants les plus populaires du « roman policier
archaïque », Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux a fait l’objet de nombreuses
enquêtes de la part des passionnés du genre1. Publiée en feuilleton dans le supplément
du magazine L’Illustration en 1907, la première aventure du « journaliste et reporter »
Rouletabille a en effet suscité l’attention de spécialistes comme Colin, Vareille ou
encore Isabelle Casta, qui a essayé de démonter la « machine » de ce polar avant la
lettre pour décrypter le secret de sa réussite2. Si l’énigme de Mademoiselle Stangerson
ne cesse de fasciner la critique et les lecteurs par la logique à la fois rigoureuse et
déroutante qui préside à sa construction, un document encore peu connu nous permet
aujourd’hui de remonter aux sources de la création leroussienne : le carnet contenant
la première des aventures du « journaliste et reporter » Rouletabille, qui a été retrouvé
en 2008 par l’un des petits-enfants de l’auteur3. Autrefois considéré comme perdu, le
manuscrit, qui est disponible sur Gallica, recèle des indices précieux pour comprendre
la genèse de ce chef-d’œuvre4. Dans cet article, nous présenterons une étude comparée
du feuilleton et du manuscrit, qui, comme le dit Guillaume Fau, nous conduit « au plus
près du cheminement de la pensée » de l’auteur5. Nous nous arrêterons d’abord sur
quelques aspects typiques concernant la technique de composition leroussienne et la
chapitration des deux versions ; après, notre attention se concentrera sur le cœur du
roman, c’est-à-dire la représentation des crimes et des décors du Mystère, que l’artiste
modifie et remodèle en construisant un mécanisme parfait dans sa complexité mais
également plausible. L’analyse des nouveautés introduites dans le feuilleton nous
permettra enfin l’occasion de formuler quelques réflexions générales sur l’ouvrage (et,
Comme l’a mis en évidence Fau, « les ajouts sur épreuves sont venus amplifier la fin du
texte de ses 6/8e environ », entraînant une modification substantielle de l’organisation
en chapitres – et, notamment, du dernier épisode « Où Joseph Boitabille apparaît dans
toute sa gloire » (ch. XXIV), que Leroux a scindé « en 4 chapitres numérotés XXVI à
XXIX »12. En vérité, l’écart entre les deux versions s’élève à six, et non pas à quatre
chapitres ; car, si le feuilleton contient un autre chapitre inédit (« La double piste », ch.
XXIII)13, le manuscrit présente un « double » du chapitre XI, que l’on appellera chapitre
XI bis. Intitulé Des pleurs dans la nuit, ce dernier (qui représente une version abrégée du
chapitre XII du feuilleton) permet d’illustrer un cas majeur de réorganisation du
« dispositif » romanesque pour emprunter la terminologie d’Ugo Dionne 14. Les
corrections et les variations de graphie concernant les chiffres des chapitres de IV à XI
témoignent en effet d’un réarrangement général de la chapitration qui trouverait son
origine dans le réaménagement des chapitres X, « Maintenant il va falloir manger du
saignant », et V, Où Joseph Boitabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit son
petit effet15. Nous rappellerons qu’ici Leroux fournit des renseignements sur le passé du
« Grand Fred » ; des informations qui créent un pont avec une série d’indications que
l’écrivain, conformément à un cliché littéraire encore à la mode au début du XX e siècle,
insérera dans la partie finale de l’ouvrage :
L’affaire des lingots d’or [illis.]↓[de] l’hôtel de la Monnaie↑[, qu’il débrouilla quand
tout le monde jetait [illis.] sa langue aux chiens,] [illis.] et la l’arrestation des
forceurs de coffres-forts du Crédit universel [illis.] illustre ↑[avaient rendu son
nom presque populaire]. Il passait alors, à cette époque où Joseph Boitabille n’avait
pas encore donné les preuves admirables admirables d’un talent unique, pour
l’homme le plus fort en [illis.] pour l’esprit le plus apte à démêler l’écheveau le plus
embrouillé des crimes les ↑des] plus mystérieux ↑[et plus obscurs crimes.]16
5 La question de la complication du récit et celle des chapitres doublons se relient en
vérité à une recherche poétique de grande importance pour l’auteur, qui, à l’époque de
rédaction du Mystère, faisait ses débuts en tant que romancier. Chroniqueur judiciaire
et journaliste de renom comme Rouletabille, Leroux s’était en effet fixé un objectif
précis : faire « plus fort que Poe, plus fort que Conan Doyle », comme il l’avouait dans
une interview à Frédéric Lefèvre17. Attentif aux goûts d’un public avide de récits des
crimes les plus affreux, lui-même attiré par les histoires sanglantes et quelque peu
morbides18, l’écrivain s’apprêtait à donner sa contribution à la naissance du roman
policier français, genre qui se caractérise par la mise en place d’un « nouveau modèle »
fondé « non plus sur le récit du crime, mais sur sa reconstruction progressive ». Comme
l’a clairement démontré Elsa de Lavergne, cette forme avait commencé à faire son
chemin à partir des années 1860 malgré quelques « entraves » : les longueurs du récit à
tiroirs, les retours en arrière du « récit du passé », les contraintes thématiques et de
composition imposées par le roman-feuilleton, pour ne citer que partiellement cette
étude19. Or, si Leroux ne manque pas d’intégrer ces éléments à son récit au fur et à
mesure qu’il manipule sa création, l’analyse du manuscrit fait ressortir toute la richesse
et la complexité du travail à travers lequel l’artiste a relevé le défi pour dépasser ses
maîtres sur la voie des histoires de détective.
6 Ce n’est pas un hasard si les marques d’altération du texte se multiplient justement là
où affleurent les composantes typiques du roman policier ainsi que de ses « ancêtres »
les plus directs, comme le roman judiciaire20. La reconstitution du délit et de la scène du
crime ; l’accumulation de preuves et l’interprétation des indices ; les phases de
l’investigation officielle (l’instruction, l’audition des témoins, le procès) et encore, les
tours et les détours de l’enquête parallèle, celle que mène le héros : voilà les points sur
lesquels le romancier mise pour défier les capacités intuitives du lecteur ainsi que pour
le fasciner par une affaire aussi embrouillée que possible, mais qui est en même temps
fondée sur une logique de fer21. À cet effet, l’écrivain pousse jusqu’aux conséquences
ultimes le motif à la base de sa création, à savoir l’impossibilité de pénétrer dans la
pièce de Mademoiselle Stangerson. La scène où Rouletabille et le juge d’instruction
passent en revue les différents moyens d’accès au bâtiment (chapitre III) comporte par
exemple deux précisions par lesquelles M. de Marquet spécifie que la porte du pavillon
ne peut s’ouvrir « ↑[soit de l’intérieur, soit de l’extérieur,] que par des ↑[deux] clefs
spéciales », et qu’elle était « ↑[restée] refermée » quand M. Stangerson et ses
accompagnateurs ont regagné l’édifice22. Plus loin, Leroux exclura définitivement
l’hypothèse que cette entrée est restée ouverte :
Boitabille grogna et se rendit dans le vestibule de ↑[et illis. se mit aussitôt à]
D’abord il ↓[inspecter la] [porte. porte ↑[Il] se rendit compte de la fermeture
automatique. Il constata que ↑[cette] porte ne pouvait jamais ↓[rester ouverte et
qu’il fallait une clef ↓pour l’ouvrir]23
7 Si ces remarques contribuent à cristalliser le thème de la « chambre close », la
reconstruction de la dynamique de la lutte entre Mademoiselle Stangerson et son
agresseur fait l’objet de quelques ajustements qui marquent un écart encore plus
significatif avec la première version du Mystère. Les divergences concernent avant tout
les signes que le combat a laissés sur les personnages : Leroux abandonne la théorie
selon laquelle le criminel aurait bouché la canne du révolver pendant que la victime
faisait feu tout en conservant le détail de l’empreinte de la « main ensanglantée » sur le
mur24. Ensuite, il élimine les références à une deuxième blessure localisée « au pied » de
Mademoiselle Stangerson. Loin d’être casuel, ce changement nous renvoie à un point
culminant du récit, c’est-à-dire les dessous de la tragédie ; mais procédons avec ordre.
Selon les représentants officiels de « la justice », le meurtrier aurait d’abord essayé
d’étrangler l’héroïne, puis il aurait été blessé par un coup de pistolet lors d’une
tentative de légitime défense de la femme. Ce n’est qu’après cet accident que le
criminel aurait frappé Mademoiselle avec un instrument contondant, provoquant un
traumatisme à la tempe (ou « au front ») de la malheureuse.
8 À ce propos, toutes les apparences indiquent que l’arme du délit est un os de mouton :
abandonné à côté de la victime, ce dernier, qui est taché de sang, est effectivement
considéré comme une « pièce probante ». En outre, la découverte de deux balles (l’une
plantée sur le plafond, l’autre dans le mur de la chambre jaune) amène les enquêteurs à
supposer que la victime a tiré à deux reprises avant de blesser son agresseur ; c’est là
une version qui coïncide parfaitement avec les déclarations des personnes interrogés,
qui, excepté les concierges, ont toutes entendu « deux coups de revolver, un coup sourd
d’abord, puis un coup éclatant »25. De fait, la vérité est bien plus surprenante, car,
comme le dévoilera Rouletabille en cour d’assises, la blessure de Mademoiselle est la
conséquence d’un épouvantable cauchemar ; une « répétition des expériences
traumatiques »26 au cours de laquelle la protagoniste, en revivant dans un rêve une
agression qu’elle avait subie quelques heures plus tôt, tombe du lit, cogne sa tête à une
table en marbre et renverse involontairement le revolver du père Jacques, qui fait
partir un coup.
9 Or, plusieurs indices nous signalent que ce coup de théâtre s’est dessiné assez
tardivement dans l’esprit du romancier. Examinons, avant tout, la balistique : la
reconstitution que Rouletabille illustre devant le juge d’assises établit que les « deux
coups de feu » ont éclaté à différents moments, et que le « coup sourd » dont parlent M.
Stangerson et le père Jacques a été provoqué par la chute de la table de nuit de
Mademoiselle. Ainsi s’explique pourquoi les concierges, qui s’étaient éloignés du
pavillon pour braconner, ne font référence qu’à une seule détonation – et, précisément,
à celle qu’a produite le pistolet du père Jacques en tombant dudit meuble 27. Cette
découverte s’insère comme une pièce de puzzle dans l’engrenage du récit ; et pourtant
trois séquences font émerger une variante significative : une observation de
Rouletabille au f. 40 R ; les spéculations de Darzac sur l’attentat (f. 40 R et 43 R) ; et,
pour finir, les répliques que le juge d’instruction échange avec les concierges au cours
de l’interrogatoire des suspects (f. 75 R). Les corrections présentes dans ces passages
nous indiquent en effet que le scénario initial prévoyait seulement un coup de
revolver :
cette blessure eût été mortelle si l’assassin n’avait été ↑[à demi] arrêté, dans le
coup qu’il donnait, par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé à la main, il lâchait
son os de mouton et s’enfuyait. Malheureusement, le coup ↑[de l’os de mouton]
était parti et était déjà arrivé… et Mlle Stangerson était quasi assommée, après
avoir failli être étranglée. ↑[Si] Mlle Stangerson avait réussi à blesser l’homme de
son premier coup de revolver, elle eût, ↑↑[sans doute, échappé à l’os de mouton…
Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard ; puis, le premier coup, dans]
↑[la lutte, a dévié, et la illis. balle est allée se loger dans le plafond] ; ce n’est que le
second coup qui a porté…28
10 D’autres éléments confirment que la révélation finale du Mystère est le fruit d’un long
travail de création : par exemple, la déposition de la victime, qui est parfaitement
compatible avec l’élucidation de l’affaire proposée par Rouletabille, paraît sur une
bande collée sur le feuillet 58 R29. Toutefois, c’est le chapitre VII (à savoir, l’ancien
chapitre VI), Où Boitabille part en expédition sous le lit, qui retient le plus notre attention.
On se souviendra qu’ici le héros se faufile sous le lit de Mademoiselle Stangerson pour
en sortir avec une « preuve scientifique » qui corroborera sa thèse ; une petite chose
qu’il avait trouvée sur le coin de la table de nuit et qu’il présentera au procès, c’est-à-
dire un cheveu blond taché de sang. Narré dans un feuillet collé sur le f. 53 R, l’épisode
contraste avec une version précédente où Rouletabille ressortait de son exploration
sous le lit avec un bouton de manchette ; que cette « pièce à conviction » devait jouer
un rôle assez significatif dans la résolution du mystère, cela est suggéré par des
répliques supprimées sur ce feuillet, et, surtout, par les Premières notes, où l’expression
« Un bouton sous le lit » sert de titre au chapitre VI :
Et, rapidement, il me montra ↑[dans le pli d’une feuille de papier ↑↑[[qu’il avait
du serrer dans la poche de son gilet, pendant son expédition ↓[sous le lit]], un
cheveu blond de] [illis.] ↑[femme]
- Mes compliments
– Vous pensez… ce bouton ↑[de manchette] me sera plus précieux que la main
rouge, que les pas noirs, que le mouchoir plein de sang ↑[bleu] et que le béret
↑[illis.] que je n’ai pas encore vu.. Prenez garde voici Robert Darzac ! Pas un mot !30
11 Il resterait encore à citer un ensemble de stratagèmes que l’auteur a insérés pour que
cet épilogue, qui est totalement inattendu, « tienne » ; il nous semble pourtant plus
approprié de nous arrêter sur une autre typologie d’interventions, qui concerne la
redéfinition de l’espace romanesque. En effet, les corrections qui précisent (ou bien
modifient) la conformation des « hauts lieux » du roman, c’est-à-dire le pavillon et le
château, témoignent largement du souci de l’artiste pour un élément topique de la
littérature policière : la représentation des scènes du délit. L’inspection de Rouletabille
(ch. VI, Au fond de la chênaie), comporte par exemple des ajouts concernant le vestibule,
une « petite pièce assez claire, ↓[ pavée de carreaux rouges ] » (f. 44 R), ainsi que le
lavatory et la « goutte de sang » que le protagoniste détecte sur le sol de cette pièce. On
se souviendra que c’est exactement à cet endroit qu’on retrouve les marques du paquet
contenant les documents volés à M. Stangerson31. Mais c’est dans la seconde moitié du
roman qu’émergent des « travaux de réaménagement » destinés à remodeler l’édifice
qui deviendra la scène d’une nouvelle tentative de féminicide : le château du Glandier.
12 Malheureusement, on ne trouve aucune trace du deuxième support dont Rouletabille se
sert pour mener son enquête, le célèbre plan des lieux ou « plan du premier étage »,
élément destiné à devenir « une composante essentielle du roman policier » mais qui
était tout à fait familier au journaliste Leroux32 : comme le suggèrent les bords
inférieurs du f. 96 R, le dessin devait occuper la partie en bas de la page, qui est
déchirée33. D’ailleurs, la disparition de ce paratexte (et de la didascalie qui
l’accompagnait) est cohérente avec la réorganisation de l’espace qui sert de toile de
fond à cette macro-séquence : la galerie située dans l’aile droite du château, que Leroux
divise en « galerie droite » et « galerie tournante ». Le tunnel fait l’objet d’une
description dont le début se dénoue sur une bande collée au-dessus du feuillet 97 R,
juste après la phrase « Cette galerie faisait angle », qui est biffée. Il faut donc présumer
que Leroux, après avoir initialement envisagé un simple tournant, a par la suite décidé
d’« allonger » la galerie pour créer un carrefour, comme le prouve aussi l’ajout de la
« haute fenêtre » située au bout du couloir34 :
Cette galerie faisait angle [DEBUT DE LA BANDE SUPERPOSEE] Cette ↑[La] galerie se
continuait, toute droite, jusqu’à l’extrémité est du bâtiment où elle avait jour sur
l’extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan). Vers les deux tiers de sa
longueur, cette galerie se rencontrait à angle droit avec une autre galerie qui
tournait avec l’aile droite du château. [FIN DE LA BANDE SUPERPOSEE] Pour la
clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de l’escalier jusqu’à la fenêtre à
l’est, « la galerie droite » et la ↑[le bout de] galerie ↑[qui tourne avec l’aile droite
et] qui vient aboutir à la galerie droite, à angle droit, « la galerie tournante ». C’est
au carrefour de ces deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille,
touchant à celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur
la galerie tournante, tandis que les portes de l’appartement de Mlle Stangerson
donnaient sur la galerie droite (voir le plan)35
13 Or, si nous nous intéressons à la galerie, c’est que la redéfinition de cet endroit
conditionne la dynamique du guet-apens narré dans le chapitre qui marque le climax
de cette macro-séquence, Traquenard (ch. XIV du manuscrit). Contenu dans le « carnet
de Rouletabille », l’épisode détaille le piège que le jeune détective a conçu après avoir
entrevu le criminel dans l’appartement de Mademoiselle : sûr de clouer le malfaiteur au
croisement des deux tunnels, Rouletabille se plante devant cette pièce et envoie Larsan
au fond de la galerie tournante, devant la fenêtre n. 5. Après, il place M. Stangerson
« devant le palier de l’escalier, non loin de la porte de l’antichambre de sa fille » et le
père Jacques dans la zone de la « haute fenêtre » numérotée comme 2 sur le plan 36 ;
mais, malgré ces précautions, l’embuscade est destinée à échouer. Car le malfaiteur
s’éclipsera mystérieusement au milieu du carrefour, tandis que ses traqueurs se
heurteront dans un « choc fatal » à « l’intersection des galeries ».
14 Astuce nécessaire pour que le phénomène de la « disparition de la matière de
l’assassin » puisse se produire (en effet, grâce à sa double identité, Larsan-Ballmeyer n’a
eu qu’à faire un demi-tour pour faire perdre ses traces)37, la transformation de la
galerie en un labyrinthe en miniature est précédée d’autres retouches qui suggèrent
que l’architecture s’est affirmée comme une ressource précieuse pour transformer le
archaïque ». Quant au drame « en deux phases », cette idée, tout en assurant un effet de
surprise hors du commun, anticipe quelques évolutions vers les zones de la
psychanalyse de ce genre : ce n’est pas par hasard si le Mystère était cher aux
surréalistes. Cela dit, l’écrivain ne résistera pas à la tentation de replonger dans les plis
du « drame familial », comme l’indiquent les chapitres finaux du feuilleton. Dans ce
prolongement du récit, notre artiste, poussé par le désir de publiciser la suite de son
roman, éclaircissait les crimes du Glandier tout en dévoilant les dessous de la liaison de
Mademoiselle avec son harceleur, son ex-mari Ballmeyer, aka Roussell, aka Larsan 42.
Ainsi l’œuvre finissait-elle par se boucler sur la formule « à suivre » typique du
feuilleton ; ce n’est pas par hasard si l’édition de L’Illustration se termine sur une
allusion explicite au Parfum de la dame en noir, ouvrage où Rouletabille, Mademoiselle
Stangerson, Larsan et les autres protagonistes du Mystère sont embarqués dans des
vicissitudes fantasques aux accents mélodramatiques. On le sait, ce retour en arrière
devait marquer le point de départ pour la carrière de Leroux, romancier « populaire »,
auteur d’un ancêtre du polar français à l’occasion43.
NOTES
1. Nous renvoyons notamment aux ouvrages de J.-P. Colin, Le roman policier archaïque. Un essai de
lecture groupée, Berne, Peter Lang, 1984 et La belle époque du roman policier français, Paris,
Delachaux et Niestlé, 1999 ; comme le souligne le critique, l’expression « roman policier »
apparaît justement pour la première fois dans la suite du Mystère, Le Parfum de la dame en noir
(ibid., p. 13). Voir également J.-C. Vareille, « Préhistoire du roman policier », dans Romantisme, 53,
1986, p. 22-36.
2. I. Casta, V. Van der Linden, Étude sur Gaston Leroux. Le Mystère de la chambre jaune et Le
Parfum de la dame en noir, Paris, Ellipses Marketing, 2007.
3. Le Mystère de la chambre jaune : le manuscrit retrouvé entre à la Bnf, communiqué de presse du 9
décembre 2008, consulté le 28/02/2018, URL : <http://www.bnfol.fr/documents/cp_mystere.pdf>;
découvert à l’occasion d’un déménagement, le texte est hébergé dans le Fonds Gaston Leroux de
la BNF, où il a été le fer de lance de l’exposition « Gaston Leroux. De Rouletabille à Chéri-Bibi ».
4. G. Leroux, Le mystère de la chambre jaune, BnF, Paris, département des Manuscrits, Fonds Gaston
Leroux, NAF 28093, boîte 2, consulté le 28/08/2019 URL : < https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/
btv1b55006356n>.
5. G. Fau, « Le Manuscrit du Mystère de la chambre jaune retrouvé », dans Chroniques, 48, mars-avril
2009, consulté le 28/02/2018, URL : <https://www.bnf.fr/sites/default/files/2018-11/
chroniques48_leroux.pdf>.
6. G. Leroux, « Premières notes qui ont été écrites pour le Mystère de la chambre jaune », in Id.,
Le Mystère de la chambre jaune, cit., D. 04-09, fol. 2 R et V ; dans toutes nos citations, nous
indiquerons par des flèches et par des crochets droits les ajouts en haut, en bas ou en marge du
texte. Les lettres, les mots et les passages illisibles seront indiqués par [illis.]. Nous signalerons le
début et la fin des bandes ou des feuillets superposés en note ou directement dans la citation, et
nous nous servirons des chevrons < et > pour indiquer des phrases qui sont absentes dans une
version, mais présentes dans l’autre. Nous emploierons enfin la mise en forme soulignée et la
mise en forme barrée lorsque l’auteur souligne ou biffe des mots.
que la mort d’un enfant dévoré par les porcs, etc.). Nous n’avons toutefois trouvé aucun article
qui pourrait figurer parmi les sources qui ont alimenté la création du Mystère ( BnF, Paris,
département des Manuscrits, Fonds Gaston Leroux, NAF 28093, Carnets).
19. E. de Lavergne, op. cit., p. 32 et 23.
20. Voir J.-P. Colin, op. cit., p. 12, et K. Sándor, « Pratiques sérielles dans le roman judiciaire. Le cas
de Gaboriau », Bélphégor, 14, 2016, consulté le 28/02/2018, URL : <https://
journals.openedition.org/belphegor/696>.
21. A propos des « scènes-clé » du roman policier, voir, entre autres, E. De Lavergne, op. cit., p. 86
sq.
22. Ms. MCJ, fol. 26 R (p. 24, 76). De même, dans l’un des plusieurs feuillets superposés dont se
compose le fol. 26 R (p 24, 76), lorsque Rouletabille souligne que le criminel est nécessairement
passé par une « fenêtre qui ne ↓[soit pas grillée] » et comme l’est la fenêtre du vestibule, le juge
d’instruction observe que celle-ci est douée de « solides volets de fer – des volets qui « ↑[sont
restés] fermés à l’intérieur par leur barre loquet de fer ».
23. Ibid., fol. 44 R, p. 43.
24. « L’assassin frappa Mlle Stangerson à la tempe et la frappa à la tête avec un instrument
contondant, ↑[mais] celle-ci ↑[illis.] ↓[qui avait pu saisir] s’était déjà [illis.] son révolver [illis.]
tire ↑[dans le même moment [illis.]]. Le misérable a vu le danger, il bouche la canne du révolver
avec sa main [illis.] la balle ↑[droite - car il frappe avec l[DEBUT DU FEUILLET SOUS-JACENT]a
main gauche, le coup étant à la tempe droite] – il est blessé…. (ibid., fol. 28 R, p. 26 ; le passage est
placé dans un carré rayé).
25. Ibid., fol. 75 R, p. 75.
26. S. Freud, Au-delà du principe du plaisir [Leipzig, 1920], dans Id., Œuvres Complètes, tr. fr. A.
Bourguignon et P. Cotet, Paris, PUF, 1996, t. XV, p. 273-338. Comme le dira Rouletabille en cour
d’assises, le délit de la chambre jaune s’articule dans deux phases distinctes : primo, l’agression
proprement dite, qui a eu lieu dans l’après-midi, dans la plus totale solitude, après que Larsan-
Ballmeyer s’est introduit dans le pavillon grâce à la clé qu’il avait volée à Mademoiselle ; secundo,
en pleine nuit, la lutte de Mademoiselle contre ses phantasmes, ou le « drame de l’inconscient »,
que les personnages échangent pour la véritable tragédie de la chambre jaune.
27. Voir le chapitre XXIV, Où Joseph Boitabille apparaît dans toute sa gloire (ce chapitre correspond
aux chapitres XXVI, XXVII et XXVIII du feuilleton, qui ont été considérablement augmentés par
rapport à la version originale).
28. Ms. MCJ, fol. 43 R, p. 42 ; l’extrait est écrit sur une bande superposée au-dessus de ce feuillet.
29. Ibid., fol. 58 R ; le récit que Mlle fait de son agression (ou mieux, de son cauchemar) est écrit
sur une bande de six lignes superposée à ce feuillet (observons que l’angle en haut à gauche
comportant la numérotation est coupé : à ce propos, voir la numérotation irrégulière des fol. 57 R
sq.).
30. Ibid., fol. 53 R, p. 52 ; la citation est placée dans un carré barré. On remarquera que
l’expression « Un bouton sous le lit » paraît également dans une phrase isolée écrite au verso de
ce feuillet.
31. Ibid., fol. 44 R et 45 R, p. 44-45. Un fragment de la reproduction du pavillon situé au verso du
fol. 11, p. 47, nous montre que l’écrivain n’avait pas encore prévu d’entourer la demeure
hivernale de Mademoiselle d’un fossé, ce qu’il fera dans l’édition de L’Illustration.
32. E. de Lavergne, op. cit., p. 135 ; « largement repris dans le journaux », cet « élément
incontournable dans le romans de Gaston Leroux » avait déjà fait son apparition dans les
ouvrages de Gaboriau et de Chavette.
33. La déchirure se situe justement au-dessous des lignes où Rouletabille annonce de vouloir
« bien faire comprendre l’économie des lieux » (ibid., fol. 96 R).
34. Cette ouverture, qui déclenche l’action de la séquence narrée dans le « carnet de
Rouletabille », est indiquée par le numéro 2 sur ledit plan (voir ibid., fol. 101 R).
RÉSUMÉS
Retrouvé en 2008, le manuscrit du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux recèle des indices
précieux pour démonter la « machine » de ce polar avant la lettre. Nous nous proposons de
réaliser une étude comparée de ce document et de la première publication du Mystère, qui parut
en 1907 en feuilleton sur le supplément du magazine L’Illustration. Nous essayerons de mettre en
relief les interventions qui ont conféré à l’ouvrage la structure d’une histoire de détective : une
attention croissante aux traces du délit, l’idée du drame « en deux phases », l’insistance sur les
lieux des crimes se sont en effet avérées décisives pour que Leroux devienne le premier
représentant du « roman policier archaïque ». Cependant, l’écrivain ne résistera pas à la
tentation de replonger dans les plis du « drame familial », comme l’indiquent les chapitres finaux
du feuilleton. Ici, l’artiste prolonge considérablement le manuscrit tout en anticipant le sequel de
l’affaire de la chambre jaune : Le Parfum de la dame en noir.
Found in 2008, the manuscript of Gaston Leroux’s Mystère de la chambre jaune contains some
precious clues to disassemble the « machine » of this polar avant la lettre. Our purpose is to carry
out a comparative study of this document and the first edition of the Mystère, which was
published serially in 1907 in the literary supplement of the magazine L’Illustration. We will focus
on the procedures which have structured the book as a detective story: a growing attention to
the traces of the offence, the idea of the drama « in two phases », the insistence on the crime
scenes turn out to be decisive in making Leroux become the first exponent of the « roman
policier archaïque ». However, the writer will not resist to the temptation of plunging back into
the clichés of the « family drama », as we can see in the final chapters of the feuilleton. Here, the
artist considerably extends his manuscript anticipating at the same time the sequel of the yellow
room affair: Le Parfum de la dame en noir.
INDEX
Mots-clés : Leroux (Gaston), Mystère de la chambre jaune (Le), roman policier
Keywords : Leroux (Gaston), Mystère de la chambre jaune (Le), crime fiction
Davide Vago
spiritualité qui ne débouche pas sur une forme de religiosité, quelle qu’elle soit, mais
qui se fonde sur l’idée que toute forme de vie animée revient sur son vécu, sur ses
émotions, fût-ce avec des modalités propres à son espèce, avec un continuum allant des
formes préréflexives et préverbales (le PDV de l’animal) aux formes réflexives et
pleinement conscientes.
5 Nous présenterons trois étapes au sein de la « parole animale » que Genevoix invente
dans ses romans : premièrement, une forme de monologue intérieur dans un bref
roman où le protagoniste est un chat, appelé Rroû. Ce premier cas de « parole
intérieure » n’est pas en mesure de sortir totalement du leurre de
l’anthropomorphisme traditionnel, à savoir l’assimilation de la vie psychique d’une
bête à celle de l’homme, ce qui provoque une tension au niveau de la crédibilité du
pacte de lecture. Dans un deuxième temps, nous allons analyser quelques citations qui
posent la question de la vie intérieure de l’animal, à partir du roman La Dernière Harde 15
qui a comme protagoniste un cerf. Nous montrerons que l’inscription des sentiments
ou des pensées imputés à l’animal ne peut se passer des formes du PDV animal qui
émergent de l’énonciation envisagée par l’auteur. Enfin, dans une troisième étape, nous
analyserons des passages plus complexes, où c’est le brouillage énonciatif et
l’alternance des PDV qui est à même de manifester des formes embryonnaires de
« parole intérieure », celles-ci ouvrant à leur tour à une vision spirituelle, propre à
l’écrivain, que nous appellerons de l’oikos16.
6 Le protagoniste de Rroû17 est un chat, qui est le noyau d’irradiation des forces de ce
court roman aussi bien que la source du point de vue à partir duquel toute la narration
est construite. Les exemples de ce que Cohn appellerait des monologues rapportés sont
nombreux dans le récit.
L’ombre monte du pied de l’arbre et sa crue gagne de branche en branche. Elle
surprend Rroû, pénètre doucement son pelage. Il frissonne tout à coup et s’étire, du
bout des pattes à la cime de ses reins. Encore une fois il bâille. En même temps que
la fraîcheur mouillée du soir, il sent le vide de ses entrailles. Ah ! pourquoi faut-il
s’en aller, rentrer encore dans la cour de Madeleine, et disputer aux bêtes de la cour
sa part de pitance quotidienne ? Tous les soirs, alors ? C’est odieux. 18
7 Des cas semblables de monologue intérieur entraînent un déficit de « crédibilisation de
la dimension épistémique de la parole intérieure »19 : s’agissant d’un chat, en supposant
même une vie interne supérieure à d’autres animaux, on s’aperçoit facilement que ce
monologue n’est qu’un faux-semblant, puisqu’à Rroû on prête une « parole intérieure »
qui est en fait totalement moulée sur le modèle humain. C’est ce que nous aimons
définir par l’expression de leurre de l’anthropomorphisme, qui connaît une longue
tradition littéraire : la bête est ramenée, encore une fois, à nous, les êtres humains.
Fontenay et Pasquier ont proposé une distinction intéressante entre les écrivains qui
font parler les bêtes et ceux qui en parlent : pour les premiers, les animaux sont « du
côté de la mimésis, de l’allégorie, de la prosopopée », tandis que pour les auteurs qui
parlent des bêtes (génitif objectif) celles-ci « sont du côté de la diegesis, du récit, de la
narration, de la description »20. Le passage de Rroû que nous venons de citer appartient
à bon droit à la première catégorie. L’altérité radicale de la bête apparaît alors
diminuée, sinon réduite à un simple divertissement. La poétique du vivant, l’une des
préoccupations fondamentales de la zoopoétique, est, en définitive, peu palpable dans
8 Mireille Sacotte a remarqué la puissance des noms (surtout les noms propres) à l’œuvre
dans ce roman : leur « porosité métonymique » est l’une des caractéristiques de
l’écriture de Genevoix.
Propre ou commun, le même nom, substantif ou adjectif, le même mot désignent
souvent plusieurs réalités. La futaie désigne un sous-bois et c’est aussi le nom de
l’homme de cette histoire qui se passe en forêt. La ramure est tantôt le feuillage des
arbres, tantôt les bois des cerfs, comme les bois eux-mêmes, etc. Les métaphores
encore permettent de passer d’un règne à l’autre en empruntant pourtant les
mêmes mots (in DH, p. 21)
9 Le Rouge, qui porte un nom qui pourrait bien être le sobriquet d’un homme, est de ce
fait reconnu comme une individualité, ayant des caractéristiques – des instincts, des
bribes d’une existence intérieure – qui lui sont propres. De même, la puissance
métonymique des noms est liée à une vision unitaire du monde naturel, où les noms
fonctionnent en effet comme des passerelles entre les règnes : pour Genevoix, la même
force vitale anime tout être sur terre.
10 Dans DH, la vie intérieure du Rouge est souvent présentée dans toute son imperfection
et sa fragmentation : il s’agit en effet d’une intériorité ni totalement conscientisée, ni
verbalisée. Cet aspect est explicitement thématisé, comme dans l’extrait suivant,
concernant le brame et son instinct primordial :
Toute la harde était là, dans le blé. Le Rouge la devinait toute proche. La Bréhaigne,
tournée vers le bois, l’avait entendu la première. Elle poussa un brame court et
grave, une sorte de « hon » qu’elle étouffait à fond de gorge. Le même brame,
aussitôt, vibra dans la gorge du Rouge. Cela devançait toute pensée. Cela ne pouvait
pas s’entendre au-delà d’une vingtaine de pas. Appel, réponse, c’était comme un
dialogue assourdi, un secret échangé dans la nuit. Et cela signifiait que les bêtes
n’avaient rien à craindre, qu’elles pouvaient continuer à paître le blé de printemps.
(p. 72)
11 En suivant l’approche de Rabatel, cette citation mêle un PDV embryonnaire (le passé
simple dans les premiers plans en est l’indice, en permettant à l’énonciateur premier
d’envisager les évènements globalement), et un PDV représenté du cerf, celui-ci étant
suggéré par l’imparfait dans les seconds plans (« Cela devançait toute pensée […] »), qui
permet de prendre en compte les événements de l’intérieur. Construite sous la
domination du PDV embryonnaire, la citation permet alors d’exprimer des
mouvements de pensée infraverbalisés, liés aux ardeurs du rut 22.
12 En nous faisant suivre la parabole existentielle d’un cerf, Genevoix montre aussi que la
maturité de celui-ci se construit graduellement : « ce fut cette même nuit, bien avant
l’aube, que le Rouge se sentit pénétré d’une sagesse inattendue et qu’il rejoignit la
harde » (p. 81). Encore une fois, des ressorts plus instinctuels que conscients semblent
diriger la conduite du Rouge. Plus subtilement, narrer la vie d’une bête à partir de son
PDV signifie ne jamais oublier que l’intelligibilité du savoir dépasse toute perception et
toute pensée animale : on peut bien raconter la vie d’un animal sans double prise en
charge énonciative, comme Genevoix le fait dans cet extrait : « vers l’aube, le Rouge
quitta la harde. Son ventre pesait entre ses jambes. La pensée du Vieux des Orfosses le
précédait dans le taillis. Il le cherchait, ne sachant pas encore qu’il le cherchait : c’était
la première fois, depuis des mois, qu’il restait si longtemps loin de lui » (p. 73). Comme
dans le passage précédent, on a ici le PDV embryonnaire et le PDV représenté du cerf :
toutefois, ces PDV correspondent à des pensées imaginaires imputées par le narrateur
au cerf, dans la voix du narrateur /énonciateur premier, qui ne les assume pas. Comme
des portées musicales parallèles, les lignes énonciatives, brouillant les frontières entre
l’humain et l’animal, permettent de mieux apprécier la vie intérieure du Rouge, avec
son statut propre, décalé et distinct de l’homme.
13 La nomenclature proposée par Sophie Milcent-Lawson dans ses travaux nous fait
comprendre comment la polyphonie énonciative aussi bien que d’autres techniques
propres à la fiction permettent de saisir une intériorité animale qui n’est pas de nature
introspective. Les sentiments, voire les sensations, imputés au Rouge, et leur
enchaînement rapide, encadrent un bout de monologue narrativisé dans le passage qui
suit :
Une déception glissa dans sa poitrine : ce n’était pas là l’ennemi dont il avait espéré la
rencontre. Mais le besoin physique de vaincre, la vue des biches à quelque pas, la joie
même d’être où il était, sur la pelouse des Orfosses Mouillées, parmi les bêtes de la
harde natale, celle de se mesurer avec son ancien camarade, vrais cerfs tous deux et
non plus verdets, emportèrent son regret dans une recrue de sauvage ardeur. (p. 142.
C’est nous qui soulignons)
14 Le monologue intérieur, relayé par le narrateur, assume ici la forme du DIL, ce qui
permet d’insister sur le brouillage énonciatif par lequel Genevoix nous rend accessible
la perspective animale sans la commodité trop manifeste d’un monologue rapporté,
comme dans Rroû. Cette incursion du DIL se fonde sur la réaction du cerf à une
perception précise (hic et nunc).
15 Dans DH on trouve aussi des passages où la mélodie énonciative se montre dans toute
son ampleur : l’extrait suivant contient quelques tendances récurrentes de la « parole
intérieure » animale de Genevoix que nous allons détailler par la suite.
L’été, les branches en berceau, la retraite glauque où les mouches bourdonnaient,
où sa mère, brusquement, d’un coup de tête si prompt et si roide, l’avait renversé
dans les feuilles… Et puis l’homme qui avait passé, le même homme grand et mince
qui avait crié vers le chien, la petite bête ardente, rageuse, et soudain muette,
obéissante…
Ce jour-là, ce brûlant jour d’été, la mère biche était revenue ; elle l’avait retrouvé
sous les feuilles ; sa langue l’avait léché, caressé… Il s’arrêta et bêla de nouveau. Le
poil en sueur, la poitrine haletante, il se remit à frissonner : il avait froid. (p. 55-56)
16 Ce monologue narrativisé se caractérise par l’évocation d’un souvenir qui traumatisa le
Rouge lorsqu’il était petit et qu’il est capable, maintenant, de mettre en relation avec la
situation présente : l’arrivée des chasseurs et la réaction immédiate de l’animal pour se
protéger. À présent, le Rouge a grandi et comprend avec peine que sa mère, cette fois-
ci, a été tuée par les chasseurs qui sont revenus. La « parole intérieure » du cerf est
marquée par une tendance à la nominalisation à valeur thétique (« l’été, les branches
en berceau, la retraite glauque où […] »), ce qui permet de reconstituer le cadre du
souvenir. Pour l’épisode remémoré, l’agentivité est réservée à la mère biche (les
mouches qui bourdonnent étant un bruit de fond), laquelle avait réagi d’une façon
inopinée pour le Rouge qui, à cette époque-là, n’avait jamais rencontré l’homme. La
présence réitérée des points de suspension fournit à la syntaxe cette impression de
décousu, qui pourrait renvoyer à la simplification syntaxique maximale dont parle
Vygotski dans son essai sur la parole intérieure humaine 23. La conclusion de l’extrait
(de l’imparfait on revient au passé simple : « Il s’arrêta… ») montre clairement le
passage du PDV représenté au PDV embryonnaire.
17 Dans ces pages, Genevoix prête à l’animal une conscience aiguë de la mort 24 : Alain
Romestaing a montré les ressemblances qui existent, dans l’œuvre de Genevoix, entre
le sentiment de la perte de la part d’un animal et celui de l’officier Genevoix qui, ayant
perdu plusieurs camarades au cours de la Guerre, évoque dans Ceux de 14 leur
disparition avec un traitement narratif tout à fait comparable 25. C’est que la mort, issue
de la violence, peut malheureusement concerner tout être vivant, tout règne confondu :
la position spirituelle de Genevoix, attentive aux analogies existant entre les règnes du
vivant, commence alors à se dessiner en filigrane.
18 D’autres exemples de monologue narrativisé sont parsemés dans DH. Par rapport au
monologue rapporté de Rroû, cette forme permet d’entendre de plus loin les PDV de
l’animal, sans passer par la voix ; elle repose essentiellement sur les PDV
embryonnaires et représentés avec quelques intrusions, très ponctuelles, de DIL.
Une sourde rancune commençait de se lever en lui au souvenir du long hiver
morose, de l’esclavage qu’il avait subi. Il en voulait au cerf des Orfosses de ses
sommeils interminables, de la lenteur précautionneuse avec laquelle il pliait ses
genoux, s’allongeait pesamment sur les feuilles. Ce n’était point majesté de sa part,
mais raideur de vieillard que tourmentent les rhumatismes. Qu’il s’en allât, satisfait
d’être seul ! Le Rouge avait soif, désormais, de se mêler aux hères de son âge, de
revoir l’Aile et la Biche Longue, de percer hardiment jusqu’aux gagnages de la
plaine au milieu de jeunes bêtes alertes, joyeusement énervées comme lui par la
montée des sèves nouvelles. (p. 71)
19 Les sentiments imputés au Rouge (de la « sourde rancune » à l’« esclavage » subi,
jusqu’à la joie nerveuse provoquée par le rut) dessinent un univers perçu et relaté du
PDV de la bête : le comportement du Vieux des Orfosses, qui est devenu son guide après
la mort de sa mère, est jugé comme étant inacceptable pour les besoins instinctifs du
jeune hère. Le noyau du passage est formé par un morceau de monologue narrativisé,
qui se signale par un changement abrupt de l’imparfait au présent verbal –
« tourmentent » –, provoquant une sorte d’effet-zoom dans la « parole intérieure » du
Rouge. Le point d’exclamation qui clôt la phrase suivante, marquant le DIL, rend le
ressentiment de l’animal encore plus patent.
20 Un dernier passage permettra de mieux saisir les relations entre la « parole intérieure »
imputée à l’animal et l’ouverture à une spiritualité de l’oikos de la part du romancier.
Douce terre des champs labourés, moiteur grasse des sillons ouverts : l’odeur de
terre que soulevaient ses foulées lui entrait loin dans les naseaux. Il traversa la
pointe de la jonchère, et ce fut le bruissement des hautes tiges, leur glissement frais
le long de ses jambes, bientôt l’odeur de l’eau dormante, son clapotis sous ses
sabots. […] Tout cela senti, respiré, entrevu au fil de sa course. Et sa course même
était joie, une chaleur de mouvement qui coulait à travers son corps, qui plongeait
sans cesse en avant dans la fraîche et profonde nuit. (p. 135-136)
21 Les trois phrases, bien identifiées par leur point final, alternent respectivement le PDV
représenté de l’animal (1), le PDV embryonnaire (2) et, à nouveau, le PDV représenté
(3). La syntaxe nominale, à valeur thétique, insiste sur les sensations physiques de
l’animal (le toucher d’abord : « douce terre », « moiteur grasse » et, plus loin, le
« glissement frais le long de ses jambes », la « chaleur du mouvement », la « fraîche et
profonde nuit ») : l’ouverture de toute la palette perceptive du cerf est palpable, comme
si ce galop entraînait dans sa course l’entrelacs de ses sensations (l’odorat, l’ouïe
capable de capter le « bruissement des hautes tiges »). « Tout cela senti, respiré,
entrevu au fil de sa course » : dans cette phrase, la passivité du comportement de
l’animal par rapport à l’agentivité du réel rend encore plus évidente sa posture
d’accueil par rapport au sensible qu’il traverse et dont il se sent partie intégrante. Pour
exprimer l’intériorité animale, le romancier a tendance à simplifier la syntaxe, ce qui
va de pair avec le resserrement du verbe au niveau de copule (« ce fut… »).
22 L’utilisation de PDV embryonnaires et représentés va de pair ici avec la double prise en
charge énonciative : l’univers intérieur du cerf est davantage assumé par le narrateur
par le biais de ces formes, que par le monologue rapporté (cf. le chat Rroû). L’analyse
des PDV permet alors d’apprécier l’effort de l’écrivain de faire place, en sourdine, à
l’univers intérieur du personnage animal : c’est cet entrelacement de PDV qui
manifeste la sensibilité de Genevoix à l’égard de l’oikos. L’écrivain est conscient du fait
que l’univers sensoriel d’un mammifère comme le cerf est, à coup sûr, beaucoup plus
étendu que celui d’un être humain : dans Un jour, roman qui appartient à sa dernière
période d’activité et qui est considéré comme son testament, d’Aubel, alter ego du
romancier, révèle : « c’est en homme, avec nos sens d’homme, que j’ai voulu jouer le
jeu. Combien de fois, pourtant, ai-je rêvé de m’augmenter ? Avoir la vue d’un épervier,
l’odorat d’un chien, l’ouïe d’une chauve-souris… Une heure seulement, et puis m’en
souvenir »26. Pour l’auteur de DH, alors, « la vraie vie est élémentaire, elle est celle que
nous transmettent nos réactions sensorielles »27 : c’est l’exaltation issue de cette
chevauchée sans frein qui permet au Rouge d’entrer en contact, de pénétrer la nuit qui
est animée par la même force vitale28.
Qu’est-ce que Dieu, dit mon compagnon, sinon la création même ? Il est partout.
Nous sommes baignés dans son immanence […] je demande à Dieu qu’Il me laisse Le
prier à travers Sa création, une nappe de jacinthes bleues au printemps, la sérénité
d’un beau soir, la montée d’une nuit d’automne : reflet de Dieu, infime parcelle de
Dieu, fondue en Lui dans Son éternité »31.
25 Le chapitre sept de la deuxième partie de DH constitue probablement la synthèse la plus
fulgurante de la position de Genevoix. Nous ne présenterons qu’une dernière citation
qui, tout en relatant des fragments de la « parole intérieure » du Rouge avec les
configurations stylistiques déjà présentées, évoque une posture philosophique
(« l’oubli ») qui se charge d’une véritable valeur spirituelle. Le Rouge est seul dans la
forêt, pendant l’été, il se repose dans son creux : au comble de sa parabole existentielle,
il ressent la force de la vie universelle32.
Le cerf, les yeux grands ouverts, ne regarde même plus sous les arbres le vol de
l’oiseau vert et rouge. Le soir approche. Entre les branches, le ciel devient doré : et
les larges prunelles, peu à peu, prennent la couleur dorée du soir. Oubli… La fraîche
nuit va venir. Derrière la taille, au flanc d’une pente, d’anciennes meules de
charbonniers ont laissé des ronds noirs sur la terre. Dans ce fraisil sec et craquant,
le Rouge, cette nuit, ira se rouler sur le dos. Le pivert a encore changé d’arbre. Oubli
des chiens, des hurlements au fond des combes : on n’entend plus les coups de bec,
pas un bruit dans toute la forêt. Oubli des traînantes fanfares qui résonnaient, le
soir, près des étangs. Pour quelles morts ? Le Rouge est vivant. (p. 178)
26 En général, dans le chapitre en question nous retrouvons l’alternance entre le PDV de
l’animal et le PDV d’un énonciateur qui relate et cherche à interpréter le
comportement, les réactions, la vie intérieure du cerf. La phrase extrêmement
condensée que l’on peut lire dans « Oubli… », au-delà de son effet poétique, pourrait
bien être considérée comme une forme de monologue rapporté à valeur impératif – le
Rouge se disant, s’imposant à lui-même l’oubli. Le resserrement syntaxique de cette
phrase, réduite à un seul mot, est remarquable. Le lecteur se trouve face à l’évidence de
ce discours intérieur qui se vide de tout contenu spécifique afin de se fondre mieux
avec la force vitale universelle. D’ailleurs, comment ne pas entendre dans les sonorités
qui composent l’expression « ce fraisil sec et craquant » la jouissance sensorielle que le
cerf est à même de supposer, de goûter par avance, lors de sa promenade nocturne ? La
fusion est signalée aussi par la couleur des prunelles de l’animal, qui se fond et se
confond avec les nuances du couchant. Quelques lignes plus loin, l’écriture revient sur
cet « oubli », en reprise anaphorique, avec des expansions du nom en série qui
semblent mimer le cheminement de la vie intérieure du Rouge. Certes, l’indécision
énonciative reste au cœur de ce passage : l’interrogative « pour quelles morts ? », est-
elle à imputer à la « parole intérieure » de l’animal, ou bien s’agit-il d’une question du
narrateur se faisant interprète de l’attitude du Rouge ? De toute façon, l’oubli reste une
forme de paix intérieure : c’est « la possibilité de jouir sans penser de le faire » 33.
27 Le brouillage énonciatif que nous avons présenté dans cet article concerne en définitive
moins des voix proprement dites que des PDV, celui du narrateur et celui des animaux.
L’alternance des PDV est ce qu’essaie de restituer par empathie la voix si soucieuse et si
compréhensive du narrateur : écrivain faisant appel à l’oikos que nous partageons avec
les autres espèces vivantes, Genevoix se fait l’inventeur d’une « parole intérieure »
prêtée aux animaux afin de quêter « l’autre face du réel »34. Lui, qui a toujours reconnu
sa dette à l’égard des personnes humbles (bûcherons, gardes forestiers, braconniers da
sa Sologne natale) qui lui ont appris les voies secrètes de la nature, est devenu par
l’écriture l’intercesseur, c’est-à-dire « l’enchanteur [qui] a le don de regarder,
NOTES
1. La terrible expérience vécue au front en tant qu’officier d’infanterie est relatée dans les cinq
récits (publiés entre 1916 et 1923) qui composent Ceux de 14 et que Genevoix a délibérément
rassemblés pour une publication unique en 1949.
2. M. Genevoix, Sous Verdun, dans Id., Ceux de 14, Paris, Flammarion, 2013, p. 100.
3. M. Genevoix, La Forêt perdue [1967], Paris, Flammarion, 1996. Dans son Introduction, Jean
Dufournet explique la portée spirituelle accordée à l’animal dans ce roman. Voir J. Dufournet,
« De La Dernière Harde à La Forêt perdue : Maurice Genevoix et la chasse au cerf », dans Id. (dir.),
Maurice Genevoix. Colloque pour le centième anniversaire de la naissance de M. Genevoix, Paris,
Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1992, p. 59-77.
4. A. Simon, « Place aux bêtes ! Oikos et animalité en littérature », dans L’Analisi linguistica e
letteraria, 15, 2016, p. 79.
5. Voir, plus loin, notre conclusion.
6. Voir le carnet de veille scientifique disponible sur Animots, Carnet de zoopoétique, consulté le
17.01.2019, URL : <https://animots.hypotheses.org>.
7. D. Vago, « Le point de vue animal dans Dingo : l’inscription ambiguë de l’altérité », dans Studi
francesi, 185, 2018, p. 243-250.
8. A. Rabatel, « Du “point de vue” animal et de ses observables », dans Le Discours et la langue,
t. 9.2, 2017, p. 145.
9. A. Banfield, Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil, 1995.
10. « Le PDV est une problématique plus complexe que celle de la voix et du discours rapporté,
car si voix et discours rapportés renvoient bien à des PDV exprimés plus ou moins directement
par leur auteur, il devient plus difficile de repérer le PDV d’un tel, dès lors que sa voix ne se fait
plus entendre : cette difficulté, caractéristique du style indirect libre, qui n’est pas vraiment un
“discours”, est encore plus nette chaque fois qu’un locuteur/énonciateur envisage les choses en
se mettant à la place d’un autre, à la place de ce qu’il voit selon Ducrot, de ce qu’il fait (PDV
représentés ou embryonnaires) sans pour autant lui donner la parole ». Voir A. Rabatel,
« Diversité des points de vue et mobilité empathique », dans M. Colas-Blaise, L. Perrin, G. M. Tore
(dir.), L’Énonciation aujourd’hui. Un concept clé des sciences du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2016,
p. 137-138.
