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Revue italienne d’études françaises

Littérature, langue, culture 

9 | 2019
E pluribus unum
Francesco Fiorentino (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rief/2969
DOI : 10.4000/rief.2969
ISSN : 2240-7456

Éditeur
Seminario di filologia francese
 

Référence électronique
Francesco Fiorentino (dir.), Revue italienne d’études françaises, 9 | 2019, « E pluribus unum » [En ligne],
mis en ligne le 15 novembre 2019, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/rief/2969 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rief.2969

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La Revue italienne d’études françaises présente dans la section monographique de son


numéro 9 une partie des communications du colloque du Seminario di Filologia
Francese, À propos de genres : e pluribus unum, qui a eu lieu à Turin en novembre 2018. La
question du mélange des genres, qui a une évidente portée théorique, a été traitée dans
une perspective historique : « La nécessité de brouiller les frontières entre les genres –
souligne Gabrielle Bosco, organisatrice du Colloque–, de les forcer ou bien carrément de
les ignorer, a été ressentie souvent au cours des siècles. La contemporanéité en a fait un
de ses atouts, un signe distinctif, visant le dépassement de toute contrainte venue
d’ailleurs, tout comme la mise en avant d’une volonté iconoclaste, d’un refus de la
notion de code, qui pourrait être considéré aussi comme une réaction – court-circuit
mental et culturel affichant une attitude d’autocontestation critique – aux dérives du
postmodernisme ».
Dans nos Rubriques d’approfondissement, pour ce neuvième numéro nous proposons,
dans « Rencontres », une conversation entre Ilaria Vidotto et Laurent Demanze à
propos de son essai Un nouvel âge de l’enquête (Paris, José Corti, « Les Essais », 2019). La
forme de l’enquête, déjà adoptée par les romanciers du XIX e, se présente à nouveau
dans la littérature contemporaine. Il s’agissait donc de préciser les variantes de son
revival par rapport à la tradition et de comprendre les raisons de sa fortune actuelle.
Pour « Seuils poétiques », Concetta Cavallini a réuni six spécialistes qui ont traduit, en
italien ou en français moderne, chacun un poème du XVIe siècle et commenté leur
traduction, apportant ainsi une contribution significative non seulement à la pratique
de la traduction, mais aussi à son histoire. Dans la Rubrique qui réunit les
« Documents » nous présentons deux contributions. En premier lieu Andrea Schellino
présente vingt-neuf lettres inédites de Champfleury à Auguste Poulet-Malassis et à
Eugène de Broise, envoyées entre octobre 1863 et octobre 1872 ; cet ensemble s’ajoute
aux lettres de Champfleury (novembre 1858-septembre 1863) que Schellino avait
publiées dans le numéro 8 de la RIEF. En second lieu Vincenzo De Santis présente
l’édition critique commentée de l’Opinion de Lemercier sur le Génie du christianisme. La
section « Mélanges » ouvre le numéro avec quatorze articles qui portent sur des sujets
hétérogènes relatifs à différentes époques de la littérature et de la culture française et
francophone, de Théophile de Viau à nos jours.
Le nombre d’articles, la multiplicité des points de vue et des questions affrontées dans
ce numéro 9 soulignent, une fois de plus, la vitalité de notre Revue, toujours ouverte
aux contributions de tous pays. Toutes les propositions sont d’abord accueillies et
ensuite jugées avec impartialité et rigueur, un modus operandi qui nous a permis
d’atteindre des résultats dont nous sommes orgueilleux. Tout d’abord, l’Agence
italienne d’évaluation a confirmé la classification de la RIEF dans la catégorie A, ensuite
notre Revue a été reçue dans Scopus, la plus grande base de données transdisciplinaire
approuvées par des pairs et enfin nous enregistrons une augmentation considérable du
nombre des visites, des pages vues et des pays de contact. Nous tenons à remercier tous
nos lecteurs et nos collaborateurs, aussi bien ceux qui nous ont envoyé des articles que
ceux qui les ont évalués. Dans les difficultés que nos études rencontrent aujourd’hui
dans les institutions européennes et américaines, nous avons pu apprécier la
résistance, la compétence et la passion de la communauté savante actuelle.

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SOMMAIRE

Mélanges

Théophile de Viau 1914 : anthologie et appropriation


Maxime Cartron

Avant Corinne : L’Italienne de Jean-François Dognon


Shelly Charles

Stendhal et les campagnes napoléoniennes


Cécile Meynard

Aux portes du paradis


Fabien Laudic

L’Immoraliste d’André Gide au-delà des études postcoloniales


Guillaume Bridet

Le manuscrit du Mystère de la chambre jaune ou la construction d’une énigme


Irene Zanot

Genevoix et la « parole » animale. Du brouillage énonciatif à la spiritualité de l’oikos


Davide Vago

Beckett traducteur de Joyce : Anna Lyvia Pluratself


Francesca Milaneschi

Prendre à « contre-pied la psychanalyse » : Le Maître des âmes d’Irène Némirovsky


Teresa Manuela Lussone

De l’effet transformatif de l’imaginaire :


W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec au prisme des genres
Daniela Tononi

Désarçonner l’écriture de soi


Quignard avec Montaigne, Rousseau et Stendhal
Dominique Rabaté

Le vertige intertextuel. Une lecture de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête


Veronic Algeri

La filiation et l’oblique. Le Silence de mon père de Doan Bui


Maria Chiara Gnocchi

« Migrant » et « réfugié » dans des corpus de presse et des banques de données


terminologiques : instabilité des dénominations dans les pratiques langagières
Claudio Grimaldi

E pluribus unum
Quand un seul genre ne suffit pas

À propos de genres : e pluribus unum


Gabriella Bosco

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3

Ceci n’est pas un roman


Philippe Forest

Transparence poétique. La poésie et les codes entre deux révolutions (N.-G. Léonard, A.
Chénier, Lamartine)
Luciano Pellegrini

Le récit poétique en question


Annalisa Lombardi

Contradictions du fantastique
Paolo Tortonese

Les écrits sur l’actualité de Paul Valéry : essais, pamphlets, écrits de circonstance ou textes
littéraires ?
Paola Cattani

Déconstruction des modèles et ironie littéraire : quelques remarques sur l’effet de


distanciation dans la poésie d’Apollinaire
Luca Bevilacqua

Sous le signe de l’interférence. Les classiques de la littérature française dans la collection


Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori »
Simona Munari

« Je suis un petit peu alchimiste » : la collision des genres littéraires dans la Trilogie
allemande de L.-F. Céline
Jacopo Leoni

De Jean Bruller à Vercors : texte et images dans les 21 recettes pratiques de mort
violente
Roberta Sapino

Rubriques

Seuils poétiques
« La peine » ou « la gloire » ? La poésie française du XVIe siècle en traduction

Présentation
Concetta Cavallini

Traduire Louise. Sur le sonnet XII des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, 1555
Michel Jourde et Jean-Charles Monferran

Traduire le sonnet LXXXIX des Amours de Cassandre de Ronsard : une syntaxe


oxymorique
Fabio Scotto

Le Rondeau parfaict de Clément Marot


Marco Villa

Traduire un poète-peintre de la Pléiade : la « Petite description de l’Aurore » de Nicolas


Denisot
Daniele Speziari

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4

Traduire la poésie de la Renaissance en français moderne : translation partielle commentée


du Dialogue en forme de vision nocturne de Marguerite de Navarre (1524)
Isabelle Garnier

Documents

Lettres de Champfleury à Auguste Poulet-Malassis, à Madame Poulet-Malassis et à Eugène


de Broise (Seconde partie)
Andrea Schellino

« Le livre qu’on nous fait juger ». L’Opinion de Lemercier sur le Génie du christianisme
Vincenzo De Santis

Rencontres

Conversation avec Laurent Demanze à propos de son essai Un nouvel âge de l’enquête,
Paris, José Corti, « Les Essais », 2019
Ilaria Vidotto

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Mélanges

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Théophile de Viau 1914 : anthologie


et appropriation
Théophile de Viau 1914 : anthology and appropriation

Maxime Cartron

1 En 1914, paraît à La Belle Édition un Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du
Tombeau de Théophile par de Scudéry1 avec des bois gravés. Le tirage en est limité comme
suit :
Vingt-cinq exemplaires sur Japon à la forme avec une suite de tous les bois, en
bistre, numérotés de 1 à 25.
Trois-cents exemplaires, sur papier vergé des anciennes manufactures Canson &
Montgolfier, numérotés de 26 à 325.
Vingt-six exemplaires de Chapelle sur vergé, hors commerce, lettrés de A jusqu’à Z 2.
2 Pour augmenter le caractère de rareté de l’ouvrage, la justification du tirage indique
que « les bois ont été détruits après l’impression »3. Tout semble par conséquent
concourir à former un « livre de luxe »4 destiné aux amateurs. Dans Le Pont des Saints-
Pères, André Billy mentionne l’illustrateur de l’ouvrage, Charles de Fontenay, et ses
rapports avec l’éditeur, François Bernouard : « Pour en finir avec les artistes qui
fréquentaient la Belle Édition, et puisque j’ai commencé par eux, je citerai encore Charles
de Fontenay, fils de l’ambassadeur, qui n’était pas seulement peintre, mais aussi
graveur et musicien, mais aussi philosophe, mais aussi poète » 5.
3 Il y a donc eu, selon toute vraisemblance, des échanges au sujet du Florilège, et peut-être
même une collaboration. Mais pourquoi une anthologie de Théophile de Viau en 1914 ?
S’agit-il d’une simple curiosité proposée, en guise de distinction sociale, à un public
fortuné, ou le contexte éditorial du temps motive-t-il sa publication ? En 1909, Frédéric
Lachèvre avait relancé les études sur Théophile, en faisant paraître le premier volume
de sa série intitulée Le Libertinage au XVIIe siècle, qui portait spécifiquement sur le procès
du poète6. En 1914, soit la même année que notre Florilège, le quatrième volume de cette
entreprise titanesque – Les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600
jusqu’à la mort de Théophile (1626). Bibliographie de ces recueils et bio-bibliographie des auteurs
qui y figurent –, voyait le jour. Il y avait donc dans l’ère du temps une réflexion en cours
sur Théophile à travers le prisme du libertinage, mais aussi un intérêt pour la forme

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anthologique : la réflexion de Lachèvre sur les recueils collectifs, ancêtres des


anthologies modernes, coïncide pratiquement avec la parution d’un tome de l’
Anthologie poétique française de Maurice Allem consacré au XVII e siècle7. Pour classiciste
qu’il soit, ce dernier réédite nombre de textes auxquels la critique accolera plus tard
l’étiquette générique de Baroque. De plus, le Florilège de la Belle Édition n’est pas un cas
isolé, puisqu’en 1907 Rémy de Gourmont avait réuni, avec sa Collection des plus belles
pages de Théophile de Viau8, la « première anthologie des œuvres de Théophile » selon
Guido Saba9. Or, quand vient le moment d’évoquer l’anthologie de 1914, le critique
italien se contente de ce jugement laconique : « Une anthologie faite exclusivement de
ses poèmes sans introduction critique. Ornée de bois gravés, tirée à peu d’exemplaires,
cette édition ne prétend pas remplacer celle de Gourmont ; elle atteste simplement
l’intérêt de quelques amateurs au début de la première guerre mondiale » 10.
4 La cause serait donc entendue : sans perspective analytique, cette anthologie serait un
pur objet de jouissance, qui se contenterait, de façon quasi mercantile, de reconduire,
de piller presque, Gourmont11. Pourtant, pour peu que l’on regarde de près l’ouvrage et
son contexte de publication et de diffusion, on observe que, malgré l’indéniable
configuration luxueuse et l’évidente opportunité publicitaire saisie par l’éditeur, ce
petit livre est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
5 Afin d’en préciser le sens et la portée, on s’efforcera de situer le Florilège dans son
contexte évènementiel, puis d’analyser le choix et l’agencement des textes, avant d’en
venir aux illustrations, le but étant d’étudier l’appropriation, et même
l’instrumentalisation, la « puissante contextualisation d’une réception vraisemblable »
12
à laquelle se livrent F. Bernouard et C. de Fontenay.

Une poésie pour temps de guerre ?


6 Si nous ne disposons d’aucune information tangible sur la genèse de l’ouvrage, on
remarque malgré tout que l’achevé d’imprimer indique « septembre 1914 », soit un
mois à peine après le début de la Grande Guerre. Rien ne permet donc d’affirmer
formellement que le livre a été préparé en fonction de cet événement. De plus, pour ce
qui concerne les acteurs de la publication, F. Bernouard, est plutôt considéré par la
critique comme un « haut couturier de l’édition »13. A. Coron juge ainsi son travail : « Si
Bernouard est aussi un éditeur de “livres de peintres”, il n’en demeure pas moins
apparenté à ce milieu de la mode, dont il exprime par son style typographique et ses
formats inédits, le souci d’élégance, non sans joliesses et facilités toutefois. Éditeur de
livres-bibelots dira-t-on, mais pleins de trouvailles » 14.
7 René Ponot présente quant à lui le personnage en ces termes :
Poète, François Bernouard redevint typographe par amour des vers bien composés,
ce qui n’était pas si fréquent alors. “J’achetai une presse à bras et, comme à treize
ans, je pris le composteur avec un programme et un idéal. Le programme : une
typographie aux caractères grands et clairs, espacés selon les règles des belles
époques ; l’idéal : établir des éditions luxueuses sans être de luxe”. 15
8 A priori, ces données vont dans le sens de G. Saba, qui n’accorde à l’ouvrage qu’une
portée esthétisante. Cependant, F. Bernouard est aussi un écrivain engagé, ou en tout
cas concerné par les éclats de son temps. En témoigne au premier chef Le Soldat du pays,
une pièce en trois journées et sept tableaux sous-titrée Tragédie de la guerre de 1914, qu’il
fait paraître en 1930, et qui traite du quotidien des poilus 16, mais aussi de celui de

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l’arrière17. Simultanément, cette œuvre expose sans concession les horreurs de la


guerre, et tient un fervent discours nationaliste18. De la même façon, les poèmes de
Franchise militaire, recueil paru en 1936, constituent le récit de batailles de la guerre de
14, écrites au présent afin d’en fixer le lieu mémoriel 19. Il est par conséquent légitime de
se demander si le Florilège entretient quelque rapport avec ces ouvrages à valeur
rétrospective, car postérieurs à la Grande Guerre.
9 En 1920, paraît un volume dont l’avant-titre est Deux frères morts pour la France. Il s’agit
de Lettres du front (1914-1916) adressées par Charles et Étienne de Fontenay à leurs
parents20. L’intention de l’ouvrage est explicitement mémorielle, sinon hagiographique.
L’introduction de Dominique Sylvaire tend notamment à ériger Charles en modèle et en
héros21. D. Sylvaire déploie un véritable récit de vie, qui contient des informations
intéressantes sur son œuvre gravée :
Restent sa mémoire et son œuvre, celle de l’illustrateur et celle de l’écrivain. Les
livres qui tentèrent son talent de dessinateur achèvent de la définir. En dehors du
Cantique des Cantiques, qu’il orna dès l’âge de dix-neuf ans, on lui doit les gravures de
l’Hymne à Pan, de Candide, des Fêtes galantes et de plusieurs poésies de Théophile ; le
choix de ces textes prouve jusqu’à quel point il aimait les purs et subtils travaux de
l’imagination. Ce qui l’attirait, c’étaient les chefs-d’œuvre de la sensibilité, de la
grâce et de la raison. Comment aurait-on pu déduire de ces prédilections qu’il y
avait en lui l’étoffe d’un guerrier exemplaire ? Cependant, il ne voulut pas laisser
survivre de lui un double personnage, ni qu’on pût croire son corps seul détaché
dans les rangs de l’armée et comme séparé de sa pensée. Il mit rapidement ses dons
de poète au service de la cause qu’il défendait et de la vie qu’il menait. 22
10 L’opposition entre l’artiste et le soldat est annulée par l’exemple rare d’une vertu
patriotique conduisant le graveur à renoncer aux fastes de l’art 23. Cette « âme délicate,
faite pour le luxe de la sensibilité » en vient ainsi à « triomphe[r], avec aisance, sans
raideur, sans impassibilité et sans brusquerie, de ce qui pourrait détendre son ressort »
24
, l’acmé de ce portrait culminant enfin dans cette remarque en apparence anodine :
« mesure-t-on ce qu’il a fallu de volonté et de discipline morale pour écrire ces mots à
celui qui, naguère, illustrait les Fêtes galantes ? »25. La délicatesse supposée des textes
illustrés par C. de Fontenay trancherait avec la violence avérée des temps de guerre.
11 Or, cette dichotomie est présente dans le Florilège. Les gravures des poèmes de
Théophile relèvent bien pour partie du divertissement artiste que D. Sylvaire prête à C.
de Fontenay, mais on y sent déjà l’appel du néant, la fin de cette Belle époque que la
Belle Édition s’efforce d’incarner par son raffinement luxueux. L’éloge post-mortem n’est
pas uniquement la manifestation convenue d’une quête hagiographique visant à
inventer de toutes pièces le sens d’un destin : D. Sylvaire fait encore observer que C. de
Fontenay s’engage à vingt-quatre ans et que « cinq ans auparavant il commençait à
publier une œuvre gravée dont l’intérêt est manifeste »26. Dans une lettre à son père
datée du 28 juillet 1914, l’illustrateur écrit pour sa part : « je suis fermement décidé à
m’engager pour la durée de la guerre »27. Chose faite dès la mobilisation générale, avec
une conscience patriotique aiguë des enjeux : « c’est maintenant la lutte la plus
formidable que l’on ait jamais vue depuis le commencement du monde qui se prépare,
et le sort de toute la civilisation ainsi que de la France qui se joue » 28. On constate alors,
bien sûr, que D. Sylvaire force le trait afin d’accentuer la noble et « mâle renonciation
aux délices du rêve »29 : de fait, l’engagement de C. de Fontenay est loin d’être aussi
éloigné, du moins chronologiquement, de sa vocation d’artiste et de poète, et on est par
là amené à questionner l’étroite conjonction des deux. Dans le même volume, le récit de

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publication30 de François Le Grix évoque un rapport intime entre la parution de cette


anthologie de Théophile et les événements de 1914 :
J’allais omettre les « bois », un peu plus rudes, assez déconcertants par un apparent
parti pris de dédaigner le sujet, ou plutôt d’ignorer le texte, dont il a enrichi un
Florilège des poésies de Théophile de Viau, qui a paru pendant que nos armées
remportaient la victoire de la Marne, pendant aussi que Fontenay s’initiait au
maniement d’armes dans la cour de la caserne. Peut-être faut-il voir dans ce dernier
ouvrage la récréation d’un virtuose, car il exécutait lui-même ses bois, avec quelle
patiente lenteur ! plutôt que la démarche d’un poète. Voilà les derniers
mouvements, les derniers reflets de cette âme mélancolique, amusée, courageuse,
ironique, si française ! Combien nous lui eussions connu sans doute d’autres
évolutions, d’autres « manières » !31
12 F. Le Grix reprend en fait et romance très probablement l’achevé d’imprimer de la Belle
Édition, que voici : « Achevé d’imprimer sur les presses de LA BELLE EDITION 71, rue
des Saints-Pères, A PARIS Pendant que les Armées Alliées remportaient les Victoires de
la MARNE de LEMBERG d’ANVERS et de SEMLIN Septembre MCMXIV » 32. Cette
déclaration patriotique peut être regardée comme une opération publicitaire de F.
Bernouard, mais on peut aussi la prendre au mot, et considérer que le choix des textes,
allié aux illustrations, est réellement orienté afin de faire concorder la poésie de
Théophile avec ces temps de guerre : il ne serait pas purement cosmétique, et porterait
un projet de lecture structurant33. D’ailleurs, le compilateur est selon toute évidence F.
Bernouard lui-même tant, comme le signale F. Le Grix, C. de Fontenay semble « ignorer
le texte », sciemment ou par défaut de lecture. Tel serait du reste le sens de la mention
« agréments typographiques qui décorent ce livre »34, assignant de prime abord au
travail du graveur un rôle strictement ornemental, comme le montre l’exemple de
« Dis-moi Tirsis, sans vanité » (Fig. 1) : la conversation amicale et raisonneuse sur
l’amour s’est transformée en promenade en bateau à trois.

Choisir et (ré)agencer : d’un nouvel itinéraire poétique


13 En guise de première page, on trouve un « ordre des poésies de Théophile de Viau
contenues dans ce florilège »35, qui se présente comme suit :
De Scudéry, Tombeau de Théophile
Œuvres de Théophile
Prose :
Epître aux lecteurs
Poésies :
i Mon frère je me porte bien.
ii Grâce à ce comte libéral.
iii L’Aurore sur le front du jour.
iv Un fier démon qui me menace.
v Que mon espoir est faible…
vi Ah ! Philis que le ciel me fait…
vii Le plus aimable jour.
viii Qui voudra pense à des…
ix Maintenant que Philis est morte.
x S’il est vrai Cloris que tu m’aimes.
xi Quand tu me vois baiser tes bras.
xij Je jure le jour qui luit.
xiij Dans ce temple où ma passion.
xiv L’infidélité me déplait.

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xv Enfin mon amitié se lasse .


xvi Je n’ai repos ni jour ni nuit.
xvij Dis-moi Thirsis sans vanité.
xviij Cloris pour ce petit…36
14 En partant du positionnement des textes dans l’édition Scudéry de 1632, on constate
que deux diptyques (en italiques, séparés par un espace) et une suite de quatre textes
(en italiques) apparaissent :
« Mon frère, je me porte bien » : dernier texte de la première partie des Œuvres
(LXXVI)
« Grâce à ce comte libéral » : épigramme, LXVI (première partie)
« L’aurore sur le front du jour » : Le Matin, XI (id.)
« Un fier démon qui me menace » : Ode, XIII (id.)
« Que mon espoir est faible » : Stances, XX (id.)
« Ah ! Philis, que le ciel me fait » : « A Phyllis. Stances », XVIII (id.)
« Le plus aimable jour » : LXXIV (id.)
« Qui voudra pense à des » : LXXV (id.)
« Maintenant que Philis est morte » : Stances, XXV (id.)
« S’il est vrai, Cloris, que tu m’aimes » : « A Cloris. Stances », XXVI (id.)
« Quand tu me vois baiser tes bras » : Stances, XXIX (id.)
« Je jure le jour qui me luit » : Stances, XXX (id.)
« Dans ce temple où ma passion » : Stances, XXXIII (id.)
« L’infidélité me déplaît » : Ode, XLV (id.)
« Enfin mon amitié se lasse » : Ode, XLVI (id.)
« Je n’ai repos ni jour ni nuit » : Ode, XLVII (id.)
« Dis-moi Tirsis, sans vanité » : Ode, XLVIII (id.)
« Cloris pour ce petit » : Ode, XXIV, dernier poème de la deuxième partie
« Un corbeau devant moi croasse » : Ode, XLX (première partie)
15 Hasard dû à une compilation hâtive des pièces ou volonté de reconduire fidèlement des
effets de lecture tissés dans l’édition source par la continuité entre certains textes ? Ce
remploi de la disposition initiale permet de lire ensemble (sur deux pages) « Le plus
aimable jour » et « Qui voudra pense à des empires », qui illustrent la toute-puissance
de la femme aimée. Plus intéressant, l’autre diptyque (« Maintenant que Philis est
morte » et « S’il est vrai Cloris ») forme une suture narrative entre l’amour de Philis et
celui de Cloris, qui apparaît dans le premier poème comme une amante hypocrite et
fausse :
Cloris c’est mentir trop souvent,
Tes propos ne sont que du vent.37
16 Le poème suivant concourt à former une progression narrative : le poète en vient
finalement à croire Cloris, son « Ne fais plus semblant de m’aimer » s’infléchissant en
un « S’il est vrai Cloris que tu m’aimes ». Jusque-là, l’anthologiste se contentait de
suivre la disposition d’origine. Mais son geste de remploi devient recomposition
lorsqu’il efface deux poèmes qui, dans le recueil d’origine, s’intercalent entre « S’il est
vrai Cloris » et « Quand tu me vois baiser tes bras »38. On assiste alors à la création d’un
véritable roman de Cloris, décliné en trois étapes : franc soupçon quant à l’amour
qu’elle professe, dissipation progressive de ce dernier, réalisation amoureuse et
érotique. La figure de Cloris, présente dans les trois poèmes, encode une sorte
d’autofiction, montée de toutes pièces par la dispositio anthologique. Les textes
intercalés entre « Quand tu me vois baiser tes bras » et « Cloris pour ce petit moment »
en viennent même, en raison de ce continuum narratif, à devoir être lus sous le régime
de la passion pour Cloris, à plus forte raison que la série de quatre textes vient
renforcer cette impression de cohérence manifestement voulue par le compilateur.

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Mais ce n’est pas l’unique effet narratif qui se dégage du Florilège : avant ce roman de
Cloris, on peut lire un roman de Philis, mis en scène par la série « L’aurore sur le front
du jour » ; « Ah ! Philis » et « Maintenant que Philis est morte ». Le décès de la première
femme aimée enclenche le passage à l’amour de Cloris, le choix et l’agencement des
textes validant en définitive l’hégémonie de la lyrique amoureuse, présentée par l’effet
biographique qui s’en dégage comme le parcours, l’itinéraire intime de Théophile de
Viau.
17 Et, conjointement, se lisent en surimpression des allusions, imposées par le contexte, à
1914. Le Tombeau composé par Scudéry et « Maintenant que Philis est morte »
matérialisent, secondés par les illustrations (Fig. 2 et Fig. 3), l’inscription de la mort
dans ce paysage amoureux à tendance idyllique. Le second poème de l’anthologie
évoque quant à lui la fortune d’un poète-soldat :
Grâce à ce comte libéral,
Et à la guerre de Mirande,
Je suis Poëte et Caporal,
O Dieux que ma fortune est grande !
O combien je reçois d’honneur
Des sentinelles que je pose !
Le sentiment de ce bonheur
Fait que jamais je ne repose :
Si je couche sur le pavé,
Je n’en suis que plus tôt levé,
Parmi les troubles de la guerre
Je n’ai point un repos en l’air,
Car mon lit ne saurait branler
Que par un tremblement de terre.39
18 Bien que le contexte évoqué par Théophile soit évidemment différent, et que la tonalité
du texte soit volontiers ironique, ces vers sur les « troubles de la guerre » ne pouvaient
sans doute pas manquer d’acquérir, dans l’esprit du lecteur de 1914, une tonalité toute
particulière, au point de remplacer l’intentionnalité originale du poète pour figurer les
premiers temps de la Grande Guerre. En filigrane de l’itinéraire amoureux se tisse donc
un itinéraire guerrier, qui culmine dans l’apocalypse de l’ode « Un corbeau devant moi
croasse ». Il serait alors possible de relire autrement l’inscription du Tombeau de
Scudéry placé en tête de l’anthologie : Théophile, tombé pour d’autres raisons au XVII e
siècle, deviendrait, par anticipation, un modèle du soldat qui sera tué à la guerre et,
peut-être, de C. de Fontenay lui-même.

D’une temporalité l’autre : le « textimage de l’Histoire »


19 L’étude des images permet de consolider ces hypothèses, et donc de revenir sur le
jugement formulé par F. Le Grix : si une lecture hâtive donne à penser que C. de
Fontenay se contente de survoler les textes, on peut plutôt considérer qu’il les aborde
comme des fictions, en accord avec l’effet biographique que nous venons de détailler.
20 À première vue, il semble que Charles de Fontenay suive parfaitement l’apparente
atmosphère d’insouciance exclusivement consacrée au sentiment amoureux que le
choix de textes promeut. La poésie de Théophile serait en fait une poésie d’avant un
temps de guerre. On aurait affaire à un Théophile de Viau « art nouveau », si l’on
entend cette notion comme une « résurgence baroque et romantique essentiellement

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décorative, visant à mettre en relief la valeur ornementale de la ligne courbe » 40. Et de


fait, une « atmosphère de fine culture et d’esthétisme précieux » 41 se dégage des tracés
de Charles de Fontenay. De façon moins impressionniste, notons que le graveur se livre
à des opérations de fictionnalisation : d’emblée, l’« Épître au lecteur » (Fig. 4) instaure
un climat mondain et galant, sorte de fantasme ou de survivance 42 « d’époque », les
costumes, très stylisés, confinant à la mise en scène ostentatoire d’un Ancien Régime de
convention, voire de pacotille, comme le montre la théâtralisation exacerbée de la
scène amoureuse d’« Ah ! Philis », presque ironique (Fig. 5). De la gestuelle volontiers
outrée de « Dans ce temple » (Fig. 6), ou quasi paroxystique de « L’infidélité me
déplait » (Fig. 7), des sociétés amicales de « Que mon espoir est faible » (Fig. 8) et « Je
jure le jour qui luit » (Fig. 9) ressort l’image d’une sorte d’âge d’or dépourvu de
tensions et d’aspérités, suggérant une époque de « civilisation des mœurs » – selon
l’expression de Norbert Elias dans son livre écrit à l’orée de la Seconde Guerre
Mondiale43 – qui contraste étrangement avec la violence du contexte de publication. Il
s’agit, en somme, de rappeler de façon patriotique le glorieux monde d’hier pour
exorciser les temps présents. L’otium qui se dégage des gravures viserait à marquer une
rupture nette avec la brutalité de l’actualité.
21 Ces fictions galantes dérivent systématiquement vers le sexe 44, vers une hégémonie du
corps féminin, qui s’affiche dès la première de couverture, image unique, sans texte,
invitant le lecteur à un parcours affriolant (Fig. 10). L’érotisation de l’image renforce
l’érotisme du texte, comme le montrent exemplairement les illustrations de « Le plus
aimable jour » (Fig. 11) et de « Quand tu me vois baiser tes bras » (Fig. 12). Au rappel
d’un passé idéalisé s’ajoute une stratégie de jouissance textuelle et iconique visant à
conjurer, par la libération pulsionnelle, la violence du présent 45.
22 Mais cette atmosphère éclate avec l’image finale (Fig. 13), qui illustre l’ode « Un
corbeau devant moi croasse »46. Le texte est lu scrupuleusement par C. de Fontenay,
beaucoup plus que les autres : on retrouve de fait la plupart des éléments qu’il évoque
(le cheval et son cavalier, le bœuf et le clocher, l’ourse et l’aspic ...). L’absence d’intérêt
accordé aux proportions, l’enchevêtrement et l’accumulation donnant lieu à une sorte
d’empilement, de saturation de l’espace, procurent à cette image l’allure d’une
vignette, qui constitue bien une transcription du texte et de l’apocalypse qu’il décrit : le
mouvement de l’image, marqué par l’apparition du cheval, s’apparente à un
surgissement du cauchemar de l’Histoire, qui vient réduire à néant les proportions
délicates savamment orchestrées par les illustrations précédentes 47. Chez Théophile de
Viau, cette ode du monde renversé n’est pas historiquement située. Chez F. Bernouard
et C. de Fontenay, l’optique change : elle est la clausule, qui ferme le volume et
débouche immédiatement, si le lecteur prend la peine de tourner la page, sur l’achever
d’imprimer, ce qui la lie implicitement et intimement au temps présent, soit à la folie
destructrice de la guerre.
23 De l’amour insouciant au bruit de l’Histoire, Théophile de Viau est dans ce Florilège le
lieu d’une appropriation et d’une instrumentalisation visant à formuler, par la « co-
présence de l’image et de l’instant historique »48, une réponse esthétique au chaos du
temps. De la fragmentation anthologique et iconique se dégagent par conséquent deux
fonctions temporelles, analysées par Georges Didi-Huberman : d’une part, » devant une
image (…), le présent ne cesse jamais de se reconfigurer » 49 ; d’autre part, l’image
« produit de la mémoire »50. D’une époque l’autre, la disposition anthologique et l’image
réénoncent le propos d’une œuvre qui, prise dans l’ensemble des effets de sens que

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nous avons étudiés, se mue en mémoire historique vive du temps présent. Il n’est
absolument pas certain que cette anthologie ait eu quelque impact que ce soit sur
l’appréhension de l’œuvre de Théophile de Viau. Peut-être même sa proposition est-elle
restée lettre morte en raison de sa trop grande liberté à l’égard d’un poète que les
travaux futurs d’Antoine Adam, en particulier, allaient restituer à son temps. Reste que
ce Florilège de F. Bernouard et C. de Fontenay démontre exemplairement que l’histoire
littéraire est avant tout « une histoire des différentes modalités de l’appropriation des
textes »51.

Annexes

Fig. 1

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Dis-moi Thirsis »

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14

Fig. 2

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Tombeau de Théophile »

Fig. 3

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Maintenant que Philis est morte »

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15

Fig. 4

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Epître aux lecteurs »

Fig. 5

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Ah ! Philis »

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16

Fig. 6

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Dans ce temple, où ma passion »

Fig. 7

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « L’infidélité me déplait »

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17

Fig. 8

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Que mon espoir est faible »

Fig. 9

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Je jure le jour qui luit »

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18

Fig. 10

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, première de couverture

Fig. 11

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Le plus aimable jour »

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Fig. 12

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Quand tu me vois baiser tes bras »

Fig. 13

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Un corbeau devant moi croasse »

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NOTES
1. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, Paris, La Belle Édition, 1914, In-4°, n.p.
2. Ibidem.
3. Ibidem.
4. Voir A. Coron, « Livres de luxe », dans H.-J. Martin, R. Chartier et J.-P. Vivet (dir.), Histoire de
l’édition française, t. IV , Le livre concurrencé (1900-1950), Paris, Promodis, 1986.
5. A. Billy, Le Pont des Saints-Pères, Paris, Arthème Fayard, 1947, p. 70.
6. F. Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle. I. Le libertinage devant le Parlement de Paris. Le procès du
poète Théophile de Viau, Paris, Champion, 1909, 2 vol.
7. M. Allem, Anthologie poétique française. XVIIe siècle, Paris, Garnier, 1916.
8. Th. de Viau, Théophile. Odes et stances. Élégies et sonnets. La Maison de Sylvie. Fragments : Pyrame et
Thisbé ; poésies diverses ; contes. Appendice : documents biographiques ; anecdotes ; jugements littéraires ;
le Parnasse satyrique et le procès. Bibliographie. Avec le portrait de Danet ["sic" pour Daret] et une notice
de Remy de Gourmont, Paris, Société du Mercure de France, 1907.
9. G. Saba, Fortunes et infortunes de Théophile de Viau. Histoire de la critique suivie d’une bibliographie,
Paris, Klincksieck, 1997, p. 179.
10. Ibidem.
11. Si l’on analyse le choix de textes des deux anthologies, on remarque cependant que la plupart
des pièces (douze sur dix-neuf) retenues par le Florilège ne figurent pas dans le volume de
Gourmont, qui opte de plus pour un classement rhématique, alors que les principes de
classement du Florilège, que nous analyserons, sont autres. Il est donc plus probable que les
compilateurs ont eu accès à l’édition Jannet (Bibliothèque elzévirienne) de 1855-1856. G. Saba
rappelle en effet à son sujet qu’elle reproduit l’édition Scudéry parue à Rouen en 1632 ; Voir G.
Saba, op. cit., p. 121. Ceci expliquerait la présence dans le Florilège du Tombeau de Théophile par
Scudéry qui, placé à la suite de l’Epître aux lecteurs, ouvre également en 1632 les Œuvres.
Cependant, l’exemple de l’ode « Un corbeau devant moi croasse » invite à nuancer cette
hypothèse : dans l’édition de 1855, on retrouve des graphies d’époque telles que « voy », « moy »,
« soy », qui dans le Florilège sont abandonnées. De la même manière, dans « Un fier démon », la
lexie « menasse » de Jannet devient « menace ». On peut en déduire que les compilateurs ont
aussi consulté l’anthologie de Gourmont, mais il est également possible que l’éditeur et
typographe ait de lui-même modernisé le texte. Au sujet de la publication et de la diffusion des
œuvres poétiques de Théophile au XVIIe siècle, voir M. Folliard, « De la diffusion manuscrite à
l’identité imprimée de l’auteur : une histoire de la publication des Poésies de Théophile de
Viau (1615-1626) », dans G. Peureux (dir.), Lectures de Théophile de Viau. « Les Poésies », Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, « Didact français », 2008, p. 193-216.
12. Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la publication entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002,
p. 9.
13. A. Coron, « Livres de luxe », op. cit., p. 422. Pour une vue d’ensemble de son travail, voir
notamment F. Bernouard, Les Livres de La Belle Édition et de l’imprimerie François Bernouard, Paris,
Imprimerie François Bernouard, 1919 ; G.-A. Dassonville, Les Livres de la Belle Édition et du
Typographe François Bernouard, Paris, Librairie de la Lanterne, 1981 ; Id., Catalogue des impressions de
feu Monsieur François Bernouard rassemblées par Monsieur Gustave Arthur Dassonville, Bagnolet, La
Typographie, 1988 ; C. Giovanangeli-Taoussi, François Bernouard : poète, typographe, imprimeur,
éditeur, libraire, Montolieu, Musée du livre et des arts graphiques, 2009.
14. A. Coron, « Livres de luxe », op. cit., p. 421-422.
15. R. Ponot, « La création typographique des Français », dans Ibid., p. 369.

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16. Voir par exemple ce passage tiré du troisième tableau : « UN SOLDAT SAVOYARD. Ça sent le
macchabée boche. LE SOLDAT PARISIEN, montrant une tête. Regarde, c’est cette vache-là, il est
venu crever ici pour nous asphyxier », F. Bernouard, Le Soldat du pays. Tragédie de la guerre de 1914,
Paris, Typographie François Bernouard, 1930, p. 40.
17. Le quatrième tableau met ainsi en scène les personnages génériques suivants : L’Enfant, La
Mère et Le Vieillard.
18. Voir la tirade du « Soldat du pays », porte-parole de F. Bernouard : « Honte à celui qui n’est
pas venu, honte à celui dont le courage a fait défaut quand les barbares massés ravageaient ma
belle province et que chez lui je le défendais, honte à ceux qui, bien portants, n’étaient pas là, à
leur place, dans le rang et ne sont pas venus individuellement défendre la collectivité quand la
horde menace et sont cause que là-bas, les bords des routes sont jonchés de tant de croix (…).
Nous avons debout dans nos têtes les monuments de nos aïeux et jamais notre volonté d’être
vainqueurs pour la paix du monde ne nous abandonnera, car nous devons un jour remettre,
devoir sacré, sauvées de vos pensers vulgaires, notre langue et nos libertés à nos enfants », Ibid.,
p. 50-52.
19. On pense entre autres à « La Relève », qui trouve place dans la section « Verdun » : « Dans
chaque trou d’obus, / les hommes sont étendus / recroquevillés / morts. », F. Bernouard,
Franchise militaire. Poèmes. La Somme – Picardie – Artois – Alsace – Hauts de Meuse – Verdun -
Champagne – Sainte-Menehould, Paris, Bernard Grasset, 1936, p. 131.
20. Ch. et É. de Fontenay, Lettres du front (1914-1916), préface de P. Deschanel, introduction de D.
Sylvaire, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1920. C. de Fontenay est tué à Massiges en Champagne le 10
janvier. Voir la préface de Paul Deschanel dans Ibid., p. 8. Dans le recueil de F. Bernouard, on
trouve une section intitulée « Champagne ».
21. « Jusqu’à la dernière minute, il conserva dans la mêlée la générosité d’un poète (…). Il
s’acquitta sans défaillance et avec une égale perfection de sa double mission d’artiste et de
soldat », Ibid., p. 20.
22. Ibid., p. 20-21.
23. En 1924, Jérôme et Jean Tharaud réutilisent cette apparente disjonction pour distinguer la
« vie d’artiste laborieux » du graveur se consacrant au « sentiment de la beauté plastique » et
celle du poète : « durant toute la campagne, il ne dessine jamais, il écrit. En vérité, c’est un poète,
un écrivain de race et du plus rare mérite, que la guerre a révélé à lui-même pour le détruire
aussitôt ». Voir Association des écrivains combattants, Anthologie des écrivains morts à la guerre, t. I,
Amiens, E. Malfère, 1924, p. 263-264.
24. Ch. et É. de Fontenay, op. cit., p. 21.
25. Ibid., p. 23.
26. Ibid., p. 31.
27. Ibid., p. 91.
28. Lettre du 2 août 1914 à son père, Ibid., p. 92. Pour topique qu’elle soit, cette déclaration est en
accord avec celle du « Soldat du pays » dans la pièce de F. Bernouard.
29. Ibid., p. 23.
30. Sur cette notion, voir la réflexion collective du GRIHL : « les récits de publication, c’est-à-dire
les textes, ou les portions de textes, si fréquents à l’époque moderne, qui racontent la publication
des ouvrages dans lesquels ils apparaissent », dans Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), op. cit., p. 13-14.
Ici, le récit de publication intervient après coup, et reconstruit a posteriori l’ouvrage en question.
31. Ch. et É. de Fontenay, op. cit., p. 271.
32. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
33. « Chaque action de publication, révélant par son accomplissement l’espace de publicité dont
elle subit les contraintes, le construit comme sa raison d’être, l’invente comme son horizon,
l’imagine comme son présupposé ». Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), op. cit., p. 10.

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34. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
35. Ibidem. Sur l’« architecture » des Œuvres poétiques et les déplacements de sens opérés d’une
édition l’autre, voir M. Rosellini, « La composition des Œuvres poétiques de Théophile de Viau »,
dans G. Peureux (dir.), op. cit., p. 231-249.
36. Il faut par ailleurs noter que l’ode « Un corbeau devant moi croasse », qui ferme en réalité le
volume, n’est, suite à un probable accident de la publication, pas mentionnée dans ce sommaire.
37. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
38. Il s’agit de « Désespoirs amoureux » et des Stances « J’ai trop d’honneur d’être amoureux ».
L’anthologie accélère le passage d’un amour à un autre, au point de suggérer que le caractère du
poète serait libre et volage.
39. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de
Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p.
40. Dictionnaire de l’art et des artistes, Paris, Fernand Hazan, 1982, p. 29.
41. Ibid., p. 30.
42. A. Viala se propose d’observer comment le passé « hante la conscience culturelle présente ».
Voir A. Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la
Révolution, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2008, p. 15.
43. N. Elias, La Civilisation des mœurs, tr. fr. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1991 [1939].
44. Pour les développements d’A. Viala sur l’ambivalence du désir galant et sur son potentiel
licencieux et libertin, voir A. Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de
ses origines jusqu’à la Révolution, cit., p. 213 et sq.
45. En 1938, F. Bernouard publie sous pseudonyme un roman érotique décrivant les amours
voluptueuses d’un soldat avec la veuve de son ami tué au front. Ce livre, conservé dans L’Enfer de
la Bibliothèque nationale de France, procède exactement de ces principes d’économie libidinale.
En voici un échantillon : « il comprend que Rose se prête à ses caprices ; les doigts du soldat se
mouillent voluptueusement ; à cette sensation, Mme de B. tressaille, elle va perdre l’équilibre ;
ses bras s’enroulent autour du cou du jeune homme ; son souffle change de rythme ; elle geint
faiblement ; sa main droite quitte le cou de son amant, descend ; une chaleur lui brûle la main ;
doucereusement, elle se laisse défaillir sur le canapé. Vincent la suit, elle le guide ; il sent une
chaude moiteur. Est-ce le trop de désir, le manque d’habitude, leur chaleur réciproque ? Déjà il
s’abandonne, la jeune femme laisse dolemment tomber sa tête à droite et chacun de ses bras d’un
côté du canapé, brisée par une émotion qu’elle ne connaissait pas ». F. François, Rose de B.
Contribution à l’étude de la sensibilité et de la sensualité pendant la guerre de 1914-1918 : texte recueilli et
suivi d’un épilogue par François Le François, Paris, Compagnie des libraires, 1938, p. 16-17.
46. Sur ce texte, on se reportera aux analyses de Michèle Rosellini, qui y voit la marque d’une
« forme radicale de l’abandon de l’homme ». M. Rosellini, Théophile de Viau. Œuvres poétiques,
Paris, Atlande, « Clefs concours/Lettres XVIIe siècle », 2009, p. 133.
47. Je remercie vivement Aurélie Barre d’avoir éclairé mon regard sur cette image.
48. J.-P. Dubost, « Alexander Kluge : démonter et remonter le “textimage” » de l’histoire », dans
A. Barre, J.-P. Esquenazi et O. Leplatre (dir.), Entre textes et images : montage / démontage / 
remontage, , Textimage-Le Conférencier, mars 2016, consulté le 04/02/2019, URL : <http://
www.revue-textimage.com/conferencier/06_montage_demontage_remontage/dubost1.html>.
49. G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit,
2000, p. 10.
50. Ibid., p. 19. Pour une réflexion sur les images de la Grande Guerre, on se reportera avec profit
à A. Cassigneul et Ph. Maupeu (dir.), Revoir 14 : images malgré tout ?, dans Textimage-Le Conférencier,
9, printemps 2017, consulté le 13/02/2019, URL : <https://www.revue-textimage.com/sommaire/
sommaire_14revoir_14.html> .

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51. Roger Chartier, Au Bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel,
2010 [1998], p. 324.

RÉSUMÉS
Cet article analyse une anthologie de poèmes de Théophile de Viau parue en 1914 accompagnée
de gravures sur bois. En partant d’une réflexion sur le contexte éditorial et les acteurs de la
publication, le propos vise à démontrer que le choix et l’agencement des textes, alliés aux
illustrations, consacrent l’inscription de l’œuvre de Théophile dans l’Histoire, et constitue par là
une modalité de son appropriation et de son instrumentalisation à des fins idéologiques.

This paper analyzes a poetic anthology of Théophile de Viau published in 1914 with woodcuts.
Starting from a study of the editorial context and the publication stakeholders, the purpose aim
to prove that the choice and the texts arrangement, combined with the illustrations, consecrate
the inscription of Théophile’s work in History, and thus constitutes a modality of his
appropriation and instrumentalisation for ideological goals.