11. Id., « Les représentations de la parole intérieure. Monologue intérieur, discours direct et
indirect libres, point de vue », dans Langue française, 132, 2001, p. 89. Sophie Milcent-Lawson a
insisté sur le fait que pour étudier le changement de paradigme concernant l’animal en
littérature dans les premières décennies du XXe siècle, il vaut mieux traiter la question « non plus
en termes de discours, mais de point de vue (PDV) […] la polyphonie énonciative et les “phrases
sans parole” du style indirect libre permettant de rendre compte des perceptions et des pensées
animales sans passer par le discours rapporté ». Voir S. Milcent-Lawson, « Zoographies.
Traitements linguistique et stylistique du point de vue animal en régime fictionnel », dans Revue
des Sciences Humaines, n° 328, 2017, p. 93. Nous verrons que dans Rroû, le DDL (discours direct
libre, ou PDV asserté selon la terminologie de Rabatel), qui exprime le PDV animal dans et par le
discours, est largement moins convaincant que les autres formes du PDV.
12. A. Rabatel, « Du ‘point de vue’ animal et de ses observables », cit., p. 146.
13. J. C. Bailly, « Les Animaux conjuguent les verbes en silence », dans L’Esprit créateur, CI, 4, 2011,
p. 106-114.
14. D. Cohn, La Transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman,
Paris, Seuil, 1981, p. 63. À côté de la théorie du PDV, nous utiliserons pour cet article la
terminologie de l’étude de Cohn (monologue rapporté, monologue narrativisé, psycho-récit). Le
psycho-récit correspondrait au PDV embryonnaire établi par Rabatel.
15. M. Genevoix, La Dernière Harde [1938], Paris, Flammarion, 1988 (dorénavant DH). Les
indications des pages seront données directement dans le texte.
16. Le terme d’oikos est à entendre non dans son sens étymologique, mais dans un sens élargi : la
terre où l’homme habite, vit et meurt avec d’autres espèces vivantes, en créant incessamment
des liens entre le lieu, le moi et autrui.
17. Id., Rroû [1931], Paris, Éditions de la Table ronde, 2010.
18. Ibid., p. 44.
19. A. Rabatel, « Les représentations de la parole intérieure », cit., p. 84.
20. E. de Fontenay, M.C. Pasquier, Traduire le parler des bêtes, Paris, L’Herne, 2008, p. 27.
21. A. Romestaing, « Avatars d’une “cerf-consciousness” », dans J. Poirier (dir.), L’Animal littéraire.
Des animaux et des mots, Dijon, EUD, 2010, p. 79.
22. A. Rabatel, « Du ‘point de vue’ animal et de ses observables », cit., p. 151-152.
23. L. Vygotski, Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997, notamment « Pensée et mot »,
pp. 415-500.
24. « Et tout à coup, alors qu’ils franchissaient ensemble un fossé près de la lisière, il avait senti
contre lui un vide glacial, extraordinairement profond, qui le suivait dans son élan. Aussitôt il
s’était arrêté, désemparé, déjà orphelin, cherchant des yeux sa mère disparue » (p. 54).
25. A. Romestaing, « Vers une conscience animale de la mort », ElFe XX-XXI, 5, 2015, p. 139-157.
26. M. Genevoix, Un jour, Paris, Seuil, 1976, p. 76.
27. A. Fournet, « L’œuvre de Maurice Genevoix : un hymne à la vie », dans J. Dufournet, Maurice
Genevoix. Colloque pour le centième anniversaire de la naissance de M. Genevoix, op. cit., p. 167.
28. Pierre Moinot rappelle justement que le cerf est par tradition lié à « une forêt de symboles,
tous apparentés au domaine obscur de la force vitale ». Voir P. Moinot., Préface, dans J.-P. Grossin,
A. Reille (dir.), Anthologie du cerf, Paris, Hatier, 1992, p. 11. Les bois de l’animal symbolisent par
exemple le renouvellement perpétuel de la vie en nature.
29. On pourrait évoquer aussi la présence importante du vocabulaire de la chasse, des mots
anciens ou régionaux : la puissance métaphorique de ces « expressions toutes vieillie[s] tombées
en désuétude et redevenues imagées comme on n’en trouve plus qu’à la campagne », comme dirait
Proust, est un aspect important de DH.
30. A. Fournet, art. cit., p. 167. Genevoix est l’auteur de plusieurs bestiaires ( Tendre Bestiaire,
1968 ; Bestiaire enchanté, 1969 ; Bestiaire sans oubli, 1971) où se montrent encore une fois la finesse
et la vigilance de l’écrivain à l’égard de l’univers des animaux.
31. M. Genevoix, Un jour, cit., p. 204.
32. « Genevoix ne parle jamais de surnaturel. La vie remplit le monde qu’il contemple. Et sa foi en
celle-ci est absolue. […] Chez Maurice Genevoix, le sens de l’élan vital remplace la divinité, bien
qu’il soit convaincu de l’existence d’un autre monde “où la mort ne compte plus” [L’Aventure est
en nous]. Cette force, il l’identifie avec la vie elle-même et il ne cherche pas à passer outre, parce
que la vie réalise simultanément et à l’infini tout ce qui est réalisable » Voir E. Timbaldi
Abruzzese, Il romanzo rurale di Maurice Genevoix, Torino, Giappichelli, 1956, p. 31. Nous traduisons.
33. « L’oubli est le seul moyen pour arriver à une détente complète, qui est plus que joie : c’est
l’annulation de toute souffrance, c’est la possibilité de jouir sans penser de le faire. C’est peut-
être le bonheur. Certes, c’est la paix ». (Ibid., p. 86. C’est nous qui traduisons).
34. Mireille Sacotte, dans DH, p. 16.
35. A. Fournet, art. cit., p. 165.
36. M. Genevoix, L’harmonie retrouvée, Paris, Éditions de La Table Ronde, 2014, p. 58.
37. A. Simon, « Place aux bêtes ! Oikos et animalité en littérature », art. cit., p. 74.
38. Apostille. Le cerf reviendra encore dans son œuvre comme animal psychopompe dans La Forêt
perdue, véritable réinvention originale d’un passé légendaire, qui forme ainsi, avec DH, un
diptyque où le cerf apparaît comme « medium du monde sauvage et comme viatique pour
atteindre une connaissance plus profonde de soi et du non soi en soi ». Voir A. Romestaing,
« Avatars d’une “cerf-consciousness” », cit., p. 78. Pierre Moinot définit le cerf de La Forêt perdue
comme un intercesseur, ouvrant à la possibilité d’une vie harmonieuse et réconciliée avec tout ce
qui vit. Voir P. Moinot, cit., p. 17. Nous espérons approfondir cet aspect ultérieur de l’animal chez
Genevoix dans nos futures recherches.
RÉSUMÉS
Alain Rabatel a développé au fil des années la théorie du point de vue (PDV), forme « oblique » de
parole intérieure, discours non verbalisé, ni pleinement conscientisé. L’application de sa théorie
à la représentation littéraire de l’animal permet de rendre compte d’une intériorité non-
humaine, des mécanismes perceptifs et de représentation qui n’entraînent que des « phrases sans
parole ». L’attention que Maurice Genevoix porte à la subjectivité animale est en ce sens
exemplaire. Nous analyserons les formes embryonnaires de « parole intérieure » animale dans
deux romans (Rroû [1931] et, surtout, La Dernière Harde [1938]), afin de montrer comment le
brouillage énonciatif révèle une posture morale d’accueil de la part de l’écrivain et, par
conséquent, une ouverture spirituelle, comblée par la contemplation de la force vitale qui anime
toute créature vivante.
Over the years Alain Rabatel has developed the theory of the Point of view (PDV), an imperfect
kind of inner monologue, a non-verbalised form of speech, whereof the subject is not totally
conscious. By the application of Rabatel’s theory to the representation of animals in Literature,
we can analyse a non-human interior universe, the animal’s perceptions and representations
which only produce “unspeakable sentences”. Maurice Genevoix’s attention to the animals’
conscience is paradigmatic. In this paper we analyse the elementary forms of the animal’s “inner
speech” in two novels (Rroû [1931] and especially La Dernière Harde [1938]): Genevoix’s
“enunciative blurring” reveals his moral position and, consequently, his spiritual need, which is
fulfilled by the contemplation of the force of life, moving through every living creature.
INDEX
Mots-clés : Genevoix (Maurice), point de vue, animal en littérature, zoopoétique, oikos
Keywords : Genevoix (Maurice), point of view, animal in literature, French Animal Studies, oikos
Francesca Milaneschi
1 Alors que l’histoire des rapports entre Samuel Beckett et James Joyce est un trait bien
connu du parcours de formation littéraire du jeune Beckett, qui est influencé par son
maître et compatriote au point de prendre la décision d’abandonner la carrière
universitaire pour embrasser la profession d’écrivain, un aperçu de son expérience de
traducteur en langue française de quelques pages de Finnegans Wake de Joyce en 1930
pourrait mieux éclairer le processus d’évolution esthétique de Beckett, et peut-être
aussi sa pratique future et constante d’auto-traduction.
2 La chance de Joyce à Paris fut surtout de rencontrer deux femmes, qui eurent tout de
suite une vision claire et prémonitoire de sa future grandeur : si le nom de la première
de ces deux femmes, Sylvia Beach (1888-1962), éditeur d’Ulysse en 1922, est encore très
célèbre aujourd’hui, c’est à son amie Adrienne Monnier (1892-1955), poète, éditeur,
libraire de La Maison des Amis des Livres, rue de l'Odéon, que l’on doit l’édition de la
première traduction française d'Ulysse de Joyce (1929).
3 C’est aux années 1920-1922 que remonte le premier projet de traduction d’Ulysse en
français par les deux libraires de l’Odéon. Valery Larbaud en fut la première cible et
Léon-Paul Fargue, qui ne lisait pas l'anglais, l’un des premiers lecteurs intéressés 1.
4 Larbaud, déjà traducteur de Samuel Butler, tient une conférence lors d'une lecture de
fragments d’Ulysse, mais il rechigne à la tâche de traduire le roman tout comme ces
premiers fragments (Les Sirènes, Pénélope). En 1922, il renoncera définitivement à la
traduction du roman et un jeune homme nommé Auguste Morel prendra la place de
Larbaud, que la crainte de s’effondrer sous le poids des préfaces et des conférences
ramène à son travail d'écrivain. Morel commence à traduire Ulysse en 1924, aidé et
soutenu par Joyce et Larbaud. James Joyce est pour son jeune traducteur « le Walt
Whitman de la prose » : en juillet 1924, ce Whitman irlandais propose pour la
traduction de Pénélope non seulement l'élimination de la ponctuation tout comme dans
la version originale, mais aussi l'abolition des accents et des apostrophes, qui n'existent
pas en langue anglaise. Monnier n'est pas d'accord, mais dans une lettre du 6 juillet
1924 Larbaud répond : « Joyce a raison ». Au mois d'août le premier numéro de la revue
Commerce paraît en publiant cette mala femmina de Pénélope, qui précède de cinq ans la
traduction intégrale française de ce livre événement.
5 Le 10 mars 1923, Joyce avait déjà commencé à prendre des notes pour ce qui deviendra
bientôt son Work in Progress et qui sera publié en 1939 avec le titre Finnegans Wake. À
l’automne de cette même année 19232, il entame les premières pages de son Anna Livia
Plurabelle, futur huitième chapitre de Finnegans Wake, dont une première épreuve est
déjà écrite en février 19243.
6 Il progresse et écrit même à son amie Henriette Weaver en mars 1924 qu’il a terminé
« the Anna Livia piece »4, en donnant cette célèbre définition de son texte : « a
chattering dialogue across the river by two washerwomen who as night falls become a
tree and a stone. The river is named Anna Liffey »5. Or, à cette date le travail sur ce
texte était loin d’être achevé, si un spécialiste comme Patrick O’Neill, au fil des lettres
de Joyce, témoigne d’un travail méticuleux et incessant d’ajouts et de modifications 6.
O’Neill enregistre au moins dix-sept versions différentes de ces vingt pages et, au cours
des années de sa composition jusqu’en 1930, l’auteur en publie par ailleurs quatre
éditions différentes : la première en 1925 dans la revue Le Navire d’argent d’Adrienne
Monnier, la deuxième en 1927 dans transition d’Eugène Jolas, la troisième en édition de
luxe de 800 copies par Grosby Gaige à New York en 1928 et enfin, grâce à l’intervention
d’Ezra Pound, la quatrième publication encore comme livre chez Faber & Faber à
Londres. L’édition définitive d’Anna Livia Plurabelle paraîtra le 4 mars 1939 comme
huitième chapitre de Finnegans Wake, publié à Londres par Faber & Faber et à New York
par Viking Press.
7 La variation la plus évidente, en passant d’une version à l’autre du texte nommé Anna
Livia Plurabelle, c’est la prolifération continuelle et incessante des noms de fleuves, tout
comme plusieurs résonances que l’on peut ramener à l’élément liquide en général,
insérés dans le texte au fur et à mesure que son auteur y travaille, demandant souvent
l’aide de ses amis et collaborateurs. Dans son étude récente et très bien documentée,
Patrick O’Neill7 établit comme règle d’or pour discerner ces références fluviales de s’en
tenir à trois critères fondamentaux : d’abord les noms mentionnés ouvertement dans le
texte, ensuite les déformations explicites et manifestes, et enfin celles engendrées par
un heureux hasard linguistique. Néanmoins, il en découle que des lecteurs différents
relèvent des noms de fleuves différents et que le total qui en ressort varie selon le
lecteur impliqué, jusqu’à atteindre le nombre de 12008.
8 Cette présence fluviale plurilinguistique en perpétuelle prolifération, loin de se
configurer comme purement ornementale, ou encore comme une obsession
excentrique de Joyce, s’avère être une composante structurelle dans la genèse du texte,
résultant aussi de la véritable passion linguistique de l’auteur toujours plus polyglotte
au cours de sa vie.
9 La richesse linguistique compte donc parmi les éléments constitutifs du futur Finnegans
Wake, qui déborde de jeux de mots plurilinguistiques, au point qu’un critique a pu
observer que tous ces calembours forment dans un certain sens un seul grand
calembour9, un système dont l’écoulement réfléchit celui du fleuve lui-même : un
potentiel traducteur pourrait donc ajouter ou soustraire quelque chose au texte sans en
modifier de manière significative l’omniprésente substance fluviale. Un autre
spécialiste de Finnegans Wake affirme que les noms des fleuves forment un ensemble
15 Si l’on ne peut pas nier à l’histoire des traductions du Work in Progress comme réécriture
toute sa cohérence par rapport au projet créatif joycien, qui encouragea toujours la
traduction en langue étrangère de son texte, l’on sait aussi que Joyce le modifiait au fur
et à mesure que de nouvelles traductions paraissaient16 : la genèse du texte prend alors
la forme (et la substance) d’un dialogue intertextuel perpétuel où la notion de texte
original devient toujours plus floue et peut-être impossible à établir.
16 Pour ce qui concerne la version française de son texte, Joyce pensa tout d’abord à
engager Léon-Paul Fargue qui avait déjà été le traducteur de quelques pages d’Ulysse
lors d’une lecture organisée par Larbaud en décembre 1921 avant la publication du
roman17. Ce projet de traduction, qui concernait les dernières pages du chapitre, fut
cependant bientôt abandonné et ce fut à son compatriote Samuel Beckett que Joyce
confia la traduction en français, mais cette fois-ci des premières pages de Anna Livia
Plurabelle.
17 Beckett était à Paris depuis le 1er novembre 1928, envoyé par le Trinity College de
Dublin comme lecteur d’anglais à l’École Normale, dans le cadre d’un accord d’échange
culturel entre les deux institutions universitaires. Ce fut par le biais de son collègue et
prédécesseur Thomas McGreevy qu’il fut introduit dans le cercle de Joyce, où il eut
l’occasion de partager de nombreux intérêts et inclinaisons avec son compatriote : un
certain anticléricalisme et scepticisme religieux, le goût pour les Lieder de Schubert, la
peinture de Cézanne, l’amour pour Dante, pour les drames de John Millington Synge et
pour Chaplin.
18 Il accepte tout de suite d’aider Joyce avec son Work in Progress : son travail concerne
surtout la lecture à voix haute des livres que le « Penman » estime utiles à son œuvre et
l’écriture du texte que l’auteur de plus en plus aveugle lui dictait : si l’on en croit à la
légende, il y aurait dans Finnegans Wake des mots de Beckett que le maître aurait gardés
comme contribution18. Bientôt Joyce insiste pour que Beckett, qu’il tenait en haute
considération, prenne part en 1929 à l’ouvrage collectif au nom pompeux Our
Examination Round His Factification For Incarnation of Work in Progress, où Beckett publie
son premier essai critique, le déjà mentionné « Dante… Bruno. Vico… Joyce ». Leur
fréquentation est tellement assidue que Beckett se souviendra jusqu’à la fin de sa vie du
numéro de téléphone de Joyce : Ségur 95-20.
19 Philippe Soupault, qui avait rencontré Beckett le 2 février 1929 pour l’anniversaire de
Joyce et le 27 juin de la même année au « Déjeuner Ulysse » organisé par Adrienne
Monnier au moment de la sortie d’Ulysse en français, joue un rôle d’intermédiaire à
l’occasion du quarante-huitième anniversaire de l’auteur en 1930.
20 Dans une lettre datée « Dimanche [entre le 27 avril et le 11 mai 1930] » Beckett écrit à
son ami et mentor irlandais Thomas McGreevy : « J’ai vaguement commencé à
travailler. J’ai vu Goll. Un autre esclave. Je vois Soupault demain, pour lui demander de
faire ma partie sur les rivières & de me laisser commencer la traduction de base » 19.
21 C'est donc Beckett qui va s'occuper maintenant de traduire Joyce en français : non pas
Ulysse, mais un fragment de ce Work in Progress qui deviendra Finnegans Wake : il s'agit
d'une des versions d’Anna Livia Plurabelle parue en 1925 dans la revue Le Navire d'argent
de Monnier. Beckett y travaille avec Alfred Péron et la traduction aurait dû paraître
dans les pages de la revue Bifur.
22 Là l'histoire, aussi bien l'histoire d’Anna Livia Plurabelle en français que l'histoire des
rapports entre Joyce et Beckett, se brouille un peu. D’après le témoignage d’Adrienne
Monnier, le travail ne dépassa jamais l’état d’épreuve et le bon à tirer ne fut pas délivré
par l’auteur, non pas parce qu’il n’en était pas satisfait, mais parce qu’il voulait avoir lui
aussi ses « Septante », tout comme les premiers « septante » traducteurs légendaires de
l’Ancien Testament en grec vantés par la Bible. Monnier attribue donc à une sorte de
manie de grandeur de Joyce s’il en fit une nouvelle version en ajoutant une équipe de
cinq autres traducteurs, pour avoir « ses sept » au lieu des Septante de la tradition
biblique.
23 Bien que le témoignage de Monnier nous amène à limiter uniquement à Péron et
Beckett la responsabilité de la traduction, dans les pages de cette même Nouvelle Revue
Française20 où parut ce fragment en 1931, Philippe Soupault 21 indique comme
collaborateurs justement Paul Léon, Eugène Jolas et Ivan Goll, sans oublier la
supervision de l’auteur.
24 Mais pourquoi Joyce prit-il la décision de retirer la traduction de la revue d’avant-garde
Bifur, fondée par Georges Ribemont-Dessaignes, l’un des premiers dadas, peintre,
écrivain et poète ? Jacques Aubert, directeur du Cahier de l’Herne consacré à James
Joyce22, affirme que ce ne fut pas par souci de révision que Joyce refusa cette version,
mais plutôt parce que poussé par un choix politique : au lieu de se borner au rôle de
collaborateur étranger de Bifur, tout comme l’étaient à cette époque Gottfried Benn,
Ramon Gomez, William Carlos Williams et d’autres, au lieu de se faire publier à côté
d’auteurs comme Kafka, Eisenstein, Arp, De Chirico, Picabia, Heidegger et Sartre, il
choisit de s’approcher d’un contexte plus institutionnel comme la NRF, avec le nom de
Philippe Soupault bien en évidence.
25 Si le jeune Beckett avait été enthousiaste de s’engager dans ce projet de traduction, il
était néanmoins effrayé per la difficulté de la tâche malgré sa bonne maîtrise de la
langue française : c’est pourquoi il prit la résolution d’accomplir le travail en
collaboration avec son ami Alfred Péron, ancien élève de l’École Normale Supérieure et
lecteur d’échange au Trinity College de Dublin pendant deux ans. Péron passa l’examen
de l’exigeant auteur, qui aimait bien l’idée que ces deux traducteurs donneraient à son
anglais une empreinte irlandaise23, et ils s’y attelèrent du printemps 1930 jusqu’à l’été
de la même année. Ils se rencontraient chez Beckett à l’École Normale ou bien dans un
café du Quartier Latin, mais malgré le tenace acharnement des deux jeunes traducteurs,
l’entreprise s’avéra bientôt presque impossible à cause de l’extraordinaire complexité
linguistique du texte original24.
26 Une lettre du « jeudi [ ? 17 juillet 1930] » adressée à McGreevy témoigne du désarroi
ressenti par le jeune traducteur irlandais : « Ici rien de plus intéressant que d’habitude :
boisson & futilité. Alfy est ici et nous avons vu Soupault ensemble. Nous travaillons sur
ce foutu truc ensemble de façon vague et peu efficace »25. Peu après il confie encore à
McGreevy : « Nous (Péron) galopons à travers Anna Livia Plurabelle. C’est devenu
comique maintenant. Je suppose que c’est la seule attitude » 26.
27 Beckett était tellement découragé que, dans une lettre à Soupault datée « 5 juillet
1930 », il écrivait : « Mais je ne voudrais pas publier cela, pas même un fragment, sans
l’autorisation de Monsieur Joyce lui-même, qui pourrait très bien trouver cela vraiment
trop mal fait et trop éloigné de l’original. Plus j’y pense plus je trouve cela bien
pauvre »27.
28 Par ailleurs, ses rapports avec le maître s’étaient brusquement interrompus à cause de
la fille de Joyce, Lucia, qu’il n’aime pas en retour et qui en est offensée au point que son
père est amené à communiquer à Beckett, déjà engagé dans la traduction d’Anna Livia
Plurabelle, qu’il est désormais persona non grata chez eux.
29 Au mois de juillet Péron quitta Paris pour les vacances et un Beckett très contrarié
écrivait à Tom McGreevy qu’il n’avait pas l’intention de poursuivre le travail tout seul,
ni de signer aucun contrat avec « ce salaud de Soupault », s’inquiétant surtout de
dégoûter Joyce « par le gouffre de sentiment et de technique entre ses hiéroglyphes et
notre français bâtard »28.
30 En dépit des inquiétudes qu’il exprime dans sa correspondance, et malgré l’absence de
Péron qui se prolonge pendant le mois d’août, il est prêt à livrer une première version
de ces six pages initiales du texte joycien vers le milieu du mois, après quoi il se prépare
à rentrer en Irlande, où l’attend un poste de chargé de cours en français au Trinity
College, et il entame le 25 du mois une étude longtemps reportée sur Marcel Proust.
31 Beckett pensant être encore persona non grata chez Joyce (cette bouleversante rupture
ne se recomposa que plus tard, lorsque la condition de maladie nerveuse dont Lucia
Joyce souffrait devint évidente), ce fut Péron qui fut chargé de polir le texte et de le
livrer à l’auteur qui, semble-t-il, en fut d’abord satisfait et le transmit à l’imprimeur 29.
Selon les biographes de Beckett30, la traduction de Beckett et de Péron avait atteint
l’état d’épreuve pour la revue Bifur, qui en annonçait la parution dans le prochain
numéro 7 dont la sortie était prévue le 10 décembre 1930. La publication toutefois n’eut
pas lieu, parce que Joyce changea d’avis au début de novembre, estimant que la
traduction n’était pas encore prête.
32 Selon Eugène Jolas, Ribemont-Dessaignes était impatient de publier le fragment d’Anna
Livia Plurabelle, qui malgré les réserves exprimées sans doute par un excès de modestie
par Beckett lui-même, était quand même un travail remarquable 31. D’ailleurs,
l’inspiration expérimentale de la revue Bifur ne laissait présager que de modestes
chances de survie ; en effet, elle arrêta ses publications après le numéro 8 paru le 10
juin 1931. De surcroît, Joyce commença à accorder de plus en plus d’attention à son rôle
personnel dans la traduction de son œuvre par rapport au processus d’écriture et de
réécriture : il prit ainsi la décision de former une équipe présidée par lui-même et
composée par Ivan Goll, Eugène Jolas, Paul Léon, Adrienne Monnier et Philippe
Soupault, ironiquement baptisés par Joyce « the Septante of Septuagint ».
33 L’équipe des traducteurs se réunit à la fin de novembre chez Paul Léon, ayant établi que
la première version de Beckett et de Péron était à remanier. Soupault rappelle la
méthode suivie pour la révision du texte : « Nous rejetions d’accord avec M. Joyce ce qui
nous paraissait contraire au rythme, au sens, à la métamorphose des mots et nous
essayions à notre tour de proposer une traduction »32.
34 La nouvelle traduction fut accomplie en quinze séances de trois heures chacune, puis
elle fut soumise aux suggestions d’Adrienne Monnier et de Jolas, qui se trouvait en
Autriche et qui répondit par lettre. Ensuite, comme le rappelle Soupault, « nous
consacrâmes encore deux séances à discuter ces apports et à corriger différentes
parties que nous avions revues M. Joyce et moi dans l’intervalle » 33.
35 Maria Jolas affirme34 que son mari reçut, tandis qu’il se trouvait en Autriche pendant
l’hiver 1930-1931, une lettre de Léon qui lui demandait de chercher des noms de fleuves
autrichiens, parce que l’auteur/traducteur voulait en ajouter à son amnis liviae : une
première confrontation entre les deux versions35 montre en effet que les allusions aux
références fluviales s’épaississent et que Joyce, obsédé par la pensée du fleuve en cette
période, en ajoutait aussi dans son texte original, qui se modifiait au fur et à mesure
que ses traductions avançaient36.
36 La version de Joyce et de ses collaborateurs fut présentée avant sa publication dans une
lecture à La Maison des Amis des Livres, la librairie d’Adrienne Monnier, le 26 mars 1931 :
Beckett arriva de Dublin exprès pour y assister. Au cours de la soirée il fut néanmoins
obligé de retenir ses sentiments en écoutant Soupault qui présentait ce travail en
attribuant au texte qu’il avait traduit avec Péron le modeste statut d’une première
ébauche, qu’on avait dû soigneusement revoir au niveau du sens et du rythme. Soupault
souligne l’importance de Joyce dans ce travail, en remarquant que
ce texte n’est pas une traduction, c’est une reconstitution, en ce sens que c’est du
Joyce en français… Je dois dire modestement que c’est Joyce qui reconstituait, qui
ré-écrivait une partie de Finnegans Wake en français, et lui seul peut le faire.
Evidemment je l’aidais, par exemple pour trouver des équivalences pour les noms
des fleuves : j’ai aidé Joyce, c’est certain, mais en un sens Joyce a refait son texte. Si
vous comparez le texte français et le texte anglais, vous verrez quelle énorme
différence il y a entre les deux. C’est une recréation… Joyce était extrêmement
scrupuleux, restant quelquefois une journée sur un mot.37
37 Dans sa biographie, Ellmann mentionne lui aussi les observations de Soupault à l’égard
de l’insistance de Joyce sur le rythme du texte plutôt que sur son sens 38, comparant le
rythme du langage joycien à celui d’un fleuve, « une rivière tantôt rapide, tantôt
dormante, tantôt même marécageuse, puis molle près de son embouchure » 39.
La futilité de la traduction
38 Contrairement à l’opinion de Joyce, Beckett, semble-t-il, n’était pas du tout persuadé
que cette nouvelle version d’Anna Livia Plurabelle était un chef-d’œuvre. Joyce lui avait
envoyé à Dublin un exemplaire autographié qui renforça ses doutes sur la qualité de la
traduction dont il partageait dans une certaine mesure la responsabilité, au point qu’en
mai 1931 il confie à McGreevy « qu’il était impossible de lire son texte sans se rendre
compte de la futilité de la traduction. Je n’arrive pas à croire qu’il ne voit pas lui-même
les défauts de la traduction, cette horrible atmosphère de mots d’esprits & cette
vulgarité »40.
39 Dans une lettre adressée à Jacques Aubert le 10 septembre 1983, Beckett atteste que
« de l’échantillon soumis par nous il ne reste pratiquement rien » 41. Ce n’est que tout
récemment qu’une comparaison pointue entre ces deux traductions d’Anna Livia
Plurabelle a été entamée par Patrick O’Neill dans son étude mentionnée ci-dessus ; il s’y
livre à une série de microanalyses d’environ cinquante petits extraits du texte traduit,
tout en admettant les limites d’une telle opération. Comme l’avait déjà reconnu Rosa
Maria Bollettieri Bosinelli dans son essai de 1995 42, cela peut sembler un paradoxe que
de parler de traduction à propos de ce texte, si le processus de traduction au sens
traditionnel implique de passer d’une langue source à une langue cible, étant donné
qu’il s’agit de deux langues qu’on peut reconnaître et définir. En revanche, il est plutôt
évident que la langue joycienne, que l’on pourrait sans doute appeler « finneganais »,
ne s’identifie pas tout à fait à la langue anglaise, tout comme les idiomes issus de la
transformation due à sa traduction ne pourraient pas correspondre à l’idée qu’on se
ferait du français ou de l’italien43 en ayant recours au dictionnaire.
40 C’est donc une langue qui échappe au sens établi et partagé, où l’écriture et la lecture
deviennent des processus génétiques de traduction et où c’est le signifiant qui devient
signifié, à commencer par la traduction du titre : Beckett 44, qui traduit le titre Anna
Lyvia Pluratself, élargit d’emblée les références fluviales en ajoutant le fleuve Lyvia de la
Nouvelle Zélande et, grâce à l’emploi de la voyelle « y », il parvient aussi à insérer le
fleuve irlandais Lee, l’anglais Lea et le chinois Li.
41 Le choix de traduire Plurabelle comme Pluratself, tout en marquant de façon presque
baroque l’idée d’une personnalité « problematically fractured »45, garde néanmoins les
noms des fleuves Our (Belgique), Ur (Mongole) et le nom basque « ura » qui signifie
« eau ».
42 La version de Joyce modifie à peine le nom de la protagoniste de Livia à Livie, offrant
une ouverture sémantique nouvelle vers le français « la vie », et suggérant presque
d’interpréter ce nom comme « le fleuve de la vie », puisqu’il évoque aussi l’expression
irlandaise correspondante « uisce beatha », qui signifie à la lettre « the river of life » :
par ailleurs, la prononciation irlandaise de ce mot peut faire allusion au whiskey et à la
résurrection fortuite de Finnegan après avoir reçu l’aspersion baptismale au whiskey 46.
43 Si le critère fondamental de l’accroissement des noms de fleuves est partagé par les
deux versions françaises, la version de Joyce modifie souvent le texte beckettien en lui
conférant une nuance plus courante, par les choix lexicaux (par exemple « bien sûr » au
lieu d’« évidemment ») et par l’usage de la ponctuation, en omettant parfois des
virgules, suggérant ainsi l’impatience d’être informé le plus tôt possible sur le
commérage.
44 Comme Soupault l’avait déjà affirmé dans les pages de la NRF en 1931, Joyce prête
beaucoup d’attention au rythme du texte, même si Beckett lui-même y veillait déjà
dans ses choix de traducteur, comme le montre, toujours au début d’Anna Livia
Plurabelle, ce « Tell me all. Tell me now » où il garde selon O’Neill « the anapestic
urgency » en traduisant « Dis-moi tout. Dis-moi vite » : Joyce maintient en effet les
mots de Beckett, mais il remplace le point par une virgule qui confère plus d’urgence et
d’impatience au texte.
45 Toujours à propos de l’importance attribuée au rythme par Joyce, la traduction
beckettienne « ne bats pas l’eau comme ça » est transformée par l’auteur dans le plus
allitérant et assonant « ne patauge pas tant », ce qui introduit de nouvelles références
fluviales47 et favorise la poursuite de son jeu linguistique d’allitération : « Retrousse tes
manches et délie ton battant », un parfait hendécasyllabe qui prend la place des mots
de Beckett « Retrousse tes manches et délie ta langue ». Le même principe rythmique
est appliqué juste après : là où Beckett traduit assez fidèlement « Et ne bouscule pas –
ho ! – quand tu te penches », voici que Joyce préserve l’allitération de son texte original
« butt/bend » restitué par « cogne/caboche », ce qui donne : « Et ne me cogne pas avec
ta caboche, hein ! » qui ajoute le mot familier « caboche » à sa traduction. Ici l’allusion
au mot chinois « Ho » (fleuve) disparaît de la version de Beckett, mais est introduite
celle à la rivière chinoise Hei.
46 Ailleurs, comme dans la traduction de l’extrait : « He’s an awful old reppe. Look at the
shirt of him ! Look at the dirt of it ! », alors que Beckett avait changé en anapestes les
dactyles de l’original, traduisant « C’est un beau salaud. Regarde-moi sa chemise !
Regarde-moi cette saleté », voilà que Joyce conserve en partie les choix beckettiens,
tout en rétablissant le rythme dactylique de son texte, suggérant même le nom du
fleuve allemand Saale : « C’est un beau saalaud ! Vois sa chemise à lui ! Vois-moi cette
saleté ! ».
47 Au fil de son examen comparé des trois versions du texte, Patrick O’Neill décèle
finalement des tendances constantes en passant de la traduction de Beckett à celle de
Joyce, voire le fait que le texte beckettien, loin d’être carrément écarté – comme
l’affirme d’ailleurs Beckett lui-même – est souvent gardé, si ce n’est à tous égards, au
moins en bonne partie : les variations apportées par Joyce et son équipe visent en effet
surtout à renforcer les effets rythmiques et à accroître les références dissimulées dans
le texte aux noms aquatiques et fluviaux.
48 Il ne manque pas de cas où, s’éloignant d’une traduction sémantiquement fidèle à son
texte original, Joyce s’appuie sur les mots de la version de Beckett et bâtit là-dessus sa
propre version. Un exemple éloquent à cet égard nous est donné par la traduction de
l’extrait suivant : « How many goes it I wonder I washed it ? I know by heart the places
he likes to saalem duddurty devil ! », qui devient pour la version française de Beckett
« Je me demande combien de fois je l’ai déjà lavée. Je sais par cœur les endroits qu’il
aime à salir, le misérable ». Ici Joyce, comme cela se produit souvent dans son processus
d’auto-traduction, se sert du texte de Beckett comme d’un tremplin pour exercer sa
propre et incontestable virtuosité linguistique : « Et combien de fois l’ai-je lavée ! Je sais
paroker les endroits qu’il aime à seillir, le mymyserable ».
49 La traduction de Beckett s’efforce le plus possible de rester près de l’original, bien que
ses exploits soient fréquemment frustrés par la vivacité kaléidoscopique du texte ; ceci
l’amène à développer une écriture qui, par sa créativité, ressemble certainement au
« finneganais » : c’est néanmoins le même Joyce qui, on l’a déjà souligné, se sert de la
traduction de Beckett comme d’un tremplin pour s’élancer vers de nouvelles
possibilités de son langage.
50 Bien que cela se passe en français, il s’agit là d’une écriture que les lecteurs de Beckett
vont retrouver dans ses premières épreuves littéraires en langue anglaise telles que
Murphy ou Watt, où l’influence du style de Joyce est prépondérante : pour ces œuvres, il
est indéniable que ce travail de traduction constitue une pierre de touche.
51 C’est Beckett lui-même qui, peu après son expérience décourageante de traduction d’un
texte de Joyce tel qu’Anna Livia Plurabelle, avoue cette influence sur sa propre écriture.
Le 15 août 1931, écrivant à son éditeur Charles Prentice de Chatto & Windus à Londres à
propos de ses nouvelles juvéniles48 Sedendo et Quiescendo et They go out for the Evening, il
admet : « bien sûr ça pue le Joyce malgré mes efforts les plus sérieux pour le doter de
mes propres odeurs »49. D’ailleurs, lorsque ces textes seront enfin publiés parmi les
nouvelles de More Pricks Than Kicks, le compte rendu publié par The Observer ne se
doutera pas de cette emprise du langage joycien, dont il ne sera pas aisé pour
Beckett de se dégager :
L’un des rares livres anglais sur Marcel Proust fut l’œuvre de M. Samuel Beckett. M.
Beckett se révèle à présent comme un auteur de nouvelles. Ce ne sont pas des
nouvelles conventionnelles. Le même jeune Dublinois apparaît dans chacune
d’entre elles. Ensemble elles forment l’épitomé de sa vie. Imaginez M. T. S. Eliot
influencé par The Crock of Gold, et n’ignorant pas le vocabulaire de M. Joyce, et vous
aurez une idée de M. Beckett.50
52 Du reste, il continue à travailler de près sur l’écriture de Joyce, si au mois de décembre
1937 il peut écrire à McGreevy qu’il l’a « payé 250 fr. pour environ 15 heures de travail
sur ses épreuves. […] Il a ensuite ajouté un vieux manteau et 5 cravates ! Je n’ai pas
refusé. C’est tellement plus simple d’être blessé que de blesser » 51.
53 Bien qu’il repousse comme « imbécile »52 le jugement exprimé par The Observer, il est
encore loin « d’inventer tant bien que mal une méthode pour démontrer verbalement
cette attitude de mépris à l’égard du mot », comme il l’annonce dans sa célèbre lettre
du 9 juillet 1937, où il écrit en allemand à Axel Kaun que « l’œuvre la plus récente de
Joyce n’avait rien à voir avec un tel programme. Là il semble s’agir beaucoup plus d’une
apothéose du mot. À moins que l’Ascension au ciel et la Descente en Enfer ne soient une
seule et même chose. Combien ce serait agréable de pouvoir croire qu’en fait c’est le
cas. Pour le moment, cependant, nous nous limitons à l’intention » 53. Dans cette lettre,
où la critique a reconnu l’annonce d’un programme littéraire et le manifeste d’une
esthétique déjà bien définie et qui sera réalisée « sur la voie qui mène à cette littérature
du non-mot, pour moi très souhaitable »54, le processus de confrontation et
d’opposition à Joyce s’avère inévitable et central, sans laisser d’autre « consolation,
comme maintenant, d’avoir le droit de violer une langue étrangère aussi
involontairement que j’aimerais le faire, consciemment et intentionnellement, contre
mon propre langage, et – Deo juvante – le ferai »55.
NOTES
1. Voir A. Monnier, Rue de l’Odéon, Paris, Albin Michel, 1989.
2. F. H. Higginson, Anna Livia Plurabelle: the Making of a Chapter, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1960, p. 3.
3. D. Hayman (dir.), A first draft version of Finnegans Wake, Austin, University of Texas Press, 1963,
p. 302.
4. P. O’Neill, Trilingual Joyce. The Anna Livia Variations, Toronto, University of Toronto Press, 2018,
p. 5.
5. Ibidem.
6. Ibid., p. 5-10.
7. P. O’Neill, op. cit., p. 9.
8. Ibidem.
9. Voir N. Halper, « Joyce and Anna Livia », dans James Joyce Quarterly, 4, 1967, p. 223-228, p. 225.
10. Voir L. O. Mink, A Finnegans Wake Gazetteer, Bloomington, Indiana University Press, 1978, p.
xvii.
11. P. O’Neill, op. cit., p. 41.
12. J. Joyce, Anna Livia Plurabelle. Nella traduzione di Samuel Beckett e altri, éd. R. M. Bollettieri
Bosinelli, Torino, Einaudi, « Scrittori tradotti da scrittori », 1995, p. 36-37.
13. Ibid., p. 41.
14. S. Beckett, « Dante… Bruno. Vico… Joyce », dans Our Examination Round His Factification for
Incamination do Work in Progress, Paris, Shakespeare and Company, 1929, p. 1-22, p. 10.
15. Voir J. Joyce, op. cit., p. 42.
16. Ibid., p. 43-46.
17. Voir P. O’Neill, op. cit., p. 12-13.
18. Voir J. Knowlson, Samuel Beckett. Una vita, tr. it. G. Alfano, Torino, Einaudi, 2001, p. 119.
19. Voir S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, tr. fr. A. Topia, Paris, Gallimard, 2014, p. 113-114 :
« Lorsqu’on lui demanda d’entreprendre la traduction du chapitre “Anna Livia Plurabelle” de
Work in Progress, Samuel Beckett assistait Joyce pour la traduction en français de références à plus
de mille noms de rivières incorporées dans cette section du manuscrit, plus tard publié sous le
nom de Finnegans Wake. […] Polyglotte, Goll apporta son aide à Joyce alors qu’il écrivait Work in
Progress ».
20. Dorénavant NRF.
21. Voir P. Soupault « À propos de la traduction d’Anna Livia Plurabelle », dans Nouvelle Revue
Française, 36, 1931, p. 633-636.
22. J. Aubert, F. Senn (dir.), James Joyce, Paris, Éditions de l’Herne, 1985, p. 417-421.
23. Voir D. Bair, Samuel Beckett: A Biography, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, p. 95.
24. Ibid., p. 111.
25. Voir S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 117.
26. Ibid., p. 123.
27. Ibid., p. 129.
28. Ibid., p. 131.
29. Voir D. Bair, op. cit., p. 112.
30. Ibid., passim; J. Pilling, A Samuel Beckett Chronology, London, New York, Palgrave Macmillan,
2006; J. Knowlson, op. cit.
31. Voir M. Jolas, « Traduttore… Traditore ? », dans M. Jolas (dir.), A James Joyce Yearbook, Paris,
Transition Press, 1949, p. 171-178, p. 172.
32. P. Soupault, art. cit., p. 633.
33. Ibid., p. 634.
34. Voir M. Jolas, art. cit.
35. Voir J. Joyce, op. cit., p. 50.
36. Pour une liste des rivières, voir R. McHugh, Annotations to Finnegans Wake, Baltimora, John
Hopkins University Press, 1991, p. 196-216.
37. J. Aubert, « Finnegans Wake : Pour en finir avec les traductions ? », dans James Joyce Quarterly, 4,
p. 217-222, p. 218-219.
38. Voir R. Ellmann, James Joyce, Oxford, Oxford University Press, 1982, p. 632-633.
39. P. Soupault, art. cit., p. 635.
40. S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 169.
41. J. Aubert, F. Senn (dir.), James Joyce, op. cit., p. 417.
42. Voir J. Joyce, op. cit.
43. Rappelons qu’en 1938 Joyce travailla à une traduction italienne d’ALP avec Nino Frank.
44. On appellera dorénavant version Beckett la traduction de Beckett et de Péron, et version
Joyce la traduction publiée dans la NRF en 1931.
45. P. O’Neill, op. cit., p. 43.
46. Ibid., p. 44.
47. Ibid., p. 55.
48. Ces nouvelles seront ensuite incluses dans le roman demeuré inédit Dream of Fair to Middling
Women et enfin publiées dans S. Beckett, More Pricks Than Kicks, Londres, Chatto and Windus,
1934.
49. S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 173.
50. Ibid., p. 286.
51. Ibid., p. 616.
52. Ibid., p. 284.
53. Ibid., p. 563-564.
54. Ibidem.
55. Ibidem.
RÉSUMÉS
Au printemps 1930, le jeune Beckett s’engage avec son ami Alfred Péron dans la traduction en
français des premières pages d’Anna Livia Plurabelle, cette partie du Work in Progress de James
Joyce qui deviendra en 1939 le chapitre huitième de Finnegans Wake. La traduction de Beckett et
Péron devait paraître en décembre 1930 dans les pages de la revue Bifur dirigée par Georges
Ribemont-Dessaignes, mais au dernier moment Joyce change d’avis et se résout à former une
équipe composée par P. Soupault, I. Goll, E. Jolas, P. Léon et A. Monnier, avec qui il travaille à une
nouvelle version publiée en 1931 dans la Nouvelle Revue Française. Cet article retrace le parcours
de ce texte et de la traduction en français de ces pages, peut-être les plus célèbres de Finnegans
Wake, tout en offrant une lecture entrecroisée de l’original et de ses deux premières versions
françaises.
In the spring of 1930, young Beckett joined his friend Alfred Péron in the French translation of
the first pages of Anna Livia Plurabelle, this part of the Work in Progress by James Joyce which in
1939 became the eighth chapter of the Finnegans Wake. The translation of Beckett and Péron was
to be published in December 1930 in the pages of the magazine Bifur directed by Georges
Ribemont-Dessaignes, but at the last moment Joyce changed his mind and resolved to form a
team composed by P. Soupault, I. Goll, E. Jolas, P. Léon and A. Monnier, with whom he worked on
a new version published in 1931 in the Nouvelle Revue Française. This article traces the course of
this text and the French translation of these pages, perhaps the most famous of the Finnegans
Wake, while offering a cross-read of the original and its first two French versions.
INDEX
Keywords : Joyce (James), Beckett (Samuel), translation, multilingualism, river
Mots-clés : Joyce (James), Beckett (Samuel), traduction, plurilinguisme, fleuve
Prendre à « contre-pied la
psychanalyse » : Le Maître des âmes
d’Irène Némirovsky
« Prendre à contre-pied la psychanalyse » : Irène Némirovsky’s Le Maître des
âmes
1 Le Maître des âmes, paru dans Gringoire du 18 mai au 24 août 1939 sous le titre Les Échelles
du Levant, puis en volume en 20051, n’a que faiblement retenu l’attention de la critique.
Ce roman a surtout été considéré en raison du fait que le héros se rapporte à son
identité de la même façon ambiguë dont l’auteur se rapporte à la sienne 2.
2 En effet, Dario Asfar, médecin provenant de l’Est qui arrive à se frayer un chemin dans
la société française, est affligé par la même « haine de soi » qu’on a parfois attribuée à
l’écrivain. Cette question, qui est certes cruciale, a toutefois détourné l’attention d’un
autre aspect essentiel : le rapport d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse. Bien que la
méthode inventée par le héros du roman ne prenne les rudiments de la psychanalyse
que comme point de départ pour l’élaboration de son traitement, la profession qu’il
exerce ne saurait être considérée comme accessoire, surtout si l’on considère que, dans
ses notes de travail, l’auteur se propose de prendre à « contre-pied la psychanalyse » 3.
L’intention de l’auteur reste néanmoins très difficile à éclaircir, d’autant plus que
Némirovsky n’aborde ce thème ni dans d’autres romans ni dans ses lettres et qu’elle ne
prend jamais parti pour ou contre Freud.
3 Dans le même journal de travail elle écrit : « Adler, qui est le seul psychanalyste que j’ai
connu me paraissait honnête et sérieux »4. Ce médecin était apparenté avec l’écrivain,
car il avait épousé Raïssa Timofeievna, une proche parente de Michel Epstein, le mari
de Némirovsky : installés aux États-Unis dès le début des années 1930, les Adler avaient
même suggéré aux Epstein, sans succès, de suivre leur exemple 5.
4 Ces données ne suffisent certes pas à éclaircir la position de l’auteur face à la nouvelle
science, question qui est encore complètement inexplorée. Cette lacune apparente dans
les recherches publiées jusqu’à maintenant est assez surprenante si l’on considère que,
dès ses premiers romans, Némirovsky avait montré posséder une connaissance très fine
de la psyché, ainsi qu’en témoigne sa peinture des relations familiales les plus
problématiques. Dans L’Ennemie, Le Bal, Le Vin de solitude ou Jézabel, par exemple, il est
question d’un désaccord insoluble entre mère et fille et de rapports mêlés de haine et
de rancune. De plus, elle s’est souvent lancée dans la représentation de mécanismes
psychologiques particulièrement recherchés dont Le Maître des âmes offre sans doute
l’échantillon le plus remarquable, puisque son intrigue, bien plus complexe que celles
de la plupart des romans de l’auteur, se noue justement autour des tensions psychiques
les plus aiguës. C’est le cas, par exemple, de l’attirance d’Asfar envers les deux femmes
de Wardes, riche homme d’affaires qui deviendra la victime du médecin. Le sentiment
qu’il éprouve pour Sylvie, d’abord, puis pour Elinor, relève du désir triangulaire
remarquablement décrit pat René Girard, car c’est Wardes, son rival « secrètement
vénéré »6, qui l’éveille en lui. Mais surtout, par endroits, Dario Asfar et son fils Daniel
déclenchent des dynamiques qui paraissent reprendre fidèlement certains traits du
conflit œdipien tels que Freud les trace dans l’Introduction à la psychanalyse ou dans son
texte Le Roman familial des névrosés7.
5 Nous nous proposons alors d’expliquer son désir de prendre à « contre-pied la
psychanalyse », tout en nous demandant si, à travers son ouvrage, elle cherche une
place dans le débat suscité en France par la diffusion de la psychanalyse 8.
Némirovsky est une lectrice attentive, ainsi que les nombreux psychanalystes qui
hantent les ouvrages de l’époque : il suffit pour les trouver d’ouvrir Les Faux-Monnayeurs
de Gide (1925), Moravagine de Cendrars (1926), Babylone de Crevel (1927), Catherine
Crachat (1928-1931) de Jouve, ou encore Thérèse chez le docteur de Mauriac (1933).
9 Avec ces médecins, Asfar partage plusieurs traits. C’est le cas de Luc de Bronte, le
psychanalyste représenté par Lenormand dans Le Mangeur de rêves (1922), pièce
communément considérée comme le premier texte littéraire né sous l’impulsion de la
nouvelle science : le héros némirovskien partage avec de Bronte cette « ivresse de
pénétrer dans une âme par la pensée »13, évoquée, dans le cas d’Asfar, dans le titre
même du roman, qui rend le guérisseur capable de subjuguer complètement un de ses
patients. Ce penchant donne au médecin un statut ambigu que montrait déjà le
psychanalyste de Lenormand, lequel se dit capable de guérir par les mots et se présente
comme « à peine médecin »14. Chez Asfar, toutefois, le titre de médecin, qu’il a
« arraché avec peine »15 à l’Occident, est chargé d’une valeur supplémentaire : son
diplôme, ou plutôt la manière dont Asfar l’a acquis, non seulement désigne une
appartenance professionnelle ambiguë, mais dénote son désir d’assimilation. Comme
tout ce qu’il obtient, ce titre de médecin paraît extorqué avec force à une société avec
laquelle il entretient un rapport conflictuel.
10 Dario Asfar partage un autre trait avec ses confrères romanesques : l’origine étrangère,
dévoilée dès que son nom est prononcé. Or, c’était déjà le cas de Mme Sophroniska des
Faux-Monnayeurs ou d’Elisée Schwarz dans Thérèse chez le docteur, cet alsacien « mâtiné
de juif »16. Dans ces deux derniers cas, la fonction du nom, oriental ou juif, paraît se
limiter à faire allusion à Freud ou à ses élèves, en grande partie juifs, alors que chez
Némirovsky, le nom du médecin transmet également un jugement de valeur de grande
importance, car il renvoie à des qualités morales traditionnellement attribuées aux
hommes de son origine : avidité, soif atavique, animalité. Les premiers mots qu’il
prononce en ouverture du roman, « J’ai besoin d’argent ! »17, le confirment, mettant
d’emblée l’accent sur l’un des traits typiques du « macher ».
11 Un autre précurseur d’Asfar est le héros de La Nuit de Putney de Paul Morand (1922),
Habib Halabi, ce mystérieux praticien dont l’art « rejoignait évidemment la
métaphysique »18. Comme de véritables juifs errants, Dario et Habib se montrent tous
les deux capables de tourner à leur avantage une condition de départ qui, au début, leur
paraît défavorable. En effet, leur position d’étrangers et l’impossibilité de s’intégrer à la
société leur permettent d’observer celle-ci de l’extérieur, avec ses faiblesses et ses
mécanismes pervers, tandis que la rage envers cette même société, qui refuse de les
accueillir comme des pairs, leur ôte toute retenue.
12 Comme le veulent les clichés de ce « type éternel », pour Asfar rien n’est impossible.
Chez lui, l’abandon de tout scrupule suit un parcours progressif scandé par trois
épisodes qui représentent les trois échelons de son ascension. Ces trois étapes
permettent de démêler l’intrigue du roman, qui est plutôt riche en rebondissements.
Dans les deux premières occasions, c’est sous l’incitation de quelqu’un d’autre qu’il
envisage la possibilité d’enfreindre la loi. La première fois, c’est la générale Mouravine,
une usurière, qui lui demande de pratiquer un avortement clandestin sur sa belle-fille,
Elinor. Obligé de subvenir aux besoins de sa femme Clara, qui vient d’accoucher, Dario
accepte, s’assurant ainsi non seulement la survie de son couple mais aussi sa première
revanche sur la société : « non seulement il n’éprouvait pas de remords, mais une
satisfaction dure et cynique »19. Destiné à être toujours en quête, Dario n’a pourtant
même pas le temps de se réjouir de son gain, la générale exigeant bientôt la restitution
de son argent sous prétexte qu’Elinor vient d’abandonner son mari.
13 La deuxième fois, c’est Elinor, laquelle a réussi à obtenir du riche industriel Philippe
Wardes qu’il se sépare de sa femme et qu’il l’épouse, qui l’incite à une mauvaise action.
Elle propose à Dario d’interner son second mari de manière à pouvoir gérer ses affaires.
Là, le narrateur ne fait même plus allusion à de possibles remords : « Dario se renversa
légèrement en arrière et appuya la tête sur le dossier de son fauteuil. Un sourire las et
léger parut sur ses lèvres »20.
14 Plus tard, sous les pressions de la première femme de Wardes, dont il a toujours été
amoureux, il fait enfin sortir l’industriel de son internement. Cependant, quand Wardes
revient chez lui et le supplie de le libérer de ses crises nerveuses, Dario se montre
impitoyable. Il arrive à le subjuguer, le rendant complètement dépendant de lui. Il
suffit au charlatan de s’éclipser, de ne pas répondre au téléphone ou aux télégrammes
de Wardes, pour pousser celui-ci au désespoir et, enfin, au suicide. Là aussi, l’auteur
puise dans le stéréotype de la représentation de la thérapie : cette même attitude
ambivalente du patient, entre mépris et dépendance, est présente, par exemple, dans
Catherine Crachat ou encore dans le roman de Svevo, La coscienza di Zeno. Le schéma de la
thérapie fait également référence à la confession, laquelle suscite des sentiments tout
aussi ambivalents, car le besoin de se confesser et de recevoir un te absolvo peut
entraîner de la rancune21. Et d’ailleurs, si Dario Asfar en tant que stratège habile arrive
à subjuguer Wardes, il n’a au contraire aucune chance de guérir ses patients en tant que
praticien. C’est encore un point commun des médecins des ouvrages de l’époque, car le
traitement qu’il pratique aboutit régulièrement à l’échec : le patient meurt dans Les
Faux-Monnayeurs ainsi que dans Le Mangeur de rêves.
15 Pousser Wardes au suicide constitue la dernière étape de la progression de Dario vers le
mal, laquelle se configure comme un voyage au-devant de son destin ou même comme
l’affirmation de son identité. Si la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille avait
pu justifier le comportement initial de Dario Asfar, la réalisation de ce dernier projet
n’est motivée que par la nature cupide de cet homme, présentée comme atavique :
après la mort de sa femme, il épousera Elinor et mettra enfin la main sur les biens de
Wardes.
16 Mais ce « type éternel » n’a droit qu’à un succès éphémère : c’est le destin des « Rois de
l’heure »22.
18 Dans Le Maître des âmes, la révolte est menée par le fils, qui a en horreur l’escroquerie
montée contre Wardes par son père et Elinor. La relation entre père et fils a bien
évidemment un caractère œdipien. Et l’impossibilité de franchir cette distance entre
père et fils est manifeste dès le moment où le premier se penche sur le berceau du
nouveau-né et découvre des traits qui ne lui appartiennent pas : « Clara, il sera
blond… »25. Les cheveux blonds et la peau rose de « cet enfant comblé » désignent
métaphoriquement la distance qui le sépare de son père, lequel provient d’une « race
affamée »26.
19 La rivalité entre père et fils explose pendant l’adolescence de Daniel. Les bruits qui
entourent le comportement de Dario provoquent le dégoût du fils qui finit par se
révolter contre lui et par en démasquer l’imposture :
Tu pensais donc que j’étais crédule à ce point, naïf à ce point ? Que je te prenais
vraiment pour ce que tu voulais passer à mes yeux ? Un grand médecin, un
inventeur génial, peut-être un second Freud ? Un charlatan, voilà ce que tu es, un
triste spéculateur, et de la plus vile des spéculations ! Les autres trafiquent de la
poche et du corps des hommes, et toi, de leurs âmes.27
20 Il craint le scandale et veut que son père libère Philippe Wardes. Il s’adresse d’abord à
sa mère pour qu’elle convainque son père de le relâcher, puis, cette tentative échouée,
il se tourne vers Sylvie Wardes. Cette femme lui offre un modèle édifiant alternatif à
celui proposé par ses parents car elle paraît entourée d’une sorte de paix spirituelle qui
s’oppose aux tourments ayant toujours accablé la famille de Daniel :
il s’efforçait de voir avec les yeux de Sylvie, de vivre selon les strictes exigences
morales de Sylvie ; cela lui était d’autant plus facile qu’il assouvissait ainsi d’obscurs
ressentiments envers son père. Dario attachait un grand prix à la richesse, à la
vanité. Rien de tout cela n’existait pour Sylvie et, en reconnaissant sa supériorité
morale, Daniel satisfaisait à la fois sa conscience et une aversion sourde, un mépris
irrité envers son père, qui étaient nés en lui avec la vie même ; comme une goutte
de poison mêlée à son sang.28
21 Sans le savoir, il se met à avoir pour cette femme les mêmes sentiments que son père
avait éprouvés pour elle. C’est là un thème dont l’écrivain s’était déjà servi pour
raconter le conflit générationnel dans Le Vin de solitude : la relation entre un ou une
jeune adulte et l’amant ou la maîtresse de l’un de ses parents. Paradoxalement,
l’inclination de Daniel envers Sylvie, qu’il développe en réaction contre l’abjection de
son père et afin de s’éloigner de lui le plus possible, finit par le rapprocher de Dario.
22 Peu à peu, commencent alors à se faire jour chez Daniel les traits qui révèlent son
ascendance et qui préfigurent sa destinée. Il devient « sauvage » 29 comme Dario et ses
gestes trahissent les mêmes tourments que son père, comme son incapacité à tenir en
place qui remotive l’image mythique du juif errant : « Il marchait de long en large, d’un
mur à l’autre : c’était l’héritage de Dario, cette inquiétude inapaisable, cette fièvre
sourde mêlée à ses os, à son sang »30. Cette similitude n’échappe pas à sa mère : « Lui,
qui ressemble si peu à Dario, lorsqu’il est malheureux, lorsqu’il a froid, lorsqu’il tremble
comme maintenant, c’est l’autre que je revois… »31. Chez elle se produit même une
superposition, car, au moment d’interroger Daniel sur son inquiétude, elle lui prête les
mêmes préoccupations qui ont toujours affligé son mari : elle lui demande s’il a une
relation avec une femme ou s’il a des soucis financiers : « Tu as perdu de l’argent ? » 32.
23 C’est justement dans le rapport à l’argent que l’adhésion de Daniel au modèle paternel
s’exprimera irrémédiablement. Daniel affiche un mépris de l’argent afin de s’opposer à
son père, qui, de son côté, remet en cause la posture du fils, l’attribuant à son
inexpérience :
Quand tu auras laissé ton premier enfant mourir, presque de faim, quand tu auras
une autre misérable larve à nourrir (toi !), quand tu auras passé des semaines collé à
ta fenêtre, attendant des malades qui ne viennent pas […] alors tu pourras parler
d’argent et de réussite et comprendre ce que c’est, et si, alors, tu dis : « Je n’ai pas
besoin d’argent », je te respecterai, car tu sauras de quelle tentation tu parles. 33
24 Dario est certain que le temps changera l’attitude de Daniel, et ses paroles, désormais
dénuées de tout espoir, commentent de façon cynique l’absence de son fils lors de son
mariage avec Elinor Wardes : « Il reviendra, dit Dario. Pour l’héritage » 34.
25 Le roman, qui s’était ouvert sur le besoin d’argent exprimé par Dario, se clôt
précisément sur cette prévision qui inscrit le fils dans la lignée du père, de façon que la
structure circulaire du roman reflète la cyclicité inexorable des rapports familiaux. Les
noces de Dario sont aussi le moment du réveil de fantômes du passé dont le héros croit
à tort s’être débarrassé. En particulier, la présence de la générale Mouravine fait
ressurgir chez lui des souvenirs qui servent de rappel aux mots sur lesquels s’était
ouvert le roman :
Il se rappela tout à coup le soir où Daniel était né, quand il se tenait devant cette
femme, affamé, tremblant, misérable, ne sachant que répéter : « J’ai besoin
d’argent… » Et, toute sa vie, il avait répété et paraphrasé ces mots. Il ne pouvait
croire que c’était fini, qu’il ne les dirait plus à personne. 35
26 L’hostilité de Daniel repose assurément sur un conflit entre destinée et volonté, ce dont
il était question, pour des raisons certes différentes, dans le mythe œdipien. À la
volonté du jeune homme de s’écarter de son père s’oppose l’impossibilité d’échapper à
son destin, comme le prouve l’irruption chez lui des traits caractéristiques de Dario.
Mais avant son fils, Dario avait expérimenté sur lui-même cette loi implacable : « Je
croyais ne pas être de la même race que mon père, moi, mais d’une autre, infiniment
supérieure »36.
27 Le conflit générationnel représente en effet un motif récurrent chez Némirovsky. Dans
Les Feux de l’automne, par exemple, Thérèse dit : « Hélas, on ne comprend jamais ses
parents »37. Dario est aussi conscient que le conflit qui l’oppose à son fils représente une
expérience partagée qui dépasse le cas particulier, ce qui lui permet d’accepter, somme
toute, la haine de son fils : « Je ne m’en étonne pas et je ne m’en inquiète pas. C’est dans
l’ordre »38.
28 Dans un premier moment, Irène Némirovsky avait même songé à faire de son charlatan
un Français39 : pourtant, sans se priver, dans d’autres textes, de représenter des conflits
générationnels dans le contexte français, ce n’est, à son avis, que dans un milieu de
« non assimilés » que ce problème peut vraiment se manifester de la manière la plus
intense. Le désir illusoire d’être intégrés à la culture française fait ressortir chez les
héros cette « haine de soi » qui donne à leurs vicissitudes un accent tragique et qui leur
permet d’incarner avec plus de justesse ce conflit dramatique entre volonté et destinée.
29 Par rapport aux autres romans de l’auteur où il est pourtant présent, le complexe
œdipien qui sous-tend l’histoire entière de Dario et Daniel se charge alors ici d’une
signification additionnelle qui permet d’aborder un thème cher à Irène Némirovsky : la
question identitaire. Le fait que Daniel finisse malgré lui par marcher dans les traces de
son père fait allusion, par synecdoque, à l’impossibilité de s’éloigner de ses origines : en
se mesurant avec son père, le jeune homme affronte en effet toute la lignée qui l’a
précédé.
changer la nature humaine. Et tout médecin ou sorcier qui dit pouvoir guérir s’avère
être bien un imposteur.
35 Selon Némirovsky, ni la médecine ni la volonté individuelle ne peuvent s’opposer à une
destinée déterminée par un « fond héréditaire » qui, tôt ou tard, remonte à la surface et
qui « s’empare tout entier de l’être humain »44. C’est ce qu’elle écrit en 1934 dans son
compte rendu des Races de Ferdinand Brückner, qui l’avait particulièrement frappée. Et
d’ailleurs, c’est ce qu’elle montre tant dans Le Maître des âmes que dans Fraternité ou Les
Chiens et les Loups.
36 Toujours dans son compte rendu de la pièce de Brückner, elle avait remarqué que ces
personnages ne sont pas des êtres humains authentiques, avec leurs faiblesses, leurs
contradictions, leurs vices et leurs vertus, mais bien des symboles. Dans Le Maître des
âmes, elle se sert de la même technique : le portrait de Dario se révèle excessivement
conventionnel à la fois comme « macher » et comme médecin. Sous quelque aspect
qu’on l’envisage, il n’est qu’un « symbole »45 qui désigne l’impossibilité humaine de
s’opposer à son sort et qui fait découvrir qu’« on n’échappe pas à sa destinée » 46.
37 Derrière son histoire se profile ainsi une conception désenchantée de la nature
humaine dont en effet seul le poète est exempt. Comme William Marx l’a montré à
propos de Valéry, la conscience de partager la même matière a souvent déclenché chez
des écrivains contemporains un « antagonisme de type concurrentiel » 47. Némirovsky,
de son côté, se propose de prendre « à contre-pied la psychanalyse » en montrant que
le poète est le seul qui puisse tirer profit des passions les plus basses sans être accusé
d’imposture, car il les transpose « sur un registre plus élevé » 48, ainsi qu’elle le fait dire
à son personnage, car il les anoblit en en faisant la matière de ses ouvrages. Dans ses
notes de travail, la romancière écrit : « un roman devrait toujours être par la plupart
des côtés sordide, sombre, plein des intérêts et des passions humaines, et par d’autres,
que l’on entrevoie les âmes »49. Alors, le véritable Maître des âmes, c’est le poète et non le
médecin qui trafique vainement afin de changer le fond de l’homme. De toute évidence,
ce n’est pas seulement le rapport controversé à son identité que Némirovsky partage
avec son personnage : elle aussi, tout comme Dario Asfar, se pose « en rival[e] de
quelque sommité médicale »50.
NOTES
1. Au moment de la première édition en volume, les éditions Denoël ont opté pour l’autre titre
envisagé par l’auteur, Le Maître des âmes, puisque Les Échelles du Levant était également le titre
d’un roman d’Amin Maalouf. Un autre titre très significatif envisagé par l’auteur était Le
Charlatan. Selon Susan Rubin Suleiman elle aurait aussi songé à intituler ce roman Les Enfants de la
nuit, alors que ce dernier titre, d’après Olivier Philipponnat, devait plutôt faire référence aux
Chiens et les Loups. En effet, au début de l’écriture, le projet du Maître des âmes n’est pas nettement
distinct de celui de Les Chiens et les Loups. Voir S. Rubin Suleiman, La Question Némirovsky, Paris,
Albin Michel, 2017, p. 122, p. 264 ; O. Philipponnat, Notice à I. Némirovsky, Le Maître des âmes, éd.
O. Philipponnat, Paris, Le Livre de Poche, 2011, vol. II, p. 203-205 (dorénavant MA).
15. MA, p. 208. Mais, sur ce point aussi, Asfar correspond justement aux stéréotypes qui
caractérisent son groupe social : « il sera industriel sans rien connaître à l’industrie dont il vit,
banquier, sans avoir jamais appris comment fonctionne une banque ; mais pour le “macher”, il est
un Dieu spécial qui l’aidera dans tout ce qu’il entreprendra », I. Némirovsky, « Rois d’une heure »,
art. cit.
16. F. Mauriac, Thérèse chez le docteur, dans Id., Œuvres romanesques et théâtrales complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, t. III, p. 2.
17. MA, p. 207. Mais en effet la convoitise est aussi un cliché très répandu dans la représentation
du médecin et du psychanalyste.
18. P. Morand, Fermé la nuit, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2017, p. 155. À ce sujet voir O.
Philipponnat, Notice, cit., p. 203.
19. MA, p. 222.
20. MA, p. 320.
21. La dimension religieuse dont le roman est empreint est sans doute le reflet des pensées qui
occupent Irène Némirovsky à l’époque : elle songeait, en effet, à recevoir le baptême catholique,
ainsi qu’elle le confie à l’abbé Bréchard (La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 311). Néanmoins, on peut
considérer comme un fait acquis le rapport très étroit entre confession religieuse et thérapie
médicale. Sur le poncif du médecin-confesseur et sur l’inversion des rapports de force entre
religion et médicine dans les romans du XIXe siècle, voir E. Sermadiras, Religion et maladie dans le
récit de fiction de la seconde moitié du XIXe siècle, thèse de doctorat sous la direction de P. Glaudes,
Université Paris-Sorbonne, 2019, p. 335-337.
22. « Leur royauté est réelle, mais éphémère », I. Némirovsky, « Rois de l’heure », dans 1934, Le
magazine d’aujourd’hui, 32, 16 mai 1934, p. 3.
23. R. Crevel, Babylone, Paris, Éditions Ombres, 2008, p. 53.
24. F. Mauriac, Thérèse chez le docteur, cit., p. 13.
25. MA, p. 218.
26. MA, p. 303.
27. MA, p. 372-373.
28. MA, p. 323.
29. MA, p. 322.
30. MA, p. 333.
31. MA, p. 335.
32. MA, p. 336.
33. MA, p. 379.
34. MA, p. 383.
35. MA, p. 381.
36. MA, p. 379.
37. I. Némirovsky, Les Feux de l’automne, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. II, p. 1319.
38. MA, p. 373.
39. Cf. S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 213.
40. MA, p. 295.
41. J. Delteil, Sur le fleuve amour, Paris, Grasset, 2011, p. 66.
42. S. Freud, Lettre du 8 mai 1906, citée par E. Gomez Mango, J.-B. Pontalis, Freud avec les écrivains,
Paris, Gallimard, 2012, p. 228.
43. « En cette ère de sciences, Paris est plein de sorciers », J. Chardonne, Eva ou Le journal
interrompu, Paris, Albin Michel, 1984, p. 47.
44. I. Némirovsky, « Théâtre de l’œuvre. Les Races. 8 tableaux de Ferdinand Bruckner. Adaptation
de René Cave », dans Aujourd’hui, Le grand quotidien illustré, 323,10 mars 1934, p. 12.
45. Ibidem.
46. MA, p. 263.
47. W. Marx, « Paul Valéry, “le moins freudien des hommes” ? » dans A. Compagnon, C.
Surprenant (dir.), Freud au Collège de France, cit., consulté le 04/01/2019, URL : <https://
books.openedition.org/cdf/5709>.
48. MA, p. 295.
49. Journal de travail, cité par S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 122.
50. MA, p. 244. Cet aspect s’ajoute aux multiples arguments qui ont permis de voir chez Dario un
double de la romancière : la reconstruction dans le roman d’un décor misérable semblable aux
lieux dans lesquels Irène Némirovsky avait été envoyée par sa mère lors de ses premiers séjours
parisiens (voir P. Lienhardt, O. Philipponnat, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 30) ; le fait que
l’auteur et son personnage souhaitent tous les deux découvrir l’homme (voir P. Lienhardt, O.
Philipponnat, Préface au Maître des âmes , Paris, Gallimard, « folio », 2006, p. 16) ; la peur de
l’exclusion sociale (voir E. Quaglia, art. cit.).
RÉSUMÉS
L’article se propose d’éclaircir le rapport d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse, question
négligée par la critique. Le thème est abordé à partir du roman Le Maître des âmes, où l’auteur met
en scène un médecin qui s’approprie quelques rudiments de la psychanalyse pour élaborer son
propre traitement. Nous étudions ensuite le rapport entre la psychanalyse et la représentation
des relations familiales, motif récurrent dans ses romans. Ces aspects permettent, pour finir,
d’établir la position de l’écrivain dans les débats suscités en France par la diffusion de la
psychanalyse.
The article aims at clarifying Irene Nemirovsky’s attitude to psychoanalysis, issue neglected by
the critics. The topic is dealt with starting from the novel Le Maître des âme, where the author
stages a doctor who learns some rudiments of psychoanalysis to develop his own essay. Then we
study the connection between psychoanalysis and the representation of family relationships, a
recurring subject in her novels. These aspects make it possible to establish the writer’s position
in the debates aroused by the spread of psychoanalysis in France.
INDEX
Keywords : Némirovsky (Irène), Maître des âmes (Le), Freud (Sigmund), psychoanalysis, thirties
Mots-clés : Némirovsky (Irène), Maître des âmes (Le), Freud (Sigmund), psychanalyse, années
trente
De l’effet transformatif de
l’imaginaire :
W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec au prisme des genres
The trasformative effect of the imaginary. “W, or The Memory of Childhood” by
Georges Perec and the prism of the literary genres
Daniela Tononi
travers l’intertextualité générique en tant que principe foncier de toute son œuvre,
qu’en s’insérant dans un plus vaste projet où chaque livre est élément d’un ensemble
inachevable16. Pour cette raison, le projet autobiographique perecquien peut être défini
comme « autobiographie critique »17 car l’écrivain, selon les analyses de Lejeune, ne
s’interroge pas sur sa propre vie mais sur les mécanismes de la mémoire, sur sa faillite,
sur les obstacles qui s’opposent à la réalisation du projet autobiographique, et cela afin
de comprendre comment composer ses souvenirs oubliés, réduits à l’état de bribes
éparses.
9 Plus précisément, Claude Burgelin, au sujet de l’intertextualité générique, a déclaré à
l’occasion de la publication de W qu’il était le résultat de l’accumulation « des
fragments éclatés de la possible autobiographie » de Perec et que le dispositif narratif
faisant alterner la fiction avec le récit d’enfance évoquait d’une certaine manière les
« procédures brechtiennes de distanciation »18 et permettait à l’histoire fictionnelle de
l’île de W de fonctionner rétrospectivement. Perec a rédigé cette histoire, qui coïncide
en partie avec la version parue en feuilleton dans La Quinzaine littéraire, en suivant les
modèles du récit d’aventures et du roman imaginaire à la manière de Swift et Defoe 19
comme il l’avait expliqué dans sa lettre-programme à Maurice Nadeau 20.
10 Ici, notre propos est donc double : d’une part nous nous interrogerons sur la re-
fonctionnalisation du roman imaginaire qui change de fonction lorsqu’il abandonne
son statut de roman feuilleton et en acquiert une tout autre dès lors qu’il s’intercale
dans la narration de W ou le souvenir d’enfance. D’autre part, l’analyse des documents
avant-textuels du roman et en particulier du dossier 71 du Fonds Perec 21, permettra de
démontrer qu’il ne s’agit pas d’un simple déplacement textuel mais d’une
transformation qui devient « méditation » autobiographique : en relisant son récit-
feuilleton, Perec analyse sa propre mythologie enfantine pour en cerner les sens
encryptés.
2. « …Composer »
11 Pour Georges Perec, l’entreprise mémorielle est un chemin irréversible. L’exploration
se réalise aussi à travers des projets inaboutis, inachevés ou abandonnés qui
constituent le chantier du projet autobiographique qu’il réalisera en écrivant W ou le
souvenir d’enfance. Dans la lettre à Maurice Nadeau mentionnée plus haut, l’écrivain
détaille l’ensemble autobiographique qui aurait dû comprendre L’Arbre. Histoire d’Esther
et de sa famille (commencé en 1967), L’Âge (commencé en 1966), Lieux 22 (commencé en
1969) et W23. Bien que Perec ait beaucoup travaillé aux trois premiers, il les abandonne
pour se consacrer à l’écriture de W, le roman-feuilleton dont la livraison périodique
régulière lui était indispensable afin de poursuivre son exploration mémorielle. Ce qui
déclenche l’écriture du récit est un souvenir « profondément occulté, profondément
enfoui et d’une certaine manière nié »24 : à l’occasion d’un voyage à Venise, en 1967,
Perec se souvient par hasard d’un récit qu’il avait écrit à l’âge de douze ou treize ans,
sur une société dominée par l’idéal olympique, allusion à l’organisation centralisée du
régime concentrationnaire25. Si d’abord la forme du feuilleton avait été nécessaire au
déclenchement de son écriture, au fur et à mesure que les descriptions de W se font de
plus en plus insupportables et renvoient à une réalité historique précise – l’expérience
concentrationnaire – Perec comprend que pour forcer l’oubli il faut donner à son projet
une tout autre forme, celle de l’autobiographie26 qui active un mouvement de
3 « …Écrire »
15 On pourrait dire que le roman imaginaire de W34 devient un texte caméléon dans la
mesure où il prend une nouvelle fonction à partir du récit autobiographique qui
l’incorpore : en relisant son récit d’aventures publié en feuilleton jusqu’à son
interruption en août 1970 et en regardant ses dessins d’enfant – qui font aujourd’hui
partie des documents du dossier 71 – Perec se redécouvre l’enfant juif orphelin. Ainsi
les documents avant-textuels ne témoignent pas d’une simple relecture opérée par
l’écrivain mais se font révélateurs d’une analyse plus complexe grâce à laquelle Perec
interprète sa propre mythologie. Le dossier 7135 conserve les éléments du montage de
certaines parties de W36 et les dessins grâce auxquels, nous dit-il, Perec a « réinventé
son roman »37. Ainsi pour comprendre son imaginaire enfantin, Perec se réfère, comme
on peut le voir dans les notes du dossier 71, à deux textes en particulier : l’« Atlas des
mondes imaginaires » d’Andrey, publié en 1967 et Les Structures anthropologiques de
l’imaginaire de Gilbert Durand, paru en 1969 38. Le premier que Perec cite dans ses notes
et résume par un schéma dont nous proposons la transcription, décrit le stade de
l’« imagination restreinte »39, à savoir les phases de construction de l’imaginaire de
l’enfance à l’adolescence :
de Perec. À partir du texte d’Andrey, Perec récupère une vision conflictuelle du monde
fondée sur l’opposition ancestrale entre le moi et le monde qui est encore plus tragique
dans l’opposition entre le moi-souffrance et le monde-bien-être. La lecture de l’Atlas ne
résout pas le conflit de Perec mais il devient un instrument de quête identitaire.
17 Les recherches menées par Perec transforment alors la catégorie narrative de
l’imaginaire, constitutive du roman d’aventures, en structure figurative à fonction
symbolique, en un aide-mémoire qui, à travers la relecture de son fantasme enfantin
caché dans l’île de W et l’analyse de ses dessins, lui permet d’accéder à l’écriture du
souvenir. L’importance des dessins dans le montage définitif de l’œuvre est aussi
sensible dans la forme ternaire autour de laquelle Perec avait organisé la structure du
livre dans son projet initial. Cette structure intercalait en effet trois séries que Perec
appelle « W (A) », « le Souvenir d’Enfance (B) » et « Intertexte (C) » et qu’il soumet à un
remodelage en deux séries – A et B – après avoir intégré l’« Intertexte » en B 40.
L’« Intertexte » qui comprenait dix-neuf chapitres – « l’irrécupérable, textes anciens 1,
textes anciens 2, Photos 1, Photos 2, Venise, Psychothérapie, Dessins /Dessins ou
groupe de dessins, interprétations, la coupure, difficultés à écrire, Lettres à Nadeau,
Notes, le sport, Dessins 2, + analyse, l’écriture, l’osmose, Mise en place /mise en page » 41
– retrace le processus de remémoration qui à travers des aide-mémoires matériels,
parmi lesquels les textes anciens et les dessins, permet de déclencher l’écriture. La
confrontation des notes du dossier 71 avec le texte définitif met en évidence la
transformation radicale de l’écriture de Perec qui remet en cause certains passages en
changeant leur sens. À titre d’exemple, nous proposons le début du chapitre IV de la
première partie du roman et l’une de ses versions antécédentes :
Je ne sais où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance. Comme tout le
monde, ou presque, j’ai eu un père et une mère, un pot, un lit-cage, un hochet […].
Comme tout le monde, j’ai tout oublié de mes premières années d’existence.
Mon enfance fait partie de ces choses dont je sais que je ne sais pas grand-chose.
Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j’ai grandi, elle m’a
appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu’elle ne m’appartient plus. […]
Mais l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’Or, mais
peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma
vie pourront trouver leur sens.42
Je ne sais où se sont brisés les fils qui m’auraient rattaché à mon enfance. Il me
semble le plus souvent qu’elle n’est pas derrière moi, qu’elle n’est pas le sol sur
lequel j’ai grandi, qu’elle ne m’appartient pas, mais qu’elle est devant moi, Toison
d’or à conquérir, promesse et non nostalgie. Je mesure instantanément l’ambiguïté
de ces phrases, mais ce n’est pas leur ambiguïté qui me gêne, mais ce qu’il y a sous
elles de vain, d’inutile, la sourde inanité de ma démarche. 43
18 Les deux versions se trouvent en claire opposition : dans la version avant-textuelle,
l’incertitude domine les mots de Perec qui doute de l’existence même de son enfance
remarquant par l’emploi du conditionnel passé « auraient rattaché » l’impossibilité
d’en reconstruire le souvenir par des phrases inutiles et vaines. Le passage à la version
définitive a quelque chose d’extraordinaire : l’enfance trouve sa place dans l’histoire de
Perec et devient le point de départ de la reconstruction identitaire.
19 Et si l’on considère, comme le suggère Bernard Magné, que pour définir le montage de
son œuvre, Perec intervient surtout sur la partie autobiographique afin de créer des
sutures44 entre les deux textes, on pourra envisager que le texte « enchâssant », pour le
dire avec les mots de Bakhtine45, n’est pas l’autobiographie mais le récit d’aventures.
L’imaginaire enfantin auquel Perec accède soit à travers la reconstruction de l’histoire
de l’île de W soit par l’analyse des dessins d’enfance retrouvés, comble la distance
temporelle entre l’enfant et l’adulte. D’ailleurs, le statut de ce récit d’aventures, bien
plus complexe qu’il n’y paraît, ne peut s’associer à aucune classification générique
traditionnelle, car si le récit que Perec récupère par un processus de remémoration
intime est le produit de son imagination enfantine, ce récit n’est-il pas également l’une
des formes scripturales de sa mémoire ? Ainsi, au même titre que les rêves, le
cauchemar ne fait-il pas partie de l’espace autobiographique 46 perecquien en tant que
forme autobiographique indirecte ?
20 Le recours à l’imaginaire devient alors fondamental : le roman d’aventures répond à la
nécessité de construire une dimension irréelle fantasmatique afin d’authentifier par
opposition le récit d’enfance car ce n’est qu’à travers l’imaginaire qu’il est possible de
traduire ce qui se révèle intraduisible dans le langage ordinaire.
21 La Disparition évoquait la mère disparue pendant sa déportation à Auschwitz, W ou le
souvenir d’enfance représente de son côté l’exigence analytique et intime d’un écrivain
qui veut reconstruire son arbre généalogique et ne trouve ni dans sa culture, ni dans sa
langue, ni dans sa famille, ni dans ses souvenirs les instruments pour se relier à une
judéité qu’il n’arrive pas néanmoins à concevoir comme la sienne 47. La problématique
de l’identité juive thématisée de manière différente dans tout l’ensemble
autobiographique perecquien n’est pas seulement une exigence de la littérature de la
post-mémoire, mais constitue l’une des caractéristiques fondamentales de la littérature
juive prise dans un sens plus général48. Perec, fils de deux juifs d’origine polonaise, qui
n’est pas un rescapé, ni un témoin direct de la Shoah, fait de toute sa production
narrative l’espace autobiographique révélateur d’une vérité personnelle et intime qui
lui permet de redécouvrir son origine juive à travers un processus de réconciliation
avec l’Histoire : l’écrivain de la post-mémoire trouve dans l’imaginaire le seul
instrument pour créer l’image d’un passé historique qui lui appartient mais qu’il n’a
pas vécu.
NOTES
1. Les titres des paragraphes évoquent la phrase de Michaux « J’écris pour me parcourir. Peindre,
composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie » (Passages, Paris, Gallimard, 1963,
p. 142) que Perec a choisie en plusieurs occasions pour décrire son écriture.
2. Terme emprunté à Perec. Voir D. Bertelli & M. Ribière (dir.), Georges Perec. Entretiens et
conférences 1979-1981, Nantes, Joseph K., 2003, vol. I, p. 259 : « [Ma conception du roman] est
polymorphe. Pour moi, le roman, c’est aussi bien des textes biographiques, des autobiographies,
que des récits d’aventures, du policier ou de la science-fiction ».
3. Cf. J.-M. Le Sidaner, « Entretien avec Georges Perec », dans L’Arc, 76, 1979, Inculte, 2005,
p. 24-39.
4. Cf. G. Perec, « Pouvoirs et limites du romancier contemporain », dans D. Bertelli & M. Ribière
(dir.), cit., p. 76-93.
5. Voir G. Lukács, Signification présente du réalisme critique, Paris, Gallimard, 1960.
6. Voir notamment G. Perec, « Pour une littérature réaliste », dans Id., L. G. Une aventure des années
soixante, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 53.
7. C. Burgelin, Préface, dans G. Perec, L. G. Une aventure des années soixante, cit., p. 18.
8. Pour une définition de l’infra-ordinaire voir G. Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989.
9. Pour le concept de post-mémoire je renvoie à M. Hirsch, « Surviving images : Holocaust
photographs and the work of postmemory », dans Yale Journal of Criticism, 14-1 (2001), p. 5-37 et à
Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow : La génération d’après et la Mémoire de la shoah,
Amsterdam, Rodopi, 2008.
10. G. Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », dans L.G. une aventure des années
soixante, cit., p. 96.
11. Philippe Lejeune remarque que, « à l’exception, toujours, de W ou le souvenir d’enfance, les
projets autobiographiques de Perec évitent le récit, rabattent le temps sur le lieu, substituent à
l’histoire la liste, à l’intrigue le montage. Une mélopée, un labyrinthe » (Ph. Lejeune, La Mémoire et
l’oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L., 1991, p. 47).
12. Perec dit à propos de l’inscription d’éléments de souvenirs dans La Vie mode d’emploi : « C’est
une sorte de résonance, un thème qui court en dessous de la fiction, qui la nourrit, mais qui
n’apparaît pas comme tel... […] cette intervention d’éléments biographiques ou quotidiens a une
fonction dans la fiction » (G. Perec, Le Travail de la mémoire (entretien avec Franck Venaille), dans Id.,
Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 81-93, p. 86-87).
13. Perec remarque dans W ou le souvenir d’enfance : « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé
presque en même temps que mon projet d’écrire », p. 41.
14. G. Perec, Le Travail de la mémoire, cit., p. 87.
15. Ibid., p. 86.
16. Voir J.-M. Le Sidaner, « Entretien avec Georges Perec », cit., p. 26. Pour le concept d’« espace
autobiographique » voir Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996, p. 41-43 et
p. 165-196.
17. Ph. Lejeune, La Mémoire et l’oblique, cit, p. 74-75.
18. C. Burgelin, « W ou Le souvenir d’enfance de Georges Perec », dans Les Temps modernes, octobre
1975, 351, p. 568-571.
19. « Conversation avec Eugen Helmlé », dans G. Perec, Entretiens et conférences, vol. I, cit., p. 199.
20. G. Perec, Lettre à Maurice Nadeau, dans Id., Je suis né, cit., p. 51-66.
21. Les documents avant-textuels concernant W ou le souvenir d’enfance, conservés dans le Fonds
Georges Perec de la Bibliothèque de l’Arsenal, se composent d’un dossier avec les premières
ébauches du roman (cote 7), d’un « petit carnet noir » (cote 116), de l’agenda de 1974 (cote 43) et
du dossier 71. À la Bibliothèque royale de Suède est conservé le manuscrit de la dernière version
du roman.
22. Pour la description du projet de ce livre-fantôme voir G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée,
1974, p. 76-77.
23. Id., Lettre à Maurice Nadeau, cit., p. 61.
24. Id., Le Travail de la mémoire, cit., p. 83.
25. Voir G. Perec, « Conversation avec Eugen Hemlé », dans Id., Entretiens et conférences, vol. I, cit.,
p. 193-199 et B. Magné, Georges Perec, Paris, Armand Colin, 2005.
26. Le premier chapitre est publié le 16 octobre 1969 dans le numéro 81 de La Quinzaine littéraire.
Le feuilleton est interrompu en août 1970.
27. Version publiée : « Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés : il pourrait presque
sembler qu’ils n’ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés,
comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette
lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit
dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection. L’un de
ces textes appartient tout entier à l’imaginaire : c’est un roman d’aventures, la reconstitution,
arbitraire mais minutieuse, d’un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l’idéal olympique.
L’autre texte est une autobiographie : le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre,
un récit pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doutes,
d’hypothèses, d’anecdotes maigres. Le récit d’aventures, à côté, a quelque chose de grandiose, ou
peut-être de suspect ».
28. Cet adjectif dénote chez Perec l’impossibilité à reconstruire l’absence de son enfance par le
langage ordinaire. Il remarque dans W ou le souvenir d’enfance : « je sais que ce que je dis est blanc,
neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes », p. 63.
29. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71, 1, 29.
30. Pour une histoire du genre, voir J.-Y. Tadié, Le Roman d’aventures, Paris, Presses Universitaires
de France, 1982.
31. A. Thibaudet, Le Roman de l’aventure, dans Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007,
p. 319-333.
32. Pour le concept de réalisme citationnel, voir G. Perec, « Pouvoirs et limites du romancier
français contemporain » dans Entretiens et conférences, vol. I, cit., p. 76-88, p. 86 ainsi que M. van
Montfrans, Georges Perec. La contrainte du réel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1999.
33. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit, p. 93-95.
34. Perec définit le feuilleton W comme roman d’aventures ou roman imaginaire.
35. Le dossier 71 ne suit pas l’ordre chronologique de rédaction du roman. Pour tout
approfondissement voir D. Godard, « L’identité en question, étude des manuscrits de W ou le
souvenir d’enfance de Georges Perec » et B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance »,
dans Cahiers Georges Perec, 2 (1988), p. 39-55.
36. Voir Ph. Lejeune, « La rédaction finale de W ou le souvenir d’enfance », dans Poétique 2003, 1,
133, p. 73-107.
37. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 18.
38. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, cote 71, 3, 79.
39. B. Andrey, « Atlas des mondes imaginaires. Les mondes imaginaires de l’enfance, ou
l’imagination restreinte », dans Enfance, 20, 3-4, 1967, p. 323-345.
40. Pour une analyse précise des dernières transformations du texte voir Ph. Lejeune, « La
rédaction finale de W ou le souvenir d’enfance », dans Autogenèses. Les brouillons de soi, 2, Paris, Seuil,
« Poétique », 2013, p. 195-238. Pour l’analyse génétique des avant-textes du roman voir Ph.
Lejeune, La Mémoire et l’oblique, cit.
41. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71.
42. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 25.
43. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71, 1, 94, 6.
44. Voir B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », cit.
45. M. Bakhtine, « Le plurilinguisme dans le roman », dans Id., Esthétique et théorie du roman, 1978,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », p. 122-151.
46. Cet espace autobiographique révélateur de la vérité personnelle et intime de l’écrivain
comprend toute la production narrative que le lecteur est contraint de lire dans le registre
autobiographique.
47. Sur le rapport de Perec à la judéité je renvoie à M. Bénabou, « Perec et la judéité », dans
Cahiers Georges Perec, 1, 1984.
48. Voir M. Decout, « Georges Perec : la judéité de l’autre », dans Roman 20-50, 49, 2010, p. 123-134
et Id., Écrire la judéité. Enquête sur un malaise dans la littérature française, Seyssel, Champ Vallon,
2015.
RÉSUMÉS
La conception polymorphe du roman et l’intertextualité générique définissent l’œuvre de
Georges Perec qui par son écriture interroge et combine les genres, les codes et les modèles afin
de préserver la singularité de chacune de ses œuvres. Parmi ses romans W ou le souvenir d’enfance,
œuvre inclassable qui alterne la fiction et le récit d’enfance, a été objet d’une rédaction très
difficile que les documents génétiques peuvent éclaircir. Nous nous proposons de réfléchir sur le
processus de re-fonctionnalisation du roman d’aventures W, paru en feuilleton dans La Quinzaine
littéraire avant d’être englobé dans le grand projet autobiographique de Perec.
The polymorphic concept of the novel and the intertextuality of the literary genres
characterize the work of Georges Perec, whose writing looks into different genres, codes and
models and combines them in order to preserve the singularity of each of his works. Among
these W ou le souvenir d’enfance, an unclassifiable novel that alternates fiction and childhood
memories, has been the result of a very difficult writing process, that genetic documents can
only partly clear up. We propose to reflect on the process of re-functionalization of the
adventure novel W, which appeared before as a serialized text in the journal La Quinzaine littéraire
and was then integrated into the great autobiographical project of Perec.
INDEX
Mots-clés : re-fonctionnalisation, Perec (Georges), intertextualité générique, récit d’enfance,
autobiographie
Keywords : re-functionalization, Perec (Georges), intertextuality, childhood memories,
Autobiography
Dominique Rabaté
1 Saisir l’histoire littéraire du point de vue des écrivains contemporains, c’est accepter
que cette histoire ne soit jamais vraiment figée, et qu’elle résulte de la somme des
regards qui se sont déposés sur son cours polémique. Contrairement à la critique
académique, celle des professeurs si l’on veut reprendre les catégories de Thibaudet, le
créateur n’est pas tenu à une objectivité peut-être illusoire, ni même à la bonne foi. Il
n’a pas à hériter de toute l’histoire littéraire, mais de celle qui constitue pour lui un
moteur, positif ou négatif, qu’elle lui serve d’incitation ou de repoussoir. Ses choix
personnels sont dictés par ses goûts, mais aussi par ses stratégies d’affiliation ou de
distanciation. C’est par cet engagement personnel qu’il contribue à bousculer les
hiérarchies scolaires, à remodeler le canon de son époque, parce qu’il réécrit depuis le
présent ce qui lui importe, ce qui nous importe dans le passé de la littérature. Parlant
ou citant les écrivains du passé, c’est toujours peu ou prou son autoportrait qu’il
dessine.
2 Lecteur boulimique et érudit, Pascal Quignard convoque dans ses livres quantité
d’auteurs, qu’il cite plus ou moins littéralement, qu’il traduit à sa façon, mêlant
littérature, philosophie, mythe et sciences humaines. Son appétit spéculatif est
immense, intact. Comme son refus de rentrer dans des cases ou dans des genres. Il s’en
est expliqué notamment dans « La déprogrammation de la littérature » 1 où il
revendique la plus grande liberté pour le roman, qu’il ne veut pas cantonner à la lignée
usée de Flaubert, et qu’il inscrit au contraire dans son foisonnement originaire chez les
Latins ou en Chine, comme ce qui nous permet d’affronter l’obscurité et la solitude.
L’écrivain se place dans un continuum bien plus large, continuum qui est aussi celui de
la lecture et de l’écriture, l’une découlant de l’autre, car elles relèvent toutes deux
d’une formidable mise au silence du langage social. Elles obligent à un passage par le
« tacitoire » que Quignard oppose avec humour au gueuloir flaubertien 2.
3 Car la littérature, sous ses deux faces ou ses deux « espèces » de l’écriture et de la
lecture, est toujours pour Quignard une façon d’exacerber une solitude, une
indépendance. Elle crée donc moins une histoire et des hiérarchies que des tête-à-tête
singuliers, ou une sorte de communauté silencieuse et anachronique de solitaires. C’est
donc ce rapport à d’autres œuvres, à d’autres singularités que je voudrais examiner
dans la pratique de Pascal Quignard. Je l’envisagerai selon un angle délibérément
réduit, dans la problématique d’une écriture de soi, en suivant ce que l’auteur en dit
lui-même, en voyant ceux qu’il revendique comme modèles. C’est donc vers une
écriture de nature autobiographique que je me tournerai, mais qu’il faudra moins
comprendre comme un genre que comme la tentative de réunir vie et écriture. Nous
sommes loin de Philippe Lejeune et de toute idée de constituer des règles et une
histoire. Car ce que cherche Quignard c’est une sorte d’exemple, ou plutôt le rappel
d’une conviction. Il s’agit moins de légitimer sa façon personnelle de faire que de
défamiliariser des auteurs qu’on pourrait dire « classiques » en retrouvant chez eux
quelque chose de plus sauvage, de plus étrange et de plus singulier.
8 En invoquant ici ces quatre noms, Quignard semble ajouter le sien comme s’il figurait
ce cinquième doigt de la main qui cherche à saisir quelque chose. Il s’inscrit dans une
famille d’écrivains et de penseurs qui ont toujours été à cheval entre littérature et
philosophie, tous les quatre ouvrant leur œuvre à quelque chose d’infini ou
d’interminable. Car le projet qu’inaugure Vie secrète est bien celui d’une écriture au
présent, sans fin, et qui ne mérite le nom d’œuvre que si on lui donne sa valeur de
chantier toujours en cours5. Un peu à la façon de Montaigne, il démissionne de la vie
sociale pour se consacrer à une forme d’écriture qui épouse tout le reste d’une vie. Dans
cette liste, c’est le nom de Stendhal qui est certainement le plus étonnant, mais lui aussi
s’est livré à une autobiographie réticente et sans fin. Lui aussi a écrit des essais (sur
l’amour, la musique) aussi bien que des romans. Et son inscription dans ce quatuor tient
évidemment à la place qu’occupe le personnage de Clélia, l’héroïne de La Chartreuse de
Parme dans Vie secrète.
9 L’admiration que confesse Quignard (admiration absolue) semblerait un mouvement
classique de révérence pour les grands auteurs du passé, mais le texte décale
subtilement les choses. Car l’admiration porte ici sur ce que ces quatre écrivains « ont
tenté ». Il faut donc moins considérer leur œuvre que leur visée, que ce qu’ils ont essayé
de faire dans des livres qui rencontraient l’obligation d’une forme inouïe. C’est cet
effort vers une unité inédite que salue Pascal Quignard et qu’il veut poursuivre. Il s’agit
donc moins de s’inspirer de modèles que de prolonger le même geste créatif, la même
exigence de « mêler » pensée et vie, fiction et réalité.
10 Les affinités entre Quignard et ces quatre auteurs sont nombreuses. Auteur de récits
pornographiques, penseur de la sexualité, méditant sur Lascaux, théoricien de la
dépense, Bataille est une référence constante de l’auteur de Dernier royaume, qui
l’oppose volontiers à Blanchot. Stendhal, on l’a vu, se présente plus comme le
romancier que comme l’inventeur de la théorie de la cristallisation dans De l’Amour.
Mais c’est aussi dans la revendication de l’anachronisme qu’ils se rejoignent. Quand
Quignard écrit dans le quatorzième petit traité : « J’espère être lu en 1640 » 6, il
détourne volontairement le vœu de Stendhal d’être lu en 1880. De Montaigne, il retient
certainement l’idée même de l’essai, essai de soi comme tentative de trouver un mode
d’écriture au plus près de la singularité. Et Rousseau, dont la pensée anthropologique
est éloignée de celle de Quignard, figure comme l’une des figures du solitaire, de celui
qui a « tenté » dans tous les registres de son temps (discours, roman, autobiographie
avant l’heure) de tenir ensemble philosophie personnelle et invention de soi.
11 Car ce qui unit les quatre noms, c’est bien la recherche de quelque chose d’absolument
singulier, une expérience menée à la fois dans la vie et dans l’écriture, « expérience
intérieure » comme la nomme Bataille, qui désigne par là un excès de la dimension
subjective, un débordement du Moi que cherche aussi Quignard.
Anachorèses
12 Cette expérience porte chez Quignard toutes sortes de noms qui visent tous à faire
signe vers l’impossible qui pousse nos vies, dans le rappel constant d’une perte
originaire. Rester en éveil devant cet originaire manquant oblige à s’ouvrir à un
perpétuel jaillissement. Il implique une désynchronisation 7 du temps du rêve et du Jadis
qui déchire la trame faussement linéaire de nos jours.
L’extase mortelle
19 Car l’expérience fondatrice est celle d’un retour à soi, après un accident, après une
chute, après un moment d’absence radicale à soi. Mais ce retour à soi est aussi une
manière de désappropriation de soi. C’est cette expérience de la chute, pour reprendre
le titre du beau livre de Laurent Jenny13, qui est au cœur du tome VII de Dernier royaume,
et qui lui donne son titre énigmatique.
20 Quignard se livre à une curieuse réécriture du texte où Montaigne raconte comment il a
été renversé de cheval, et projeté quasiment mort « dix ou douze pas au delà » 14. Ce
passage célèbre du chapitre 6 du Livre II des Essais, est repris littéralement avec l’écart
de langue entre le français actuel et celui du XVIe siècle. Commencé à la troisième
personne comme une réflexion sur la possibilité d’essayer notre propre mort, le texte
passe sans transition à la citation en première personne, comme si le narrateur pouvait
directement dire Je à la place de Montaigne, se loger dans l’énonciation d’un autre.
Ramené péniblement chez lui, Montaigne éprouve une « une langueur et une extrême
faiblesse sans aucune douleur », il ressent « une infinie douceur » dans le repos. Loin de
tout pathos, ce que relate Montaigne, c’est la facilité de cet absentement de soi, et le
retour comme impersonnel de la vie pour un sujet qui est comme dépris de lui-même.
Voici comment Quignard commente ce récit :
C’est ainsi que l’écriture des Essais commence dans l’extase mortelle. Elle reproduit
sans cesse, chaque chapitre étant une nouvelle renaissance, une perte de
connaissance suivie d’un sentiment de pure joie de survivre. 15
21 La valeur de l’expérience est fondatrice, itérative et il faut donc l’avoir éprouvée
(comme Montaigne, comme Quignard lui-même) parce qu’elle ne peut se raconter qu’à
la première personne. Mais on voit que cette première personne est pour ainsi dire
poreuse, ouverte à un éloignement de soi, allégé par une forme d’écoulement de l’âme
ou de l’esprit qui vient graduellement réhabiter un corps devenu étranger. Pour écrire,
il faut avoir été désarçonné, jeté loin de soi, pour éprouver l’infinie douceur d’une
renaissance qui n’est en aucune façon une restauration du Moi.
22 Dans L’Expérience de la chute, Laurent Jenny analyse ce passage des Essais, avant de relire
un autre texte, non moins célèbre, de Rousseau. Celui, tiré de la « Deuxième
promenade » des Rêveries où il raconte son accident du 24 octobre 1776, quand il a été
renversé par un grand chien à Ménilmontant. Rousseau, qui marque si souvent sa
différence avec le projet de Montaigne, reprend pourtant très précisément le canevas
des Essais et s’inscrit dans la continuité d’une expérience qui semble se dire de façon
très voisine. Quignard signifie cette proximité en relisant le récit des Rêveries, dans le
chapitre immédiatement postérieur à celui qu’il consacre aux Essais.
23 La méthode, si l’on peut dire, est la même : Quignard écrit en lisant le texte, qu’il cite de
la même manière en première personne et sans aucun guillemet. L’écriture procède
directement de la lecture, et tisse la parole de l’écrivain à celle du texte rappelé au
présent. On se souvient de l’extraordinaire sentiment de « calme ravissant » 16 que
ressent Jean-Jacques à son réveil, au crépuscule. À la suite de Laurent Jenny dont il cite
le livre17, Pascal Quignard reprend le parallèle des deux expériences et note la
coïncidence d’un même sentiment de joie. Il commente ainsi le passage de Rousseau
qu’il a incorporé à son texte à la première personne :
Le fond de l’âme extatique est sans identité.
NOTES
1. P. Quignard, Écrits de l’éphémère, Paris, Galilée, 2005, p. 233-249.
2. Ibid., p. 244.
3. Toutes les références renvoient à l’édition originale : P. Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard,
1998.