INDEX
Keywords : Viau (Théophile de), 1914, anthology, illustration, appropriation
Mots-clés : Viau (Théophile de), 1914, anthologie, illustration, appropriation

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Avant Corinne : L’Italienne de Jean-


François Dognon
Before Corinne : L’Italienne by Jean-François Dognon

Shelly Charles

1 Au mois de mai 1803, Jean-François Dognon publie un roman consacré au voyage en


Italie d’un jeune peintre français, Denneval, et à ses relations tumultueuses avec une
Italienne passionnée, Orette. Malgré l’obscurité de l’auteur, L’Italienne, ou Amour et
Persévérance ne passera pas tout à fait inaperçu, et en ce temps de surproduction sans
précédent où il paraît en France « un roman par jour »1, l’ouvrage aura même les
honneurs d’un bref compte rendu dans la Décade philosophique. Un compte rendu qui a
de quoi attiser la curiosité d’un lecteur de Corinne :
Mr. F. D. a voulu venger les femmes d’Italie d’une opinion assez généralement
accréditée. Il a voulu prouver par une anecdote qu’il déclare être véritable, qu’on peut
rencontrer parmi elles des amantes qui joignent à l’énergie des passions une fidélité
à toute épreuve. Denneval, jeune français, amateur passionné des beaux-arts,
s’embarque à Marseille pour visiter l’Italie. Son vaisseau, destiné pour Gênes, est
porté par la tempête jusqu’à la hauteur de Naples. […] De Naples, Denneval va à
Rome et à Florence. Partout il décrit les monuments des arts, partout il obtient sur
les Italiennes des triomphes faciles […].
À peine Denneval est-il arrivé à Milan, qu’une jeune veuve, noble, riche et d’une
rare beauté, en devient éperdument amoureuse. Elle ne tarde point à lui faire
connaître sa passion, mais les conquêtes que Denneval a faites en Italie, lui ont
laissé, contre des femmes qui cèdent avec tant de facilité, une prévention funeste.
Autre obstacle aux désirs de la belle Milanaise. Denneval a eu un frère ; ce frère,
aimé d’une Génoise, a voulu l’abandonner : sa vindicative amante a suivi ses traces
avec deux assassins, et a trempé elle-même ses mains dans le sang de l’infidèle.
Denneval, qui d’abord s’était senti quelque penchant pour Orette (c’est le nom de la
veuve), s’est malheureusement ressouvenu de la catastrophe du roman de son frère,
et un songe funeste lui présente toutes les nuits Orette prête à le percer d’un
poignard. Fatigué de ses poursuites, il retourne à Paris […]
Cependant Orette que la froideur de Denneval n’a rendue que plus passionnée, […]
parvient enfin à savoir sa demeure, elle accourt et le trouve aux portes du tombeau.
Alors ses soins attentifs, son amour sans bornes, son inaltérable patience touchent
enfin par gradation ce cœur rebelle.2

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2 Si le résumé de la Décade ne peut naturellement pas faire ressortir de manière flagrante


les traits qui seront communs à L’Italienne et à Corinne, et sur lesquels portera
l’hypothèse intertextuelle que nous allons examiner ici, l’auteur du premier roman
semble, quant à lui, curieusement conscient de ne produire, en quelque sorte, qu’un
« avant-texte ». En effet, après avoir décrit son double objectif :
J’ai cherché à indiquer dans le premier tiers de l’ouvrage, les monuments qui
existaient en Italie au temps où Denneval y était. […].
J’ai peint dans les deux autres parties, l’amour d’Orette, d’une manière opposée à ce
qu’on appelle le caractère national3,
3 il termine sa préface en souhaitant à cet ouvrage « mixte » un succès d’un genre bien
particulier :
Je ne désire qu’une chose ; un peu d’attention dans la lecture de ce petit roman qui
peut donner l’idée d’un grand ouvrage, plus savant, mieux fait sans doute, mais qui
exigerait plus d’étendue et plus de développements que n’en comporte un petit
volume.4
4 Le souhait de Dognon aurait-il été réalisé par Mme de Staël ? Corinne ou l’Italie serait-il
cette amplification de L’Italienne que l’éphémère romancier appelle de ses vœux, ce
grand ouvrage plus savant, mieux fait, plus étendu, et qui serait fondé sur la
combinaison d’un tour d’Italie et d’une histoire d’amour où les caractères nationaux
jouent un rôle essentiel ? Même si les deux textes partagent à l’évidence de multiples
topoï communs aux romans sentimentaux de l’époque, le nombre et la combinaison des
coïncidences rend ces dernières remarquables et incitent à une lecture de Corinne
comme variation sur le projet de L’Italienne.

Voyages romanesques
5 Sans négliger leur appartenance commune à la mode générale du « voyage
sentimental », il est ainsi, tout d’abord, important d’observer que les deux romans
s’écartent de la mouvance sternienne par la pratique, plus traditionnelle, d’une
alternance entre discours savant et discours romanesque et par l’effet plus ou moins
marqué de juxtaposition qu’elle produit. La manière de Dognon, qui recourt
massivement et souvent littéralement aux Lettres sur l’Italie de Dupaty, est certes
rudimentaire, mais sa façon d’attribuer au personnage fictionnel l’itinéraire et les
impressions du magistrat voyageur, d’une part, et de les intégrer dans l’intrigue
sentimentale, d’autre part, peut ici le faire apparaître comme un précurseur 5. Nous n’en
donnerons qu’un exemple, celui de la visite au tombeau de Virgile. Observons d’abord
la façon dont Dognon reprend Dupaty. Commençons par Dupaty, lui-même « voyageur
sentimental » :
J’ai fait hier une promenade charmante.
J’ai d’abord été sur la montagne du Pausilippe, au tombeau de Virgile.
Je l’ai trouvé tombant en ruines, enseveli parmi les ronces qui achèvent de le
détruire.
Un laurier s’élève au milieu d’elles.
Je suis entré dans le tombeau ; je m’y suis assis sur des fleurs : j’ai récité l’églogue de
Gallus ; j’ai lu le commencement du quatrième livre de l’Énéide ; j’ai prononcé les
noms de Didon et de Lycoris ; j’ai coupé une branche de laurier, et ensuite je suis
descendu, plein des sentiments que ce lieu doit faire éclore dans toutes les âmes qui
sont sensibles à la nature, à l’amour et à Virgile.6

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6 Passons maintenant au voyageur romanesque, Denneval :


Il a cherché le tombeau de Virgile sur le mont Pausilippe, il l’a trouvé tombant en
ruines, enseveli parmi des ronces : un laurier s’élève encore au milieu de ces ronces.
Il est entré dans le tombeau ; il a relu l’églogue de Gallus et le quatrième livre de l’
Énéide ; il a prononcé les noms de Lycoris et de Didon ; l’écho a soupiré les noms de
Lycoris et de Didon. Il a coupé une branche du laurier, et quitté ce tombeau, rempli
des sentiments que ce lieu doit faire éclore dans les âmes qui sont sensibles à la
nature, à l’amour et à Virgile.
Près du tombeau de Virgile, il vit celui de Sannazar. Il passa. Une réflexion triste avait
oppressé son âme.7
7 L’appropriation du récit factuel se fait ici par le passage à la troisième personne et par
une légère surenchère du narrateur qui, grâce au motif de l’écho (« l’écho a soupiré les
noms de Lycoris et de Didon »), renforce l’allusion amoureuse et marque l’idée d’une
résonance entre les impressions tirées du périple touristique et l’intrigue sentimentale.
Le même site sera choisi par Mme de Staël pour préparer l’épisode capital de
l’improvisation au Cap Misène, où Corinne, sous l’emprise d’une passion profonde,
s’engage dans une remise en question de son talent et de son inspiration (« La première
station de la promenade fut au tombeau de Virgile. Corinne et sa société s’y arrêtèrent
avant de traverser la grotte de Pausilippe. Ce tombeau est placé dans le plus beau site
du monde […] »8). Chez Mme de Staël, la mention du laurier de Pétrarque et la mémoire
de vers de Virgile adaptés au contexte romanesque, s’imposent (« ce simple vers des
Géorgiques aurait pu servir d’épitaphe » 9). Enfin, une longue réflexion du narrateur sur
l’art et la mort est interrompue par un passage sans transition au discours direct :
Corinne parle à Oswald des « impressions qu’[il vient] d’éprouver » (« Oswald, dit
Corinne à lord Nelvil, les impressions que vous venez d’éprouver préparent mal pour
une fête… »10). Les « impressions » d’Oswald renvoient nécessairement au propos
précédent du narrateur, qui se lit alors comme une description de l’état d’âme du
voyageur – une âme « oppressée » par « une réflexion triste », comme l’était déjà celle
de Denneval.
8 Dans les deux romans les effets de juxtaposition et d’alternance des discours sont
« lissés » grâce au lien spécifique établi entre l’intrigue romanesque et le discours
savant, chorographique et culturel. En effet, dans ces fictions qui racontent l’histoire
d’un amour interdit entre un personnage masculin de touriste et un personnage
féminin autochtone, l’obstacle à l’amour vient justement du contraste culturel et, plus
précisément, des préjugés nationaux du voyageur, combattus, avec plus ou moins de
succès, par l’amante italienne.

Le profil du voyageur : de Denneval à Oswald


9 Comme Corinne ou l’Italie, L’Italienne, ou amour et persévérance commence par s’intéresser
au protagoniste masculin avant d’imposer progressivement la présence, la supériorité
morale et le point de vue de l’héroïne éponyme.
10 Le héros de L’Italienne, jeune peintre français, est remarquable « par son extrême
politesse, l’étendue, la variété de ses connaissances, la rectitude de ses jugements » 11.
Comme Oswald, il s’engage dans son périple italien à la suite d’un deuil (celui d’un frère
en l’occurrence) – un deuil qui teinte d’une couleur sombre et quelque peu suicidaire
ses actions d’éclat. On peut ainsi comparer les gestes aussi héroïques que désespérés

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27

qui font la renommée italienne du personnage staëlien et cette anecdote de la visite de


Denneval au Vésuve (qui, hors de cet incident, est entièrement empruntée à Dupaty) :
Denneval, dont l’âme s’exhalait à la vue de ces tableaux imposants de la nature,
encourageait ses compagnons de voyage et leur redonnait de l’assurance par sa
fermeté. Il leur proposa de descendre dans le gouffre d’où sortait une fumée épaisse
[…] ; tous refusèrent : alors il pénétra seul dans l’ouverture […].
Pendant un mois, on ne parla, dans Naples, que de la hardiesse du jeune Français ;
on le rechercha davantage ; le roi voulut le voir, et le présenta à toute sa cour. 12
11 Au deuil s’ajoute le serment fait au défunt – serment qui, dans les deux romans, se
trouve au cœur de l’intrigue et détermine son déroulement. Pour Oswald, c’est
l’engagement général pris sur la tombe du père : « j’y jurai, comme si le temps de
réparer existait encore pour moi, que jamais je ne me marierais sans le consentement
de mon père »13. Le héros de Mme de Staël n’apprendra que plus tard, par la lecture
posthume d’une lettre de son père à celui de Corinne, qu’épouser celle-ci serait
justement contrer le dictat paternel : « Si mon fils épousait miss Edgermond […] il irait
donc vivre en Italie, et cette expatriation, si je vivais encore, me ferait mourir de
douleur »14. « Son père lui avait défendu d’épouser cette Italienne, souligne-t-on encore ; ce
serait outrager sa mémoire que de braver sa volonté »15. Le héros de Dognon, quant à lui,
partait en Italie peu après le décès de son frère, assassiné de la main d’une Italienne
qu’il avait séduite et abandonnée. Sur son lit de mort, ce dernier laissait au héros un
« dernier avis » sans équivoque : « Crains, disait-il en mourant, crains d’être aimé par
une Italienne »16. Denneval doit « redouter toujours une Italienne, et ce qu’on appelle
son amour »17. Il commence à résister à ses sentiments et à lutter contre la passion
d’Orette dès sa rencontre avec la séduisante Italienne : « il fit encore le serment de ne
pas l’aimer ; il mit dans cette dénégation d’amour une sorte de ténacité qu’il
s’enorgueillissait de conserver toujours »18. À son ami italien Lorenzo, lui-même
amoureux d’Orette, et qui s’étonne de le voir rejeter l’incomparable jeune femme, il
explique : « j’ai résolu de ne pas aimer ; je sais, quand je prends une résolution, la tenir
fermement »19.
12 Si Oswald pouvait longtemps ignorer (et jusqu’à son retour en Angleterre) la nature
précise et contraignante de l’interdit auquel il s’était soumis et ne le découvre de fait
que lorsqu’il est déjà profondément engagé à Corinne, il n’en est pas moins obsédé, dès
son arrivée en Italie, par la mémoire d’un autre amour tyrannique et mortifère : celui
de sa première maîtresse, la perfide française Mme d’Arbigny, qui, l’appelant en France
et retardant son retour, a été en quelque sorte la cause de la mort de lord Nelvil père.
C’est donc pétri de ce sentiment de culpabilité qu’Oswald, comme Denneval, refuse
d’abord les avances de l’Italienne. L’échange (au premier chapitre du livre III) entre
Oswald et le comte d’Erfeuil qui s’étonne de la réserve de son ami est parfaitement
semblable aux échanges que l’on trouve entre Denneval et son entourage. Tandis que
Denneval explique ses réticences par une peur vitale : « je périrais comme mon frère
[…]. Le malheureux, assassiné par […] celle qui l’aimait ! » 20, Oswald est rempli de
« terreur » à la perspective d’une rencontre avec Corinne : « il laissa passer tout un jour
sans aller chez elle, éprouvant une sorte de terreur du sentiment qui l’entraînait » 21 ;
« Oswald était un homme séduit, entraîné, mais conservant au-dedans de lui-même un
opposant qui combattait ce qu’il éprouvait »22.
13 Le poids du serment qui pèse sur les deux personnages provoque les mêmes réactions
pathologiques. On connaît les fragilités d’Oswald, sa raison toujours « prête à se
troubler »23. Observons celles de Denneval, hanté par une seule et même idée depuis sa

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28

première rencontre avec Orette au bal de l’ambassadeur. Il y a d’abord le traumatisme


initial, le cauchemar où il se voit en victime de cette « jeune veuve de vingt-deux ans,
grande, brillante de tous les attraits de la beauté » :
[…] furieuse de voir ses désirs rejetés, ses offres dédaignées, elle avait saisi un
poignard qu’elle cachait sous sa robe, elle m’en avait percé le cœur, s’en était
frappée après, et, mourant, était tombée sur mon sein.24
14 Et les choses tournent très vite à l’obsession : « cet avis de mon frère mourant,
assassiné par une Italienne, et ce rêve toujours présent à ma mémoire […] m’obsèdent »
25
. Une fois rentré en France, le désordre psychique provoqué par le « retour continuel
des mêmes idées »26 se développe en maladie physique. Le patient interpelle ainsi son
médecin : « Docteur… j’ai fait un rêve affreux… Il me poursuit depuis l’Italie… Vingt fois
il a troublé mon esprit depuis ce fatal voyage… cette nuit encore… » 27, et s’exclame à la
vue de son « infirmière », qui n’est autre que l’Italienne elle-même, qui a quitté son
pays pour le retrouver : « Non, je n’y puis consentir… Te prendre pour épouse…
Jamais… je brave ton poignard… frappe, j’aime mieux mourir, cruelle, frappe… – Voilà
les mots que l’infortuné prononça […] dans une agitation extrême » 28.
15 Pourquoi tant de haine ? Comme ce sera le cas chez Oswald, les arguments de Denneval
mettent en avant des préjugés culturels. « C’est la plus séduisante des femmes, mais
c’est une Italienne », s’inquiète d’emblée l’amant staëlien29, tandis que Denneval, sous le
charme d’Orette, s’écriait « d’une voix étouffée et déchirée par les sanglots : – Que
n’est-elle française ! »30. Dans les deux cas, il s’agit bien d’une « prévention » (« Je
n’aimerai pas une Italienne, je l’ai résolu, ma prévention sera la plus forte », affirme
Denneval31). Dans les deux cas, le héros la dit d’abord fondée sur l’« observation ». On
connaît les multiples considérations d’Oswald sur l’amour en Italie. Elles sont aussi
légion dans L’Italienne, comme dans cette adresse de Denneval à son valet :
N’as-tu pas observé, lui dit-il, comme moi, combien l’amour est peu de chose pour
les Italiennes ; un caprice, un amusement, fort peu de temps au besoin, car elles
l’usent très promptement. Les mœurs n’opposent jamais d’obstacles qui le
fortifient, nuls préjugés qui lui donnent du prix, nulle gêne qui l’entretienne, et qui
en fasse un bonheur, une vertu. On peut être aimé d’une femme, mais son amour
n’est que passager et trompeur ; en l’épousant [Orette], je me prépare peut-être
quelques jours de bonheur suivis de regrets éternels ; j’aime mieux la fuir ; elle
m’aura bientôt oublié.32
16 Et dans les deux cas, l’inconstance féminine fantasmée produit la même infidélité
masculine. Oswald et Denneval fuient leurs maîtresses italiennes, rentrent dans leurs
patries respectives pour y tomber dans les bras de femmes qui sont loin d’en partager
les qualités exceptionnelles – et ne manquent pas d’accuser encore leurs « Italiennes ».
L’homme qui cherche à tout prix à oublier se plaint de l’oubli dont il croit être la
victime. Très tôt, Denneval s’inquiète de l’effet de ses propres esquives : « Depuis huit
jours je n’ai reçu aucune de ses nouvelles : […] elle m’oublie » 33 et, de France où il tente
de se consoler dans les bras d’une autre, il se lamente dans une lettre à son ami italien
Lorenzo : « elle doit m’avoir oublié »34. Nous savons qu’Oswald, parti en Angleterre et
s’apprêtant à épouser Lucile, fera preuve de la même mauvaise foi. L’amant parjure,
mécontent de ne pas avoir des nouvelles de la femme qu’il a abandonnée, provoque
ainsi chez son interlocuteur, M. Edgermond, un discours qui le conforte dans ses
propres préjugés :
[…] comme il réfléchissait avec peine sur ce silence, il rencontra M. Edgermond qu’il
avait vu à Rome, et qui lui demanda des nouvelles de Corinne. – Je n’en sais point,
répondit lord Nelvil avec humeur. – Oh ! je le crois bien, reprit M. Edgermond ; ces

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29

Italiennes oublient toujours les étrangers dès qu’elles ne les voient plus. Il y a mille
exemples de cela, et il ne faut pas s’en affliger ; elles seraient trop aimables si elles
avaient de la constance unie à tant d’imagination.35
17 Dans les deux romans, l’interprétation erronée des sentiments dévoués de l’Italienne
est au cœur du drame : quand l’amour la rend littéralement malade et l’empêche
d’écrire, quand elle ne donne plus de nouvelles car elle est partie à la recherche de celui
qu’elle aime et qui la rejette, l’indigne amant continue toujours à écouter ses
« préventions ».

Profil de l’Italienne : d’Orette à Corinne


18 Le parallèle entre les deux voyageurs, le Français et l’Anglais, est flagrant, et les seules
véritables différences tiennent justement à leur propre identité nationale : Denneval,
que nous avons déjà entendu regretter qu’Orette ne soit pas française, trouve refuge,
dès son retour au pays, dans les bras d’une comédienne dévergondée et intéressée,
tandis qu’Oswald, dans les mêmes dispositions, va épouser la chaste, timide, et quelque
peu insipide Lucile, « la femme vraiment anglaise », pour reprendre l’expression de
lord Nelvil père36.
19 Il ne peut évidemment en être ainsi de l’héroïne féminine. Si les improvisatrices
couronnées au Capitole ne courent pas les rues, même en Italie, et que le génie de
Corinne est bien là pour la rendre littéralement incomparable, il reste que sa devancière
présentait déjà quelques traits d’exception que l’on retrouvera dans les performances
de Corinne :
La raison, les connaissances d’Orette devançaient son âge. À douze ans […] elle
chantait comme on chante en Italie ; mais elle joignait à cette brillante exécution,
une expression tendre, sentimentale, qu’on trouve rarement dans cette belle
contrée, et qui ferait de ses musiciens les premiers chanteurs du monde, s’ils la
pouvaient connaître.37
20 Dognon, qui permet à son héros de rencontrer à Rome l’improvisatrice Corilla et de
l’admirer, ne peut en effet pas ignorer la critique exprimée dans la même occasion par
son maître Dupaty, accusant les sonnets de cette dernière de présenter « trop peu
d’idées, de sentiments et d’images »38 et les Italiens en général de ne demander à leur
langue « ni pensées, ni sentiments »39. Sans être une artiste professionnelle, la belle
Orette aux « cheveux d’ébène » présente donc, avant Corinne, cette rare qualité du
« sentiment » ajoutée à l’art italien. Ses conceptions morales sont elles aussi
exceptionnelles. Jeune et riche orpheline, Orette avait épousé son tuteur par
reconnaissance, et leur union, d’où « une estime réciproque, une confiance extrême
bannissait jusqu’à l’idée du soupçon », approchait de l’idéal (anglais) du
compagnonnage matrimonial. Quand, une fois veuve, elle rencontre Denneval, Orette
est, comme Corinne, une femme expérimentée et indépendante. Comme Corinne, elle
découvre brutalement l’amour passion : « le cœur d’Orette vient de s’ouvrir à un
sentiment dont elle ne connaissait pas la puissance, dont elle croyait pouvoir braver la
force, et qui va désormais remplir toute sa vie »40. Comme Corinne, qui « avait tort,
pour son bonheur, de s’attacher à un homme qui devait contrarier son existence
naturelle »41, elle vient de choisir l’homme susceptible par excellence de faire son
malheur :
Arrête, femme déplorable ! pleure, infortunée, pleure sur ton sort ! pleure sur ce
jour où tu le vis pour la première fois ! son cœur, armé d’un triple airain, ne peut

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30

être touché. Une fatale prévention, contraire à tes vœux les plus doux, le préserve
de toutes les séductions de la beauté : tant de charmes, ton amour extrême ne
pourront le séduire.42
21 Comme Corinne qui, « offensée des préjugés haineux qu’Oswald exprimait contre sa
nation »43, tente de convertir son amant, Orette, voyant « son amour méprisé par une
injuste prévention », tente de « faire abjurer [à Denneval] cette idée qu’il nourrit contre
les Italiennes »44 : « Qu’il m’écoute, je saurai bien désarmer une injuste prévention, et
trouver le bonheur en le lui donnant »45. Comme Corinne, enfin, forte de sa bonne
conscience, Orette n’hésite pas à s’affranchir de l’opinion. Quand, invoquant les
convenances, son ami et admirateur Lorenzo lui déconseille de faire le voyage de Paris
à la poursuite de Denneval (« Que dira-t-on en voyant une femme dans la fleur de son
âge et de sa beauté, courir après un jeune homme qui la repousse, qui la fuit ? »), la
téméraire Italienne s’exclame : « que m’importe ce que dira le monde ! » 46. Et l’auteur
de défier, dès sa préface, « les moralistes sévères [qui] vont peut-être se scandaliser en
voyant […] une femme courir sur les traces d’un homme qu’elle adore ».

L’inoculation de l’amour
22 Comparons enfin le traitement que réservent les deux textes à une scène topique du
roman contemporain : les soins rendus par la femme amoureuse à son amant malade 47.
En l’occurrence, ceux prodigués par nos deux Italiennes, dont le dévouement vient
infirmer les fameuses « préventions » du héros masculin.
23 Nous l’avons vu, la maladie de Denneval et celle d’Oswald ont la même cause : la crainte
de faillir à la mémoire du parent défunt en succombant aux charmes de l’Italienne.
Dans le cas d’Oswald, c’est la représentation de Roméo et Juliette qui réveille sa
« superstition secrète » et la peur de trahir les dernières volontés de son père en
épousant une Italienne (« Ah ! qui sait, s’écria-t-il, qui sait s’il ne craindrait pas […] que
son fils oubliât sa patrie et ses devoirs envers elle » 48). L’angoisse de manquer au devoir
va alors jusqu’à provoquer un accident physique :
Son agitation, sa peine devint si forte, qu’elle lui rendit un accident dont il se
croyait guéri ; le vaisseau cicatrisé dans sa poitrine se rouvrit. […] il souhaitait en
secret que la fin de sa vie terminât ses chagrins.49
24 C’est déjà le cas de Denneval qui, rentré à Paris, et tentant par la dissipation d’oublier
Orette, tombe gravement malade. Comme Oswald, qui prend ce qu’il craint « pour un
présage » et ce qu’il souffre « pour un avertissement du ciel » 50, Denneval, dans le délire
de sa fièvre, retrouve son cauchemar obsédant. « Docteur, dites-moi si l’on doit croire
aux rêves : ne sont-ce pas des inspirations célestes, des avertissements ?... » demande-t-
il sans cesse au médecin qui le soigne51.
25 Mais plus encore que l’origine du mal, c’est la ressemblance dans la nature particulière
des soins qui est frappante. L’Italienne, où l’épisode de la maladie occupe une place
centrale, nous fournit les détails d’une thérapie artistique qui sera celle exercée par
Corinne non seulement quand, au chevet d’Oswald, elle « trouvait l’art de varier les
heures par la lecture [et] par la musique »52, mais tout au long de sa relation avec son
amant anglais, atteint de mélancolie chronique. Dans les lettres-journal où Orette
enregistre l’évolution de la maladie de Denneval, nous découvrons ainsi le rôle majeur
de ses talents de musicienne :

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31

Un matin, ne sachant plus qu’imaginer, je lui proposai de pincer un morceau de


harpe. – Ah, oui, me dit-il, je me souviens qu’à Milan on me vantait votre talent sur
un instrument si difficile, vous savez lui donner une expression, une âme… On dirait
que vous lui prêtez la vôtre…53
26 Talents de plus en plus sollicités par le patient :
Chantez, en vous accompagnant, quelques romances ; vous leur donnerez sans
doute une expression nouvelle en les colorant, pour ainsi dire, de votre mélancolie.
– Je ne puis vous rien refuser… Je pris ma harpe, et après un prélude assez expressif,
je chantais les Malheurs de Laure et Pétrarque, et le Serment d’amour. J’observais en
jouant, sa figure ; ses yeux s’animaient et restaient fixés sur mes doigts ; sa bouche,
entr’ouverte, semblait aspirer mes paroles, son immobilité avait quelque chose de
touchant.54
27 Talents que l’on retrouve dans les fameux recours de Corinne à sa harpe :
[…] elle posa ses doigts sur la harpe qui était placée à côté d’elle, et fit quelques
accords sans suite et sans dessein. Ces sons harmonieux, en accroissant l’émotion
d’Oswald, semblaient lui inspirer un peu plus de hardiesse. 55
[…] le tombeau de son père et les montagnes d’Écosse se retracèrent à sa pensée, et
ses yeux se remplirent de larmes. Corinne prit sa harpe, et devant ce tableau elle se
mit à chanter les romances écossaises dont les simples notes semblent accompagner
le bruit du vent qui gémit dans les vallées. […] Oswald ne résista point à l’émotion
qui l’oppressait.56
28 Quant à Corinne comédienne, jouant pour Oswald Roméo et Juliette, elle aussi a pour
devancière Orette qui récite des vers de Racine et de Voltaire à la demande de son
amant malade, et qui lui fait verser des larmes en jouant Iphigénie : « Je pris au hasard,
j’ouvris Iphigénie. Je le vis verser des larmes à la scène entre Achille et la fille
d’Agamemnon »57.
29 Certes, les joueuses de harpe sont légion dans le roman sentimentalo-ossianique du
tournant du siècle, certes, la communion amoureuse par la lecture ou la performance
artistique est alors un véritable topos, mais, ici encore, une même combinaison de lieux
communs suggère l’hypothèse d’une dérivation spécifique. Les matériaux du très long
épisode de la maladie dans L’Italienne essaiment en effet un peu partout dans Corinne.
On retiendra ainsi l’exemple de l’incident de parcours éprouvé par Orette lors de ses
performances artistiques :
Je pensais triompher de lui, je jouissais même intérieurement de mon succès… Ma
précipitation pensa me perdre. Je chantais les Plaisirs d’amour ; Denneval se
retourna, je vis son humeur et cessai sur le champ.58
30 On conçoit que l’inquiet Denneval ne pouvait apprécier les paroles de la célèbre
chanson :
Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
Chagrin d’amour dure toute la vie.
J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie.
Elle me quitte et prend un autre amant.
31 On comprend qu’Orette, qui n’a pas encore gagné la bataille, songe au chagrin d’amour
qui dure toute la vie, et que Denneval n’entende que l’amour qui ne dure qu’un moment
et craigne que l’Italienne ne ressemble finalement à l’ingrate Sylvie. Orette finira par
corriger son erreur de répertoire en passant une nuit sans sommeil à lire La Nouvelle
Héloïse. Heureuse occupation où elle sera surprise par son amant, et grâce à laquelle elle
sera enfin rachetée.

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32

32 Ce sont les mêmes soupçons continuels provoqués par le fantasme de l’Italienne volage
que nous retrouvons dans Corinne, la même tendance du héros à interpréter les paroles
de sa maîtresse à l’aune de ses préventions. Quand Corinne, inquiète de l’effet qu’aura
la divulgation de sa véritable identité sur les sentiments d’Oswald, sollicite son amant à
profiter de l’instant présent (« jouissons encore quelque temps de cette paix du cœur
qui nous est accordée »59), ce dernier la soupçonne de chercher à éloigner
« attentivement tout ce qui pouvait amener une union indissoluble ». Elle dissipera
cette nouvelle inquiétude en conduisant Oswald vers un tableau d’Ossian et en lui
chantant devant ce tableau une romance écossaise. Les effets de la sensibilité
rousseauiste d’Orette et ceux de la sensibilité ossianique de Corinne sont pratiquement
les mêmes. Denneval ne considère plus comme sacrilège l’idée d’épouser une Italienne
qui lit Rousseau et s’exclame aussitôt :
C’est à vous que je vais devoir le jour… Que ferai-je jamais qui puisse m’acquitter
envers vous ?... – Denneval, le don de votre main lui dis-je en tremblant : il a
frissonné. – Orette […], laissez-moi m’habituer à cette idée ! que je puisse me
familiariser avec elle ; je vous demande un mois.60
33 Oswald s’émeut devant la sensibilité gallique de Corinne et esquisse une proposition :
« Serais-tu la digne compagne de ma vie […] ? »61 demande-t-il à l’Italienne qui vient de
se montrer digne de le suivre dans son Écosse natale.

Préventions culturelles et modèles littéraires


34 Mais les références livresques sont à double tranchant. Cherchant in extremis à se
justifier de ses « injustices », de ses « rigueurs », de sa « fuite », enfin de « toute [sa]
conduite » à l’égard de l’Italienne amoureuse, Denneval évoque « [sa] prévention, née
de [ses] lectures des ouvrages sur l’Italie »62. De quels ouvrages est-il question ? Les
Lettres sur l’Italie de Dupaty viennent évidemment à l’esprit. Et, sans surprise, l’on y
retrouve en effet, à quelques mots près, les termes mêmes de Denneval dans son propos
général sur les Italiennes cité plus haut. Dans sa lettre LXIII, « À Rome », Dupaty décrit
ainsi l’amour à l’italienne :
Qu’est-ce que l’amour chez les Romaines ? Ce qu’il peut être dans un climat et dans
des mœurs où il ne rencontre, presque jamais, d’obstacles, qui le fortifient ; de
préjugés, qui lui donnent du prix ; d’idées morales, qui l’embellissent ; de gênes, qui
l’entretiennent ; de circonstances, enfin, qui en fassent, comme très souvent dans
nos mœurs, un bonheur, un triomphe et une vertu.
L’amour est, chez les Romaines, un amusement, ou une affaire, ou un caprice, et
fort peu de temps un besoin ; car elles l’usent très promptement. 63
35 Mais Denneval poursuit son explication et précise que la prévention née de la lecture
des ouvrages sur l’Italie, a été « accrue par un souvenir cruel ». Les « lectures » et le
« souvenir » sont-ils parfaitement distincts ? L’aventure sanglante du frère, poursuivi
et poignardé à mort par la maîtresse italienne qu’il venait d’abandonner, est-elle ainsi
seule à l’origine du rêve récurrent du héros, s’imaginant frappé de la main d’Orette, qui
se donne aussitôt la mort et expire sur son sein ? Nous ferons l’hypothèse que la lecture
des livres sur l’Italie n’est pas seulement à l’origine des préventions générales du
personnage mais aussi de ses fantasmes particuliers. On notera en effet que l’ensemble
du propos justificatif de Denneval suit immédiatement la scène de lecture de La Nouvelle
Héloïse par Orette. La posture de la garde-malade défiant la contagion, qui fait de
l’Italienne l’équivalent féminin de Saint-Preux dans l’épisode de « l’inoculation de

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33

l’amour », vient certes marquer la transformation positive du rêve par lequel le héros
était jusque-là obsédé, mais nous rappelle aussi au passage la dimension italienne du
roman de Rousseau. Le « souvenir cruel » de Denneval serait peut-être lui aussi un
souvenir livresque : il renverrait non seulement à l’expérience « réelle » du frère, mais
à celle, littéraire, de milord Édouard. L’on songe évidemment à la marquise napolitaine
qui « conçut pour lui une passion violente qui la dévora le reste de sa vie » 64, à sa
« jalousie infernale qui la fit cent fois attenter à la vie » du pacifique Anglais, enfin au
propos général du narrateur : « Ainsi commencèrent ces doubles liaisons, qui, dans un
pays comme l’Italie, exposèrent Édouard à mille périls de toute espèce » 65.
36 Et au-delà des « Amours de milord Édouard », c’est à leur modèle que l’on doit ici
songer : aux amours de sir Charles Grandison, héros éponyme du dernier roman de
Samuel Richardson, et dont les liaisons sentimentales contractées en Italie à l’occasion
de son Grand Tour sont au cœur de l’intrigue66. Nul doute que Denneval craigne trouver
en Orette le double d’Olivia, l’aristocrate florentine passionnée, violente et jalouse,
« vindicative jusqu’au crime », qui poursuit Grandison jusqu’en Angleterre de ses
assiduités comme de ses menaces :
[…] une dame de Florence, nommée Olivia. Elle a à la vérité de grandes qualités, elle
est d’une grande naissance, généreuse, d’une figure aimable, en possession d’un très
grand bien, dont elle peut entièrement disposer, n’ayant ni père, ni mère, ni frère,
ni d’autres proches parents. Je la vis pour la première fois à l’opéra […]. Il ne
pouvait y avoir d’objection contre sa figure ; personne ne contestait sa vertu ; mais
elle était d’un caractère violent et impétueux. […] Je fus obligé, à cause de cela, de
quitter Florence pour quelque temps, ayant appris que la vengeance avait pris la
place d’une passion plus douce, et que ma vie était en danger. 67
37 Mme de Staël avait-elle besoin de Dognon pour lui rappeler Dupaty, Rousseau ou encore
Richardson ? Certainement pas. Reste que les références partagées entre L’Italienne et
Corinne sont instructives. Le renvoi explicite que fait Denneval aux « ouvrages sur
l’Italie » qui sont à l’origine de sa prévention nous permet d’identifier le rôle de Dupaty
dans « l’opinion qu’[Oswald] avait témoignée sur les Italiennes » et dont Corinne était
« douloureusement affligée ». On comparera ainsi le discours d’Oswald sur l’absence de
roman en Italie aux réflexions de Dupaty reprises par Dognon et que nous avons citées
plus haut :
Aucun sentiment profond ni délicat ne se mêle […] à cette mobilité sans pudeur.
Aussi dans cette nation où l’on ne pense qu’à l’amour, il n’y a pas un seul roman,
parce que l’amour y est si rapide, si public, qu’il ne se prête à aucun genre de
développement.68
38 On observera encore leurs considérations respectives sur la manière italienne de
« parler d’amour » :
Un des mystères de l’amour devrait être de parler d’amour ; l’amour est, ici, un lieu
commun de conversation ajouté à ceux de la pluie et du beau temps, de l’arrivée
d’un étranger, de la promotion du matin, et de la procession du soir […]
Une mère dit tout naturellement, ma fille ne mange point, ne dort point, elle a
l’amour ; comme si elle disait, elle a la fièvre.69
En arrivant ici, j’avais une lettre de recommandation pour une princesse ; je la
donnai à mon domestique de place pour la porter ; il me dit : Monsieur, dans ce
moment cette lettre ne vous servirait à rien, car la princesse ne voit personne, elle est
INNAMORATA ; et cet état d’être INNAMORATA se proclamait comme toute autre
situation de la vie, et cette publicité n’est point excusée par une passion
extraordinaire ; plusieurs attachements se succèdent ainsi, et sont également
connus.70

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34

39 Quant à la référence à l’Histoire de sir Charles Grandison, omniprésente dans le roman de


l’époque, Mme de Staël la partage avec Dognon, comme avec Rousseau, et la met au
cœur même de son roman. Elle apparaît dans la doxa évoquée par l’héroïne féminine :
Écoutez, dit-elle à lord Nelvil, quand vous serez à Londres, ils vous diront, les
hommes légers de cette ville, que les promesses d’amour ne lient pas d’honneur ;
que tous les Anglais du monde ont aimé des Italiennes dans leurs voyages, et les ont
oubliées au retour.71
40 L’allusion ici n’est pas à Olivia, personnage secondaire de Grandison, mais à Clémentine :
le grand amour italien du héros anglais, une jeune fille dont il se fait aimer
littéralement à la folie et envers laquelle il s’engage solennellement – avant de rentrer
dans son pays et de s’y choisir une épouse anglaise plus raisonnable. Une fois marié, il
confiera à cette épouse ses sentiments pour l’Italienne dans des termes qui nous sont
désormais familiers :
Je n’ai jamais vu […] une femme que j’eusse pu aimer autant qu’elle, si je n’avais pas
retenu mon cœur dès les commencements […] par la résolution que j’avais formée,
comme une précaution contre moi-même, quand je commençai mes voyages, de ne
penser jamais à épouser une étrangère.72
41 Mais c’est là une autre histoire73.

NOTES
1. « […] on peut, sans exagération aucune, fixer à UN PAR JOUR, le nombre des productions de ce
genre », Décade philosophique, 20 Brumaire, an IX (compte rendu de Saint Léon de W. Godwin).
2. « L’Italienne, ou Amour et Persévérance ; par F. D. », Décade philosophique, 30 Floréal, an XI.
3. L’Italienne, ou Amour et Persévérance, Paris, Mme Masson, An XI-1803, préface non paginée.
Désormais L’Italienne.
4. Ibidem.
5. Pour situer la particularité du modèle offert à Mme de Staël par Dognon, on peut ainsi se
référer à Dupaty et l’Italie des voyageurs sensibles, J. Herman, K. Peeters et P. Pelckmans (dir.),
Amsterdam-New-York, Rodopi, 2012.
6. Ch. Dupaty, Lettres sur l’Italie, en 1785, Rome et se trouve à Paris chez De Senne et Comte
d’Artois, 1788, lettre XCV, « À Naples », t. I, p. 176.
7. L’Italienne, p. 49. Nous soulignons.
8. Corinne ou l’Italie, éd. S. Balayé, Gallimard, « Folio », 1985, p. 344. Désormais Corinne. Sur Mme de
Staël lectrice de Dupaty, voir M. Gille, « Un antécédent littéraire de Corinne : les Lettres sur l’Italie
de Dupaty », dans les actes du colloque Il Gruppo di Coppet et l’Italia (Pescia, 24-27 septembre 1986),
M. Matucci (dir.), Pisa, Pacini Editore, 1988, p. 163-185.
9. Ibidem.
10. Ibid., p. 345.
11. L’Italienne, p. 13.
12. Ibid., p. 54-55.
13. Corinne, p. 332-333.
14. Ibid., p. 467.
15. Ibid., p. 496.

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35

16. L’Italienne, p. 9.
17. Ibid., p. 208.
18. Ibid., p. 12.
19. Ibid., p. 114.
20. Ibid., p. 10.
21. Corinne, p. 77.
22. Ibid., p. 155.
23. Ibid., p. 44.
24. L’Italienne, p. 5-6.
25. Ibid., p. 16.
26. Ibid., p. 124.
27. Ibid., p. 156-157.
28. Ibid., p. 174.
29. Corinne, p. 99.
30. L’Italienne, p. 191.
31. Ibid., p. 119.
32. Ibid., p. 132.
33. Ibid., p. 125.
34. Ibid., p. 136.
35. Corinne, p. 478.
36. Ibid., p. 468.
37. L’Italienne, p. 95.
38. Lettres sur l’Italie, p. 141.
39. Ibid., p. 142.
40. L’Italienne, p. 108.
41. Corinne, p. 431.
42. L’Italienne, p. 109-110.
43. Corinne, p. 158.
44. L’Italienne, p. 143.
45. Ibid., p. 164.
46. Ibid., p. 138.
47. Voir, par exemple, Mme Cottin, Malvina, Paris, Maradan, 1800, t. III, p. 98-146.
48. Corinne, p. 201.
49. Ibid., p. 205.
50. Ibid., p. 202.
51. L’Italienne, p. 157.
52. Corinne, p. 212.
53. L’Italienne, p. 188.
54. Ibid., p. 191-192.
55. Corinne, p. 81.
56. Ibid., p. 238.
57. L’Italienne, p. 190.
58. Ibid., p. 192.
59. Corinne, p. 231.
60. L’Italienne, p. 194.
61. Corinne, p. 238.
62. Ibid., p. 193.
63. Lettres sur l’Italie, p. 296.
64. J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. H. Coulet, Paris, Gallimard, « Folio », 1993, vol. I,
p. 416.

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65. Ibid., p. 425. Nous soulignons.


66. Voir l’analyse des « Amours de milord Édouard Bomston » dans Sh. Charles, « Rappeler,
varier, combiner : la mémoire romanesque de La Nouvelle Héloïse », dans Poétique, 173, 2013,
p. 63-86.
67. S. Richardson, Histoire de sir Charles Grandison, trad. Monod, Élie Luzac fils, Göttingen et Leyde,
1755, t. III, p. 231-232.
68. Corinne, p. 153. Le même propos se retrouvait déjà dans De la littérature : « Ils n’ont point de
romans […], parce que l’amour qu’ils conçoivent, n’étant pas une passion de l’âme, ne peut être
susceptible de longs développements. Leurs mœurs sont trop licencieuses pour pouvoir graduer
aucun intérêt de ce genre » (Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses relations avec les
institutions sociales, éd. G. Gengembre et J. Goldzink, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 200).
69. Lettres sur l’Italie, p. 296-297.
70. Corinne, p. 153.
71. Ibid., p. 441.
72. Histoire de sir Charles Grandison, t. III, p. 343.
73. Voir Sh. Charles, « Au miroir de l’intertexte. Une lecture de Corinne ou l’Angleterre »,
Eighteenth-Century Fiction, 31, 3, 2019, p. 481-508.

RÉSUMÉS
Peut-on lire Corinne ou l’Italie comme une amplification de L’Italienne, ou Amour et Persévérance ?
Paru en 1804, le roman de Jean-François Dognon mêlait déjà un tour d’Italie inspiré de Dupaty à
une histoire d’amour où les caractères nationaux jouaient un rôle essentiel. L’article met à
l’épreuve l’hypothèse d’un palimpseste en analysant un réseau ramifié de correspondances :
l’alternance entre discours narratif et discours savant, la caractérisation individuelle et culturelle
des personnages, la présence de péripéties communes. Il met aussi en évidence l’intertexte
fictionnel partagé de Corinne et de L’Italienne : Grandison, le roman anglo-italien de Samuel
Richardson et l’épisode italien de La Nouvelle Héloïse.

Can Staël’s Corinne or Italy be read as an amplification of L’Italienne ou Amour et Persévérance?


Published in 1804, Jean-François Dognon’s novel had already linked an Italian tour inspired by
Dupaty with a love story in which national characters were playing an essential role. The article
tests a palimpsest hypothesis by analysing a network of multiple correspondences: the
alternation between narrative and scholarly discourse, the mixture of individual and cultural
characterization, the presence of common adventures. It also highlights the shared fictional
intertext of Corinne and L’Italienne: Grandison, Samuel Richardson’s Anglo-Italian novel and the
Italian episode of La Nouvelle Héloïse.

INDEX
Mots-clés : Staël (Madame de), roman sentimental, tour d’Italie, lieux communs, intertextualité,
Dognon (Jean-François)
Keywords : Staël (Madame de), sentimental novel, tour of Italy, commonplaces, intertextuality,
Dognon (Jean-François)

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Stendhal et les campagnes


napoléoniennes
Stendhal and Napoléon’s campaigns

Cécile Meynard

1 Henri Beyle, futur Stendhal, est un témoin et acteur privilégié des campagnes militaires
de Napoléon en Europe de 1800 à 1814. Il en rend compte dans ses journaux et dans sa
correspondance personnelle. Ces documents, mi-intimes mi-publics, donnent ainsi,
dans toute la complexité de leur propos et de leur destination, une vision tantôt
croisée, tantôt complémentaire, de cette expérience des conflits majeurs du début du
siècle en Europe. Il va ensuite littérariser cette expérience vécue, en particulier dans
ses biographies de Napoléon et dans son œuvre romanesque. Il s’agit donc ici de
confronter le récit en direct à la façon d’un reporter avant l’heure 1 à cette restitution
littéraire ultérieure qui n’a rien de simple et évolue dans le temps et selon les genres
choisis.

2 Stendhal a fait toutes les campagnes militaires à partir de 1800, sauf deux : la campagne
d’Autriche en 1805 (il est alors à Marseille et semble se désintéresser complètement de
la vie politique et militaire contemporaine, au point que l’on ne trouve même aucune
référence dans ses journaux et lettres de l’époque à la victoire d’Austerlitz le 2
décembre), et la guerre d’Espagne de 1808-1809 (pour la bonne raison qu’il est alors
commissaire des guerres à Brunswick). En revanche, son expérience des campagnes
militaires est très particulière. Dans deux cas, il arrive durant les périodes d’occupation
ou de pacification qui suivent les batailles de conquête : pour la deuxième campagne
d’Italie (1800-1801), il est sous-lieutenant mais la République cisalpine ayant déjà été
rétablie, son régiment se déplace de garnison en garnison sans avoir à livrer le moindre
combat2 ; de même en 1806-1808, il fait seulement la fin de la campagne en Allemagne
contre la Prusse. Pour les autres campagnes en revanche, il suit de très près l’Empereur
et ses troupes, en tant que membre du corps des commissaires des guerres (campagne

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d’Allemagne, printemps-été 1809), responsable chargé de la Direction générale des


approvisionnements de réserve dans les trois gouvernements de Smolensk, Mohilev et
Vitebsk (campagne de Russie, automne-hiver 1812), intendant (Sagan, 1813) et enfin
chargé de participer à l’organisation de la défense du Dauphiné (campagne de France,
printemps 1814). À noter qu’à partir de sa réintégration dans l’armée en octobre 1806, il
remplit ces missions avec un zèle qui est reconnu par tous ses supérieurs 3. Pour ces
dernières campagnes, il constate les conséquences immédiates des combats et parfois y
assiste de loin, en tant que spectateur. À cette distance liée à ses fonctions s’ajoute le
fait que Stendhal s’auto-censure par prudence dans ses lettres, mais aussi dans ses
journaux : il évoque en particulier à plusieurs reprises la nécessité de ne point parler de
politique4.
3 Enfin, ses journaux de campagne et ses lettres rendent compte de la banalité et de
l’incohérence d’un parcours chaotique sans aucune vue générale permettant de
comprendre les événements ou la stratégie des chefs, et préfigurent ainsi, bien avant
l’heure, la modernité d’un roman comme La Semaine sainte d’Aragon 5. Ces récits, portant
sur les difficultés de la vie quotidienne, mais aussi sur les relations avec les populations
occupées ou libérées, relatent toutefois cette expérience d’une façon singulière.
4 Stendhal pratique en effet le plus souvent une narration distanciée et froide dans ses
journaux, alors même qu’il se trouve dans des zones dévastées par des batailles
récentes. Lors de la campagne d’Allemagne, il dort ainsi tout habillé à Landshut, le 24
avril 1809, après la victoire française, par crainte que les ennemis ne reprennent la ville
dans la nuit6. Malgré le danger réel, il se contente cependant d’évoquer de façon
lapidaire la situation à l’hôpital et l’aide qu’il est allé apporter jusqu’à minuit : « […]
nous soutînmes des malades qui descendaient de charrette, et enfin moi, qui ne suis pas
indulgent pour moi, je ne trouvai rien à me reprocher. […] Rien de nouveau ; détails
d’un hôpital en désordre. Économe fripon et de mauvaise volonté. Un seul chirurgien
autrichien pour tout, plein de bonne volonté »7. Refusant la description « facile » et
pathétique, il ne cherche pas à mettre en valeur son dévouement ni les risques qu’il
prend à approcher des malades – les maladies, et notamment les fièvres, ont plus tué
que les batailles napoléoniennes elles-mêmes8… Il avait pourtant de quoi broder sur
l’ambiance d’un hôpital de campagne, telle que la peignent les témoignages de l’époque
évoquant le manque dramatique de chirurgiens, la confusion, la saleté, les monceaux de
bras et de jambes coupés, les hurlements, les infections, et notamment la célèbre
« pourriture d’hôpital »9.
5 Stendhal porte sur les campagnes napoléoniennes un regard de reporter de guerre
avant la lettre. Nous n’évoquerons ici que le cas de la campagne de Russie. Nombre de
critiques sont convaincus que Stendhal a beaucoup affabulé sur sa participation à cette
campagne10. Toutefois, la confrontation de son récit avec les témoignages des
survivants permet de prendre conscience à la fois de son exactitude et de sa sobriété. Il
précise par exemple que « [ses] gens, comme ceux de tout le monde étaient ivres et
capables de s’endormir au milieu d’une rue brûlante »11. De fait, à l’instigation du
général russe Rostopchine, pratiquant la politique de la terre brûlée devant l’avancée
française, des feux démarrent à Moscou et ravagent la ville du 14 au 18 septembre
181212. Napoléon reste plus d’un mois dans Moscou brûlé, espérant en vain la réponse
du Tsar à ses propositions de paix, et les troupes françaises, désœuvrées et
désorganisées, s’enivrent et pillent ce qui n’a pas été détruit. Stendhal note encore
qu’une « violente diarrhée faisait craindre à tout le monde le manque de vin 13 », ce qui

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correspond encore une fois à la réalité, la dysenterie et le typhus faisant des ravages
dans les rangs de la Grande Armée.
6 Son journal se fait donc la chambre d’écho des événements, par exemple le 15
septembre 1812 : « Ce Rostopchine sera un scélérat ou un Romain ; il faut voir comment
son affaire prendra »14. C’est exactement dans ces termes que Rostopchine s’exprime
lui-même dans une lettre à sa femme : « Lorsque tu recevras cette lettre, Moscou sera
réduite en cendres ; pardonne-moi d’avoir voulu faire le Romain » 15. Stendhal précise
encore qu’« on a trouvé aujourd’hui un écriteau à un des châteaux de Rostopchine ; il
dit qu’il y a un mobilier de tant (un million je crois), etc. etc. mais qu’il l’incendie pour
ne pas en laisser la jouissance à des brigands. Le fait est que son beau palais d’ici n’est
pas incendié »16. Or Rostopchine a effectivement laissé un écriteau devant sa maison de
campagne à Voronovo : « […] je mets le feu à ma maison, afin qu’elle ne soit pas souillée
par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec
des meubles valant un demi-million de roubles ; ici vous ne trouverez que des cendres »
17
.
7 Stendhal livre ainsi dans ses journaux une chronique sans aucune glorification de la
guerre, vue du côté de l’intendance, et semble parfois faire preuve d’un matérialisme
indifférent et d’un esprit de dérision qui peuvent choquer, mais qui sont liés à ses
fonctions mêmes. Ses trois préoccupations principales sont en effet : que faire manger à
son supérieur, le terrible Pierre Daru ? où le faire dormir ? comment le véhiculer ?
Autant de questions qui prennent une dimension de casse-tête inextricable dans le
désordre de l’avancée ou de la retraite de la Grande Armée. Les craintes qu’il exprime
inévitablement lors des différentes campagnes auxquelles il participe se comprennent
mieux dans un tel contexte, comme en Allemagne en 1809 :
Nous arrivâmes enfin à Pfeffenhausen. J’eus un moment de peur en y arrivant.
J’étais à pied depuis une heure, tout à coup je vis une calèche derrière notre voiture,
je crus que c’était M. D. qui arrivait à son logement avant nous. C’était l’excellent
Joinville. M. D. n’arriva que deux heures après et fut content de son logement. Il
demanda ce que nous avions à souper, je répondis :
« Des pommes de terre et un demi-veau. »
Il rit beaucoup de « demi-veau ». Je crois que c’était de moi me servant d’une
expression impropre, mais qu’aussi il commençait à sentir que c’était exprès. 18
8 Le jeune intendant n’est pas concerné par l’effroi que peut éprouver le soldat à la
bataille, mais la peur qu’il éprouve de faillir à sa mission et de mécontenter le chef n’en
est pas moins forte… Et la fierté de faire rire ce dernier semble faire oublier le reste. Ce
qui peut paraître un traitement cynique de la situation par un humour décalé va plus
loin encore. De fait, il transpose souvent son expérience nécessairement partiale et
lacunaire de la guerre sur le mode comique. Dans ses lettres, en particulier à Félix
Faure et à Mme Daru, il accentue encore plus ce côté humoristique et détaché dans la
description des conditions de vie difficiles19 : sans doute faut-il y voir une forme de mise
en scène pudique où la dérision éviterait tout risque de vantardise et de dramatisation.
9 Il donne aussi par moments l’impression de parcourir les champs de bataille en
touriste, surtout sensible au pittoresque du paysage : « Nous passâmes à côté d’un pont
brûlé, où l’on s’était battu la veille, et où je vis trois kaiserlich morts. Ce sont les
premiers. La route était entourée de bivouacs, elle a des parties on ne peut plus
pittoresques »20. Il s’attarde aussi volontiers sur l’évocation de la beauté du paysage
allemand, ou de l’ovale parfait des visages de femmes : faisant abstraction des
décombres et des bivouacs, il lui arrive même de se croire en Italie 21. Cette indifférence

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morale affichée au profit d’un intense plaisir esthétique – que l’on retrouve en 1812
dans l’incendie de Moscou – est encore plus nette dans son « Journal écrit à Bautzen le
21 mai 1813, pendant qu’on se canonne »22 : « Nous voyons fort bien, de midi à 3 heures,
tout ce qu’on peut voir d’une bataille, c’est-à-dire rien. Le plaisir consiste à ce qu’on est
un peu ému par la certitude qu’on a, que là se passe une chose qu’on sait être terrible »
23.

10 Même quand il peut voir quelque chose des combats, la froideur correspond le plus
souvent à une forme de discipline, du point de vue du contenu autant que de la forme,
que s’impose Stendhal par horreur de l’emphase. L’expérience, quand elle est
bouleversante, est, dès cette époque, de l’ordre de l’indicible, sous peine de ridicule. Il
le dit explicitement :
Un mot ridicule ou seulement exagéré a souvent suffi pour gâter les plus belles
choses pour moi : par exemple à Wagram à côté de la pièce de canon quand les
herbes prenaient feu, ce colonel blagueur de nos amis qui dit : C’est une bataille de
géants ! L’impression de grandeur fut irrémédiablement enlevée pour toute la
journée.24
11 Toutefois la chronique froide et exacte ne dissimule pas toujours l’horreur et le mal au
cœur. Le regard que Stendhal porte sur les guerres napoléoniennes est avant tout un
regard critique, y compris sur les pillages et autres exactions commis par les soldats
français, que l’on devine parfois au détour d’une anecdote25. Il va même adopter un ton
grave pour évoquer dans son journal les dégâts causés par l’incendie d’Ebersberg qu’il a
pu constater le 4 mai 180926 :
[…] au milieu, à quatre cents pas au-dessous du pont, était un cheval droit et
immobile. Effet singulier. Toute la ville d’Ebersberg achevait de brûler, la rue où
nous passâmes était garnie de cadavres, la plupart français, et presque tous brûlés.
Il y en avait de tellement brûlés et noirs qu’à peine reconnaissait-on la forme
humaine du squelette. En plusieurs endroits les cadavres étaient entassés ;
j’examinais leur figure. Sur le pont, un brave Allemand, mort, les yeux ouverts :
courage, fidélité et bonté allemande étaient peints sur sa figure, qui n’exprimait
qu’un peu de mélancolie.
Peu à peu, la rue se resserrait, et enfin, sous la porte et avant, notre voiture fut
obligée de passer sur ces cadavres défigurés par les flammes. Quelques maisons
brûlaient encore. Ce soldat qui sortait d’une maison avec l’air irrité. J’avoue que cet
ensemble me fit mal au cœur.
[…] J’ai appris depuis que c’était réellement une horreur.
Le pont a été attaqué par les tirailleurs du Pô, qui étaient 800 (il n’en reste plus que
200), par la division Claparède, qui était 8000, et qui est réduite à 4000, dit-on.
[…] On se battit dans la ville, les obus y pleuvaient et finirent par y mettre le feu. On
sent bien que personne ne s’occupait de l’éteindre, toute la ville brûla, ainsi que les
malheureux blessés placés dans les maisons.
Voilà comment on explique l’horreur qu’on voit dans la rue en passant. Cette
explication me paraît probable. Car d’où viendraient tant de soldats brûlés ? de
morts ? Mais on n’a tué personne dans les maisons, on n’y a pas transporté les
morts ; donc ces pauvres diables ont été brûlés vivants.
Les connaisseurs disent que le spectacle d’Ebersberg est mille fois plus horrible que
celui de tous les champs de bataille possibles, où l’on ne voit enfin que des hommes
coupés dans tous les sens, et non pas ces cadavres horribles avec le nez brûlé et le
reste de la figure reconnaissable.27
12 La qualité journalistique, mais aussi littéraire, de l’évocation, est frappante : refus de se
laisser emporter par l’émotion et souci de raisonner en discutant la crédibilité de
l’explication donnée pour justifier le nombre de cadavres brûlés ; organisation du récit

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en faisant succéder à la description l’explication, ce qui suscite une horreur encore plus
grande ; place accordée au témoignage personnel et au témoignage rapporté (avec la
plus grande prudence : il multiplie les « dit-on », « je crois », chaque fois qu’il n’est pas
certain de ce qu’il relate, il recourt à l’avis d’autorités, « les connaisseurs », pour
corroborer son avis personnel) ; énumération de chiffres ; alternance de vues générales
et de vues de détail permettant de dramatiser sans faire de pathos, d’opinion
personnelle et de description objective, de faits et d’idées ; contraste entre les
événements horribles évoqués et le style froid, parfois télégraphique mais le plus
souvent d’une rédaction soignée, marquée par le refus absolu de toute emphase, voire
par le recours à une forme d’ironie toute voltairienne permettant de mettre à distance
le choc éprouvé ; sensibilité aiguë à une certaine esthétique de l’horreur (cheval tout
droit dans la rivière, rangées de soldats figés dans la mort, visages au nez brûlé mais au
reste des traits reconnaissables) ; analyse précise des effet du spectacle sur soi et du
sentiment d’étrangeté éprouvé face aux autres28.
13 Ces caractéristiques sont d’autant plus remarquables qu’elles sont développées dans
son journal, dont la destination est avant tout personnelle, et non dans un texte destiné
à la lecture par autrui : Stendhal écrit bel et bien pour lui-même, afin de garder la trace
brûlante de ce moment et de son état d’esprit, et non pas dans la perspective d’écrire
une « belle page » pour des lecteurs partagés entre horreur et fascination 29. Il résume
d’ailleurs cette scène de façon très lapidaire dans une lettre à Félix Faure, en donnant
des indications complémentaires sur son état d’esprit et sur son attitude face à
l’horreur : « J’ai eu réellement envie de vomir en traversant Ebersberg, en voyant les
roues de ma voiture faire jaillir les entrailles des corps des pauvres petits chasseurs à
moitié brûlés. Je me mis à parler pour me distraire de cet horrible spectacle. Il résulte
de là qu’on me croit un cœur de fer »30. Le contraste est frappant entre ces visions
croisées sur le même objet.
14 Toutefois, la mort, la souffrance, le danger, l’inconfort même, cela n’est rien à côté de
l’horreur de devoir côtoyer des hommes sans aucune envergure intellectuelle : « Les
intérieurs d’âme que j’ai vus dans la retraite de Moscou m’ont à jamais dégoûté des
observations que je puis faire sur les êtres grossiers, sur ces manches de sabre qui
composent une armée »31. Stendhal fait ainsi une découverte paradoxale : l’horreur de
la guerre, c’est surtout la désillusion sur la nature humaine, non parce qu’elle se
montre capable de barbarie (tantôt cette barbarie l’amuse, tantôt il la trouve sublime),
mais parce qu’elle se révèle au contraire dans sa médiocrité et sa platitude. Contre
l’ennui et le dégoût, le seul refuge est alors significativement la littérature (lecture des
Facéties de Voltaire devant l’incendie de Moscou32 ; travail sur les projets de Letellier et
d’Histoire de la Peinture en Italie).
15 Ainsi, les journaux de campagne qu’il tient et les lettres qu’il envoie dans ces moments
parfois terribles, en tout cas intenses, lui permettent d’évoquer, mais toujours en
termes mesurés, les événements qu’il a vécus. L’humour, la dérision et l’antiphrase
donnent une tonalité personnelle significative à ce qui semblerait peut-être autrement
un simple procès-verbal. Enfin, Stendhal souligne que ces journaux et ses lettres sont
précieux en ce qu’ils constituent la base de futurs mémoires : bien conscient de vivre
une page d’histoire, il se pressent écrivain-témoin. Une fois retombé l’élan guerrier et
la morosité de la Restauration puis de la Monarchie de Juillet aidant, il en donnera
toutefois dans ses œuvres des transpositions démystificatrices.

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42

**

16 On trouve essentiellement chez lui deux types de transpositions littéraires de cette


expérience des campagnes napoléoniennes : les biographies de Napoléon – Vie de
Napoléon (1818), Mémoires sur Napoléon (1836) –, et les romans. Précisons de suite que ces
transpositions seront dénuées de tout parti-pris rhétorique d’embellissement et
d’idéalisation de ces campagnes33.
17 En ce qui concerne les biographies, nous n’évoquerons ici que la Vie de Napoléon de 1818.
Cette biographie est construite comme un plaidoyer en faveur de Napoléon, sans se
priver de le critiquer pour autant34 : il ne s’agit pas pour Stendhal de livrer un récit
scrupuleusement précis mais plutôt de produire une synthèse raisonnée 35. La
dimension synchronique est privilégiée sur la dimension diachronique. Il suffit de voir
par exemple la construction des chapitres XII à XIV consacrés à la campagne d’Égypte,
qui se fait sur le principe de réponses argumentées à quatre accusations portées contre
Bonaparte (massacre des prisonniers à Jaffa, empoisonnement de ses malades à Saint-
Jean-d’Acre, prétendue conversion au mahométisme et désertion de l’armée) et non
selon une logique chronologique36. Dans ces chapitres, Stendhal transcende même la
chronologie en évoquant les discussions de l’Empereur, à l’île d’Elbe en 1814 avec lord
Ebrington, pour se justifier d’avoir fait administrer de l’opium à Jaffa à ses malades de
la peste, malades qu’il ne pouvait emmener avec lui sous peine de contaminer toute son
armée, et qu’il ne voulait pas abandonner aux Turcs. Le texte se caractérise ainsi par
une vision d’ensemble et des jugements portés sur la politique de Napoléon, sans
chercher à donner une présentation analytique des épisodes des campagnes. Peu de
chapitres comportent un titre, et parmi ceux-ci, un seul a un titre de bataille, le
chapitre XXXV : « Campagne de Wagram ». Stendhal résume cette campagne elle-même
en deux brefs paragraphes :
Les deux empereurs du Midi [Napoléon] et du Nord [le tsar Alexandre] se virent à
Erfurt.
L’Autriche comprit son danger et attaqua la France. Napoléon quitta Paris le 13
avril 1809. Le 18, il était à Ingolstadt. En cinq jours, il livre six combats et remporte
six victoires ; le 10 mai, il est aux portes de Vienne. Cependant l’armée, déjà
corrompue par le despotisme, ne fit pas aussi bien qu’à Austerlitz. 37
18 À campagne efficace, récit lapidaire ! Après d’autres considérations, Stendhal consacre
une dernière phrase à cette campagne : « La bataille de Wagram fut belle : 400 000
hommes se battirent toute la journée »38. La suite du chapitre porte sur le mariage de
l’Empereur avec Marie-Louise et la naissance d’un héritier. Ainsi, le seul chapitre qui
annonce explicitement une thématique militaire n’accorde en réalité qu’une place
minime à la campagne elle-même : les enjeux du livre sont moins ceux d’un historien 39
que d’un théoricien politique, prêt à rendre hommage indifféremment aux deux armées
qui s’affrontent.
19 De même, dans les chapitres LIII à LVI, Stendhal revient avec un œil critique sur
l’évolution de l’armée française de la Révolution à la campagne de Russie : « Au reste,
résume-t-il en tête du chapitre LIV, l’esprit de l’armée a varié : farouche, républicaine,
héroïque à Marengo, elle devint de plus en plus égoïste et monarchique. À mesure que
les uniformes se brodèrent et se chargèrent de croix, ils couvrirent des cœurs moins

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généreux »40. Les erreurs de Napoléon lors de cette campagne sont analysées et jugées
sans complaisance :
Après la bataille de la Moskova, Napoléon pouvait faire prendre son quartier d’hiver
à l’armée et rétablir la Pologne, ce qui était le véritable but de la guerre ; il y était
parvenu presque sans coup férir. Par vanité et pour effacer ses malheurs en
Espagne, il voulut prendre Moscou. Cette imprudence n’aurait été suivie d’aucun
inconvénient s’il ne fût resté que vingt jours au Kremlin ; mais son génie politique,
toujours si médiocre, lui fit perdre son armée.
Arrivé à Moscou le 14 septembre 1812, Napoléon aurait dû en partir le 1 er octobre. Il
se laissa leurrer de l’espoir de faire la paix ; l’héroïque brûlement de Moscou, s’il
l’eut évacué, devenait alors ridicule.41
20 S’ensuit un sévère réquisitoire contre toutes les actions et tous les choix stratégiques de
l’Empereur : on mesure à la lecture de ce texte la transformation de Stendhal, qui, de
simple acteur englué en 1812 dans une campagne dont il ne comprenait ni les tenants
ni les aboutissants et qu’il ne cherchait même pas à s’expliquer, s’est mué en théoricien
critique qui se veut détenteur d’une parole d’autorité face à un lecteur moins savant et
moins apte à juger que lui.
21 Les campagnes napoléoniennes sont encore très présentes dans les romans de Stendhal,
mais il cherche désormais plutôt à montrer à quel point, avec le recul, elles sont
devenues un mythe, voire une mystification, dans l’imaginaire collectif. Seules
surnagent, dans son estime rétrospective, les premières campagnes – celles du temps
où Bonaparte n’était pas encore empereur. Dans Le Rouge et le Noir, le souvenir de ces
campagnes se réduit le plus souvent à l’idéalisation de l’énergie, de la vivacité, et de
l’esprit de conquête plein de jubilation. Cet imaginaire est incarné tout
particulièrement par le « vieux chirurgien, membre de la Légion d’honneur » 42, dont M.
de Rênal dit non sans mépris qu’il « avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en
Italie ; et même avait, dit-on, signé non pour l’Empire dans le temps 43 ». Figure de héros
républicain, dont le rôle était de soigner et non de tuer, il a enseigné à Julien « ce qu’il
savait d’histoire, la campagne de 1796 en Italie44 ». Pour Stendhal, seules les premières
campagnes militaires sont légitimes, quand Bonaparte est au service de la République
au lieu de se l’asservir puis de l’anéantir. En revanche, la métaphore de la campagne
napoléonienne revient constamment dans l’esprit de Julien, dont les lectures préférées
(« son coran », dit Stendhal45) sont bien sûr Le Mémorial de Sainte-Hélène, mais aussi les
bulletins de la Grande Armée, rapports officiels sur les actions des troupes en
campagne, utilisés par Napoléon comme outils de propagande. Stendhal les évoquera
d’ailleurs dans sa Vie de Henry Brulard comme des « machines de guerre, des travaux de
campagne et non des pièces historiques »46. Comme le note Yves Ansel, « en insistant sur
le fait que Julien a foi dans des bulletins aussi “menteurs”, le narrateur marque
expressément l’innocence et la crédulité politique du “plébéien” » 47. Tout aussi
significative est cette mention d’un souvenir exalté :
Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6 e, aux longs manteaux
blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie,
et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père,
le rendit fou de l’état militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des
batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-
major.48
22 Julien, sans doute né en 1807 ou 1808, est évidemment trop jeune pour avoir vu des
dragons revenant des campagnes d’Italie, mais l’invraisemblance chronologique, sans
doute inspirée à Stendhal par ses propres souvenirs, lui permet de mettre en scène

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cette mythologie des premières campagnes napoléoniennes et des héros qui les firent,
qui se développe chez les nouvelles générations n’ayant pas connu la guerre.
23 Plus généralement, c’est toute la psychologie du héros qui est innervée par cette
mythologie guerrière ; et la campagne napoléonienne est ici exploitée comme modèle
d’action dans la vie personnelle. Quand il a honte de la terreur qu’il a ressentie en
croyant voir du sang près du bénitier dans l’église de Verrières avant de se rendre pour
la première fois chez les Rênal, « “Serais-je un lâche ! se dit-il, aux armes !” / Ce mot, si
souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien, était héroïque pour
Julien »49. Et de fait, il envisage la conquête de Mme de Rênal non pas simplement
comme une bataille à livrer contre le mari de cette dernière, mais comme une véritable
campagne, supposant une stratégie globale : l’épisode célèbre étant évidemment celui
où il s’ordonne de prendre la main de la jeune femme sous les tilleuls de Vergy. Après
son succès, il ne songe d’abord qu’à une chose en retournant dans sa chambre,
reprendre son livre favori (le Mémorial bien sûr) – mais, ajoute Stendhal,
bientôt cependant, il posa le livre. À force de songer aux victoires de Napoléon, il
avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j’ai gagné une bataille, se
dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l’orgueil de ce fier gentilhomme
pendant qu’il est en retraite. C’est là Napoléon tout pur. Il faut que je demande un
congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S’il me le refuse, je lui mets
encore le marché à la main [partir prendre du service chez les Valenod], il cédera. 50
24 Il s’agit d’une transposition de la stratégie militaire, qui devient simple lutte de
pouvoir. Mais du moins, la campagne napoléonienne reste encore un modèle pour
Julien. La dégradation de cette mythologie est très nette dans Lucien Leuwen 51. Les
campagnes militaires de Napoléon sont présentées par le héros sur un mode à la fois
naïf52 et désabusé comme appartenant à un passé difficilement réactualisable dans le
contexte de la monarchie de Juillet. Elles ne font plus l’objet désormais que d’un
discours fragmentaire, désabusé, réduit au seul thème de la bataille, sans plus aucune
évocation de stratégie globale : « Je pensais à de belles batteries rapidement élevées
sous le feu tonnant de l’artillerie prussienne… Qui sait ? Peut-être mon 27 e de lanciers
chargera-t-il un jour ces beaux hussards de la Mort dont Napoléon dit du bien dans le
bulletin d’Iéna… »53. Son seul espoir de sortir de la médiocrité, ajoute-t-il, est que « la
Russie et les autres despotismes purs » attaquent la Monarchie de Juillet. Mais sa seule
perspective de bataille est une dérisoire parodie des guerres napoléoniennes : guerre
aux cigares, ou pire, « aux tronçons de choux contre de sales vriersou [ouvriers]
mourant de faim »54. Du Poirier le souligne avec mépris dans un de ses dialogues avec
Lucien : « Pour vous [les Juste-milieu], l’expédition de la rue Transnonain est la bataille
de Marengo »55. La rencontre avec le général Filloteau, héros de la campagne d’Égypte 56
mais vendu à la Monarchie, ne fera qu’accentuer son dégoût57. En somme, on ne peut
plus évoquer les campagnes de Napoléon que de façon négative et ironique.
25 Dans La Chartreuse, à l’inverse, ces campagnes napoléoniennes semblent pouvoir à
nouveau être valorisées. Plus précisément, trois campagnes sont évoquées : les deux
premières ont pour protagoniste le lieutenant Robert et sont présentées sous un jour
positif puisqu’il s’agit de la première et de la deuxième campagne d’Italie, en 1796 et
1799 : les Français sont les libérateurs du peuple italien face à la tyrannie autrichienne.
Mais en réalité ces campagnes se réduisent essentiellement à l’évocation de l’entrée
triomphale des Français dans Milan, à quelques lignes stéréotypées sur la glorieuse
bataille de Marengo et à la description de l’accueil réservé aux Français par les
Milanais :

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[…] ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis
longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan : ce moment est
encore unique dans l’histoire ; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de
jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire. 58
26 Une fois de plus, Stendhal refuse en une pirouette de détailler la campagne trop
connue, seule suffit la synthèse hagiographique. D’une certaine façon, au lieu
d’inventer des récits de campagnes et de batailles pseudo-réalistes qui auraient peut-
être une tendance à l’éloquence (comme le fait Balzac par exemple 59), il préfère nimber
sa présentation d’une forme d’irréalisme qui transforme l’histoire en légende, mais la
ramène à peu de chose en définitive. La bataille de Waterloo, troisième bataille évoquée
– symboliquement à l’autre bout du règne de l’Empereur comme pour signifier que la
période glorieuse est close pour de bon en Europe –, est réduite à encore moins par
Fabrice, jeune étranger parlant à peine le Français, qui n’a rien d’un soldat, et surtout
qui ne comprend rien aux événements qu’il vit60. L’usage de la focalisation interne pour
faire comprendre de l’intérieur au lecteur cette naïveté du personnage a été souvent
étudié61. Par ailleurs il convient d’insister sur le fait que Stendhal, par le biais du recul
ironique et attendri du narrateur, fait tout rater à son héros dans cet épisode qui
semble un exorcisme de son propre passé de bleu lors des campagnes d’Italie 62.
Bêtement, Fabrice n’arrive pas à voir l’Empereur sur le champ de bataille à cause de
quatre verres d’eau de vie bus un peu plus tôt, mais s’enthousiasme pourtant assez
niaisement : « Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de l’Empereur et de
s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C’était
pour cela qu’il était venu en France »63. Une simple galopade au milieu des boulets à la
suite des « héros » devient ainsi parodiquement l’équivalent d’une charge sabre au
clair… Un peu plus loin, le narrateur semble entrer dans le vif de l’action, mais le récit
prend une tonalité toute voltairienne : « on arriva derrière un régiment de cuirassiers,
il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber
plusieurs hommes »64. L’action se réduit à entendre et voir : aucun héroïsme, mais un
mécanisme de pantins qui s’affrontent et tombent sans susciter la moindre compassion.
Cette scène se passe juste avant la rencontre fortuite avec le comte d’A, lieutenant
Robert, qui voit son cheval tué sous lui et, comble de l’ironie, fait alors réquisitionner
celui de Fabrice comme le seul qui puisse encore galoper, le laissant assis par terre,
stupéfait de colère. La campagne napoléonienne est ainsi restituée sous l’apparence
d’un épisode farcesque, où la petite histoire redouble voire cache la grande. Ensuite, un
soldat auquel Fabrice mort de faim demande un morceau de pain lui répond
méchamment qu’il le prend pour un boulanger : « Ce mot dur et le ricanement général
qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun élan
d’âmes aimantes de la gloire qu’il s’était figuré d’après les proclamations de
Napoléon ! »65. Stendhal, restituant sa propre expérience, souligne ainsi la désillusion
tardive des naïfs : une bataille ne suscite aucun héroïsme, aucune solidarité des
combattants, elle n’est que juxtaposition d’individualismes exacerbés par la peur et la
violence.
27 Enfin, Fabrice, recru de fatigue, s’endort dans la charrette de la brave cantinière qu’il a
retrouvée par hasard, et il manque ainsi le seul vrai moment d’héroïsme accordé par
Stendhal à la bataille, à la fin de la journée, alors que les Français s’enfuient comme un
seul homme par peur des Cosaques : un « vieillard à cheveux blancs » – un « vrai »
héros de la première heure donc – se trouve commander le régiment à la place du
colonel, qui vient d’être « sabré » : « F…, dit-il aux soldats, du temps de la république on

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attendait pour filer d’y être forcé par l’ennemi… Défendez chaque pouce de terrain et
faites-vous tuer, s’écriait-il en jurant ; c’est maintenant le sol de la patrie que ces
Prussiens veulent envahir ! »66. Héroïsme dérisoire de vieillard sorti du rang, mais bien
plus convaincant que ces généraux inutiles qui ne font que galoper et discuter, quand
ils ne sont pas directement accusés de trahir l’Empereur au profit des Bourbons 67…
Fabrice, petit soldat de pacotille, tue bien « son » Prussien mais ne sait même pas
recharger un fusil ou se servir correctement d’un sabre et sera blessé non par un
ennemi mais par un hussard français en fuite …
28 Même si, çà et là, demeurent quelques touches de sublime et d’horreur absolue comme
ce cheval blessé qui se prend les pieds dans ses propres entrailles 68, le dernier avatar de
la campagne napoléonienne semble ainsi devoir être la juxtaposition de scènes de
comédie dépourvues de toute grandeur historique ou symbolique. Stendhal renoue
d’une certaine façon avec la vision fragmentaire et au premier degré qu’il donnait de
ces campagnes dans ses journaux de jeunesse, mais c’est désormais un narrateur
ironique et cynique qui se charge du récit, créant une atmosphère tout en tension entre
nostalgie et désillusion.
29 Ainsi, la confrontation avec des écrits de contemporains et des travaux d’historiens
spécialistes du Premier Empire montrent que, contrairement à ce que l’on croit trop
souvent, quand le futur Stendhal évoque dans ses journaux ou ses lettres les campagnes
auxquelles il participe par sa fonction dans l’intendance impériale, il le fait avec
réalisme, sans exagération, et même souvent en minimisant l’horreur observée, pour
éviter autant que possible le pathos qu’il exècre et la lourdeur d’un récit exhaustif. Il
conservera cette distance à la fois critique et pudique dans ses œuvres littéraires – aussi
bien dans sa Vie de Napoléon que dans ses romans –, refusant à la fois l’exactitude lourde
et froide du récit d’historien et le morceau de bravoure facile que serait le grand récit
littéraire d’une bataille. Toutefois, l’évolution est nette entre le récit à la fois précis et
fragmentaire du jeune intendant, le propos théorique et l’effort de neutralité de la Vie
de Napoléon et l’ironie tendre mais aiguë manifestée à l’égard de ses héros : Julien qui
idéalise Napoléon et les campagnes qu’il a menées, Lucien qui regarde d’un œil
désabusé les parodies de campagnes militaires que sont les escarmouches contre des
ouvriers français révoltés, et enfin, Fabrice, qui, dans toute la naïveté de sa jeunesse et
de son extranéité, expérimente bien ce qu’est une bataille, mais sans y rien
comprendre.

NOTES
1. Il n’est pas anodin à cet égard qu’il soit celui qui fera plus tard entrer ce terme dans la langue
française, dans Stendhal, Promenades dans Rome (1829), dans Voyages en Italie, éd. V. Del Litto,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 801.
2. De plus, âgé de 17 ans, sous la protection de son cousin Pierre Daru, c’est un bleu, comme il le
souligne à plusieurs reprises dans la Vie de Henry Brulard.

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3. En témoignent les lettres de ses supérieurs, publiées dans les tomes I (1800-1809) et II
(1810-1816) de la Correspondance générale, éd. V. Del Litto, E. Williamson, J. Houbert et M.-E.
Slatkine, Paris, Champion, 1997 et 1998 (dorénavant CG I ou II).
4. Voir par exemple Stendhal, Œuvres intimes, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1981, t. I, p. 517, 525 et passim (dorénavant OI I ou II). Voir aussi E. Williamson,
« Beyle-Stendhal en 1809 : les énigmes de la Campagne de Vienne », dans Recherches et travaux,
2011,79, Stendhal, Vienne et l’Autriche, p. 35-71.
5. Ce dernier connaissait très bien les œuvres de Stendhal. Voir F. Vanoosthuyse, « Lectures
communistes de Stendhal : enjeux politiques et patrimoniaux », dans Itinéraires, 2011, 4, Écrivains
communistes français, p. 117-133.
6. OI I, p. 531.
7. Ibid., p. 530.
8. Voir J.-F. Lemaire, « Les morts et les blessés des armées napoléoniennes », dans Napoléon I er, 56,
mai-juin 2010, p. 17-23, en particulier l’encart sur les fièvres, p. 20.
9. Ibidem.
10. Voir par exemple V. Del Litto, OI I, note 4, p. 1521.
11. Ibid., p. 832.
12. Incendie qui ne touche visiblement pas toute la ville puisque le 2 octobre 1812, Stendhal peut
écrire à Félix Faure : « Il paraît que je passerai l’hiver ici ; j’espère que nous aurons concert. Il y
aura certainement spectacle à la Cour, mais quels acteurs ? Au lieu que nous avons Tarquinio, un
des meilleurs ténors » (CG I, p. 355). La vie de société est loin d’être anéantie à cette date et le
journal de Stendhal en est un témoignage.
13. Ibid., p. 831.
14. OI I, p. 833.
15. F. Rostopchine, Lettre du 14 septembre 1812, citée dans Histoire, numéro spécial, 1812. Pourquoi les
Russes ont battu Napoléon, mars 2012, p. 67.
16. OI I, p. 833.
17. F. Rostopchine, cit., p. 67.
18. OI I, p. 529-530.
19. À Smolensk, le 7 novembre il fait ainsi à Mme Daru le récit plaisant d’une nuit passée dans
l’angoisse d’être attaqués par quatre ou cinq mille Russes, pour conclure ainsi : « Les ennemis ne
nous jugèrent pas dignes de leur colère, nous ne fûmes attaqués que le soir par quelques cosaques
qui donnèrent des coups de lance à quinze ou vingt blessés » (CG II, p. 383). Par le biais de ce récit
bouffon, il restitue toutefois de façon aiguë l’ambiance angoissante des bivouacs et le
harcèlement des troupes par les Cosaques.
20. OI I, 24 avril 1809, environs de Landshut, p. 529.
21. Ibid., p. 530.
22. La mention de la canonnade n’a rien d’anodin : on n’avait jamais autant employé l’artillerie
que lors de cette campagne d’Allemagne en 1813.
23. Ibid., p. 870-871.
24. Vie de Henry Brulard, OI II, p. 949. En réalité, Stendhal n’a pas assisté à la bataille de Wagram
car il était abattu à ce moment-là par une crise de fièvre. En revanche, cette précision n’ôte rien à
la sincérité de la réflexion.
25. Voir par exemple OI I, p. 539.
26. Le témoignage que Stendhal apporte sur Ebersberg est conforme aux descriptions
épouvantées données par d’autres témoins. Voir l’article de M. Roucaud, « Mourir au combat sous
l’Empire », dans Napoléon Ier, 73, 2014.
27. Ibid., p. 535.
28. Sarga Moussa évoque aussi d’autres techniques employées par Stendhal dans ses témoignages
sur la guerre dans ses journaux, pour rendre froid son style : passage d’un récit du passé au

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présent, emploi de déictiques, de phrases courtes et paratactiques. Sarga Moussa qualifie cette
écriture comme « blanche » (S. Moussa, « Stendhal et la guerre. Journal (1809-1813) », dans
L’Année Stendhal, 4, 2000, p. 81-96). Voir p. 87 sur cette « écriture blanche ».
29. François Vanoosthuyse note à propos de ce récit que Stendhal « s’essaye à une littérature de
témoignage ou, pour le coup, il s’approche de la puissance de Tacite », loin de tout effet
rhétorique (Id., Le Moment Stendhal, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 66).
30. CG I, Wels, le 3 mai 1809, p. 829-830.
31. OI I, p. 868.
32. Voir les analyses de D. Sangsue, « Stendhal et le comique », dans Stendhal et le comique,
Grenoble, ELLUG, 1999, p. 7-25, p. 8.
33. François Vanoosthuyse note en particulier que « les historiographes que Beyle apprécie sont
étrangers au romantisme, par conviction et par style, et l’on reconnaît en particulier dans son
goût pour la prose de Gouvion-Saint-Cyr un reflet de sa propre tendance à la narration “pure”,
peu métaphorique, peu digressive et peu lyrique » (Id., « Stendhal et l’historiographie
bonapartiste. Un problème de positionnement », dans Recherches et Travaux, Stendhal historien, 90,
2017, consulté le 26/04/2019, URL : <http://recherchestravaux.revues.org/894>.
34. Voir sur ce point les travaux de Catherine Mariette, notamment Id., « La notion de “récit
raisonnable” dans les Mémoires sur la vie de Napoléon », dans L’Année Stendhal, 2, 1998, p. 51-61 ;
G. Rannaud, « Stendhal et la tentation de l’histoire », dans Romantisme, 107, 2000, p. 5-22 ; et, plus
récemment, F. Vanoosthuyse, « Stendhal et l’historiographie bonapartiste. Un problème de
positionnement », cit.
35. De façon générale, comme le note François Vanoosthuyse, « à la différence des historiens
focalisés sur le fait militaire, il [Stendhal] met plutôt en place une rhétorique “judiciaire” qui
intellectualise et personnalise le combat ». Id., art. cit.
36. Stendhal, Vie de Napoléon, Cahors, Climats, 1998.
37. Ibid., p. 77.
38. Ibid., p. 78.
39. Stendhal justifie d’ailleurs ce parti-pris au début du chapitre XLII : « Nous laisserons, comme
à l’ordinaire, l’histoire générale de la guerre qui exige de longs détails. » (Ibid., p. 103).
40. Ibid., p. 142.
41. Ibid., p. 147.
42. Stendhal, Le Rouge et le Noir, dans Id. Œuvres romanesques complètes, éd. Y. Ansel et Ph. Berthier,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, t. I, p. 359. Dorénavant ORC I, II (éd. Y. Ansel,
Ph. Berthier et X. Bourdenet, 2007), III (éd. Y. Ansel, Ph. Berthier, X. Bourdenet et S. Linkès, 2014).
43. Ibid., p. 360.
44. Ibid., p. 365.
45. Ibid., p. 367.
46. OI II, p. 746.
47. Y. Ansel, note 4, dans Le Rouge et le Noir », ORC I, p. 1012.
48. Ibid., p. 369.
49. Ibid., p. 371.
50. Ibid., p. 409.
51. Sur ce sujet, voir X. Bourdenet : « “Heureux les héros morts avant 1804 !” Héroïsme et
modernité dans Lucien Leuwen », dans C. Cazanave et F. Marchal-Ninosque (dir.), Mourir pour des
idées, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 151-171. Comme il le souligne :
« Ce n’est […] pas par un héroïsme de la conquête que Lucien pourra exister et se construire
comme héros de roman. Ce n’est pas non plus par un héroïsme de dévouement à une cause […] ni
un héroïsme de la gloire patriotique et militaire […]. La seule issue offerte à Lucien est ce qu’on
appellera un héroïsme du réel. […]. Mais un réel inique et désespérant : le réel bourgeois et anti-
héroïque », Ibid., p. 165.

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52. « Il se figurait la guerre d’après les exercices au canon au bois de Vincennes. » Stendhal,
Lucien Leuwen, ORC II, p. 91.
53. Ibid., p. 90-91.
54. Ibid., p. 92.
55. Ibid., p. 149.
56. Ibid., p. 96.
57. Dans la biographie synthétique que Stendhal donne de ce personnage, on voit d’ailleurs que
les seules campagnes évoquées parmi celles qu’il a faites dans sa carrière militaires sont celles de
la Révolution ; le narrateur précise simplement que « l’Égypte le fit sous-lieutenant » ; ensuite le
personnage est caractérisé par son renoncement au chant de la Marseillaise quand il comprend
que ce dernier ne plaît plus à l’Empereur, puis par sa première communion sous les Bourbons,
autant d’actions glorieuses qui lui valent successivement « la croix » et « la Légion d’honneur »,
Ibid., p. 97.
58. Stendhal, La Chartreuse de Parme, ORC III, p. 151.
59. Voir, entre autres, son récit dramatique de la retraite de la Beresina dans Adieu, ceux de la
campagne d’Égypte ou de la bataille d’Eylau dans Le Colonel Chabert, ou encore les récits de vie
militaire (en particulier pendant la campagne d’Espagne) racontés par les convives d’Une
conversation entre onze heures et minuit.
60. Les critiques ont souvent rapproché le célèbre passage sur les boulets qui font voler des
mottes de terre autour de Fabrice sans qu’il comprenne ce qui se passe avec le passage déjà cité
du « Journal écrit à Bautzen pendant qu’on se canonne » : « Nous voyons fort bien, de midi à 3
heures, tout ce qu’on peut voir d’une bataille, c’est-à-dire rien » (voir entre autres S. Moussa,
art. cit., p. 82 ou Michel Crouzet, Stendhal ou Monsieur moi-même, Paris, Flammarion, 1990,
p. 184-190). Mais la différence est de taille puisque le journal se caractérise par la plus grande
lucidité (presque blasée pourrait-on dire) de Stendhal assistant au déroulement même du combat
là où au contraire, Fabrice, aveuglé par son enthousiasme, se caractérise par son incapacité
radicale à prendre la moindre distance analytique et critique par rapport à ce qu’il vit. Il serait
bien en peine de constater qu’en définitive il ne voit « rien », persuadé au contraire de voir tout.
François Vanoosthuyse précise aussi à juste titre une importante différence : le récit du journal
de Bautzen « ne nous situe pas au cœur de la bataille, au contact des vivants et des morts, au ras
du sol ou dans le mouvement des chevaux » (F. Vanoosthuyse, Le Moment Stendhal, cit., p. 66).
61. À commencer par l’ouvrage fondamental de G. Blin, Stendhal et les problèmes du roman [1953],
Paris, José Corti, 2001 ; ou, plus récemment, C. Mariette, « Retour sur le choix de Stendhal : le
point de vue sur Waterloo dans La Chartreuse de Parme », dans D. Zanone (dir.), « La chose de
Waterloo » : une bataille en littérature, Leyden, Brill, 2017, p. 62-75.
62. Alice Tibi parle même de « non-présence [de Fabrice] à l’événement », Id., Stendhal sur la voie
publique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 62.
63. La Chartreuse, ORC III., p. 184.
64. Ibid., p. 185.
65. Ibid., p. 186-187.
66. Ibid., p. 187.
67. Ibid., p. 190-191.
68. Ibid., p. 180.

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RÉSUMÉS
Henri Beyle, futur Stendhal, témoin et acteur privilégié des campagnes militaires de Napoléon, en
rend compte en direct dans ses journaux et dans sa correspondance personnelle. Ces documents,
mi-intimes mi-publics, donnent ainsi, dans toute la complexité de leur propos et de leur
destination, une vision tantôt croisée, tantôt complémentaire, de cette expérience des conflits
majeurs du début du siècle en Europe. Il est d’autant plus intéressant de confronter ce regard à
l’image qu’il donnera de ces campagnes dans ses œuvres biographiques et romanesques,
soulignant à quel point la mythification est devenue mystification.

Henri Beyle, who will further become Stendhal, has witnessed – and acted in – most of
Napoléon’s military campaigns. He relates it in his diaries and in his private correspondence. In
these complex documents, which can be considered half public half intimate and are sometimes
contradictory, otherwise complementary, he tells us his experience of the major conflicts in the
beginning of the nineteenth century in Europe. The comparison with the literary (biographic and
novelistic) texts he will write years later is also quite interesting, since it shows how the
mythicization is close to the hoax.