4. Ibid., p. 286.
5. Voir P. Quignard, « Lettre à Dominique Rabaté », dans Europe, 976-77, août 2010, p. 8-16.
RÉSUMÉS
Dans Vie secrète, Quignard dit son admiration pour Montaigne, Rousseau, Stendhal et Bataille.
Mais chez ces auteurs, il ne cherche pas un modèle, mais ce qu’ils ont tenté. À savoir une écriture
de soi littéralement hors de soi, une manière d’être désarçonné qu’explore le tome 7 de Dernier
royaume, Les Désarçonnés.
In Vie secrète, Quignard confesses his admiration for Montaigne, Rousseau, Stendhal and Bataille.
But he does not seek to take them as models, he wants to pursue what they have tried. That is : a
self-writing literally out of any self, a way to be thrown off to quote the title of the seventh
volume of Dernier royaume : Les Désarçonnés.
INDEX
Mots-clés : Quignard (Pascal), écriture de soi, citation, histoire littéraire
Keywords : Quignard (Pascal), self-writing, quotation, literary history
Veronic Algeri
Introduction
1 Quand paraît le roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête une première fois aux
éditions Barzakh, en Algérie, en 2013, et ensuite chez Actes Sud, en 2014, c’est un
hommage à Albert Camus que l’on reconnaît dans un jeu intertextuel qui réécrit et
corrige, soixante-dix ans plus tard, la trame de L’Étranger. Là où s’inscrit l’injustice d’un
crime et est sanctionné l’« effacement de l’indigène »1, Daoud souhaite « que justice soit
faite »2 : désormais l’Arabe assassiné en 1942 sur la plage d’Alger par Meursault a un
nom, il s’appelle Moussa Ould el-Assasse, et une histoire que son frère Haroun raconte.
2 Meursault, contre-enquête se donne à lire telle une variation, une réappropriation, une
réparation, une inversion ou une suite du texte fondateur, dit-on ; chez les lecteurs
apparaissent le soupçon d’un paradoxe pour certains entre l’hommage et le mépris,
l’hypothèse d’un contrepoint pour d’autres3 construit autour d’un équilibre finement
travaillé entre les deux éléments d’un binôme qui nous conduit au cœur de l’Histoire 4.
Une histoire toute particulière néanmoins car le colonisateur et le colonisé sont le
bourreau et la victime, le maître et l’esclave, et se présentent comme les deux termes
d’une dichotomie subordonnée à un enjeu d’ordre à la fois politique, culturel et
psychologique, qui concerne la conscience de soi : en d’autres mots, c’est l’histoire
d’une identité qui, au lieu de surgir de la reconnaissance de l’Autre, implique sa mort 5.
En effet, le roman de Daoud se situe, autant que son roman matrice, à l’intérieur de
l’histoire coloniale par un crime : l’Arabe qui prépare l’assassinat d’un Français,
rappelle le meurtre de l’Arabe sans nom dans L’Étranger d’Albert Camus, vingt ans plus
tôt.
3 Quel type de relation se tisse entre ces deux épisodes ? « […] je crois que je voudrais que
justice soit faite. Cela peut paraître ridicule à mon âge... mais je te jure que c’est vrai.
J’entends par là, non la justice des tribunaux, mais celle des équilibres » 6.
4 En interprétant cette déclaration du narrateur, c’est une sorte de symétrie, au premier
abord, qui semble se mettre en place entre ces deux événements mais, sous l’emprise de
l’absurde, le dialogue avec le personnage camusien finit rapidement par se refermer sur
un monologue, dans le roman de Daoud. La toile de renvois intertextuels se défait et
glisse vers une polyphonie perturbée à l’intérieur de laquelle les repères de l’opposition
propres de l’imaginaire postcolonial se décomposent, pour laisser surgir un sujet qui
prend la parole dans un ensemble de références désormais privées de sens. Le vertige
devient la métaphore de la présence de l’homme dans l’Histoire : un nouveau
paradigme de l’étrangeté s’installe ainsi au sein de notre roman post-postcolonial et
globalisé, qui, en réactualisant l’univers camusien, lit et réagit à la violence des
affrontements binaires et idéologisés.
5 À partir de cette hypothèse, et afin d’interroger ses « équilibres », nous proposons de
commencer par détecter les manifestations et les variations de l’intertextualité dans
Meursault, contre-enquête. En analysant l’ensemble des relations entre ces deux ouvrages,
l’idée est d’abord celle de signaler, au niveau de la structure de notre roman, une
reprise ponctuelle d’éléments dans un équilibre d’oppositions symétriques. Puis, dans
un deuxième temps, il s’agira de découvrir que le rapport à l’avant-texte renvoie non
seulement à des segments de textes autres, mais à un « univers discursif » 7, un système,
autrement dit, au sein duquel se situent les questions de l’intellectuel face à la
rhétorique coloniale et les réponses d’un certain humanisme philosophique.
L’hommage
6 La presse spécialisée, qui a réagi la première à la parution du roman de Daoud,
reconnaît d’abord un hommage à Albert Camus, dans la reconstruction minutieuse d’un
ensemble de références que l’auteur souhaite signaler à un lecteur avisé, comme dans
une sorte de mimétisme stylistique et d’adhérence intellectuelle. Ce roman paraît une
première fois sur demande de la maison d’édition algérienne, pour célébrer Camus à
l’occasion du centenaire de sa naissance et son chef-d’œuvre, L’Étranger, déjà considéré
comme un classique par ses contemporains. Jean-Paul Sartre le célèbre pour :
[…] le tour de ses raisonnements, la clarté de ses idées, la coupe de son style
d’essayiste, et un certain genre de sinistre solaire, ordonné, cérémonieux et désolé,
tout annonce un classique, un méditerranéen. […] Il n’est pas jusqu’à sa méthode
qui ne fasse penser aux anciennes “géométries passionnées” de Pascal, de Rousseau
[…].8
7 Daoud lui adresse la même reconnaissance : « Il écrit si bien que ses mots paraissent des
pierres taillées par l’exactitude même » ; « […] son monde est propre, ciselé par la clarté
matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons » 9. La reprise et
transformation de l’œuvre de Camus, semble surgir d’une image à l’intérieur de
laquelle se déploie une sorte de solidarité entre les techniques narratives, la morale et
une certaine métaphysique.
anonymat, lui rend justice, car le discours colonial a privé l’indigène non seulement de
son nom, mais aussi de sa géographie et de son histoire 33.
23 Les relations explicites et implicites que nous avons décodées sur la base de cette
opposition constitutive, produites par le jeu de l’intertextualité, mènent à
l’interprétation d’un système de références qui dépassent les limites du texte pour
atteindre l’espace et le temps.
24 Dans le projet littéraire de Daoud, l’opposition concerne notamment les dates de
l’histoire coloniale : le 5 juillet 1942 Meursault tire sur l’Arabe et le 5 juillet 1962 le
roumi Joseph Larquais est assassiné par Haroun.
25 Plus encore, cette symétrie engage les éléments biographiques de nos deux auteurs,
leur place et leur position par rapport à cette même Histoire : Camus est journaliste à
Alger et Daoud est journaliste à Oran. Or il se trouve que ces deux villes se conforment,
elles aussi, à une sorte de disposition bipolaire car la prise d’Alger, qui a lieu en 1830,
marque le début de la colonisation, et à Oran, en 1962, a lieu le massacre de civils
européens après la reconnaissance officielle de l’Indépendance.
26 La critique est d’accord et propose ce constat en guise de conclusion : « En revisitant
Camus et son Étranger, [on interroge] deux trilogies, celle qui hante l’âme tourmentée
des Algériens – Camus-Meursault-l’Arabe – et l’autre qui hante la conscience troublée
des Français – l’indigène-l’Arabe-le musulman »34.
Ni victimes ni bourreaux
27 Pour Daoud, écrire avec Camus équivaut à une opération plus ample que celle qui met
en contact deux textes. Cela veut dire écrire avec l’histoire coloniale, son discours et sa
plaie toujours à vif, comme cette mère qui « Aujourd’hui est encore vivante ».
28 L’exhibition du rapport à l’hypotexte camusien signale en effet une complexification
que nous allons tenter d’éclairer. Au sein d’une écriture « à tiroirs et haletante » 35, la
voix qui appartient d’abord à Haroun, finit par prendre la place de celle de Meursault :
« Mais souvent aussi je retombe, je me mets à errer sur la plage, pistolet au poing, en
quête du premier Arabe qui me ressemble pour le tuer »36.
29 Les dispositifs de théâtralisation d’un affrontement binaire s’épuisent rapidement 37 : la
voix du narrateur se superpose à celles de ses interlocuteurs dans un mouvement de
concentration polyphonique, en même temps que les parcours de vie des personnages
déçoivent l’horizon d’attente du lecteur. Nous apprenons par exemple que Haroun,
scolarisé dans les années 1950 à Hadjout, anciennement Marengo, a déserté la cause
révolutionnaire et qu’il ne sera pas poursuivi pour le meurtre de Joseph Larquais, « […]
mais parce qu’il n’a pas tué de Français au bon moment c’est-à-dire pendant le temps
de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie »38.
30 S’intensifiant au fil des pages, ces nouvelles informations décloisonnent la morphologie
d’un système idéologique qui, des deux côtés, entretient la haine de l’Autre.
31 Une question semble surgir alors de cette structure énonciative à la « mécanique
ondulatoire »39, concernant la place des uns et des autres face à la colonisation.
32 Dans ce même « univers farouche et limité de l’homme »40, Camus a dû chercher ses
réponses. Le quotidien de Meursault est enregistré par une séquence parataxique de
gestes et de phrases juxtaposées, sans rapport de coordination ni de subordination ; le
choix du temps verbal, ce passé composé longuement analysé, par Sartre notamment,
participe à la mise en place de « la solitude de chaque unité phrastique » 41 comme à
l’intérieur d’un monologue où l’abondance de locutions temporelles place le locuteur
en dehors de toute chronologie42. Sans liens signifiants entre les faits, une « cloison
vitrée »43, « transparente aux choses et opaque aux significations » 44, laisse apercevoir
un monde dirigé par le déterminisme d’une « économie mécanique » 45, et l’on finit par
croire que Meursault a tiré sur l’Arabe à cause d’une insolation, le regard dans le vide,
la conscience rayée.
33 S’il développe une sorte de neutralité morale, Meursault refuse aussi le caractère
déraisonnable de l’Histoire. Le héros de Camus est lucide, innocent et idiot : « Il est
étranger à ce monde et il fait de l’absurde non pas ce qui dérange et brise tout, mais ce
qui est susceptible d’arrangement et ce qui même arrange tout » 46. L’homme trouve
alors un sens dans la conscience de la répétition régulière de l’effort sans fin de vouloir
refaire le monde en dehors de l’Histoire.
34 La perspective sociocritique postcoloniale semble être dépassée par une réflexion
métaphysique.
35 À côté de Meursault, se dresse alors Haroun qui, sur la tombe vide de son frère, devient
aussi un personnage sisyphéen : « C’est dans cet endroit que je me suis éveillé à la vie,
crois-moi. C’est là que j’ai pris conscience que j’avais droit au feu de ma présence au
monde […] malgré l’absurdité de ma condition qui consistait à pousser un cadavre vers
le sommet du mont avant qu’il ne dégringole à nouveau, et cela sans fin » 47.
36 Daoud et Camus, autant que les narrateurs de leurs romans, ne sont pas opposés dans
l’Histoire car tous deux brouillent les clivages d’une opposition érigée d’abord par le
système colonial puis, à partir de l’Indépendance, entretenue par la rhétorique du
discours national. Ce schéma d’opposition bipolaire, nécessaire comme l’est un
marqueur identitaire et absurde comme l’est tout régime racial basé sur la haine de
l’autre, continue de s’imposer aux héritiers de l’histoire coloniale, tel un appareil de
déshumanisation, comme l’entend Sartre48, ou un système d’aliénation, comme dans
l’analyse de Saïd qui écrit à ce propos que : « the colonized people […] had freed
themselves […] but remained victims of their past »49.
37 Né en 1970 et faisant partie de la génération de la post-indépendance 50, Daoud
considère que le drame du peuple algérien consiste à continuer à entretenir une sorte
de « nostalgie du bilatéral pur et dur »51 dans la représentation de soi et la relation à
l’Autre. En 1962, le colonisé se retrouve face à lui-même pour la première fois depuis
toujours, il est uni à ses frères par un drapeau et une langue qui ne sont pas les siens, il
est condamné à la mystification de la guerre de libération, et finit par trouver sa liberté
dans le paradoxe de l’adoption de la langue du colonisateur.
38 Butin de guerre pour l’écrivain algérien Kateb Yacine, langue de l’Autre mais aussi
autre langue, langage poétique, pour Assia Djebar52, la langue française représente un
espace d’affranchissement. Dans cette acception bien particulière, Daoud énonce sa
propre politique de la langue : faire « des mots du meurtrier et de ses expressions [un ]
bien vacant »53, sans propriétaire (le colon l’aurait-elle abandonnée ou perdue) ou sans
possesseur (l’indigène l’aurait-elle volée), pour sublimer le réel, comme l’a fait
Camus, qui « savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime » 54, « pour
parler à la place du mort, continuer un peu ses phrases » 55.
39 La contre-enquête ne peut aboutir. Reste Sisyphe et son mythe qui inspire la révolte :
jour après jour, le chroniqueur lit l’actualité et raconte d’autres histoires possibles au-
delà du trouble que les violences de la décennie noire ont projeté sur les références
identitaires des peuples dans la globalisation, encore et toujours colonisé : « Quel drôle
de métier. D’ailleurs est-ce réellement un métier ? S’amuser à refaire le monde chaque
matin, le porter comme Atlas, comme Sisyphe… dans un recommencement sans fin ? »
56
.
40 La langue que Daoud s’approprie est littéraire dans l’écriture romanesque mais aussi
dans ses témoignages journalistiques. Tel un roman, la chronique est une écriture de la
jouissance et du jeu (non pas de la justice mais de la justesse), où la langue française,
capable d’« éclairer les plis du quotidien étouffant entre le minaret et la caserne » 57,
n’appartient ni aux victimes ni aux bourreaux.
41 Ce binôme, en dehors duquel Daoud semble vouloir se situer à travers le recours à la
pratique de l’écriture, est aussi refusé par Camus.
42 Dans la série d’articles intitulée Ni victimes ni bourreaux, il écrit : « on nous demande
d’aimer ou de détester tel ou tel pays et tel ou tel peuple. Mais nous sommes quelques-
uns à trop bien sentir nos ressemblances avec tous les hommes pour accepter ce choix »
58
.
Le vertige
43 Une fois repoussées toutes politiques identitaires issues d’une éthique de
l’antagonisme, celles du discours colonial aussi bien que celles du récit-origine de la
nation algérienne, que peut l’intellectuel ?
44 Désormais, la question à laquelle Daoud semble vouloir répondre n’est plus de
connaître la place des uns et des autres face à la colonisation, mais plutôt de savoir
resituer l’individu dans l’Histoire. À notre tour, nous souhaitons y parvenir en suivant
notamment les très nombreuses occurrences du mot « vertige » dans Meursault, contre-
enquête.
45 « […] juste après l’Indépendance, je suis revenu à Alger, résolu à mener ma propre
enquête. Mais penaud j’ai fait demi-tour à la gare. Il faisait chaud, je me sentais ridicule
dans mon costume de ville et tout allait trop vite, comme un vertige […] » 59. La tentative
d’échapper à la routine d’un ordre causal et d’établir un « enchaînement
chronologique »60, échoue, car la vengeance n’est pas réparatrice et dans le crime il n’y
a pas de libération. Une fois l’équilibre perdu, le vertige s’empare de l’homme : « J’avais
tué et cela me donnait un vertige incroyable »61.
46 Ce sentiment donne l’illusion que son corps ou que les objets environnants sont animés
d’un mouvement d’oscillation, mais décrit aussi l’attraction irrésistible d’une chute
éprouvée au-dessus du vide, ou d’une date. Car dans notre roman, l’Histoire et ses
hommes se donnent rendez-vous le 5 juillet. Si en 1942 et en 1962 sont assassinés
respectivement l’Arabe et le roumi, l’équilibre à peu près parfait qui aurait assuré « que
justice soit faite »62, se défait lorsqu’on découvre que l’assassinat est commis deux jours
après la reconnaissance officielle de l’Indépendance, et que la date de sa proclamation,
que le général De Gaulle doit faire le soir du 5 juillet, arrive le jour du 132 e anniversaire
de la prise d’Alger par les Français.
47 Or cette attirance vertigineuse de dates, loin d’appartenir à l’ordre de la justice, est plus
proche d’un jeu de correspondances ludiques, qui tente en vain de donner un sens au
hasard. Le narrateur l’explique ainsi : « Je pouvais passer de vie à trépas et de l’au-delà
au soleil en changeant seulement de prénom : moi Haroun, Moussa, Meursault ou
Joseph. La mort, aux premiers jours de l’Indépendance, était aussi gratuite, absurde et
inattendue qu’elle l’avait été sur une plage ensoleillée de 1942 » 63. Les crimes, à travers
lesquels l’Histoire se reproduit, dans l’élan vain d’une aspiration à un idéal par
exemple, s’enchaînent dans le vertige d’une répétition injuste où l’individu est
condamné à se perdre. Comme Haroun qui avoue : « J’ai connu les vertiges de l’homme
qui possède un secret bouleversant et je me suis promené ainsi, avec une sorte de
monologue sans fin dans ma tête »64.
48 Emil Cioran, que l’auteur cite en exergue à son roman, l’exprime ainsi : « L’heure du
crime ne sonne pas en même temps pour tous les peuples. Ainsi s’explique la
permanence de l’histoire »65. Dans cet inexorable flux d’événements, Daoud renonce à
rendre aux victimes la « justice absurde »66 des tribunaux, mais compose la justesse de
l’écriture littéraire, comme si une fois déçues les attentes d’un ordre moral, il ne restait
plus que les formes d’un virtuosisme esthétique. On se demande alors si Meursault a tué
par le déterminisme ou par le hasard de l’histoire et si l’Arabe avait « un révolver, une
philosophie ou une insolation ? »67.
49 Sans victimes et sans bourreaux, sans hiérarchie et sans références, Haroun tombe dans
le vide anéantissant d’une histoire qu’il ne peut que rejouer à l’infini : « J’éprouve juste
une sorte de lassitude, l’envie de dormir souvent et, parfois, un immense vertige » 68.
50 Mais le vertige correspond aussi à la métaphore d’un sentiment d’étrangeté, comme le
« trouble mental dans lequel le malade perd le sentiment de sa réalité personnelle,
reconnaît mal le monde environnant »69.
51 Cette fracture coloniale continue de situer les anciens colonisateurs et les nouveaux
Algériens à l’intérieur d’une opposition qui concerne aussi le rapport entre les
littératures francophones et la littérature de l’Hexagone, dans les termes d’une
hiérarchisation entre une périphérie et un centre. Un rapport que l’ouvrage de Daoud a
déstabilisé, par une démarche transgressive, et cela au moins pour deux raisons :
d’abord un écrivain algérien reprend un auteur classique de la littérature française,
puis son roman paraît en Algérie, à la périphérie du marché éditorial, avant d’être
publié en France, au sein des institutions de la sacralisation littéraire 70. S’agit-il, comme
le soupçonne Sylvie Ducas, d’« une extrême ambition qui ne s’avoue pas, celle d’un
écrivain algérien rêvant de devenir un grand “écrivain français” » 71 ? Ou bien, est-ce la
permanence d’un rapport de force qui lie, dans le conflit et l’opposition, par une sorte
d’attirance, le colonisé au colonisateur ? Cette force mimétique est l’objet de l’analyse
d’Albert Memmi.
52 Le colon attire l’indigène pour mieux le repousser : « […] c’est sa langue maternelle (du
colon) qui permet les communications sociales ; même son costume, son accent, ses
manières finissent par s’imposer à l’imitation du colonisé […] » 72.
53 La perversion de la relation coloniale se manifeste alors dans sa physionomie qui
ressemblerait à une pyramide dans laquelle l’indigène souhaite prendre les distances
du musulman et s’identifier au Français, et le colonisé finit par être le colonisateur :
[…] dans un grand élan qui m’emportait vers l’Occident, qui me paraissait le
parangon de toute civilisation et de toute culture véritables, j’ai d’abord tourné
allègrement le dos à l’Orient, choisi irrévocablement la langue française, me suis
habillé à l’italienne et ai adopté avec délices jusqu’aux tics des Européens. En quoi
d’ailleurs, j’essayais de réaliser l’une des ambitions de tout colonisé, avant qu’il ne
passe à la révolte.73
54 Si Daoud a fait l’expérience de ce sentiment, il a aussi réalisé que l’injustice n’est pas
une prérogative du système colonial et que la révolte ne concerne pas exclusivement
l’indigène. D’après Memmi, le colon de bonne volonté fait aussi l’expérience de
l’injustice de sa position. S’il refuse le camp auquel il est censé appartenir, qu’il perçoit
comme injuste, il se rapproche du camp de l’indigène, qu’il découvre être celui du
droit : mais bien avant « qu’il aille jusqu’au bout de sa révolte […] le vertige le gagne » 74.
55 Ainsi sont réunis dans la voix d’un seul personnage Meursault et Haroun, en même
temps que le drame qui les lie, comme si « la relation coloniale […] enchaînait le
colonisateur et le colonisé dans une sorte de dépendance implacable » 75.
56 Dans Mes indépendances, l’angoisse philosophique de l’écriture littéraire cède le pas à
l’analyse de l’actualité dans laquelle surgit une réflexion sur le rapport de l’intellectuel
à la politique et, face à un régime de discours qui continue d’être hanté par la fracture
coloniale, une forme de liberté est revendiquée. L’Indépendance perd sa lettre
majuscule et se décline au pluriel, à travers la référence à l’auteur des Chroniques
algériennes76 : son combat pour la vérité en dehors des appartenances idéologiques et
des partis politiques ; son attachement à l’Algérie qui le fait sentir en exil en France ; la
dénonciation lucide des injustices du système colonial ; la revendication d’une issue
dans l’égalité sont les thèmes inspirateurs d’un combat dont Daoud revendique à
plusieurs reprises l’ascendance.
57 La pensée de Camus, qui s’inscrit dans cette guerre des mémoires, est déjà celle de la
complexité et Kamel Daoud, qui semblait s’insérer dans la lignée « contrapuntique » de
Saïd77 par ce biais littéraire, est encore l’homme révolté, faisant l’expérience de
l’absurde.
58 « Coincé[s] entre deux histoires »78 et victimes de leurs rhétoriques aliénantes, se
situant d’une certaine manière à un bout et à l’autre de cette fracture qui fait parader
sur les deux fronts de la Méditerranée le nous et le eux, les victimes et les bourreaux,
ouvrant un abîme au cœur d’une identité absurde pour Camus, peut-être vertigineuse
pour Daoud, nos deux auteurs semblent réaliser que l’Autre, loin de servir à alimenter
une haine paralysante, permet de « creuser les perspectives de sa solitude » 79, que la
mesure de l’homme n’est pas dans l’opposition à son frère mais plutôt dans l’immensité
comme contrepoint de sa petitesse.
NOTES
1. S. Lapaque, « Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud : une réécriture de Camus », dans Le
Figaro, 16 octobre 2014, consulté le 15/11/2018, URL : <http://www.lefigaro.fr/livres/
2014/10/16/03005-20141016ARTFIG00015--meursault-contre-enquete-de-kamel-daoud-une-
reecriture-de-camus.php>.
2. K. Daoud, Meursault, contre-enquête, Arles, Actes Sud, 2014, p. 16 (dorénavant MCE).
3. M. Séry, « Kamel Daoud double Camus. Avec “Meursault, contre-enquête”, l’écrivain algérien a
réécrit “L’Étranger” – du point de vue arabe. Superbe », dans Le Monde, 25 juin 2014, consulté le
15/11/2018, URL : <https://www.lemonde.fr/livres/article/2014/06/25/kamel-daoud-double-
camus_4445128_3260.html>.
4. Cette démarche est à la base du roman de K. Daoud, Le Peintre dévorant la femme, Paris, Stock,
2018. L’Orient et l’Occident s’opposent, à travers une série de couples dichotomiques : le sauvage
et le civilisé, le corps voilé et le corps nu, Abdellah et Picasso, le djihadiste et l’artiste, le désert et
l’idéal de pureté unique pour le premier, le musée et la défense des différents patrimoines de
l’humanité pour l’autre.
5. Hegel a déjà pensé le binôme du maître et de l’esclave comme une relation paradoxale basée
sur l’indifférence et la dépendance réciproques. G. W. F. Hegel, Indépendance et dépendance de la
conscience de soi : domination et servitude, dans Phénoménologie de l’esprit [1807], tr. fr. J. Hyppolite,
Paris, Aubier-Montaigne, t. 1, 1978, p. 145 et sq.
6. MCE, p. 16.
7. J. Kristeva, « Le mot, le dialogue, le roman », dans Id., Sémeiotiké, Paris, Seuil, 1969, p. 82-112,
p. 84.
8. J.-P. Sartre, « Explication de L’Étranger », dans Id., Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 99-121,
p. 102.
9. MCE, p. 12.
10. Ibid., p. 4.
11. Ibid., p. 77.
12. Ibid., p. 115.
13. Ibid., p. 137.
14. A. Camus, La Chute, Paris, Gallimard, 1956.
15. MCE, p. 30.
16. K. Daoud, Le Peintre dévorant la femme, cit., p. 180.
17. Id., Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, Arles, Actes Sud, 2017.
18. MCE, p. 110.
19. Ibid., p. 11.
20. Ibid., p. 29.
21. J.-P. Sartre, art. cit., p. 118.
22. MCE, p. 29.
23. Ibid., p. 48.
24. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, Paris, Gallimard, 1942.
25. MCE, p. 21.
26. A. Compagnon, La Seconde Main, ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 351 et p. 356.
27. J.-P. Sartre, art. cit., p. 105.
28. MCE, p. 47.
29. G. Spivak, In Other Words: Essays in Cultural Politics, New York, Routledge, 1988, p. 213.
30. J.-M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999.
31. E. W. Saïd, Orientalism, New York, Pantheon, 1978.
32. F. Cusset, « Politiques identitaires », dans Id., French Theory, Paris, La Découverte, p. 143-178,
p. 155.
33. E. W. Saïd, « Representing the Colonized: Anthropology’s interlocutors », dans Critical Inquiry,
15, 1989, p. 205-225.
34. M. Harzoune, « Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête », dans Hommes et migrations, 1308, 4,
2014, p. 195.
35. F. Tilikete, « Meursault, contre-enquête ou la nécessaire réécriture », dans Africa Review of books/
Revue Africaine des Livres, 11, 2, septembre 2015, p. 19-20, p. 19.
36. MCE, p. 147.
37. Ch. Bonn, « La littérature francophone serait-elle sortie du face-à-face post-colonial ? », dans
Modern & Contemporary France, 10, 4, 2002, p. 483-493.
38. E. Caduc, « Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal », dans
Loxias-Colloques, 4, « Camus : "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire) », consulté le
15/11/2018, URL : <http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=686>.
39. M. Harzoune, art. cit., p. 195.
40. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, dans Id., Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, cit., p. 161-168,
p. 167.
41. J.-P. Sartre, art. cit., p. 117.
42. M.-G. Barrier, L’Art du récit dans L’Étranger de Camus, Paris, Nizet, 1962.
43. J.-P. Sartre, art. cit., p. 114.
44. Ibid., p. 115.
45. Ibid., p. 121.
46. M. Blanchot, « De l’Angoisse au langage », dans Id., Faux pas [1943], Paris, Gallimard, 1971,
p. 65-71, p. 70.
47. MCE, p. 57.
48. J.-P. Sartre, « Préface », dans A. Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, [1966],
Paris, Gallimard, 1985.
49. « […] les peuples colonisés […] se sont libérés […] mais sont toujours victimes de leur passé »,
E. W. Saïd, art. cit. p. 207 [Nous traduisons].
50. Ch. Chaulet Achour, « Une variation algérienne sur l’écriture camusienne : Meursault, Contre-
enquête de Kamel, Daoud (2013) », « Albert Camus et l’Algérie », Lyon, 30 janvier 2014 –
Association Coup de Soleil en Rhône Alpes, consulté le 15/11/2018 URL : <http://
christianeachour.net/images/data/telechargements/2014/A283.pdf>.
51. MCE, p. 32.
52. V. Algeri, L’Histoire de soi dans la langue de l’autre. La Polyphonie linguistique dans l’œuvre d’Assia
Djebar, Roma, Aracne, 2014.
53. MCE, p. 12.
54. Ibid., p. 11.
55. Ibid., p. 12.
56. Ibid., p. 9.
57. K. Daoud, Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, cit. p. 16.
58. A. Camus, « Ni victimes ni bourreaux. 19-30 novembre 1946 », dans Id., Camus à Combat, éd. J.
Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, « Cahiers Albert Camus 8 », 2002, p. 641.
59. MCE, p. 33.
60. J.-P. Sartre, art. cit., p. 121.
61. MCE, p. 121.
62. Ibid., p. 16.
63. Ibid., p. 115.
64. Ibid., p. 148.
65. Ibid., p. 7.
66. J.-P. Sartre, art. cit., p. 111.
67. MCE, p. 14.
68. Ibid., p. 97.
69. P. Janet et F. Raymond, Les Obsessions et la psychasthénie, Paris, Alcan, 1903, p. 42.
70. K. Harchi, Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, Paris, Pauvert, 2016, p. 27.
71. S. Ducas, « L’entrée en littérature française de Kamel Daoud : "Camus, sinon rien !" », dans
Littératures, 73, 2015, p. 185-197, p. 185.
72. A. Memmi, op. cit., p. 38.
73. Ibid., p. 25.
RÉSUMÉS
En interrogeant la présence de l’œuvre d’Albert Camus dans le roman Meursault, contre-enquête
(Barzakh, 2013 et Actes Sud, 2014) de Kamel Daoud, apparaissent les marques d’un engagement
politique et poétique qui surgit aujourd’hui comme hier d’une inquiétude face à l’absence de
repères. Deux auteurs, écrivains et journalistes, dialoguent ainsi d’un bout à l’autre de l’histoire
coloniale, pour soulever la question fondamentale de la raison de la haine. Daoud avec son Arabe,
comme Camus avec son Meursault, trouvent la réponse en dehors des idéologies, dans l’absurde.
Est-ce le prix à payer pour se libérer d’un récit hanté par la fracture coloniale ?
By questioning the presence of the work of Albert Camus in the novel Meursault, contre-enquête
(Barzakh, 2013 and Actes Sud, 2014) by Kamel Daoud, the marks appear of a political and poetic
commitment that arises today as yesterday from a concern due to the absence of landmarks.Two
authors, both writers and journalists, from one side to the other of colonial history, raise the
fundamental question of the reason of hate. Daoud with his Arab, like Camus with his Meursault,
find the answer beyond ideologies, but in the absurd. Is this the price to pay to free oneself from
a story haunted by the colonial fracture ?
INDEX
Mots-clés : Daoud (Kamel), Camus (Albert), intertextualité, absurde, colonisation
Keywords : Daoud (Kamel), Camus (Albert), intertextuality, absurd, colonization
Héritages
3 On assiste de nos jours, et depuis le début des années 1980, à une véritable
prolifération, en France, de récits de filiation. Dominique Viart, à qui on doit cette
définition, explique que « [c]ette forme littéraire a pour originalité de substituer au
récit plus ou moins chronologique de soi qu’autofiction et autobiographie ont en
partage, une enquête sur l’ascendance du sujet » :
Tout se passe en effet comme si, la diffusion de la réflexion psychanalytique ayant
ruiné le projet autobiographique en posant l’impossibilité pour le Sujet d’accéder à
une pleine lucidité envers son propre inconscient, les écrivains remplaçaient
l’investigation de leur intériorité́ par celle de leur antériorité familiale. Père, mère,
aïeux plus éloignés, y sont les objets d’une recherche dont sans doute l’un des
enjeux ultimes est une meilleure connaissance du narrateur de lui-même à travers
ce(ux) dont il hérite.5
4 Les critiques reconnaissent dans des ouvrages comme La Place d’Annie Ernaux (1983),
Vies minuscules de Pierre Michon (1984), L’Orphelin de Pierre Bergounioux (1992) les
premiers exemples de récits de filiation, même si certains éléments du genre sont déjà
reconnaissables dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, dans différents récits
de Patrick Modiano, voire dans Le Premier homme d’Albert Camus, qui se configurent eux
aussi « sur le mode de l’enquête » et sont « traversé[s] de supputations et d’hypothèses
présentées comme telles dans le corps même du livre »6. Si l’enquête est nécessaire,
c’est qu’il y a, au départ, un « défaut de transmission » 7 : c’est souvent un décès qui en
suscite l’initiative, ou encore la maladie ou, plus simplement, l’inexorable
vieillissement d’un des parents.
5 Le livre de Doan Bui présente tous les traits du récit de filiation. Il naît d’une
« contrainte » initiale (l’accident vasculaire cérébral du père de la narratrice, qui lui ôte
la parole) qui, comme l’absence de souvenirs dans W ou le souvenir d’enfance, loin de
décourager les tentatives de reconstruction du passé, leur donne leur plus vif élan. Ceci
dit, on découvrira bientôt que depuis longtemps le silence couvrait de larges pans de
l’histoire familiale. Le silence, et le silence des pères en particulier, est un des topoï
principaux des récits de filiation : c’est là que réside, la plupart du temps, le « défaut de
transmission » évoqué, et c’est là que l’acte d’écriture trouve sa raison d’être. De plus,
dans le cas de Doan Bui, l’enquête n’est pas une ressource accessoire, mais quelque
chose d’intimement lié à sa profession de reporter :
Je ne sais pas qui est mon père. Je suis face à un reflet qui danse et qui tremble sur
l’eau, je tente de le capturer, je plonge ma main, mais il se dérobe comme les bribes
d’un rêve au matin. […]
Il est temps d’élucider, de me débarrasser de mon habit de « fille de », et d’endosser
celui du journaliste, retrouver mes réflexes : me documenter, interroger, poser des
questions. (SP 62)
6 Loin de se limiter à présenter les résultats de l’enquête, le récit consiste dans cette
enquête. Et donc d’une part, le texte suit les démarches de la narratrice dans les
archives ou dans les bureaux de l’administration, sans cacher les marges d’incertitude
qui restent. D’autre part, les documents, les lettres, voire les conversations sur
WhatsApp ou MSN intègrent matériellement le récit. Ce n’est pas tout : comme tant
d’autres écrivains, pour réduire « l’insavoir lié à telle ou telle période biographique mal
renseignée », Doan Bui recourt « à des connaissances historiques plus larges, selon les
méthodes développées par la microstoria »8. Comme Perec ou Modiano l’ont bien
démontré, il y a des événements historiques qui décident des moments d’une vie : faute
de renseignements sur l’histoire personnelle, l’Histoire « avec sa grande Hache » rendra
compte de ce qui manque. L’histoire du Vietnam est déterminante pour l’avenir de la
famille Bui. Le père de la narratrice était d’abord venu en France pour faire des études
de médecine, au terme desquels il prévoyait regagner le Vietnam ; c’est à cause de la
chute de Saigon et de la dissolution du Sud Vietnam dont il était originaire qu’il finit
par rester en France. L’enquête menée par la narratrice lui permettra de découvrir le
« secret de famille »9 que son père a caché à sa propre femme pendant quarante ans de
mariage, à savoir qu’il a passé son enfance dans le maquis, son propre père étant un
Viêt-minh.
7 Le recours à l’Histoire n’implique pas du tout que la narration aboutisse à l’exactitude
d’une narration historique, au contraire : il est courant dans les récits de filiation que
les doutes s’affichent et qu’on fasse recours, pour les combler, à l’imagination, voire à la
fiction. Ce n’est pas là une nouveauté dans l’absolu : déjà dans les narrations post-
mémorielles de Perec et de Modiano, « [c]’est par le détour de l’imagination
romanesque que le fait historique acquiert sa plus grande authenticité, sa plus grande
vérité »10. Il est pourtant vrai que cette attitude trouve aujourd’hui un terrain fertile à
son déploiement, vu que « l’époque n’est […] plus au partage net entre fiction et
mouvement du savoir, qui ferait de la fiction une dérive mensongère ou une illusion
trompeuse »11. Viart invite à parler de « figuration » plus que d’invention tout court : le
texte « entreprend de dire comment l’écrivain (le narrateur) se figure que les choses
ont pu se passer, en fonction des éléments tangibles dont il dispose » 12. C’est donc
moins pour sa « puissance romanesque » que pour sa « potentialité cognitive » 13 que la
fiction se déploie, « comme fiction de méthode […] mais aussi comme potentialité
réparatrice »14. Par exemple, Doan Bui sait exactement où et quand son père est arrivé
en France, mais elle ne peut que se figurer les conditions climatiques voire
psychologiques de ces moments :
Mon père devait avoir emporté un pull-over tricoté par sa mère, celui que tous les
Vietnamiens exilés avaient glissé dans leur bagage : sa mère avait si peur du froid
climat de cette lointaine France. La France ! Il y arrive enfin le 6 décembre 1961. Je
l’imagine regarder s’éloigner la tache verte et bleue de son pays, le vol est long, il
s’assoupit à moitié, se réveille sans cesse, et puis voilà, la France s’approche, il se
penche vers le hublot, il est stupéfait par tous ces buildings vus de haut, l’avion
atterrit, il descend, l’aéroport d’Orly – Roissy n’existe pas encore – lui semble
immense. (SP 118-119)
8 Les constructions verbales suggèrent la fusion entre les données factuelles et les
suppositions. En effet, on pourrait être amené à distinguer entre des phrases comme
« Mon père devait avoir emporté » ou « Je l’imagine regarder », qui ne cachent pas la
participation subjective de la narratrice, et d’autres affichant une valeur historique
comme « Il y arrive enfin le 6 décembre 1961 ». Or d’autres phrases dans le même
paragraphe, par exemple « il s’assoupit à moitié, se réveille sans cesse » ; « il se penche
vers le hublot, il est stupéfait par tous ces buildings » sont construites exactement
comme des phrases avec un fondement de vérité historique, alors qu’elles sont
visiblement le résultat d’une figuration.
9 Pour finir, comme tous les récits de filiation, la narration de Doan Bui a pour objet
principal, ou principalement exhibé, une figure parentale, mais par le biais de cette
recherche d’autrui, le sujet se questionne inévitablement sur lui-même, sur le rôle de
cette ascendance sur son être. Annie Ernaux consacre La Place à la figure de son père, et
pourtant la « place » dont il est question est bien plus la sienne que celle qu’a
ambitionnée son géniteur au cours de sa vie. Les choses se passent de la même manière
dans le texte de Doan Bui, où le silence n’est pas seulement celui du père, causé par
l’AVC, ni celui de la famille qui cache ses secrets. Le silence caractérise aussi l’auteure,
qui interrompt à un moment donné son enquête, « assommée » par le décès de sa
troisième fille, deux semaines après sa naissance. « Je me suis tue », explique-t-elle :
« Le silence me broyait. Je n’avais parlé qu’à peu de monde de ce décès. Comme ma
mère lors de l’AVC de mon père, j’avais tout caché » (SP 138-139). Elle essaie dans un
premier temps d’écrire à propos de cette petite fille, puis range ces pages dans une
pochette pour ne plus jamais les lire. Elle ne se sent à son aise ni en évoquant la petite
morte avec les gens, ni en occultant sa douleur. C’est alors que l’idée lui vient de
reprendre son projet :
Cette enquête sur mon père, sur le silence de mon père, en écho au mien. Peut-être
est-ce ça, un livre. Quelque chose qui naît de ce qui n’a pas été dit. Quelque chose
qui répare. Quelque chose qui vous projette vers le futur, tout en vous forçant à
regarder en arrière. Comme un ruban de Möbius. (SP 141)
10 La narratrice explique ce qui la fascine dans le ruban de Möbius, dans cette « espèce de
boucle qui tourne sur elle-même à l’infini » (ibid.), dont Lacan était aussi intrigué, qui y
voyait « [l]a dualité entre le conscient et l’inconscient : ce qui se dit, ce qui se tait » (SP
142). « Nos vies sont le ruban de Möbius », écrit-elle : « Nous marchons, nous croyons
que le chemin est une ligne droite […]. Il faut “aller de l’avant”, dit-on. Quelle absurdité.
Alors que nous tournons sans cesse autour de nous-même » (SP 142).
11 Parler du père est donc une manière indirecte (« oblique », disait Lejeune à propos de
Perec)15 pour parler de sa propre fille, mieux : pour parler de soi-même – coincée entre
un aphasique et une petite morte – et donc de cette petite fille aussi. Les ressemblances
entre la narratrice et son père sont d’ailleurs plusieurs fois soulignées dans le livre : des
affinités qui touchent à la vue d’une part (ils sont myopes tous les deux) et à la voix de
l’autre. Tous les deux se sentent rassurés par le silence (SP 74) et leur voix sonnent en
écho, conditionnées par l’asthme :
[…] de mon silence un son a émergé : la toux asthmatique du mon père. J’écoutais ce
son caverneux qui résonnait dans toute ma cage thoracique. J’étais devenue mon
père : je sonnais comme lui. […] Je suis bien la fille de mon père. (SP 74-75)
12 Ce n’est pas pour rien qu’un chapitre du livre s’intitule « Fille de », et que cette formule
revienne avec insistance dans le livre : Doan Bui parle d’elle-même, mais elle peut le
faire seulement en relation avec son père.
Appartenances
13 Si les auteurs ne parlent de soi qu’indirectement, ce qu’ils mettent surtout en avant, ce
sont leurs héritages, qui sont de deux types, familiaux et littéraires. Et donc, le récit de
filiation assume sa dimension littéraire non seulement par l’usage qu’il fait de la fiction,
mais aussi par « l’imprégnation littéraire dont témoigne sa forte intertextualité » 16.
14 L’appartenance de type familial qui se dessine dans Le Silence de mon père va bien au-
delà du cercle restreint de la famille. Doan Bui est née en France de parents
vietnamiens et son « entre-deux » est maintes fois commenté :
Nous sommes, mon frère, mes sœurs et moi, des enfants « banane ». Jaunes à
l’extérieur, blancs à l’intérieur. Tous nés en France. De purs produits de la
République française. Nous ne parlons pas la langue de nos parents. J’ai tout oublié
du vietnamien, ma langue maternelle, celle dans laquelle j’ai appris mes premiers
mots. (SP 81)
15 « Nous ne parlons pas la langue de nos parents » : l’écho est assez évident à Je ne parle
pas la langue de mon père, récit de filiation de Leïla Sebbar, écrivaine française, résidant
en France, née en Algérie de père algérien et de mère française. Et qui regrette, entre
autres, la volonté de son père de taire l’essentiel de sa vie passée 17. Mais d’autre part,
des centaines d’œuvres de ce qu’on a longtemps appelé les deuxièmes générations en
France résonnent en écho à ces quelques lignes. La critique, qui a actuellement
tendance à parler de littérature de la post-migration, s’est surtout concentrée sur les
récits « beurs », les plus nombreux dans cet ensemble, avec lesquels Le Silence de mon
père partage plus d’un trait. Dans ces textes, en effet, il y a typiquement un narrateur né
en France, qui parle français et qui est à son aise au milieu des habitudes, produits et
conventions de son pays natal, alors que ses parents restent attachés au pays de
provenance, du double point de vue linguistique et culturel. Les enfants de la post-
migration vivent dès lors dans une sorte d’entre-deux, puisqu’ils ont une vie sociale qui
les rapproche de leurs camarades « de souche », quitte à entrer dans un autre univers
aux moments des repas en famille, des vacances, des fêtes traditionnelles. Alors que,
tout jeunes, ces personnes se montrent agacées par la culture d’origine des parents, le
moment arrive presque toujours où ils redécouvrent la valeur de ces attaches. Cela peut
se passer à l’occasion d’un voyage dans le pays d’origine de la famille ou au moment où
ils deviennent à leur tour parents. Dans La Nebulosa beur, Ilaria Vitali a très bien illustré
toutes ces questions18, qui se retrouvent de manière très évidente dans Le Silence de mon
père. Il serait peu pertinent de les aborder toutes dans le contexte de la présente étude ;
quelques éléments méritent cependant d’être soulignés, puisqu’ils contribuent au sens
et à la cohésion du texte analysé.
16 Rappelons, tout d’abord, que s’il est plus fréquent que les récits des deuxièmes
générations soient centrés sur celles-ci plutôt que sur leurs parents, force est de
reconnaître que le lien avec le père, la mère et leur communauté d’origine constitue un
trait incontournable de leurs réflexions ; si on les a appelées « deuxièmes générations »,
c’est bien par rapport à une première et à ce qu’elle a accompli. Or, les pères décrits
sont toujours plus ou moins absents, presque éclipsés du contexte familial, et si les
enfants des primo-arrivants ressentent un besoin si vif d’en parler, c’est aussi à cause
de la tendance à l’occultation de la part de la génération précédente 19. Celle-ci se sent,
peu ou prou, dans une condition d’exil :
[…] dans l’exil, un père n’a plus de gloire. On lui a coupé les ailes, comme l’albatros
de Baudelaire. Il s’effondre, il n’est rien. Et quand il se relève, il est l’homme qui se
bat contre des moulins : on ne le comprend pas, on le toise de haut. Il rentre,
harassé par le travail, presque un étranger dans sa propre maison, il ne peut plus
raconter d’histoires à ses enfants, ils ne comprennent plus sa langue. (SP 126)
17 Le père de Doan retrouve, en France, le silence de tout exilé, qui crée typiquement
autour de lui « un espace de solitude où toute communication s’avère impossible » 20. Or
cet espace de silence est d’autant plus difficile à percer qu’il s’accommode bien des
attitudes typiques de la culture vietnamienne :
Ma mère est d’une génération et d’une culture où l’on ne parle pas. Parler, c’est
perdre la face. C’est la honte. C’est pleurnicher et se complaire. Un truc de
mauviettes, un truc de riches. Un truc de « Français ».
Chez nous, on se tenait. Et on se taisait. (SP 20-21)
18 Le dernier élément sur lequel je voudrais mettre l’accent est que la question de la
double filiation, familiale et littéraire, a souvent été au cœur des écrits des auteurs
francophones dits « périphériques », ou dont les parents ne sont pas français, lorsqu’ils
s’attachent à parler – ne serait-ce qu’indirectement – d’eux-mêmes. Dans W ou le
souvenir d’enfance, après avoir expliqué le caractère aléatoire de la graphie de son nom,
Perec écrit : « j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance […] :
celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d’une parenté
enfin retrouvée »21. La lecture et l’écriture, l’inscription de soi au registre des écrivains
créeraient donc pour l’auteur « un lien familial d’un autre ordre, d’un autre registre,
imaginaire autant que symbolique », en ce qu’elles lui permettent de « retrouv[er] un
lignage qui le fonde en nécessité et le rattache à l’aristocratie des écrivains » 22.
19 Doan Bui cite Cioran : « On n’habite pas un pays, on habite une langue » (SP 82) et
observe qu’en dépit de tant d’années passées en France, son père n’a jamais habité la
langue française. Par cette même citation, elle suggère a contrario qu’elle n’habite pas
seulement cette langue, mais également sa culture, et en premier lieu sa littérature. La
famille à laquelle elle sent d’appartenir est aussi une famille littéraire, in primis
française, sans pour autant exclure les écrivains provenant d’autres pays et surtout
ceux qui, comme Cioran, s’expriment en français tout en ayant des origines étrangères.
Le texte abonde en citations explicites à Baudelaire (qui fut aphasique dans ses derniers
jours), Proust, Camus, Saint-Simon, Duhamel, etc. Patrick Modiano, auquel est
empruntée la citation en exergue du livre, est toujours présent au fil des pages. La
recherche à travers les archives, les demandes aux bureaux de l’administration, la
reproduction dans le texte des documents obtenus, font penser non seulement à Rue des
Boutiques Obscures mais aussi à Dora Bruder, même si le ton est beaucoup plus ironique
chez Doan Bui. La difficulté de dialogue avec les parents et surtout avec le père est
d’ailleurs une constante dans toutes les œuvres de Modiano – et constitue l’un des
thèmes majeurs de La Place d’Annie Ernaux.
20 Ce passage est un véritable condensé de citations et d’allusions littéraires :
Je frissonne malgré mon gros pull-over. Mes mains sont gelées, mes doigts de pieds
engourdis. Je suis à la recherche de notre mémoire, à la recherche de mon père,
mais face à son nom répété dans les pages du dossier, j’ai le sentiment de
pourchasser un individu qui n’a rien à voir avec l’homme que fut mon père. Je tente
de m’imaginer les endroits où il a vécu […], je parcours des fiches et des noms de
personnes disparues, je voudrais saisir ces ombres qui s’évanouissent, ce passé qui
s’effiloche. Je tire sur le fil, les mailles se défont comme celles d’une écharpe mal
tricotée, je n’ai plus rien au bout des doigts. Je tâtonne, je relis les mots, tentant d’y
trouver une signification cachée, la vérité, une vérité, dans ces formulaires
administratifs. (SP 115)
21 En « parcour[ant] des fiches et des noms de personnes disparues », Doan Bui réitère le
geste à la base de W ou le souvenir d’enfance et surtout de Dora Bruder. L’allusion aux
« ombres qui s’évanouissent » et qu’elle voudrait saisir renvoie aux deux épigraphes
que Perec emprunte à Queneau pour introduire les deux parties de W ou le souvenir
d’enfance : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je
l’éclaircir ? / cette brume insensée où s’agitent des ombres – est-ce donc là mon
avenir ? ». Modiano a repris, lui aussi, cette allusion, et parle, dans Dora Bruder, des
« ombres » arrêtées par les nazis, dont la mémoire a disparu et qu’il essaie inversement
de tenir en vie grâce à la trace que laisse l’écriture23. Le recours explicite à
l’imagination, dans ce qu’on pourrait paraphraser la « recherche de la mémoire
perdue », à la Proust, fait également penser à Camus qui essaie, à l’instar de son alter
ego Jacques Cormery, d’imaginer des bribes de la vie de son père 24. Mais surtout,
l’allusion aux fils de l’écharpe dont les mailles se défont renvoient à Perec, et, par-là, à
Serge Doubrovsky et à son autofiction Fils. Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec tâche
de comprendre « où se sont brisés les fils qui [le] rattachent à [s]on enfance » et tresse
littéralement, à l’image des « napperons de papier » qu’il faisait à l’école 25, une
« trame » qui les tienne ensemble, pour remédier à l’absence de souvenirs et enfreindre
le silence assourdissant qui entoure son enfance d’orphelin. À l’inverse, Doan Bui
croyait tout savoir de ses parents et de son enfance, ou du moins elle ne s’en était
jamais inquiétée. Le silence du père, l’enquête qui s’ensuit et donc le travail d’écriture
lui révèlent bien d’autres failles dans la connaissance d’un passé – celui de son
ascendance – qui « s’effiloche ». Par ailleurs, son allusion au ruban de Möbius,
représenté graphiquement dans le texte, n’est pas sans rappeler le W et les formes qui
en dérivent, décrites et graphiquement tracées dans les pages de Perec.
22 Par ce jeu de citations enchevêtrées, Doan Bui dit son appartenance à la famille de la
littérature française et d’une certaine littérature en particulier, qui fait de la recherche
des appartenances et des filiations sa préoccupation majeure.