INDEX
Mots-clés : Stendhal, Napoléon Bonaparte, guerre, histoire, mythification
Keywords : Stendhal, Napoléon Bonaparte, war, history, mythicization

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Aux portes du paradis


At the Heaven’s Door

Fabien Laudic

1 Ce n’est pas tous les jours qu’on entre au paradis. Or, au début d’Un été dans le Sahara,
d’Eugène Fromentin1, le narrateur fait cette expérience, ou plutôt il nous relate l’avoir
faite quelque cinq ans avant le moment de l’écriture annoncé sur sa première lettre,
soit en 1848. Factuellement, cette mention temporelle recoupe la réalité des trois
périples algériens faits par Fromentin, dont le premier date de 1846, le second de 1847
et le troisième de 18522. Textuellement, l’œuvre intitulée Un été dans le Sahara reprend
un segment du troisième voyage effectué par l’auteur, dans lequel ont été enchâssés des
éléments du second, dont l’arrivée à El-Kantara, le 28 février 1848 3. Or c’est
précisément alors qu’il approchait de ce lieu à l’est d’Alger, sur la route de Biskra, à la
recherche de ce qu’il nomme « le soleil indubitable du sud » juste avant notre extrait 4,
que le narrateur du livre qui nous concerne trouva le paradis. Se dressait alors devant
lui le Djebel-Sahari telle une ligne de partage monumentale entre le Tell, qu’il venait de
traverser, et le désert visé. Or, passé cette montagne, ce dernier se montre dans toute
sa splendeur, pure apparition. Enchantés, les yeux du voyageur tâchent d’en extraire la
beauté, l’ensemble de son être de prendre la mesure de sa vastitude étincelante. Mais
quelle est au juste la teneur de cet éden et des découvertes qu’il promet ? Quel est au
fond le sens de cette scène primitive qui ouvre tout ensemble la première œuvre
littéraire publiée par Fromentin et l’existence de ce dernier à des dimensions créatives
jusqu’alors laissées sans échos ? C’est ce que nous envisagerons en en sondant
successivement les parts physique, esthétique, métaphysique et ontologique, pour
finalement les articuler en direction de la poétique fromentinienne et de ce qui devait
permettre qu’elle se révèle : l’assurance, pour l’auteur, de sa vocation artistique. Car
c’est bien là, en fait, ce qui nous intéresse : tenter de saisir, si possible, le point
existentiel mythique où l’essentiel a pu converger pour faire sens, offrir une voie au
créateur pour se réaliser pleinement. Il est en tous cas hors de doute que Fromentin
escomptait de son second voyage un prolongement tangible de ce que le premier lui
avait fait espérer, comme le montre cet extrait d’une lettre adressée à sa mère le 30
juillet 1847 :

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Je crois pouvoir affirmer qu’après de fortes études faites dans ce pays-là, j’en
reviendrai avec un talent du moins personnel. Je sais qu’il y a là quelque veine
originale, je vous l’écrivais il y a un an.5

Une ligne de partage


2 El-Kantara apparaît d’abord telle une « muraille » colossale 6, un « haut rempart »7 dans
lequel s’ouvre une brèche étroite. Telle une « vision »8 marquante, décisive : son
« pont »9 « garde le défilé et pour ainsi dire l’unique porte par où l’on puisse du Tell
pénétrer dans le Sahara »10, d’où le nom donné au village qui se trouve au bout, ainsi
que nous l’indique d’emblée le narrateur dans une incise qui pointe la valeur
symbolique du lieu dans l’économie du récit. C’est en tous cas sous le signe de la
hauteur que s’effectue l’entrée rêvée dans le désert, d’une verticalité frappante en
travers de laquelle est jeté un pont qui offre d’en franchir la masse rocheuse.
3 Effectivement, ce pont fait communiquer deux mondes en tout opposés. Au septentrion
règnent le noir et le gris, l’ombre, l’absence de végétation, la tristesse, en un mot : la
mort, quand du côté austral se déploient couleurs et lumière, vie et joie de façon
insigne. Cette donnée symbolique se marque assez tôt, à la fin de la description initiale
du Djebel-Sahari et de ce qui l’environne directement :
Aussi est-ce une croyance établie chez les Arabes que la montagne arrête à son
sommet tous les nuages du Tell, que la pluie vient y mourir, et que l’hiver ne
dépasse pas ce pont merveilleux, qui sépare ainsi deux saisons, l’hiver et l’été ; deux
pays, le Tell et le Sahara ; et ils en donnent pour preuve que, d’un côté la montagne
est noire et couleur de pluie, et de l’autre, rose et couleur de beau temps. 11
4 Telle une frontière minérale, la montagne distingue deux aires antipodiques et le
caractère « merveilleux »12 de ce barrage naturel s’inscrit puissamment dans le cycle
des saisons. Or ce caractère est si fort qu’il se reflète dans le ciel de manière cosmique :
lorsqu’après la plage narrative qui suit le premier tableau du passage l’antithèse
climatique est reprise et se creuse, elle figure l’équivalent d’un miracle aux accents
bibliques13, rendu en l’occurrence par une métaphore filée qui assimile les nuages aux
flots de l’océan :
Tout ce côté du ciel était sombre, et présentait l’aspect d’un énorme océan de
nuages, dont le dernier flot venait pour ainsi dire s’abattre et se rouler sur
l’extrême arête de la montagne. Mais la montagne, comme une solide falaise,
semblait le repousser au large, et sur toute la ligne orientale du Djebel-Sahari, il y
avait un remous violent exactement pareil à celui d’une forte marée. 14
5 Sous un jour épique, par le choc grandiose des images, ce sont au fond deux sphères
contraires qui s’étendent au-dessus de la montagne, de sa ligne crête. Car à la part du
ciel en proie au « déluge »15, que tient en respect le Djebel-Sahari, répond celle sous
laquelle se trouve alors le narrateur contemplatif, pour elle on ne peut plus paisible :
« L’éternel printemps souriait sur nos têtes »16.
6 En l’occurrence, à ce jeu d’écart s’en ajoute un autre qui opère pour lui non sur le plan
spatial mais sur le plan temporel du récit, ce qui place cet extrait sous le signe d’une
esthétique du contraste qui souligne sa dimension formatrice. Alors que le
franchissement du pont d’El-Kantara débouche sur une joie totale, la marche qui
précède s’effectue tristement, dans une ambiance menaçante. Outre le fusil du
narrateur qui aurait pu par accident « casser la tête » de A… S…, un de ses amis qui le
lui passait, et dont les deux canons sifflent ensuite au gré du vent qui s’y engouffre de

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façon sinistre, un aigle dessine par moments dans le ciel en y montant d’un « vol
circulaire » l’équivalent de signes funestes, obsidionaux 17. Par ailleurs, la mise en
suspens de l’évocation initiale d’El-Kantara ajoute à la dramatisation de ce qui se joue
autour de ce lieu. Suite au premier regard général posé dessus 18, que portent des
présents de caractérisation et deux « vous » qui introduisent le lecteur dans la place et
avivent ainsi la prégnance de la chose vue, une analepse lance une séquence narrative
d’une page environ19 qui diffère l’impact heuristique du site jusqu’à ce que soit reprise
sa peinture de façon plus nourrie par des imparfaits scéniques relatifs à l’atmosphère
particulière du jour où fut découvert El-Kantara. Textuellement, ce second tableau 20
inclut deux ellipses21, qui le divisent en trois temps. La première autorise un nouveau
regard sur le nord du site au-dessus duquel se déploie l’ « énorme océan de nuages » vu
plus haut22, en regard du parfait soleil du sud, afin d’accentuer le contraste qui existe
entre les deux côtés de la chaîne rocheuse. La seconde ménage la fin de l’extrait en
prenant de la hauteur pour relier le tableau au récit qui le précède 23. Un ultime tour
narratif dramatise enfin le texte sous la forme d’un effet de clausule qui en reprend les
traits majeurs ainsi que le fond émotionnel. Exalté, cet effet esthétise l’aventure eue à
El-Kantara de manière mémorable et enchanteresse :
Tel fut, mon cher ami, le préambule de mon voyage aux Zibans. Ce passage
inattendu d’une saison à l’autre, l’étrangeté du lieu, la nouveauté des perspectives,
tout concourut à en faire comme un lever de rideau splendide, et cette subite
apparition de l’Orient par la porte d’or d’El-Kantara m’a laissé pour toujours un
souvenir qui tient du merveilleux.24
7 Tout compte fait, l’extrait propose donc quatre étapes distinctes, qui nous livrent deux
visions d’El-Kantara que sépare une page narrative et qu’aiguise un effet de reprise
globale. Et s’il y a deux versants à la montagne présente dans le texte, un devant et un
derrière, on trouve également par rapport à elle un avant et un après sur le plan
temporel du voyage qui renvoient intimement à l’expérience vécue alors par Fromentin
sur le plan de l’être. Pour le dire autrement, ce passage injecte du narratif dans le
descriptif en vue de l’animer et d’en inscrire le sens vital dans la quête globale que
relate l’œuvre intitulée Un été dans le Sahara. On peut aussi envisager les faits à l’inverse
en y voyant l’insertion d’un geste descriptif dans le mouvement d’ensemble du récit
pour doter l’attaque de celui-ci de sa valeur fondatrice. Pour tout dire, outre qu’elle
innerve le texte et met l’objet en perspective par ses sautes narratives qui varient les
points de vue, la ligne brisée que suit ce passage évite son figement dans un hiératisme
esthétique qui serait inapte à traduire ce qui s’est produit pour l’être de façon vivante à
la vue d’El-Kantara, authentique paradis accru encore par les trombes qui tombent au
nord de la montagne.

Un site édénique
8 Il n’y a de fait aucun doute que cet extrait nous livre un éden immédiat, dont les
charmes font l’objet d’une sublimation totale. Ces derniers sont d’abord visuels :
couleurs vives et lumière d’or25 se conjuguent dans le village pour engendrer
l’impression d’un rayonnement idyllique : « Les palmiers, les premiers que je voyais ; ce
petit village couleur d’or, enfoui dans des feuillages verts déjà chargés de fleurs
blanches du printemps […] »26.
9 Logiquement, cette clarté colorée touche jusqu’au ciel dont elle vient et dont la moitié
sud sert de métaphore à l’éden apparu. Lumineux grâce au soleil, le ciel réchauffe d’un

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côté les nuées du Tell en même temps qu’il les accuse, cependant qu’il fait signe de
l’autre par son éclat céruléen vers la terre convoitée du « Grand Désert » 27 :
Ce qu’il y avait surtout d’incomparable, c’était le ciel : le soleil allait se coucher, et
dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du
grand rideau noir étendu sur nos têtes, et rangés comme une frange d’écume au
bord d’une mer troublée. Au-delà commençait l’azur, et alors, à des profondeurs qui
n’avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays
céleste du bleu.28
10 Grandement esthétisé, ne fût-ce que par le jeu brillant de ses couleurs, le ciel est avant
tout sensible, relié à la terre par la pluie et la lumière, à ce qui s’y voit. D’ailleurs, la
qualité du regard ici porté par Fromentin sur l’entrée du désert correspond à celle dont
il dote le paysagiste Jacob van Ruisdael dans Les Maîtres d’autrefois :
Ce grand œil bien ouvert sur tout ce qui vit, cet œil accoutumé à la hauteur des
choses comme à leur étendue, va continuellement du sol au zénith, ne regarde
jamais un objet sans observer le point correspondant de l’atmosphère et parcourt
ainsi sans rien omettre le champ circulaire de la vision. 29
11 La suite de l’article creusera cet aspect. Mais les charmes d’El-Kantara touchent
d’autres sens que la vue. L’ouïe est clairement sollicitée : l’esthétisme visible du lieu est
agrémenté de notes sonores multiples, douces et paisibles, qui tissent au total une
« musique aérienne »30 faite de « bruits d’eau mêlés aux froissements légers du
feuillage, à des chants d’oiseaux, à des sons de flûtes » 31, et que le chant d’un Muezzin
répété avec passion « aux quatre coins de l’horizon »32 dote d’une résonance spirituelle.
Cette musique globale peut du reste être rapprochée de celle qui se serait élevée
spontanément en 1844 de la première colonne militaire française qui a franchi le pont
d’El-Kantara sous le coup de l’« admiration »33 pour donner l’idée d’un temps
légendaire échappant au temps linéaire. Le toucher et l’odorat étant eux aussi touchés
par le « spectacle »34 sublime des lieux (« Des brises chaudes montaient, avec je ne sais
quelle odeur confuse »35), l’extase est en somme synesthésique. Et les attraits qui
l’engendrent, tangibles ici-bas, vibrent de vie grâce au cours d’eau qui irrigue la place.
Ce ne sont pas moins de « vingt-cinq mille palmiers » qui accueillent les voyageurs au
sortir du défilé, générant une impression de profusion biblique 36 que l’on retrouve au
niveau floral : le village atteint est « en fleur »37. De la sorte la grâce végétale rejoint-
elle celle que sèment les oiseaux dans l’ordre animal au sein d’une nature plantureuse.
Le portrait qui se détache ensuite38 ne fait que porter ce sentiment de vitalité sur le
plan de la vie humaine. Nous donnant à voir une « jeune fille » et un « vieillard » qui
marchent ensemble harmonieusement, double emblème de notre existence, sur la
« hanche nue » de la première pèse une amphore qu’elle porte et dont le contenu
possible, grains ou liquide, fait un symbole de vie. En un mot, dans ce village, tout n’est
que liesse et « beauté », comme le note la phrase qui lance la première ellipse : « Le
lendemain, même beauté dans l’air et même fête partout »39. Transporté, l’être y est mis
en présence d’un éden d’une richesse sensuelle supérieure, propre à le combler.
Ultimement, c’est un sentiment de protection qui confine à la bénédiction divine qui
plane sur El-Kantara. Gardé des hommes par son pont40, cet endroit a en outre « ce rare
privilège d’être un peu protégé par sa forêt contre les vents du désert, et de l’être tout à
fait contre ceux du nord par le haut rempart de rochers auquel il est adossé » 41.
12 D’où l’émergence d’une « croyance »42 établie chez les Arabes quant au pouvoir
climatique qu’aurait la montagne de faire une barrière inexpugnable aux assauts de

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l’hiver. Une force naturelle – voire surnaturelle – préserverait le site d’El-Kantara qui
en tout point suggère un paradis terrestre.

Une aire métaphysique


13 La virtualité d’une transcendance en ce lieu est prégnante. Plusieurs éléments déjà vus
résonnent de façon métaphysique au sein d’un espace propice à leur radiation
spirituelle. Au-dessus de tout plane le ciel comme l’un des motifs centraux du texte
avec la montagne qui fait signe vers lui pour dispenser une transcendance vers laquelle
s’élèvent si l’on veut les « brises chaudes » du village « avec je ne sais quelles odeurs
confuses et quelle musique aérienne », autant dire chargées d’indicible 43. Au sol la
vastitude du désert et de la « plaine immense »44 qui le précède reflètent la grandeur
céleste et le divin qui s’y cèle. Celui-ci éclate de manière évidente à travers le déluge vu
plus haut45. La luxuriance de la végétation en est un autre signe46 presque aussi
manifeste. Avec ces motifs : ciel, montagne, désert, les lignes horizontales et verticales
du décor s’étirent visiblement, creusent l’espace. On les voit même qui tendent vers
l’infini à la faveur d’effets de profondeur récurrents. À la page 17, par rapport à la
montagne campée une nouvelle fois puissamment « comme une solide falaise », la
préposition « derrière » puis l’indication « tout à fait au fond » disposent par degrés les
plans du paysage dans l’éloignement. Dès le début de l’extrait, suite à l’évocation
première du village, une phrase qui s’ouvre par l’adverbe « au-delà » procède
identiquement tout en suggérant finalement, par le biais de l’apposition « premier essai
du grand désert », l’idée d’essais qui se succèdent à l’intérieur d’un seul et même cadre
infertile :
Au-delà s’élève une double rangée de collines dorées, derniers mouvements du sol,
qui, douze lieues plus loin, vont expirer dans la plaine immense et plate du petit
désert d’Angad, premier essai du grand désert.47
14 Surtout, derechef à la page 17, une autre phrase qui s’ouvre également par l’adverbe
« au-delà » parcourt à la vitesse d’un regard les vastitudes lumineuses du ciel où se
lisent en lumière les pans de désert graduels à franchir pour atteindre le terme de la
quête entreprise, « le pays céleste du bleu », le « Grand Désert » : « Au-delà commençait
l’azur, et alors, à des profondeurs qui n’avaient pas de limites, à travers des limpidités
inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu »48.
15 La sensation de clarté dynamique et vertigineuse à l’œuvre ici rappelle d’ailleurs celle
que donne sur l’axe vertical la pièce intitulée « Élévation », de Charles Baudelaire, au
début du recueil des Fleurs du Mal. L’esprit du poète s’y envole en effet jusqu’à se
« purifier dans l’air supérieur » et « le feu clair qui remplit les espaces limpides » 49.
Dans les deux cas, que ce soit en prose ou en vers, il s’agit de rendre par des mots un
dépassement suprême qui traverse le ciel.

Un paradis pour l’être


16 Omniprésente dans ce texte, la dimension métaphysique en hausse le sens et double la
quête initiée sur le plan du récit d’une signification spirituelle. Mais pour postuler un
au-delà, un espace transcendant qui comporte des similitudes avec le monde biblique,
comme nous avons pu le voir50, cette dimension opère d’abord ici-bas. L’éden d’El-
Kantara en témoigne clairement, et peut-être aussi en un sens les majuscules qui

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affectent le « Grand Désert » dans le texte que proposent les éditions Flammarion d’Un
été dans le Sahara51. Derrière celles qu’implique tout nom propre, plus haut qu’elles si
l’on veut, on pourrait voir dans ces majuscules, ce que rend possible leur absence dans
le texte de la Pléiade, une valeur allégorique où se concentreraient le transcendant et
les perspectives qu’il déplie ici même. De façon plus que discutable, car en l’espèce la
majuscule s’impose lexicalement, il est encore tentant d’entendre cette valeur dans le
mot « Orient », écrit à la fin du passage52. Une vie nouvelle, plus riche, est accessible sur
terre, il n’y a pas à mourir pour l’atteindre. Tout se passe au fond comme si dans cet
extrait l’au-delà était d’abord l’occasion d’accroître ce monde et ses marques, l’être
qu’ils recèlent. Façon de dire que le métaphysique touche ici au physique, ou encore
qu’il soutient l’ontologique, la lumière céleste irradiant en deçà d’elle-même,
augmentant la présence sensible de ce qui est ici-bas. Quoi qu’il en soit, le nouveau
monde découvert grâce au pont d’El-Kantara fait figure d’une révélation essentielle. Il
augure avant tout un espace-temps inédit que le lexique pointe53 et où l’être pourra
s’épanouir nouvellement, s’approcher de l’originel – la pureté du désert, liée à sa nudité
élémentaire, en sera la preuve inspirante dans la suite de l’œuvre. Sur le plan de
l’espace, ce qui a été vu plus haut dit assez à quel point celui-ci est neuf, faste à une vie
plus dense esthétiquement, spirituellement. Sur le plan du temps, le passage par El-
Kantara libère une temporalité inédite, prodigieuse. À celle, toute vectorielle, qui
prévalait avant, lors de la morne marche qui a mené les voyageurs à la « porte » 54
capitale qui s’ouvre dans la montagne, succède un temps fixe, suspendu, tout du moins
sa virtualité. Partant le changement de temps climatique observé plus haut se double
d’un autre changement de temps, situé pour lui au plan du vécu. L’« éternel
printemps »55 souriant dans le ciel et le « perpétuel été »56 du grand désert que brigue le
narrateur en sont des marques absolues. Or ce nouvel espace-temps et les perspectives
qu’il dégage seraient liés à la création, qu’ils aiguisent. L’accès à la sphère des essences
en tant que fond universel et qu’il est selon Fromentin crucial d’atteindre sous peine
d’échouer artistiquement serait favorisé par la grandeur et l’inertie primordiale de
l’aire désertique. L’avis suivant montre en tous cas l’importance de cette sphère des
essences : « Donc, hors du général, pas de vérité possible dans les tableaux tirés de nos
origines »57, de même que la poétique qui se dégage des Maîtres d’autrefois, sensible dans
ces propos relatifs à Rubens :
On trouverait en effet deux ou trois esprits dans le monde du beau qui sont allés
plus loin, qui ont volé plus haut, qui par conséquent ont aperçu de plus près les
divines lumières et les éternelles vérités.58
17 De façon directe, le « beau » est fonction d’idées transcendantes. Au demeurant, deux
éléments textuels font signe vers la création humaine. C’est d’abord le cas de la
« déchirure »59 initiale, qui pour être titanesque semble avoir été faite « de mains
d’homme », puis du pont romain60 construit en travers. Sans ce pont, en effet, son ajout
calculé, le paradis resterait bloqué, l’accès au Sahara, sur cette ligne, contrarié. Créer
serait ainsi faire des liens, offrir des voies nouvelles. Quant au motif de la déchirure
rocheuse, reprise par le mot « coupure »61, il est possible d’y voir la trace symbolique
d’un accouchement colossal. En franchissant la montagne, en atteignant El-Kantara,
une part vitale de Fromentin serait née à elle-même, éclairant sa soif créative, au bas
mot sur un plan mythique. Le « lever de rideau splendide » 62 qui théâtralise ce qui s’est
passé pour le narrateur sur ce site autorise au moins cette hypothèse que nous suivrons
enfin. Aussi bien, à ce stade, on peut encore postuler que, pour les natures les plus

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sensibles comme l’était celle de Fromentin, la beauté terrestre, liée au ciel, élève l’être
et l’appelle à fournir sa pierre esthétique à l’édifice du monde.
18 Préludant à Un été dans le Sahara, premier livre d’Eugène Fromentin, l’apparition d’El-
Kantara fait figure de passage fondateur. Franchir le pont qui s’y trouve puis la gorge
qui donne accès juste après au désert s’apparente à une révélation esthétique et
ontologique, située au niveau du paradis. L’être du narrateur, avivé par le décor
sublime qui l’entoure, s’élève spontanément pour s’ouvrir aux nouveaux horizons qui
se présentent à lui. La certitude ontologique quêtée en se mettant en route vers le
« soleil indubitable du sud »63 reçoit donc au seuil du désert une confirmation éclatante.
Or sans doute se joue-t-il là, dans les pages qui la reflètent, quelque chose d’unique
pour l’auteur lui-même qui y met en abyme, par l’entremise de formes littéraires,
l’émancipation qu’il connut au contact du désert algérien. Franchir le pont d’El-Kantara
aurait aussi été franchir un cap intime déterminant qui devait lui permettre de se
réaliser en tant que peintre et écrivain. Au bout des peines qui l’ont mené au Sahara
l’attendait en effet l’âge d’homme64, que la révolution de 1848 avait donné à ses amis
restés en France, et avec cet âge la grandeur dont l’auteur s’était cru dénué et qu’il
désespérait d’insuffler à ses œuvres65. En tous cas, les pépites scintillantes d’être
captées aux portes du Sahara se changeront finalement en motifs picturaux, ultime
conversion après celles qui se sont opérées du plan physique au plan métaphysique,
puis de ce dernier au plan ontologique, vu d’abord. Une boucle féconde se boucle ainsi
qui, partie du monde sensible y revient après enrichissement profond, en même temps
qu’elle inscrit son inspirateur dans l’espace commun. La vision d’El-Kantara a ouvert en
grand la voie à l’achèvement du destin choisi : celui d’artiste, le plus apte à traduire
l’au-delà d’un idéal perçu dans l’immanence du temps humain, à la fois intime et
publique. Un fragment d’une lettre de l’auteur à son père datant du 29 décembre 1851
l’indique nettement : « Mon premier voyage d’Afrique […] a décidé de ma direction. […]
Mon second voyage […] a fait ma position »66. Ce qui revient pour nous à dire que si la
découverte de l’Algérie, en 1846, a ouvert des pistes esthétiques décisives, ce n’est qu’en
y retournant un an plus tard et en trouvant El-Kantara que Fromentin a pu les affermir
pour sceller son destin artistique. Aussi bien, l’esthétique, le métaphysique et
l’ontologique trouvent par là même leur place sociale, existentielle. Un acte de foi
majeur est advenu de ce point de vue près du pont cité dans le texte 67, que l’on peut
rapprocher de celui que projette le poème de Victor Hugo qui ouvre le sixième et
dernier livre des Contemplations, « Au bord de l’infini », et qui s’intitule « Le pont » 68.
Dans les deux cas, l’image du pont symbolise de fait une croyance, l’existence d’une
voie d’envergure qu’il est possible d’emprunter. En fin de compte, El-Kantara nous
apparaît tout ensemble comme le point réel autour duquel a culminé pour Fromentin
l’assurance de sa vocation artistique et comme le point fictionnel qui cristallise
l’éblouissement de la découverte du désert, ce pourquoi ce site forme le portail de sa
première œuvre littéraire69.

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NOTES
1. E. Fromentin, Œuvres complètes, éd. G. Sagnes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1984, p. 15-18 (« El-Kantara – le pont – […] qui tient du merveilleux »). Dorénavant ES.
2. Voir à ce sujet la notice établie par G. Sagnes dans ES, p. 1251-1259.
3. Voir sur ces enchâssements la préface d’A-M. Christin dans E. Fromentin, Un été dans le Sahara,
Paris, Flammarion, « Champs arts », 2009.
4. ES, p. 15.
5. E. Fromentin, Lettres de jeunesse, éd. P. Blanchon, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 222 (dorénavant
LJ).
6. Exactement : telle une « énorme muraille de rochers de trois ou quatre cent pieds d’élévation »
(ES, p. 15).
7. Ibidem.
8. Ibid., p. 17.
9. Ce mot – ce motif – essentiel dans l’extrait y est mentionné six fois : quatre fois à la page 15,
dont trois dès le paragraphe d’ouverture, puis deux fois au bas de la page 16.
10. ES, p. 15.
11. Ibidem.
12. Désignant à la fois l’aspect enchanteur d’El-Kantara, la fiction et sa transcendance, cet
adjectif intervient deux fois dans l’extrait : à la page 15, dans l’expression « pont merveilleux », et
à la page 18, pour le clore.
13. Précisément, le texte fait état d’un « phénomène en effet très singulier » (ES, p. 17). Voir, à
titre d’exemples, « La genèse », VII, 11, p. 12 et « Le livre d’Isaïe », XXIV, 4, p. 910, dans La Bible, tr.
L. de Sacy, éd. P. Sellier, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990. Nuages et pluie renvoient au
pouvoir sacré. On le lit clairement dans cet extrait qui rend les paroles de Dieu : « Je ferai paraître
en haut des prodiges dans le ciel […] » (Ibid., « Le livre des Apôtres », II, 19, p. 1413). De ce point
de vue, le « phénomène » céleste à l’œuvre au nord d’El-Kantara est un signe de transcendance.
Voir infra.
14. ES, p. 17.
15. Ibidem.
16. ES, p. 18.
17. Ibid., p. 16.
18. Ibid., p. 15 (« El-Kantara – le pont – […] rose et couleur de beau temps »). Ce premier regard
correspond au premier tableau du site vu supra.
19. Ibid., p. 15-16 (« C’était notre avant-dernière marche […] croire à cette tradition »). Cette
séquence revient sur la marche effectuée en direction d’El-Kantara le matin même, dans une
atmosphère « glacée ».
20. Ibid., p. 16-18 (« Les palmiers […] qui fut long »).
21. La première est lancée par l’indication temporelle « Le lendemain » (ES, p. 17) et la deuxième
se traduit verbalement par un changement de temps qui implique d’abord un changement de
point de vue : à l’aspect sécant des imparfaits succèdent après l’ellipse des passés simples
d’aspect global : « se fit », « n’eus », « fut » (ES, p. 18), synonymes d’une prise de distance. La
projection dans le futur du récit qu’implique la mention de la suite du « séjour » dans le Sahara le
montre nettement.
22. Ibid., p. 17.
23. Voir la note 21.
24. ES, p. 18.

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25. Le substantif « or » apparaît trois fois dans l’extrait : « couleur d’or » (ES, p. 16), « rayons
d’or » (ES, p. 17) et « porte d’or » (ES, p. 18). On trouve en outre deux dérivés : « collines dorées »
(ES, p. 15) et « le soleil […] dorait » (ES, p. 17).
26. ES, p. 16.
27. Ibid., p. 35. Le « Grand Désert » est la partie du Sahara que recouvrent des sables inhabitables,
autrement nommée « Falat » (ES, p. 35) ou « Pays de la soif » (ES, p. 18). Fromentin l’associe de
nouveau à la couleur bleue peu après l’extrait retenu : « Admets seulement que j’aime
passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir : le ciel sans nuage, au-
dessus du désert sans ombre » (ES, p. 18-19). Il convient de ne pas le confondre avec le « grand
désert » (ES, p. 15), qui désigne pour lui l’ensemble de l’espace saharien. Néanmoins, rien ne
prouve a priori que ces deux expressions que seules deux majuscules distinguent ne puissent pas
être interverties.
28. ES, p. 17.
29. E. Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Paris, Klincksieck, « Les mondes de l’art », 2018,
p. 182-183 (dorénavant LMA).
30. ES, p. 17.
31. Ibidem.
32. Ibidem.
33. ES, p. 16.
34. Ibidem.
35. ES, 17.
36. Que l’on trouve entre autres au début de « La Genèse » (La Bible, op. cit.), ou encore dans « Le
livre d’Isaïe » (Ibid., XLI, 18-20, p. 928). Quoi qu’il en soit, la luxuriance est un signe divin et par là
même de transcendance. Voir infra.
37. ES, p. 17.
38. Ibid., p. 16-17 (« une jeune fille […] par une vieillesse hâtive »).
39. ES, p. 17.
40. Ibid., p. 15.
41. Ibidem.
42. Ibidem.
43. Ibid., p. 17.
44. Ibid., p. 15.
45. Voir notamment la note 13.
46. Voir supra, note 36.
47. ES, p. 15.
48. Ibid., p. 17.
49. Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, « Poésie », 1972, p. 37.
50. Voir notamment les notes 13 et 32.
51. E. Fromentin, Un été dans le Sahara, cit., p. 104. L’expression « Grand Désert » est du reste le
titre d’un ouvrage que Fromentin a consulté (Général E. Daumas, Le Grand Désert, ou itinéraire d’une
caravane du Sahara au pays des Nègres, Paris, N. Chaix, 1848).
52. ES, p. 18.
53. De « l’étrangeté du lieu » à la « nouveauté » de ses « perspectives » (ES, p. 18), des « limpidités
inconnues » (ES, p. 17) entrevues au bout du désert à la répétition de l’adjectif « premier » au bas
de la page 16 (« les premiers [palmiers] que je voyais », « la première fille », « pour la première »),
plusieurs mots soulignent en effet la fraîcheur nouvelle du perçu.
54. Deux occurrences de ce mot qui condense le sens du texte l’encadrent si l’on veut (ES, p. 15 et
p. 18).
55. ES, p. 18.
56. Ibid., p. 14.

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57. Ibid., p. 48.


58. LMA, p. 106, nous soulignons.
59. ES, p. 15.
60. Ibidem.
61. Ibidem.
62. Ibid., p. 18.
63. Ibid., p. 15.
64. L’inconfort et les risques qu’a représentés ce voyage ressortent dans les lettres qui l’évoquent
(LJ, p. 282-312). En outre, c’est à ce moment-là que Fromentin perdit son grand frère spirituel
resté en France : Émile Beltrémieux. Enfin, il devait composer avec la culpabilité que ses parents
faisaient peser sur lui puisqu’ils étaient en désaccord avec son désir d’être peintre.
65. « Enfin, chose non moins grave, je vois joli et pas grand ; c’est peut-être, de tous mes défauts,
celui qui me désole le plus, parce que c’est un défaut de nature qui ne sera jamais tout à fait
corrigible », écrit Fromentin dans une lettre à Paul Bataillard le 12 novembre 1847, avant
d’entreprendre son périple vers le désert (LJ, p. 250-251). Précisément, nous jouons ici sur le sens
du mot « grandeur », à entendre d’abord dans une acception existentielle et non esthétique. Il
désigne un gain de confiance personnel et non une capacité à générer par les formes de ses
œuvres une impression sublime. Néanmoins le cap existentiel franchi n’a pu qu’aider à voir le
monde avec plus de force.
66. Fragment inédit cité par G. Sagnes dans sa notice sur les voyages de Fromentin pour la
collection de la Pléiade (ES, p. 1252).
67. « Je suis plus peintre que jamais. La paix du désert est entrée dans mon esprit », note Fromentin
dans une lettre à Armand du Mesnil le 2 avril 1848, après l’émerveillement d’El-Kantara (LJ,
p. 330).
68. V. Hugo, Les Contemplations, Paris, LGF, « Les Classiques de poche », 2002, p. 395.
69. Nous rejoignons ainsi pour finir Anne-Marie Christin, dont la préface à Un Été dans le Sahara
pointe la « fonction nettement inaugurale » d’El-Kantara (E. Fromentin, Un Été dans le Sahara, cit.,
p. 41). Du reste, la vertu cristallisatrice du lieu apparaît clairement dans une lettre à Armand Du
Mesnil datée du 17 mars 1848 : « Le sixième [jour] au soir nous débouchions par le pont El-
Kantara. (Retiens ce nom, ce sera le rendez-vous de tous mes souvenirs, et quand nous causerons de
l’Afrique ensemble, je te mènerai sur ce pont) » (LJ, p. 324, nous soulignons).

RÉSUMÉS
Cet article interroge les pages d’ouverture du premier texte littéraire publié par Eugène
Fromentin : Un été dans le Sahara (1857). Précisément, il s’agit d’y concevoir de quelle manière ces
pages s’apparentent à un seuil tout ensemble poétique et existentiel.

This article questions the first pages of the first literary text published by Eugène Fromentin: A
Summer in the Sahara (1857). Precisely, it aims at showing how these pages can be seen like a
poetic and existential threshold at the same time.

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INDEX
Keywords : Fromentin (Eugène), aesthetics, poetics, ontology, vocation
Mots-clés : Fromentin (Eugène), esthétique, poétique, ontologie, vocation

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L’Immoraliste d’André Gide au-delà


des études postcoloniales
André Gide’s L’Immoraliste beyond Postcolonial Studies

Guillaume Bridet

1 Edward W. Said est l’auteur d’une œuvre remarquablement féconde qui a contribué à
identifier de manière décisive un certain type de discours tenu par des Occidentaux
avides de domination et caractérisé par son mépris pour un Orient plus fantasmatique
que réel. Au nom de « la cohérence interne de l’orientalisme et de ses idées sur
l’Orient »1, il fait néanmoins parfois peu de cas des variations historiques,
géographiques et culturelles, ou simplement de la subjectivité des auteurs et des
œuvres qu’il examine. Si Culture et impérialisme (1993) amende en partie les thèses
développées dans L’Orientalisme (1978) en montrant que l’Orient lui-même n’est pas
resté sans réaction devant cette agression symbolique commise par l’Occident, il ne
revient en revanche pas sur la thèse centrale de l’auteur concernant la généralité de
cette agression.
2 Les quelques pages que Said consacre à L’Immoraliste dans ce dernier essai le
confirment : le roman de Gide participe pleinement à ses yeux du mépris occidental qui
caractérise l’orientalisme. Le personnage de Michel – et l’auteur derrière lui – se
comporte avec les jeunes Arabes qu’il rencontre en Afrique du Nord comme si les
« indigènes » n’étaient que « d’éphémères menaces, et des occasions de faire preuve
d’autorité »2. Et le critique de poursuivre à propos du roman : « Les Africains, et en
particulier ces Arabes, sont là, sans plus. […] Se trouver parmi ces gens-là est agréable,
mais il faut en accepter les risques (la vermine, par exemple) » 3. Il ne s’agit certes pas
de prétendre que L’Immoraliste est un roman absolument étranger au discours
orientaliste ou a fortiori un roman anticolonialiste ; même les deux récits plus tardifs
que Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928) ne sont pas de cette nature et ils
formulent des critiques contre les excès de la colonisation sans remettre en cause son
principe civilisateur. Mais le roman de 1902 s’inscrit dans un contexte idéologique et
social à la fois contraignant et libérateur qui contribue à assouplir quelque peu les
contraintes qui pèsent sur la représentation : à l’orée du XX e siècle, Gide est en mesure

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d’assurer sans scandale la publication de son œuvre dans un espace du champ littéraire
qui s’autonomise quelque peu d’une société maintenant une forte censure sur la parole
homosexuelle et pédérastique ; quant à Michel, le personnage principal du roman, il
accède à la révélation de son propre désir grâce à son statut de jeune bourgeois
métropolitain, mais en marge de la situation de domination coloniale à proprement
parler – en lisière, dans un entre-deux social conforme à son identité elle-même
incertaine. C’est ce double contexte – contexte externe du champ littéraire où paraît le
roman et contexte interne de l’histoire qu’il raconte – qui autorise une reconnaissance
au moins relative de la figure du jeune Arabe inséparable d’une affirmation de soi
comme être de désir et comme romancier. Il apparaît ainsi qu’à côté de la catégorie de
la « race » envisagée par Edward W. Said, les catégories de la classe et du genre doivent
elles aussi être prises en compte pour saisir le subtil équilibre dont témoigne l’art
littéraire de Gide, et la complexité des relations humaines que met en scène son roman.

Michel : Français de métropole, mais aussi


homosexuel et bourgeois
3 Si L’Immoraliste peut à juste titre être considéré comme un roman d’initiation
pédérastique écrit à mots couverts, il est aussi un roman réaliste qui met en scène très
précisément le contexte à la fois social et colonial de cette émancipation par rapport à
la norme hétérosexuelle.
4 Michel est d’abord le rejeton d’une famille de la bourgeoisie intellectuelle qui, après la
mort de ses deux parents, fait un héritage si important qu’il peut vivre de ses rentes.
Fils d’un homme fort savant dont la profession exacte n’est pas davantage précisée
mais qui lui enseigne très jeune les langues anciennes, il a certes engagé des recherches
scientifiques mais il n’a pas besoin de faire carrière. Pour ce jeune homme fidèle à une
éthique qui ressemble à celle de l’otium antique, mais d’un otium qui occuperait tout son
temps, il ne saurait être question de se soumettre au règne de l’utile et de se confronter
à la réalité du travail salarié. Cette position sociale privilégiée se trouve encore
redoublée dans l’histoire par le déplacement du personnage de Michel et de sa jeune
femme Marceline en Afrique du Nord peu après leur mariage. Ce voyage, qui rassemble
les traits du Grand Tour tel que les Anglais l’effectuaient alors encore en Europe et
jusqu’au Proche-Orient et du voyage de noces, même si l’expression n’est pas employée
par Michel dans son récit – et d’abord parce qu’elle implique un respect de l’institution
maritale auquel bien vite il ne consent plus –, est censé se dérouler dans la décennie
1890, et il prend de ce point de vue clairement place dans le cadre d’une colonisation
française triomphante, sous l’impulsion d’une Troisième République soucieuse de
réparer par une expansion prétendument civilisatrice le désastre militaire de la guerre
perdue contre les Prussiens en 1870. Lors de son parcours tunisien puis algérien comme
lors de son séjour à Paris, le personnage de Michel n’a rien à « faire » pour assurer son
statut ; il n’a qu’à « être ». Il n’est ni un entrepreneur parti faire fortune, ni un
fonctionnaire de l’État français ni et encore moins un chômeur quittant la métropole
pour trouver du travail dans les colonies, mais simplement un jeune touriste aisé, qui
voyage en Afrique du Nord avec le seul souci de contempler beaux sites et vieilles
pierres.
5 Or, c’est précisément durant ses vacances en Tunisie et en Algérie, c’est-à-dire dans ces
territoires arabes colonisés qui sont pour lui un espace de loisir, que le personnage de

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Michel quitte la sphère de la pure intellectualité et accède à une labilité désirante d’une
extrême intensité. Suivant le schéma assez nettement identifiable d’une initiation – ici
inspirée à la fois de Whitman et de Nietzsche, et censée donc révéler « l’être
authentique, le “vieil homme” »4 –, il passe d’un état premier aliéné à un moment de
crise, puis à une révélation qui le conduit finalement vers la libération échevelée de ses
sens.
6 Michel voyage d’abord avec un temps de retard sur sa propre existence. Ses préjugés lui
font négliger la moderne Tunis et privilégier les hauts lieux de l’Antiquité comme
Carthage, Timgad, Sousse et El Djem. Mais ses attentes sont à la fois déçues et
rehaussées. D’un côté, la ville arabe de Tunis le comble ; de l’autre, le site romain d’El
Djem n’est pas à la hauteur de ce qu’il escomptait. Parti en Afrique du Nord par intérêt
érudit pour les traces qu’y ont laissées des civilisations antiques disparues – image de
son propre passé et du passé de la civilisation à laquelle il appartient –, Michel prend
goût à la double réalité présente d’un pays et de sa propre existence qui cesse de lui
demeurer étrangère. C’est ce décalage entre les motivations initiales du voyage et
l’intérêt réel qu’il y trouve qui déclenche la crise. Michel ne meurt pas réellement, mais
ce qui disparaît en lui à l’occasion d’une longue maladie – aux symptômes proches de la
tuberculose mais sans nom, ce qui indique bien sa dimension symbolique –, c’est le petit
garçon ignorant de lui-même et de ses penchants au point de se marier pour faire
plaisir à son père mourant. La terre arabe est le lieu de la crise ; elle est aussi le lieu de
la renaissance. L’arrivée du jeune couple en Tunisie avait eu lieu en octobre, à
l’automne, à la fin d’un cycle ; nous sommes à présent en janvier et à ce début d’année
correspond une renaissance intime. Bachir, Ashour, Lassif, Moktir : Michel passe le plus
clair de son temps avec ces jeunes adolescents et il prend goût à sa vie nouvelle. C’en
est fini pour lui d’une érudition tournée vers le passé et assimilée à la mort ; la vie
présente lui ouvre les bras – non plus l’Antiquité mais la terre arabe de son temps, non
plus l’étude mais les sens, non plus sa femme mais des jeunes gens.
7 Dans la suite du roman, les deux époux reviennent à Paris, dont la vie mondaine trop
intellectualiste et corsetée déçoit Michel. Ils décident alors de rejoindre la propriété
normande du jeune homme, dans laquelle, puisqu’il emploie plusieurs familles
paysannes, il peut fréquenter de nouveau de jeunes adolescents, avant finalement de
rejoindre une nouvelle fois l’Afrique du Nord. Le roman de Gide pose ainsi une relation
d’équivalence entre les possibilités sensuelles ouvertes par la fréquentation des jeunes
Arabes d’Algérie et des jeunes paysans normands. En cette fin de XIX e siècle, quand on
est parisien et bien né, la colonie et la province constituent toutes deux des espaces
comparables : libérés en grande partie de la censure intime et de la peur du scandale,
les jeunes bourgeois issus de la ville ou de la métropole peuvent laisser libre cours à
leurs aspirations qui sont les moins acceptables socialement. Dans les deux cas, le jeune
homme est sur des terres qui lui appartiennent, à lui personnellement en tant qu’il est
un propriétaire foncier ou à lui en tant qu’il est le représentant d’un peuple
colonisateur, et il entre donc en relation avec leurs habitants comme avec des
subalternes dont la position sociale est clairement inférieure à la sienne.
8 Ce qu’un livre comme L’Immoraliste permet de ce point de vue de mettre en cause, c’est
un certain idéalisme des théories « queer » considérant les individus, certes pas comme
totalement libres de choisir leur identité de genre5, mais insistant à tel point sur le
culturel qu’elles peuvent conduire à relativiser l’importance de l’appartenance des
individus à tel ou tel groupe ou classe permettant ou pas de brouiller les frontières et

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d’échapper au moins en partie à la norme sociale. Nourries par un constructivisme


sexuel essentiellement foucaldien, les études queer considèrent que l’hétérosexuel
comme l’homosexuel ou le pédéraste sont surtout les produits d’un discours et de sa
réitération performative ; elles ne doivent cependant pas faire oublier que ces discours
sont produits dans certaines conditions sociales et qu’ils établissent des assignations
identitaires de genre contraignantes, dont tout le monde n’est pas en mesure de
s’affranchir6. Il apparaît ainsi que les terres arabes colonisées et les terres provinciales
sont le lieu d’un épanouissement affectif et sexuel que le milieu mondain de la grande
ville, même s’il est le lieu historique de la révélation à soi et aux autres de l’identité
homosexuelle et pédérastique, n’autorise pas de manière si ouverte, tant il est plein de
dangers. Il apparaît surtout que ce type d’épanouissement n’est accessible que
moyennant, non seulement un minimum de prudence, mais encore une situation
sociale suffisamment privilégiée pour ne pas encourir les foudres de la loi ou seulement
la réprobation publique.