Désignations
23 L’écriture des récits de filiation affiche souvent dans le corps même du texte « les
hésitations de forme comme de contenu qui l’envahissent »26. Cette attention aux
« mots pour le dire » est souvent liée au « sentiment de “trahison de classe” de
narrateurs issus d’un milieu social modeste […] que leur pratique littéraire a installés
au cœur d’une certaine élite intellectuelle »27. Pour le dire autrement, la réflexion est
souvent de l’ordre de la sociolinguistique. D’autre part, la réflexion métalangagière est
récurrente dans les récits de la post-migration, où les auteurs commentent la manière
dont on exprime certaines notions dans la langue de la famille d’origine. Les textes eux-
mêmes sont souvent construits dans une langue qui dénonce cette double
appartenance28.
24 L’opération accomplie par Doan Bui dans Le Silence de mon père relève de ces deux
préoccupations, comme je l’ai dit assez typiques, mais elle se réalise de manière très
originale, à travers les réflexions que la narratrice fait à propos des prénoms, des
pronoms et des allocutifs en vietnamien.
25 À propos du prénom (et anticipant une réflexion sur le pronom « je »), Doan Bui
explique :
Le pronom personnel m’embarrasse. Je voudrais barrer ce « je » impudique qui me
définit pourtant, moi, la fille de mon père. Je veux raconter mon père, raconter les
miens et déjà, je fuis. Je me cache derrière le « nous », nous, notre famille, notre
clan.
Je suis « Doan Bui », mais nous sommes en vérité quatre autres « Doan Bui » dans
ma famille. Le prénom est accessoire dans la culture vietnamienne. L’identité se
décline toujours en donnant d’abord son patronyme, Bui, qui représente
l’appartenance à un clan. Dans mon cas : Bui Doan Thuy. Doan : le nom de famille de
ma mère. Thuy : mon vrai prénom, mon prénom vietnamien.
À la maison, mes parents m’appelaient Thuy quand ils parlaient vietnamien. Ou «
Con », « Enfant ». À l’école, au collège, au lycée, le prénom inscrit dans le fichier
administratif prévalait : j’étais « Doan Thuy ». Et puis à 20 ans, à l’entrée dans l’âge
adulte, j’ai coupé ce prénom en deux. Je suis devenue Doan. Un nouveau baptême.
Ce prénom-là m’est resté. Dans le travail, dans la vie de tous les jours, pour la
plupart de mes amis. Doan Bui : cette signature fusionne à la fois le nom de mon
père et le nom de ma mère, effaçant le « Thuy », mon prénom intime. « Doan » pour
les Français, « Thuy » pour les Vietnamiens, Doan pour la société, Thuy pour la
famille, Doan l’adulte et Thuy l’enfant. Comme beaucoup d’enfants d’immigrés, je
change de nom, comme autant de masques. (SP 63-64)
26 Le fait que le prénom soit « accessoire » est loin d’être anodin dans un récit qui
participe de l’écriture de soi. Philippe Lejeune l’a toujours précisé : la signature de
l’écrivain est un élément incontournable du pacte autobiographique, et l’identité
onomastique entre auteur, narrateur et personnage fait l’objet, dans ses écrits
critiques, de plusieurs approfondissements29. Claude Burgelin a lui aussi récemment
débattu cette question en relation au « roman contemporain de la famille » 30. Ce sur
quoi le critique insiste surtout, c’est que le nom importe, le plus souvent, en tant que
« lieu de mémoire », parce qu’il « inscrit [l’individu] dans la temporalité, la généalogie,
l’histoire, la relation à d’autres »31 : « Parfois, le nom de famille traîne dans son sillage
des souvenirs de frontières passées, des rappels d’exil ou de massacres, quelquefois de
splendeurs enfuies »32. Or non seulement Doan Bui choisit-elle ce nom de famille lourd
de mémoire, mais elle choisit de s’y identifier totalement, au détriment de son prénom,
espace de l’intime, censé a priori l’identifier. Mais justement, elle a renoncé à son vrai
prénom, en faveur de « Doan » qui est, ainsi qu’elle l’explique, « le même prénom que
[s]es sœurs ». « Je ne suis pas Doan Bui : nous sommes Doan Bui » (SP 64). Ce nom
présente donc le paradoxe de porter d’une part la marque du pluriel, du partagé, de la
famille, et de représenter d’autre part le pseudonyme de l’auteure, ce qui fait d’elle une
écrivaine. Si d’habitude le pseudonyme est « la plus évidente des tactiques pour
contourner l’obstacle du nom de famille en se créant un nom propre » et comporte au
fond une « forme de parricide »33, en tant qu’auteure Doan Bui évite au contraire la
marque personnelle et s’exprime paradoxalement comme individu à travers les deux
noms de la mère et du père. C’est encore une fois une manière oblique pour affirmer
l’appartenance de son œuvre à la galaxie de l’écriture de soi et l’esquiver en même
temps.
27 Il se trouve que tout ceci a une correspondance intéressante dans le mécanisme
linguistique à l’œuvre dans les allocutifs vietnamiens :
La langue vietnamienne ignore le « je ». Chacun se désigne toujours par la position
qu’il occupe vis-à-vis de son interlocuteur. Grande Sœur (Chi). Enfant (Con). Petit
Frère ou Petite Sœur (Em).
Dans la famille, c’est par le rang de naissance qu’on vous appelle. « Eh, sœur
numéro 2, viens t’asseoir à côté de sœur numéro 4 ! » (SP 65)
Il existe pourtant bien un pronom personnel en vietnamien qui veut dire « je » : «
toi », prononcé toï. Mais ce « toi », ce « je » enseigné dans les méthodes Assimil,
personne ne l’utilise. Les Vietnamiens parlent d’eux à la troisième personne. Un
érudit vietnamien m’a un jour expliqué l’origine du « toi » vietnamien. Le « toi » fut
introduit à l’époque de la colonisation française. À l’école, les intellectuels
étudiaient Victor Hugo, Lamartine. Ils aimaient ce romantisme échevelé, ils
désiraient un mot pour exprimer leur individualité, pour exprimer leur « je ». Ce fut
le « toi ».
Dire « je » : un truc de Français. (SP 66-67)
28 C’est ce que les spécialistes appellent l’organisation verticale et horizontale de la
personne en vietnamien34. Dans cette langue, les termes pour la référence au sujet et
aux allocuteurs suivent typiquement l’organisation verticale, où le « moi » est
« positionné à toutes les échelles des valeurs familiales, sociales, culturelles, d’égalité
ou d’inégalité »35. Et, pour se positionner, le sujet emprunte, de préférence, les termes
des relations familiales ; ainsi, pour se désigner face à son mari, une femme dira « petite
sœur » (à la place de « je ») et l’appellera, lui, « grand frère » (à la place de « tu »). Alors
que le système vertical présente une déclinaison pour toutes les personnes
grammaticales (première, deuxième, troisième), le système horizontal, fondé sur le toi,
est à terme unique, à cause du caractère artificiel de cette organisation, redevable de la
colonisation française36. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de vis-à-vis pour le toi, du
moins pas au niveau pronominal : ce sera plutôt un nom, choisi en fonction des
rapports interpersonnels avec toi. Ce nom peut être un nom de profession ou de
fonction ou bien, encore une fois, un terme de parenté. Ainsi, pour s’adresser à
quelqu’un en signifiant « monsieur », on associe le toi au terme qui signifie « grand-
père ». Les noms de parenté sont utilisés comme pronoms personnels et leurs
sémantismes sont socialisés37.
29 Ces particularités sont du plus grand intérêt, mises en relation avec le récit de Doan
Bui. En effet, l’auteure trouve dans la langue vietnamienne, qu’elle affectionne de plus
en plus depuis l’AVC de son père, un modèle pour la construction de son récit. Elle évite
de dire « je » et de se présenter comme une individualité singulière, et inversement elle
se situe, à la fois par son nom (composé de deux noms de famille) et par l’attitude
narrative qu’elle adopte, par rapport à sa famille et à son père en particulier. D’une
certaine manière, on peut dire que son récit de filiation se présente comme l’extension
narrative du système de référence pronominale/allocutive de la langue vietnamienne.
30 Le fait que le toi s’écrive comme le « toi » de la seconde personne française est une pure
coïncidence, mais ajoute du charme à la question, parce que, comme l’on sait, le genre
autobiographique se caractérise par son aspect dialogique : depuis Rousseau, la
« confession » s’adresse bien à quelqu’un, et c’est de ce quelqu’un qu’on attend une
réponse, une absolution, une confrontation.
Conclusion : « fille de »
31 Inscrit dans une double tradition très représentée, comme celle des récits de filiation
d’un côté et des écrits de la post-migration en France, le texte de Doan Bui trouve, dans
le parallèle créé entre le fonctionnement de la langue vietnamienne et la construction
de son propre récit, un élément d’indéniable originalité.
32 Le chapitre « Fille de » (SP 70 sqq.) fonctionne comme une mise en abyme structurelle
de l’œuvre, et l’expression acquiert toute son importance en relation avec le système
des pronoms et des allocutifs en vietnamien, exposé dans le chapitre intitulé « Je » (SP
63 sqq.). En effet, « fille de » est la manière naturelle, traditionnelle, de dire « je » en
vietnamien, lorsqu’on s’adresse à ses parents, à ses oncles ou à ses tantes, voire à toute
autre personne plus âgée. Une manière oblique de dire « je » qui se fonde sur une
poétique de la relation, pour le dire avec Glissant.
33 C’est là, on en conviendra, la quintessence du récit de filiation : une façon oblique de
parler de soi, à la faveur d’une narration qui est aussi familiale mais qui trouve toujours
dans le sujet son centre névralgique, sa motivation première. Doan Bui ne veut pas
mettre l’attention pour elle-même et celle pour son père dans une alternative : elle
invite à lire son histoire, voire son récit, comme un ruban de Möbius, où la fin coïncide
avec son principe. La filiation n’est pas seulement double (Doan est fille et en même
temps mère) mais, pour ainsi dire, bi-directionnelle : que l’on pense aux parallèles
établis entre le père aphasique qui essaie de reprendre à articuler des sons et les filles
de Doan apprenant le langage verbal. La narratrice parle en premier lieu de son père
mais elle avoue : « nous tournons sans cesse autour de nous-même » (SP 142), parce que
sans quitter la surface du ruban on passe de l’envers à l’endroit, puis de l’endroit à
l’envers, en position oblique, sans savoir, à vrai dire, de quel côté on est. D’autre part, le
ruban de Möbius est aussi à l’image des enfants de parents migrants : il serait
impossible de réduire leur identité à l’une ou à l’autre langue, à l’une ou à l’autre
culture ; on passe de l’un à l’autre côté sans même s’en apercevoir, parce qu’il n’y a pas,
au fond, de dualité, sinon peut-être dans le discours d’autrui. Le ruban suggère
également la versatilité de la relation, l’impossible réduction à un quelconque dualisme
toi/moi. Si on parcourt la ligne du moi, on finit toujours par trouver un toi. Le couple
toi/toi, que Doan Bui évoque sans trop le fouiller, est l’emblème de cette complexité.
NOTES
1. On retiendra D. Bui, I. Monnin, Ils sont devenus français : dans le secret des archives, Paris, Points,
2011.
2. D. Bui, Le Silence de mon père, Paris, L’Iconoclaste, 2016. Désormais SP suivi du numéro de page,
directement dans le texte.
3. Cf. I. Vitali (dir.), Intrangers, I, Post-migration et nouvelles frontières de la littérature beur, Louvain-
la-Neuve, L’Harmattan/Academia, 2011 ; K. A. Kleppinger, Post-Migratory Cultures in Postcolonial
France, Liverpool, Liverpool UP, 2018.
4. Je tiens à remercier mon étudiante Chiara Calandri, qui a consacré, sous ma direction, son
mémoire de licence au Silence de mon père (Università di Bologna, 2017). Je dois à mes échanges
avec Chiara une partie des réflexions contenues dans cet article.
5. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », dans Études françaises, 45, 3,
2009, p. 96. Voir aussi Id., « Filiations littéraires », dans J. Baetens, D. Viart, Écritures
contemporaines 2. États du roman contemporain, Paris/Caen, Lettres Modernes/Minard, 1999,
p. 115-139 ; Id., « Récits de filiation », dans D. Viart, B. Vercier, La littérature française au présent.
Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008, p. 79-101 ; Id., « Fictions familiales versus récits
de filiation. Pour une topographie de la famille en littérature », dans Revue des lettres modernes.
Écritures contemporaines, 12, 2015, Le Roman contemporain de la famille, S. Coyault, Chr. Jérusalem et
G. Turin (dir.), p. 7-36.
6. D. Viart, « Ma solitude s’appelle Brando. Le récit de filiation et la vie des formes », dans A. Adler
(dir.), Arno Bertina, Paris, Classiques Garnier, « Écrivains Francophones d’aujourd’hui », 2018,
p. 71. Cf. aussi le prologue de L. Demanze, Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre
Michon, Paris, Corti, « Les Essais », 2008, p. 9-38.
7. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 97.
8. Id., « Ma solitude s’appelle Brando. Le récit de filiation et la vie des formes », cit., p. 74.
9. Le secret de famille est une constante dans le roman contemporain, cf. P. Bissa Enama,
N. Fontane Wacker, Le Secret de famille dans le roman contemporain, Clermont-Ferrand, Presses
Universitaires Blaise Pascal, 2016.
10. A. Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow : la génération d’après et la mémoire de la Shoah,
Amsterdam, Rodopi, 2008, p. 95.
11. L. Demanze, « Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction », COnTEXTES, 22, 2019, consulté
le 25/02/ 2019, URL : <http://journals.openedition.org/contextes/6893>.
12. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 110.
13. L. Demanze, « Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction », cit. L’objet de l’analyse de
Demanze sont tous les récits d’enquête, non seulement les récits de filiation. Au moment où le
présent article s’élabore, un nouvel essai de Demanze est annoncé, à paraître en 2019, intitulé Un
nouvel âge de l’enquête (Paris, Corti).
14. F. Claisse, « Fictions et non-fictions d’enquête : un modèle de saisie des mondes
contemporains », COnTEXTES, 22, 2019, consulté le 25/02/ 2019, URL : <http://
journals.openedition.org/contextes/7129>.
15. P. Lejeune, La Mémoire et l’Oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, POL, 1991. Le titre du
présent article paraphrase le titre de cette étude.
16. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 109.
17. L. Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon père, Paris, Julliard, 2003. On pensera également à
Nulle part dans la maison de mon père d’Assia Djebar (Paris, Actes Sud, « Babel », 2010), qui partage,
dès la négation du titre, la non-identification avec la figure paternelle mise en avant par Leïla
Sebbar.
18. I. Vitali, La Nebulosa beur. Scrittori di seconda generazione tra spazio francese e letteratura-mondo,
Bologna, I libri di Emil, 2014 ; voir aussi A. Hargreaves, Voices from the north african immigrant
community in France. Immigration and identity in beur fiction, New York/Oxford, Berg, 1991 et
M. Laronde, Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris, L’Harmattan, 1993.
19. Ce n’est pas pour rien qu’Anne Marie Miraglia a intitulé son essai sur les écrits « beur » en
France, dans leur rapport aux parents en particulier, Des voix contre le silence (Durham, Durham
University, 2005). Voir aussi Id., « Les figures du père immigré dans le texte dit “beur” », dans
Francofonia, 55, automne 2008, p. 21-32.
20. A. Pessini, Itinéraires d’exil : Émile Ollivier, un parcours haïtien, Parma, Istituto di lingue e
letterature romanze, 2000, p. 25.
21. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 2013, p. 193.
22. C. Burgelin, « Nom de famille, nom propre, pseudonyme. Rivalités assassines », dans Revue des
lettres modernes. Écritures contemporaines, n. 12, Le Roman contemporain de la famille, cit., p. 142.
23. P. Modiano, Dora Bruder [1997], Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 65.
24. A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 67.
25. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 25 et 80.
26. D. Viart, « Filiations littéraires », cit., p. 116.
27. Ibid. Voir aussi, sur un plan qui n’est pas stylistique, V. de Gaulejac, La Névrose de classe.
Trajectoire sociale et conflits d’identité, Paris, Hommes et Groupes, 1987.
28. Cf. M. Laronde (dir.), L’Écriture décentrée. La langue de l’Autre dans le roman contemporain, Paris,
L’Harmattan, 1996.
29. Cf. Ph. Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971 ; Id., Le Pacte autobiographique,
Paris, Seuil, 1975 ; Id., « Autobiographie, roman et nom propre », dans Moi aussi, Paris, Seuil,
« Poétique », 1986, p. 37-72.
30. C. Burgelin, « Nom de famille, nom propre, pseudonyme. Rivalités assassines », dans Revue des
lettres modernes. Écritures contemporaines, n. 12, Le Roman contemporain de la famille, cit., p. 141-154.
31. Ibid., p. 141.
32. Ibid., p. 143.
33. Ibid., p. 146 et 144.
34. Cf. P. Phong Nguyen, « Deux organisations de la personne en vietnamien », dans Faits de
langues, 3, mars 1994, p. 193-201, consulté le 25/02/ 2019 URL : <https://www.persee.fr/
RÉSUMÉS
Doan Bui, journaliste à L’Obs, publie en 2016 un ouvrage personnel : Le Silence de mon père. C’est
une sorte d’enquête que la narratrice mène au sujet de son père, devenu aphasique à cause d’un
AVC. L’intérêt du récit naît de la convergence de trois facteurs. Il s’agit, en premier lieu, d’un
récit de filiation, dans sa double acception familiale et littéraire ; c’est en même temps un récit de
la post-migration en France ; la narration trouve, pour finir, une déclinaison originale en rapport
à la langue vietnamienne et à son emploi des prénoms, des pronoms et des allocutifs.
Doan Bui, a journalist at L’Obs, published a personal book in 2016: Le Silence de mon père. It is a
kind of investigation about the narrator’s father, who is aphasic because of a stroke. The interest
of the book arises from the convergence of three factors. It is, first of all, a récit de filiation; it is at
the same time a post-migration narrative; it finds, in the end, an original declination in relation
to the Vietnamese language and its use of names, pronouns and interlocutor reference.
INDEX
Mots-clés : Bui (Doan), récit de filiation, post-migration, enquête, deuxième génération,
vietnamien
Keywords : Bui (Doan), filiation, post-migration, inquiry, G2, Vietnamese
Claudio Grimaldi
Introduction
1 Au cours des dernières années, la crise migratoire est devenue un des sujets politiques,
économiques et sociaux parmi les plus débattus de l’Union européenne. Le nombre des
flux migratoires a, en effet, atteint une proportion qui ne pouvait pas être prévisible et
le drame quotidien des migrants est depuis plusieurs mois à la une de la presse
européenne. Face à cette catastrophe humaine d’ampleur inédite, les instances
politiques nationales essaient de proposer des solutions afin de catégoriser les
immigrés, au moyen d’une politique migratoire dont les actions se basent souvent sur
la dichotomie ontologique existant entre « migrant » et « réfugié ».
2 Parallèlement aux interrogations relatives aux modalités d’accueil des personnes
traversant la Méditerranée ou rejoignant l’Europe par d’autres voies, un débat
sémantique semble s’instaurer autour des catégories classifiant les personnes qui fuient
leurs pays pour de multiples raisons. C’est au sein de ce débat que s’inscrit notre
réflexion concernant la terminologie relative aux flux migratoires.
3 Dans notre étude il s’agira, d’une part, de décrire la problématique liée aux concepts de
« migrant »/« réfugié », vu le foisonnement de plusieurs dénominations intermédiaires
nouvelles (par exemple « migrant/réfugié économique », « migrant/réfugié
par nécessité ou par contrainte, quittent leur pays pour aller s’installer ailleurs. Au
contraire, les « réfugiés » jouissent d’un statut encadré par la Convention de Genève de
1951, qui précise également les conditions de l’état juridique de réfugié et les
obligations légales des États qui l’ont ratifiée. De ce point de vue, la Convention ne
définit pas seulement le cas de l’asile politique, son champ d’application s’avérant bien
plus large puisque le statut de réfugié s’applique à toute personne qui, craignant à
raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son
orientation sexuelle, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions
politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité. Selon la Convention de
Genève, le réfugié est aussi une personne n’ayant pas de nationalité, qui se trouve hors
de son pays de résidence, dans lequel elle ne peut pas ou ne veut pas y retourner en
raison de la crainte d’être persécutée.
7 Bien que cette catégorisation puisse apparaître pragmatiquement très claire et simple à
opérer, les études menées en sociologie11 préconisent de ne pas effectuer de distinction
aussi tranchée. Comme l’indique Akoka12, les conceptions de « migrant » et « réfugié »
ont sensiblement changé au fil du temps, ce qui a provoqué le passage « d’une
conception du “réfugié” marquée par une grande porosité avec la catégorie de
“migrant”, à la rigidification de la catégorie de “réfugié”, puis à sa dualisation avec
l’apparition de la catégorie de “demandeur d’asile”. Ces transformations doivent être
restituées dans le contexte plus large de la crise économique, mais aussi dans celui de la
fin de la guerre froide et de la crise de l’État providence ». Dans une perspective
toujours historique, Akoka a souligné qu’à la variabilité et à l’évolution des termes
« migrant » et « réfugié », dont les dictionnaires français contemporains ont saisi
l’élargissement sémantique13, s’ajoute aussi une variabilité des interprétations et des
catégories. Parallèlement, en l’absence de différences nettes entre réfugiés et migrants
en termes de traitement institutionnel et de droits, c’est également le choix subjectif
des exilés de se tourner vers l’une ou l’autre procédure (asile ou immigration) qui
contribue à leur qualification. Bien loin d’une définition universelle, la qualification de
« réfugié » apparaissait ainsi comme le résultat d’un processus à l’intersection entre,
d’un côté, des choix subjectifs et, de l’autre, des dispositifs d’action publique
participant à l’orientation stratégique des étrangers selon leurs groupes
d’appartenance, les besoins sociaux et les intérêts politiques d’une période historique
donnée.
8 Si la question de la signification des mots « migrant » et « réfugié » est aussi complexe,
c’est aussi parce que des enjeux politiques sont à la base de l’usage de ces
dénominations : premièrement, la manière dont on nomme une personne qui ne se sent
nécessairement ni réfugié ni migrant implique le droit politique à l’assistance de l’État,
à la protection internationale et à des procédures de surveillance spécifique ;
deuxièmement, les catégories de « migrant » et « réfugié » sont mises en opposition
dans le but de créer une hiérarchie morale et politique. On reste donc prisonniers d’une
dichotomie qui voudrait que l’on considère deux cas de figure : d’une part, les gens qui
se déplacent pour des raisons politiques et peuvent donc prétendre au statut de réfugié
et à une protection internationale ; de l’autre, les migrants qui se déplacent pour des
raisons économiques et que l’on pourrait considérer presque comme des marchandises
à renvoyer à l’expéditeur. Comme l’indique Rodier14, ce sont des raisons de politique
migratoire qui sont à la base de la connotation négative du mot « migrant » (sous-
entendu « économique »), « comme s’il était en soi condamnable de chercher dans un
autre pays que le sien des opportunités de vie meilleure – voire de seule subsistance et
de survie ».
9 Il est ainsi possible de supposer des périodes d’emploi préférentiel des dénominations
dans le débat public où, selon Setti15, le mot « migrant » a été chargé d’acceptions
généralement associées au concept de « réfugié », ce qui a affaibli la signification
propre au mot « migrant »16 et a rendu nécessaire la création de sous-catégories
fonctionnelles pour rendre compte des variétés des situations personnelles existant
dans l’univers de la migration.
10 Or, comme nous avons pu le constater, les discours politiques et médiatiques
internationaux s’orientent autour de la dichotomie proposée entre « migrant » et
« réfugié ». C’est donc sur ce premier volet que nous nous pencherons par la suite afin
de vérifier l’emploi dans le débat public de ces deux dénominations françaises et en
saisir l’interchangeabilité au niveau discursif.
11 Une première enquête consacrée à l’emploi dans les discours politiques et médiatiques
des désignations des personnes, qui sont arrivées en France lors des nombreux flux
migratoires des dernières années, a été réalisée par la Coordination 75 des Sans Papiers
de Paris17. L’étude, parue en 2015, a été mise à jour en juin 2016 à partir de quelques
1200 références, communiqués, appels, pages d’actualité, lettres d’information, articles
de presse18 d’acteurs de la scène sociale française. Cela dans le but de déterminer les
occurrences qualifiant les personnes et les populations, et non les formes verbales, ni
les expressions telles que, par exemple, « passage clandestin » ou d’autres syntagmes
comme « Haut-Commissariat pour les réfugiés ». Les résultats de l’enquête, qui ont été
traduits en dessins en reproduisant les pourcentages obtenus dans des topologies des
positionnements des mots et de leur emploi, témoignent des choix faits au niveau
communicationnel par les acteurs pris en considération. Il s’agit d’institutions, partis
politiques, syndicats, organisations, associations et collectifs.
12 Selon l’enquête menée par la Coordination, une distinction évidente émerge entre un
langage pauvre se limitant à l’emploi de « migrant » ou « réfugié » et un langage plus
riche qui s’élargit à une pluralité d’expressions, et qui relativise de manière nette
l’alternative entre les deux mots. Ce sont notamment les associations et les collectifs de
sans papiers, qui sont bien évidemment les plus sensibles à l’emploi d’une terminologie
correcte, qui se distinguent par un moindre emploi de « migrant » et « réfugié » au
profit d’une variété d’expressions, telles que « demandeur d’asile », « étranger »,
« exilé », « sans papiers », rarement prises en compte par les acteurs politiques.
L’objectif de ce choix nous semble celui de vouloir transmettre de façon évidente la
diversité des situations personnelles et des raisons sociales poussant à la migration vers
la France. En revanche, des termes tels que « clandestin » et « débouté » sont plutôt
utilisés par les partis de droite et d’extrême droite, comme le Front National, Debout la
France, Les Républicains, Parti de la France, afin de véhiculer une image hostile des
réfugiés.
13 Nous présentons dans les tableaux ci-dessous les données chiffrées relatives à l’emploi
des mots retenus pour l’enquête.
Figure 1. Données chiffrées relatives à l’utilisation des mots analysés dans l’enquête de la CSP75.
Les données se réfèrent aux institutions et partis politiques, mars 2018.
14 En ce qui concerne la presse, nous remarquons que le terme « migrant » occupe une
place de choix. Selon les auteurs de l’enquête, les cinq grands quotidiens nationaux
testés parlent d’une même voix. Ils emploient les mêmes termes dans des proportions
similaires et cela n’est pas dû à la reprise des mêmes dépêches d’agence. Nous exposons
ci-après les pourcentages de l’emploi des termes selon l’enquête de la Coordination 75.
Figure 2. Pourcentages relatifs à l’utilisation des mots analysés dans l’enquête de la CSP75. Les
résultats se réfèrent à l’emploi fait par les médias de presse, mars 2018.
Figure 3. Fréquence d’emploi du mot « migrant » dans le corpus Néoveille, mars 2018.
Figure 4. Fréquence d’emploi du mot « réfugié » dans le corpus Néoveille, mars 2018.
« migrant » « réfugié »
Table 1. Nombre d’occurrences de « migrant » et « réfugié » dans les médias de presse du corpus
Néoveille, mars 2018.
se situe sur le même axe conceptuel que les constructions « migrant légal » et
« illégal ».
27 Enfin, quant aux ressources officielles françaises (FT), nous constatons l’absence de
fiches terminologiques sur les termes qui nous intéressent dans cette étude. Les experts
du dispositif d’enrichissement de la langue française ont identifié au moment de la
COP21 (Conférence des Nations Unies sur le climat en décembre 2015 à Paris) la
nécessité de définir « réfugié climatique » et « réfugié environnemental ». La tâche a
d’abord été confiée aux experts chargés de la terminologie et de la néologie de
l’environnement, qui y ont finalement renoncé, estimant qu’il était plus problématique
d’établir la distinction entre « réfugié » et « migrant » qu’entre « climatique » et
« environnemental ». C’est donc les experts chargés de la terminologie et de la néologie
qui ont repris l’étude des termes. Toutefois, en septembre 2018 FT ne propose toujours
pas de fiche sur les termes qui nous intéressent ici. La banque de données ne présente
qu’une fiche relative aux réfugiés de la mer, catégorie qui rassemble tous les termes
renvoyant aux personnes qui ont fui leur pays d’origine sur une embarcation de
fortune. Créée à partir de la catégorie des « boat people » anglais, la catégorie des
« réfugiés de la mer » est née au cours des dernières années lors de l’interrogation
relative à la manière de désigner en français les hotspot, dont les équivalents « zone
d’urgence migratoire » et « point d’enregistrement » se sont imposés en français 27.
28 La catégorisation et la typologisation des personnes ayant fui leur pays semblent donc
suivre des axes et des critères fort différents. D’un côté, les motifs du déplacement sont
à l’origine de plusieurs catégories très répandues et désormais acceptées dans les
banques de données terminologiques et dans les dictionnaires (« migrant/réfugié
climatique », « migrant/réfugié environnemental ») ; de l’autre, les cadres juridiques
motivent le recours à des syntagmes tels que « migrant/réfugié authentique »,
« migrant/réfugié autonome », « réfugié/migrant véritable », qui dépassent parfois un
positionnement objectif et situent la catégorisation de ces personnes au sein d’un débat
idéologique sur les conditions d’acceptation et de refus dans les pays d’arrivée. Ces
dénominations semblent moins stables en discours et renvoient parfois à des contextes
nationaux hétérogènes. Enfin, une autre manière de catégoriser les migrants et réfugiés
– plutôt neutre pour les instances politiques – est celle qui a recours à la manière de
migrer (« migrant de la mer ») et au moyen utilisé (« boat people »).
Conclusion
29 Les réflexions proposées ont mis en évidence qu’une réelle réflexion d’ordre
sémantique existe au sein du débat public concernant l’univers de la migration. Tel que
nous l’avons signalé dans la première partie de notre contribution, cette problématique
investit principalement les discours médiatiques, où toute une série d’enjeux socio-
politiques et juridiques influencent de manière non négligeable les pratiques
langagières et l’emploi d’une terminologie partagée relative aux flux migratoires. Dans
cette perspective, il nous semble que, malgré les nombreux efforts linguistiques faits
par les instances européennes, il est très difficile de suivre les rapides changements
géopolitiques mondiaux provoquant de nouvelles formes de migration.
30 Nos recherches ont permis de mettre en évidence que la conceptualisation de la
différence entre « réfugié » et « migrant » est problématique, notamment sur le plan
juridique. En effet, à l’état actuel, le cadre normatif ne permet pas de catégoriser de
façon précise et claire ces deux typologies de personnes. D’un côté, cela s’explique si
l’on considère les nombreuses raisons qui sont à la base des déplacements humains qui
ont récemment surgi et ont changé l’encadrement normatif indiqué dans la Convention
de 1951 ; de l’autre, ce flou conceptuel serait la conséquence d’un positionnement des
instances politiques qui ne veulent pas faire face à la question de la catégorisation
officielle des migrants/réfugiés, ce qui provoquerait en effet un débat idéologique très
profond au sein de la société contemporaine. La thématique de la migration semble
vivre au gré du discours politique et du discours journalistique, où les médias
fonctionnent en tant que caisse de résonance d’une terminologie qui n’est pas
normalisée ni partagée par les institutions internationales.
31 D’un point de vue strictement linguistique, il semble que face à ce flou notionnel, de
multiples dénominations nouvelles ou plus ou moins lexicalisées dans les ressources
consultées sont nées, le besoin de classifier et catégoriser les personnes qui fuient leur
pays étant une nécessité concrète dont les locuteurs ne peuvent pas s’affranchir. Cette
donnée a été validée également dans le cadre de nos recherches sur la plateforme
Néoveille, ainsi que dans les banques de données terminologiques francophones
consultées, qui confirment d’ailleurs les résultats de l’enquête menée par la
Coordination 75 des Sans Papiers de Paris en 2015.
32 L’instabilité terminologique remarquée dans cette étude est liée, comme l’indique
Nouss28, au fait que dans les nombreuses catégories de « migrants »/ » réfugiés » se
mélangent, de fait, les registres ontologiques, les inscriptions historiques et les
conditions sociales. D’où la nécessité, à notre avis, d’une terminologie partagée sur le
plan international qui puisse représenter linguistiquement la conceptualisation
complexe du phénomène migratoire contemporain.
NOTES
1. Cf. L. Calabrese, « Faut-il dire migrant ou réfugié ? Débat lexico-sémantique autour d’un
problème public », dans Langages, 210, 2018, p. 105-124 ; L. Calabrese, M. Véniard (dir.), Penser les
mots, dire la migration, Paris, Academia/L’Harmattan, 2018.
2. Cf. J.-F. Sablayrolles, « De la “néologie syntaxique” à la néologie combinatoire », dans Langages,
183, 2011, p. 39-50.
3. Cf., à ce propos, les réflexions proposées par R. Raus (La terminologie multilingue. La traduction
des termes de l’égalité H/F dans le discours international, Bruxelles, De Boeck, 2013) dans le cadre des
grandes organisations internationales.
4. Cf. E. Cartier, « Néoveille, système de repérage et de suivi des néologismes en sept langues »,
dans Neologica. Revue internationale de néologie, 10, 2016, p. 101-131.
5. Consulté au mois de septembre 2018. URL : <www.granddictionnaire.com>.
6. Consulté au mois de septembre 2018. URL : <www.culture.fr/franceterme>.
7. Consulté au mois de septembre 2018. URL : <http://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2alpha/
alpha-eng.html?lang=eng>.
8. Cf. S. Moretti, T. Bonzon, « Some reflections on the IFRC’s approach to migration and
displacement », dans International Review of the Red Cross, 99 (1), 2017, p. 153-178.
RÉSUMÉS
Le débat politique sur la crise migratoire pose de nombreux problèmes quant à la catégorisation
des migrants et réfugiés, dont la définition juridique ne satisfait pas les nécessités de désignation.
Dans cette contribution, nous nous proposons d’explorer la terminologie de la crise migratoire à
l’aide de plateformes et banques de données terminologiques. Notre but est de fournir une
réflexion sur ce qui motive les locuteurs et les organes de presse à opter pour l’un ou l’autre de
ces termes.
The political debate on the migration crisis poses many problems with reference to the
categorization of migrants and refugees, whose legal definition does not satisfy the designation
needs. This contribution aims to explore the terminology of migration through online
terminology platforms and databases. The contribution provides a framework of the choices that
lead to use one term over another in the context of migration terminology.
INDEX
Keywords : migration crisis, terminology, denomination, corpus, databases
Mots-clés : crise migratoire, terminologie, dénomination, corpus, banques de données
E pluribus unum
Quand un seul genre ne suffit pas
Gabriella Bosco
À Michel Jeanneret1
1 « Je pratique tout éveillé la confusion des genres »2. En ouvrant le colloque de Turin par
sa lectio magistralis intitulée « Ceci n’est pas un roman », Philippe Forest citait Louis
Aragon déclarant dans La Défense de l’Infini son attitude sciemment fusionniste. Tout
comme la tierce forme rêvée et théorisée par Roland Barthes à la fin de sa vie, la
confusion évoquée fait signe à un texte « qui se refuse à toute assignation de genre afin
que se déploie, dans toute son amplitude, le mouvement même de l’écriture traversant
les frontières à l’intérieur desquelles une conception plus convenue de la littérature
voudrait la tenir enfermée », dit Forest.
2 À sa manière, et par un langage qui lui est propre – en bon héritier des telqueliens, à la
fois théoricien et romancier – Philippe Forest donne voix au questionnement qui est à
l’origine de l’idée du colloque. Le titre choisi le formule à son tour : bien avant d’être
adoptée comme devise, « e pluribus unum » était une locution latine figurant dans le
Moretum, un poème en vers longtemps attribué à Virgile mais qu’il aurait, selon
Leopardi, imité du grec de Parthénius de Nicée, auteur contemporain d’Auguste. Ce
texte, Leopardi l’aima au point de le traduire personnellement. C’était l’époque où,
jeune homme, il se consacrait aux belles infidèles. Ici, il s’agit de Simulo, « il rustico
cultore » qui prépare une tarte salée après avoir mis ensemble plusieurs ingrédients.
Lisons le passage où l’expression figure, d’abord en latin et ensuite dans la traduction
de Leopardi :
It manus in gyrum : paulatim singula vires
deperdunt proprias ; color est e pluribus unus,
nec totus viridis, quia lactea frusta repugnant,
nec de lacte nitens, quia tot variatur ab herbis.3
Gira il pestello, e ne l’informe pasta
di più colori fassi un sol colore :
bianco non è, ché l’erba gliel contrasta
verde no, ché gliel nega il bianco umore.
Fan que’ cibi in perdendo lor virtute,
una di molte lor virtù perdute.4
3 Ce sont des ingrédients qui, mélangés, perdent leur couleur et leur vertu propre, mais
qui, devenant autres, créent une couleur et une vertu nouvelles. Depuis toujours le
métissage est une richesse. Mais il faut toujours le réaffirmer, contre les défenseurs de
la pureté.
4 La nécessité de brouiller les frontières entre les genres, de les forcer ou bien carrément
de les ignorer a souvent été ressentie au cours des siècles. La contemporanéité en a fait
un de ses atouts, un signe distinctif, visant le dépassement de toute contrainte venue
d’ailleurs, tout comme la mise en avant d’une volonté iconoclaste, d’un refus de la
notion de code, ce qui pourrait être considéré aussi comme une réaction – court-circuit
mental et culturel affichant une attitude d’autocontestation critique – aux dérives du
postmodernisme. C’est en effet à partir de là, constatant la tendance de plus en plus
évidente à créer des définitions nouvelles pour des objets artistiques et littéraires ne
correspondant pas ou plus aux critères définitionnels préexistants, que nous avons eu
l’idée de consacrer un colloque à l’insuffisance générique. Mais dans le but surtout de la
resituer historiquement, pour essayer de lui découvrir une tradition, des récurrences,
une géographie.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne
d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent
être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer
progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une
inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur
œuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et
monstrueux.5
5 L’an dernier, j’ai ouvert le colloque de Turin en citant ces quelques lignes que j’aime
beaucoup, tirées du prologue des Gommes d’Alain Robbe-Grillet. Si j’ai voulu les
prononcer, je l’ai fait d’une part pour dire à tous ceux qui étaient là que non, les choses
ne se passeraient pas ainsi, que tout irait dans le sens voulu, que le programme que
nous avions sous les yeux serait respecté dans chacune de ses parties suivant l’ordre
établi. Et d’autre part, au contraire, pour dire aussi que dans un certain sens et en
même temps je m’attendais à ce que quelque chose vienne déranger notre programme,
une inversion, un décalage, une confusion, une courbure. C’est souvent de l’infraction à
l’ordre que naît l’intérêt, plus parfois que du respect de l’ordonnance idéale. D’ailleurs,
« indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique »,
disait André Breton6.
6 Les participants ont bien voulu me donner raison, en correspondant aux attentes, mais
aussi en les bouleversant. À commencer par Forest, dont j’ai évoqué les propos
d’ouverture. Lui qui, après avoir convoqué confusion de genre et tierce forme, a tout de
suite après mis en question tant l’une que l’autre, pour mieux illustrer la valeur de ses
exemples – à savoir, l’écriture de Louis Aragon et celle de Roland Barthes. Aucun des
deux, pour Forest, ne pratique l’hybridisme générique, cette « sorte d’indétermination
à la faveur de laquelle tout se perd et où rien ne vaut », comme il l’affirme. Et cela,
parce que « le dialogue entre les genres suppose au contraire que subsiste entre eux la
distinction qui va autoriser leur confrontation ».
7 Deuxième élément à l’origine de l’idée du colloque : l’attitude issue de la constatation
de l’insuffisance générique à voir non pas comme pulsion autorisant n’importe quelle
attitude transgressive, mais au contraire comme posture critique déterminant
recherche et invention, produisant rhétorique et poétique, récit et histoire.
8 Et ce sont les historiens de la littérature et les critiques littéraires qui ont ensuite pris
la parole. Luciano Pellegrini en premier, qui a consacré son intervention à « essayer de
s’interroger sur la situation de la poésie dans cette période intermédiaire, “entre deux
mondes” » : le tournant des Lumières. Époque à l’étude de laquelle Lionello Sozzi s’est
tellement consacré : cela soit dit sous forme d’hommage à un ami du Seminario, son
ancien Président disparu en 2015, en ce qui me concerne quelqu’un qui m’a été maestro.
« Notre hypothèse est la suivante, a précisé Luciano Pellegrini, un changement de
paradigme advient en poésie pendant cette période difficile à définir. Et la question
consiste à savoir pourquoi, dans l’histoire de la poésie française, il existe un avant et un
après cette période, et en quoi cette période diffère du romantisme, à la fois rupture et
conséquence de ce qui le précède. La réflexion portera en particulier sur l’origine de
l’un des traits de nouveauté de la poésie romantique : l’élaboration d’une poésie
réalisant un dépassement des hiérarchies des genres et des styles ».
9 C’est à l’analyse concrète d’une catégorie intergénérique, celle de récit poétique, par le
biais d’une triple lecture de textes datant des années Vingt du siècle dernier, que s’est
consacrée Annalisa Lombardi, « trois textes qui diffèrent par les stratégies formelles
adoptées mais qui présentent des thématiques communes : Le Voleur de Talan de Pierre
Reverdy de 1917, c’est-à-dire un roman poétique au sens littéral, Simon le pathétique de
Giraudoux de 1918 et, finalement, Détours de Crevel, un récit de 1924 qui comprend des
passages de poésie et qui – comme beaucoup de productions narratives liées à l’avant-
garde surréaliste – a été associé à plusieurs reprises à cette fameuse dérive poétique de
la narration », discutant la littérature critique sur le sujet, qui ne la satisfait pas tout en
lui donnant matière à réfléchir.
10 La première séance du colloque, que nous a fait l’honneur de présider Daniela Dalla
Valle, acceptant une invitation qui était, de ma part et de celle de mes amies et
collègues Monica Pavesio et Laura Rescia (sans la précieuse aide desquelles rien n’aurait
été possible) un signe de remerciement et de reconnaissance pour les enseignements
qu’elle nous a donnés et nous donne toujours, s’est terminée par un moment de
spectacle réalisé à l’enseigne du dépassement des clivages : Philippe Forest s’habillant
en Samuel Beckett pour nous lire, en duo avec la comédienne Eleni Molos et sous la
direction du metteur en scène Alberto Gozzi, les Textes pour rien du même Beckett 7, série
de treize séquences hors genre, bouleversante mise en espace d’un dialogue impossible
entre l’écrivain et son écriture. Qu’un grand merci leur soit ici exprimé, ainsi qu’à
Luana Doni et à Lisa Lo Presti : la première, doctorante, pour sa présence constante à
mes côtés et sa collaboration attentive et intelligente ; la deuxième pour son travail de
technicienne audio et vidéo (des reprises du spectacle ont été réalisées grâce à elle).
11 Le deuxième jour des travaux a commencé par une intervention très attendue, celle de
Paolo Tortonese, consacrée aux « contradictions du fantastique ». Mariolina Bertini
présidait cette nouvelle séance du colloque, amie irremplaçable qui, depuis toujours,
travaille à démonter les clichés critiques les plus enracinés. Plus que n’importe qui,
l’interlocutrice idéale pour Tortonese, lequel établit d’abord ceci : « Le fantastique est
un genre exclusivement moderne, qui a fait son apparition précisément à l’époque où le
déclin du système des genres s’est produit ». Pour dénombrer ensuite trois attitudes
identifiables par rapport aux genres : leur refus « en tant que notions prescriptives »,
leur emploi « en tant que catégories historiques » et, à travers les deux siècles
postromantiques, le réemploi des genres traditionnels à des fins ludiques, ironiques et
parodiques ». Constatant que la combinaison des genres comme opportunité moderne
est issue à la fois du déclin des genres et de leur historisation. Se demandant surtout
« si la survivance assez forte des genres qui précédaient le fantastique doit remettre en
cause la justesse de la définition donnée par Caillois et l’idée d’un genre à part, que
Gautier et ses contemporains avaient déjà proposée ». Ce à quoi il a donné une réponse
par l’intermédiaire de Francesco Orlando et des catégories qu’il a conçues, dans son
essai publié posthume sur le surnaturel littéraire8, pour désigner des récits en amont et
en aval du fantastique. Concluant d’ailleurs par une réaffirmation de son point de
départ : le fantastique, genre moderne, « représente éminemment la remise en cause
du rationalisme par la culture romantique, dans un monde littéraire où le système des
genres cédait sa place à l’usage des genres ».
12 C’est ensuite Paola Cattani qui a lancé la transition vers le XX e siècle, par sa
communication étudiant les écrits sur l’actualité de Paul Valéry et s’interrogeant sur
leur statut générique fluide : d’une part pour comprendre les raisons d’un tel
acharnement de la part de Valéry à trouver une définition pour ces écrits, qu’il voulait
de circonstance ; d’autre part pour déchiffrer l’extrême indécision caractérisant sa quête
terminologique dans ce domaine, à un moment où sa réflexion le poussait à vouloir
s’exprimer en dehors de l’opposition entre poésie et narration qu’il avait lui-même
érigée en dogme. Comment traiter la matière politique tout en évitant les modalités
énonciatives qu’elle entraîne généralement, la visée persuasive et la violence verbale ?
Comment fuir le pamphlet ? Invention de genres nouveaux et pratique de la littérature
en tant qu’exercice intellectuel sont autant de pistes qui conduisent à une lecture
différente par rapport à la doxa critique concernant cette partie importante de l’œuvre
de Valéry.
13 La distanciation de l’ironie comme moyen pour s’affranchir des contraintes génériques
est en revanche la posture poétique que Luca Bevilacqua attribue à Guillaume
Apollinaire, qui décrit ses nouveaux poèmes « synthétiques » en les comparant à des
formations « plurielles » telles qu’une foule ou une nation, « de nouvelles entités qui
ont une valeur plastique aussi composée que des termes collectifs » 9. Bevilacqua
énumère et exemplifie ensuite les différentes formes d’ironie mises en œuvre par
Apollinaire – ironie culturelle, érotique, animale, macabre, polémique etc. – chacune
contaminatio d’un ordre spécifique, mais toutes susceptibles de se combiner
différemment pour donner des configurations poétiques à chaque fois nouvelles ;
toutes, néanmoins, stratégies de communication qui soulignent la nécessité de garder
intacte l’ambivalence, la contradiction, entre plusieurs versions d’un même réel.
14 La troisième et dernière séance, dirigée par Gianni Iotti, Président du Seminario di
Filologia francese à qui j’exprime ma gratitude pour avoir bien voulu que le colloque
2018 ait lieu à Turin, a été consacrée à des textes devenus, pour différentes raisons,
légendaires. D’abord grâce aux propos de Simona Munari qui nous a illustré la très
célèbre « Sts », mythique collection de la maison d’édition turinoise Einaudi publiant de
grands écrivains étrangers traduits par de grands écrivains italiens, et donnant jour par
là à de véritables réécritures, créations nouvelles en aucun cas reconduisibles dans
l’enceinte du genre de la simple traduction : l’analyse de Simona Munari passe aussi par
l’inclusion du paratexte à l’intérieur de l’œuvre, vérifiant « l’hypothèse d’un haut degré
de contamination entre traduction, réécriture et essai interprétatif ». Et puis par les
deux communications de conclusion : la première sur la Trilogie allemande de Louis-
Ferdinand Céline, dont nous a parlé Jacopo Leoni, démontrant que la séparation des
genres y est définitivement abolie par Céline à la faveur d’une architecture textuelle
NOTES
1. Ce compte rendu du colloque de Turin est idéalement dédié à Michel Jeanneret qui aurait dû y
prendre part et n’a pas pu. Il avait salué avec enthousiasme le projet que je lui avais soumis,
proposant de participer par une contribution qui aurait dû « porter sur le grotesque comme
agent de subversion des classements génériques », et « aborder (rapidement) des aspects de la
question aux XIXe, puis aux XVIe et XVII e siècles » (courriel du 16 mars 2018). Quelques mois
après, au cours de l’été, il fut obligé de se désister en raison d’une intervention chirurgicale
importante qu’il avait dû subir. Sa disparition, survenue au mois de mars 2019 des suites de cette
grave maladie, nous a beaucoup émus. Dans mon esprit, les travaux du colloque lui sont dédiés.
2. L. Aragon, La Défense de l’Infini, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, p. 168.
3. Moretum, dans Appendix Vergiliana, v. 96-104.
4. G. Leopardi, « La Torta », dans Lo spettatore italiano, 15 janvier 1817, v. 88-99.
5. A. Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 11.
6. A. Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 39.
7. S. Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Éditions de Minuit, 1955. Pour les parties en
italien prononcées par la comédienne Eleni Molos nous avons utilisé ma traduction : S. Beckett,
Testi per nulla dans Id., Racconti e prose brevi, éd. P. Bertinetti, Torino, Einaudi, 2010, p. 107-160.
8. F. Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, éd. S. Brugnolo, L. Pellegrini, V.
Sturli, Torino, Einaudi, 2017.
9. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, dans Id., Œuvres en prose complètes, éd. P. Caizergues
et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 941-954.
RÉSUMÉS
L’article reprend et résume les réflexions qui ont été développées lors du Colloque annuel du
Seminario di Filologia francese qui a eu lieu à Turin les 29 et 30 novembre 2018, consacré à la
notion de genre et à son histoire ainsi qu’aux raisons de son dépassement au cours des siècles, à
partir du XVIIIe et jusqu’à l’époque contemporaine, déterminant des formes différentes et parfois
même contradictoires de contaminations novatrices et nécessaires.
The article resumes and summarizes the thoughts developed during the annual SFF Symposium,
which took place in Turin on the 29th and the 30th of November 2018. The topic of discussion
was the concept of genre and the causes of its overcoming from the 18th century to modern
times, that resulted in several, sometimes even contradictory, forms of innovative and necessary
contamination.
INDEX
Keywords : literary genres, literature, theory, Forest (Philippe), Robbe-Grillet (Alain), Beckett
(Samuel)
Mots-clés : genres littéraires, littérature, théorie, Forest (Philippe), Robbe-Grillet (Alain),
Beckett (Samuel)
Philippe Forest
1
1 Sans doute ne fait-on rien sauf à ne pas trop savoir ce que l’on fait.
2 Une certaine innocence, une relative ignorance sont indispensables à qui s’engage dans
une entreprise quelconque, et qui ne s’y engage que pour autant qu’il n’a aucune notion
de ce à quoi elle le conduira – de sorte qu’il lui faut précisément faire ce dont il ne sait
rien afin de savoir enfin ce qu’il entendait faire. À supposer qu’il y arrive. Je veux dire :
à supposer qu’il réussisse à donner forme et puis à donner sens à ce quelque chose qui
lui était d’abord obscur et qui lui restera peut-être toujours inintelligible.
3 C’est le mot de Mallarmé dans Igitur : « Il peut avancer parce qu’il va dans le mystère » 1.
Seul l’inconnu appelle chacun avec assez de force pour l’obliger à s’aventurer là où ses
pas, auparavant, ne l’ont jamais conduit et où, s’abandonnant à une illusion dont il
n’est pas complétement dupe mais qui lui est indispensable, il lui faut pourtant
s’imaginer qu’il sera le premier à pénétrer.
4 Les questions ne se posent qu’après. Lorsque l’on considère la chose nécessairement
singulière à laquelle on a abouti et que, devant son étrangeté, on en vient à se
demander ce qu’elle peut bien signifier et quelle place lui trouver qui lui convient peut-
être parmi toutes les autres. Certes, l’idée vague qu’on en a précède l’objet auquel l’on
parviendra. Elle dépend des conditions de possibilité qui la définissent en partie mais
auxquelles il s’agit de se soustraire autant que de se soumettre afin qu’advienne ce qui,
pour exister authentiquement, ne devait se réduire à rien qui lui fût antérieur.
5 Un écrivain pense toujours en ces termes. Ils déterminent la relation entre l’œuvre qu’il
écrit et le genre dans lequel celle-ci s’inscrit. Le genre, qui lui préexiste, commande à
l’œuvre, certes. Mais l’œuvre ne se réalise qu’à la condition de ne pas souscrire tout à
fait au programme dont, autrement, elle ne constituerait que l’exécution, remettant
ainsi en cause le genre dont elle relève et qu’elle renouvelle – même modestement –,
jouant le jeu selon les règles mais y introduisant également du jeu dans les règles – et
notamment en y jouant le jeu selon d’autres règles que celles auxquelles il lui faudrait,
en principe, se conformer.
2
6 La roue est toujours à réinventer. Elle l’est pour qui souhaite avancer. Sous une forme
toujours semblable et sans cesse différente. Ou le roman.
7 À ce titre, les vieilles idées autrefois formulées par Mikhaïl Bakhtine – et qui,
finalement, correspondent encore assez à notre conception spontanée du roman –
n’ont rien perdu de leur pertinence. Elles disent que le propre du roman, dépourvu
qu’il est de canon, consiste à n’être contenu au sein d’aucune formule qui ne soit
perpétuellement en mouvement – mouvement qu’il prouve du même coup en
marchant. D’où les relations conflictuelles qu’il entretient avec les autres genres
littéraires dont sa continuelle réinvention a pour effet de contester les hiérarchies et
les classements sur lesquels ceux-ci reposent et qu’ils visent en vain à imposer
alentour. Du roman, en 1941, Bakhtine déclare : « Il s’accommode mal des autres
genres. Il combat pour sa suprématie en littérature, et là où il l’emporte, les autres
genres se désagrègent »2.
8 En un sens, du roman, il n’existerait ainsi aucune définition sinon celle qui le présente
comme insusceptible d’être défini de quelque façon que ce soit. En raison de
l’hégémonie qu’il a acquise, absorbant les autres genres, les subvertissant, se les
appropriant tout en les marginalisant sans merci, le roman est désormais partout. Il
n’est plus de livre – on l’a remarqué – qui ne se réclame de lui comme en témoigne la
mention qui, désormais, figure rituellement sur à peu près toutes les couvertures des
ouvrages, quels qu’ils soient, auxquels leur auteur, leur éditeur ne désespèrent pas de
trouver un lectorat un peu large : « Ceci est un roman ». Mais cet avertissement a
également valeur d’antiphrase. Car il n’est pas de roman qui vaille qui, afin de ne pas se
perdre dans la masse auquel il appartient, ne revendique, en même temps, de
constituer autre chose que ce qu’il prétend être : « Ceci n’est pas un roman ».
9 Après que mon premier roman a paru, je me suis demandé ce que j’avais bien pu faire.
J’ai essayé de répondre à cette question dans un petit essai, Le Roman, le Réel qui, grâce à
Gabriella Bosco, fut, il y a presque vingt ans, le premier de mes textes à être traduit en
italien. J’y citais Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma : « Quand j’aime un film, on
me dit : – Oui , c’est très beau, mais ce n’est pas du cinéma… Alors, je me suis demandé
ce que c’était… » En écho, j’écrivais à l’époque : « Quand j’aime un livre, on me dit : –
Oui, c’est très beau, mais ce n’est pas du roman… Alors, je me suis demandé ce que
c’était… »3.
10 Je me le demande encore.
3
11 Aragon – qui sera le premier des deux exemples que je citerai ici – déclare quelque part
dans La Défense de l’Infini, cet ouvrage insensé auquel il se consacra pendant la
flamboyante période du surréalisme, texte monumental, long de quelques milliers de
pages, qu’il laissa inachevé, dont la légende raconte qu’il en brûla de ses mains le
manuscrit et dont ne nous restent que des fragments, des vestiges : « Je ne suis ni les
4
15 Je dirais volontiers – mais la proposition serait certainement difficile à défendre
jusqu’au bout sans une bonne dose de mauvaise foi critique – qu’il en va de même avec
Roland Barthes – qui me fournira mon deuxième exemple. Néanmoins, ce à quoi
parvient Aragon avec sa « confusion des genres », Barthes n’aura cessé, à sa manière, de
le penser mêmement au travers de ce qu’il finira par nommer la « tierce-forme ».
16 L’expression apparaît, comme on sait, dans la conférence de 1978 que Barthes consacre
à Proust et où il se penche sur la forme adoptée par l’écrivain dans le Contre Sainte-Beuve
et reprise par lui dans À la Recherche du temps perdu : « […] roman ? essai ? », demande
Barthes, « Aucun des deux ou les deux à la fois : ce que j’appellerai une tierce forme » 5.
17 Mais, si elle surgit aussi tardivement, l’expression « tierce forme » peut sans mal se voir
prêter une valeur rétrospective afin de s’appliquer à ce qui fut l’objet constant de la
pensée de Barthes : « le texte », ce que l’on nommait ainsi au temps défunt des avant-
gardes et qui se refuse précisément à toute assignation de genre afin que se déploie,
dans toute son amplitude, le mouvement même de l’écriture traversant les frontières à
l’intérieur desquelles une conception plus convenue de la littérature voudrait la tenir
enfermée.
18 Dans l’article qu’il consacre en 1965 à Drame de Philippe Sollers et qui constitue une
étape essentielle dans le cheminement de sa réflexion sur de semblables questions,
Barthes présente ce livre – que son titre semble destiner à la scène – à la fois comme un
poème et comme un roman tout en ne manquant pas de souligner sa dimension
d’essai6. Il le compare à la Vita Nova de Dante où prose, vers et commentaire alternent
selon le vieux principe du « prosimètre » si peu attesté dans la littérature française
moderne – sinon, précisément chez Aragon dans Le Fou d’Elsa.
19 Mais Vita Nova, comme on le sait aussi, est encore le titre que Barthes prévoira de
donner au roman dont il rêve dans les dernières années de son existence et que,
puisqu’il ne fut jamais écrit, nous ne connaissons pas davantage que La Défense de l’Infini
sinon à travers la réflexion préparatoire que son auteur lui consacra et qui lui fournit la
matière même de son dernier cours au Collège de France : un roman qui n’existe donc
que sous les apparences de ce « roman du roman » auquel appartiennent si clairement
d’autres textes qui furent composés à la même époque comme La Chambre claire ou
Journal de deuil, qui conduit vers le moment de son écriture et qui, tout en se plaçant
sous le signe de Proust, explore et étudie le champ de cette « tierce forme » qui relève à
la fois du roman et de l’essai mais aussi de l’autobiographie et du poème, cherchant
notamment, à partir du haïku japonais et de l’épiphanie joycienne, comment convertir
le discontinu de la notation, du fragment en ce quelque chose susceptible de se trouver
versé au sein de la continuité restaurée de la grande forme romanesque héritée du
passé.
20 Un roman, certainement, mais qui n’en est pas tout à fait un au sens classique du terme
puisqu’il se pense comme l’espace au sein duquel tous les possibles de l’expression
littéraire – roman et essai, journal et poème – se trouvent convoqués afin de jouer
ensemble et que le texte puisse répondre à « l’appel d’un nouveau sens » avec lequel
« changer la vie » de qui lit, de qui écrit.
5
21 Il y en aurait bien d’autres – exemplairement celui de Joyce, particulièrement dans
Ulysse – mais ces deux noms-là suffisent ici – Aragon et Barthes – pour tenter
d’approcher ce que l’auteur de La Défense de l’Infini revendique de son côté comme
« confusion des genres » et ce que, pour sa part, l’auteur de La Préparation du roman se
donne pour modèle sous le nom de « tierce forme. » Et, en vérité, la matière qu’ils
offrent est encore bien trop abondante pour pouvoir être appréhendée de manière
quelque peu synthétique. Car c’est chaque livre qui demanderait à être examiné. Et au
sein de n’importe quel livre, il s’agirait de prêter une attention un peu suivie à la façon
dont chaque genre littéraire se trouve réenvisagé, réinventé depuis une position et
selon des codes qui appartiennent à un autre, à plusieurs autres – voire à tous les autres
en même temps.
22 Pour les raisons que l’on a exposées précédemment, c’est la catégorie du roman qui
s’offre comme étant susceptible de subsumer toutes les autres. Parce qu’il est un genre
capable, du fait de son absence de définition, de faire place en lui pour une altérité
essentielle qui le rend toujours différent de lui-même et qui aménage en son sein le site
possible d’une parole plurielle qui rayonne dans toutes les directions à la fois, parcourt
tous les registres, convoque en elle tous les modes de l’invention littéraire.
23 C’est pourquoi l’expression « tierce forme » est, au fond, insatisfaisante. Elle réduit trop
le jeu, laissant entendre que celui-ci ne concerne que deux genres à la fois, en
l’occurrence : le roman et l’essai formant une sorte de couple, quand tous les autres se
trouvent également concernés par l’opération qu’implique toute idée un peu avertie de
la création littéraire. Elle ne rend pas raison, d’ailleurs, à Barthes et au mouvement de
sa pensée qui va plus loin. En réaction à la vision simpliste à laquelle il s’oppose quand
éclate la querelle dite de la « nouvelle critique », l’auteur de Critique et vérité met
tactiquement l’accent sur le fait que ne se distinguent pas essentiellement l’écriture du
créateur et celle du critique. Cela revient à insister sur la dimension critique de tout
texte de création qui n’est complet qu’à la condition d’inclure le commentaire qui
l’accompagne et sur le caractère authentiquement créateur de la parole critique
lorsqu’elle s’assume comme telle.
24 En ce sens, il est vrai que la réflexion de Barthes porte d’abord sur le face-à-face du
roman et de l’essai et sur l’éventuel dépassement de cette opposition à travers la
« tierce forme ». Mais il ne s’agit là que de l’un des aspects d’une question plus large.
L’attention portée par Barthes à l’autobiographie, au théâtre, à la poésie le démontre
amplement. Tout texte se situe dans cet intervalle, cet espace paradoxal qu’appelle le
dialogue auquel oblige la confrontation entre tous ces genres différents à la fois – et pas
seulement deux d’entre eux. Ainsi, et c’est notamment ce que dit La préparation du
roman, lorsque le récit fictionnel procède de ces « moments de vérité » à quoi
correspondent le « satori » du haïku chez Bashô ou la « quidditas » de l’épiphanie chez
Joyce mais aussi le « punctum » de la photographie – disons : la révélation du poème, de
l’image – qu’il appartient au roman de prendre en charge et de dire, les insérant dans la
continuité de son récit.
25 De même, l’expression « confusion des genres » ne rend pas justice à Aragon. Elle laisse
supposer une sorte d’indétermination à la faveur de laquelle tout se perd et où rien ne
vaut. De sorte qu’y prospéreraient toutes sortes de textes hybrides relevant, au choix,
du poème narratif, de l’essai littéraire, du récit à thèse, de l’autobiographie romancée.
Quand le dialogue entre les genres suppose au contraire que subsiste entre eux la
distinction qui va autoriser leur confrontation. Le texte n’efface pas les frontières car
elles sont nécessaires au jeu qui se joue de part et d’autre d’elles – ainsi que le prouve
assez la barre qui, dans le titre de son dernier livre, s’inscrit entre le mot de théâtre de
celui de roman, séparant et unissant ceux-ci. Aragon, à l’occasion, ne manque d’ailleurs
pas de souligner la spécificité des formes littéraires auxquelles il a recours, signant des
romans qui sont bien des romans – et qui assument les codes hérités du réalisme ou du
naturalisme, de Balzac et de Zola –, des poèmes qui sont bien des poèmes – et qui
6
26 Je m’arrêterai sur un seul exemple car il concerne exemplairement Aragon et Barthes –
que l’on rapproche pourtant rarement l’un de l’autre et, particulièrement, sur un tel
terrain. Il concerne le jeu qui se joue chez l’un et chez l’autre entre la parole
romanesque et la parole autobiographique et qui rend indissociables l’un de l’autre les
deux genres auxquels elles renvoient.
27 On trouverait chez Aragon de nombreuses déclarations qui soulignent à quel point la
seconde – la parole autobiographique, donc – s’exprime partout et à travers toutes les
formes qu’elle emprunte, donne seule le sens et fait le prix exclusif de toute œuvre qui
vaut. Ainsi à l’époque du dadaïsme : « Dans tout ce que je lis, écrit Aragon, l’instinct me
porte trop vivement à rechercher l’auteur, et à le trouver ; à l’envisager écrivant ; à
écouter ce qu’il dit, non ce qu’il conte ; pour qu’en définitive je ne trouve infimes les
distinctions qu’on fait entre les genres littéraires, poésie, roman, philosophie, maximes,
tout m’est également parole »7.
28 Du roman qui n’est qu’un roman, La Défense de l’Infini dénonce le caractère falsificateur
en des remarques d’une vertigineuse profondeur : « À force d’écrire des bouquins où
tout se passait paraît comme dans la vie, on a fini par savoir si bien la prendre, la vie,
que de nos jours tout s’y passe comme dans les romans. Et ça aussi compince. Parce
qu’alors, logique écrasante : pour que dans les romans tout se passe comme dans la vie,
si dans la vie tout se passe comme dans les romans, dans les romans tout se passe
comme dans les romans »8. Ce qui se laisse sans doute paraphraser comme suit. Le
roman, en raison de son réalisme revendiqué, prétend produire une image vraie de la
vie. Mais la vie elle-même n’existe plus que sous l’apparence que les fictions lui
donnent et qui commande inconsciemment à la conscience que nous en avons – c’est
aussi la thèse d’Oscar Wilde, au fond, dans « La Décadence du mensonge » lorsqu’il
déclare que c’est la vie qui imite l’art et non l’inverse. Prétendant nous donner accès à
la réalité, la fiction se réfléchit elle-même indéfiniment. On se retrouve à errer dans
une sorte de palais des glaces où chaque miroir démultiplie le monde et lui donne
l’allure d’un labyrinthe infini à l’intérieur duquel il s’agit à la fois de s’égarer et de ne
pas renoncer à découvrir – c’est-à-dire : à inventer – son chemin.
29 Renouant avec ces questions qui ont été à son principe, l’œuvre tardive d’Aragon pose
essentiellement le problème des rapports entre fiction et réalité – ce qui constitue assez
l’objet même de toute littérature. Elle le fait selon le principe fameux du « mentir vrai »
qui démontre quelles formidables affinités relient ces activités mentales que
constituent « raconter » (ou « se raconter »), « rappeler » (ou « se rappeler »),
« imaginer » (ou « s’imaginer »). Dans ces grands romans que sont La Mise à Mort,
Blanche ou l’oubli et Théâtre/Roman – qui sont des romans sans être des romans – l’auteur
donne à voir et à lire cet extraordinaire mécanisme de conversion par lequel la fiction
se fait réalité et la réalité se fait fiction de telle sorte que le texte revendique
simultanément et successivement son caractère romanesque et autobiographique. Car,
comme l’avoue Aragon, « l’honnêteté sans nul doute exigerait que tous livres intitulés
Mémoires soient considérés comme des romans, ou pour mieux dire comme du roman » 9.
30 Le même mouvement en raison duquel remémoration et imagination, réalité et fiction
s’appellent perpétuellement l’une l’autre occupe pareillement le dernier Barthes. Les
textes autobiographiques qu’il signe se donnent pour des romans – c’est le sens du
célèbre avertissement placé de la main de l’auteur en tête du Roland Barthes par Roland
Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman » 10.
Mais l’aveu personnel s’insinue progressivement au sein de l’essai – comme en
témoignent Fragments d’un discours amoureux et surtout La Chambre claire. Et le roman
auquel Barthes rêve enfin procède pour lui du journal dans lequel il consigne le récit de
sa vie. D’où le modèle que constitue à ses yeux le monument laissé par Proust et qui lui
ouvre la voie de ce qu’il nomme « écriture de vie » de sorte que, sous la forme du
roman, exprimant la « vie de l’auteur » mais « désorientée », se donnant comme « un
étoilement de circonstances et de figures », l’intime puisse « faire entendre son cri, face
à la généralité, à la science »11. Afin que retentisse en lui cette pathétique parole de
pitié en laquelle tient toute la morale de la littérature.
7
31 Qui pourrait dire à quel genre – sinon celui du roman, du roman qui n’est pas un
roman, entendu comme susceptible de contenir tous les autres – appartiennent tous les
livres que je viens rapidement d’évoquer ?
32 Je me suis naturellement arrêté sur l’exemple qui précède et qui porte sur
l’indissociabilité du romanesque et de l’autobiographique – plutôt que sur un autre qui
aurait pareillement établi ce qu’il y a de relatif et de contingent dans la distinction des
genres littéraires – parce qu’il me concerne un peu. Il me concerne en tant que
romancier et en tant qu’essayiste. Encore que je ne sache plus très bien et depuis
longtemps quand je suis l’un et quand je suis l’autre. D’où ma difficulté, mon embarras
à remplir l’un de ces rôles lorsque l’on me demande de parler de littérature. Et les
attitudes variables que j’adopte afin de me sortir comme je peux du mauvais pas dans
lequel je me suis mis moi-même.
33 L’« autofiction » – à laquelle en dépit de mes protestations, de mes dénégations, on me
rattache depuis vingt ans – a tenté de penser la question du rapport entre parole
autobiographique et parole romanesque. Mais le débat théorique tourne depuis
longtemps en rond. On se demande interminablement si l’« autofiction » constitue un
genre en tant que tel et quelle place lui attribuer au sein d’une hypothétique
nomenclature qu’elle obligerait à réviser. Le brillant néologisme autrefois forgé par
Serge Doubrovsky invitait remarquablement à penser la possibilité d’un texte qui
relèverait en même temps de l’un et de l’autre des deux genres dont elle se réclame.
Mais la critique, plutôt que de tenter de penser une telle complexité, s’emploie le plus
souvent à la défaire en se demandant quelles sont, au sein de l’objet sur lequel elle se
penche, les parts relatives de l’autobiographie et de la fiction, laquelle prime sur
8
35 « Aucun des deux ou les deux à la fois. »
36 L’expression est certainement curieuse. Comment une chose pourrait-elle être à la fois
elle-même et une autre, ni une chose ni la chose contraire et pourtant l’une et l’autre
de ces choses en même temps ? Une telle affirmation va contre toutes les règles de la
logique. Elle heurte le sens commun.
37 Dans l’un de mes romans, Le Chat de Schrödinger, – livre qui raconte une sentimentale
histoire de chat mais vaticine très sérieusement du côté des théories les plus délirantes,
celles qui concernent la notion de « plurivers » c’est-à-dire d’« univers parallèles » tout
en constituant un effort raisonné et systématique pour dire en termes romanesques la
question du rapport de la littérature au réel – j’ai essayé de penser un pareil paradoxe
au prix d’un détour par le domaine de la physique quantique. Je ne suis pas assez naïf,
bien sûr, pour soutenir que les vérités établies par la science – à supposer d’ailleurs
qu’il s’agisse de « vérités » – aient vocation à s’appliquer en dehors du champ à
l’intérieur duquel elles furent d’abord pensées – et particulièrement en art et en
littérature. Mais je suis convaincu qu’elles procèdent essentiellement, chez les savants,
d’un effort pour penser l’énigme même de la réalité – entreprise qui, par analogie, peut
rejoindre celle dans laquelle, avec la même visée, s’engagent les philosophes, les poètes
et les romanciers.
38 L’équation d’ondes de Schrödinger, comme on sait, établit qu’au niveau sub-atomique,
tant qu’elle n’est pas observée, une particule doit être considérée comme se trouvant
simultanément dans des états contraires et que l’on dit superposés de la matière. C’est
pourquoi le fameux chat, enfermé dans sa boîte, doit être pensé comme étant à la fois
mort et vivant – selon, en tout cas, la morale que l’on tire en général de la fable
qu’ironiquement son inventeur fabriqua afin d’en démontrer l’absurdité.
39 Qu’une chose puisse en même temps en être une autre étonne naturellement. Pourtant,
on nous l’a enseigné dès les bancs du lycée. L’expérience dite des fentes de Young – qui
date quand même de 1801 – établit comment. Elle montre que la lumière qui se
9
42 Pour conclure et afin d’être compris aussi bien que possible, j’éprouve le besoin de
souligner le trait.
43 La vie, le monde est l’objet de la littérature. Et les « genres » – roman et autobiographie,
poésie ou théâtre, essai – constituent les différents protocoles d’observation qui
s’appliquent à cet objet. Ils le construisent. Disons qu’ils l’inventent : ce qui signifie
qu’ils le découvrent autant qu’ils le créent. Et le roman moderne – parce qu’il se définit
par son absence même de définition – procède de tous les genres auxquels il a
simultanément recours, multipliant sur la vie, sur le monde les points de vue possibles
dont chacun n’existe qu’en raison de la forme littéraire selon laquelle il se dit. Il
revendique de proposer une représentation fictionnelle du monde : « Ceci est un
roman » dit-il de lui. Mais il ne manque pas de signaler à quel point une pareille
représentation se doit de faire apparaître le monde sous toutes les formes simultanées
qu’il est susceptible de présenter au regard et que chacun des langages dont il use
simultanément – poétique, dramatique, philosophique, autobiographique – fait exister
à la fois d’une façon qui lui est propre : « Ceci n’est pas un roman » ajoute-t-il.
44 Chaque livre – et la série que tous les livres d’un auteur, mis à la suite les uns des
autres, composent – expérimente en faisant varier la visée qu’il adopte et qu’il pose sur
son objet. D’où cette indispensable pluralité générique qui est le sujet de notre
réflexion et qu’à titre personnel, je revendique dans mes romans comme dans mes
essais. Une pareille conception fait sans doute de moi un moderniste attardé. C’est
possible. Voire : probable. Je ne me sens pas complètement seul, cependant. Disons que,
sans me prétendre à leur hauteur, je peux me prévaloir de quelques prédécesseurs
illustres qui comptent à mes yeux. Mais il est vrai que le temps est désormais de plus en
plus à une autre forme de littérature… Tant pis pour le temps. Peu importe à la
littérature.
45 J’ai parlé du roman. J’ai dit qu’il constituait pour moi le lieu à partir duquel toutes les
autres formes de l’expression littéraire venaient s’appliquer au monde pour produire
de celui-ci une représentation qui leur soit propre : l’autobiographie, l’essai, la poésie…
J’oubliais le théâtre. J’avais tort. Parce que j’ai toujours pensé qu’il constitue la forme
même dont toutes les autres viennent. Il se trouve que mon prochain roman s’en
souvient. Pour commencer, je citais le Mallarmé d’Igitur : « Il peut avancer parce qu’il
va dans le mystère ». Pour finir, je citerai celui de « Crayonné au théâtre » : « Quelle
représentation ! le monde y tient ; un livre dans notre main, s’il énonce quelque idée
auguste, supplée à tous les théâtres, non par l’oubli qu’il en cause les rappelant
intérieurement au contraire »13.
46 « Un Lieu se présente, écrit ailleurs Mallarmé, scène, majoration devant tous du
spectacle de Soi »14. Sur cette scène qui est celle de soi – mais de telle sorte que le moi
s’y oublie dans le spectacle qui se donne –, en ce Lieu qui est celui du Livre – mais qui
prend les dimensions d’un Théâtre où tout vient prendre place –, une représentation
s’offre à laquelle contribuent semblablement tous les parlers dont usent pareillement le
romancier, le philosophe, le poète de sorte que chacun de ces parlers entre en relation
avec tous les autres et qu’ensemble il font apparaître le monde sous toutes les formes
qu’il est susceptible d’emprunter, donnant à voir ce mouvement perpétuel de
conversion réciproque par lequel chacune n’existant qu’au miroir que l’autre lui tend,
réalité et fiction s’engendrent féériquement et comme dans un songe sous nos yeux.
NOTES
1. S. Mallarmé, « Igitur », dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1945, p. 450.
2. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1987, p. 442.
3. Ph. Forest, Le Roman, le réel et autres essais, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007, p. 23.
4. L. Aragon, La Défense de l’Infini, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, p. 168.
5. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », dans Id., Œuvres complètes, Paris, Seuil,
1995, t. III, p. 829.
6. R. Barthes, « Drame, poème, roman », dans Id., Œuvres complètes, t. III, cit., p. 931-945.
7. L. Aragon , Projet d’histoire littéraire contemporaine, Paris, Gallimard, « Digraphe », 1994,
p. 145-146.
8. L. Aragon, La Défense de l’Infini, cit., p. 419.
9. L. Aragon, « Théâtre/Roman », dans Id., Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2012, t. V, p. 1241.
10. R. Barthes, « Roland Barthes par Roland Barthes », dans Id., Œuvres complètes, t. III, cit., p. 81.
11. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », cit., p. 831-832.
12. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », cit., p. 829.
13. S. Mallarmé, « Crayonné au théâtre », dans Id., Œuvres complètes, cit., p. 334.
RÉSUMÉS
Prenant des exemples dans les œuvres d’Aragon et de Barthes et expliquant ce que ces deux
écrivains entendaient par « confusion des genres » et par « tierce forme », Philippe Forest
présente sa propre conception du roman – telle que l’illustrent certains de ses livres,
particulièrement Le Chat de Schrödinger – et traite des relations entre fait et fiction dans la
littérature contemporaine.
Taking exemples in the works of Aragon and Barthes and explaining what these two writers
meant by « confusion of genres » and « third form », Philippe Forest presents his own conception
of the novel – as illustrated in some of his books, especially Schrödinger’s cat – and deals with the
relationship between fact and fiction in contemporary literature.
INDEX
Mots-clés : roman, autofiction, Aragon (Louis), Barthes (Roland)
Keywords : novel, autofiction, Aragon (Louis), Barthes (Roland)
Luciano Pellegrini
1 Dans l’introduction à un volume collectif consacré à la période qui nous intéresse – Une
« période sans nom » - Les années 1780-1820 et la fabrique de l’histoire littéraire (2016) –
Florence Lotterie écrit :
Longtemps neutralisée par l’inscription dans la zone grise des époques
« intermédiaires » entre deux temps qui comptent, la « période sans nom », selon la
formule en elle-même alors polémique proposée par Simone Balayé et Jean Roussel
dans un numéro fondateur de la revue Dix-Huitième Siècle titré « Au tournant des
Lumières (1780-1820) », a souffert d’une indétermination historiographique la
condamnant à la dilution entre un amont controversé (les Lumières) et un aval
envahissant (le Romantisme) qui la réduisit longtemps au statut peu enviable de
« vague lieu de passage, semi-désertique, entre deux mondes » (Balayé, Simone et
Roussel, Jean, « Présentation », Dix-Huitième Siècle, n. 14, 1982, p. 6) 1.
2 En partant de ce constat, il s’agira d’essayer de s’interroger sur la situation de la poésie
dans cette période intermédiaire, « entre deux mondes ». À l’origine du renouvellement
d’intérêt pour le tournant des Lumières, Le Sacre de l’écrivain. Essai sur l’avènement d’un
pouvoir spirituel laïque dans la France moderne. 1750-1830 de Paul Bénichou, publié en 1973.
Mais c’est surtout à partir des années 1980, que, comme l’a souligné Michel Delon 2, les
études sur cette période « semi-désertique » sont devenues légion. Une légion
partageant un même enjeu : étudier la période sans nom signifie réécrire l’histoire
littéraire, mais aussi reconsidérer la définition même d’histoire littéraire. Et cela à deux
titres. D’une part, se positionner à cheval sur deux siècles met en question la légitimité
même d’un récit historique scandé par des coupures qui correspondent bien souvent à
des siècles. D’autre part, la nature de cette période montre à quel point l’histoire
« son air familier »17. Dans les poèmes de Chénier, il n’est pas rare de lire des vers ainsi
formés : « Je meurs. Avant le soir j’ai fini ma journée » (Élégies, I, IX) 18. Cet alexandrin à
la césure invisible correspond bien à ce vers « aussi beau que de la prose » dont Hugo fera
l’éloge, en citant par paradoxe La Harpe dans la Préface de Cromwell 19. Et nombreux sont
les vers de Chénier qui n’ont rien à envier à certains vers de Hugo où toute arabesque
est bannie, et où Hugo fait du prosaïque l’ingrédient d’une nouvelle poésie se voulant
libre et vraie. Que l’on pense, par exemple, à la Pente de la rêverie (1830), « L’autre jour, il
venait de pleuvoir. Car l’été / Cette année… », et à tous ces vers dignes d’une
conversation quotidienne ou d’une lettre familière : « J’ai différé. La vie à différer se
passe » (A mes amis L. B. et S.-B., 1830)20.
14 Mettre en valeur ce prosaïsme poétique peut amener à repenser un autre lieu commun
longtemps plaqué sur la période, qui oppose une prose novatrice à une production en
vers sclérosée, attardée, et qui ne serait pas en phase avec l’éclosion d’une nouvelle
sensibilité. Ainsi, selon ce point de vue, les premiers signes d’une « renaissance de la
poésie » tiendraient plutôt à des pages en prose – qu’il s’agisse de passages des Rêveries
d’un promeneur solitaire, de descriptions de Bernardin de Saint-Pierre, des
enchantements de Chateaubriand, des élans de Senancour – des textes dans lesquels la
sensibilité « préromantique » ou d’un « premier romantisme » s’exprimerait grâce à la
prose, sans avoir à composer avec les normes antipoétiques de l’écriture en vers. Il
faudrait cependant considérer la prose poétique de cette période en continuité avec les
expériences en vers. Il en va ainsi, par exemple, pour cette forme de poème à prosodie
et à longueur variables, à tonalité élégiaque et de style moyen, tenant à la fois de
l’idylle, de l’héroïde, de l’épître, et du poème descriptif, dont la production s’emballe
dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Outre les poèmes de l’abbé Delille, on peut
notamment mentionner les poèmes « élégiaques » de Loison, Legouvé, Baour-Lormian
ou de Louis de Fontanes, comme sa Chartreuse de Paris, « chef-d’œuvre du jeune »
écrivain selon Marc Fumaroli21, que Chateaubriand a tenu à faire figurer dans le Génie
du christianisme. Sans aucun doute, ces poèmes n’atteignent jamais la richesse des
images et des évocations sensorielles des proses de Chateaubriand. Reste que ces
expériences de prosaïsme poétique en vers obéissent à une recherche de simplicité
limpide et de transparence sensible qui constituera, autant que le naturel rythmé et
hyperesthésique de la prose poétique, la base d’une poésie qui « coule à sa fantaisie »
« comme un flot de cristal » (V. Hugo)22 en s’adaptant aux expériences du moi et aux
mouvements de l’âme.
15 La langue poétique doit donc adhérer naturellement à l’expression du sujet, comme de
l’eau jetée sur la toile. Par cela même, elle résiste au réquisitoire de la Raison pour
assumer une légitimité nouvelle en tant que langage spécial, seul capable d’exprimer
des choses qu’on ne saurait dire autrement qu’avec la poésie. En ce sens, effacement de
l’artifice et affirmation de la spécificité du langage poétique ne font qu’un.
16 En effet, à mieux y voir, il n’est pas seulement question du prosaïsme. Il en va de même
d’une remise en valeur de l’artifice poétique en soi. S’il devient évident dans les années
1820, un certain formalisme commence à se développer pendant la période sans nom,
au tournant des deux siècles. Convention et artifice sont alors traités comme ayant une
valeur en soi.
17 En 1828, Sainte-Beuve a réhabilité un patrimoine de formes anciennes dans son Tableau
de la poésie et du théâtre français au XVIe siècle . Avant lui, Victor Hugo, « le vers
personnellement »23, expérimentait dès ses débuts plusieurs formes et mesures
NOTES
1. F. Bercegol, S. Genand, F. Lotterie (éd.), Une « période sans nom » - Les années 1780-1820 et la
fabrique de l’histoire littéraire, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016, p. 9.
2. M. Delon, « Quarante ans de recherche sur un objet protéiforme », dans F. Bercegol, S. Genand,
F. Lotterie (éd.), Une « période sans nom », cit., p. 37-49.
3. Je me limiterai ici à renvoyer aux récents travaux sur la poésie d’Eric Francalanza, Pierre
Laforgue, Pierre Loubier, Jean-Noël Pascal, Jean-Marie Roulin et Catriona Seth. Et je mentionnerai
en priorité les revues Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIII e siècle et Orages –
Littérature et culture 1760-1830, ainsi que les activités de 1800. Séminaire de recherche sur la littérature
des années 1780-1830, dirigé par Stéphanie Génand et Jean-Marie Roulin, dont le carnet de
recherches est disponible en ligne <https://1800.hypotheses.org/>.
4. V. Hugo, Œuvres Poétiques I – Avant l’exil – 1802-1851, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1964, p. 273.
5. Voir les nombreux travaux d’Alain Vaillant, le livre de Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand,
La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006, et
celui de Luciano Pellegrini, La responsabilità del nuovo. Saggio sulla poesia di Victor Hugo prima
dell’esilio, Pisa, ETS, 2018.
6. F. Orlando, Illuminismo, barocco e retorica freudiana, Torino, Einaudi, 1996 2, p. 232 (« attaque
infligée, pendant la plus grande rationalisation des temps modernes, aux libertés du langage
littéraire », c’est moi qui traduis). Voir notamment le chapitre III, « Che la metafora può non
essere la regina delle figure » (p. 65-127).
7. D. Combe, Les Genres littéraires, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1992, p. 145.
8. Ibid., p. 71.
9. A. de Lamartine, commentaire à « Élégie », Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques,
Paris, Librairie Générale Française, 2006, p. 335
10. N.-G. Léonard, Poésies pastorales, Genève et Paris, chez Lejay, 1771, p. 17.
11. A. de Lamartine, Méditations poétiques..., cit., p. 71.
12. J.-P. Bertrand, P. Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, cit., p. 34.
13. Ibidem.
14. P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, in Id. Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004 (1973).
15. D. Galand, Poétique de l’élégie moderne, de Ch.-H. Millevoye à J. Réda, thèse soutenue sous la
direction de D. Combe, Université Sorbonne Nouvelle Paris III, 12 juin 2015, p. 306.
16. D. Diderot, Pensées détachées sur la peinture dans Salons, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard,
2008, p. 468-470.
17. V. Hugo, Œuvres poétiques II – Les Châtiments, Les Contemplations, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 491
18. A. Chénier, Poésies, éd. Louis Becq de Fouquières [1872], Paris, Gallimard, « Poésie /
Gallimard », 1994, p. 176.
19. V. Hugo, Préface de Cromwell, dans Œuvres complètes, « Critique », dir. J. Seebacher et de G.
Rosa, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 29.
20. V. Hugo, Les Feuilles d’automne, XXIX et XXVII, dans Id., Œuvres poétiques I, cit., p. 770 et 766.
21. M. Fumaroli, « Louis de Fontanes (1757-1821). Poète et grand maître de l’université
impériale », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 3, 2003, p. 683-691, p. 685.
22. V. Hugo, Les Chants du crépuscule, XXXIV, « Écrit sur la première page d’un Pétrarque », dans
Id., Œuvres poétiques I, cit., p. 903.
23. S. Mallarmé, Divagations, « Crise de vers », dans Id., Œuvres complètes, t. II, éd. B. Marchal,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 205.
24. C. Millet, Le Romantisme. Du bouleversement des lettres dans la France postrévolutionnaire, Paris,
Librairie Générale Française, 2007, p. 191.
25. Ch.-H. Millevoye Œuvres, précédées d’une notice par M. Sainte-Beuve, Paris, Garnier, 1874,
p. 23-54.
26. Ibid., p. 379.
27. A. Chénier, Poésies, cit., p. 59-61.
28. Voir S. Menant, « Le vers de Chénier », dans J.-D. Beaudin, T. Vân Dung Le Flanchec (éd.),
Styles, genres, auteurs. 5, Marguerite de Navarre, cardinal de Retz, André Chénier, Paul Claudel, Marguerite
Duras, Paris, PUPS, 2005, p. 75-87, notamment p. 79-83. Voir aussi V. De Santis, « "Imiter le
Cantique des cantiques". Présence du texte biblique dans l’œuvre de Chénier et dans la poésie au
tournant des Lumières », dans M. Barsi, A. Preda (éd.), Le Cantique des cantiques dans les lettres
françaises. Convegno internazionale di studi. Gargnano, Palazzo Feltrinelli, 24-27 giugno 2015,
Milano, LED, 2016, p. 181-201, notamment p. 194-195.
RÉSUMÉS
Le Romantisme serait à la littérature ce que 1789 est à la politique. Cette idée, qui date du
Romantisme, n’a pas vraiment été remise en question. Elle oblitère pourtant vingt années
d’histoire littéraire car les Méditations poétiques paraissent en 1820. Qu’en est-il notamment de la
poésie parue entre 1789 et l’essor de Lamartine, Vigny et Hugo, dont on a souvent souligné le
caractère artificiel, froid et alambiqué ? Elle prépare la poésie à venir. Parny, Léonard ou encore
Chénier adoptent une rhétorique de la transparence prosaïque qui leur permet de légitimer la
poésie face aux attaques que la Raison porte alors contre l'artifice poétique.
Romanticism would be to literature what 1789 is to politics. This idea, which dates back to
Romanticism, has not really been challenged. However, it obliterates twenty years of literary
history because the Poetic Meditations were published in 1820. What about the poetry published
between 1789 and the rise of Lamartine, Vigny and Hugo? Critics have often noted its artificial,
cold and convoluted nature. Yet she is preparing the poetry to come. Poets such as Parny,
Léonard or Chénier adopted a rhetoric of prosaic transparency that allowed them to legitimize
poetry against the attacks that Reason then made against poetic artifice.
INDEX
Keywords : tournant des Lumières, neoclassicism, prosaicism, naivety, artifice
Mots-clés : tournant des Lumières, néoclassicisme, naïveté, artifice, prosaïsme
Annalisa Lombardi
Le panorama critique
6 Déjà en 1928 Albert Thibaudet enregistre une modalité inédite des interactions entre le
roman de l’époque et la poésie, à savoir une forme d’« inversion littéraire » 8 : les
horizons d’attente vis-à-vis des genres se renversent radicalement, de sorte que la
demande émotive et d’invention linguistique dont sont traditionnellement investis les
poètes, se tourne vers les nouveaux prosateurs. Reprise par des travaux plus récents,
cette perspective exclut toute volonté de description formelle des pratiques
d’hybridation. C’est beaucoup plus tard, en 1951, qu’Henri Bonnet esquisse un relevé
des interactions entre les deux genres dans son essai intitulé Roman et poésie, essai sur
l’esthétique des genres. Moins intéressé par les effets d’une présumée interaction que par
et bien répandue. Décrite en tant que facteur de « dislocation du récit » 16, l’attraction
de la poésie y est pointée du doigt telle une menace potentielle pour la cohérence et la
crédibilité de la narration. Ce travail offre des éléments d’historicisation du phénomène
de contamination : on en retrouverait des antécédents dans des passages isolés de
prosateurs précurseurs au XIXe siècle, dans le développement du poème en prose et
dans les textes en prose issus du symbolisme, mais il faudra attendre Le Grand Meaulnes
pour que soit perfectionné un genre qui s’affirmera dans les années qui vont suivre 17.
Cependant, on peut se demander si la prééminence accordée à l’influence symboliste ne
risque pas de compromettre l’interprétation des procédés d’hybridation : les caractères
spécifiques de la poésie symboliste sont automatiquement confondus avec des éléments
définitoires de la poésie tout court. Par ailleurs, les déclinaisons diverses du poétique
(formelles et thématiques) alternent continuellement au fil des pages, de façon à
produire une impression aussi omniprésente qu’inconstante, en définitive, de la
narration poétique. La lecture d’un passage suffira à mettre en évidence les glissements
fréquents d’un registre à l’autre :
[…] un subjectivisme qui, transformant le fait en impression, implique la nécessité
de dépasser l’observation extérieure vers une analyse intérieure ; l’idée du mystère
que recèlent les choses les plus simples, et que le prosateur doit suggérer comme un
au-delà de l’apparence ; l’idée d’un fantastique quotidien […] ; le goût aussi d’un
certain jeu avec le réel, d’une distance par rapport à lui, où peuvent se déployer […]
l’épanchement du rêve ou les subtilités de l’ironie, le culte de l’émotion fine, enfin.
La couleur d’une rêverie, la grâce d’un objet, le mystère d’une rencontre, tout cela,
[…] a alimenté le roman poétique.18
11 Les éléments évoqués ici sont très disparates : on passe de l’aspect subjectif à la
présence du fantastique, de la légèreté anti-réaliste des tons à une certaine grâce, de
sorte qu’on finit par confondre les paramètres d’identification de la poésie au lieu de
les éclaircir.
12 L’étude de Tadié, qui institutionnalisera définitivement la nouvelle catégorie générique
de Récit poétique, doit beaucoup aux analyses de Raimond. Sa thèse est très simple : à
partir des acquisitions linguistiques classiques de Jacobson autour des fonctions
linguistiques, Tadié identifie dans la coexistence exhibée de la fonction référentielle et
poétique les bases d’un genre intermédiaire, un « phénomène de transition entre le
roman et le poème »19. Bien que l’essai se focalise sur certains des ouvrages les plus
significatifs de la première moitié du XXe siècle (il est question des textes de Proust,
Cocteau, Breton, mais aussi de Gracq, Blanchot et Queneau), le récit poétique y est
dépeint, paradoxalement, comme un genre mineur et marginal dans la configuration
du champ littéraire. Le corpus reste effectivement l’un des points les plus
problématiques de l’essai : étalé sur une longue période, extrêmement hétérogène, il
s’expose au risque de la dispersion des constantes, ainsi qu’à la formulation d’un
paradigme qui reste infiniment ouvert et provisoire. Le texte est organisé en sections
qui examinent à chaque fois les effets de la contamination poétique sur les éléments
fondamentaux du récit classique, c’est-à-dire le personnage, le temps, l’espace,
l’organisation structurelle. La grande clarté de l’exposition risque parfois de déboucher
sur des schématisations, d’autant plus que la catégorie de Tadié s’applique sans réserve
à nombre d’autres études ou d’histoires littéraires, qui se contentent de l’ériger comme
un point de référence incontournable, sans aucunement le remettre en cause. Sa limite
majeure réside, semble-t-il, dans l’adoption d’une idée artificiellement atemporelle de
la poésie, dérivée de la tradition romantique et très éloignée des développements
chronologique (au contraire, la simultanéité de deux actions est parfois soulignée par
des procédés typographiques). Les décors et les situations sont évoqués par fragments.
La caractérisation des personnages est floue, plutôt stylisée, à commencer par leurs
noms aux échos allégoriques (Le Voleur de Talan ou Le mage Abel). Les ellipses sont
fréquentes, comme le recours à l’image, pour commenter une action ou la supplanter. À
noter aussi une alternance des sujets pronominaux : la première et la deuxième
personne, avec leur caractérisation énonciative poétique plus forte, se substituent
fréquemment à la troisième.
23 En définitive, ce roman semble renouer avec la tradition de la poésie narrative –
effectivement présente dans la production poétique d’avant-garde de l’époque – qui, en
son principe même, dément un stéréotype basé sur la réception de la tradition
romantique, qui voudrait faire coïncider le champ de la poésie exclusivement avec la
poésie lyrique et donc avec la dimension de l’expression subjective. Mais, comme nous
l’avons vu, c’est précisément cette formulation stéréotypée de la poésie qui a été
utilisée dans les analyses des phénomènes d’hybridation.
24 « Jean Giraudoux est un prosateur dont chaque phrase est un poème » 31, écrit Soupault ;
« Giraudoux est constamment un poète »32, souligne Picon. Effectivement, il s’agit d’un
des auteurs pour lequel on a le plus souvent évoqué la contamination avec la poésie.
Simon le pathétique, son premier roman, est pourtant écrit en prose. Énoncé à la
première personne, il relate les vicissitudes du jeune protagoniste de l’enfance à la
jeunesse, son installation à Paris, son irrémédiable détachement émotif à l’origine de
l’échec de son histoire d’amour.
25 Le texte a été inclus dans les analyses de Tadié et utilisé comme point de départ pour
des réflexions autour des formes narratives intergénériques. Si poésie il y a, elle a été
associée au lyrisme de certains passages, aux pauses narratives qui préludent à des
moments de contemplation, à la recherche stylistique qui marque le phrasé de
Giraudoux au sens musical, à la richesse des images, ainsi qu’à la préciosité lexicale, aux
tonalités fantaisistes de la narration, à la réduction de la communication à un simple
jeu verbal :
– Il me semble parfois que rien ne vous atteint.
– Rien !
– […] De vous j’oublie tout…
– Tout !33
26 ou à une narration caricaturalement synthétique :
– Oui, je devine. C’est vous. Je reconnais votre voix.
– Entendu, demain, à quatre heures… par l’Égypte, par les Indes, par la Perse ?...
– Oh ! enchanté, ravi… Oh ! désolé !…34
27 Encore une fois, l’adjectif « poétique » sert à couvrir un éventail assez différencié de
phénomènes langagiers et structurels. Au-delà du sens métaphorique du mot
« lyrisme », très émotivement connoté, on retrouve dans certains passages du texte de
Giraudoux ses marques proprement formelles : l’emploi du vocatif, des expressions
ampoulées et rhétoriques (« Hélas ! Pourquoi me faut-il toujours jouer aux quatre coins
avec les quatre démons du cœur et perdre à chaque instant ma place ? » 35), des climax,
des anaphores abondantes. Toutefois, l’ironie vise toujours à tempérer les excès
lyriques ou rhétoriques, régulièrement remis en cause par des effets comiques dus à un
recours hyperbolique d’exclamations ou à un décalage entre les tons emphatiques et le
vécu objectif des personnages. Si les modalités stylistiques dans ce roman peuvent
Conclusions
31 Les quelques remarques autour de ces trois récits poétiques, unies à l’examen du
développement du discours critique sur l’hybridation de la narration et de la poésie
tout au long du XXe siècle, ont laissé apparaître les limites d’une catégorie soumise à
une extrême variété d’utilisations, parfois peu rigoureuse dans la définition des
nouveaux équilibres rhétoriques. « À force de généraliser le sens du poétique, on finit
par le dissoudre dans un universel abstrait qui est l’ineffable » 42, écrit Combe. Mais il ne
s’agit pas que d’un simple problème de généralisation ou de prolifération de variantes à
simplifier. L’association exclusive et automatique de la poésie avec le lyrisme
compromet, en effet, le sens du poétique quand on l’applique à des textes narratifs, où
l’on continue à rechercher des éléments qualifiés de « poétiques » sur la base de
présupposés esthétiques dépassés (romantiques ou symbolistes), en tout cas déjà trop
éloignés de l’esthétique poétique effective de l’époque. C’est parfois à un cliché de la
poésie qu’on a l’impression d’être confrontés, une idée artificiellement figée du
poétique que les textes narratifs eux-mêmes n’hésitent pas à ridiculiser.
32 Dans le grand nombre de traits de poéticité reconnus et à chaque fois proposés par la
critique à la lecture des textes narratifs, il serait peut-être utile, en revanche, de cerner
des marqueurs strictement formels véritablement communs et cohérents avec le
développement historique de la poésie du temps. À partir de ces éléments on devrait
pouvoir vérifier sur un corpus bien circonscrit l’hypothèse d’une stylistique possible
d’un prétendu récit poétique, autrement insaisissable. Mais dans leur état actuel, les
configurations proposées pour cette catégorie s’avèrent peu utiles à décrire les aspects
novateurs de la production narrative des années 1920. « Vers la fin du XIX e siècle, on
était tenté d’appeler roman-poème tout roman qui échappait aux moules convenus » 43,
admettait Raimond. Et, en effet, on pourrait bien envisager l’adoption de la formule de
récit poétique comme une solution de facilité pour aborder la prose romanesque en
voie de réinvention. Avec les instruments dont on dispose aujourd’hui, comme les
excellentes analyses des spécificités linguistiques de la prose du début du vingtième
siècle44, on devrait être en mesure de proposer des formulations plus convaincantes
pour circonscrire le renouvellement narratif de cette période littéraire. D’un côté il
faudra accepter la plasticité structurelle du roman et son aptitude naturelle à s’ouvrir à
d’autres régimes discursifs ; de l’autre, il faudra se résigner à attribuer à la prose,
quoique renouvelée, des éléments formels que l’on s’est longtemps obstiné à désigner
comme poétiques.
NOTES
1. Ph. Soupault, « Introduction », dans Anthologie de la nouvelle prose française, Paris, Éditions du
Sagittaire chez Simon Kra, 1926, p. 3.
2. F. Lefèvre, « Jean Giraudoux », dans Une heure avec…, Première série, Paris, Éditions de la NRF,
1924, p. 141-151, p. 149. Il s’agit de la reprise d’une interview recueillie pour Les Nouvelles
littéraires en 1923.
3. L. Aragon, « Ô Byron, toi qui » dans La Défense de l’infini, éd. L. Follet, Paris, Gallimard, 2002,
p. 167-174, p. 168. Selon l’éditeur la rédaction de ce fragment doit remonter à 1923.
4. Ph. Soupault, Littérature et le reste. 1919-1931, Paris, Gallimard, 2006, p. 147. Le propos était
contenu à l’origine dans un article paru dans La vie des lettres en 1923.
5. M. Raimond, La crise du roman : des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti,
1966, p. 194.
6. Daniel-Rops, « Le Roman d’aujourd’hui », dans Revue Bleue, 68, 1930, p. 427-429, p. 428.
7. La première édition paraît chez Grasset en 1918, alors que la version définitive du texte sort
chez le même éditeur en 1926.
8. A. Thibaudet, « Sur la poésie » [ NRF, février 1928], dans Réflexions sur la littérature, Paris,
Gallimard, 2007, p. 1233.
9. Michel Sandrars a parlé des « emplois métaphoriques » des termes « poétique » et
« romanesque » dans sa récente étude (M. Sandrars, Idées de la poésie, idées de la prose , Paris,
Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2016), consacrée à la variation
historique des acceptions de la poésie et de la prose, selon les perspectives esthétiques adoptées.
10. H. Bonnet, Roman et poésie, essai sur l’esthétique des genres, Paris, Nizet, 1951, p. 158.
11. D. Combe, Poésie et récit, Paris, José Corti, 1989, p. 140.
12. C’est le titre du troisième chapitre de son ouvrage, voir G. Picon, Panorama de la nouvelle
littérature française, Paris, Éditions du Point du jour, 1949, p. 32.
13. Déjà Soupault avait eu à cœur de préciser la connotation historique et esthétique de la poésie
qu’il considère comme le modèle dont s’inspire la prose : « La poésie et surtout cette poésie
nouvelle amie des images, des assonances et des dislocations de la syntaxe, a exercé sur la prose
une poussée très forte », Ph. Soupault, « Introduction », dans Anthologie de la nouvelle prose
française, cit., p. 3.
14. G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, cit., p. 34.
15. C. E. Magny, Histoire du roman français depuis 1918, Paris, Seuil, 1950, p. 66.
16. « Ambition poétique et dislocation du récit » est le titre d’un des chapitres consacrés à
l’examen des interférences de la narration et de la poésie (M. Raimond, La Crise du roman, cit.,
p. 194).
17. D’autres datations existent, bien sûr. Gerald Prince, par exemple, anticipe le phénomène :
« La poésie avait déjà envahi le genre », écrit-il, « Avant Jean Christophe et Le Grand Meaulnes, avant
les surréalistes, Cocteau, Giraudoux et Giono, en 1901, par exemple, Francis Jammes publie
Almaïde d’Étremont où, réduisant l’action à ses moments essentiels, rejetant l’analyse
psychologique comme le récit et la représentation du détail de la vie, il insiste sur le spectacle de
l’être et non du devenir », G. Prince « Romanesques et roman : 1900-1950 », dans G. Declercq, M.
Murat (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 183-191, p. 184.