La possibilité d’une transposition esthétisante de


l’homosexualité
9 Si Gide est en mesure de publier un roman aussi ambigu et exaltant de manière
implicite mais claire pour qui veut bien le lire les attirances pédérastiques de Michel,
c’est d’abord que, depuis les années 1880, un très grand nombre d’essais et de romans
ont paru en France qui, même s’ils sont condescendants et orientés le plus souvent par
une perspective médicale, témoignent d’un intérêt certain pour la question
homosexuelle prise au sens large. La publication d’un roman comme L’Immoraliste est
également rendue possible par le fait que l’auteur écrit dans un espace du champ
littéraire particulièrement autonome et dans lequel les critères moraux sont relégués
au second plan par rapport à des critères de type esthétique. S’inspirant du Flaubert de
la lettre à Louis Bouilhet du 4 septembre 1850 auquel il fait allusion en évoquant ces
« grands esprits [qui] ont beaucoup répugné à… conclure », Gide l’écrit on ne peut plus
clairement dans la préface de son livre : « Mais je n’ai voulu faire en ce livre non plus
acte d’accusation qu’apologie, et me suis gardé de juger. […] je n’ai cherché de rien
prouver, mais de bien peindre et d’éclairer bien ma peinture » 7.
10 On peut bien entendu lire dans une telle déclaration, en particulier dans le refus de
toute apologie, l’effet d’une certaine crainte : la condamnation d’Oscar Wilde n’est pas
si loin, qui, lors de son procès de 1895, avait lui aussi, contre la réduction de son
identité à sa seule sexualité, revendiqué et mis en avant son statut d’artiste. Gide est
bien placé pour le savoir, qui fut un ami de l’écrivain, et L’Immoraliste se tient même au
plus près de cette amitié compromettante. C’est en effet Oscar Wilde, rencontré pour la
première fois en novembre 1891, qui est l’initiateur de Gide et qui lui permet pour la
première fois de goûter la chair de jeunes Arabes à Alger en janvier 1895 ; lui qui, plus
largement, le libère de ses sentiments de honte et de culpabilité. Le personnage de
Ménalque tel qu’il réapparaît dans L’Immoraliste8 évoque très clairement pour tout
connaisseur de la vie de Gide et même seulement de la vie littéraire de ces années-là, la
personnalité sulfureuse de l’écrivain anglais. Sa présence le rappelle sans ambiguïté :
pour certains hommes appartenant à l’élite intellectuelle et artistique de l’Europe,
l’Afrique du Nord est le lieu d’une libération sensuelle qui transforme le territoire

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colonisé en un paradis, dont la véritable nature ne peut toutefois être reconnue et


revendiquée de manière explicite dans une œuvre littéraire publiée en métropole.
11 Mais le propos de la préface est aussi pour Gide une manière de se situer d’un point de
vue strictement littéraire. S’il n’entend pas juger les pratiques sexuelles auxquelles se
livre son personnage, c’est surtout parce qu’une œuvre littéraire ne saurait être
l’occasion de ce type de jugement et, d’une manière ou d’une autre, être rabattue sur la
catégorie littérairement sans valeur du témoignage. La volonté d’une transposition
esthétisante, plus encore que la crainte de susciter le scandale, constitue la raison
profonde de l’euphémisation permanente à laquelle se livrent le narrateur de l’histoire
et, derrière lui, très directement, l’écrivain Gide. Comme le résume bien François Cusset
à partir des travaux du critique américain Michael Lucey, « tout, dans le texte de Gide,
contribue à placer à distance (une distance voluptueuse bien plus que respectueuse) ces
jeux pourtant poussés jusqu’à leur terme »9 : l’énoncé du souvenir, le plaisir du
voyeurisme, la médiation d’un tiers, le prolongement du plaisir au-delà de l’acte et de la
personne même de l’objet désiré, le procédé stylistique de la prétérition ou l’usage des
points de suspension retranscrivent une expérience sensuelle particulièrement évasive,
en même temps qu’ils témoignent d’une pudeur conforme à une certaine bienséance
littéraire.
12 C’est là que réside le miracle de ce livre : dans la rencontre entre une esthétique de
l’allusion évitant de basculer dans une trop grande trivialité, accordée à une certaine
évolution et à un certain état du champ, et une éthique sexuelle favorisant l’effusion et
le flou sur la précision de la possession, la tension désirante sur les satisfactions plus
charnelles du plaisir. La possibilité même qu’un roman comme L’Immoraliste soit publié
repose sur l’existence d’un champ littéraire et d’un espace colonial autorisant tous les
deux, d’un point de vue moral comme d’un point de vue littéraire, des prises de
position autonomes par rapport à la morale plus commune. On est ainsi fondé à parler
d’une autonomie surdéterminée : autonomie du personnage en Afrique du Nord et du
romancier en France ; de l’histoire et du roman – autonomie dont on peut dire qu’elle
rend possible l’existence sur le mode permanent du possible qui est celle de Michel, en
même temps que l’expérimentation esthétique qui est celle de Gide.
13 Héritier du mouvement symboliste, ayant publié des textes qui, comme Les Nourritures
terrestres, peuvent passer pour de vastes poèmes en prose et même s’il s’oriente avec
L’Immoraliste vers une fiction plus réaliste qui rompt donc avec l’héritage de Mallarmé,
Gide appartient encore pleinement dans les premières années du XX e siècle à l’espace
du champ littéraire qui est celui de « la production pure, destinée à un marché restreint
aux producteurs » et opposé à celui de « la grande production, orientée vers la
satisfaction des attentes du grand public »10. Concernant L’Immoraliste, il prend
lucidement la décision de n’en tirer que trois cents exemplaires, parce qu’il est
conscient que son livre se vendra peu11. S’il y a un effet, non pas de domination (du
corps des jeunes Arabes), mais d’autonomisation (dans le champ littéraire
métropolitain), c’est seulement dans cette possibilité qu’a un individu comme lui de se
maintenir dans une position esthétiquement risquée grâce au capital économique dont
dispose sa famille, et qui l’autorise à écrire pour un public réduit sans se soucier outre
mesure de ses chiffres de vente et de ses droits d’auteur. Le rappel de ce type de
considérations n’a rien d’agréable pour qui entend être un individu libre et affranchi de
toute détermination. L’Immoraliste met en scène cette gêne lors du séjour de Michel
dans sa propriété normande de La Morinière, lorsque Bocage, qui s’occupe de faire

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fructifier le domaine agricole, tient à mettre le jeune homme dans la peau d’un maître
et à se mettre lui-même dans celle du salarié zélé et indispensable. Le régisseur est
comme l’épouse Marceline, tous deux obligent Michel à tenir son rang, à être celui que
la société et la nature ont fait de lui : un homme, un propriétaire foncier – un individu
ferme et achevé. « La présence de Bocage me gênait ; il me fallait, quand il venait, jouer
au maître, et je n’y trouvais plus aucun goût »12. Or il se trouve que ce Michel qui
cherche et qui écrit un temps par pur amour de la science constitue de ce point de vue
une transposition de Gide qui, lui aussi, comme écrivain, peut se permettre d’être un
créateur pur, dans la mesure où il est l’héritier d’une famille qui pourvoit à ses besoins.
L’un est pour la science ce que l’autre est pour la littérature : un jeune homme bien né
qui use librement de son temps pour envisager les choses de l’esprit.
14 On peut certes à partir de considérations de ce type émettre l’idée que la possibilité
d’un tel raffinement esthétique repose sur une fortune familiale, elle-même garantie
par un ordre social foncièrement inégalitaire dans les colonies aussi bien qu’en
métropole. De là cependant à évoquer cet ordre social comme un ordre de domination
et, plus encore, à rendre un auteur comme Gide et un livre comme L’Immoraliste
responsables de cette domination, ce serait aller trop loin. De ce qu’un art autonome
comme celui de Gide est autorisé par une certaine structure sociale ne signifie, ni qu’il
la renforce, ni même qu’il la cautionne.

Domination sexuelle et ouverture à l’autre dans les


colonies
15 Concernant « l’Occident et l’Orient » tels qu’ils peuvent apparaître dans les pratiques et
les discours relatés dans les passages de L’Immoraliste se déroulant dans l’espace arabe
colonisé, il est toutefois difficile de ne pas revenir sur la question de la « relation de
pouvoir et de domination »13 qui caractérise, selon Said, le discours orientaliste. Le
récent ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du XV e siècle à nos jours a
souligné à quel point les colonies ont pu être des lieux de défoulement sexuel pour les
coloniaux et pour les métropolitains en visite14. Si Didier Eribon se contente de mettre
en cause Gide de manière seulement indirecte avec des mots très durs sur les « gidiens
français » qui brilleraient par « leur consternante naïveté » concernant « le rapport
colonial dans lequel est ancrée [la] sexualité »15 de l’écrivain au tournant des XIX e et
XXe siècles, Monique Nemer le critique plus frontalement. Tout en louant le courage de
Gide dans son combat pour que soit laissé place à un discours de type homosexuel et
tout en précisant qu’au regard de la loi s’appliquant de 1863 à 1942 Gide ne commettait
aucun abus sexuel16, elle remarque néanmoins que « l’âge de ses partenaires diminue à
mesure que l’on descend vers le Sud – Italie, Algérie, Égypte », ce qui, juge-t-elle, « n’est
pas l’aspect le plus sympathique de Gide », et elle estime que « l’inconscience, ou le
déni, de Gide face à ce “tourisme sexuel”, et à l’organisation, dont il profite, d’une
prostitution des jeunes garçons, est assez déplaisante » 17.
16 Comme Didier Eribon l’explique bien, « il faut renoncer à l’idée d’une “subversion”
sexuelle qui serait nécessairement liée à un progressisme politique » et considérer plus
généralement que « la subversion est toujours partielle et localisée » 18. La subversion
morale que constituent l’homosexualité ou la pédérastie par rapport à l’hétérosexualité
n’implique pas nécessairement la subversion du rapport de supériorité entre le sujet et
l’objet de son désir. C’est que plusieurs dimensions identitaires se mêlent les unes aux

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autres, qui touchent à la sexualité mais aussi à la classe sociale, à l’appartenance


nationale ou à la couleur de la peau. Gide est pédéraste, ce qui le met en position de
faiblesse par rapport à ses compatriotes de métropole ; mais il est aussi un homme
blanc issu de la classe bourgeoise et venu de France. Et de fait, les années 1890-1900
sont les années du triomphe de l’idée coloniale et de la bonne conscience des
puissances impérialistes européennes. Comme l’autonomie esthétique de Gide dans le
champ littéraire de ces années-là est appuyée sur un certain ordre social, l’autonomie
morale de Michel ne serait pas possible hors du cadre plus large de la conquête
coloniale qui détermine de manière précise le rôle des uns et des autres. Se promenant
dans un jardin de Biskra, Michel peut bien s’asseoir seul sur un banc et attendre « le
hasard d’une rencontre heureuse… »19, il n’en reste pas moins que, si la rencontre de tel
ou tel jeune garçon est effectivement due au hasard, les modalités du rapprochement
entre l’homme français et le jeune Algérien sont conditionnées par leur identité
respective. « L’air était calme et tiède, mais je pris mon châle pourtant, comme prétexte
à lier connaissance avec celui qui me le porterait »20. Michel affaibli sait qu’il peut
compter sur une sollicitude qui ne serait pas de mise s’il se promenait lui-même dans
un jardin français fréquenté par de jeunes bourgeois ou a fortiori s’il était un travailleur
algérien ayant émigré en métropole. Toutes ses initiatives, minimales à vrai dire, n’ont
de sens que sur fond de service rendu et d’échange pécuniaire. Seule cette relation
programmée et convenue entre un bourgeois et des enfants du peuple, entre un
ressortissant de la puissance coloniale et des Arabes colonisés, autorise le
rapprochement presque automatique des différents personnages et la mise en contact
de leur univers respectif.
17 Ce qui se joue néanmoins ici, ce n’est pas une relation de domination, ni même
uniquement une relation de pouvoir. La relation dissymétrique ne donne pas lieu à
l’exercice d’un pouvoir, elle définit un cadre qui rend possible la relation ; elle n’est pas
la fin que vise le narrateur, mais seulement un moyen au service d’un rapprochement.
Mieux encore, il apparaît que l’autre est acteur de la situation d’échange, qu’il est
reconnu dans son altérité et qu’il est même doté d’une force de contamination.
18 Le touriste sexuel n’est pas ou pas seulement un colon ; le jeune indigène, pas ou pas
seulement un objet sexuel colonisé. Entre le désir de l’homme blanc et la rouerie des
jeunes Arabes, il y a place pour un jeu social qui laisse se développer, d’un côté, une
admiration fascinée, de l’autre, une ruse évidente. La célèbre scène du vol des ciseaux
de Marceline commis par Moktir, auquel assiste Michel sans réagir, croyant que le
jeune Arabe ne s’est pas rendu compte qu’il l’observait, alors qu’il l’a en fait
parfaitement perçu21, dit d’abord et certes que l’épouse légitime ne pourra plus jouir
des faveurs de son mari dont l’organe essentiel lui est dérobé par un jeune homme ;
mais aussi, si l’on quitte la sphère intime du couple pour celle de la relation coloniale,
que le maître de la situation n’est pas nécessairement celui que l’on croit, ou plutôt
qu’il n’y a pas réellement de maître dans ce silence partagé ; enfin que le voyageur
blanc qui concède à perdre cet objet au contact de l’autre est dans un état de trouble.
Cette paire de ciseaux perdue le coupe de lui-même, de son passé, de son identification
trop univoque au groupe des individus blancs de sexe masculin. La dépossession est
moins économique, même si Michel paye les jeunes garçons qui l’entourent, que
surtout symbolique. Ménalque l’a bien compris : « Il y a là, reprit-il, un “sens”, comme
disent les autres, un “sens” qui semble vous manquer, cher Michel », et ce « sens », que
le lecteur se met en quête de déceler dans une démarche de type herméneutique, c’est
en fait de manière inattendue « celui de la propriété »22. Ce « sens » est comme le

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« problème » de la préface : c’est la pédérastie comme absence de « propriété » entre le


sexe masculin et des pratiques sexuelles qui a priori ne lui sont pas accordées. Mais c’est
aussi bien davantage une identité qui n’est plus pensée comme une somme de
caractéristiques arrêtée mais comme mouvement – ce qui ne va pas sans expropriation
permanente.
19 Du même coup, ce mouvement d’ouverture implique une reconnaissance au moins
partielle de l’autre. On peut d’abord remarquer que Michel accorde bien plus
d’importance dans son récit à la description physique exaltée des jeunes Arabes qu’à
celle de sa propre épouse. Mais ce n’est pas tout. Pour Marceline se promenant avec
Michel dans les alentours de Biskra, il est « inutile d’aller plus loin », parce que « ces
vergers se ressemblent tous »23. Lorsque Michel se promène seul, il perçoit la réalité de
manière différente : « Les jours suivants, j’allai plus loin ; je vis d’autres jardins,
d’autres bergers et d’autres chèvres. Ainsi que Marceline l’avait dit, ces jardins étaient
tous pareils ; et pourtant chacun différait »24. Marceline met l’accent sur le semblable,
et elle arrête sa course ; Michel est sensible à la différence, et il poursuit la sienne. Les
Arabes sont certes fondus dans le paysage, mais pas fondus au sens où ils seraient
invisibles et donc relégués dans l’absence et méprisés ; fondus au sens où ils participent
d’une nature qui n’est pas force brutale et instinctive – ce serait retrouver un nouveau
cliché orientaliste –, mais présence pleine et neuve finissant par contaminer le touriste
français.
20 Il y a en effet une forme de porosité entre l’identité du touriste blanc et celle du jeune
Arabe – que métaphorise dans de nombreux passages du roman le motif de l’ombre :
Presque pas d’étrangers, quelques Arabes ; ils circulent, et, dès qu’ils ont quitté le
soleil, leur manteau blanc prend la couleur de l’ombre.
Un singulier frisson me saisit quand j’entrai dans cette ombre étrange ; je
m’enveloppai de mon châle ; pourtant aucun malaise ; au contraire… 25
21 Cette « ombre étrange » dans laquelle entre Michel le fait passer du statut d’étranger au
statut d’ombre étrangère de lui-même. Michel devient l’ombre de l’étranger qu’il était
et, en même temps, le « manteau blanc » des Arabes prenant « la couleur de l’ombre »,
il perd sa peau blanche et devient une sorte d’indigène. Il faut toutefois préciser qu’il y
a porosité mais pas réciprocité : le Blanc rejoint l’indigène dans l’ombre, mais
l’indigène reste lui-même ; préciser encore que la porosité est un état temporaire :
Ménalque a récupéré les ciseaux auprès de Moktir et il les repasse à Michel lors de leurs
retrouvailles parisiennes. On peut voir la circulation de ces ciseaux comme un passage
de témoin synonyme d’une initiation sexuelle réussie, mais elle est aussi le signe d’un
retour social toujours possible parmi l’élite blanche européenne. Ce que Michel a perdu
en Afrique du Nord, il peut toujours le retrouver une fois rentré en France. Lui seul a
cette capacité d’ubiquité sociale. C’est que le personnage obéit à un principe de dépense
énergétique et financier qui ne le menace pas – le capital de sa jeunesse lui sert de
garantie, comme le capital économique accumulé par sa famille : il peut s’ouvrir à
l’autre, vider ses poches – il reste lui-même. Là est, sinon la domination, au moins
l’inégalité foncière qui oppose le jeune touriste français à l’Arabe d’Algérie. Lorsqu’il
retourne à Biskra pour un second séjour, Michel est déçu des « enfants » qu’il retrouve :
« Quelle déconvenue ! […] Ils ont affreusement grandi. […] Il y a là comme une
banqueroute… »26. La « banqueroute », c’est, à ses yeux, la mauvaise dépense, la
dépense qui conduit à la perte de ce soi labile qui fait le bonheur et à la réduction de
l’individualité au profit de rôles sociaux figés. Le tort de ces jeunes gens, c’est de
travailler et d’avoir pris femme, ce qui n’est pas du goût de Michel. « Que les carrières

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honorables abêtissent ! »27, pense celui qui n’a nul besoin de faire carrière ni même de
travailler pour subvenir à ses besoins.
22 De la domination ? Dans le cas présent et sans nier par ailleurs la réalité de pratiques et
de discours relevant effectivement de la domination : non. Mais de l’inégalité à coup
sûr : au sein du champ littéraire que fréquente Gide et surtout au sein de l’espace
colonial que hante Michel. Inégalité qui seule rend possible une inventivité littéraire et
identitaire portée à ce degré et que tous ne peuvent durablement se payer – ni les
écrivains moins bien dotés obligés de gagner leur vie par des travaux alimentaires ou
de vendre leurs livres à un public plus nombreux, ni les jeunes Arabes de la colonie qui
se sont mariés et sont devenus plongeur dans un café, terrassier au bord des routes ou
boucher. Tenter de créer une œuvre, penser qu’on est en mesure de se créer soi-même
– devenir un sujet en excès par rapport à ce qui le produit : ce sont là, à la croisée des
XIXe et XX e siècles, les fleurs raréfiées de L’Immoraliste. C’était jadis ; c’est aujourd’hui
encore.

NOTES
1. E. W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], tr. am. C. Malamoud, Paris, Le Seuil
[1980], 2005, p. 17.
2. Edward W. Said, Culture et impérialisme [1993], tr. an. P. Chemla, Paris, Fayard/Le Monde
diplomatique, 2000, p. 265.
3. Ibid., p. 279.
4. A. Gide, L’Immoraliste [1902], dans Id., Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, éd. P.
Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 622. p. 398.
5. Judith Butler précise bien, ce sont ses mots, qu’on ne change pas de genre comme on change de
chemise. Voir J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of « sex », New York & London,
Routledge, 1993, p. X.
6. Judith Butler a en partie répondu, d’un point de vue toutefois plus politique que théorique, à
cette critique venue essentiellement des rangs des théoriciens marxistes. Voir J. Butler,
« Simplement culturel ? », dans Actuel Marx, 30, 2001, p. 201-216.
7. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 591-592.
8. Ce personnage est déjà présent au Livre quatrième des Nourritures terrestres et encore dans la
première des « Lettres à Angèle ». Voir A. Gide, Les Nourritures terrestres [1897], dans Id., Romans et
récits. Œuvres lyriques et dramatiques, op. cit., p. 379-398 ; « Lettre à Angèle » [I] [L’Ermitage, juillet
1898], Essais critiques, éd. P. Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 8-14.
9. F. Cusset, Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs, Paris, PUF,
« Perspectives critiques », 2002, p. 156. Voir M. Lucey, Gide’s Bent, New York, Oxford University
Press, 1994.
10. P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, « Libre
examen », 1992, p. 175.
11. Voir A. Gide, 8 janvier [1902], dans Id., Journal I, 1887-1925, éd. E. Marty, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 316.
12. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 662.

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13. E. W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit., p. 18.
14. Voir P. Blanchard, N. Bancel, G. Boëtsch, D. Thomas, Ch. Taraud, Sexe, race & colonies : la
domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
15. D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, note 3, p. 319.
16. La loi autorisait en effet alors les relations sexuelles avec des individus âgés de treize ans et
plus.
17. M. Nemer, Corydon citoyen. Essai sur André Gide et l’homosexualité, Paris, Gallimard, 2006,
respectivement p. 96 et p. 99.
18. D. Eribon, Réflexions sur la question gay, op. cit., respectivement p. 179 et p. 183.
19. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 613.
20. Ibid., p. 613-624.
21. Ibid., p. 618 et p. 649.
22. Ibid., p. 650.
23. Ibid., p. 616.
24. Ibid., p. 617.
25. Ibid., p. 611.
26. Ibid., p. 685.
27. Ibid.

RÉSUMÉS
Si les quelques pages qu’Edward W. Said consacre à L’Immoraliste dans Culture et impérialisme
(1993) confirment pleinement le mépris occidental qui caractérise l’orientalisme, le roman que
Gide fait paraître en 1902 s’inscrit dans un contexte social et idéologique qui assouplit quelque
peu les contraintes qui pèsent sur la représentation de l’Orient. À côté de la catégorie de la
« race » envisagée par Edward W. Said, les catégories de la classe et du genre doivent elles aussi
être prises en compte pour saisir le subtil équilibre esthétique dont témoigne le roman de Gide et
la complexité des relations humaines qu’il met en scène.

If the few pages that Edward W. Said devotes to L’Immoraliste in Culture and Imperialism (1993) fully
confirm the Western contempt that characterizes Orientalism, the novel published by Gide in
1902 takes place in a social and ideological context that can somewhat reduces the pressure on
the representation of East. Next to the category of « race » considered by Edward W. Said, the
categories of class and of gender must be taken into account if we want to understand the subtle
aeæsthetic balance of the Gide’s novel and the complexity of human relationships which it
includes.

INDEX
Keywords : Orientalism, Postcolonial Studies, Gender Studies, Class Studies, literary field, Gide
(André).
Mots-clés : orientalisme, études postcoloniales, études de genre, sociologie de la littérature,
champ littéraire, Gide (André)

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Le manuscrit du Mystère de la
chambre jaune ou la construction
d’une énigme
The manuscript of the Mystère de la chambre jaune or the construction of an
enigma

Irene Zanot

1 Considéré comme l’un des représentants les plus populaires du « roman policier
archaïque », Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux a fait l’objet de nombreuses
enquêtes de la part des passionnés du genre1. Publiée en feuilleton dans le supplément
du magazine L’Illustration en 1907, la première aventure du « journaliste et reporter »
Rouletabille a en effet suscité l’attention de spécialistes comme Colin, Vareille ou
encore Isabelle Casta, qui a essayé de démonter la « machine » de ce polar avant la
lettre pour décrypter le secret de sa réussite2. Si l’énigme de Mademoiselle Stangerson
ne cesse de fasciner la critique et les lecteurs par la logique à la fois rigoureuse et
déroutante qui préside à sa construction, un document encore peu connu nous permet
aujourd’hui de remonter aux sources de la création leroussienne : le carnet contenant
la première des aventures du « journaliste et reporter » Rouletabille, qui a été retrouvé
en 2008 par l’un des petits-enfants de l’auteur3. Autrefois considéré comme perdu, le
manuscrit, qui est disponible sur Gallica, recèle des indices précieux pour comprendre
la genèse de ce chef-d’œuvre4. Dans cet article, nous présenterons une étude comparée
du feuilleton et du manuscrit, qui, comme le dit Guillaume Fau, nous conduit « au plus
près du cheminement de la pensée » de l’auteur5. Nous nous arrêterons d’abord sur
quelques aspects typiques concernant la technique de composition leroussienne et la
chapitration des deux versions ; après, notre attention se concentrera sur le cœur du
roman, c’est-à-dire la représentation des crimes et des décors du Mystère, que l’artiste
modifie et remodèle en construisant un mécanisme parfait dans sa complexité mais
également plausible. L’analyse des nouveautés introduites dans le feuilleton nous
permettra enfin l’occasion de formuler quelques réflexions générales sur l’ouvrage (et,

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notamment, sur son apport au développement de la littérature policière française) tout


comme sur l’évolution de la carrière de l’écrivain.
2 Bien qu’elle nous livre des clés formidables pour avancer dans nos connaissances, la
découverte du manuscrit ne dissipe qu’en partie le halo de mystère entourant la
création de l’enquête de Rouletabille. Formé d’environ 200 feuillets, le document
s’ouvre sur un ensemble de pages où Leroux énumère en ordre épars quelques-unes des
idées principales du Mystère (les « pas élégants de Darzac », l’« os de mouton ») en
alternant indications scénographiques, brefs syntagmes, ou encore, descriptions de
scènes : les « Premières notes qui ont été écrites pour le Mystère de la chambre jaune »
(D. 04-09)6. Précédées d’un Scénario presque indéchiffrable dont l’histoire ne rappelle
que vaguement l’intrigue du Mystère, ces notes s’arrêtent sur une table des matières qui
récapitule par de courtes légendes les chapitres du sixième au dix-septième, ce dernier
étant désigné comme le chapitre final7 : curieusement, les épisodes et leur
numérotation ne coïncident entièrement ni avec les solutions adoptées dans le
feuilleton, ni avec l’architecture textuelle du manuscrit. On pourrait en déduire que
dans les « Premières notes » Leroux a effectivement ébauché le tout premier projet du
Mystère, si ce n’est que cette sorte d’avant-texte fait allusion à la « canne de Frédéric » –
un objet qui, comme nous le verrons, ne fera sa parution que dans l’édition de
L’Illustration.
3 En effet, s’il n’est pas aisé d’établir la chronologie de ce document, la tâche s’avère
encore plus problématique pour le « Manuscrit autographe » (D. 08-57). Que la
naissance du roman demeure un cas non complètement résolu, cela dépend avant tout
de la perte de quelques feuillets, les pages 12, 36, 65 et 164 manquant à l’appel : c’est
avec toute probabilité sur deux de ces feuillets que paraissaient les dénominations et
les incipit des chapitres II, Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille et X,
« Maintenant il va falloir manger du saignant »8. Encore faut-il s’interroger sur la technique
de composition du manuscrit, qui, comme l’observe Fau, relève d’un « état
intermédiaire entre un premier brouillon » désormais disparu et l’édition en feuilleton.
Conformément à un procédé typique de la pratique journalistique, à la fois source et
modèle d’écriture pour notre artiste comme l’a montré Matthieu Letourneux 9, Leroux
aurait récupéré des « fragments d’au moins une version antérieure » pour les recoller
sur de « nouveaux feuillets » en les recomposant entre eux, ou bien, en les alternant à
des « passages de transition » rédigés ex novo10. Le début du texte semble confirmer
cette thèse : les éléments péritextuels (le titre, l’intertitre Où l’on commence à ne pas
comprendre, la mention Aventures extraordinaires de Rouletabille) paraissent tous sur une
bande que le romancier a collée sur le feuillet 5 R. Ailleurs, la page se compose d’une
séquence de bandes comme s’il s’agissait d’un « collage composite » 11 ; l’atteste le
feuillet 26 R, qui est deux fois plus long que les autres feuillets. Si le recours à ce
« couper coller » artisanal semble s’intensifier lors des moments forts de l’action, la
présence d’un nombre non négligeable de feuillets intacts (ou à peine raturés) attire
toute notre attention : témoignage d’une réécriture intégrale de quelques épisodes
ainsi que de la rédaction de scènes « de transition » comme l’observait Fau, ces pages
nous montrent aussi que l’artiste a intégré de nouvelles péripéties à son récit ; des
épisodes qui peuvent marquer un tournant dans le dévoilement de l’énigme, comme
nous le verrons.
4 Que l’invention du Mystère se soit enrichie au cours du temps, cela est démontré
d’ailleurs par la longueur du feuilleton, qui est bien plus volumineux que le manuscrit.

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Comme l’a mis en évidence Fau, « les ajouts sur épreuves sont venus amplifier la fin du
texte de ses 6/8e environ », entraînant une modification substantielle de l’organisation
en chapitres – et, notamment, du dernier épisode « Où Joseph Boitabille apparaît dans
toute sa gloire » (ch. XXIV), que Leroux a scindé « en 4 chapitres numérotés XXVI à
XXIX »12. En vérité, l’écart entre les deux versions s’élève à six, et non pas à quatre
chapitres ; car, si le feuilleton contient un autre chapitre inédit (« La double piste », ch.
XXIII)13, le manuscrit présente un « double » du chapitre XI, que l’on appellera chapitre
XI bis. Intitulé Des pleurs dans la nuit, ce dernier (qui représente une version abrégée du
chapitre XII du feuilleton) permet d’illustrer un cas majeur de réorganisation du
« dispositif » romanesque pour emprunter la terminologie d’Ugo Dionne 14. Les
corrections et les variations de graphie concernant les chiffres des chapitres de IV à XI
témoignent en effet d’un réarrangement général de la chapitration qui trouverait son
origine dans le réaménagement des chapitres X, « Maintenant il va falloir manger du
saignant », et V, Où Joseph Boitabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit son
petit effet15. Nous rappellerons qu’ici Leroux fournit des renseignements sur le passé du
« Grand Fred » ; des informations qui créent un pont avec une série d’indications que
l’écrivain, conformément à un cliché littéraire encore à la mode au début du XX e siècle,
insérera dans la partie finale de l’ouvrage :
L’affaire des lingots d’or [illis.]↓[de] l’hôtel de la Monnaie↑[, qu’il débrouilla quand
tout le monde jetait [illis.] sa langue aux chiens,] [illis.] et la l’arrestation des
forceurs de coffres-forts du Crédit universel [illis.] illustre ↑[avaient rendu son
nom presque populaire]. Il passait alors, à cette époque où Joseph Boitabille n’avait
pas encore donné les preuves admirables admirables d’un talent unique, pour
l’homme le plus fort en [illis.] pour l’esprit le plus apte à démêler l’écheveau le plus
embrouillé des crimes les ↑des] plus mystérieux ↑[et plus obscurs crimes.]16
5 La question de la complication du récit et celle des chapitres doublons se relient en
vérité à une recherche poétique de grande importance pour l’auteur, qui, à l’époque de
rédaction du Mystère, faisait ses débuts en tant que romancier. Chroniqueur judiciaire
et journaliste de renom comme Rouletabille, Leroux s’était en effet fixé un objectif
précis : faire « plus fort que Poe, plus fort que Conan Doyle », comme il l’avouait dans
une interview à Frédéric Lefèvre17. Attentif aux goûts d’un public avide de récits des
crimes les plus affreux, lui-même attiré par les histoires sanglantes et quelque peu
morbides18, l’écrivain s’apprêtait à donner sa contribution à la naissance du roman
policier français, genre qui se caractérise par la mise en place d’un « nouveau modèle »
fondé « non plus sur le récit du crime, mais sur sa reconstruction progressive ». Comme
l’a clairement démontré Elsa de Lavergne, cette forme avait commencé à faire son
chemin à partir des années 1860 malgré quelques « entraves » : les longueurs du récit à
tiroirs, les retours en arrière du « récit du passé », les contraintes thématiques et de
composition imposées par le roman-feuilleton, pour ne citer que partiellement cette
étude19. Or, si Leroux ne manque pas d’intégrer ces éléments à son récit au fur et à
mesure qu’il manipule sa création, l’analyse du manuscrit fait ressortir toute la richesse
et la complexité du travail à travers lequel l’artiste a relevé le défi pour dépasser ses
maîtres sur la voie des histoires de détective.
6 Ce n’est pas un hasard si les marques d’altération du texte se multiplient justement là
où affleurent les composantes typiques du roman policier ainsi que de ses « ancêtres »
les plus directs, comme le roman judiciaire20. La reconstitution du délit et de la scène du
crime ; l’accumulation de preuves et l’interprétation des indices ; les phases de
l’investigation officielle (l’instruction, l’audition des témoins, le procès) et encore, les

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tours et les détours de l’enquête parallèle, celle que mène le héros : voilà les points sur
lesquels le romancier mise pour défier les capacités intuitives du lecteur ainsi que pour
le fasciner par une affaire aussi embrouillée que possible, mais qui est en même temps
fondée sur une logique de fer21. À cet effet, l’écrivain pousse jusqu’aux conséquences
ultimes le motif à la base de sa création, à savoir l’impossibilité de pénétrer dans la
pièce de Mademoiselle Stangerson. La scène où Rouletabille et le juge d’instruction
passent en revue les différents moyens d’accès au bâtiment (chapitre III) comporte par
exemple deux précisions par lesquelles M. de Marquet spécifie que la porte du pavillon
ne peut s’ouvrir « ↑[soit de l’intérieur, soit de l’extérieur,] que par des ↑[deux] clefs
spéciales », et qu’elle était « ↑[restée] refermée » quand M. Stangerson et ses
accompagnateurs ont regagné l’édifice22. Plus loin, Leroux exclura définitivement
l’hypothèse que cette entrée est restée ouverte :
Boitabille grogna et se rendit dans le vestibule de ↑[et illis. se mit aussitôt à]
D’abord il ↓[inspecter la] [porte. porte ↑[Il] se rendit compte de la fermeture
automatique. Il constata que ↑[cette] porte ne pouvait jamais ↓[rester ouverte et
qu’il fallait une clef ↓pour l’ouvrir]23
7 Si ces remarques contribuent à cristalliser le thème de la « chambre close », la
reconstruction de la dynamique de la lutte entre Mademoiselle Stangerson et son
agresseur fait l’objet de quelques ajustements qui marquent un écart encore plus
significatif avec la première version du Mystère. Les divergences concernent avant tout
les signes que le combat a laissés sur les personnages : Leroux abandonne la théorie
selon laquelle le criminel aurait bouché la canne du révolver pendant que la victime
faisait feu tout en conservant le détail de l’empreinte de la « main ensanglantée » sur le
mur24. Ensuite, il élimine les références à une deuxième blessure localisée « au pied » de
Mademoiselle Stangerson. Loin d’être casuel, ce changement nous renvoie à un point
culminant du récit, c’est-à-dire les dessous de la tragédie ; mais procédons avec ordre.
Selon les représentants officiels de « la justice », le meurtrier aurait d’abord essayé
d’étrangler l’héroïne, puis il aurait été blessé par un coup de pistolet lors d’une
tentative de légitime défense de la femme. Ce n’est qu’après cet accident que le
criminel aurait frappé Mademoiselle avec un instrument contondant, provoquant un
traumatisme à la tempe (ou « au front ») de la malheureuse.
8 À ce propos, toutes les apparences indiquent que l’arme du délit est un os de mouton :
abandonné à côté de la victime, ce dernier, qui est taché de sang, est effectivement
considéré comme une « pièce probante ». En outre, la découverte de deux balles (l’une
plantée sur le plafond, l’autre dans le mur de la chambre jaune) amène les enquêteurs à
supposer que la victime a tiré à deux reprises avant de blesser son agresseur ; c’est là
une version qui coïncide parfaitement avec les déclarations des personnes interrogés,
qui, excepté les concierges, ont toutes entendu « deux coups de revolver, un coup sourd
d’abord, puis un coup éclatant »25. De fait, la vérité est bien plus surprenante, car,
comme le dévoilera Rouletabille en cour d’assises, la blessure de Mademoiselle est la
conséquence d’un épouvantable cauchemar ; une « répétition des expériences
traumatiques »26 au cours de laquelle la protagoniste, en revivant dans un rêve une
agression qu’elle avait subie quelques heures plus tôt, tombe du lit, cogne sa tête à une
table en marbre et renverse involontairement le revolver du père Jacques, qui fait
partir un coup.
9 Or, plusieurs indices nous signalent que ce coup de théâtre s’est dessiné assez
tardivement dans l’esprit du romancier. Examinons, avant tout, la balistique : la
reconstitution que Rouletabille illustre devant le juge d’assises établit que les « deux

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coups de feu » ont éclaté à différents moments, et que le « coup sourd » dont parlent M.
Stangerson et le père Jacques a été provoqué par la chute de la table de nuit de
Mademoiselle. Ainsi s’explique pourquoi les concierges, qui s’étaient éloignés du
pavillon pour braconner, ne font référence qu’à une seule détonation – et, précisément,
à celle qu’a produite le pistolet du père Jacques en tombant dudit meuble 27. Cette
découverte s’insère comme une pièce de puzzle dans l’engrenage du récit ; et pourtant
trois séquences font émerger une variante significative : une observation de
Rouletabille au f. 40 R ; les spéculations de Darzac sur l’attentat (f. 40 R et 43 R) ; et,
pour finir, les répliques que le juge d’instruction échange avec les concierges au cours
de l’interrogatoire des suspects (f. 75 R). Les corrections présentes dans ces passages
nous indiquent en effet que le scénario initial prévoyait seulement un coup de
revolver :
cette blessure eût été mortelle si l’assassin n’avait été ↑[à demi] arrêté, dans le
coup qu’il donnait, par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé à la main, il lâchait
son os de mouton et s’enfuyait. Malheureusement, le coup ↑[de l’os de mouton]
était parti et était déjà arrivé… et Mlle Stangerson était quasi assommée, après
avoir failli être étranglée. ↑[Si] Mlle Stangerson avait réussi à blesser l’homme de
son premier coup de revolver, elle eût, ↑↑[sans doute, échappé à l’os de mouton…
Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard ; puis, le premier coup, dans]
↑[la lutte, a dévié, et la illis. balle est allée se loger dans le plafond] ; ce n’est que le
second coup qui a porté…28
10 D’autres éléments confirment que la révélation finale du Mystère est le fruit d’un long
travail de création : par exemple, la déposition de la victime, qui est parfaitement
compatible avec l’élucidation de l’affaire proposée par Rouletabille, paraît sur une
bande collée sur le feuillet 58 R29. Toutefois, c’est le chapitre VII (à savoir, l’ancien
chapitre VI), Où Boitabille part en expédition sous le lit, qui retient le plus notre attention.
On se souviendra qu’ici le héros se faufile sous le lit de Mademoiselle Stangerson pour
en sortir avec une « preuve scientifique » qui corroborera sa thèse ; une petite chose
qu’il avait trouvée sur le coin de la table de nuit et qu’il présentera au procès, c’est-à-
dire un cheveu blond taché de sang. Narré dans un feuillet collé sur le f. 53 R, l’épisode
contraste avec une version précédente où Rouletabille ressortait de son exploration
sous le lit avec un bouton de manchette ; que cette « pièce à conviction » devait jouer
un rôle assez significatif dans la résolution du mystère, cela est suggéré par des
répliques supprimées sur ce feuillet, et, surtout, par les Premières notes, où l’expression
« Un bouton sous le lit » sert de titre au chapitre VI :
Et, rapidement, il me montra ↑[dans le pli d’une feuille de papier ↑↑[[qu’il avait
du serrer dans la poche de son gilet, pendant son expédition ↓[sous le lit]], un
cheveu blond de] [illis.] ↑[femme]
- Mes compliments
– Vous pensez… ce bouton ↑[de manchette] me sera plus précieux que la main
rouge, que les pas noirs, que le mouchoir plein de sang ↑[bleu] et que le béret
↑[illis.] que je n’ai pas encore vu.. Prenez garde voici Robert Darzac ! Pas un mot !30
11 Il resterait encore à citer un ensemble de stratagèmes que l’auteur a insérés pour que
cet épilogue, qui est totalement inattendu, « tienne » ; il nous semble pourtant plus
approprié de nous arrêter sur une autre typologie d’interventions, qui concerne la
redéfinition de l’espace romanesque. En effet, les corrections qui précisent (ou bien
modifient) la conformation des « hauts lieux » du roman, c’est-à-dire le pavillon et le
château, témoignent largement du souci de l’artiste pour un élément topique de la
littérature policière : la représentation des scènes du délit. L’inspection de Rouletabille
(ch. VI, Au fond de la chênaie), comporte par exemple des ajouts concernant le vestibule,

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une « petite pièce assez claire, ↓[ pavée de carreaux rouges ] » (f. 44 R), ainsi que le
lavatory et la « goutte de sang » que le protagoniste détecte sur le sol de cette pièce. On
se souviendra que c’est exactement à cet endroit qu’on retrouve les marques du paquet
contenant les documents volés à M. Stangerson31. Mais c’est dans la seconde moitié du
roman qu’émergent des « travaux de réaménagement » destinés à remodeler l’édifice
qui deviendra la scène d’une nouvelle tentative de féminicide : le château du Glandier.
12 Malheureusement, on ne trouve aucune trace du deuxième support dont Rouletabille se
sert pour mener son enquête, le célèbre plan des lieux ou « plan du premier étage »,
élément destiné à devenir « une composante essentielle du roman policier » mais qui
était tout à fait familier au journaliste Leroux32 : comme le suggèrent les bords
inférieurs du f. 96 R, le dessin devait occuper la partie en bas de la page, qui est
déchirée33. D’ailleurs, la disparition de ce paratexte (et de la didascalie qui
l’accompagnait) est cohérente avec la réorganisation de l’espace qui sert de toile de
fond à cette macro-séquence : la galerie située dans l’aile droite du château, que Leroux
divise en « galerie droite » et « galerie tournante ». Le tunnel fait l’objet d’une
description dont le début se dénoue sur une bande collée au-dessus du feuillet 97 R,
juste après la phrase « Cette galerie faisait angle », qui est biffée. Il faut donc présumer
que Leroux, après avoir initialement envisagé un simple tournant, a par la suite décidé
d’« allonger » la galerie pour créer un carrefour, comme le prouve aussi l’ajout de la
« haute fenêtre » située au bout du couloir34 :
Cette galerie faisait angle [DEBUT DE LA BANDE SUPERPOSEE] Cette ↑[La] galerie se
continuait, toute droite, jusqu’à l’extrémité est du bâtiment où elle avait jour sur
l’extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan). Vers les deux tiers de sa
longueur, cette galerie se rencontrait à angle droit avec une autre galerie qui
tournait avec l’aile droite du château. [FIN DE LA BANDE SUPERPOSEE] Pour la
clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de l’escalier jusqu’à la fenêtre à
l’est, « la galerie droite » et la ↑[le bout de] galerie ↑[qui tourne avec l’aile droite
et] qui vient aboutir à la galerie droite, à angle droit, « la galerie tournante ». C’est
au carrefour de ces deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille,
touchant à celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur
la galerie tournante, tandis que les portes de l’appartement de Mlle Stangerson
donnaient sur la galerie droite (voir le plan)35
13 Or, si nous nous intéressons à la galerie, c’est que la redéfinition de cet endroit
conditionne la dynamique du guet-apens narré dans le chapitre qui marque le climax
de cette macro-séquence, Traquenard (ch. XIV du manuscrit). Contenu dans le « carnet
de Rouletabille », l’épisode détaille le piège que le jeune détective a conçu après avoir
entrevu le criminel dans l’appartement de Mademoiselle : sûr de clouer le malfaiteur au
croisement des deux tunnels, Rouletabille se plante devant cette pièce et envoie Larsan
au fond de la galerie tournante, devant la fenêtre n. 5. Après, il place M. Stangerson
« devant le palier de l’escalier, non loin de la porte de l’antichambre de sa fille » et le
père Jacques dans la zone de la « haute fenêtre » numérotée comme 2 sur le plan 36 ;
mais, malgré ces précautions, l’embuscade est destinée à échouer. Car le malfaiteur
s’éclipsera mystérieusement au milieu du carrefour, tandis que ses traqueurs se
heurteront dans un « choc fatal » à « l’intersection des galeries ».
14 Astuce nécessaire pour que le phénomène de la « disparition de la matière de
l’assassin » puisse se produire (en effet, grâce à sa double identité, Larsan-Ballmeyer n’a
eu qu’à faire un demi-tour pour faire perdre ses traces)37, la transformation de la
galerie en un labyrinthe en miniature est précédée d’autres retouches qui suggèrent
que l’architecture s’est affirmée comme une ressource précieuse pour transformer le

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Mystère en une véritable « machine à suspense ». L’appartement de Mademoiselle


Stangerson, par exemple, est agrandi et doté d’une « antichambre » qui s’avère
fonctionnelle à la mise en œuvre du jeu de cache-cache entre la femme et son
persécuteur. Quant à la chambre d’un personnage dont l’assassinat jouera un rôle
fondamental pour la résolution de l’énigme, le garde, des renseignements
supplémentaires concernant cette pièce et celles du rez-de-chaussée conduisent le
détective à croire que l’assassin « soit de la maison » 38. Mais Leroux avait d’autres cartes
à jouer pour mettre au point le premier volet de l’épopée de l’investigateur-reporter
Joseph Rouletabille.
15 Comme nous l’avons anticipé, la lecture comparée du manuscrit et de l’édition de l’
Illustration met en effet en évidence l’introduction d’un ensemble de complications
destinées à devenir des clichés des histoires de détectives, comme une fausse pièce à
conviction que nous avons déjà évoquée : la canne de Frédéric Larsan. Une éclosion de
scènes s’engendre autour d’un objet, qui, comme nous le soulignions, donne le titre à
un chapitre que l’artiste a largement augmenté par rapport à son original, le chapitre
XI bis. La montée de Rouletabille sur le bouleau, lieu d’où il aperçoit l’« inconnu »
absorbé par la rédaction d’une lettre, un message qu’il écrit justement au bureau de
Mademoiselle ; le dialogue avec Larsan à la gare d’Epinay, avec l’apparition du
mystérieux « homme à la barbiche » ; la visite de Sainclair chez Cassette : voilà autant
de séquences inédites liées à un indice, dont la fonction, comme le dévoilera le héros,
n’est que d’offrir au malfaiteur un prétexte pour cacher un « signe apparent » du crime,
sa blessure à la main39.
16 Encore faut-il signaler un autre pivot des romans policiers à venir, à savoir l’examen
des empreintes, élément qui jouait déjà un rôle de premier plan dans les chroniques
judiciaires ainsi que dans les reportages criminels. Ce thème fait l’objet d’une
dislocation qui marque un tournant dans l’enquête : nous nous référons à l’épisode où
le protagoniste, après avoir constaté que les « pas élégants » voyagent « en
compagnie » des « pas grossiers », attribue ces derniers au père Jacques, qui avait erré
dans le domaine du Glandier à la recherche du « fantôme noir », comme il l’avoue 40.
Originellement située au chapitre Boitabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son
front (ch. XVII du manuscrit), la scène est transformée en un flash-back révélateur qui se
déroule dans un chapitre créé ex novo, La double piste (ch. XXIII du feuilleton). On ne
peut sous-estimer l’importance de cette opération, du moment que l’action finit par se
situer après deux incidents majeurs : le second attentat à Mademoiselle Stangerson et
la mort du garde, que les personnages avaient erronément pris pour le criminel :
Ce n’était certainement point <en aidant à transporter le cadavre du garde, du bout
de cour au vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le père
Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures> et trempé ses habits, puisque alors
il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là et il avait plu après (…)
Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai :
« Eh bien ? Que conclure de tout cela ? … Quant à moi, je ne vois pas ! … je ne saisis
pas ! … Enfin ! Que savez-vous ?
– Tout ! s’exclama-t-il… Tout ! »41
17 De fait, l’explication du rébus des « pas grossiers » par l’affaire du garde avec sa
maitresse, la femme du père Mathieu, est la dernière des interventions qui ont
contribué à conférer au Mystère la structure d’une histoire de détective : une attention
grandissante aux traces du délit et l’insistance sur les lieux des crimes se sont avérées
décisives pour que Leroux devienne un représentant illustre du « roman policier

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archaïque ». Quant au drame « en deux phases », cette idée, tout en assurant un effet de
surprise hors du commun, anticipe quelques évolutions vers les zones de la
psychanalyse de ce genre : ce n’est pas par hasard si le Mystère était cher aux
surréalistes. Cela dit, l’écrivain ne résistera pas à la tentation de replonger dans les plis
du « drame familial », comme l’indiquent les chapitres finaux du feuilleton. Dans ce
prolongement du récit, notre artiste, poussé par le désir de publiciser la suite de son
roman, éclaircissait les crimes du Glandier tout en dévoilant les dessous de la liaison de
Mademoiselle avec son harceleur, son ex-mari Ballmeyer, aka Roussell, aka Larsan 42.
Ainsi l’œuvre finissait-elle par se boucler sur la formule « à suivre » typique du
feuilleton ; ce n’est pas par hasard si l’édition de L’Illustration se termine sur une
allusion explicite au Parfum de la dame en noir, ouvrage où Rouletabille, Mademoiselle
Stangerson, Larsan et les autres protagonistes du Mystère sont embarqués dans des
vicissitudes fantasques aux accents mélodramatiques. On le sait, ce retour en arrière
devait marquer le point de départ pour la carrière de Leroux, romancier « populaire »,
auteur d’un ancêtre du polar français à l’occasion43.

NOTES
1. Nous renvoyons notamment aux ouvrages de J.-P. Colin, Le roman policier archaïque. Un essai de
lecture groupée, Berne, Peter Lang, 1984 et La belle époque du roman policier français, Paris,
Delachaux et Niestlé, 1999 ; comme le souligne le critique, l’expression « roman policier »
apparaît justement pour la première fois dans la suite du Mystère, Le Parfum de la dame en noir
(ibid., p. 13). Voir également J.-C. Vareille, « Préhistoire du roman policier », dans Romantisme, 53,
1986, p. 22-36.
2. I. Casta, V. Van der Linden, Étude sur Gaston Leroux. Le Mystère de la chambre jaune et Le
Parfum de la dame en noir, Paris, Ellipses Marketing, 2007.
3. Le Mystère de la chambre jaune : le manuscrit retrouvé entre à la Bnf, communiqué de presse du 9
décembre 2008, consulté le 28/02/2018, URL : <http://www.bnfol.fr/documents/cp_mystere.pdf>;
découvert à l’occasion d’un déménagement, le texte est hébergé dans le Fonds Gaston Leroux de
la BNF, où il a été le fer de lance de l’exposition « Gaston Leroux. De Rouletabille à Chéri-Bibi ».
4. G. Leroux, Le mystère de la chambre jaune, BnF, Paris, département des Manuscrits, Fonds Gaston
Leroux, NAF 28093, boîte 2, consulté le 28/08/2019 URL : < https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/
btv1b55006356n>.
5. G. Fau, « Le Manuscrit du Mystère de la chambre jaune retrouvé », dans Chroniques, 48, mars-avril
2009, consulté le 28/02/2018, URL : <https://www.bnf.fr/sites/default/files/2018-11/
chroniques48_leroux.pdf>.
6. G. Leroux, « Premières notes qui ont été écrites pour le Mystère de la chambre jaune », in Id.,
Le Mystère de la chambre jaune, cit., D. 04-09, fol. 2 R et V ; dans toutes nos citations, nous
indiquerons par des flèches et par des crochets droits les ajouts en haut, en bas ou en marge du
texte. Les lettres, les mots et les passages illisibles seront indiqués par [illis.]. Nous signalerons le
début et la fin des bandes ou des feuillets superposés en note ou directement dans la citation, et
nous nous servirons des chevrons < et > pour indiquer des phrases qui sont absentes dans une
version, mais présentes dans l’autre. Nous emploierons enfin la mise en forme soulignée et la
mise en forme barrée lorsque l’auteur souligne ou biffe des mots.

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7. Ibid., fol. 4 R ; il faudrait bien comparer ce Scénario à l’ adaptation théâtrale du Mystère


représentée au Théâtre de l’Ambigu le 14 février 1912.
8. G. Leroux, « Manuscrit autographe », in Id., Le Mystère de la chambre jaune, cit., D. 08-57
(dorénavant Ms. MCJ) ; il s’agit précisément des pages 12 et 65 suivant la numérotation de
l’artiste (les feuillets ont été numérotés au coin gauche supérieur à partir du fol. 5 R). Afin de
faciliter le repérage des citations, nous donnerons entre parenthèses la numérotation de l’auteur,
si elle est présente et ne coïncide pas avec celle des feuillets ; pour l’indication des chapitres,
nous conservons la graphie de Leroux, qui emploie les chiffres romains.
9. Nous renvoyons à M. Letourneux, « L’enquête journalistique comme relation médiatique au
monde dans les romans de Gaston Leroux », dans Le temps des médias, 14, 2010, p. 62-72. En
rappelant que la profession de journaliste est restée « l’activité principale » de Leroux « jusqu’en
1907 », Letourneux fait le point sur « les échanges qui se sont produits, dans son œuvre de fiction,
entre ces deux types d’écriture, révélateurs d’une relation à la mimésis et à la diégésis, au monde
et à sa mise en récit, largement modélisée par les pratiques journalistiques » (ibid., p. 62).
10. G. Fau, art. cit..
11. Ibid.
12. Ibid. ; le Mystère parut en douze livraisons dans le supplément littéraire de L’Illustration du 7
septembre au 30 novembre 1907. Rappelons qu’à partir du troisième épisode du feuilleton, suite à
une lettre de réclamation de la part d’un journaliste surnommé « Boitabille », le nom du héros
changera en Rouletabille.
13. G. Leroux, Le Mystère de la chambre jaune, Paris, Lafitte, 1907, p. 114 sq (dorénavant MCJ feuill.).
Cette édition réunit tous les épisodes parus dans les suppléments littéraires de L’Illustration.
14. U. Dionne, La voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris, Seuil, 2008 ;
soulignons que le chapitre XI bis est à l’origine d’un décalage dans la numérotation, les chapitres
de XII à XXI du manuscrit correspondant aux chapitres de XIII à XXII de l’édition de l’Illustration.
15. Voir les fol. 38 R, fol. 47 R, et fol. 54 R : tous les chiffres finaux sont écrits d’un trait
visiblement plus fin. De nombreuses irrégularités caractérisent la numérotation de ces pages.
Signalons aussi que le chiffre et le titre du chapitre 5 paraissent sur une bande que Leroux a
collée au-dessus du fol. 35 R.
16. Ms. MCJ, fol. 35 R, p. 33 ; c’est par cette allusion aux exploits de Larsan que Leroux commence
à introduire dans le récit le « roman des origines », pour le dire avec Elsa de Lavergne ; comme il
le fera dans l’excursus final sur le passé du faux détective et de Mademoiselle Stangerson, l’artiste
fournit ici « une explication laborieuse des aboutissants que le lecteur a découverts au début de
l’histoire » (E. de Lavergne, La naissance du roman policier français, Paris, Garnier, 2009, p. 35). Il est
également intéressant de signaler que l’autre chapitre que nous avons évoqué, le chapitre X,
présente le couple père Mathieu-Mme Mathieu et le personnage du garde tout en introduisant le
motif de la liaison clandestine entre cette femme et « l’homme vert » : c’est là une autre idée
centrale dans la résolution du « mystère », une ruse que Leroux n’a conçue que dans un second
temps, comme nous le vérifierons.
17. F. Lefèvre, « Une heure avec… Gaston Leroux », dans Les Nouvelles littéraires, artistiques et
scientifiques, 133, samedi 2 mai 1925 ; ainsi Leroux commentait sa carrière : « J’ai été dix ans
chroniqueur judiciaire, trois ans chroniqueur parlementaire, trois ans critique dramatique. Tous
les mondes ont contribué à me documenter pour mon œuvre de romancier. Car je ne voulais pas me
borner à être un journaliste, même célèbre, et je rêvais depuis l’enfance d’être un des premiers
littérateurs de ce temps, d’appartenir à la grande élite » (ibid.). Pour la « mise en abîme » de la
figure du reporter dans l’œuvre de Leroux, nous renvoyons de nouveau à M. Letourneux, art. cit.,
p. 70.
18. Des notes de travail conservées à la BNF que nous avons récemment consultées témoignent
de cette prédilection : les carnets de Leroux contiennent en effet des coupures de presse relatant
des faits divers macabres et insolites (découverte de squelettes, récit de tragédies rurales telles

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que la mort d’un enfant dévoré par les porcs, etc.). Nous n’avons toutefois trouvé aucun article
qui pourrait figurer parmi les sources qui ont alimenté la création du Mystère ( BnF, Paris,
département des Manuscrits, Fonds Gaston Leroux, NAF 28093, Carnets).
19. E. de Lavergne, op. cit., p. 32 et 23.
20. Voir J.-P. Colin, op. cit., p. 12, et K. Sándor, « Pratiques sérielles dans le roman judiciaire. Le cas
de Gaboriau », Bélphégor, 14, 2016, consulté le 28/02/2018, URL : <https://
journals.openedition.org/belphegor/696>.
21. A propos des « scènes-clé » du roman policier, voir, entre autres, E. De Lavergne, op. cit., p. 86
sq.
22. Ms. MCJ, fol. 26 R (p. 24, 76). De même, dans l’un des plusieurs feuillets superposés dont se
compose le fol. 26 R (p 24, 76), lorsque Rouletabille souligne que le criminel est nécessairement
passé par une « fenêtre qui ne ↓[soit pas grillée] » et comme l’est la fenêtre du vestibule, le juge
d’instruction observe que celle-ci est douée de « solides volets de fer – des volets qui « ↑[sont
restés] fermés à l’intérieur par leur barre loquet de fer ».
23. Ibid., fol. 44 R, p. 43.
24. « L’assassin frappa Mlle Stangerson à la tempe et la frappa à la tête avec un instrument
contondant, ↑[mais] celle-ci ↑[illis.] ↓[qui avait pu saisir] s’était déjà [illis.] son révolver [illis.]
tire ↑[dans le même moment [illis.]]. Le misérable a vu le danger, il bouche la canne du révolver
avec sa main [illis.] la balle ↑[droite - car il frappe avec l[DEBUT DU FEUILLET SOUS-JACENT]a
main gauche, le coup étant à la tempe droite] – il est blessé…. (ibid., fol. 28 R, p. 26 ; le passage est
placé dans un carré rayé).
25. Ibid., fol. 75 R, p. 75.
26. S. Freud, Au-delà du principe du plaisir [Leipzig, 1920], dans Id., Œuvres Complètes, tr. fr. A.
Bourguignon et P. Cotet, Paris, PUF, 1996, t. XV, p. 273-338. Comme le dira Rouletabille en cour
d’assises, le délit de la chambre jaune s’articule dans deux phases distinctes : primo, l’agression
proprement dite, qui a eu lieu dans l’après-midi, dans la plus totale solitude, après que Larsan-
Ballmeyer s’est introduit dans le pavillon grâce à la clé qu’il avait volée à Mademoiselle ; secundo,
en pleine nuit, la lutte de Mademoiselle contre ses phantasmes, ou le « drame de l’inconscient »,
que les personnages échangent pour la véritable tragédie de la chambre jaune.
27. Voir le chapitre XXIV, Où Joseph Boitabille apparaît dans toute sa gloire (ce chapitre correspond
aux chapitres XXVI, XXVII et XXVIII du feuilleton, qui ont été considérablement augmentés par
rapport à la version originale).
28. Ms. MCJ, fol. 43 R, p. 42 ; l’extrait est écrit sur une bande superposée au-dessus de ce feuillet.
29. Ibid., fol. 58 R ; le récit que Mlle fait de son agression (ou mieux, de son cauchemar) est écrit
sur une bande de six lignes superposée à ce feuillet (observons que l’angle en haut à gauche
comportant la numérotation est coupé : à ce propos, voir la numérotation irrégulière des fol. 57 R
sq.).
30. Ibid., fol. 53 R, p. 52 ; la citation est placée dans un carré barré. On remarquera que
l’expression « Un bouton sous le lit » paraît également dans une phrase isolée écrite au verso de
ce feuillet.
31. Ibid., fol. 44 R et 45 R, p. 44-45. Un fragment de la reproduction du pavillon situé au verso du
fol. 11, p. 47, nous montre que l’écrivain n’avait pas encore prévu d’entourer la demeure
hivernale de Mademoiselle d’un fossé, ce qu’il fera dans l’édition de L’Illustration.
32. E. de Lavergne, op. cit., p. 135 ; « largement repris dans le journaux », cet « élément
incontournable dans le romans de Gaston Leroux » avait déjà fait son apparition dans les
ouvrages de Gaboriau et de Chavette.
33. La déchirure se situe justement au-dessous des lignes où Rouletabille annonce de vouloir
« bien faire comprendre l’économie des lieux » (ibid., fol. 96 R).
34. Cette ouverture, qui déclenche l’action de la séquence narrée dans le « carnet de
Rouletabille », est indiquée par le numéro 2 sur ledit plan (voir ibid., fol. 101 R).

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35. Ibid., fol. 97 R.


36. Nous rappellerons qu’au début du chapitre, le héros avait aperçu sur le tapis conduisant à la
chambre de Mademoiselle les « pas de l’assassin » ; ensuite, il trouve une échelle placée au-
dessous de la fenêtre située à l’extrémité de la galerie tournante, fenêtre indiquée par le n. 5 sur
le plan. Les parties relatives à cette fenêtre sont écrites en surimpression (ibid., fol. 102 R) ; de
même, les références à la fenêtre numérotée comme 2 sur le plan du premier étage paraissent sur
une bande collée en surimpression, où l’écrivain précise que la « haute fenêtre » n’offre aucune
voie de fuite à l’assassin.
37. Ibid., fol. 106 R ; nous renvoyons à la fin du chapitre 15, Etrange phénomène de dissociation de la
matière.
38. Voir ibid., fol. 97 R et 104 R. L’« homme vert » est suspecté parce qu’il n’est pas dans sa
« petite pièce du rez-de-chaussée » et que celle-ci « a pour plafond la terrasse » d’où l’assassin
aurait rejoint l’appartement de Mademoiselle
39. Cf. le ch. XI bis, Des pleurs dans la nuit, fol. 87 R, et le ch. XII du feuilleton, La canne de Frédéric
Larsan. Le chapitre original ne consiste que d’une page : toute la partie du feuilleton à partir de la
phrase « Rouletabille me mit la main sur l’épaule, se pencha à mon oreille » est manquante du
manuscrit (cf. MCJ feuill., p. 66-68).
40. La séquence se déroule aux fol. 115 R, 116 R, 117 R et 118 R (p. 115 sq.) ; significativement, ces
feuillets sont marqués par Leroux comme 115, 115 bis, 115 ter et 115 quater.
41. MCJ feuill., p. 116-117 ; ces phrases, sur lesquelles se ferme le chapitre 23, sont absentes du
manuscrit (cf. Ms. MCJ, fol. 117 R, p. 115 ter).
42. À propos du mélange de genres dans le Mystère, voir I. Casta, V. Van der Linden, op. cit.,
p. 5-11.
43. Sur le Mystère comme « faux départ » pour ce « grand ténor » du roman populaire, voir la
préface de F. Lacassin à G. Leroux, Œuvres, éd. F. Lacassin, Paris, Laffont, 1984, p. 7.

RÉSUMÉS
Retrouvé en 2008, le manuscrit du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux recèle des indices
précieux pour démonter la « machine » de ce polar avant la lettre. Nous nous proposons de
réaliser une étude comparée de ce document et de la première publication du Mystère, qui parut
en 1907 en feuilleton sur le supplément du magazine L’Illustration. Nous essayerons de mettre en
relief les interventions qui ont conféré à l’ouvrage la structure d’une histoire de détective : une
attention croissante aux traces du délit, l’idée du drame « en deux phases », l’insistance sur les
lieux des crimes se sont en effet avérées décisives pour que Leroux devienne le premier
représentant du « roman policier archaïque ». Cependant, l’écrivain ne résistera pas à la
tentation de replonger dans les plis du « drame familial », comme l’indiquent les chapitres finaux
du feuilleton. Ici, l’artiste prolonge considérablement le manuscrit tout en anticipant le sequel de
l’affaire de la chambre jaune : Le Parfum de la dame en noir.

Found in 2008, the manuscript of Gaston Leroux’s Mystère de la chambre jaune contains some
precious clues to disassemble the « machine » of this polar avant la lettre. Our purpose is to carry
out a comparative study of this document and the first edition of the Mystère, which was
published serially in 1907 in the literary supplement of the magazine L’Illustration. We will focus
on the procedures which have structured the book as a detective story: a growing attention to

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the traces of the offence, the idea of the drama « in two phases », the insistence on the crime
scenes turn out to be decisive in making Leroux become the first exponent of the « roman
policier archaïque ». However, the writer will not resist to the temptation of plunging back into
the clichés of the « family drama », as we can see in the final chapters of the feuilleton. Here, the
artist considerably extends his manuscript anticipating at the same time the sequel of the yellow
room affair: Le Parfum de la dame en noir.

INDEX
Mots-clés : Leroux (Gaston), Mystère de la chambre jaune (Le), roman policier
Keywords : Leroux (Gaston), Mystère de la chambre jaune (Le), crime fiction

Revue italienne d’études françaises, 9 | 2019


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Genevoix et la « parole » animale.


Du brouillage énonciatif à la
spiritualité de l’oikos
Genevoix and the animals’ “discourse” : from the blurring of utterances to the
spirituality of “oikos”

Davide Vago

Contexte historique et préambule méthodologique


1 L’œuvre de Maurice Genevoix est étroitement liée à son expérience de la Grande
Guerre. Dans le recueil des cinq récits de guerre qui composent Ceux de 14 1, qui recèle
derrière un titre modeste l’un des témoignages les plus poignants de la tuerie du début
du siècle, le lecteur pourrait s’étonner que l’une des premières rencontres du soldat
Genevoix avec la violence meurtrière concerne « deux chevaux morts, pattes raides
croisant leurs sabots contre la terre ou se dressant toutes droites vers le ciel » 2. C’est
que le monde animal, chez Genevoix, a une importance non commune, ayant trait à des
modalités diverses qui vont de la précision du naturaliste, au jargon de la chasse à
courre (La Dernière Harde), jusqu’à la réinvention des légendes médiévales (notamment
dans La Forêt perdue) où le cerf devient l’animal permettant une communication entre
ce monde et l’au-delà3.
2 Moins étudiés par les critiques, les romans sur lesquels Genevoix se penche, après
l’expérience de la guerre, ont souvent comme protagoniste sa Sologne natale, et
accordent une place de relief aux animaux et aux plantes. Très détaillés et précis dans
l’évocation d’une nature qui est bien originelle et essentielle à la vie de l’homme, mais
de plus en plus menacée par ce dernier, certains romans comme Rroû et La Dernière
Harde ont comme protagonistes des animaux, qui accèdent à un véritable statut de
sujet : leur univers perceptif, leur « milieu » radicalement différent par rapport à celui
de l’homme, leur monde intérieur sont relatés par Genevoix à travers de précis choix de
style, aptes à montrer jusqu’à quel point un texte littéraire possède ce « pouvoir

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fondamental de prendre en compte, d’une manière ou d’une autre, la différence » 4 qui


existe – et persiste – entre le milieu humain et le milieu animal. De ce fait, Genevoix
appartient à ce groupe d’écrivains qui, au cours des premières décennies du XX e siècle,
marquent un tournant dans la représentation littéraire des bêtes. Chez Pergaud comme
chez Giono, tout comme, dans une moindre mesure, chez Mirbeau, la bête a tendance à
émerger comme sujet ayant une conscience : les configurations linguistiques et
stylistiques de leurs œuvres témoignent d’une volonté de s’approcher d’un milieu
totalement autre. Chez Genevoix, l’expérience directe de l’une des plus grandes
tragédies humaines du siècle, la Première Guerre mondiale, a pu renforcer, très
probablement, sa vigilance à l’égard du monde vivant. Sa sensibilité le rend capable
ainsi de prendre en charge empathiquement l’autre, même si l’autre en question est
bien un animal, plus ou moins domestique : se mettre à la place d’autrui est le véritable
travail d’un auteur de romans, selon Genevoix5. Par cela, l’écrivain participe à la
tentative de repositionner l’être humain, en le nivelant au sein d’une nature qui se
configure comme oikos incontournable pour la vie, sous toutes ses formes.
3 Cette contribution se situe dans le sillage des études de zoopoétique fédérées en France
par Anne Simon6, mais envisagées selon une perspective linguistique et stylistique, en
particulier à travers la théorie du point de vue (dorénavant, PDV) développée par Alain
Rabatel et appliquée ensuite à l’étude de l’animal en littérature notamment par Sophie
Milcent-Lawson, par Rabatel et par moi-même plus récemment 7. D’un point de vue
linguistique, le PDV est observable, selon Rabatel, comme une forme de « déplacement
empathique par lequel les locuteurs se mettent à la place des autres (animaux ou
humains), y compris si ces derniers ne parlent pas, pour peu qu’ils soient dotés d’une
certaine intentionnalité »8. La théorie du PDV permet donc d’envisager une forme
oblique de parole intérieure, un état embryonnaire ou larvaire de celle-ci, un discours
non verbalisé, ni pleinement conscientisé (des « phrases sans parole » selon l’heureuse
formule d’Ann Banfield9), comme c’est bien le cas pour des bêtes. En décentrant la
focalisation du locuteur-narrateur, garant d’une homogénéité perceptive, la théorie du
PDV rend compte de ces énoncés qui inscrivent une hétérogénéité énonciative relatant
d’une subjectivité différente de celle du narrateur. Très proche du discours indirect
libre (DIL), sous certains aspects, le PDV10 présente toutefois l’avantage d’être « une
forme spécifique de parole intérieure non verbalisée », s’apparentant à une forme « de
pensée non réflexive, ou préréflexive » qui peut même se passer de toute forme de
discours dans ses formes embryonnaires11. Or, il faut remarquer au préalable que même
si les bêtes n’ont pas de conscience de soi (question complexe, en fait, qui mériterait un
développement ultérieur), ou bien, de toute façon, une conscience comparable à celle
de l’homme, elles « pensent, agissent intentionnellement, éprouvent des émotions » 12.
Une activité intérieure, aussi rudimentaire soit-elle, est donc indéniable, même si tout
animal « conjugue ses verbes en silence », pour reprendre le titre accrocheur d’un
article de Jean-Christophe Bailly13. La formule du psycho-récit, chère à Dorrit Cohn,
serait également applicable, vu que celui-ci peut « donner une expression efficace à une
vie mentale qui reste non verbalisée, confuse, voire obscure » comme l’est celle d’une
bête14.
4 Inscrire dans l’écriture les solidarités qui existent au sein du vivant va de pair, chez
Genevoix, avec sa posture spirituelle : en général, chez lui, la force, l’élan de la vie –
dans toutes ses manifestations possibles : plantes, animaux, saisons, etc. – tient lieu du
divin, l’épanouissement de chaque existence permettant ainsi de rééquilibrer la perte,
la disparition, la violence et la folie meurtrière de l’homme. Il s’agit alors d’une

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spiritualité qui ne débouche pas sur une forme de religiosité, quelle qu’elle soit, mais
qui se fonde sur l’idée que toute forme de vie animée revient sur son vécu, sur ses
émotions, fût-ce avec des modalités propres à son espèce, avec un continuum allant des
formes préréflexives et préverbales (le PDV de l’animal) aux formes réflexives et
pleinement conscientes.
5 Nous présenterons trois étapes au sein de la « parole animale » que Genevoix invente
dans ses romans : premièrement, une forme de monologue intérieur dans un bref
roman où le protagoniste est un chat, appelé Rroû. Ce premier cas de « parole
intérieure » n’est pas en mesure de sortir totalement du leurre de
l’anthropomorphisme traditionnel, à savoir l’assimilation de la vie psychique d’une
bête à celle de l’homme, ce qui provoque une tension au niveau de la crédibilité du
pacte de lecture. Dans un deuxième temps, nous allons analyser quelques citations qui
posent la question de la vie intérieure de l’animal, à partir du roman La Dernière Harde 15
qui a comme protagoniste un cerf. Nous montrerons que l’inscription des sentiments
ou des pensées imputés à l’animal ne peut se passer des formes du PDV animal qui
émergent de l’énonciation envisagée par l’auteur. Enfin, dans une troisième étape, nous
analyserons des passages plus complexes, où c’est le brouillage énonciatif et
l’alternance des PDV qui est à même de manifester des formes embryonnaires de
« parole intérieure », celles-ci ouvrant à leur tour à une vision spirituelle, propre à
l’écrivain, que nous appellerons de l’oikos16.

1. Le leurre de l’anthropomorphisme : le monologue intérieur animal

6 Le protagoniste de Rroû17 est un chat, qui est le noyau d’irradiation des forces de ce
court roman aussi bien que la source du point de vue à partir duquel toute la narration
est construite. Les exemples de ce que Cohn appellerait des monologues rapportés sont
nombreux dans le récit.
L’ombre monte du pied de l’arbre et sa crue gagne de branche en branche. Elle
surprend Rroû, pénètre doucement son pelage. Il frissonne tout à coup et s’étire, du
bout des pattes à la cime de ses reins. Encore une fois il bâille. En même temps que
la fraîcheur mouillée du soir, il sent le vide de ses entrailles. Ah ! pourquoi faut-il
s’en aller, rentrer encore dans la cour de Madeleine, et disputer aux bêtes de la cour
sa part de pitance quotidienne ? Tous les soirs, alors ? C’est odieux. 18
7 Des cas semblables de monologue intérieur entraînent un déficit de « crédibilisation de
la dimension épistémique de la parole intérieure »19 : s’agissant d’un chat, en supposant
même une vie interne supérieure à d’autres animaux, on s’aperçoit facilement que ce
monologue n’est qu’un faux-semblant, puisqu’à Rroû on prête une « parole intérieure »
qui est en fait totalement moulée sur le modèle humain. C’est ce que nous aimons
définir par l’expression de leurre de l’anthropomorphisme, qui connaît une longue
tradition littéraire : la bête est ramenée, encore une fois, à nous, les êtres humains.
Fontenay et Pasquier ont proposé une distinction intéressante entre les écrivains qui
font parler les bêtes et ceux qui en parlent : pour les premiers, les animaux sont « du
côté de la mimésis, de l’allégorie, de la prosopopée », tandis que pour les auteurs qui
parlent des bêtes (génitif objectif) celles-ci « sont du côté de la diegesis, du récit, de la
narration, de la description »20. Le passage de Rroû que nous venons de citer appartient
à bon droit à la première catégorie. L’altérité radicale de la bête apparaît alors
diminuée, sinon réduite à un simple divertissement. La poétique du vivant, l’une des
préoccupations fondamentales de la zoopoétique, est, en définitive, peu palpable dans

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de semblables passages. En revanche, le roman que Genevoix publia à la veille de la


Seconde Guerre Mondiale est exemplaire, « manifestant en effet une connaissance
réelle de l’éthologie des cerfs »21. La Dernière Harde a comme protagoniste un cerf –
appelé le Rouge à cause de la nuance de son poil –, dont on suit l’évolution et l’existence
sur cette terre : lorsqu’il est encore un faon, la perte de sa mère, tuée par l’homme, le
marque ; devenu plus adulte (un verdet), il est réduit en captivité par le piqueux La
Futaie, sur lequel il exerce un charme étrange ; libéré par la suite, le Rouge devient chef
de la harde natale mais, devenu un splendide dix-cors, il sera censé affronter son
ennemi et son alter ego, La Futaie, dans une dernière et exténuante chasse à courre.

2. La Dernière Harde : PDV embryonnaires et représentés de l’animal

8 Mireille Sacotte a remarqué la puissance des noms (surtout les noms propres) à l’œuvre
dans ce roman : leur « porosité métonymique » est l’une des caractéristiques de
l’écriture de Genevoix.
Propre ou commun, le même nom, substantif ou adjectif, le même mot désignent
souvent plusieurs réalités. La futaie désigne un sous-bois et c’est aussi le nom de
l’homme de cette histoire qui se passe en forêt. La ramure est tantôt le feuillage des
arbres, tantôt les bois des cerfs, comme les bois eux-mêmes, etc. Les métaphores
encore permettent de passer d’un règne à l’autre en empruntant pourtant les
mêmes mots (in DH, p. 21)
9 Le Rouge, qui porte un nom qui pourrait bien être le sobriquet d’un homme, est de ce
fait reconnu comme une individualité, ayant des caractéristiques – des instincts, des
bribes d’une existence intérieure – qui lui sont propres. De même, la puissance
métonymique des noms est liée à une vision unitaire du monde naturel, où les noms
fonctionnent en effet comme des passerelles entre les règnes : pour Genevoix, la même
force vitale anime tout être sur terre.
10 Dans DH, la vie intérieure du Rouge est souvent présentée dans toute son imperfection
et sa fragmentation : il s’agit en effet d’une intériorité ni totalement conscientisée, ni
verbalisée. Cet aspect est explicitement thématisé, comme dans l’extrait suivant,
concernant le brame et son instinct primordial :
Toute la harde était là, dans le blé. Le Rouge la devinait toute proche. La Bréhaigne,
tournée vers le bois, l’avait entendu la première. Elle poussa un brame court et
grave, une sorte de « hon » qu’elle étouffait à fond de gorge. Le même brame,
aussitôt, vibra dans la gorge du Rouge. Cela devançait toute pensée. Cela ne pouvait
pas s’entendre au-delà d’une vingtaine de pas. Appel, réponse, c’était comme un
dialogue assourdi, un secret échangé dans la nuit. Et cela signifiait que les bêtes
n’avaient rien à craindre, qu’elles pouvaient continuer à paître le blé de printemps.
(p. 72)
11 En suivant l’approche de Rabatel, cette citation mêle un PDV embryonnaire (le passé
simple dans les premiers plans en est l’indice, en permettant à l’énonciateur premier
d’envisager les évènements globalement), et un PDV représenté du cerf, celui-ci étant
suggéré par l’imparfait dans les seconds plans (« Cela devançait toute pensée […] »), qui
permet de prendre en compte les événements de l’intérieur. Construite sous la
domination du PDV embryonnaire, la citation permet alors d’exprimer des
mouvements de pensée infraverbalisés, liés aux ardeurs du rut 22.
12 En nous faisant suivre la parabole existentielle d’un cerf, Genevoix montre aussi que la
maturité de celui-ci se construit graduellement : « ce fut cette même nuit, bien avant

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l’aube, que le Rouge se sentit pénétré d’une sagesse inattendue et qu’il rejoignit la
harde » (p. 81). Encore une fois, des ressorts plus instinctuels que conscients semblent
diriger la conduite du Rouge. Plus subtilement, narrer la vie d’une bête à partir de son
PDV signifie ne jamais oublier que l’intelligibilité du savoir dépasse toute perception et
toute pensée animale : on peut bien raconter la vie d’un animal sans double prise en
charge énonciative, comme Genevoix le fait dans cet extrait : « vers l’aube, le Rouge
quitta la harde. Son ventre pesait entre ses jambes. La pensée du Vieux des Orfosses le
précédait dans le taillis. Il le cherchait, ne sachant pas encore qu’il le cherchait : c’était
la première fois, depuis des mois, qu’il restait si longtemps loin de lui » (p. 73). Comme
dans le passage précédent, on a ici le PDV embryonnaire et le PDV représenté du cerf :
toutefois, ces PDV correspondent à des pensées imaginaires imputées par le narrateur
au cerf, dans la voix du narrateur /énonciateur premier, qui ne les assume pas. Comme
des portées musicales parallèles, les lignes énonciatives, brouillant les frontières entre
l’humain et l’animal, permettent de mieux apprécier la vie intérieure du Rouge, avec
son statut propre, décalé et distinct de l’homme.

3. Une intériorité animale en sourdine assumée par le narrateur

13 La nomenclature proposée par Sophie Milcent-Lawson dans ses travaux nous fait
comprendre comment la polyphonie énonciative aussi bien que d’autres techniques
propres à la fiction permettent de saisir une intériorité animale qui n’est pas de nature
introspective. Les sentiments, voire les sensations, imputés au Rouge, et leur
enchaînement rapide, encadrent un bout de monologue narrativisé dans le passage qui
suit :
Une déception glissa dans sa poitrine : ce n’était pas là l’ennemi dont il avait espéré la
rencontre. Mais le besoin physique de vaincre, la vue des biches à quelque pas, la joie
même d’être où il était, sur la pelouse des Orfosses Mouillées, parmi les bêtes de la
harde natale, celle de se mesurer avec son ancien camarade, vrais cerfs tous deux et
non plus verdets, emportèrent son regret dans une recrue de sauvage ardeur. (p. 142.
C’est nous qui soulignons)
14 Le monologue intérieur, relayé par le narrateur, assume ici la forme du DIL, ce qui
permet d’insister sur le brouillage énonciatif par lequel Genevoix nous rend accessible
la perspective animale sans la commodité trop manifeste d’un monologue rapporté,
comme dans Rroû. Cette incursion du DIL se fonde sur la réaction du cerf à une
perception précise (hic et nunc).
15 Dans DH on trouve aussi des passages où la mélodie énonciative se montre dans toute
son ampleur : l’extrait suivant contient quelques tendances récurrentes de la « parole
intérieure » animale de Genevoix que nous allons détailler par la suite.
L’été, les branches en berceau, la retraite glauque où les mouches bourdonnaient,
où sa mère, brusquement, d’un coup de tête si prompt et si roide, l’avait renversé
dans les feuilles… Et puis l’homme qui avait passé, le même homme grand et mince
qui avait crié vers le chien, la petite bête ardente, rageuse, et soudain muette,
obéissante…
Ce jour-là, ce brûlant jour d’été, la mère biche était revenue ; elle l’avait retrouvé
sous les feuilles ; sa langue l’avait léché, caressé… Il s’arrêta et bêla de nouveau. Le
poil en sueur, la poitrine haletante, il se remit à frissonner : il avait froid. (p. 55-56)
16 Ce monologue narrativisé se caractérise par l’évocation d’un souvenir qui traumatisa le
Rouge lorsqu’il était petit et qu’il est capable, maintenant, de mettre en relation avec la
situation présente : l’arrivée des chasseurs et la réaction immédiate de l’animal pour se

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protéger. À présent, le Rouge a grandi et comprend avec peine que sa mère, cette fois-
ci, a été tuée par les chasseurs qui sont revenus. La « parole intérieure » du cerf est
marquée par une tendance à la nominalisation à valeur thétique (« l’été, les branches
en berceau, la retraite glauque où […] »), ce qui permet de reconstituer le cadre du
souvenir. Pour l’épisode remémoré, l’agentivité est réservée à la mère biche (les
mouches qui bourdonnent étant un bruit de fond), laquelle avait réagi d’une façon
inopinée pour le Rouge qui, à cette époque-là, n’avait jamais rencontré l’homme. La
présence réitérée des points de suspension fournit à la syntaxe cette impression de
décousu, qui pourrait renvoyer à la simplification syntaxique maximale dont parle
Vygotski dans son essai sur la parole intérieure humaine 23. La conclusion de l’extrait
(de l’imparfait on revient au passé simple : « Il s’arrêta… ») montre clairement le
passage du PDV représenté au PDV embryonnaire.
17 Dans ces pages, Genevoix prête à l’animal une conscience aiguë de la mort 24 : Alain
Romestaing a montré les ressemblances qui existent, dans l’œuvre de Genevoix, entre
le sentiment de la perte de la part d’un animal et celui de l’officier Genevoix qui, ayant
perdu plusieurs camarades au cours de la Guerre, évoque dans Ceux de 14 leur
disparition avec un traitement narratif tout à fait comparable 25. C’est que la mort, issue
de la violence, peut malheureusement concerner tout être vivant, tout règne confondu :
la position spirituelle de Genevoix, attentive aux analogies existant entre les règnes du
vivant, commence alors à se dessiner en filigrane.
18 D’autres exemples de monologue narrativisé sont parsemés dans DH. Par rapport au
monologue rapporté de Rroû, cette forme permet d’entendre de plus loin les PDV de
l’animal, sans passer par la voix ; elle repose essentiellement sur les PDV
embryonnaires et représentés avec quelques intrusions, très ponctuelles, de DIL.
Une sourde rancune commençait de se lever en lui au souvenir du long hiver
morose, de l’esclavage qu’il avait subi. Il en voulait au cerf des Orfosses de ses
sommeils interminables, de la lenteur précautionneuse avec laquelle il pliait ses
genoux, s’allongeait pesamment sur les feuilles. Ce n’était point majesté de sa part,
mais raideur de vieillard que tourmentent les rhumatismes. Qu’il s’en allât, satisfait
d’être seul ! Le Rouge avait soif, désormais, de se mêler aux hères de son âge, de
revoir l’Aile et la Biche Longue, de percer hardiment jusqu’aux gagnages de la
plaine au milieu de jeunes bêtes alertes, joyeusement énervées comme lui par la
montée des sèves nouvelles. (p. 71)
19 Les sentiments imputés au Rouge (de la « sourde rancune » à l’« esclavage » subi,
jusqu’à la joie nerveuse provoquée par le rut) dessinent un univers perçu et relaté du
PDV de la bête : le comportement du Vieux des Orfosses, qui est devenu son guide après
la mort de sa mère, est jugé comme étant inacceptable pour les besoins instinctifs du
jeune hère. Le noyau du passage est formé par un morceau de monologue narrativisé,
qui se signale par un changement abrupt de l’imparfait au présent verbal –
« tourmentent » –, provoquant une sorte d’effet-zoom dans la « parole intérieure » du
Rouge. Le point d’exclamation qui clôt la phrase suivante, marquant le DIL, rend le
ressentiment de l’animal encore plus patent.
20 Un dernier passage permettra de mieux saisir les relations entre la « parole intérieure »
imputée à l’animal et l’ouverture à une spiritualité de l’oikos de la part du romancier.
Douce terre des champs labourés, moiteur grasse des sillons ouverts : l’odeur de
terre que soulevaient ses foulées lui entrait loin dans les naseaux. Il traversa la
pointe de la jonchère, et ce fut le bruissement des hautes tiges, leur glissement frais
le long de ses jambes, bientôt l’odeur de l’eau dormante, son clapotis sous ses
sabots. […] Tout cela senti, respiré, entrevu au fil de sa course. Et sa course même

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était joie, une chaleur de mouvement qui coulait à travers son corps, qui plongeait
sans cesse en avant dans la fraîche et profonde nuit. (p. 135-136)
21 Les trois phrases, bien identifiées par leur point final, alternent respectivement le PDV
représenté de l’animal (1), le PDV embryonnaire (2) et, à nouveau, le PDV représenté
(3). La syntaxe nominale, à valeur thétique, insiste sur les sensations physiques de
l’animal (le toucher d’abord : « douce terre », « moiteur grasse » et, plus loin, le
« glissement frais le long de ses jambes », la « chaleur du mouvement », la « fraîche et
profonde nuit ») : l’ouverture de toute la palette perceptive du cerf est palpable, comme
si ce galop entraînait dans sa course l’entrelacs de ses sensations (l’odorat, l’ouïe
capable de capter le « bruissement des hautes tiges »). « Tout cela senti, respiré,
entrevu au fil de sa course » : dans cette phrase, la passivité du comportement de
l’animal par rapport à l’agentivité du réel rend encore plus évidente sa posture
d’accueil par rapport au sensible qu’il traverse et dont il se sent partie intégrante. Pour
exprimer l’intériorité animale, le romancier a tendance à simplifier la syntaxe, ce qui
va de pair avec le resserrement du verbe au niveau de copule (« ce fut… »).
22 L’utilisation de PDV embryonnaires et représentés va de pair ici avec la double prise en
charge énonciative : l’univers intérieur du cerf est davantage assumé par le narrateur
par le biais de ces formes, que par le monologue rapporté (cf. le chat Rroû). L’analyse
des PDV permet alors d’apprécier l’effort de l’écrivain de faire place, en sourdine, à
l’univers intérieur du personnage animal : c’est cet entrelacement de PDV qui
manifeste la sensibilité de Genevoix à l’égard de l’oikos. L’écrivain est conscient du fait
que l’univers sensoriel d’un mammifère comme le cerf est, à coup sûr, beaucoup plus
étendu que celui d’un être humain : dans Un jour, roman qui appartient à sa dernière
période d’activité et qui est considéré comme son testament, d’Aubel, alter ego du
romancier, révèle : « c’est en homme, avec nos sens d’homme, que j’ai voulu jouer le
jeu. Combien de fois, pourtant, ai-je rêvé de m’augmenter ? Avoir la vue d’un épervier,
l’odorat d’un chien, l’ouïe d’une chauve-souris… Une heure seulement, et puis m’en
souvenir »26. Pour l’auteur de DH, alors, « la vraie vie est élémentaire, elle est celle que
nous transmettent nos réactions sensorielles »27 : c’est l’exaltation issue de cette
chevauchée sans frein qui permet au Rouge d’entrer en contact, de pénétrer la nuit qui
est animée par la même force vitale28.

L’intercesseur d’une spiritualité de l’oikos. Conclusion


23 Ce ne sont pas seulement le PDV de l’animal ou la « parole intérieure » prêtée au Rouge
qui nous permettent de définir la position spirituelle de Genevoix. Dans DH, la
temporalité du récit est scandée par le retour cyclique des saisons, auquel s’ajoute la
circularité topographique : l’endroit de la forêt connu sous le nom des « Orfosses
mouillées » est non seulement le lieu où les biches de la harde se retrouvent pour
mettre bas, mais aussi le lieu où l’on vient mourir29.
24 S’adapter au rythme de la nature signifie d’abord pour Genevoix avoir la possibilité
d’oublier la violence dévastatrice, traumatisante de la Grande Guerre et se laisser
soulager par l’« hymne de la vie chanté par toutes les créatures de la forêt, les grands
animaux doués presque de raison, les insectes, les arbres, les plantes, les ruisseaux » 30.
Sa position est presque panthéiste, avec des accents plus immanentistes – il ne faut pas
chercher de système chez lui –, si l’on croit aux mots de son alter ego fictif dans Un jour
:

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Qu’est-ce que Dieu, dit mon compagnon, sinon la création même ? Il est partout.
Nous sommes baignés dans son immanence […] je demande à Dieu qu’Il me laisse Le
prier à travers Sa création, une nappe de jacinthes bleues au printemps, la sérénité
d’un beau soir, la montée d’une nuit d’automne : reflet de Dieu, infime parcelle de
Dieu, fondue en Lui dans Son éternité »31.
25 Le chapitre sept de la deuxième partie de DH constitue probablement la synthèse la plus
fulgurante de la position de Genevoix. Nous ne présenterons qu’une dernière citation
qui, tout en relatant des fragments de la « parole intérieure » du Rouge avec les
configurations stylistiques déjà présentées, évoque une posture philosophique
(« l’oubli ») qui se charge d’une véritable valeur spirituelle. Le Rouge est seul dans la
forêt, pendant l’été, il se repose dans son creux : au comble de sa parabole existentielle,
il ressent la force de la vie universelle32.
Le cerf, les yeux grands ouverts, ne regarde même plus sous les arbres le vol de
l’oiseau vert et rouge. Le soir approche. Entre les branches, le ciel devient doré : et
les larges prunelles, peu à peu, prennent la couleur dorée du soir. Oubli… La fraîche
nuit va venir. Derrière la taille, au flanc d’une pente, d’anciennes meules de
charbonniers ont laissé des ronds noirs sur la terre. Dans ce fraisil sec et craquant,
le Rouge, cette nuit, ira se rouler sur le dos. Le pivert a encore changé d’arbre. Oubli
des chiens, des hurlements au fond des combes : on n’entend plus les coups de bec,
pas un bruit dans toute la forêt. Oubli des traînantes fanfares qui résonnaient, le
soir, près des étangs. Pour quelles morts ? Le Rouge est vivant. (p. 178)
26 En général, dans le chapitre en question nous retrouvons l’alternance entre le PDV de
l’animal et le PDV d’un énonciateur qui relate et cherche à interpréter le
comportement, les réactions, la vie intérieure du cerf. La phrase extrêmement
condensée que l’on peut lire dans « Oubli… », au-delà de son effet poétique, pourrait
bien être considérée comme une forme de monologue rapporté à valeur impératif – le
Rouge se disant, s’imposant à lui-même l’oubli. Le resserrement syntaxique de cette
phrase, réduite à un seul mot, est remarquable. Le lecteur se trouve face à l’évidence de
ce discours intérieur qui se vide de tout contenu spécifique afin de se fondre mieux
avec la force vitale universelle. D’ailleurs, comment ne pas entendre dans les sonorités
qui composent l’expression « ce fraisil sec et craquant » la jouissance sensorielle que le
cerf est à même de supposer, de goûter par avance, lors de sa promenade nocturne ? La
fusion est signalée aussi par la couleur des prunelles de l’animal, qui se fond et se
confond avec les nuances du couchant. Quelques lignes plus loin, l’écriture revient sur
cet « oubli », en reprise anaphorique, avec des expansions du nom en série qui
semblent mimer le cheminement de la vie intérieure du Rouge. Certes, l’indécision
énonciative reste au cœur de ce passage : l’interrogative « pour quelles morts ? », est-
elle à imputer à la « parole intérieure » de l’animal, ou bien s’agit-il d’une question du
narrateur se faisant interprète de l’attitude du Rouge ? De toute façon, l’oubli reste une
forme de paix intérieure : c’est « la possibilité de jouir sans penser de le faire » 33.
27 Le brouillage énonciatif que nous avons présenté dans cet article concerne en définitive
moins des voix proprement dites que des PDV, celui du narrateur et celui des animaux.
L’alternance des PDV est ce qu’essaie de restituer par empathie la voix si soucieuse et si
compréhensive du narrateur : écrivain faisant appel à l’oikos que nous partageons avec
les autres espèces vivantes, Genevoix se fait l’inventeur d’une « parole intérieure »
prêtée aux animaux afin de quêter « l’autre face du réel »34. Lui, qui a toujours reconnu
sa dette à l’égard des personnes humbles (bûcherons, gardes forestiers, braconniers da
sa Sologne natale) qui lui ont appris les voies secrètes de la nature, est devenu par
l’écriture l’intercesseur, c’est-à-dire « l’enchanteur [qui] a le don de regarder,

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d’observer, de discerner, d’écouter, de voir et d’entendre, d’exprimer l’ineffable » 35.