18. M. Raimond, La Crise du roman, cit. p. 225.
19. J.-Y. Tadié, Le Récit poétique [1978], Paris, Gallimard, 1994, p. 7.
20. Comme l’a fait Emmanuel Rubio, qui se montre d’ailleurs réticent à réduire la complexité des
manifestations narratives des années 1920 à la catégorie déjà fortement problématique de récit
poétique : « Le Récit poétique se rapporte plutôt à une sorte d’essence de la poésie, et trouve là
une […] de ses limites. Celle-ci se révèle très idéalisante […] La critique d’une telle essence est
évidemment tentante, et ce d’autant plus qu’elle ne correspond pas à quelques pratiques
majeures de la poésie moderne émergeant dans les années dix et régissant une part des années
vingt », E. Rubio, « Par-delà modernité et avant-garde : le Roman en archipel », dans M.
Boucharenc et E. Rubio, Réinventer le roman dans les années vingt dans Revue des Sciences Humaines,
298, Lille, Septentrion, Presses de l’Université Charles de Gaulle, 2010, p. 9-31, p. 16.
21. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 139.
22. Ibid., p. 137.
23. S. Smadja, La nouvelle prose française. Étude sur la prose narrative au début des années 1920, Pessac,
Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 49.
24. Voir, à ce sujet, J. Chénieux-Gendron, Inventer le réel : le surréalisme et le roman, 1922-1950, Paris,
Honoré Champion, 2014.
25. Voir C. Hubner-Bayle, Romans et contes de Pierre Reverdy. Une poétique de la marge, Paris,
H. Champion, 1993, p. 14.
26. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 143.
27. P. Reverdy, Le Voleur de Talan [1917], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2010, t. 1,
p. 409. « Son émotion sécha au soleil » (Ibidem), note le narrateur dans le même esprit.
28. Ibid., p. 371.
29. Ibid., p. 445.
30. Ibid., p. 436.
31. Ph. Soupault, Anthologie de la nouvelle poésie française, Paris, Éditions du Sagittaire, chez Simon
Kra, 1924, p. 272.
32. G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, cit., p. 40.
33. J. Giraudoux, Simon le pathétique [1918 ; 1926], dans Id., Œuvres romanesques complètes, éd. J.
Body, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, t. I, p. 333.
34. Ibid., p. 317.
35. Ibid., p. 347.
36. J. Chénieux-Gendron, Inventer le réel : le surréalisme et le roman, 1922-1950, cit., p. 83.
37. R. Crevel, Détours [1924], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Éditions du Sandre, 2014, t. 2, p. 29.
38. C. Courtot, « Préface », dans F. Cornacchia, René Crevel, il romanzo contro la ragione, Bari, B.A.
Graphis, 2001, p. VII.
39. J.-M. Devésa, René Crevel et le roman, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1993, p. 490.
40. R. Crevel, Détours, cit., p. 73.
41. Ibid., p. 61.
42. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 140. Stéphanie Smadja observe, dans le même ordre d’idées,
que « l’épithète, vague, signifie parfois “littéraire” » (S. Smadja, La Nouvelle prose française, cit.,
p. 159).
43. M. Raimond, La Crise du roman, cit., p. 196.
44. Les travaux de Smadja déjà évoqués, les études de Julien Piat et Gilles Philippe.
RÉSUMÉS
Cet article interroge la catégorie problématique de récit poétique : largement utilisée dans
l’historiographie littéraire au sujet des formes narratives des années 1920, elle se prête à de
nombreuses ambiguïtés et glissements sémantiques. Après un rappel de la littérature critique en
matière de narration poétique, la variété de son application est envisagée à travers l’analyse de
trois ouvrages assimilés, selon des critères différents, à cette catégorie intergénérique : Le Voleur
de Talan de Reverdy, Simon le pathétique de Giraudoux et Détours de Crevel.
This paper examines the problematic category of poetic narrative : widely used in historical
works dealing with the literature of the 1920s, it enables ambiguities and semantic shifts. After
an overview of critical texts, the whole variety of its application will be considered in relation to
Le Voleur de Talan by Reverdy, Giraudoux’s Simon le pathétique and Crevel’s Détours, all three
associated to this intergeneric category, according to different criteria.
INDEX
Keywords : poetic narrative, Reverdy (Pierre), Giraudoux (Jean), Crevel (René), Tadié (Jean-Yves)
Mots-clés : récit poétique, Reverdy (Pierre), Giraudoux (Jean), Crevel (René), Tadié (Jean-Yves)
Contradictions du fantastique
Contradictions of the Fantastic
Paolo Tortonese
arbitraires et artificielles » que sont les genres. Le poète donc doit « lutter contre ces
formes »2.
3 Trente ans plus tard, Victor Hugo, dans la préface aux Odes et Ballades, disait toute son
irritation contre l’exigence de se conformer à des modèles génériques, et il concluait en
affirmant que « la seule distinction véritable dans les œuvres de l’esprit est celle du bon
et du mauvais ». Tout semble s’effondrer devant le jugement de valeur esthétique. Et en
1827, dans la préface de Cromwell, Hugo écrira :
On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non
d’après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l’art,
mais d’après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur
organisation personnelle.3
4 C’est reprendre le chemin ouvert un siècle plus tôt par l’abbé Du Bos. L’affirmation de
l’esthétique, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, n’a laissé de place qu’à l’expérience
de la beauté par elle-même. Et cela a été vrai pour une très longue période, depuis
Schiller jusqu’à Breton, en passant par Victor Hugo et par Benedetto Croce.
5 En revanche, les genres, qui ne servaient plus à orienter la production, ni le goût,
devaient trouver un nouveau souffle, en tant que notions, lorsque l’esprit historiciste
du romantisme se tournait vers le passé. Là, les catégories génériques se dépouillaient
de leur caractère législatif ou impératif, et se convertissaient en outils de
compréhension de phénomènes historiques. L’histoire littéraire a pu s’emparer des
genres pour en faire l’objet d’une étude qui les situe dans l’évolution de la culture
européenne : Friedrich Schlegel, par exemple, cherche à disposer dans une succession
précise les grands genres littéraires que sont le lyrique, le dramatique, l’épique, ce
dernier faisant la synthèse des formes précédentes. Cette vision, qui fait des genres les
instruments d’une périodisation historique, en les intégrant à des moments de la
civilisation, ne cesse de travailler la pensée du XIXe siècle. Dans la préface de Cromwell,
Hugo reprendra la triade de Schlegel en disposant cette fois-ci le drame en dernier,
après le poème épique et le lyrique. Schelling et Hegel avaient jonglé avec les mêmes
termes.
6 Mais cette vision diachronique se prolonge, en se modifiant, jusqu’à la théorie
évolutionniste des genres, que Brunetière défendra dans ses cours de 1890-1894 : chez
lui, le contextualisme historique laisse la place à une évolution interne de la littérature,
qui change de forme comme un organisme vivant selon la théorie darwinienne.
Certaines recherches de Franco Moretti vont encore dans cette direction.
7 À ces deux attitudes, de refus des genres en tant que notions prescriptives, et d’emploi
des genres en tant que catégories historiques, s’en ajoute une troisième, qui a fait son
chemin à travers les deux siècles postromantiques, et qui est celle du réemploi des
genres traditionnels à des fins ludiques, ironiques, parodiques. Une manière nouvelle
d’adhérer aux genres est apparue, dès que le système des genres s’est effondré : il s’est
agi de saisir les masques de l’histoire littéraire pour s’en servir dans un exercice de
second degré. Le nombre de contes de fées parodiques écrits au XIXe siècle est
impressionnant, par exemple. Mais plus généralement, les genres ont pu fonctionner
comme des matériaux à exploiter, des outils à manier, des objets que le passé historique
met dans les mains de l’auteur pour qu’il en fasse un usage à lui. Serge Zenkine a écrit :
« On a le sentiment qu’une œuvre littéraire, pour avoir quelque valeur, doit
n’appartenir à aucun genre – ou en combiner plusieurs à la fois, ce qui revient au
même »4. La combinaison des genres, comme opportunité moderne, est donc issue à la
fois du déclin des genres et de leur historisation.
8 Le fantastique, genre nouveau, a fait son apparition dans ce cadre. Chacun sait
comment il a été progressivement défini, depuis les premières tentatives de Jean-
Jacques Ampère, de Théophile Gautier, de Charles Nodier, jusqu’à la critique des années
1950 (Castex et Caillois), puis à celle des années 1970 (Todorov). Avant même que
Hoffmann ne soit traduit et ne rencontre le succès qu’on sait, Jean-Jacques Ampère
écrivait dans Le Globe de 1828 :
Ce n’est pourtant pas le merveilleux proprement dit, la sorcellerie, les diables, les
apparitions, qui me frappent le plus dans les écrits d’Hoffmann, quoiqu’il ait traité
tout cela avec un talent qui fait par moments frissonner plus le hardi lecteur. Non,
ce qui dans Hoffmann a, selon moi, sur notre âme, une véritable prise, ce qui aussi
appartient en propre à cet écrivain, c’est l’emploi d’un genre de merveilleux
naturel. Du sein de ces événements, qui ressemblent à ceux de tous les jours,
sortent, on ne sait comment, le bizarre et le terrible.5
9 En 1836, Gautier trouvait que Hoffmann montrait dans ses contes une formidable
capacité à « donner les apparences de la réalité aux créations les plus
invraisemblables ». Il trouvait que « sa manière de procéder est très logique, et il ne
chemine pas au hasard dans les espaces imaginaires, comme on pourrait le croire » 6. Il
faisait remarquer que ses contes commençaient toujours par la mise en place d’un
décor normal, voire banal, un intérieur bourgeois par exemple, pour faire surgir au
creux de cette banalité un événement effrayant. La contradiction devient flagrante,
entre une vision qui nous accroche à l’expérience commune et une histoire qui s’en
écarte :
Dès lors une terreur étouffante vous met le genou sur la poitrine et ne vous laisse
plus respirer jusqu’au bout de l’histoire ; et plus elle s’éloigne du cours ordinaire
des choses, plus les objets sont minutieusement détaillés ; l’accumulation de petites
circonstances vraisemblables sert à masquer l’impossibilité du fond. 7
10 L’impossible et le possible faisaient bon ménage chez Hoffmann ; ou plutôt « mauvais »
ménage, puisque leur conflit était déclaré. C’est ce qui permettait à Gautier d’affirmer
que les contes de Hoffmann n’étaient guère des contes de fées : « Du reste, le
merveilleux d’Hoffmann n’est pas le merveilleux des contes de fées ; il a toujours un
pied dans le monde réel »8.
11 Un siècle plus tard, Pierre-Georges Castex reprendra ces idées pour donner sa
définition bien connue du fantastique : « une intrusion brutale du mystère dans le
cadre de la vie réelle ». Il dira que le fantastique « crée une rupture, une déchirure dans
la trame de la réalité quotidienne »9. Mais le vrai théoricien du fantastique a été Roger
Caillois, qui a donné à cette approche une rigueur nouvelle, parce qu’il a non seulement
repris l’idée que dans le fantastique le fait extraordinaire s’inscrit en faux contre un
cadre réaliste, mais il a fait remarquer que « le surnaturel paraît [dans le fantastique]
comme une rupture de la cohérence universelle »10, et que ce sentiment de rupture
n’était compréhensible que par rapport à la révolution scientifique et aux Lumières :
« Il ne saurait surgir qu’après le triomphe de la conception scientifique d’un ordre
rationnel et nécessaire des phénomènes, après la reconnaissance d’un déterminisme
strict dans l’enchaînement des causes et des effets » 11.
12 Caillois ajoutait ainsi un chapitre à l’histoire des genres littéraires en définissant le
genre fantastique par des modalités narratives qui trouvaient leur sens dans un
contexte culturel. Et il pensait le fantastique par rapport à ce qui le précède comme à ce
qui le suit : le merveilleux, le féerique, la science-fiction. C’est à lui qu’on doit l’idée que
dans le conte de fées « le monde féerique et le monde réel s’interpénètrent sans heurt
et sans conflit »12 , observation qui n’est banale que si on la sépare de la définition du
fantastique. De même, dans le merveilleux l’humain et le divin se côtoient. Ces deux
genres, féerique et merveilleux, auraient recours à une sorte de caution qui leur permet
d’établir le vraisemblable et l’invraisemblable dans un même univers de fiction. La
caution serait religieuse pour le merveilleux, simplement littéraire pour le féerique.
13 Ce sont des distinctions bien connues ; il fallait juste les rappeler avant de jeter sur le
fantastique le regard que requiert notre problématique. Le fantastique apparaît comme
un genre hybride par définition, un genre issu de la contamination conflictuelle entre
différents genres ou au moins différentes modalités de récit. Il n’y a pas de fantastique
s’il y a harmonie des parties, cohérence préétablie et avérée. Même la fameuse notion
d’« hésitation », par laquelle Todorov a voulu donner un tour plus formaliste à la
théorie de Caillois, n’a de sens que si on hésite entre deux choix s’opposant
radicalement l’un à l’autre, ou plutôt s’excluant réciproquement. Il y a dans le
fantastique quelque chose d’inconciliable : un élément qui, dans une série homogène, se
refuse à rentrer dans la norme. Cette norme étant, sans aucun doute, celle de la
représentation scientifique et rationnelle de la réalité.
14 Mais une objection a souvent été faite à Caillois : la vision historique qu’il propose
semble prétendre que le fantastique remplace le féerique et le merveilleux, alors qu’un
très grand nombre d’œuvres du XIXe et du XXe siècle reprennent les modalités de ces
deux genres traditionnels. On a parfois observé que le fantastique pur, pour ainsi dire,
est un genre au corpus restreint, et qu’il ne représente qu’une petite partie de la grande
masse de récits modernes où l’invraisemblable ou le surnaturel apparaissent. Pendant
qu’une tradition moderne du fantastique se consolidait, à travers Gautier, Mérimée,
Maupassant, et Henry James, on continuait à écrire des contes de fées. Si Andersen est
peut-être le seul qui ait réussi à se faire une place dans le canon de la haute littérature,
une grande masse de contes de fées existe néanmoins au XIXe siècle, ainsi que leurs
détournements parodiques, tels que ceux de Jean Lorrain, par exemple 13. On a
également continué à écrire des récits où l’invraisemblable ou le surnaturel
interviennent, sans que pour autant le conflit fantastique apparaisse, entre une
représentation vraisemblable et un événement invraisemblable. Autrement dit, le
merveilleux non plus n’a pas disparu, mais a trouvé de nouvelles formes. De même,
l’entrée en scène de la science-fiction n’a pas produit l’effacement définitif du
fantastique, et elle a souvent donné lieu à des narrations à la frontière entre fiction
scientifique et fantastique.
15 Tout cela est indiscutable. La question est de savoir si la survivance assez forte des
genres qui précédaient le fantastique doit remettre en cause la justesse de la définition
donnée par Caillois et l’idée d’un genre à part, que Gautier et ses contemporains avaient
déjà proposée. Quand on a dû procurer des éditions des grands auteurs du fantastique,
ou bien quand on a voulu constituer de grandes anthologies du fantastique, on a
toujours été confrontés à des difficultés. Faut-il inclure dans le corpus fantastique des
contes comme Le chevalier double de Gautier ou Il viccolo di Madama Lucrezia de
Mérimée ? Le premier a de nombreux traits du conte de fées, le second pourrait plutôt
être considéré comme un récit gothique ou « étrange » (selon la terminologie de
Todorov). Les deux montrent que la structure élémentaire du fantastique, étant a priori
conflictuelle, est aussi ouverte et en équilibre instable, donc capable d’accueillir des
NOTES
1. Plusieurs colloques se sont penchés sur le déclin et sur la survivance des genres ; parmi eux :
Règles du genre et inventions du génie, A. Goldschläger, Y. Martineau et C. Thomson (dir.), London,
Canada, Mestengo press, 1999 ; L’Éclatement des genres au XXe siècle, Marc Dambre (dir.), Paris,
Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001 ; Generi litterari : ibridismo e contaminazione, A. Sportelli
(dir.), Bari, Laterza, 2001.
2. F. Schiller, Poésie naïve et sentimentale, tr. R. Leroux, Paris, Aubier, 1947, p. 105.
3. V. Hugo, préface de Cromwell, éd. A. Ubersfeld, Paris, « GF » Flammarion, 1968, p. 107.
4. S. Zenkine, « Genre et histoire : sur un mécanisme d’évolution générique », dans Fortunes et
infortunes des genres littéraires, éd. A. Montandon, Cahiers de l’Echinox, 16, 2009, p. 36.
5. J-J. Ampère, « Allemagne. Hoffmann. Aus Hoffmann’s Leben und Nachlass, herausgegeben von
Hitzig. – Berlin, 1822 », Le Globe, 2 août 1828.
6. Th. Gautier, « Les contes d’Hoffmann », Chronique de Paris, 14 août 1836.
7. Ibidem.
8. Ibid.
9. P.-G. Castex, La Littérature fantastique en France, Paris, Corti, 1951, p. 8.
10. R. Caillois, « De la féerie à la science-fiction », dans Anthologie du fantastique, Paris, Gallimard,
1958, p. 9.
11. Ibidem.
12. Ibid., p. 8.
13. Voir H. Pernoud, Féeries pour une autre fois : réécritures et renouvellement des paradigmes des
contes de fées (1808-1920), thèse de doctorat en Langue, littérature et civilisation françaises, sous la
direction de P. Tortonese, soutenue à la Sorbonne Nouvelle en 2017.
14. F. Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, éd. S. Brugnolo, L. Pellegrini, V.
Sturli, Torino, Einaudi, 2017, p. 18. Une première publication du travail d’Orlando sur ce sujet a
eu lieu dans l’ouvrage sur le roman dirigé par Franco Moretti : « Statuti del soprannaturale nella
narrativa », dans Il romanzo, Torino, Einaudi, t. I, 2001, p. 195-226.
15. F. Orlando, Il soprannaturale letterario, cit., p. 102.
16. « Fino alla fine del racconto è impossibile sapere che cosa essi [i bambini] sappiano rispetto al
soprannaturale. », Ibid, p. 79.
17. Ibid., p. 114.
18. « Esente dal dubbio che condiziona il soprannaturale d’ignoranza », Ibid., p. 116.
19. Voir p. 116 : je paraphrase les propos d’Orlando.
20. Ce qui est selon Orlando une manifestation de « pessimisme éclairé » : « pessimismo
illuminista », Ibid., p. 72.
RÉSUMÉS
Le livre de Francesco Orlando, Il soprannaturale letterario : storia, logica e forme, publié à titre
posthume en 2017, propose de nouvelles catégories pour définir les manières qu’a eu la
littérature de mettre en scène des événements invraisemblables, en conflit avec les lois connues
de l’univers. La catégorie du fantastique en est ainsi réduite à des dimensions moindres par
rapport à la tradition critique inaugurée jadis par Roger Caillois. Elle est côtoyée, dans les deux
derniers siècles, par d’autres modalités. Mais elle représente néanmoins la forme de conflit la
plus violente entre croyance et critique. C’est là que nous trouvons le climax de la lutte entre
l’instance rationnelle répressive et l’instance irrationnelle enfantine. De ce point de vue, le
fantastique représente éminemment la remise en cause du rationalisme par la culture
romantique, dans un monde littéraire où le système des genres cédait sa place à l’usage des
genres.
Francesco Orlando’s posthumous book, Il soprannaturale letterario : storia, logica e forme (2017),
introduces new categories to define the ways in which literature has staged implausible events in
conflict with the known laws of the universe. The category of the fantastic is thus reduced to
smaller dimensions compared to the critical tradition once inaugurated by Roger Caillois. In the
last two centuries, it has been surrounded by other modalities. But it nevertheless represents the
most violent form of conflict between belief and criticism. There we find the climax of the struggle
between the repressive rational agent and the childish irrational agent. From this point of view,
the fantastic eminently represents the questioning of rationalism by the romantic culture, in a
literary world where the system of genres gave way to the use of genres.
INDEX
Keywords : literary genres, fantastic, supernatural, verisimilitude, Romanticism, rationalism,
Orlando (Francesco)
Mots-clés : genres littéraires, fantastique, surnaturel, vraisemblance, Romantisme,
rationalisme, Orlando (Francesco)
Paola Cattani
ébauches conservées, à donner une définition des textes réunis, ainsi qu’à identifier un
destinataire précis. Initialement Valéry a recours aux expressions suivantes pour
qualifier ses textes : « tentatives de préciser quelques idées qu’il faudrait bien nommer
politiques » (tentatives qu’il propose en « amateur ») ; « essais de précisions » ;
« réflexions sur de tels sujets » ; « propos d’une personne tout étrangère à ce dont elle
s’avise de parler »3. Il souligne aussi qu’il s’agit d’essais appartenant au domaine du
subjectif : « Il faut s’attendre à voir des tentatives se produire pour opérer d’une façon
analogue même dans les domaines entièrement ou partiellement “subjectifs”, – et
singulièrement en politique. Les essais contenus dans ce volume appartiennent à cet
ordre de recherches ». Finalement, Valéry se décide, dans la dernière version, pour
l’expression « Ce petit recueil de réflexions, de tentatives et de doutes » 4 ; et il garde la
définition arrêtée dès l’incipit de la première ébauche : « Ce sont ici des études de
circonstances ». En ce qui concerne le destinataire, il choisit la formulation suivante :
« [le recueil] se dédie de préférence aux personnes qui n’ont point de système et sont
absentes des partis ; qui par-là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de
ne point rejeter ce qui ne l’est pas »5. Ces passages seront repris, à quelques variantes
près, dans l’Avant-propos des Regards sur le monde actuel publiés en 1931 : la mention du
destinataire change de place pour devenir le nouvel incipit ; la définition générique est
reprise mais atténuée par la tournure restrictive : « D’ailleurs, ce ne sont ici que des
études de circonstance »6.
4 Les « grands scrupules » et les « grandes répugnances » que Valéry avoue avoir envers
« ce beau mot de politique »7, sont peut-être à l’origine du titre célèbre d’« Essais quasi-
politiques » que Jean Hytier, éditeur de la Pléiade, a retenu pour l’un des sous-
ensembles thématiques dans lesquels il a réparti les essais de Variété 8 – titre qui
pourtant n’est pas de la main de Valéry, ne se trouvant nulle part dans sa production.
En revanche, Valéry médite longuement la notion de « proses de circonstance ». La
note d’éditeur qui ouvre en 1924 le premier volume de Variété, où sont réunis surtout
des essais à matière politique, précise : « De ces essais que l’on va peut-être lire, il n’en
est point qui ne soit l’effet d’une circonstance, et que l’auteur eût écrit de son propre
mouvement »9. Un autre avant-propos resté inédit, l’« Avertissement au lecteur »
conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet et écrit en 1935 pour une traduction russe de
ses textes, revient sur la même notion : « Il [le lecteur de langue russe] dira d’abord que
toute la prose qu’il a publiée (à l’exception de ses sept volumes de « Notes ») est “prose
de circonstance”. Tous les essais ou dialogues qu’il a donnés au public ont été
provoqués ou par les exigences de la vie pratique, ou par des considérations d’amitié ou
de convenance. Parfois les conditions imposées à ces productions furent des plus
bizarres, et même, des plus opposées – en apparence – à la libre création de l’esprit » 10.
5 Nous examinerons ces réflexions de Valéry à partir de deux interrogations principales.
Premièrement, pourquoi la définition du statut générique de ses textes est-elle à la fois
si importante et si problématique pour Valéry ? Il s’agit de comprendre pourquoi, chez
Valéry, l’acte d’incorporation des textes d’actualité à son œuvre s’accompagne de telles
réflexions circonstanciées et hésitantes. Deuxièmement, sur quoi l’indécision
valéryenne porte-t-elle exactement ? En précisant l’objet, le contenu et les enjeux de la
quête terminologique de Valéry, on essayera de saisir quelle est sa conception du genre
littéraire, et de dégager des éléments également utiles à la compréhension de la
conception de littérature qui est la sienne. À partir de quelques cas-limite, nous
par l’article de journal, de façon non spécialisée et au-delà de son champ professionnel
strict, des problèmes humains, moraux, philosophiques, politiques » 17. Valéry serait-il
donc devenu, de poète dédaigneux et abstrait, un intellectuel engagé, au sens de Zola et
de Sartre ? La production de Valéry est parsemée d’attaques contre la littérature
engagée, didactique, à intention morale et politique, ainsi que de critiques adressées à
la politique en tant que régime de la falsification et de la bêtise. Comment faire
coexister un tel refus net d’un côté et, d’un autre côté, la vaste production d’articles à
matière politique ainsi que l’investissement actif, important, de Valéry dans les
initiatives pro-européennes au cours des années vingt et trente – investissement qui est
à l’origine d’un vaste corpus d’allocutions et de discours ? La question se pose pour
Valéry aussi bien que pour le chercheur.
11 L’hésitation générique dont Valéry fait preuve est donc à mettre directement en
rapport avec l’histoire de l’anti-littérature, telle que William Marx l’a retracée 18. Valéry
serait l’un des protagonistes majeurs du mouvement antilittéraire qui, à partir des
objections émises contre la littérature « sociale » au XIXe siècle, parvient à l’art pour
l’art d’abord et à la littérature pure ensuite, deux revendications qui ne cessent
d’évincer la littérature du monde. Si cette reconstruction est incontestable, elle ne tient
cependant pas compte d’un autre visage de Valéry, qui, non sans conscience de la
contradiction, ne recule pas face à la production d’articles, de conférences,
d’allocutions ayant trait à l’actualité, à la politique, bref, au monde. Valéry est ainsi en
même temps le plus grand poète formaliste et essentialiste, et un homme de lettres qui
a une conscience très nette du caractère illusoire de la séparation entre poésie et
monde qu’il a lui-même contribué à dresser. Il partage la réaction contre la conjonction
classiciste du beau et de l’utile, mais il se rend aussi compte qu’il est au fond impossible
de réduire la littérature à son essence pure et formelle : elle parle, toujours et
inévitablement, de l’homme et du monde.
Parmi ses tout premiers textes, on trouve l’article « La conquête allemande » (1897), le
compte rendu « Éducation et Instruction des troupes » (1897) et le projet d’article
Marginalia de la guerre actuelle (1898) 20 ; toute sa vie durant Valéry ne cesse de
rassembler, à partir des notes des cahiers, des volumineux dossiers thématiques ayant
pour titre « Politique » et « Histoire » ; il attribue une place privilégiée à ses Principes
d’anarchie pure et appliquée, un recueil de propos politiques qui sera publié à titre
posthume21. Loin d’être l’ennemi à proscrire de l’écriture littéraire, les idées, même
politiques, se trouvent au centre des efforts expressifs de Valéry.
14 Il convient à cet égard de relire attentivement le passage célèbre des Propos sur la poésie
concernant la distinction entre poésie et prose, qui marque, comme on l’a déjà signalé,
la substitution définitive, auprès de la modernité, du nouveau clivage binaire à la place
de l’ancienne triade rhétorique : « La poésie ainsi entendue – écrit Valéry – est
radicalement distincte de toute prose : en particulier, elle s’oppose nettement à la
description et à la narration d’événements qui tendent à donner l’illusion de la réalité,
c’est-à-dire au roman et au conte […]. Le poème […] exige de nous une participation qui
est plus proche de l’action complète, cependant que le conte et le roman nous
transforment plutôt en sujets du rêve et de notre faculté d’être hallucinés » 22. Ce qui est
intolérable, pour Valéry, dans les récits (romans ou contes), ce n’est pas la forme en
prose et l’absence de lyrisme, mais la condition psychologique dans laquelle le lecteur
se trouve plongé, qui est assimilable à un état hallucinatoire et de rêve, avec
dépossession de soi ; la poésie, au contraire, est reproduction parfaite de l’unité de
l’homme qui agit, et en tant que telle elle plus proche de « l’action complète » que la
prose narrative. Valéry plaide en faveur de la poésie non pas comme moyen
d’abstention, de raréfaction, de pureté, d’ataraxie ou de paralysie de l’action, mais tout
au contraire parce qu’elle prédispose l’homme à agir dans la maîtrise de soi. Il faut donc
repenser profondément le formalisme de Valéry à la lumière de ce passage, et le
comprendre comme une valorisation de la forme qui entraîne l’opposition de l’art à la
vie, considérée dans ses aspects les moins maîtrisés par l’homme, mais non pas
l’opposition de l’art aux idées, qui au contraire occupent une place cruciale dans la
réflexion de l’homme sur ses propres moyens et limites.
15 Les idées, même politiques, ne sauraient donc être proscrites à celui qui écrit de la
littérature ; le problème est plutôt le ton sur lequel en parler. Il s’agit de traiter des
idées en dehors de la prose incantatoire. La question générique chez Valéry se déplace
ainsi en quelque sorte des caractéristiques du texte (contenu, style), aux modalités
discursives et aux attitudes mentales de l’auteur, et du lecteur également (Valéry
définit son destinataire, comme on l’a vu, à partir de sa disponibilité à « douter de ce
qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l’est pas »23). La matière politique
s’avère problématique non pas en tant que telle, mais à l’égard des modalités
énonciatives qu’elle entraîne généralement. Il y a deux écueils à éviter : la visée
persuasive (que Valéry met en cause à plusieurs occasions, entre autres par exemple
dans les essais sur Pascal), et la violence verbale.
16 Le point est crucial puisqu’un genre de la prose politique devenu « classique » dès la fin
du XIXe siècle est refusé, voire représente pour Valéry un genre-repoussoir : le
pamphlet. Parole violente qui offre des formes de revanche symbolique dans le
contexte de la politisation démocratique, le pamphlet prend forme à partir d’une
conception de la politique comme espace de disputes et de controverses 24, que Valéry
passe toute sa vie à critiquer. « Pamphlétaires, orateurs, violents, forcenés, qui
vociférez, dites, ne sentez-vous jamais que tout homme qui crie est sur le point de faire
semblant de crier ? »25 : si Valéry reconnaît le lien entre politique et conflictualité qui
caractérise notamment l’âge de la démocratisation de masse, il ne cesse d’œuvrer
précisément pour réduire ce caractère conflictuel, guerrier, des manifestations du
politique, en récusant en ce sens notamment le registre polémique, même dans le
champ littéraire. Significatif à cet égard est l’échange avec Jean Guéhenno au sujet de la
Société des Nations : au jeune polémiste de gauche qui invite les intellectuels à
entreprendre une action plus concrète face à la guerre imminente 26, Valéry rappelle
que la vie de l’esprit elle-même n’est pas a priori incompatible avec « l’âme de guerre »
(notamment lorsqu’elle se voue aux « actes de violence » qui sont « les harangues, les
déclamations, les résolutions de meetings, les serments, etc. ») 27, et explique que l’effort
qui est le sien serait exactement d’« agir contre la guerre par les voies de l’esprit », en
s’opposant à tout ce qui tente de « changer l’homme en animal de combat », comme « la
crédulité, l’excitabilité, l’émotivité », « l’indignation, la haine, la confiance, les
mirages » dont la politique notamment se sert. Plutôt que de « songer à abolir les
guerres » – c’est-à-dire faire œuvre militante et accroître ainsi inévitablement « l’âme
de guerre » –, Valéry veut « s’occupe[r] en profondeur à éliminer la bestialité » 28.
17 Pour écrire politique non seulement en dehors du pamphlet mais précisément contre le
pamphlet, Valéry essaie même d’inventer des genres nouveaux. Il le dit clairement dans
l’introduction qu’il écrit avec Henri Focillon au volume Pour une Société des Esprits.
Correspondance, édité par la SDN en 1933 et appartenant à une collection, créée par
Valéry et Focillon, de publications épistolaires entre personnalités de la République des
lettres contemporaine29. L’idée est de revivifier un genre ancien qui a plusieurs atouts :
cette correspondance à la fois privée et publique (« Elle circule, on la commente, elle
est une forme, demi-publique, des confidences de l’esprit. Elle va de la personne à la
personne, mais elle retentit au-delà de ces personnes mêmes » 30) est en prise sur une
pensée en devenir, c’est à dire mouvante et authentique (« Nous y voyons mieux
conservée (ce dont les vrais peintres sont le plus fiers et le plus jaloux) la qualité de
l’ébauche. Ce n’est pas là pur agrément pour les lettrés, mais le signe de l’authentique,
le souvenir de hautes passions fortement vécues ») ; elle rend service au débat dans sa
dimension collaborative et ouverte (« Nous tentons de faire revivre cet antique moyen
d’échange […] pour permettre un débat. Les enquêtes sont des collections d’avis. Le
lecteur est libre de les confronter et de les entrechoquer, mais les auteurs se parlent à
eux-mêmes, ou à leur public ») ; elle constitue un genre intrinsèquement voué au
dialogue, dans la mesure où elle s’adresse à un destinataire dont elle demande la
collaboration (« Une lettre n’est pas seulement l’œuvre de qui la fait, mais celle de son
destinataire. Avant même d’avoir obtenu réponse, elle est dialogue »). Une telle
correspondance publique se situe donc à l’opposé du genre polémique : « La polémique
n’est pas la correspondance. Nous avons besoin de conciliabules écrits » 31. Dans le
même sens, Valéry et Focillon se font les promoteurs, à la SDN, d’un autre genre
nouveau d’échanges et de publications : les « Entretiens », des colloques itinérants
d’hommes de lettres sur des questions d’actualité, qui pour Valéry « répondent à un
type immémorial »32, les échanges en latin au sein de la Chrétienté ainsi que ceux entre
savants du XVIe au XVIIIe siècle33.
18 L’effort est donc de donner cours à une parole sur l’actualité qui puisse se soustraire à
la visée pragmatique et persuasive, et qui soit un lieu ouvert de dialogue et une forme
de pensée vivante, permettant la multiplicité d’approches, le changement de
perspective, la suspension du jugement. L’insistance de Valéry sur l’idée de
« tentative », dans les passages des avant-propos que l’on a cités, met précisément au
premier plan l’idée d’expériences, d’épreuves successives, de démarches qui procèdent
par tâtonnements ; Valéry souligne aussi, comme on l’a vu, la subjectivité qui est
intrinsèque au point de vue ainsi esquissé. Une telle conception de la parole en prose,
de l’essai, s’inscrit bien entendu dans le sillage de Montaigne 34, pour ce qui concerne à
la fois l’approche non systématique et l’importance du dialogisme entretenu avec les
autres tout comme avec soi-même.
19 Or, la prolifération générique des écrits à matière politique de Valéry se trouve
confirmée et enrichie si l’on considère aussi à côté des écrits publiés la masse des
documents inédits. Une place essentielle est occupée par la conférence et l’allocution
publiques, très bien représentées déjà dans les recueils publiés par Valéry, et dont les
archives conservent davantage d’exemples : un genre textuel, pour ainsi dire, qui n’est
pas nouveau mais qui prend une signification et une importance tout à fait spécifiques
dans l’œuvre de Valéry et plus généralement au début du XXe siècle. Comme Christophe
Prochasson l’a souligné35, il s’agit d’un genre qui répond à une demande culturelle
nouvelle, liée à la sociabilité urbaine et mondaine et à la vulgarisation de la culture. En
1892 est fondée la Revue des cours et conférences, qui publie des textes qui marquent
l’histoire intellectuelle de la fin du siècle ; et en 1897 Lemaître donne une conférence
sur « La conférence », qui fait la théorie du genre36. L’Université des Annales, avec un
public mondain et féminin, ouvre ses portes en 1907 comme lieu de conférences
musicales, littéraires et politiques, par l’initiative d’Yvonne Sarcey ; Valéry y intervient
régulièrement, publiant ensuite ses allocutions dans la revue associée Conferencia.
« Conférencier » est un mot d’époque, et Valéry devient l’un des plus appréciés, sollicité
sans cesse en France et à l’étranger. Les conférences marquent l’institutionnalisation
d’espaces particuliers réservés aux acteurs de la vie culturelle, et témoignent de l’effort
des élites culturelles pour faire face à la massification de la culture et fabriquer
l’opinion. Du point de vue générique, les contraintes ne sont pas figées ; certes la
dimension oratoire tient une part importante, mais le conférencier est libre de la gérer
selon ses inclinations. Valéry, qui se plaint tantôt de devoir jouer le « Bossuet de la
Troisième République »37, évitera toujours le ton déclamatoire et rhétorique, qu’il
abhorre.
20 À cela s’ajoutent de nombreux discours publics moins solennels, les interventions
(notamment dans le cadre de la SDN) dans des débats ou des réunions, les rapports et
relations rédigés à titre divers notamment pour les Commissions de coopération
intellectuelle. Valéry multiplia les occasions de sa présence publique : cette assiduité,
ainsi que l’ubiquité d’une parole poétique revendiquée avec fierté, contribua à faire de
lui une sorte de Victor Hugo du XXe siècle, l’incarnation du poète-vates après la fin du
sacre de l’écrivain. Et les interviews ne furent pas non plus pour rien dans cette
consécration publique : très nombreuses, portant à la fois sur des thèmes de théorie
littéraire et d’actualité, elles furent souvent publiées après révision de Valéry, ce qui en
fait des documents précieux, qui ont été en quelques cas récemment réédités 38 et qui
sont étudiés par les chercheurs, notamment au sujet de la théorie littéraire valéryenne.
Comme le signale encore Prochasson39, le genre, également nouveau, de l’interview
contribue, pour ce qui concerne les études littéraires, à amorcer une histoire littéraire
dominée par la critique, valorisant les critiques et les théories littéraires des écrivains,
au-delà de leurs ouvrages ; et permet, pour les questions d’actualité, de poser une
opinion publique élaborée par les élites parisiennes, en tant que repère nécessaire au
sein de la démocratie politique et culturelle. Les enquêtes, notamment celles organisées
par les grands quotidiens40, contribuent elles aussi à classer, à fixer des catégories et
des hiérarchies, à faire valoir des compétences, à proscrire, à encourager, à légitimer ;
tout comme les interviews elles pénètrent dans l’espace intime et personnel de
l’écrivain, et transforment la représentation sociale de ce dernier. Ces deux nouveaux
genres contribuent ensemble à donner naissance à une opinion commune dominante,
fournie par un groupe restreint de notables intellectuels, choisis pour leur
représentativité et leur autorité. Pour Valéry, il ne s’agit pas seulement d’établir sa
propre légende, mais, en multipliant les prises de parole publiques, de revendiquer
pour l’homme de lettres un espace de parole et un rôle dans les événements de la Cité –
de réaffirmer, donc, le pouvoir de la littérature dans un monde qui est enclin à
l’ignorer.
21 On comprend mieux à présent pourquoi Valéry se penche avec autant d’insistance et de
soin sur la notion de « circonstance ». De tels écrits surgis, pour la plupart, de
l’occasion – de conférences, d’interventions publiques, d’événements mondains, etc. –
peuvent-ils aspirer à la légitimité littéraire ? Le terme de « circonstance » que Valéry
emploie est en réalité moins à entendre comme faisant référence à la matière des essais
– des écrits portant sur les circonstances, sur l’actualité contingente du politique – que
comme renvoyant à la dynamique qui se produit entre le circonstanciel et l’éternel,
l’immanent et le transcendant. Valéry s’attache à fabriquer du sens à partir de
l’éphémère, à tirer de la littérature éternelle et pure à partir d’idées et de questions
politiques, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus contingent et circonstanciel. Voici l’avis
d’éditeur qui ouvre Tel Quel I : « Chacun d’eux [les recueils réunis] contient à l’état
d’aphorismes, de formules, de fragments ou de propos, voire de boutades, mainte
remarque ou impression venue à l’esprit, çà et là, le long d’une vie, et qui s’est fait
noter en marge de quelque travail ou à l’occasion de tel incident dont le choc, tout à
coup, illumina une vérité instantanée, plus ou moins vraie » 41. Le défi que l’essai, et tout
particulièrement l’essai politique, pose, est précisément celui de faire du circonstanciel
l’objet d’une méditation qui le transcende, d’exprimer un « à propos de » qui parvienne
à illuminer l’immanent à travers l’abstrait, le théorique, le nécessaire, le perpétuel.
22 L’essai politique représente en ce sens un cas de figure limite et en même temps décisif,
central, de l’effort poursuivi par Valéry tout au long de son itinéraire intellectuel et
poétique. Les œuvres d’occasion et de commande ont en effet orienté l’entière
production valéryenne, depuis L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, que Valéry
écrit sur la commande de Juliette Adam ; et les commentateurs ont bien pu relever que
« ce sont les commandes qui ont fait de l’écrivain à éclipses l’écrivain malgré lui » 42.
L’occasion n’est pour Valéry qu’une des contingences multiples que l’œuvre d’art se
donne pour mission de dépasser. Les « proses de circonstance » rentrent donc, à part
entière, dans le domaine de la littérature : s’interroger sur leur statut générique,
essayer de leur donner une définition, signifie revendiquer pour elles une place au sein
de la littérature, et les soustraire à d’autres types de paroles sur l’actualité, non
littéraires, comme les paroles journalistiques et pamphlétaires.
Conclusions
23 La concurrence que Valéry met au jour entre littérature et philosophie, entre
littérature et journalisme, au profit bien entendu de la littérature, est à situer dans le
cadre de sa remise en cause radicale du fait littéraire. Valéry écrit en réalité en marge
multiplié les citations valéryennes dans les études de critique et de théorie littéraire –
ce qui fait qu’aujourd’hui l’historien de la littérature intéressé par les questions
théoriques ne peut pas ne pas croiser sans cesse la théorie littéraire valéryenne, ou,
pour mieux dire, des extraits et des fragments de celle-ci. Mais l’analyse que l’on a
conduite, et la prise en compte de la production de Valéry en matière d’actualité,
montrent que cette théorie est bien plus complexe, contradictoire et vivante, que les
lectures réductives qu’elle a suscitées. Il s’agit à présent de mettre en lumière un autre
visage de Valéry, longtemps resté dans l’ombre47. Si Valéry a joué un rôle décisif dans
l’affirmation du formalisme littéraire et critique, il peut aussi avoir une part
importante dans son redimensionnement. Pour le dire avec les mots de Todorov, très
critique envers une phase de la critique littéraire française : « on ne peut couper la
littérature des autres discours tenus dans une société »48. Vérité dont Valéry s’était
avisé très tôt, et qu’il avait aperçue dans toutes ses retombées, à la fois pour la création
littéraire et la question des genres, et pour l’histoire intellectuelle et la situation de
l’homme de lettres dans le monde.
NOTES
1. Sur les significations et les enjeux de cette notion, nous nous permettons de renvoyer à P.
Cattani, « La formule “poésie pure” dans le débat des années Vingt et Trente : variantes,
circulation, significations et équivoques », dans J.-B. Amadieu et P. Cattani (dir.), Les écrivains
entre responsabilité et création littéraire (1914-1939), Romanic Review, numéro spécial, sous presse.
2. Voir entre autres D. Combe, Les genres littéraires, Paris, Hachette, 1992 ; A. Compagnon, La notion
de genre, Cours de Théorie de la littérature, Université de Paris IV-Sorbonne, consulté le
3/10/2018, URL : <https://www.fabula.org/compagnon/genre.php>.
3. BnF, N.a.fr. 19063, f. 9 sq.
4. BnF, N.a.fr. 19063, f. 43 sq.
5. Ibidem.
6. P. Valéry, « Avant-propos », Regards sur le monde actuel, dans Id., Œuvres, M. Jarrety éd., Paris,
Librairie Générale Française, 2016, t. I, p. 1415 [dorénavant Œ].
7. Ibidem.
8. P. Valéry, Œuvres, J. Hytier éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1957, p. 971.
9. P. Valéry, « Note de l’éditeur », dans Id., Variété, dans Id., Œ, t. I, p. 694.
10. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, VRY Ms 470.
11. Voir M. Macé, Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XX e siècle, Paris, Belin, 2006,
notamment p. 53-141.
12. A. Thibaudet, Paul Valéry, Paris, Grasset, 1923, p. 9.
13. C. Ferrand, « "Les Essais" chez Gallimard », dans Livres hebdo, 26, 3, 30 juin 1981, p. 55-57.
14. Sur le genre de l’essai, ses caractéristiques et son histoire, voir P. Glaudes et J.-F. Louette,
L’Essai, Paris, Hachette, 1999 ; Ph. Olivera, « Catégories génériques et ordre des livres : Les
conditions d’émergence de l’essai pendant l’entre-deux-guerres », dans Genèses, 47, 2, 2002,
p. 84-106 ; M. Macé, op. cit. ; P. Glaudes et B. Lyon-Caen, Essai et essayisme en France au XIX e siècle,
Paris, Classiques Garnier, 2014. Voir aussi G. Lukacs, « Nature et forme de l’essai », dans Études
littéraires, 5,1, 1972, p. 91-114 ; Th. Adorno, « L’essai comme forme », dans Id., Notes sur la
littérature, Paris, Flammarion, 1984.
15. J. Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, Paris, Gallimard, 1990, p. 29.
16. Voir M. Macé, op. cit., p. 98.
17. E. Morin, Mes Démons, Paris, Stock, 1994, p. 255.
18. W. Marx, La haine de la littérature, Paris, Minuit, 2013.
19. « La conférence de l’Académicien Paul Valéry », dans Le Matin Charentais, 11 décembre 1932.
20. P. Valéry, « La conquête allemande » et « Éducation et Instruction des troupes », dans Id., Œ,
t. I, p. 183-205, p. 206-209 ; les Marginalia de la guerre actuelle sont inédits et conservés à la BnF.
21. P. Valéry, Les principes d’an-archie pure et appliquée, Paris, Gallimard, 1984.
22. Id., « Propos sur la poésie », dans Id., Œ, t. I, p. 1738-1739.
23. Id., « Avant-propos », cit., BnF, N.a.fr. 19063, f. 9 svv.
24. Pour la définition du genre pamphlétaire, voir notamment M. Angenot, La parole pamphlétaire,
Paris, Payot, 1982 et C. Passard, L’âge d’or du pamphlet, Paris, CNRS Éditions, 2015, qui examine en
particulier les liens entre pamphlet et démocratisation à la fin du XIX e siècle.
25. P. Valéry, Tel quel II, dans Id., Œ, t. III, p. 540.
26. J. Guéhenno, « Les intellectuels et le désarmement. Lettre à Messieurs les Membres du Comité
permanent des lettres et des arts de la SDN », dans Europe, 111, 15 mars 1932, p. 313-327.
27. P. Valéry, Lettre à Jean Guéhenno, 5 mars 1932, dans Id., Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard,
1952, p. 199-202.
28. Ibid., p. 202.
29. Voir P. Valéry et H. Focillon, « Introduction », dans Pour une Société des esprits, Correspondance,
Lettres de H. Focillon, S. de Madariaga, G. Murray, M. Ozorio de Almeda, A. Reyes, T. Yuan Peï, P. Valéry,
Paris, Institut International de Coopération Intellectuelle, 1933, p. 11-21. Les autres volumes
publiés seront : Sigmund Freud et Albert Einstein, Pourquoi la guerre ?, Paris, Institut international
de coopération intellectuelle, 1933 ; Correspondance : L’Esprit, l’éthique, la guerre, lettres de J. Bojer, J.
Huizinga, A. Huxley, A. Maurois, R. Waelder, Paris, Institut international de coopération
intellectuelle, 1934.
30. Voir P. Valéry et H. Focillon, « Introduction », cit., p. 17.
31. Ibidem.
32. Document inédit, Archives UNESCO, Procès-verbal de la Commission internationale de
coopération intellectuelle, Genève, 11 juillet 1938.
33. La SDN publiera entre 1932 et 1938 huit volumes tirés des « Entretiens » : Sur Goethe à
l’occasion du centenaire de sa mort, Entretiens de Francfort-sur-le-Main, 12-14 mai 1932, Paris, Institut
international de coopération intellectuelle, 1932 ; L’Avenir de la culture, Entretiens de Madrid, 3-7 mai
1933, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933 ; L’Avenir de l’esprit européen,
Entretiens de Paris, 16-18 octobre 1933, Paris, Institut international de coopération intellectuelle,
1934 ; L’Art et la réalité. L’art et l’État, Entretiens de Venise, 25-28 juillet 1934, Paris, Institut
international de coopération intellectuelle, 1935 ; La Formation de l’homme moderne, Entretiens de
Nice, 1-3 avril 1935, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1936 ; Vers un nouvel
humanisme, Entretiens de Budapest, 8-11 juin 1936, Paris, Institut international de coopération
intellectuelle, 1937 ; Europe - Amérique latine, Entretiens de Buenos Aires, 11-16 septembre 1936, Paris,
Institut international de coopération intellectuelle, 1937 ; Le Destin prochain des lettres, Entretiens
de Paris, 20-24 juillet 1937, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1938.
34. Sur l’importance du modèle de Montaigne pour la définition de l’essai, voir P. Glaudes et J.-F.
Louette, op. cit., p. 43 sq., et M. Macé, op. cit., p. 75-98.
35. Ch. Prochasson, Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Paris, Calmann-Lévy, 1999, notamment
« L’Art de la conférence », p. 203-212.
36. J. Lemaître, « La mode des conférences », dans L’Écho de la semaine, 17 octobre 1897, p. 2.
37. Voir sur ce point M. Jarrety dans P. Valéry, Œ, t. II, p. 592 sq.
38. Voir. P. Valéry, Très au-dessus d’une pensée secrète, Entretiens avec F. Lefèvre, Paris, Éditions de
Fallois, 2006.
39. Ch. Prochasson, op. cit., p. 238 sq.
40. Voir par exemple Ch. Jacquet-Pfau (dir.), Corpus d’enquêtes 1900-1930, Fasano-Paris, Schena-
Nizet, 1995.
41. P. Valéry, « Avis de l’éditeur », dans Id., Tel quel I, dans Id., Œ, t. III, p. 181.
42. M. Jarrety dans P. Valéry, Œ, t. I, p. 25.
43. Voir W. Marx, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIII e-XXe siècle, Paris, Minuit,
2005, p. 25-30.
44. Sur littérature et dépossession, voir aussi A. Compagnon, La littérature pour quoi faire ?, Paris,
Collège de France/Fayard, 2007.
45. Sur ces questions je me permets de renvoyer à P. Cattani, Le Règne de l’Esprit, Littérature et
engagement au début du XXe siècle, Firenze, Olschki, 2013.
46. Sur l’importance de Valéry pour Barthes, voir M. Macé, op. cit., p. 218 sq.
47. Sur les limites de la lecture formaliste de Valéry, voir aussi W. Marx, « Les deux poétiques de
Valéry », dans Id. (dir.), Paul Valéry et l’idée de littérature, Fabula, Colloque en ligne , consulté le
03/09/2019 URL : <http://www.fabula.org/colloques/document1426.php>.
48. T. Todorov, Critique de la critique. Un roman d’apprentissage, Paris, Seuil, 1984, p. 113.
RÉSUMÉS
En tant que théoricien de la « poésie pure », Paul Valéry a contribué à systématiser et à consacrer
la redistribution des critères génériques autour du binôme poésie/prose, pour identifier la
littérature avec la poésie. Néanmoins, Valéry a écrit et publié des essais (nombreux) en prose, ne
cessant de s’interroger sur le statut générique de ces textes. En explorant les différentes
définitions que Valéry propose pour présenter ses textes en prose, et notamment ses textes à
matière politique, l’article essaie de préciser l’objet, le contenu et les enjeux de la quête
terminologique de Valéry, et de saisir la conception valéryenne du genre littéraire ainsi que de la
littérature. À partir de quelques cas-limite, l’article essaie également de s’interroger sur les
frontières entre production d’occasion et production littéraire.
As a theoretician of “pure poetry”, Paul Valéry contributed to systematize and redistribute the
generic criteria around the poetry/prose binomial, to identify literature with poetry.