Dans son œuvre, la « parole animale » serait alors la tentative de traduire
l’intraduisible à partir d’un point de vue autre. Genevoix lui-même en est conscient,
lorsqu’il révèle au cours d’une interview : « le romancier, c’est ça, c’est se mettre à la
place de. Et dans DH, j’ai essayé de me mettre à la place du cerf, et ce n’est pas beaucoup
plus difficile que se mettre à la place d’un autre »36. Derrière des choix narratifs et
littéraires liés à « l’art [subtil] du déplacement et du décentrement » 37, la vigilance de
Genevoix recèle alors une attitude spirituelle fondée sur la vie : celle que nous
partageons avec les autres êtres de ce monde38.

NOTES
1. La terrible expérience vécue au front en tant qu’officier d’infanterie est relatée dans les cinq
récits (publiés entre 1916 et 1923) qui composent Ceux de 14 et que Genevoix a délibérément
rassemblés pour une publication unique en 1949.
2. M. Genevoix, Sous Verdun, dans Id., Ceux de 14, Paris, Flammarion, 2013, p. 100.
3. M. Genevoix, La Forêt perdue [1967], Paris, Flammarion, 1996. Dans son Introduction, Jean
Dufournet explique la portée spirituelle accordée à l’animal dans ce roman. Voir J. Dufournet,
« De La Dernière Harde à La Forêt perdue : Maurice Genevoix et la chasse au cerf », dans Id. (dir.),
Maurice Genevoix. Colloque pour le centième anniversaire de la naissance de M. Genevoix, Paris,
Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1992, p. 59-77.
4. A. Simon, « Place aux bêtes ! Oikos et animalité en littérature », dans L’Analisi linguistica e
letteraria, 15, 2016, p. 79.
5. Voir, plus loin, notre conclusion.
6. Voir le carnet de veille scientifique disponible sur Animots, Carnet de zoopoétique, consulté le
17.01.2019, URL : <https://animots.hypotheses.org>.
7. D. Vago, « Le point de vue animal dans Dingo : l’inscription ambiguë de l’altérité », dans Studi
francesi, 185, 2018, p. 243-250.
8. A. Rabatel, « Du “point de vue” animal et de ses observables », dans Le Discours et la langue,
t. 9.2, 2017, p. 145.
9. A. Banfield, Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil, 1995.
10. « Le PDV est une problématique plus complexe que celle de la voix et du discours rapporté,
car si voix et discours rapportés renvoient bien à des PDV exprimés plus ou moins directement
par leur auteur, il devient plus difficile de repérer le PDV d’un tel, dès lors que sa voix ne se fait
plus entendre : cette difficulté, caractéristique du style indirect libre, qui n’est pas vraiment un
“discours”, est encore plus nette chaque fois qu’un locuteur/énonciateur envisage les choses en
se mettant à la place d’un autre, à la place de ce qu’il voit selon Ducrot, de ce qu’il fait (PDV
représentés ou embryonnaires) sans pour autant lui donner la parole ». Voir A. Rabatel,
« Diversité des points de vue et mobilité empathique », dans M. Colas-Blaise, L. Perrin, G. M. Tore
(dir.), L’Énonciation aujourd’hui. Un concept clé des sciences du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2016,
p. 137-138.
11. Id., « Les représentations de la parole intérieure. Monologue intérieur, discours direct et
indirect libres, point de vue », dans Langue française, 132, 2001, p. 89. Sophie Milcent-Lawson a
insisté sur le fait que pour étudier le changement de paradigme concernant l’animal en

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littérature dans les premières décennies du XXe siècle, il vaut mieux traiter la question « non plus
en termes de discours, mais de point de vue (PDV) […] la polyphonie énonciative et les “phrases
sans parole” du style indirect libre permettant de rendre compte des perceptions et des pensées
animales sans passer par le discours rapporté ». Voir S. Milcent-Lawson, « Zoographies.
Traitements linguistique et stylistique du point de vue animal en régime fictionnel », dans Revue
des Sciences Humaines, n° 328, 2017, p. 93. Nous verrons que dans Rroû, le DDL (discours direct
libre, ou PDV asserté selon la terminologie de Rabatel), qui exprime le PDV animal dans et par le
discours, est largement moins convaincant que les autres formes du PDV.
12. A. Rabatel, « Du ‘point de vue’ animal et de ses observables », cit., p. 146.
13. J. C. Bailly, « Les Animaux conjuguent les verbes en silence », dans L’Esprit créateur, CI, 4, 2011,
p. 106-114.
14. D. Cohn, La Transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman,
Paris, Seuil, 1981, p. 63. À côté de la théorie du PDV, nous utiliserons pour cet article la
terminologie de l’étude de Cohn (monologue rapporté, monologue narrativisé, psycho-récit). Le
psycho-récit correspondrait au PDV embryonnaire établi par Rabatel.
15. M. Genevoix, La Dernière Harde [1938], Paris, Flammarion, 1988 (dorénavant DH). Les
indications des pages seront données directement dans le texte.
16. Le terme d’oikos est à entendre non dans son sens étymologique, mais dans un sens élargi : la
terre où l’homme habite, vit et meurt avec d’autres espèces vivantes, en créant incessamment
des liens entre le lieu, le moi et autrui.
17. Id., Rroû [1931], Paris, Éditions de la Table ronde, 2010.
18. Ibid., p. 44.
19. A. Rabatel, « Les représentations de la parole intérieure », cit., p. 84.
20. E. de Fontenay, M.C. Pasquier, Traduire le parler des bêtes, Paris, L’Herne, 2008, p. 27.
21. A. Romestaing, « Avatars d’une “cerf-consciousness” », dans J. Poirier (dir.), L’Animal littéraire.
Des animaux et des mots, Dijon, EUD, 2010, p. 79.
22. A. Rabatel, « Du ‘point de vue’ animal et de ses observables », cit., p. 151-152.
23. L. Vygotski, Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997, notamment « Pensée et mot »,
pp. 415-500.
24. « Et tout à coup, alors qu’ils franchissaient ensemble un fossé près de la lisière, il avait senti
contre lui un vide glacial, extraordinairement profond, qui le suivait dans son élan. Aussitôt il
s’était arrêté, désemparé, déjà orphelin, cherchant des yeux sa mère disparue » (p. 54).
25. A. Romestaing, « Vers une conscience animale de la mort », ElFe XX-XXI, 5, 2015, p. 139-157.
26. M. Genevoix, Un jour, Paris, Seuil, 1976, p. 76.
27. A. Fournet, « L’œuvre de Maurice Genevoix : un hymne à la vie », dans J. Dufournet, Maurice
Genevoix. Colloque pour le centième anniversaire de la naissance de M. Genevoix, op. cit., p. 167.
28. Pierre Moinot rappelle justement que le cerf est par tradition lié à « une forêt de symboles,
tous apparentés au domaine obscur de la force vitale ». Voir P. Moinot., Préface, dans J.-P. Grossin,
A. Reille (dir.), Anthologie du cerf, Paris, Hatier, 1992, p. 11. Les bois de l’animal symbolisent par
exemple le renouvellement perpétuel de la vie en nature.
29. On pourrait évoquer aussi la présence importante du vocabulaire de la chasse, des mots
anciens ou régionaux : la puissance métaphorique de ces « expressions toutes vieillie[s] tombées
en désuétude et redevenues imagées comme on n’en trouve plus qu’à la campagne », comme dirait
Proust, est un aspect important de DH.
30. A. Fournet, art. cit., p. 167. Genevoix est l’auteur de plusieurs bestiaires ( Tendre Bestiaire,
1968 ; Bestiaire enchanté, 1969 ; Bestiaire sans oubli, 1971) où se montrent encore une fois la finesse
et la vigilance de l’écrivain à l’égard de l’univers des animaux.
31. M. Genevoix, Un jour, cit., p. 204.
32. « Genevoix ne parle jamais de surnaturel. La vie remplit le monde qu’il contemple. Et sa foi en
celle-ci est absolue. […] Chez Maurice Genevoix, le sens de l’élan vital remplace la divinité, bien

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qu’il soit convaincu de l’existence d’un autre monde “où la mort ne compte plus” [L’Aventure est
en nous]. Cette force, il l’identifie avec la vie elle-même et il ne cherche pas à passer outre, parce
que la vie réalise simultanément et à l’infini tout ce qui est réalisable » Voir E. Timbaldi
Abruzzese, Il romanzo rurale di Maurice Genevoix, Torino, Giappichelli, 1956, p. 31. Nous traduisons.
33. « L’oubli est le seul moyen pour arriver à une détente complète, qui est plus que joie : c’est
l’annulation de toute souffrance, c’est la possibilité de jouir sans penser de le faire. C’est peut-
être le bonheur. Certes, c’est la paix ». (Ibid., p. 86. C’est nous qui traduisons).
34. Mireille Sacotte, dans DH, p. 16.
35. A. Fournet, art. cit., p. 165.
36. M. Genevoix, L’harmonie retrouvée, Paris, Éditions de La Table Ronde, 2014, p. 58.
37. A. Simon, « Place aux bêtes ! Oikos et animalité en littérature », art. cit., p. 74.
38. Apostille. Le cerf reviendra encore dans son œuvre comme animal psychopompe dans La Forêt
perdue, véritable réinvention originale d’un passé légendaire, qui forme ainsi, avec DH, un
diptyque où le cerf apparaît comme « medium du monde sauvage et comme viatique pour
atteindre une connaissance plus profonde de soi et du non soi en soi ». Voir A. Romestaing,
« Avatars d’une “cerf-consciousness” », cit., p. 78. Pierre Moinot définit le cerf de La Forêt perdue
comme un intercesseur, ouvrant à la possibilité d’une vie harmonieuse et réconciliée avec tout ce
qui vit. Voir P. Moinot, cit., p. 17. Nous espérons approfondir cet aspect ultérieur de l’animal chez
Genevoix dans nos futures recherches.

RÉSUMÉS
Alain Rabatel a développé au fil des années la théorie du point de vue (PDV), forme « oblique » de
parole intérieure, discours non verbalisé, ni pleinement conscientisé. L’application de sa théorie
à la représentation littéraire de l’animal permet de rendre compte d’une intériorité non-
humaine, des mécanismes perceptifs et de représentation qui n’entraînent que des « phrases sans
parole ». L’attention que Maurice Genevoix porte à la subjectivité animale est en ce sens
exemplaire. Nous analyserons les formes embryonnaires de « parole intérieure » animale dans
deux romans (Rroû [1931] et, surtout, La Dernière Harde [1938]), afin de montrer comment le
brouillage énonciatif révèle une posture morale d’accueil de la part de l’écrivain et, par
conséquent, une ouverture spirituelle, comblée par la contemplation de la force vitale qui anime
toute créature vivante.

Over the years Alain Rabatel has developed the theory of the Point of view (PDV), an imperfect
kind of inner monologue, a non-verbalised form of speech, whereof the subject is not totally
conscious. By the application of Rabatel’s theory to the representation of animals in Literature,
we can analyse a non-human interior universe, the animal’s perceptions and representations
which only produce “unspeakable sentences”. Maurice Genevoix’s attention to the animals’
conscience is paradigmatic. In this paper we analyse the elementary forms of the animal’s “inner
speech” in two novels (Rroû [1931] and especially La Dernière Harde [1938]): Genevoix’s
“enunciative blurring” reveals his moral position and, consequently, his spiritual need, which is
fulfilled by the contemplation of the force of life, moving through every living creature.

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INDEX
Mots-clés : Genevoix (Maurice), point de vue, animal en littérature, zoopoétique, oikos
Keywords : Genevoix (Maurice), point of view, animal in literature, French Animal Studies, oikos

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Beckett traducteur de Joyce : Anna


Lyvia Pluratself
Beckett translator of Joyce: Anna Lyvia Pluratself

Francesca Milaneschi

1 Alors que l’histoire des rapports entre Samuel Beckett et James Joyce est un trait bien
connu du parcours de formation littéraire du jeune Beckett, qui est influencé par son
maître et compatriote au point de prendre la décision d’abandonner la carrière
universitaire pour embrasser la profession d’écrivain, un aperçu de son expérience de
traducteur en langue française de quelques pages de Finnegans Wake de Joyce en 1930
pourrait mieux éclairer le processus d’évolution esthétique de Beckett, et peut-être
aussi sa pratique future et constante d’auto-traduction.
2 La chance de Joyce à Paris fut surtout de rencontrer deux femmes, qui eurent tout de
suite une vision claire et prémonitoire de sa future grandeur : si le nom de la première
de ces deux femmes, Sylvia Beach (1888-1962), éditeur d’Ulysse en 1922, est encore très
célèbre aujourd’hui, c’est à son amie Adrienne Monnier (1892-1955), poète, éditeur,
libraire de La Maison des Amis des Livres, rue de l'Odéon, que l’on doit l’édition de la
première traduction française d'Ulysse de Joyce (1929).
3 C’est aux années 1920-1922 que remonte le premier projet de traduction d’Ulysse en
français par les deux libraires de l’Odéon. Valery Larbaud en fut la première cible et
Léon-Paul Fargue, qui ne lisait pas l'anglais, l’un des premiers lecteurs intéressés 1.
4 Larbaud, déjà traducteur de Samuel Butler, tient une conférence lors d'une lecture de
fragments d’Ulysse, mais il rechigne à la tâche de traduire le roman tout comme ces
premiers fragments (Les Sirènes, Pénélope). En 1922, il renoncera définitivement à la
traduction du roman et un jeune homme nommé Auguste Morel prendra la place de
Larbaud, que la crainte de s’effondrer sous le poids des préfaces et des conférences
ramène à son travail d'écrivain. Morel commence à traduire Ulysse en 1924, aidé et
soutenu par Joyce et Larbaud. James Joyce est pour son jeune traducteur « le Walt
Whitman de la prose » : en juillet 1924, ce Whitman irlandais propose pour la
traduction de Pénélope non seulement l'élimination de la ponctuation tout comme dans
la version originale, mais aussi l'abolition des accents et des apostrophes, qui n'existent

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pas en langue anglaise. Monnier n'est pas d'accord, mais dans une lettre du 6 juillet
1924 Larbaud répond : « Joyce a raison ». Au mois d'août le premier numéro de la revue
Commerce paraît en publiant cette mala femmina de Pénélope, qui précède de cinq ans la
traduction intégrale française de ce livre événement.
5 Le 10 mars 1923, Joyce avait déjà commencé à prendre des notes pour ce qui deviendra
bientôt son Work in Progress et qui sera publié en 1939 avec le titre Finnegans Wake. À
l’automne de cette même année 19232, il entame les premières pages de son Anna Livia
Plurabelle, futur huitième chapitre de Finnegans Wake, dont une première épreuve est
déjà écrite en février 19243.
6 Il progresse et écrit même à son amie Henriette Weaver en mars 1924 qu’il a terminé
« the Anna Livia piece »4, en donnant cette célèbre définition de son texte : « a
chattering dialogue across the river by two washerwomen who as night falls become a
tree and a stone. The river is named Anna Liffey »5. Or, à cette date le travail sur ce
texte était loin d’être achevé, si un spécialiste comme Patrick O’Neill, au fil des lettres
de Joyce, témoigne d’un travail méticuleux et incessant d’ajouts et de modifications 6.
O’Neill enregistre au moins dix-sept versions différentes de ces vingt pages et, au cours
des années de sa composition jusqu’en 1930, l’auteur en publie par ailleurs quatre
éditions différentes : la première en 1925 dans la revue Le Navire d’argent d’Adrienne
Monnier, la deuxième en 1927 dans transition d’Eugène Jolas, la troisième en édition de
luxe de 800 copies par Grosby Gaige à New York en 1928 et enfin, grâce à l’intervention
d’Ezra Pound, la quatrième publication encore comme livre chez Faber & Faber à
Londres. L’édition définitive d’Anna Livia Plurabelle paraîtra le 4 mars 1939 comme
huitième chapitre de Finnegans Wake, publié à Londres par Faber & Faber et à New York
par Viking Press.
7 La variation la plus évidente, en passant d’une version à l’autre du texte nommé Anna
Livia Plurabelle, c’est la prolifération continuelle et incessante des noms de fleuves, tout
comme plusieurs résonances que l’on peut ramener à l’élément liquide en général,
insérés dans le texte au fur et à mesure que son auteur y travaille, demandant souvent
l’aide de ses amis et collaborateurs. Dans son étude récente et très bien documentée,
Patrick O’Neill7 établit comme règle d’or pour discerner ces références fluviales de s’en
tenir à trois critères fondamentaux : d’abord les noms mentionnés ouvertement dans le
texte, ensuite les déformations explicites et manifestes, et enfin celles engendrées par
un heureux hasard linguistique. Néanmoins, il en découle que des lecteurs différents
relèvent des noms de fleuves différents et que le total qui en ressort varie selon le
lecteur impliqué, jusqu’à atteindre le nombre de 12008.
8 Cette présence fluviale plurilinguistique en perpétuelle prolifération, loin de se
configurer comme purement ornementale, ou encore comme une obsession
excentrique de Joyce, s’avère être une composante structurelle dans la genèse du texte,
résultant aussi de la véritable passion linguistique de l’auteur toujours plus polyglotte
au cours de sa vie.
9 La richesse linguistique compte donc parmi les éléments constitutifs du futur Finnegans
Wake, qui déborde de jeux de mots plurilinguistiques, au point qu’un critique a pu
observer que tous ces calembours forment dans un certain sens un seul grand
calembour9, un système dont l’écoulement réfléchit celui du fleuve lui-même : un
potentiel traducteur pourrait donc ajouter ou soustraire quelque chose au texte sans en
modifier de manière significative l’omniprésente substance fluviale. Un autre
spécialiste de Finnegans Wake affirme que les noms des fleuves forment un ensemble

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tellement touffu et abondant et ils sont disposés de façon si ingénieuse et si savante


qu’ils cessent d’avoir une signification en tant que noms individuels, mais, dans ce
nouveau langage « finneganais », ils deviennent des phonèmes plutôt que de véritables
morphèmes10.
10 Encore une fois, Joyce avait voulu lancer un défi au langage en partant de la langue
latine : si Ulysse s’ouvrait sur cette bizarre invocation à la muse, cet Introibo ad altare Dei
qui fait partie de la liturgie catholique de l’eucharistie, le chapitre le plus connu de son
Work in Progress prend son titre de la « corruption » de l’expression latine Amnis Liviae :
« The name Anna Livia, meanwhile, appears on old maps, a corruption of the Latin
Amnis Liviae (River Liffey), but evocative also of the Irish Abha na Life /aue ne life/
(“River Liffey”) which in turn, and invitingly, looks as if it should be referring to the
Heraclitean “river of life” »11.
11 Louant La Coscienza di Zeno dans une lettre en italien adressée à Italo Svevo, Joyce révèle
qu’il a voulu donner à sa nouvelle protagoniste le nom de la femme de son ami de
Trieste ; la référence au fleuve est néanmoins très pertinente, s’agissant du bavardage
de deux lavandières d’une rive à l’autre d’un fleuve :
A proposito di nomi ho dato il nome della Signora alla protagonista del libro che sto
scrivendo. La preghi però di non impugnare né armi bianche né quelle di fuoco
giacché si tratta della Pirra irlandese (o piuttosto dublinese) la cui capigliatura è il
fiume sul quale (si chiama Anna Liffey) sorge la settima città del cristianesimo, le
altre essendo Basovizza, Clapham Junction, Rena Vecta, Limehouse, S. Odorico della
Valle di Lacrime e San Giacomo in monte di Pietà.12
12 À propos des traductions de Finnegans Wake, la critique a pu invoquer le principe
steinerien d’après lequel toute communication impliquerait un procès de traduction,
étant donné que ce roman nous montre une écriture comme traduction ainsi qu’une
lecture comme traduction13. D’ailleurs, comme Beckett le remarquait déjà en 1929 dans
son juvénile « Dante… Bruno, Vico… Joyce », le signifiant prend ici une telle place qu’il
devient le signifié :
Here form is content, content is form. You complain that this stuff is not written in
English. It is not written at all. It is not to be read - or rather it is not only to be
read. It is to be looked at and listened to. His writing is not about something ; it is
that something itself. (A fact that has been grasped by an eminent English novelist
and historian whose work is in complete opposition to Mr Joyce’s). When the sense
is sleep, the words go to sleep. (See the end of ‘Anna Livia’) When the sense is
dancing, the words dance.14
13 Ce texte écrit – ou faudrait-il peut-être dire « dicté » à un jeune Beckett et à d’autres
collaborateurs par un Joyce de plus en plus aveugle – dans un anglais qui n’existe nulle
part, mais prêt à accueillir toutes les immenses suggestions du plurilinguisme joycien,
s’avère souvent plus transparent quand on le lit à voix haute, alors que le texte
« s’auto-traduit ». Comme le montre l’exemple suivant, l’un des nombreux paraît-il,
remarqué par Rosa Maria Bollettieri Bosinelli : « Who ails tongue coddeau, aspace of
dumbisilly ? ». Voici que, une fois lu à voix haute, le texte devient en français Où est ton
cadeau espèce d’imbécile ?
14 Dans Finnegans Wake, la superfétation du sens moyennant la superfétation du langage
débouche, d’après Giorgio Melchiori, sur le paradoxe qu’il pose moins de résistance à la
traduction que tout autre texte, puisqu’ici la lecture même devient un acte de
traduction15.

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15 Si l’on ne peut pas nier à l’histoire des traductions du Work in Progress comme réécriture
toute sa cohérence par rapport au projet créatif joycien, qui encouragea toujours la
traduction en langue étrangère de son texte, l’on sait aussi que Joyce le modifiait au fur
et à mesure que de nouvelles traductions paraissaient16 : la genèse du texte prend alors
la forme (et la substance) d’un dialogue intertextuel perpétuel où la notion de texte
original devient toujours plus floue et peut-être impossible à établir.
16 Pour ce qui concerne la version française de son texte, Joyce pensa tout d’abord à
engager Léon-Paul Fargue qui avait déjà été le traducteur de quelques pages d’Ulysse
lors d’une lecture organisée par Larbaud en décembre 1921 avant la publication du
roman17. Ce projet de traduction, qui concernait les dernières pages du chapitre, fut
cependant bientôt abandonné et ce fut à son compatriote Samuel Beckett que Joyce
confia la traduction en français, mais cette fois-ci des premières pages de Anna Livia
Plurabelle.
17 Beckett était à Paris depuis le 1er novembre 1928, envoyé par le Trinity College de
Dublin comme lecteur d’anglais à l’École Normale, dans le cadre d’un accord d’échange
culturel entre les deux institutions universitaires. Ce fut par le biais de son collègue et
prédécesseur Thomas McGreevy qu’il fut introduit dans le cercle de Joyce, où il eut
l’occasion de partager de nombreux intérêts et inclinaisons avec son compatriote : un
certain anticléricalisme et scepticisme religieux, le goût pour les Lieder de Schubert, la
peinture de Cézanne, l’amour pour Dante, pour les drames de John Millington Synge et
pour Chaplin.
18 Il accepte tout de suite d’aider Joyce avec son Work in Progress : son travail concerne
surtout la lecture à voix haute des livres que le « Penman » estime utiles à son œuvre et
l’écriture du texte que l’auteur de plus en plus aveugle lui dictait : si l’on en croit à la
légende, il y aurait dans Finnegans Wake des mots de Beckett que le maître aurait gardés
comme contribution18. Bientôt Joyce insiste pour que Beckett, qu’il tenait en haute
considération, prenne part en 1929 à l’ouvrage collectif au nom pompeux Our
Examination Round His Factification For Incarnation of Work in Progress, où Beckett publie
son premier essai critique, le déjà mentionné « Dante… Bruno. Vico… Joyce ». Leur
fréquentation est tellement assidue que Beckett se souviendra jusqu’à la fin de sa vie du
numéro de téléphone de Joyce : Ségur 95-20.
19 Philippe Soupault, qui avait rencontré Beckett le 2 février 1929 pour l’anniversaire de
Joyce et le 27 juin de la même année au « Déjeuner Ulysse » organisé par Adrienne
Monnier au moment de la sortie d’Ulysse en français, joue un rôle d’intermédiaire à
l’occasion du quarante-huitième anniversaire de l’auteur en 1930.
20 Dans une lettre datée « Dimanche [entre le 27 avril et le 11 mai 1930] » Beckett écrit à
son ami et mentor irlandais Thomas McGreevy : « J’ai vaguement commencé à
travailler. J’ai vu Goll. Un autre esclave. Je vois Soupault demain, pour lui demander de
faire ma partie sur les rivières & de me laisser commencer la traduction de base » 19.
21 C'est donc Beckett qui va s'occuper maintenant de traduire Joyce en français : non pas
Ulysse, mais un fragment de ce Work in Progress qui deviendra Finnegans Wake : il s'agit
d'une des versions d’Anna Livia Plurabelle parue en 1925 dans la revue Le Navire d'argent
de Monnier. Beckett y travaille avec Alfred Péron et la traduction aurait dû paraître
dans les pages de la revue Bifur.
22 Là l'histoire, aussi bien l'histoire d’Anna Livia Plurabelle en français que l'histoire des
rapports entre Joyce et Beckett, se brouille un peu. D’après le témoignage d’Adrienne

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Monnier, le travail ne dépassa jamais l’état d’épreuve et le bon à tirer ne fut pas délivré
par l’auteur, non pas parce qu’il n’en était pas satisfait, mais parce qu’il voulait avoir lui
aussi ses « Septante », tout comme les premiers « septante » traducteurs légendaires de
l’Ancien Testament en grec vantés par la Bible. Monnier attribue donc à une sorte de
manie de grandeur de Joyce s’il en fit une nouvelle version en ajoutant une équipe de
cinq autres traducteurs, pour avoir « ses sept » au lieu des Septante de la tradition
biblique.
23 Bien que le témoignage de Monnier nous amène à limiter uniquement à Péron et
Beckett la responsabilité de la traduction, dans les pages de cette même Nouvelle Revue
Française20 où parut ce fragment en 1931, Philippe Soupault 21 indique comme
collaborateurs justement Paul Léon, Eugène Jolas et Ivan Goll, sans oublier la
supervision de l’auteur.
24 Mais pourquoi Joyce prit-il la décision de retirer la traduction de la revue d’avant-garde
Bifur, fondée par Georges Ribemont-Dessaignes, l’un des premiers dadas, peintre,
écrivain et poète ? Jacques Aubert, directeur du Cahier de l’Herne consacré à James
Joyce22, affirme que ce ne fut pas par souci de révision que Joyce refusa cette version,
mais plutôt parce que poussé par un choix politique : au lieu de se borner au rôle de
collaborateur étranger de Bifur, tout comme l’étaient à cette époque Gottfried Benn,
Ramon Gomez, William Carlos Williams et d’autres, au lieu de se faire publier à côté
d’auteurs comme Kafka, Eisenstein, Arp, De Chirico, Picabia, Heidegger et Sartre, il
choisit de s’approcher d’un contexte plus institutionnel comme la NRF, avec le nom de
Philippe Soupault bien en évidence.
25 Si le jeune Beckett avait été enthousiaste de s’engager dans ce projet de traduction, il
était néanmoins effrayé per la difficulté de la tâche malgré sa bonne maîtrise de la
langue française : c’est pourquoi il prit la résolution d’accomplir le travail en
collaboration avec son ami Alfred Péron, ancien élève de l’École Normale Supérieure et
lecteur d’échange au Trinity College de Dublin pendant deux ans. Péron passa l’examen
de l’exigeant auteur, qui aimait bien l’idée que ces deux traducteurs donneraient à son
anglais une empreinte irlandaise23, et ils s’y attelèrent du printemps 1930 jusqu’à l’été
de la même année. Ils se rencontraient chez Beckett à l’École Normale ou bien dans un
café du Quartier Latin, mais malgré le tenace acharnement des deux jeunes traducteurs,
l’entreprise s’avéra bientôt presque impossible à cause de l’extraordinaire complexité
linguistique du texte original24.
26 Une lettre du « jeudi [ ? 17 juillet 1930] » adressée à McGreevy témoigne du désarroi
ressenti par le jeune traducteur irlandais : « Ici rien de plus intéressant que d’habitude :
boisson & futilité. Alfy est ici et nous avons vu Soupault ensemble. Nous travaillons sur
ce foutu truc ensemble de façon vague et peu efficace »25. Peu après il confie encore à
McGreevy : « Nous (Péron) galopons à travers Anna Livia Plurabelle. C’est devenu
comique maintenant. Je suppose que c’est la seule attitude » 26.
27 Beckett était tellement découragé que, dans une lettre à Soupault datée « 5 juillet
1930 », il écrivait : « Mais je ne voudrais pas publier cela, pas même un fragment, sans
l’autorisation de Monsieur Joyce lui-même, qui pourrait très bien trouver cela vraiment
trop mal fait et trop éloigné de l’original. Plus j’y pense plus je trouve cela bien
pauvre »27.
28 Par ailleurs, ses rapports avec le maître s’étaient brusquement interrompus à cause de
la fille de Joyce, Lucia, qu’il n’aime pas en retour et qui en est offensée au point que son

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père est amené à communiquer à Beckett, déjà engagé dans la traduction d’Anna Livia
Plurabelle, qu’il est désormais persona non grata chez eux.
29 Au mois de juillet Péron quitta Paris pour les vacances et un Beckett très contrarié
écrivait à Tom McGreevy qu’il n’avait pas l’intention de poursuivre le travail tout seul,
ni de signer aucun contrat avec « ce salaud de Soupault », s’inquiétant surtout de
dégoûter Joyce « par le gouffre de sentiment et de technique entre ses hiéroglyphes et
notre français bâtard »28.
30 En dépit des inquiétudes qu’il exprime dans sa correspondance, et malgré l’absence de
Péron qui se prolonge pendant le mois d’août, il est prêt à livrer une première version
de ces six pages initiales du texte joycien vers le milieu du mois, après quoi il se prépare
à rentrer en Irlande, où l’attend un poste de chargé de cours en français au Trinity
College, et il entame le 25 du mois une étude longtemps reportée sur Marcel Proust.
31 Beckett pensant être encore persona non grata chez Joyce (cette bouleversante rupture
ne se recomposa que plus tard, lorsque la condition de maladie nerveuse dont Lucia
Joyce souffrait devint évidente), ce fut Péron qui fut chargé de polir le texte et de le
livrer à l’auteur qui, semble-t-il, en fut d’abord satisfait et le transmit à l’imprimeur 29.
Selon les biographes de Beckett30, la traduction de Beckett et de Péron avait atteint
l’état d’épreuve pour la revue Bifur, qui en annonçait la parution dans le prochain
numéro 7 dont la sortie était prévue le 10 décembre 1930. La publication toutefois n’eut
pas lieu, parce que Joyce changea d’avis au début de novembre, estimant que la
traduction n’était pas encore prête.
32 Selon Eugène Jolas, Ribemont-Dessaignes était impatient de publier le fragment d’Anna
Livia Plurabelle, qui malgré les réserves exprimées sans doute par un excès de modestie
par Beckett lui-même, était quand même un travail remarquable 31. D’ailleurs,
l’inspiration expérimentale de la revue Bifur ne laissait présager que de modestes
chances de survie ; en effet, elle arrêta ses publications après le numéro 8 paru le 10
juin 1931. De surcroît, Joyce commença à accorder de plus en plus d’attention à son rôle
personnel dans la traduction de son œuvre par rapport au processus d’écriture et de
réécriture : il prit ainsi la décision de former une équipe présidée par lui-même et
composée par Ivan Goll, Eugène Jolas, Paul Léon, Adrienne Monnier et Philippe
Soupault, ironiquement baptisés par Joyce « the Septante of Septuagint ».
33 L’équipe des traducteurs se réunit à la fin de novembre chez Paul Léon, ayant établi que
la première version de Beckett et de Péron était à remanier. Soupault rappelle la
méthode suivie pour la révision du texte : « Nous rejetions d’accord avec M. Joyce ce qui
nous paraissait contraire au rythme, au sens, à la métamorphose des mots et nous
essayions à notre tour de proposer une traduction »32.
34 La nouvelle traduction fut accomplie en quinze séances de trois heures chacune, puis
elle fut soumise aux suggestions d’Adrienne Monnier et de Jolas, qui se trouvait en
Autriche et qui répondit par lettre. Ensuite, comme le rappelle Soupault, « nous
consacrâmes encore deux séances à discuter ces apports et à corriger différentes
parties que nous avions revues M. Joyce et moi dans l’intervalle » 33.
35 Maria Jolas affirme34 que son mari reçut, tandis qu’il se trouvait en Autriche pendant
l’hiver 1930-1931, une lettre de Léon qui lui demandait de chercher des noms de fleuves
autrichiens, parce que l’auteur/traducteur voulait en ajouter à son amnis liviae : une
première confrontation entre les deux versions35 montre en effet que les allusions aux
références fluviales s’épaississent et que Joyce, obsédé par la pensée du fleuve en cette

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période, en ajoutait aussi dans son texte original, qui se modifiait au fur et à mesure
que ses traductions avançaient36.
36 La version de Joyce et de ses collaborateurs fut présentée avant sa publication dans une
lecture à La Maison des Amis des Livres, la librairie d’Adrienne Monnier, le 26 mars 1931 :
Beckett arriva de Dublin exprès pour y assister. Au cours de la soirée il fut néanmoins
obligé de retenir ses sentiments en écoutant Soupault qui présentait ce travail en
attribuant au texte qu’il avait traduit avec Péron le modeste statut d’une première
ébauche, qu’on avait dû soigneusement revoir au niveau du sens et du rythme. Soupault
souligne l’importance de Joyce dans ce travail, en remarquant que
ce texte n’est pas une traduction, c’est une reconstitution, en ce sens que c’est du
Joyce en français… Je dois dire modestement que c’est Joyce qui reconstituait, qui
ré-écrivait une partie de Finnegans Wake en français, et lui seul peut le faire.
Evidemment je l’aidais, par exemple pour trouver des équivalences pour les noms
des fleuves : j’ai aidé Joyce, c’est certain, mais en un sens Joyce a refait son texte. Si
vous comparez le texte français et le texte anglais, vous verrez quelle énorme
différence il y a entre les deux. C’est une recréation… Joyce était extrêmement
scrupuleux, restant quelquefois une journée sur un mot.37
37 Dans sa biographie, Ellmann mentionne lui aussi les observations de Soupault à l’égard
de l’insistance de Joyce sur le rythme du texte plutôt que sur son sens 38, comparant le
rythme du langage joycien à celui d’un fleuve, « une rivière tantôt rapide, tantôt
dormante, tantôt même marécageuse, puis molle près de son embouchure » 39.

La futilité de la traduction
38 Contrairement à l’opinion de Joyce, Beckett, semble-t-il, n’était pas du tout persuadé
que cette nouvelle version d’Anna Livia Plurabelle était un chef-d’œuvre. Joyce lui avait
envoyé à Dublin un exemplaire autographié qui renforça ses doutes sur la qualité de la
traduction dont il partageait dans une certaine mesure la responsabilité, au point qu’en
mai 1931 il confie à McGreevy « qu’il était impossible de lire son texte sans se rendre
compte de la futilité de la traduction. Je n’arrive pas à croire qu’il ne voit pas lui-même
les défauts de la traduction, cette horrible atmosphère de mots d’esprits & cette
vulgarité »40.
39 Dans une lettre adressée à Jacques Aubert le 10 septembre 1983, Beckett atteste que
« de l’échantillon soumis par nous il ne reste pratiquement rien » 41. Ce n’est que tout
récemment qu’une comparaison pointue entre ces deux traductions d’Anna Livia
Plurabelle a été entamée par Patrick O’Neill dans son étude mentionnée ci-dessus ; il s’y
livre à une série de microanalyses d’environ cinquante petits extraits du texte traduit,
tout en admettant les limites d’une telle opération. Comme l’avait déjà reconnu Rosa
Maria Bollettieri Bosinelli dans son essai de 1995 42, cela peut sembler un paradoxe que
de parler de traduction à propos de ce texte, si le processus de traduction au sens
traditionnel implique de passer d’une langue source à une langue cible, étant donné
qu’il s’agit de deux langues qu’on peut reconnaître et définir. En revanche, il est plutôt
évident que la langue joycienne, que l’on pourrait sans doute appeler « finneganais »,
ne s’identifie pas tout à fait à la langue anglaise, tout comme les idiomes issus de la
transformation due à sa traduction ne pourraient pas correspondre à l’idée qu’on se
ferait du français ou de l’italien43 en ayant recours au dictionnaire.

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40 C’est donc une langue qui échappe au sens établi et partagé, où l’écriture et la lecture
deviennent des processus génétiques de traduction et où c’est le signifiant qui devient
signifié, à commencer par la traduction du titre : Beckett 44, qui traduit le titre Anna
Lyvia Pluratself, élargit d’emblée les références fluviales en ajoutant le fleuve Lyvia de la
Nouvelle Zélande et, grâce à l’emploi de la voyelle « y », il parvient aussi à insérer le
fleuve irlandais Lee, l’anglais Lea et le chinois Li.
41 Le choix de traduire Plurabelle comme Pluratself, tout en marquant de façon presque
baroque l’idée d’une personnalité « problematically fractured »45, garde néanmoins les
noms des fleuves Our (Belgique), Ur (Mongole) et le nom basque « ura » qui signifie
« eau ».
42 La version de Joyce modifie à peine le nom de la protagoniste de Livia à Livie, offrant
une ouverture sémantique nouvelle vers le français « la vie », et suggérant presque
d’interpréter ce nom comme « le fleuve de la vie », puisqu’il évoque aussi l’expression
irlandaise correspondante « uisce beatha », qui signifie à la lettre « the river of life » :
par ailleurs, la prononciation irlandaise de ce mot peut faire allusion au whiskey et à la
résurrection fortuite de Finnegan après avoir reçu l’aspersion baptismale au whiskey 46.
43 Si le critère fondamental de l’accroissement des noms de fleuves est partagé par les
deux versions françaises, la version de Joyce modifie souvent le texte beckettien en lui
conférant une nuance plus courante, par les choix lexicaux (par exemple « bien sûr » au
lieu d’« évidemment ») et par l’usage de la ponctuation, en omettant parfois des
virgules, suggérant ainsi l’impatience d’être informé le plus tôt possible sur le
commérage.
44 Comme Soupault l’avait déjà affirmé dans les pages de la NRF en 1931, Joyce prête
beaucoup d’attention au rythme du texte, même si Beckett lui-même y veillait déjà
dans ses choix de traducteur, comme le montre, toujours au début d’Anna Livia
Plurabelle, ce « Tell me all. Tell me now » où il garde selon O’Neill « the anapestic
urgency » en traduisant « Dis-moi tout. Dis-moi vite » : Joyce maintient en effet les
mots de Beckett, mais il remplace le point par une virgule qui confère plus d’urgence et
d’impatience au texte.
45 Toujours à propos de l’importance attribuée au rythme par Joyce, la traduction
beckettienne « ne bats pas l’eau comme ça » est transformée par l’auteur dans le plus
allitérant et assonant « ne patauge pas tant », ce qui introduit de nouvelles références
fluviales47 et favorise la poursuite de son jeu linguistique d’allitération : « Retrousse tes
manches et délie ton battant », un parfait hendécasyllabe qui prend la place des mots
de Beckett « Retrousse tes manches et délie ta langue ». Le même principe rythmique
est appliqué juste après : là où Beckett traduit assez fidèlement « Et ne bouscule pas –
ho ! – quand tu te penches », voici que Joyce préserve l’allitération de son texte original
« butt/bend » restitué par « cogne/caboche », ce qui donne : « Et ne me cogne pas avec
ta caboche, hein ! » qui ajoute le mot familier « caboche » à sa traduction. Ici l’allusion
au mot chinois « Ho » (fleuve) disparaît de la version de Beckett, mais est introduite
celle à la rivière chinoise Hei.
46 Ailleurs, comme dans la traduction de l’extrait : « He’s an awful old reppe. Look at the
shirt of him ! Look at the dirt of it ! », alors que Beckett avait changé en anapestes les
dactyles de l’original, traduisant « C’est un beau salaud. Regarde-moi sa chemise !
Regarde-moi cette saleté », voilà que Joyce conserve en partie les choix beckettiens,
tout en rétablissant le rythme dactylique de son texte, suggérant même le nom du

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fleuve allemand Saale : « C’est un beau saalaud ! Vois sa chemise à lui ! Vois-moi cette
saleté ! ».
47 Au fil de son examen comparé des trois versions du texte, Patrick O’Neill décèle
finalement des tendances constantes en passant de la traduction de Beckett à celle de
Joyce, voire le fait que le texte beckettien, loin d’être carrément écarté – comme
l’affirme d’ailleurs Beckett lui-même – est souvent gardé, si ce n’est à tous égards, au
moins en bonne partie : les variations apportées par Joyce et son équipe visent en effet
surtout à renforcer les effets rythmiques et à accroître les références dissimulées dans
le texte aux noms aquatiques et fluviaux.
48 Il ne manque pas de cas où, s’éloignant d’une traduction sémantiquement fidèle à son
texte original, Joyce s’appuie sur les mots de la version de Beckett et bâtit là-dessus sa
propre version. Un exemple éloquent à cet égard nous est donné par la traduction de
l’extrait suivant : « How many goes it I wonder I washed it ? I know by heart the places
he likes to saalem duddurty devil ! », qui devient pour la version française de Beckett
« Je me demande combien de fois je l’ai déjà lavée. Je sais par cœur les endroits qu’il
aime à salir, le misérable ». Ici Joyce, comme cela se produit souvent dans son processus
d’auto-traduction, se sert du texte de Beckett comme d’un tremplin pour exercer sa
propre et incontestable virtuosité linguistique : « Et combien de fois l’ai-je lavée ! Je sais
paroker les endroits qu’il aime à seillir, le mymyserable ».
49 La traduction de Beckett s’efforce le plus possible de rester près de l’original, bien que
ses exploits soient fréquemment frustrés par la vivacité kaléidoscopique du texte ; ceci
l’amène à développer une écriture qui, par sa créativité, ressemble certainement au
« finneganais » : c’est néanmoins le même Joyce qui, on l’a déjà souligné, se sert de la
traduction de Beckett comme d’un tremplin pour s’élancer vers de nouvelles
possibilités de son langage.
50 Bien que cela se passe en français, il s’agit là d’une écriture que les lecteurs de Beckett
vont retrouver dans ses premières épreuves littéraires en langue anglaise telles que
Murphy ou Watt, où l’influence du style de Joyce est prépondérante : pour ces œuvres, il
est indéniable que ce travail de traduction constitue une pierre de touche.
51 C’est Beckett lui-même qui, peu après son expérience décourageante de traduction d’un
texte de Joyce tel qu’Anna Livia Plurabelle, avoue cette influence sur sa propre écriture.
Le 15 août 1931, écrivant à son éditeur Charles Prentice de Chatto & Windus à Londres à
propos de ses nouvelles juvéniles48 Sedendo et Quiescendo et They go out for the Evening, il
admet : « bien sûr ça pue le Joyce malgré mes efforts les plus sérieux pour le doter de
mes propres odeurs »49. D’ailleurs, lorsque ces textes seront enfin publiés parmi les
nouvelles de More Pricks Than Kicks, le compte rendu publié par The Observer ne se
doutera pas de cette emprise du langage joycien, dont il ne sera pas aisé pour
Beckett de se dégager :
L’un des rares livres anglais sur Marcel Proust fut l’œuvre de M. Samuel Beckett. M.
Beckett se révèle à présent comme un auteur de nouvelles. Ce ne sont pas des
nouvelles conventionnelles. Le même jeune Dublinois apparaît dans chacune
d’entre elles. Ensemble elles forment l’épitomé de sa vie. Imaginez M. T. S. Eliot
influencé par The Crock of Gold, et n’ignorant pas le vocabulaire de M. Joyce, et vous
aurez une idée de M. Beckett.50
52 Du reste, il continue à travailler de près sur l’écriture de Joyce, si au mois de décembre
1937 il peut écrire à McGreevy qu’il l’a « payé 250 fr. pour environ 15 heures de travail

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sur ses épreuves. […] Il a ensuite ajouté un vieux manteau et 5 cravates ! Je n’ai pas
refusé. C’est tellement plus simple d’être blessé que de blesser » 51.
53 Bien qu’il repousse comme « imbécile »52 le jugement exprimé par The Observer, il est
encore loin « d’inventer tant bien que mal une méthode pour démontrer verbalement
cette attitude de mépris à l’égard du mot », comme il l’annonce dans sa célèbre lettre
du 9 juillet 1937, où il écrit en allemand à Axel Kaun que « l’œuvre la plus récente de
Joyce n’avait rien à voir avec un tel programme. Là il semble s’agir beaucoup plus d’une
apothéose du mot. À moins que l’Ascension au ciel et la Descente en Enfer ne soient une
seule et même chose. Combien ce serait agréable de pouvoir croire qu’en fait c’est le
cas. Pour le moment, cependant, nous nous limitons à l’intention » 53. Dans cette lettre,
où la critique a reconnu l’annonce d’un programme littéraire et le manifeste d’une
esthétique déjà bien définie et qui sera réalisée « sur la voie qui mène à cette littérature
du non-mot, pour moi très souhaitable »54, le processus de confrontation et
d’opposition à Joyce s’avère inévitable et central, sans laisser d’autre « consolation,
comme maintenant, d’avoir le droit de violer une langue étrangère aussi
involontairement que j’aimerais le faire, consciemment et intentionnellement, contre
mon propre langage, et – Deo juvante – le ferai »55.