Nevertheless, Valéry has written and published prose essays (numerous), constantly questioning
the generic status of these texts. Exploring the different definitions that Valéry proposes to
present his texts in prose, especially his texts on politics, the article aims to specify the object,
the content and the stakes of Valéry’s terminological quest, and to identify the Valéry’s
conceptions of the literary genre as well as the literature. Starting from a few borderline cases,
the article also tries to question the boundaries between « contingency » production and literary
production.
INDEX
Keywords : Valéry (Paul), literature and politics, essay, literary genre, pamphlet
Mots-clés : Valéry (Paul), littérature et politique, essai, genre littéraire, pamphlet
Luca Bevilacqua
un nouvel ordre : « Il y a mille et mille combinaisons naturelles qui n’ont jamais été
composées »6.
7 Le résultat ainsi obtenu, qu’il représente ou non un progrès réel pour l’homme, sera
indubitablement quelque chose de nouveau, de jamais vu auparavant et qui provoque,
par conséquent, cette « surprise » qui constitue le point fondamental vers lequel
s’oriente toute la conférence : « C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à
la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et
littéraires qui l’ont précédé »7.
qui l’ironie est, tout d’abord, une « conscience »12. Dans sa production successive aux
années 1908-1909, notamment, Apollinaire nous apparaît comme le prototype de
l’ « homme moderne [qui] a dépassé son destin tragique » 13. Pour lui, ironiser veut dire
« s’absenter », mais aussi « transformer la présence en absence », puisque l’une des
options que la conscience nous offre est précisément le « pouvoir de faire autre chose »
14. Cette possibilité de penser autrement, et surtout d’agir en poursuivant, dans un
même instant, deux directions opposées, cette simultanéité (qu’on voit si souvent à
l’œuvre dans ses poèmes), lui permet, pour reprendre les idées de Jankélévitch :
[…] ce recul et ce minimum d’oisiveté sans lequel il n’est pas de représentation
possible : l’esprit en retrait prend ses distances, c’est-à-dire : l’esprit se décolle de la
vie, éloigne l’imminence du danger, cesse d’adhérer aux choses et les repousse
jusqu’à l’horizon de son champ intellectuel.15
12 Telle distanciation ironique peut correspondre, on le sait, à une stratégie défensive (sur
un plan psychologique). Mais elle peut aussi impliquer un choix stylistique qui précède
et accompagne l’écriture même. Par rapport à la création littéraire, on connaît
l’importance qu’Apollinaire, après Baudelaire, accordait à l’« imagination » 16. Or, il est
bien évident que l’ironie, chez Apollinaire, s’affirme comme une composante de son
imagination. À travers l’énoncé ironique il établit un écart, un décalage par rapport à la
réalité. Cette distanciation, bien entendu, ne cesse pas de prendre en compte la réalité,
c’est-à-dire les objets et les êtres vivants qui composent le scénario de son existence.
Son histoire personnelle (les souvenirs, les amours) et l’histoire collective (le progrès
technique, la guerre) : tout est là, mais le poète veut – en même temps – être ailleurs. Il
s’agit aussi d’une invitation adressée à son lecteur à l’accompagner mentalement.
Comme dans le cas de l’ironie dite « météorologique » : le sujet sait bien qu’il est en
train de pleuvoir quand il dit « quelle belle journée ». Mais, pour l’ironiste, il ne s’agit
pas tout simplement d’affirmer le contraire de ce qu’on pense. Il s’agit plutôt de
partager pour quelques instants avec son interlocuteur un sentiment à travers un jeu
qui consiste à imaginer qu’« il pourrait » faire beau, qu’« on voudrait » qu’il fasse beau.
Un jeu d’imagination très innocent, donc, mais qui a peut-être son retour quand
l’ironiste trouve quelqu’un qui partage l’ironie avec lui. L’ironiste est imaginatif, et il
nous invite, nous aussi, à imaginer. C’est l’une des raisons pour lesquelles il nous séduit.
fait partie de la vie au même titre que l’héroïsme et tout ce qui nourrissait jadis
l’enthousiasme des poètes.18
14 Si le rire et le ridicule peuvent, pour Apollinaire, contribuer au lyrisme « tout neuf », ce
n’est pas en utilisant les vieux procédés littéraires de la bouffonnerie ou du comique. Le
poète ne veut pas composer ses vers, ni jouer devant son public, d’une façon
clownesque (ce serait, peut-être, l’intention d’un Laforgue). Le ridicule qu’il veut
poursuivre, il le dit expressément, est en effet le ridicule qui « fait partie de la vie. C’est
surtout dans cette direction qu’il faut regarder pour mieux comprendre l’ironie
d’Apollinaire, car le plus souvent, dans ses poèmes, il est question d’une ironie du
destin (ou ironie de situation) qui semble avoir frappé le poète, non seulement dans ses
grandes péripéties amoureuses, mais aussi dans quelque fait presque insignifiant : une
brève perception sensorielle, une fantaisie, un vieux souvenir fugace, un jeu de mots
qui lui vient à l’esprit. Comme l’écrit Meschonnic : « Le rire, quand il est celui
d’Apollinaire et non d’un de ses personnages, est la soudaine brisure où le destin
devient transparent, le moment de la clairvoyance poétique »19.
15 Mais si le rire et l’ironie peuvent, dans un bon nombre de cas, paraître bien liés l’un à
l’autre, il n’en demeure pas moins qu’il ne s’agit pas de la même chose. L’ironie peut
connaître d’autres avatars, comme par exemple celui d’une raillerie proche du
sarcasme. C’est sans doute en cette perspective que Meschonnic affirme : « La guerre, à
part Salomé et Tristouse Ballerinette [Marie Laurencin], semble le seul objet de l’ironie
chez Apollinaire »20. Nous ne partageons pas cette idée, même s’il faudrait de toute
évidence s’accorder d’abord sur les implications du terme « ironie ». La vision de Jean-
Michel Maulpoix nous semble plus appropriée : il relève, à côté du lyrisme proprement
dit, « une présence moins mordante et plus ludique de l’Ironie », présence qui configure
le poème comme un « entre-deux », un « espace dialogique, expressif, conflictuel » où il
ne s’agit plus vraiment « d’opposer […] le noble et le vulgaire, mais de les rapprocher
d’aussi près que possible »21. Une exemplification parfaite de ce rapprochement (qui
sous-entend une finalité ironique) se trouve dans ces autres vers extraits de La Chanson
du mal aimé : « Regret des yeux de la putain/ Et belle comme une panthère 22 ».
16 Une vision différente apparaît dans une étude, d’une certaine ampleur, parue en 1984.
Son auteur, Gilberte Jacaret, considère l’ironie chez Apollinaire non comme une
technique visant à moduler, avec des effets parfois déconcertants, des images et des
tonalités normalement opposées les unes aux autres. Pour Jacaret, l’ironie d’Apollinaire
est tout d’abord « un moyen de défense » contre son « angoisse latente », liée en grande
partie à la fuite du temps et, par conséquent, à la « séparation de ce monde
ancien » dont il est question dans le premier vers de Zone. Par rapport à un lyrisme qui
« a pour fonction d’exprimer les émotions du poète », l’ironie se place donc en termes
d’opposition dialectique, comme le titre même de cet ouvrage l’annonce 23. Dans une
vision qui s’appuie souvent sur des notions freudiennes, mais aussi sur un bon nombre
d’études linguistiques et littéraires, le livre de Jacaret présente une hypothèse
profitable et féconde, même si elle n’est pas tout à fait convaincante. En fait, la marque
fondamentale de l’ironie chez Apollinaire, quelle qu’en soit l’origine profonde ou
« latente », est principalement en rapport avec son idée, bien consciente et réfléchie, de
littérature.
21 Par un jeu de mots (« charretier » / « charroi »), Apollinaire introduit l’image, entre
l’absurde et la parodie, d’un moderne Charroi de Nîmes, titre d’une chanson de geste
datant du XIIe siècle, dont le protagoniste est ce Guillaume d’Orange qui n’est pas
évoqué ici expressément, mais avec qui s’identifie ironiquement, avec un mélange
d’humilité et de grandeur, notre poète (le héros de la légende médiévale doit sa
renommée à sa prestance physique et à sa vaillance morale). La référence à ce contexte
chevaleresque qui convoque un passé illustre (du moins sur un plan littéraire), permet
à Apollinaire de plaisanter sur son insignifiance en tant que soldat dans le peloton. Ce
n’est qu’en feignant d’être quelqu’un de glorieux, qu’il peut supporter le poids de
l’anonymat et l’angoisse d’un destin incertain. Ce type d’ironie, chez Apollinaire, on
peut la qualifier d’ « ironie culturelle » du fait des références littéraires sans lesquelles
on ne peut pas avoir accès, en tant que lecteur, à cette seconde signification de la scène
qui traduit le désir inexprimable, de la part du poète, d’un destin alternatif où la gloire
et l’honneur le débarrassent enfin de ce sentiment perpétuel de sans-patrie.
22 Le contexte de la guerre peut inspirer, du reste, une ironie complètement différente,
que le lecteur d’Apollinaire connaît très bien, et qu’on peut appeler « ironie érotique ».
Un exemple assez typique nous est offert par un quatrain du poème intitulé Chant de
l’honneur, extrait de Calligrammes :
LA TRANCHÉE :
O jeunes gens je m’offre à vous comme une épouse
Mon amour est puissant j’aime jusqu’à la mort
Tapie au fond du sol je vous guette jalouse
Et mon corps n’est en tout qu’un long baiser qui mord26
23 Le dernier de ces alexandrins, qui émane un parfum assez baudelairien, rend explicite
la métaphore et le renversement ironique entre la tranchée et le corps féminin
désiré et qui désire : corps absent dans la réalité, mais bien présent dans l’esprit, et qui
offre au poète-soldat, par le sexe, la représentation symbolique d’une possible retraite
« jusqu’à la mort »27.
24 On remarquera une distanciation, grâce à l’imaginaire du poète, qui ne diffère pas
complètement de l’exemple précédent (À Nîmes) : distanciation par rapport au
sentiment d’angoisse vécu dans le présent. Il s’agit d’un trouble qui n’est évoqué dans le
texte que d’une façon indirecte par le biais de l’ironie. Ce schéma est très fréquent dans
les poésies de la guerre. Dans Océan de terre, au-delà de l’oxymore constitué par le titre
et le ton général assez fantaisiste, on retrouve une image assez surprenante : « Les
avions pondent des œufs »28.
25 C’est une vision surnaturelle qui donne l’impression immédiate d’un humorisme
ludique, presque enfantin, sauf le besoin, pour le lecteur, de corriger immédiatement
cette l’idée par la constatation que ces « œufs » sont en réalité des bombes. Ce ne sont
pas des promesses de vie, mais de mort. Ces bombes vont tuer des innocents. Voilà
donc, tout compte fait, une ironie plus macabre que ludique. Une ironie, en outre, qui
cette fois-ci comporte un écart en direction inverse : à partir d’un paysage
complètement irréel, décrit dans le reste du poème (une fantaisie dédiée, très
justement, à De Chirico), ce vers produit un retour inattendu et brutal au paysage réel.
26 L’avion qui se confond, pour un instant, avec un oiseau nous suggère aussi la présence
de ce que Jacques Neefs qualifie, dans une étude récente, d’ « ironie animale » 29.
Apollinaire nous en donne plusieurs exemples. Rappelons ici celui des Colchiques, où
l’on trouve le thème, déjà traité par Baudelaire (Le Poison), des yeux de la femme qui
32
30 L’énumération des camarades absents (« Où sont-ils Braque et Max Jacob / Derain aux
yeux gris comme l’aube/ Où sont Raynal Billy Dalize ») fait allusion à la Ballade des
dames du temps jadis de Villon. Toutefois, il n’est pas question de simple parodie
littéraire. Ce double jeu, cette double ironie de la citation culturelle et du dessin avec
les mots, a pour résultat de nous faire deviner combien Apollinaire ressent, à ce
moment de sa vie, le manque de « [ses] amis partis en guerre ». La légèreté, voire même
la grâce de la solution stylistique, est directement proportionnelle à la souffrance qu’il
vit concrètement à cause de son isolement et de l’incertitude du destin.
31 À côté de ces formes un peu extrêmes d’ironie, où l’on aperçoit nettement l’exigence
défensive qui conduit à l’écart, même sur un plan émotif, il y en a d’autres moins
radicales. C’est le cas de l’ironie qu’on peut qualifier de « polémique ». Par exemple,
dans l’un des textes qui composent Les Fiançailles, on lit ce célèbre incipit : « Pardonnez-
moi mon ignorance »33.
32 En réalité le poète ne pense pas du tout être « ignorant ». Dans la plus classique des
formes de l’ironie, il affirme d’une façon antiphrastique, et presque socratique, le
contraire de ce qu’il pense. Non seulement il ne se croit pas ignorant, mais il n’a aucune
intention de demander pardon à ses détracteurs (on sait qu’on lui avait reproché une
culture littéraire lacunaire). Il s’agit d’une fiction, d’une mise en scène pour introduire
le thème d’une tabula rasa (« Je ne sais plus rien », v. 3), opération envisagée afin de se
renouveler d’un point de vue poétique.
33 Un même soupçon d’ironie peut concerner ces fameux vers de La jolie rousse où le poète
semble craindre le jugement de la postérité et, surtout, des adeptes de l’ordre :
Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l’ordre34
34 Comme il advient parfois en présence d’un juge, il y a sans doute une fausse soumission
de la part du poète. Ironie polémique, donc, qui se déguise habilement grâce à un ton
qui paraît excessivement humble, voire un peu suspect, pour quelqu’un qui cherche
« partout l’aventure ». Une autre marque possible d’ironie est précisément cette
bouche « à l’image de celle de Dieu » : une référence trop élevée, peut-être, pour
résulter innocente, d’autant plus qu’Apollinaire s’adresse ici à ses adversaires.
35 En présence de l’ironie la plus subtile, on se demande souvent si l’écrivain veut être pris
à la lettre ou pas. Un je ne sais quoi nous empêche de lui faire confiance jusqu’au fond.
C’est le cas du poème Merveille de la guerre, avec son éloge esthétique des fusées, éloge
qui ne trouve son contrepoint implicite de dénonciation morale qu’à partir du moment
où le poète nous semble franchement excéder dans son emphase :
Comme c’est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore
S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres
d’un livre
Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants 35
36 La condamnation de la guerre, qui ressort à partir d’une lecture ironique, n’efface pas
complètement son contraire : la fascination sincère qu’Apollinaire exprime, sur un plan
purement esthétique, si l’on prend à la lettre le poème. On trouve une hésitation
semblable, c’est à dire une ironie dont on ne peut pas savoir s’il s’agit vraiment d’ironie,
dans ces vers célèbres de Zone : « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme/
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X »36.
37 Il existe bon nombre de commentaires de ce poème, auxquels on peut ajouter que la
présence de l’ironie dans ce passage reste incertaine – et le restera probablement – du
fait qu’Apollinaire nous propose souvent dans son œuvre un renversement des valeurs
communément acceptées. D’ailleurs, une affirmation paradoxale (l’actualité, même
dans un sens journalistique, du Christianisme, et surtout d’un Pape notoirement
conservateur), ne comporte pas nécessairement une finalité ironique.
vie, même de sa vie intellectuelle. Apollinaire promène son regard d’un genre littéraire
à l’autre, il effleure les formes antiques et récentes, prêt à les saccager et à les
manipuler au nom de la littérature qu’il va créer. Mais dans beaucoup de ses poèmes, il
semble se conduire de la même manière avec son existence. On a vu qu’il s’agit moins
d’un mécanisme de défense que d’une stratégie poétique. En tout cas, il ne se regarde
jamais d’une façon neutre. Il se meut avec liberté dans sa vie, sans jamais s’éloigner
totalement sur un plan émotif. Il semble parfois participer à ses propres douleurs
comme pourrait le faire un parent, ou un véritable ami. Il se tutoie volontiers, comme
dans Zone, et il montre à lui-même, avec un mélange de fierté et nostalgie, l’album des
vieilles photos de voyage :
Te voici à Marseille au milieu des pastèques
Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
Te voici à Amsterdam […]42
40 Dans ses souvenirs, il découvre partout et alternativement splendeur et misère.
L’amour et la gloire mais aussi la souffrance et la honte (« L’amour dont je souffre est
une maladie honteuse »43). Toute la poésie majeure d’Apollinaire semble animée d’une
emphase qui va, tour à tour, dans une direction ou dans l’autre. On assiste à la
célébration d’un instant de bonheur, pour constater que cet instant peut être
brusquement anéanti par un caprice du destin. Alors la lassitude, la répulsion même,
sont là, juste au coin de la rue. Et dans un tel contexte, il n’y a qu’une voie pour
indiquer la duplicité de ses sentiments, et aussi ce dédoublement cruel du sujet entre le
spectateur et le spectacle. C’est bien évidemment la voie, encore une fois, de l’ironie : la
seule stratégie de communication qui a sa raison d’être précisément dans
l’ambivalence, dans la nécessité de bien garder la contradiction, les deux versions
discordantes et, quelquefois opposées, d’un même réel.
NOTES
1. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, dans Id. Œuvres en prose complètes, éd. P. Caizergues
et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 941-954.
2. Sur le rôle du « nouveau poète » dans son contexte historique et culturel voir A. Boschetti, La
poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001.
3. Sur ce point on peut aussi noter, avec Maria Dario, que « Apollinaire associe la liberté
encyclopédique qu’il revendique pour la poésie aux innovations réalisées par les journaux dans la
mise en page du réel, à travers l’essor technologique, les effets typographiques et la spatialisation
du support textuel ». Voir M. Dario, « La poésie d’Apollinaire à l’épreuve du journal », dans
TICONTRE. Teoria Testo Traduzione, 5, 2016, p. 191-211.
4. G. Apollinaire, L’Esprit Nouveau, cit., p. 948.
5. H. Meschonnic, « Apollinaire illuminé au milieu d’ombres », dans Europe, 44, 1966, p. 143.
6. G. Apollinaire, L’Esprit Nouveau, cit., p. 949.
7. Ibidem.
8. « Les écarts de la langue, auxquels correspondent à l’écrit les écarts de style, sont une autre
manière fréquente de marquer l’ironie. […] Dans un texte, chaque changement de ton peut être
indice de l’ironie sous-jacente », P. Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 174. Sur ce
point, voir aussi : Plurilinguisme et Avant-gardes, Franca Bruera et Barbara Meazzi (dir.), Bruxelles,
Peter Lang, 2011.
9. G. Apollinaire, Œuvres poétiques, éd. M. Adéma et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1965 (dorénavant ŒP), p. 55.
10. Comme l’écrit Laurent Zimmermann, à propos de la « discontinuité » dans Alcools, il s’agit
d’« un recueil qui […] échappe à l’unité, à tous les niveaux, thématique et formel ». Zimmermann
développe ainsi une thèse qui fut déjà celle de Pierre Brunel et Michel Décaudin, pour aboutir à
l’idée d’une « dispersion » opérée par le poète, qui consiste « à faire jouer des liens, mais
inachevés, mobiles, incertains ». L. Zimmermann, « Apollinaire poète de la dispersion », dans
Problèmes d’Alcools, Actes de la journée d’études organisée par S. Patron à l’Université Paris
Diderot-Paris 7 le samedi 7 janvier 2012, consulté le 11 juillet 2019, URL : <http://test.fabula.org/
colloques/document1673.php>.
11. J.-B. Barrère, « Apollinaire obscène et tendre », dans Revue de sciences humaines, 84, 1956,
p. 373-390.
12. V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964.
13. Ibid., p. 21.
14. Ibidem.
15. Ibidem.
16. Le mot revient plusieurs fois dans L’Esprit nouveau et les poètes, comme le montre ce passage :
« Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l’étendue est infinie, étant l’imagination, il
n’est pas étonnant que l’on ait réservé plus particulièrement le nom de poète à ceux qui
cherchent les joies nouvelles qui jalonnent les énormes espaces imaginatifs ». Voir G. Apollinaire,
L’Esprit nouveau et les poètes, cit. p. 948.
17. Ph. Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996,
p. 45-46.
18. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, cit., p. 945.
19. H. Meschonnic, op. cit., p. 159.
20. Ibid., p. 160.
21. J.-M. Maulpoix, « Alcools de Guillaume Apollinaire (notes de cours) », consulté le 27/03/2019,
URL : <https://www.maulpoix.net/Apollinaire.htm>.
22. ŒP, p. 53.
23. G. Jacaret, La dialectique de l’ironie et du lyrisme dans Alcools et Calligrammes de G. Apollinaire,
Paris, Nizet, 1984.
24. A. Breton, Entretiens : 1913-1952, Paris, Gallimard, 1952.
25. ŒP, p. 211.
26. ŒP, p. 305.
27. On retrouve cette même image de la tranchée, esquissée avec plus de vigueur sensuelle, dans
l’un des Poèmes à Madeleine : « Je suis la blanche tranchée au corps creux et blanc/ Et j’habite
toute la terre dévastée/ Viens avec moi jeune dans mon sexe qui est tout mon corps/ Viens avec
moi pénètre-moi pour que je sois heureuse de volupté sanglante », ŒP, p. 636.
28. ŒP, p. 268.
29. J. Neefs, « L’Ironie Animale : Apollinaire, Queneau, Roubaud », dans Contemporary French and
Francophone Studies, 16, 2012, p. 461-475.
30. ŒP, p. 60.
31. ŒP, p. 236.
32. ŒP, p. 213.
33. ŒP, p. 132.
34. ŒP, p. 313.
35. ŒP, p. 271.
RÉSUMÉS
La liberté qu’Apollinaire exprime dans sa poésie par le recours à plusieurs registres et genres
littéraires trouve son fondement dans une prise de distance par rapport non seulement à ses
modèles mais aussi à la matière autobiographique de ses poèmes. Il s’agit d’un processus de
distanciation qui se réalise dans une certaine pratique de l’ironie strictement liée à l’imagination
créatrice : une ironie qui ne correspond pas du tout à un simple mécanisme de défense par
rapport à certains thèmes, mais qui réalise une stratégie poétique visant à garder la
contradiction et l’ambivalence du sujet face à certains aspects du réel et de son histoire
personnelle.
In his poetry Apollinaire uses different registers and literary genres. With a kind of freedom he
distances himself from those models. All this also happens in relation to the autobiographical
material of some poems. This process of distancing is done through a practice of irony that is
linked to his creative imagination. His irony is therefore not only a simple defense mechanism
against certain subjects but above all a poetic strategy that aims to preserve the contradiction of
the subject and the ambivalence in front of his personal history and some aspects of reality.
INDEX
Keywords : Apollinaire (Guillaume), poetry, irony, imagination, ambivalence
Mots-clés : Apollinaire (Guillaume), poésie, ironie, imagination, ambivalence
Simona Munari
transparence de cette relation7. Le lecteur est alors censé « apprendre à lire une
traduction » en dépassant les limites d’une attitude méfiante et pointilleuse, tout
autant que neutre et objective, par un regard « réceptif » :
Telle est, telle sera la posture de base de l’acte critique : suspendre tout jugement
hâtif, et s’engager dans un long, patient travail de lecture et de relecture de la
traduction ou des traductions, en laissant entièrement de côté l’original. La
première lecture reste encore, inévitablement, celle d’une œuvre étrangère en
français. La seconde se lit comme une traduction, ce qui implique une conversion
du regard. Car, comme il a été dit, on n’est pas naturellement lecteur de
traductions, on le devient.8
3 Ce travail propose une réflexion sur quelques figures d’écrivains confrontés avec la
pratique traductive des classiques de la littérature française dans le cadre de la
collection Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori » (« Sts »). Il convient donc, tout
d’abord, d’illustrer le contexte de cette opération qui compte 29 traductions du français
sur 82 livres publiés entre 1983 et 2000. Actualiser un texte, en fournir une nouvelle
version pour lui donner un nouveau visage, voire, le cas échéant, une perspective
critique en redécouvrant des points de vue inédits : telle était l’intuition de Giulio
Einaudi, pour qui la double identité d’auteur-traducteur aurait permis de saisir des
nuances insoupçonnées de l’œuvre. Cette entreprise reprend, sous une forme
différente, l’expérience de la série « Narratori stranieri tradotti » (« Nst ») fondée dans
les années trente avec Leone Ginzburg, mais fait également penser à la « Biblioteca
Romantica » de Mondadori, un projet de Giuseppe Antonio Borgese qui, en 1930,
annonce dans sa préface au premier volume La Certosa di Parma traduit par Ferdinando
Martini la publication de « Cinquante auteurs. Cinquante œuvres. Cinquante
traducteurs ». Il présente la nouvelle « série de chefs-d’œuvres doublés de chefs-
d’œuvres » tout en dénonçant les relations « malsaines » entretenues par la littérature
italienne avec les lettres étrangères, peu connues, très imitées, mal traduites 9.
4 Borgese prône une traduction « belle et fidèle » adhérente au texte original et pourtant
spontanée, différente, inédite. Pour Einaudi, la pratique du traduire fait partie de la
construction d’un intellectuel : il déplore souvent – on en retrouve la trace dans les
comptes rendus des réunions10 – le manque de bons traducteurs et invoque une
exigence d’affinité entre le traducteur et l’œuvre, un élément d’ailleurs valorisé par
Camillo Sbarbaro dans la note qui, en 1944, accompagne sa version de la Chartreuse pour
la collection Einaudi « Nst » :
Per un gusto come il nostro così attentamente innamorato della pagina la pessima
scrittura di uno Stendhal dovrebbe già di per sé fissargli un posto nella delicata
gerarchia delle nostre simpatie intellettuali ed artistiche. Sicché l’attualità di
questo scrittore propone un’indagine sulle ragioni che ci guidano ad un’indefinita
affinità spirituale con lui.11
5 Obligé de quitter la direction de la Maison exposée à une grave crise financière 12,
Einaudi surveille sa nouvelle collection en gardant personnellement le contact avec les
traducteurs qui touchent des droits d’auteur variant selon leur rôle dans la Maison
(dont certains sont des collaborateurs) et selon les contrats précédents. Il propose les
binômes, surveille la réalisation, discute les résultats. Le nom des traducteurs est
imprimé en blanc sur la couverture, dans la même couleur que le titre, tandis que le
nom de l’auteur reste en noir. C’est le seul élément paratextuel fixé, alors qu’en
général, comme le souligne Maria Chiara Gnocchi, « pour définir le profil des
collections et pour les promouvoir aux yeux du public, les éditeurs se servent
largement de l’espace péritextuel des volumes »13. Les auteurs-traducteurs de « Sts »
jouissent d’une liberté totale visant à produire des rencontres selon l’idée de Cesare
Pavese : pour bien traduire il faut tomber amoureux de la matière verbale d’une œuvre
et la sentir renaître dans sa propre langue avec l’urgence d’une seconde création. Sinon
c’est un travail mécanique que tout le monde peut faire14.
6 Le projet « Sts » est jugé « intelligent et provocateur »15 par Primo Levi qui ouvre la
collection. Kafka traduit par Levi, rescapé d’une tragédie qui, à bien des égards, le
rapproche du protagoniste du Procès, produit un court-circuit d’une puissance
inimaginable entre la vie et la littérature. La traduction quitte alors sa position
ancillaire pour entrer à plein titre dans les études sur l’œuvre de Primo Levi qui quant à
lui juge « féconde » cette expérience de croisement littéraire16. Il accepte la proposition
de Giulio Einaudi pour voir ce que cela signifie pour un écrivain de se « transvaser »
dans un autre, du moment que l’écriture est « le miroir de sa vision du monde » 17. Dans
sa note au Processo il raconte sa traduction : une analyse au microscope du tissu du
livre, une pénétration à l’intérieur des fibres, un égarement dans l’obscurité, un
écroulement dans le cauchemar de l’inconnu et de l’inconnaissable :
Tradurre è seguire al microscopio il tessuto del libro : penetrarvi, restarvi
invischiati e coinvolti. Ci si fa carico di questo mondo stravolto, dove tutte le attese
logiche vanno deluse. Si viaggia con Josef K. per meandri bui, per vie tortuose che
non conducono mai dove ti aspetteresti.18
7 Levi affirme qu’il aurait plutôt choisi d’autres auteurs mais il relève le défi en
interprétant à la lettre, nous semble-t-il, l’idée d’Einaudi de la traduction comme
espace de négociation entre privilège auctorial et contrôle traductif, comme résultat
d’une conjecture interprétative qui ne tient pas seulement aux singularités stylistiques
et aux qualités formelles du texte. Si l’on pense à la méfiance de Levi à l’égard de la
traduction, au droit de regard qu’il avait exigé sur la version allemande de Se questo è un
uomo afin que son expérience liée à l’univers concentrationnaire garde toute son
authenticité19, on imagine aisément ses sentiments à l’égard du texte de Kafka.
Pourtant – affirme Levi après la publication – il s’agit de deux œuvres différentes
appartenant à deux auteurs, c’est une double création qui oblige à considérer l’original
et la traduction dans leur singularité : « Gli incroci sono fecondi, sempre. L’idea è
questa. »20.
8 Il est tout d’abord question du rapport des deux langues « en tant qu’elles paraissent
différentes, non seulement du point de vue linguistique (ce qui est évident) mais du
point de vue de leur “façon d’être langue” » 21, ensuite de ce qui se passe chez le
traducteur quand les deux langues entrent en contact par la voie de la traduction.
L’auteur-traducteur s’approprie le texte traduit dans un parcours qui souvent, dans un
premier temps, dénonce les ombres, les difficultés, les hésitations, l’imperfection,
l’inaccessibilité. C’est le moment où la langue de départ, celle du texte original, est
explorée, interrogée, mise en relation avec les formes, les structures, les tournures de
la langue d’arrivée, le moment où l’idée même d’auctorialité est questionnée : les
traducteurs parlent alors de défi, de duel, puis de défaite, de paralysie, de déception. La
tentation de renoncer s’installe, ou bien celle de l’ingérence qui se manifeste par
l’urgence de réécrire, reformuler, « améliorer » le texte original pour gommer le conflit
en renversant le rapport entre l’original et sa transposition.
9 La recherche des résonances transforme ensuite la traduction en événement privé, en
échange, en acte de compréhension dont l’enjeu va au delà de la question linguistique
car il permet de comprendre « quelque chose de nous et de notre problème lié aux
mots », comme l’affirme Francesca Sanvitale traductrice de Radiguet :
L’altro, che noi interroghiamo, è un curioso tipo di terapeuta, un corpo muto e
passivo, portatore di segni estranei, che si offre e osserva in silenzio i nostri
tentativi di transfert, di seduzione, di analisi. Registra, infine, ciò che non poteva
non essere : l’impossiblità di arrivare al nocciolo, all’anima che lo rende vivo. Per
rubarla, come nelle fiabe.22
10 Dans l’impossibilité de saisir l’essence du texte original qui reste sourd aux tentatives
de séduction, ce n’est que par un retour à la fidélité déclarée, à l’exactitude, à
l’honnêteté que la traduction peut enfin devenir œuvre de création. Les contours d’un
pacte traductif s’amorcent sous le signe de l’interférence. Shakespeare traduit en
napolitain par Eduardo De Filippo est un exemple extrême de contamination et
d’amalgame qui intéresse les langues et les genres23. La note en vers du poète Gianni
D’Elia à sa traduction du Spleen de Paris intitulée Les fleurs de Paris est à la fois, pour
reprendre la lettre de Baudelaire à Arsène Houssaye, « tête et queue, alternativement et
réciproquement »24, presque un jeu de doublage :
I Fiori del Male,
Lo Spleen di Parigi,
il doppio dei fiori
e il loro doppio,
o la noia del male,
i fiori dello spleen,
doppiando la prosa
amara di Parigi,
in motto…25
11 Observée depuis le paratexte, la traduction d’auteur se transforme en dialogue entre
pairs. La hiérarchie entre l’auteur et le traducteur se trouve modifiée : par ses
déclarations l’auteur oriente la lecture de la traduction en établissant une sorte de
contrat de lecture avec son public qui vise la paternité de l’acte traductif. La présence
d’un paratexte assume alors une fonction capitale car il témoigne des choix esthétiques
et poétiques, si ce n’est idéologiques, d’un traducteur qui affiche son rôle. Lorsque la
traduction est justifiée, décrite, évoquée – ce qui d’ailleurs n’est pas toujours le cas – le
degré de visibilité de l’acte augmente et se lie ouvertement à la poétique de l’auteur : la
chronologie devient réversible, les « réelles présences » s’incarnent dans les rencontres
imprévues et révélatrices, irréductibles à toute articulation formelle, qui scellent l’acte
herméneutique26.
12 Est-ce Umberto Eco qui lit Sylvie de Nerval, ou est-ce Nerval qui crée pour Eco un
« Lecteur Modèle » idéal ? La traduction se présente avec le texte en regard pour que
les notes, les tableaux, les renvois textuels du traducteur trouvent une correspondance
précise en français. C’est une édition qui associe l’analyse sémiotique où le traducteur
trouve sa place en tant que médiateur, à l’expérience personnelle d’Eco qui retrace les
origines de sa fascination pour le dépaysement nervalien, l’effet-brouillard du réveil
matinal où s’évanouit la couleur iréelle du sommeil. Sylvie est « le rêve d’un rêve », il
faut traduire sa musicalité mot par mot, phrase par phrase, renoncer à la lettre,
surmonter la frustration : « Ma tale è la nostra situazione dopo l’incidente di Babele » 27.
13 La même frustration est déclarée par Rosetta Loy qui considère la traduction de La
Princesse de Clèves (1999) comme une escalade pénible, le style de Mme de La Fayette
étant « inimitable ». La poussière du temps a laissé intact l’éclat du texte et l’intensité
de cette langue en même temps légère et ancienne qui était l’apanage d’une cour sans
scrupules, forte de ses privilèges. Une langue « insaisissable » qui colle les doigts dans
une sorte d’épuisant corps à corps. Les muscles déchirés, Loy enrage du temps perdu et
considère qu’un écrivain, trop lié à son style et donc forcément rebelle et obstiné,
s’accommode mal de la soumission et du mimétisme nécessaires à la traduction :
Alla fine ho scelto l’unica strada possibile : arrendermi, dichiararmi sconfitta.
Decidere di non oltrepassare il confine oltre il quale pascolavano i cervi dalle corna
d’oro : forse soltanto dei simulacri, delle immagini vive unicamente nell’illusione,
inafferrabili come fasci di luce. Ho smesso così di insidiarle mascherata con una
falsa parrucca o qualche antiquato indumento.28
14 La réflexion sur la traduction d’auteur en termes de « posture auctoriale » 29 s’offre alors
non seulement comme une possibilité ultérieure d’interprétation du texte original,
mais surtout comme une opportunité extraordinaire de pénétrer la poétique d’un
traducteur qui se veut « démiurge et horloger » de son œuvre : la traduction constitue
« le seuil », « le sas »30 par lequel on passe pour pénétrer dans la dimension créatrice,
l’examen du paratexte nous permettant d’analyser les retombées de la traduction sur
l’écriture chez ceux des auteurs qui dans la préface ou la note du traducteur avouent
des interactions créatives dans leur travail.
15 C’est le cas de Rosetta Loy traductrice de Fromentin en 1972 (repris par « Sts » en
1990) : ce travail qui constitue pour elle, selon ses propres mots, une grande leçon
d’écriture, nous offre la possibilité de vérifier de près le degré d’interférence possible
entre l’activité de traduction et l’écriture créatrice. Loy affirme avoir appris sur les
pages de Dominique à contrôler et à simplifier les tours de phrase, à respecter un
rythme, à saisir les petits traits essentiels des choses :
Per entrare nel libro, per poter dire questo va ma quest’altro no, bisogna provare
ancora. Per trovare il ritmo interno della pagina, come il battito di un polso che
cambia da individuo a individuo. Tradurre è a volte come avere davanti quei fogli
quadrettati che ci venivano dati da bambini e in cui bisognava inserire un disegno
prestabilito. Era certo meno emozionante di un disegno a mano libera, più simile a
un gioco sapiente.31
16 La traduction terminée, elle réécrit complètement La bicicletta, son premier roman :
« Questo è il mio debito verso Fromentin »32. Le livre qui reconstruit la vie d’une famille
de la haute bourgeoisie italienne dans les années de la guerre et de l’après-guerre fut
publié par Einaudi accompagné d’une note de Natalia Ginzburg qui souligne le soin
amoureux et minutieux de l’auteur pour les détails infimes et légers. Les personnages,
adolescents au début, apparaissent bien des années plus tard étrangement identiques,
ils conservent intacte leur physionomie et leur attitude, ils regardent la réalité comme
du haut d’une fenêtre ou d’une terrasse, ils ne parviennent à en saisir que les lueurs et
les échos. Ils ont la conviction obscure que tout leur sera épargné car l’adolescence est
une condition humaine indépassable : une telle stabilité chez les êtres qui contraste
avec la fluidité du temps, remarque Ginzburg, est non pas un défaut mais une grâce 33.
17 Rosetta Loy venait de traduire Dominique, roman du temps, du renoncement. Dominique
est un de ces vieux jeunes hommes « perdus dans une brume élégiaque » qui ont « le
courage assez rare de s’examiner souvent »34. Le narrateur le rencontre pour la
première fois en automne, une saison qui ressemble au protagoniste « parce qu’elle
résume assez bien toute existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un
cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets »35. L’ombre du soir, le crépuscule
approchant, la terre brune et sombre, les bruits qui portent aussi loin que les souvenirs
retentissent doucement dans La bicicletta, où tout est tamisé, apprivoisé et rendu
inoffensif dans la maison de campagne qui, telle une enveloppe protectrice, maintient
serrés les liens d’une tranquillité opiniâtre :
Verso sera ritornavamo lentamente lungo sentieri sassosi chiusi tra i campi di terra
scura arati di fresco. Delle allodole autunnali si alzavano a fior di terra fuggendo
con l’ultimo fremito del giorno sulle ali. Raggiungevamo le vigne, l’aria salata della
costa ci lasciava, un’umidità più molle e tiepida si alzava dal fondo della pianura.
Poco dopo entravamo nell’ombra bluastra dei grandi alberi. (Fromentin,
Dominique)36
Il noce volge ombra alla ghiaia e i bambini raccolgono i sassi nel secchiello o
guardano attenti una lucertola infilarsi tra una lastra e l’altra del marciapiede. Gli
alberi hanno susine viola e nel prato le formiche fanno piccole torri di terra scura.
La casa bucata dai fili elettrici e da tubature d’acqua, martellata dagli scalpelli,
regge ancora nel tramonto di settembre illanguidendo al sole il sottile disegno delle
mezzelune sui frontoni delle finestre. (Loy, La bicicletta) 37
18 Rosetta Loy explique dans sa note que Dominique a été sa première traduction et qu’elle
a vécu plusieurs mois avec elle, avec joie mais aussi une sorte de fièvre. Certaines pages
l’ont accompagnée pendant des années, au changement d’une saison ou le long d’une
route de campagne, ou pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec le paysage. Les
voix de l’auteur et du traducteur semblent se superposer par moments, les consonances
s’affichent jusque dans la mélodie du phrasé :
La casa era vuota. I domestici andavano e venivano, quasi stupiti anche loro di non
doversi più controllare. Tutte le finestre erano spalancate e il sole di maggio
entrava liberamente nelle camere dove ogni cosa era stata rimessa al suo posto.
Non era un abbandono, era un’assenza. (Fromentin, Dominique) 38
Nell’ingresso rivestito di legno la vecchia domestica transita con passi felpati e
inquisitori nell’ovatta del tappeto. […] Mobili scuri e scuri ritratti da cui emergono
pallidi i nasi degli antenati; nel giardino il gatto salta silenzioso giù dal muro di
cinta. […] Controluce il ripiano di mogano si vela di un lieve strato di polvere. (Loy,
La bicicletta)39
19 Encore plus transparent est l’écho qui résonne entre la version italienne du Diable au
corps traduit par Francesca Sanvitale en 1983 pour « Sts » et certains passages de son
roman Madre e figlia publié par Einaudi trois ans auparavant. C’est par l’élément
sensoriel, notamment, par la sensualité de certaines pages que les analogies entre les
deux auteurs trouvent leur expression :
Il corpo di un’adolescente è pieno del mondo : attira su di sé i desideri e gli affetti o
l’amore o i vizi perché li contiene ; esprime per intero la bellezza in un diapason di
cellule che cercano la vita che sia pura morte o follia. Lasciò la porta aperta e le
sembrò dopo di averlo fatto apposta. (F. Sanvitale, Madre e figlia) 40
Un giorno che mi avvicinai troppo senza che il mio viso toccasse il suo, diventai
l’ago che passa di un millimetro la zona interdetta e appartiene alla calamita. Colpa
della calamita o dell’ago? Sentii le mie labbra contro le sue. Lei teneva ancora gli
occhi chiusi, ma si vedeva che era il modo di chi non dorme. (R. Radiguet, Il diavolo
in corpo)41
20 Traduire, remarque Sanvitale, remet en question l’idée même qu’on a de l’auteur ou du
texte, à plus forte raison quand il s’agit d’un « livre-phénomène » chargé
d’« infiltrations trompeuses » liées au goût de l’époque, aux courants littéraires, à
l’enthousiasme de l’âge, aux moments d’émotion personnelle 42. C’est un acte physique
de « démembrement du corps silencieux » qu’est le texte original, dont le
sectionnement et la recomposition s’avèrent une expérience atroce porteuse de doutes
qui rejaillissent sur le corps français, « coupable » de la défaillance :
peintre, journaliste, critique d’art, auteur de nombreux romans publiés chez Einaudi,
elle transforme sa note en une sorte de journal de traduction où elle évoque le petit air
ironique et un peu sévère de Pavese mais aussi les circonstances de ce travail réalisé
pendant la guerre dans une situation de grande difficulté :
Non li conoscevo. Avevo letto Mme Bovary, che mi era parso naturalistico, e
L’Éducation sentimentale, che, come voleva Flaubert, mi aveva « fatto sognare ». Un
cœur simple non mi fece sognare. Tradurlo fu come lavorare sulla pietra, e con
strumenti inadeguati. […] Ma avevo molto amato Flaubert (e di questo mio amore
probabilmente con Pavese si era parlato) : lo sentivo congeniale, e forse questo mi
aiutò. Del resto mi dovevo misurare non tanto sul lessico quanto sulle frasi, sul
taglio.50
26 Par la perfection de son style essentiel Flaubert remet en cause le mépris de Romano
pour le roman, un genre qu’elle considère comme inférieur, de compromis, à
l’exception des grands classiques. Elle s’était rendu compte immédiatement, à partir de
sa première lecture de la Correspondance, que l’écrivain couchait sur la page des mots
essentiels puis harmonisait autour et sur ces mots, par superpositions, avec tout un
réseau de sonorités, exactement comme le fait le peintre. Par la suite, malgré la crainte
et les difficultés, elle n’a jamais pu échapper à la tentation de traduire ce style si visuel,
proche de la peinture, pour lequel elle a une admiration qui se révèle, d’après ses
propres mots, « un tonifiant », même si la traduction risque de l’éloigner de l’écriture :
Persistevo nel rifiuto di accettare un lavoro di traduzione, perché avrebbe richiesto
troppo tempo e perché ero già impegnata a scrivere un libro (che, dopo
l’interruzione, non ho più scritto: almeno come era nel disegno originario). Ma
Giulio Einaudi ha insistito, anche con qualche piccolo stratagemma, come ho
altrove raccontato: e lui riusciva sempre a ottenere quello che voleva. 51
27 L’educazione sentimentale, réalisée en 1984 pour la collection « Sts », lui coûte presque
deux ans de travail. Elle se lève la nuit pour chercher le mot juste, engagée dans ce
qu’elle appelle « la lutte avec l’Ange » qui se mue finalement en « une patience, une
prudence, une extrême attention » dans le but de faire coïncider parfaitement deux
empreintes52. Elle affirme que Flaubert est responsable de nombreuses « agressions » à
son égard, mais sans cette rencontre elle ne serait probablement pas passée de la
peinture à la prose :
Si è sempre introdotto nella mia vita mentale con una sorta di violenza. Ultima
l’attuale : pretende che in poche pagine io dia ragione della sua presenza per me,
anzi, in me; fino a far temere che voglia indurmi alla dichiarazione grottesca: –
Flaubert c’est moi !.53
28 C’est le statut même du traducteur qui est mis en cause, au delà de ses compétences
linguistiques et traductives, mais aussi le statut de l’œuvre qui à la lumière d’un pacte
traductif évident, signé dans la couverture, se présente comme passée par une
médiation. Selon un point de vue aprioriste fort répandu, une traduction ne se lit pas,
ne doit pas se lire, comme un texte écrit dans sa langue d’origine 54, pourtant ces
traductions d’auteur contribuent en quelque sorte à la restitution des textes traduits à
la culture de départ. L’osmose se situe hors du plan de la traduction, le discours
métatraductif qui accompagne les versions italiennes leur accorde une marque
reconnaissable d’étrangeté. D’une préface à l’autre Lalla Romano reprend certains
passages, elle conduit le lecteur à travers ses propres notes, réfléchit sur l’art en
général et sur le style flaubertien en conférant une portée symbolique à son expérience
de traduction : « Perché dico che quella traduzione mi aveva “cambiato la vita” ?
(espressione tipica di una Confessione) »55.
29 Les paratextes des traductions des classiques français que nous avons examinés
révèlent la tension qui caractérise une opération traductive affichée, presque
revendiquée, sous la forme d’un dialogue où l’« espace du jeu propre à la traduction » 56
se tisse en plusieurs phases dans l’intimité des consonances poétiques. Le paratexte
n’est donc plus un « auxiliaire »57, un accessoire du texte ; il devient la voix du
traducteur dans le voyage entre différents réseaux textuels et enfin déborde sa fonction
en jouant sa partie au détriment de celle de son texte. Il se constitue en écran −
Genette nous avait prévenus du risque de cet « effet pervers »58 −, devient le lieu où
affleure la présence tentaculaire de l’auteur-traducteur, où celui-ci affirme sa primauté
inéliminable, se dédouble, essaie de se saisir du texte sous toutes les formes qu’il
prendra. « Zone indécise entre le dedans et le dehors »59, délibérément créée par
l’auteur ou bien façonnée par l’éditeur, le paratexte se transforme pour l’écrivain qui
traduit en un moment de réflexion sur son parcours créatif, et pour le lecteur en une
intéressante occasion d’observer « l’indice postural » d’un auteur qui par ses
traductions se « re-positionne » en quelque sorte dans le champ littéraire 60 : « Si le
paratexte "prolonge" le texte, comme le dit Genette, les types de prolongement se sont
multipliés, se compliquant et s’imbriquant de plus en plus les uns dans les autres,
jusqu’à mettre en discussion les frontières entre texte et paratexte » 61.
30 Sur le plan herméneutique, la retraduction entraîne une nouvelle interprétation,
toujours partielle et insuffisante, elle s’avère « aussi nécessaire qu’éphémère » :
nécessaire parce que vivifiante, car elle redonne une existence à un texte dans un
espace culturel donné ; éphémère car elle n’annule pas la précédente, elle la complète
éventuellement « et c’est ce qui constitue son enjeu, fondé sur l’émulation et une
volonté de recréation »62. Si l’on pense à la réflexion d’André Lefevere sur la
manipulation du canon littéraire63, la collection « Sts » se présente donc comme un
laboratoire sur plusieurs plans : l’étude des traductions, dont on a proposé ici un
aperçu général, permet de vérifier l’hypothèse d’un haut degré de contamination entre
traduction, réécriture et essai interprétatif ; d’analyser les retombées effectives de la
traduction sur l’écriture chez ceux des auteurs qui, dans un cadre paratextuel, avouent
des interférences créatives dans leur travail ; d’évaluer les stratégies éditoriales qui
président au choix des traducteurs et des textes à traduire en déterminant ainsi la
construction d’un « canon » européen.
NOTES
1. G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 411.
2. Ibid., p. 8.
3. Ibid., p. 408 et p. 411.
4. A. Berman, « La Traduction et ses Discours », dans J. Lambert et A. Lefevere (dir.), La traduction
dans le développement des littératures, Bern, Peter Lang-Leuven University Press, 1993, p. 39-48, p.
39-40.
5. J.-R. Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
21. A. Berman, « La traduction des œuvres anglaises au XVIII e et XIX e siècles : “un tournant” »,
dans Palimpsestes, 6, 1993, consulté le 10/03/2019, URL : <http://palimpsestes.revues.org/753>.
22. F. Sanvitale, « Racconto di un traduttore d’occasione », dans R. Radiguet, Il diavolo in corpo, tr.
it. F. Sanvitale, Torino, Einaudi, 1989, p. 137-158, p. 158.
23. Shakespeare, La Tempesta, tr. E. De Filippo, Torino, Einaudi, 1983.
24. Ch. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », dans Id., Le Spleen de Paris, Paris, Gallimard, 2010, p. 7.
25. G. D’Elia, « I fiori di Parigi. Una nota in versi », dans Ch. Baudelaire, Lo Spleen di Parigi, tr. it. G.
D’Elia, Torino, Einaudi, 1997, p. 141-157, p. 141.
26. G. Steiner, Réelles présences, Paris, Gallimard, 1991.
27. U. Eco, « Rilettura di Sylvie » dans G. de Nerval, Sylvie, tr. it. U. Eco, Torino, Einaudi, 1999, p.
93-165, p. 99, p. 165.
28. R. Loy, « Nota del traduttore », dans Madame de La Fayette, La principessa di Clèves, tr. it. R.
Loy, Torino, Einaudi, 1999, p. 199-205, p. 204-205.
29. J. Woodsworth, « Traducteurs et écrivains : vers une redéfinition de la traduction littéraire »,
dans TTR : traduction, terminologie, rédaction, 1, 1, 1988, p. 115-125. Sur le concept de « posture
d’auteur » voir également J. Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève,
Slatkine, 2007 et La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine, 2011.
30. Nous empruntons ces belles définitions de l’étude de A. Ferraro « Traduit par l’auteur. Sur le
pacte autotraductif », dans A. Ferraro, R. Grutman (dir.), L’Autotraduction littéraire, cit., p. 121-140,
p. 140, car la conception du rôle de l’auteur propre de cette opération traductive nous semble
évoquer les enjeux de l’autotraduction.
31. R. Loy, « Nota del traduttore », dans E. Fromentin, Dominique, tr. it, R. Loy, Torino, Einaudi,
1990, p. 261-266, p. 265.
32. Ibid., p. 266.
33. Dans la première édition de 1974 la note figurait sur le rabat de la couverture : voir A.
Rondini, « Un attimo di felicità. La critica letteraria di Natalia Ginzburg », dans Rivista di
Letteratura italiana, 3, 2005, p. 53-85, p. 81.
34. E. Fromentin, Dominique, Paris, Flammarion, 1987, p. 61.
35. Ibidem.
36. E. Fromentin, Dominique, tr. it. R. Loy, cit., p. 26.
37. R. Loy, La bicicletta, cit., p. 126.
38. E. Fromentin, Dominique, tr. it. R. Loy, cit., p. 81.
39. R. Loy, La bicicletta, cit., p. 39-40.
40. F. Sanvitale, Madre e figlia, Torino, Einaudi, 1980, p. 97.
41. R. Radiguet, Il diavolo in corpo, tr. it. F. Sanvitale, Torino, Einaudi, 1989, p. 39.
42. F. Sanvitale, « Racconto di un traduttore d’occasione », cit., p. 139.
43. Ibid., p. 142.
44. B. Ouvry-Vial, « L’acte éditorial : vers une théorie du geste », dans Communication et langages,
154, 2007, p. 67-82.
45. N. Ginzburg, « Postfazione », dans M. Proust, La strada di Swann, tr. it. N. Ginzburg, Torino,
Einaudi, 1990, p. 559-564, p. 561.
46. N. Ginzburg, « Nota del traduttore », dans G. Flaubert, La signora Bovar