NOTES
1. Voir A. Monnier, Rue de l’Odéon, Paris, Albin Michel, 1989.
2. F. H. Higginson, Anna Livia Plurabelle: the Making of a Chapter, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1960, p. 3.
3. D. Hayman (dir.), A first draft version of Finnegans Wake, Austin, University of Texas Press, 1963,
p. 302.
4. P. O’Neill, Trilingual Joyce. The Anna Livia Variations, Toronto, University of Toronto Press, 2018,
p. 5.
5. Ibidem.
6. Ibid., p. 5-10.
7. P. O’Neill, op. cit., p. 9.
8. Ibidem.
9. Voir N. Halper, « Joyce and Anna Livia », dans James Joyce Quarterly, 4, 1967, p. 223-228, p. 225.
10. Voir L. O. Mink, A Finnegans Wake Gazetteer, Bloomington, Indiana University Press, 1978, p.
xvii.
11. P. O’Neill, op. cit., p. 41.
12. J. Joyce, Anna Livia Plurabelle. Nella traduzione di Samuel Beckett e altri, éd. R. M. Bollettieri
Bosinelli, Torino, Einaudi, « Scrittori tradotti da scrittori », 1995, p. 36-37.
13. Ibid., p. 41.
14. S. Beckett, « Dante… Bruno. Vico… Joyce », dans Our Examination Round His Factification for
Incamination do Work in Progress, Paris, Shakespeare and Company, 1929, p. 1-22, p. 10.
15. Voir J. Joyce, op. cit., p. 42.
16. Ibid., p. 43-46.
17. Voir P. O’Neill, op. cit., p. 12-13.

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18. Voir J. Knowlson, Samuel Beckett. Una vita, tr. it. G. Alfano, Torino, Einaudi, 2001, p. 119.
19. Voir S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, tr. fr. A. Topia, Paris, Gallimard, 2014, p. 113-114 :
« Lorsqu’on lui demanda d’entreprendre la traduction du chapitre “Anna Livia Plurabelle” de
Work in Progress, Samuel Beckett assistait Joyce pour la traduction en français de références à plus
de mille noms de rivières incorporées dans cette section du manuscrit, plus tard publié sous le
nom de Finnegans Wake. […] Polyglotte, Goll apporta son aide à Joyce alors qu’il écrivait Work in
Progress ».
20. Dorénavant NRF.
21. Voir P. Soupault « À propos de la traduction d’Anna Livia Plurabelle », dans Nouvelle Revue
Française, 36, 1931, p. 633-636.
22. J. Aubert, F. Senn (dir.), James Joyce, Paris, Éditions de l’Herne, 1985, p. 417-421.
23. Voir D. Bair, Samuel Beckett: A Biography, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, p. 95.
24. Ibid., p. 111.
25. Voir S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 117.
26. Ibid., p. 123.
27. Ibid., p. 129.
28. Ibid., p. 131.
29. Voir D. Bair, op. cit., p. 112.
30. Ibid., passim; J. Pilling, A Samuel Beckett Chronology, London, New York, Palgrave Macmillan,
2006; J. Knowlson, op. cit.
31. Voir M. Jolas, « Traduttore… Traditore ? », dans M. Jolas (dir.), A James Joyce Yearbook, Paris,
Transition Press, 1949, p. 171-178, p. 172.
32. P. Soupault, art. cit., p. 633.
33. Ibid., p. 634.
34. Voir M. Jolas, art. cit.
35. Voir J. Joyce, op. cit., p. 50.
36. Pour une liste des rivières, voir R. McHugh, Annotations to Finnegans Wake, Baltimora, John
Hopkins University Press, 1991, p. 196-216.
37. J. Aubert, « Finnegans Wake : Pour en finir avec les traductions ? », dans James Joyce Quarterly, 4,
p. 217-222, p. 218-219.
38. Voir R. Ellmann, James Joyce, Oxford, Oxford University Press, 1982, p. 632-633.
39. P. Soupault, art. cit., p. 635.
40. S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 169.
41. J. Aubert, F. Senn (dir.), James Joyce, op. cit., p. 417.
42. Voir J. Joyce, op. cit.
43. Rappelons qu’en 1938 Joyce travailla à une traduction italienne d’ALP avec Nino Frank.
44. On appellera dorénavant version Beckett la traduction de Beckett et de Péron, et version
Joyce la traduction publiée dans la NRF en 1931.
45. P. O’Neill, op. cit., p. 43.
46. Ibid., p. 44.
47. Ibid., p. 55.
48. Ces nouvelles seront ensuite incluses dans le roman demeuré inédit Dream of Fair to Middling
Women et enfin publiées dans S. Beckett, More Pricks Than Kicks, Londres, Chatto and Windus,
1934.
49. S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 173.
50. Ibid., p. 286.
51. Ibid., p. 616.
52. Ibid., p. 284.
53. Ibid., p. 563-564.
54. Ibidem.

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55. Ibidem.

RÉSUMÉS
Au printemps 1930, le jeune Beckett s’engage avec son ami Alfred Péron dans la traduction en
français des premières pages d’Anna Livia Plurabelle, cette partie du Work in Progress de James
Joyce qui deviendra en 1939 le chapitre huitième de Finnegans Wake. La traduction de Beckett et
Péron devait paraître en décembre 1930 dans les pages de la revue Bifur dirigée par Georges
Ribemont-Dessaignes, mais au dernier moment Joyce change d’avis et se résout à former une
équipe composée par P. Soupault, I. Goll, E. Jolas, P. Léon et A. Monnier, avec qui il travaille à une
nouvelle version publiée en 1931 dans la Nouvelle Revue Française. Cet article retrace le parcours
de ce texte et de la traduction en français de ces pages, peut-être les plus célèbres de Finnegans
Wake, tout en offrant une lecture entrecroisée de l’original et de ses deux premières versions
françaises.

In the spring of 1930, young Beckett joined his friend Alfred Péron in the French translation of
the first pages of Anna Livia Plurabelle, this part of the Work in Progress by James Joyce which in
1939 became the eighth chapter of the Finnegans Wake. The translation of Beckett and Péron was
to be published in December 1930 in the pages of the magazine Bifur directed by Georges
Ribemont-Dessaignes, but at the last moment Joyce changed his mind and resolved to form a
team composed by P. Soupault, I. Goll, E. Jolas, P. Léon and A. Monnier, with whom he worked on
a new version published in 1931 in the Nouvelle Revue Française. This article traces the course of
this text and the French translation of these pages, perhaps the most famous of the Finnegans
Wake, while offering a cross-read of the original and its first two French versions.

INDEX
Keywords : Joyce (James), Beckett (Samuel), translation, multilingualism, river
Mots-clés : Joyce (James), Beckett (Samuel), traduction, plurilinguisme, fleuve

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Prendre à « contre-pied la
psychanalyse » : Le Maître des âmes
d’Irène Némirovsky
« Prendre à contre-pied la psychanalyse » : Irène Némirovsky’s Le Maître des
âmes

Teresa Manuela Lussone

1 Le Maître des âmes, paru dans Gringoire du 18 mai au 24 août 1939 sous le titre Les Échelles
du Levant, puis en volume en 20051, n’a que faiblement retenu l’attention de la critique.
Ce roman a surtout été considéré en raison du fait que le héros se rapporte à son
identité de la même façon ambiguë dont l’auteur se rapporte à la sienne 2.
2 En effet, Dario Asfar, médecin provenant de l’Est qui arrive à se frayer un chemin dans
la société française, est affligé par la même « haine de soi » qu’on a parfois attribuée à
l’écrivain. Cette question, qui est certes cruciale, a toutefois détourné l’attention d’un
autre aspect essentiel : le rapport d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse. Bien que la
méthode inventée par le héros du roman ne prenne les rudiments de la psychanalyse
que comme point de départ pour l’élaboration de son traitement, la profession qu’il
exerce ne saurait être considérée comme accessoire, surtout si l’on considère que, dans
ses notes de travail, l’auteur se propose de prendre à « contre-pied la psychanalyse » 3.
L’intention de l’auteur reste néanmoins très difficile à éclaircir, d’autant plus que
Némirovsky n’aborde ce thème ni dans d’autres romans ni dans ses lettres et qu’elle ne
prend jamais parti pour ou contre Freud.
3 Dans le même journal de travail elle écrit : « Adler, qui est le seul psychanalyste que j’ai
connu me paraissait honnête et sérieux »4. Ce médecin était apparenté avec l’écrivain,
car il avait épousé Raïssa Timofeievna, une proche parente de Michel Epstein, le mari
de Némirovsky : installés aux États-Unis dès le début des années 1930, les Adler avaient
même suggéré aux Epstein, sans succès, de suivre leur exemple 5.
4 Ces données ne suffisent certes pas à éclaircir la position de l’auteur face à la nouvelle
science, question qui est encore complètement inexplorée. Cette lacune apparente dans
les recherches publiées jusqu’à maintenant est assez surprenante si l’on considère que,

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dès ses premiers romans, Némirovsky avait montré posséder une connaissance très fine
de la psyché, ainsi qu’en témoigne sa peinture des relations familiales les plus
problématiques. Dans L’Ennemie, Le Bal, Le Vin de solitude ou Jézabel, par exemple, il est
question d’un désaccord insoluble entre mère et fille et de rapports mêlés de haine et
de rancune. De plus, elle s’est souvent lancée dans la représentation de mécanismes
psychologiques particulièrement recherchés dont Le Maître des âmes offre sans doute
l’échantillon le plus remarquable, puisque son intrigue, bien plus complexe que celles
de la plupart des romans de l’auteur, se noue justement autour des tensions psychiques
les plus aiguës. C’est le cas, par exemple, de l’attirance d’Asfar envers les deux femmes
de Wardes, riche homme d’affaires qui deviendra la victime du médecin. Le sentiment
qu’il éprouve pour Sylvie, d’abord, puis pour Elinor, relève du désir triangulaire
remarquablement décrit pat René Girard, car c’est Wardes, son rival « secrètement
vénéré »6, qui l’éveille en lui. Mais surtout, par endroits, Dario Asfar et son fils Daniel
déclenchent des dynamiques qui paraissent reprendre fidèlement certains traits du
conflit œdipien tels que Freud les trace dans l’Introduction à la psychanalyse ou dans son
texte Le Roman familial des névrosés7.
5 Nous nous proposons alors d’expliquer son désir de prendre à « contre-pied la
psychanalyse », tout en nous demandant si, à travers son ouvrage, elle cherche une
place dans le débat suscité en France par la diffusion de la psychanalyse 8.

Un type éternel sous des traits actuels


6 Dans ce roman, Irène Némirovsky n’abandonne pas la représentation des types sociaux
qui avait caractérisé son écriture dès ses premiers ouvrages et qui s’inspirait du modèle
balzacien : « faire mon petit Honoré. C’est-à-dire, m’attacher principalement à peindre
les types et (à un moindre degré) les situations d’à présent, d’après-guerre » 9. Elle se
propose de donner aux « types éternels » des « traits (un travestissement) actuels » 10.
7 Le nom d’Asfar, qui évoque entre autres le mot voyage en arabe, fait comprendre tout de
suite que le « type éternel » est ici celui du juif errant, dont la peinture impitoyable
avait contribué à faire la renommée de Némirovsky dès son premier roman, David
Golder. Le personnage d’Asfar n’est pas proprement un juif, mais il incarne les pires
stéréotypes du « macher », ainsi que l’auteur le décrit dans son article Rois d’une heure. «
Macher », comme elle l’explique, vient de l’allemand « machen » (faire, fabriquer, agir)
et désigne un homme provenant de l’Est d’Europe, toujours en quête, torturé par une
soif atavique, prêt à mettre de côté tout scrupule pourvu qu’il puisse réussir son
ascension. Le « macher » est constamment aux prises avec quelque entreprise : il a
besoin de créer son argent et il n’est pas capable de faire autre chose 11.
8 Ce type éternel prend ici un « travestissement » nouveau, celui du médecin, une figure
qui, pour deux raisons, paraît être en prise directe avec l’actualité. En premier lieu car
un personnage qui intervient dans son histoire, Philippe Wardes, paraît directement
inspiré de deux personnalités alors vivantes : en tant que riche homme d’affaires
dévoré par la passion du jeu, il rappelle le modèle d’André Citroën, et, par la situation
d’enfermement à laquelle sa deuxième femme et Asfar le condamnent, il pourrait
évoquer l’éditeur de Némirovsky, Bernard Grasset12. En second lieu, car Dario Asfar est
médecin, et le médecin est un personnage romanesque à la mode. S’il y a un antécédent
du médecin sans scrupule chez Ghédalia, dans David Golder, on ne peut négliger
l’influence d’autres médecins romanesques, comme Bardamu de Céline, dont

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Némirovsky est une lectrice attentive, ainsi que les nombreux psychanalystes qui
hantent les ouvrages de l’époque : il suffit pour les trouver d’ouvrir Les Faux-Monnayeurs
de Gide (1925), Moravagine de Cendrars (1926), Babylone de Crevel (1927), Catherine
Crachat (1928-1931) de Jouve, ou encore Thérèse chez le docteur de Mauriac (1933).
9 Avec ces médecins, Asfar partage plusieurs traits. C’est le cas de Luc de Bronte, le
psychanalyste représenté par Lenormand dans Le Mangeur de rêves (1922), pièce
communément considérée comme le premier texte littéraire né sous l’impulsion de la
nouvelle science : le héros némirovskien partage avec de Bronte cette « ivresse de
pénétrer dans une âme par la pensée »13, évoquée, dans le cas d’Asfar, dans le titre
même du roman, qui rend le guérisseur capable de subjuguer complètement un de ses
patients. Ce penchant donne au médecin un statut ambigu que montrait déjà le
psychanalyste de Lenormand, lequel se dit capable de guérir par les mots et se présente
comme « à peine médecin »14. Chez Asfar, toutefois, le titre de médecin, qu’il a
« arraché avec peine »15 à l’Occident, est chargé d’une valeur supplémentaire : son
diplôme, ou plutôt la manière dont Asfar l’a acquis, non seulement désigne une
appartenance professionnelle ambiguë, mais dénote son désir d’assimilation. Comme
tout ce qu’il obtient, ce titre de médecin paraît extorqué avec force à une société avec
laquelle il entretient un rapport conflictuel.
10 Dario Asfar partage un autre trait avec ses confrères romanesques : l’origine étrangère,
dévoilée dès que son nom est prononcé. Or, c’était déjà le cas de Mme Sophroniska des
Faux-Monnayeurs ou d’Elisée Schwarz dans Thérèse chez le docteur, cet alsacien « mâtiné
de juif »16. Dans ces deux derniers cas, la fonction du nom, oriental ou juif, paraît se
limiter à faire allusion à Freud ou à ses élèves, en grande partie juifs, alors que chez
Némirovsky, le nom du médecin transmet également un jugement de valeur de grande
importance, car il renvoie à des qualités morales traditionnellement attribuées aux
hommes de son origine : avidité, soif atavique, animalité. Les premiers mots qu’il
prononce en ouverture du roman, « J’ai besoin d’argent ! »17, le confirment, mettant
d’emblée l’accent sur l’un des traits typiques du « macher ».
11 Un autre précurseur d’Asfar est le héros de La Nuit de Putney de Paul Morand (1922),
Habib Halabi, ce mystérieux praticien dont l’art « rejoignait évidemment la
métaphysique »18. Comme de véritables juifs errants, Dario et Habib se montrent tous
les deux capables de tourner à leur avantage une condition de départ qui, au début, leur
paraît défavorable. En effet, leur position d’étrangers et l’impossibilité de s’intégrer à la
société leur permettent d’observer celle-ci de l’extérieur, avec ses faiblesses et ses
mécanismes pervers, tandis que la rage envers cette même société, qui refuse de les
accueillir comme des pairs, leur ôte toute retenue.
12 Comme le veulent les clichés de ce « type éternel », pour Asfar rien n’est impossible.
Chez lui, l’abandon de tout scrupule suit un parcours progressif scandé par trois
épisodes qui représentent les trois échelons de son ascension. Ces trois étapes
permettent de démêler l’intrigue du roman, qui est plutôt riche en rebondissements.
Dans les deux premières occasions, c’est sous l’incitation de quelqu’un d’autre qu’il
envisage la possibilité d’enfreindre la loi. La première fois, c’est la générale Mouravine,
une usurière, qui lui demande de pratiquer un avortement clandestin sur sa belle-fille,
Elinor. Obligé de subvenir aux besoins de sa femme Clara, qui vient d’accoucher, Dario
accepte, s’assurant ainsi non seulement la survie de son couple mais aussi sa première
revanche sur la société : « non seulement il n’éprouvait pas de remords, mais une
satisfaction dure et cynique »19. Destiné à être toujours en quête, Dario n’a pourtant

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même pas le temps de se réjouir de son gain, la générale exigeant bientôt la restitution
de son argent sous prétexte qu’Elinor vient d’abandonner son mari.
13 La deuxième fois, c’est Elinor, laquelle a réussi à obtenir du riche industriel Philippe
Wardes qu’il se sépare de sa femme et qu’il l’épouse, qui l’incite à une mauvaise action.
Elle propose à Dario d’interner son second mari de manière à pouvoir gérer ses affaires.
Là, le narrateur ne fait même plus allusion à de possibles remords : « Dario se renversa
légèrement en arrière et appuya la tête sur le dossier de son fauteuil. Un sourire las et
léger parut sur ses lèvres »20.
14 Plus tard, sous les pressions de la première femme de Wardes, dont il a toujours été
amoureux, il fait enfin sortir l’industriel de son internement. Cependant, quand Wardes
revient chez lui et le supplie de le libérer de ses crises nerveuses, Dario se montre
impitoyable. Il arrive à le subjuguer, le rendant complètement dépendant de lui. Il
suffit au charlatan de s’éclipser, de ne pas répondre au téléphone ou aux télégrammes
de Wardes, pour pousser celui-ci au désespoir et, enfin, au suicide. Là aussi, l’auteur
puise dans le stéréotype de la représentation de la thérapie : cette même attitude
ambivalente du patient, entre mépris et dépendance, est présente, par exemple, dans
Catherine Crachat ou encore dans le roman de Svevo, La coscienza di Zeno. Le schéma de la
thérapie fait également référence à la confession, laquelle suscite des sentiments tout
aussi ambivalents, car le besoin de se confesser et de recevoir un te absolvo peut
entraîner de la rancune21. Et d’ailleurs, si Dario Asfar en tant que stratège habile arrive
à subjuguer Wardes, il n’a au contraire aucune chance de guérir ses patients en tant que
praticien. C’est encore un point commun des médecins des ouvrages de l’époque, car le
traitement qu’il pratique aboutit régulièrement à l’échec : le patient meurt dans Les
Faux-Monnayeurs ainsi que dans Le Mangeur de rêves.
15 Pousser Wardes au suicide constitue la dernière étape de la progression de Dario vers le
mal, laquelle se configure comme un voyage au-devant de son destin ou même comme
l’affirmation de son identité. Si la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille avait
pu justifier le comportement initial de Dario Asfar, la réalisation de ce dernier projet
n’est motivée que par la nature cupide de cet homme, présentée comme atavique :
après la mort de sa femme, il épousera Elinor et mettra enfin la main sur les biens de
Wardes.
16 Mais ce « type éternel » n’a droit qu’à un succès éphémère : c’est le destin des « Rois de
l’heure »22.

Un père « affamé » et un enfant « comblé »


17 Un autre trait qu’Asfar partage avec d’autres psychiatres de romans c’est que lui aussi
est destiné à être abandonné par ses proches. Dans Babylone, par exemple, le médecin
au ton professoral se montre incapable de résoudre ses conflits familiaux, au point que
sa femme lui fait remarquer que la cuisinière serait capable d’émettre le même
diagnostic que lui. À un moment donné, elle dénonce sa tyrannie et l’abandonne sur ses
mots : « Vous n’êtes plus mon idole »23. Pareillement, dans Thérèse chez le docteur, la
femme du médecin conteste son autorité au point qu’elle voudrait prévenir les patients
de son mari qu’ils risquent de s’ajouter à la liste de ses victimes. Et, de même, elle quitte
son mari, s’estimant enfin « délivrée »24.

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18 Dans Le Maître des âmes, la révolte est menée par le fils, qui a en horreur l’escroquerie
montée contre Wardes par son père et Elinor. La relation entre père et fils a bien
évidemment un caractère œdipien. Et l’impossibilité de franchir cette distance entre
père et fils est manifeste dès le moment où le premier se penche sur le berceau du
nouveau-né et découvre des traits qui ne lui appartiennent pas : « Clara, il sera
blond… »25. Les cheveux blonds et la peau rose de « cet enfant comblé » désignent
métaphoriquement la distance qui le sépare de son père, lequel provient d’une « race
affamée »26.
19 La rivalité entre père et fils explose pendant l’adolescence de Daniel. Les bruits qui
entourent le comportement de Dario provoquent le dégoût du fils qui finit par se
révolter contre lui et par en démasquer l’imposture :
Tu pensais donc que j’étais crédule à ce point, naïf à ce point ? Que je te prenais
vraiment pour ce que tu voulais passer à mes yeux ? Un grand médecin, un
inventeur génial, peut-être un second Freud ? Un charlatan, voilà ce que tu es, un
triste spéculateur, et de la plus vile des spéculations ! Les autres trafiquent de la
poche et du corps des hommes, et toi, de leurs âmes.27
20 Il craint le scandale et veut que son père libère Philippe Wardes. Il s’adresse d’abord à
sa mère pour qu’elle convainque son père de le relâcher, puis, cette tentative échouée,
il se tourne vers Sylvie Wardes. Cette femme lui offre un modèle édifiant alternatif à
celui proposé par ses parents car elle paraît entourée d’une sorte de paix spirituelle qui
s’oppose aux tourments ayant toujours accablé la famille de Daniel :
il s’efforçait de voir avec les yeux de Sylvie, de vivre selon les strictes exigences
morales de Sylvie ; cela lui était d’autant plus facile qu’il assouvissait ainsi d’obscurs
ressentiments envers son père. Dario attachait un grand prix à la richesse, à la
vanité. Rien de tout cela n’existait pour Sylvie et, en reconnaissant sa supériorité
morale, Daniel satisfaisait à la fois sa conscience et une aversion sourde, un mépris
irrité envers son père, qui étaient nés en lui avec la vie même ; comme une goutte
de poison mêlée à son sang.28
21 Sans le savoir, il se met à avoir pour cette femme les mêmes sentiments que son père
avait éprouvés pour elle. C’est là un thème dont l’écrivain s’était déjà servi pour
raconter le conflit générationnel dans Le Vin de solitude : la relation entre un ou une
jeune adulte et l’amant ou la maîtresse de l’un de ses parents. Paradoxalement,
l’inclination de Daniel envers Sylvie, qu’il développe en réaction contre l’abjection de
son père et afin de s’éloigner de lui le plus possible, finit par le rapprocher de Dario.
22 Peu à peu, commencent alors à se faire jour chez Daniel les traits qui révèlent son
ascendance et qui préfigurent sa destinée. Il devient « sauvage » 29 comme Dario et ses
gestes trahissent les mêmes tourments que son père, comme son incapacité à tenir en
place qui remotive l’image mythique du juif errant : « Il marchait de long en large, d’un
mur à l’autre : c’était l’héritage de Dario, cette inquiétude inapaisable, cette fièvre
sourde mêlée à ses os, à son sang »30. Cette similitude n’échappe pas à sa mère : « Lui,
qui ressemble si peu à Dario, lorsqu’il est malheureux, lorsqu’il a froid, lorsqu’il tremble
comme maintenant, c’est l’autre que je revois… »31. Chez elle se produit même une
superposition, car, au moment d’interroger Daniel sur son inquiétude, elle lui prête les
mêmes préoccupations qui ont toujours affligé son mari : elle lui demande s’il a une
relation avec une femme ou s’il a des soucis financiers : « Tu as perdu de l’argent ? » 32.
23 C’est justement dans le rapport à l’argent que l’adhésion de Daniel au modèle paternel
s’exprimera irrémédiablement. Daniel affiche un mépris de l’argent afin de s’opposer à

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son père, qui, de son côté, remet en cause la posture du fils, l’attribuant à son
inexpérience :
Quand tu auras laissé ton premier enfant mourir, presque de faim, quand tu auras
une autre misérable larve à nourrir (toi !), quand tu auras passé des semaines collé à
ta fenêtre, attendant des malades qui ne viennent pas […] alors tu pourras parler
d’argent et de réussite et comprendre ce que c’est, et si, alors, tu dis : « Je n’ai pas
besoin d’argent », je te respecterai, car tu sauras de quelle tentation tu parles. 33
24 Dario est certain que le temps changera l’attitude de Daniel, et ses paroles, désormais
dénuées de tout espoir, commentent de façon cynique l’absence de son fils lors de son
mariage avec Elinor Wardes : « Il reviendra, dit Dario. Pour l’héritage » 34.
25 Le roman, qui s’était ouvert sur le besoin d’argent exprimé par Dario, se clôt
précisément sur cette prévision qui inscrit le fils dans la lignée du père, de façon que la
structure circulaire du roman reflète la cyclicité inexorable des rapports familiaux. Les
noces de Dario sont aussi le moment du réveil de fantômes du passé dont le héros croit
à tort s’être débarrassé. En particulier, la présence de la générale Mouravine fait
ressurgir chez lui des souvenirs qui servent de rappel aux mots sur lesquels s’était
ouvert le roman :
Il se rappela tout à coup le soir où Daniel était né, quand il se tenait devant cette
femme, affamé, tremblant, misérable, ne sachant que répéter : « J’ai besoin
d’argent… » Et, toute sa vie, il avait répété et paraphrasé ces mots. Il ne pouvait
croire que c’était fini, qu’il ne les dirait plus à personne. 35
26 L’hostilité de Daniel repose assurément sur un conflit entre destinée et volonté, ce dont
il était question, pour des raisons certes différentes, dans le mythe œdipien. À la
volonté du jeune homme de s’écarter de son père s’oppose l’impossibilité d’échapper à
son destin, comme le prouve l’irruption chez lui des traits caractéristiques de Dario.
Mais avant son fils, Dario avait expérimenté sur lui-même cette loi implacable : « Je
croyais ne pas être de la même race que mon père, moi, mais d’une autre, infiniment
supérieure »36.
27 Le conflit générationnel représente en effet un motif récurrent chez Némirovsky. Dans
Les Feux de l’automne, par exemple, Thérèse dit : « Hélas, on ne comprend jamais ses
parents »37. Dario est aussi conscient que le conflit qui l’oppose à son fils représente une
expérience partagée qui dépasse le cas particulier, ce qui lui permet d’accepter, somme
toute, la haine de son fils : « Je ne m’en étonne pas et je ne m’en inquiète pas. C’est dans
l’ordre »38.
28 Dans un premier moment, Irène Némirovsky avait même songé à faire de son charlatan
un Français39 : pourtant, sans se priver, dans d’autres textes, de représenter des conflits
générationnels dans le contexte français, ce n’est, à son avis, que dans un milieu de
« non assimilés » que ce problème peut vraiment se manifester de la manière la plus
intense. Le désir illusoire d’être intégrés à la culture française fait ressortir chez les
héros cette « haine de soi » qui donne à leurs vicissitudes un accent tragique et qui leur
permet d’incarner avec plus de justesse ce conflit dramatique entre volonté et destinée.
29 Par rapport aux autres romans de l’auteur où il est pourtant présent, le complexe
œdipien qui sous-tend l’histoire entière de Dario et Daniel se charge alors ici d’une
signification additionnelle qui permet d’aborder un thème cher à Irène Némirovsky : la
question identitaire. Le fait que Daniel finisse malgré lui par marcher dans les traces de
son père fait allusion, par synecdoque, à l’impossibilité de s’éloigner de ses origines : en

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se mesurant avec son père, le jeune homme affronte en effet toute la lignée qui l’a
précédé.

Se poser « en rival[e] de quelque sommité médicale »


30 En conclusion, tant l’histoire de Dario, qui malgré le succès continue à être rongé par sa
faim éternelle, que celle de Daniel, qui s’avère tout aussi avide d’argent que son père,
montrent l’impossibilité de s’opposer aux lois qui déterminent l’homme et qui, par
degrés, s’imposent de manière déchirante. L’impossibilité d’échapper à son sort trouve
aussi une démonstration chez Wardes, lequel n’arrive pas à se libérer de ses obsessions.
Ces trois histoires concourent donc à faire ressortir une conception désenchantée du
monde et de l’âme humaine.
31 Pour revenir à la question posée au début de l’article, comment éclaircir le rapport
d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse, il est possible d’affirmer que l’écrivain se
place du côté de ceux qui croient que la littérature et la psychanalyse partagent le
même objet d’étude. Sa position se laisse entrevoir dans l’affirmation de Dario : « Ma
méthode est proche de celles dont se servent d’instinct les poètes et les artistes » 40.
Cette conviction que la littérature et la science ont en commun le même objet d’étude
revient aussi, par exemple, chez Delteil, dans le roman Sur le fleuve amour (1927) :
Nicolas, immobile, regardait Ludmilla pâlir de cette pâleur sensuelle qui envahit les
joues et les poignets des femmes aux moments où la psychologie se combine avec la
physiologie dans des proportions déterminées par les médecins et les poètes. 41
32 Cet argument avait permis à Freud de voir son double chez l’écrivain-médecin Arthur
Schnitzler, ainsi qu’il écrit dans une célèbre lettre qu’il lui adresse : « Je me suis souvent
demandé avec étonnement d’où vous teniez la connaissance de tel ou tel point caché,
alors que je ne l’avais acquise que par un pénible travail d’investigation et j’en suis
venu à envier l’écrivain que déjà j’admirais »42. Dans ses propos, Dario semble
paraphraser Freud de manière surprenante : tant chez Freud que chez le personnage
némirovskien, le « pénible travail d’investigation » mené par le psychanalyste s’oppose
à une capacité instinctive de pénétrer l’âme qui ne serait naturellement propre qu’aux
poètes.
33 On sait que Dario n’est pas un véritable psychanalyste, mais dans d’autres textes aussi
les auteurs parlent de manière générale de « médecins » ou bien se réfèrent à la
psychanalyse de façon souvent ambiguë. Psychiatres, psychologues, psychanalystes et
sorciers se trouvent souvent assimilés. Chez Dario, le fait qu’il usurpe cette profession
ne contribue qu’à mieux identifier ce « type éternel » qui n’hésite pas à mettre en
œuvre des moyens immoraux pour arriver à ses fins. Il fait partie à juste titre de ces
« sorciers », selon les mots de Chardonne dans Eva ou Le Journal interrompu 43 (1930), qui
peuplent les romans de l’époque. Leur statut professionnel ambigu, l’échec de leurs
traitements ou leur attitude parfois frauduleuse, le mépris que leur vouent leurs
proches, traduisent la méfiance que ces « sorciers » éveillent chez les écrivains de cette
génération.
34 Partageant avec eux le même objet d’étude, la psyché ou plutôt l’âme, pour rester dans
un langage plus proche que celui des romanciers, ces écrivains n’acceptent pas les
méthodes de traitement de ces « médecins ». Alors, si la psychanalyse peut explorer de
manière efficace tous les méandres de l’esprit, elle ne peut avoir pour ambition de

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changer la nature humaine. Et tout médecin ou sorcier qui dit pouvoir guérir s’avère
être bien un imposteur.
35 Selon Némirovsky, ni la médecine ni la volonté individuelle ne peuvent s’opposer à une
destinée déterminée par un « fond héréditaire » qui, tôt ou tard, remonte à la surface et
qui « s’empare tout entier de l’être humain »44. C’est ce qu’elle écrit en 1934 dans son
compte rendu des Races de Ferdinand Brückner, qui l’avait particulièrement frappée. Et
d’ailleurs, c’est ce qu’elle montre tant dans Le Maître des âmes que dans Fraternité ou Les
Chiens et les Loups.
36 Toujours dans son compte rendu de la pièce de Brückner, elle avait remarqué que ces
personnages ne sont pas des êtres humains authentiques, avec leurs faiblesses, leurs
contradictions, leurs vices et leurs vertus, mais bien des symboles. Dans Le Maître des
âmes, elle se sert de la même technique : le portrait de Dario se révèle excessivement
conventionnel à la fois comme « macher » et comme médecin. Sous quelque aspect
qu’on l’envisage, il n’est qu’un « symbole »45 qui désigne l’impossibilité humaine de
s’opposer à son sort et qui fait découvrir qu’« on n’échappe pas à sa destinée » 46.
37 Derrière son histoire se profile ainsi une conception désenchantée de la nature
humaine dont en effet seul le poète est exempt. Comme William Marx l’a montré à
propos de Valéry, la conscience de partager la même matière a souvent déclenché chez
des écrivains contemporains un « antagonisme de type concurrentiel » 47. Némirovsky,
de son côté, se propose de prendre « à contre-pied la psychanalyse » en montrant que
le poète est le seul qui puisse tirer profit des passions les plus basses sans être accusé
d’imposture, car il les transpose « sur un registre plus élevé » 48, ainsi qu’elle le fait dire
à son personnage, car il les anoblit en en faisant la matière de ses ouvrages. Dans ses
notes de travail, la romancière écrit : « un roman devrait toujours être par la plupart
des côtés sordide, sombre, plein des intérêts et des passions humaines, et par d’autres,
que l’on entrevoie les âmes »49. Alors, le véritable Maître des âmes, c’est le poète et non le
médecin qui trafique vainement afin de changer le fond de l’homme. De toute évidence,
ce n’est pas seulement le rapport controversé à son identité que Némirovsky partage
avec son personnage : elle aussi, tout comme Dario Asfar, se pose « en rival[e] de
quelque sommité médicale »50.

NOTES
1. Au moment de la première édition en volume, les éditions Denoël ont opté pour l’autre titre
envisagé par l’auteur, Le Maître des âmes, puisque Les Échelles du Levant était également le titre
d’un roman d’Amin Maalouf. Un autre titre très significatif envisagé par l’auteur était Le
Charlatan. Selon Susan Rubin Suleiman elle aurait aussi songé à intituler ce roman Les Enfants de la
nuit, alors que ce dernier titre, d’après Olivier Philipponnat, devait plutôt faire référence aux
Chiens et les Loups. En effet, au début de l’écriture, le projet du Maître des âmes n’est pas nettement
distinct de celui de Les Chiens et les Loups. Voir S. Rubin Suleiman, La Question Némirovsky, Paris,
Albin Michel, 2017, p. 122, p. 264 ; O. Philipponnat, Notice à I. Némirovsky, Le Maître des âmes, éd.
O. Philipponnat, Paris, Le Livre de Poche, 2011, vol. II, p. 203-205 (dorénavant MA).

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2. Voir E. Quaglia, « Au-delà de la haine de soi juive : la judéité “d’interrogation” d’Irène


Némirovsky », dans Revue italienne d’études françaises, 7, 2017, consulté le 22/01/2019,
URL : <http://journals.openedition.org/rief/1462> ; S. Rubin Suleiman, op. cit. , p. 213-214 et
p. 218-219 ; M. Scanlan, Undestanding Irène Némirovsky, Columbia, The University of South Carolina
Press, 2018, p. 67 ; A. Kershaw, Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-
war France, New-York – London, Routledge, 2010, p. 125-126.
3. I. Némirovsky, Journal de travail, conservé à l’IMEC (Abbaye d’Ardenne, Caen), sous la cote ALM
2999.1, f. 37r. Cette référence et la suivante ont été repérées par Elena Quaglia : je la remercie de
me les avoir signalées.
4. Ibid, f. 28r.
5. P. Lienhardt, O. Philipponnat, La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Grasset-Denoël, 2007, p. 137,
p. 234 ; S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 164-165.
6. R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Fayard-Pluriel, 2010, p. 27.
7. Je me réfère par exemple au moment du retour de Dario à la maison, où il est évident que le
fils, par ses pleurs, cherche à attirer sur lui l’attention de la mère, ce qui révèle la rivalité
existante entre père et fils. Mais il suffit de penser au choix de la part du fils d’un géniteur
« préférable » comme moyen de contester l’autorité des parents, selon un mécanisme décrit par
Freud dans Le Roman familial des névrosés. Rien n’indique pourtant que Némirovsky ait lu ce
dernier ouvrage, que l’on peut considérer comme marginal ou, du moins, peu connu par rapport
à d’autres textes freudiens, et il me paraît plus probable que sa sensibilité d’écrivain et sa
capacité de tirer parti de sa propre expérience se sont nourri de connaissances de base, plutôt
superficielles.
8. La réception de Freud en France et l’accueil de la psychanalyse dans le milieu littéraire ont fait
l’objet de nombreuses études. Je me limite à renvoyer à A. Compagnon, C. Surprenant (dir.), Freud
au Collège de France, Paris, Collège de France, 2018, consulté le 04/01/2019, URL : <https://
books.openedition.org/cdf/5660> (à ce sujet voir surtout l’introduction) et A. de Mijolla, Freud et
la France : 1885-1945, Paris, PUF, 2010. Pour un aperçu sur ce débat qui illustre la curiosité et en
même temps la méfiance que suscite la nouvelle discipline, voir le numéro spécial de la revue Le
Disque vert consacré à Freud et la psychanalyse, paru en 1924. Dans ce numéro sont recueillis, entre
autres, les propos de Marcel Arland, René Crevel, Georges Duhamel, Edmond Jaloux, Valéry
Larbaud, L.-R. Lenormand, Henri Michaux, etc.
9. Elle se réfère aux deux romans qu’elle écrit alors, Le Charlatan et Les Chiens et les Loups, Journal
de travail, 26 mai et 11 avril 1938, cité par O. Philipponnat, Notice, cit., p. 202.
10. Ibidem.
11. Dans cet article, elle assimile les juifs aux autres « macher », tout en soutenant que
l’identification exclusive des « macher » aux juifs a nui à ce peuple, I. Némirovsky, « Rois d’une
heure », dans 1934, Le magazine d’aujourd’hui, 32, 16 mai 1934, p. 3. L’article parut dans trois
livraisons : le 16 mai 1934, le 23 mai 1934 (p. 5) ; le 30 mai 1934 (p. 3).
12. Cf. P. Lienhardt, O. Philipponnat, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 300 ; O. Philipponnat, Notice,
cit., p. 204. L’internement de Grasset fut voulu, entre autres, par le docteur Angelo Hesnard, qui
est un des premiers psychiatres français à avoir admis la valeur médicale de la psychanalyse et
qui avait pris parti dans ce débat sur science et littérature. En 1924, c’est justement sur son
article que s’ouvre le numéro spécial de la revue Le Disque vert consacré à Freud : Hesnard avouait
le scepticisme de la médecine française à l’égard de la nouvelle science, et disait que celle-ci avait
pénétré en France « par les lettres et par les journaux », A. Hesnard, L’Opinion scientifique française
et la psychanalyse, dans Freud et la psychanalyse, Le Disque vert, numéro spécial, 1924, p. 5-19, p. 5.
Cf. aussi E. Régis, A. Hesnard, Préface à Id., La Psychanalyse des névroses et des psychoses, Paris, Alcan,
1922, p. IX-X.
13. H.-R. Lenormand, Le Mangeur de rêves, dans Id., Théâtre complet, Paris, Crès, 1927, p. 212.
14. Ibid., p. 188.

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15. MA, p. 208. Mais, sur ce point aussi, Asfar correspond justement aux stéréotypes qui
caractérisent son groupe social : « il sera industriel sans rien connaître à l’industrie dont il vit,
banquier, sans avoir jamais appris comment fonctionne une banque ; mais pour le “macher”, il est
un Dieu spécial qui l’aidera dans tout ce qu’il entreprendra », I. Némirovsky, « Rois d’une heure »,
art. cit.
16. F. Mauriac, Thérèse chez le docteur, dans Id., Œuvres romanesques et théâtrales complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, t. III, p. 2.
17. MA, p. 207. Mais en effet la convoitise est aussi un cliché très répandu dans la représentation
du médecin et du psychanalyste.
18. P. Morand, Fermé la nuit, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2017, p. 155. À ce sujet voir O.
Philipponnat, Notice, cit., p. 203.
19. MA, p. 222.
20. MA, p. 320.
21. La dimension religieuse dont le roman est empreint est sans doute le reflet des pensées qui
occupent Irène Némirovsky à l’époque : elle songeait, en effet, à recevoir le baptême catholique,
ainsi qu’elle le confie à l’abbé Bréchard (La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 311). Néanmoins, on peut
considérer comme un fait acquis le rapport très étroit entre confession religieuse et thérapie
médicale. Sur le poncif du médecin-confesseur et sur l’inversion des rapports de force entre
religion et médicine dans les romans du XIXe siècle, voir E. Sermadiras, Religion et maladie dans le
récit de fiction de la seconde moitié du XIXe siècle, thèse de doctorat sous la direction de P. Glaudes,
Université Paris-Sorbonne, 2019, p. 335-337.
22. « Leur royauté est réelle, mais éphémère », I. Némirovsky, « Rois de l’heure », dans 1934, Le
magazine d’aujourd’hui, 32, 16 mai 1934, p. 3.
23. R. Crevel, Babylone, Paris, Éditions Ombres, 2008, p. 53.
24. F. Mauriac, Thérèse chez le docteur, cit., p. 13.
25. MA, p. 218.
26. MA, p. 303.
27. MA, p. 372-373.
28. MA, p. 323.
29. MA, p. 322.
30. MA, p. 333.
31. MA, p. 335.
32. MA, p. 336.
33. MA, p. 379.
34. MA, p. 383.
35. MA, p. 381.
36. MA, p. 379.
37. I. Némirovsky, Les Feux de l’automne, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. II, p. 1319.
38. MA, p. 373.
39. Cf. S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 213.
40. MA, p. 295.
41. J. Delteil, Sur le fleuve amour, Paris, Grasset, 2011, p. 66.
42. S. Freud, Lettre du 8 mai 1906, citée par E. Gomez Mango, J.-B. Pontalis, Freud avec les écrivains,
Paris, Gallimard, 2012, p. 228.
43. « En cette ère de sciences, Paris est plein de sorciers », J. Chardonne, Eva ou Le journal
interrompu, Paris, Albin Michel, 1984, p. 47.
44. I. Némirovsky, « Théâtre de l’œuvre. Les Races. 8 tableaux de Ferdinand Bruckner. Adaptation
de René Cave », dans Aujourd’hui, Le grand quotidien illustré, 323,10 mars 1934, p. 12.
45. Ibidem.
46. MA, p. 263.

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47. W. Marx, « Paul Valéry, “le moins freudien des hommes” ? » dans A. Compagnon, C.
Surprenant (dir.), Freud au Collège de France, cit., consulté le 04/01/2019, URL : <https://
books.openedition.org/cdf/5709>.
48. MA, p. 295.
49. Journal de travail, cité par S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 122.
50. MA, p. 244. Cet aspect s’ajoute aux multiples arguments qui ont permis de voir chez Dario un
double de la romancière : la reconstruction dans le roman d’un décor misérable semblable aux
lieux dans lesquels Irène Némirovsky avait été envoyée par sa mère lors de ses premiers séjours
parisiens (voir P. Lienhardt, O. Philipponnat, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 30) ; le fait que
l’auteur et son personnage souhaitent tous les deux découvrir l’homme (voir P. Lienhardt, O.
Philipponnat, Préface au Maître des âmes , Paris, Gallimard, « folio », 2006, p. 16) ; la peur de
l’exclusion sociale (voir E. Quaglia, art. cit.).

RÉSUMÉS
L’article se propose d’éclaircir le rapport d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse, question
négligée par la critique. Le thème est abordé à partir du roman Le Maître des âmes, où l’auteur met
en scène un médecin qui s’approprie quelques rudiments de la psychanalyse pour élaborer son
propre traitement. Nous étudions ensuite le rapport entre la psychanalyse et la représentation
des relations familiales, motif récurrent dans ses romans. Ces aspects permettent, pour finir,
d’établir la position de l’écrivain dans les débats suscités en France par la diffusion de la
psychanalyse.

The article aims at clarifying Irene Nemirovsky’s attitude to psychoanalysis, issue neglected by
the critics. The topic is dealt with starting from the novel Le Maître des âme, where the author
stages a doctor who learns some rudiments of psychoanalysis to develop his own essay. Then we
study the connection between psychoanalysis and the representation of family relationships, a
recurring subject in her novels. These aspects make it possible to establish the writer’s position
in the debates aroused by the spread of psychoanalysis in France.

INDEX
Keywords : Némirovsky (Irène), Maître des âmes (Le), Freud (Sigmund), psychoanalysis, thirties
Mots-clés : Némirovsky (Irène), Maître des âmes (Le), Freud (Sigmund), psychanalyse, années
trente

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De l’effet transformatif de
l’imaginaire :
W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec au prisme des genres
The trasformative effect of the imaginary. “W, or The Memory of Childhood” by
Georges Perec and the prism of the literary genres

Daniela Tononi

1. « J’écris pour me parcourir. Peindre … »


1 L’entreprise mémorielle est à l’origine de l’itinéraire1 à la fois scriptural et identitaire
de Georges Perec et se décline sous différentes formes narratives car, pour dépasser les
difficultés que la réflexion identitaire lui pose, Perec construit son œuvre à partir d’une
conception polymorphe du roman2 et d’une intertextualité générique qui se révèlera
consubstantielle à toute sa production. Ainsi le travail perecquien sur les genres, les
codes et les modèles dont il s’inspire lui permettra d’interroger tous les champs de
l’écriture afin de préserver la singularité de chacune de ses œuvres 3 et d’accéder à
l’écriture intime.
2 D’ailleurs, cet acrobate de la littérature et artisan des énigmes marque de manière
inattendue la littérature du XXe siècle surtout parce qu’il résout l’opposition entre la
littérature engagée à la manière de Sartre et les intuitions formelles du Nouveau
Roman4. En effet, les romans de Perec ne s’accordent ni avec la littérature qui s’inspire
des canons de la tradition ni avec la littérature qui, en suivant les instances
structuralistes, essaie de renouveler une forme romanesque conçue désormais comme
obsolète à cause de la reproduction stérile qu’elle propose du modèle balzacien. Au
fond du projet de Perec s’affirme en revanche l’exigence d’un nouveau réalisme en
accord, dans un premier temps, avec ce que Lukács écrit dans Signification présente du
réalisme critique5 où le réalisme n’est plus considéré comme un style parmi les autres
mais comme le fondement de toute la littérature. Bien que le philosophe hongrois
constitue pour Perec le point de départ d’une nouvelle esthétique réaliste basée sur une
représentation totale et totalisante du réel6, il prend très tôt de la distance, préférant à

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l’analyse de l’évènement et au « destin historique de la littérature » 7, la recherche de


l’infra-ordinaire, du banal, de ce qui se répète à l’identique, de l’« ordinaire quotidien » 8
qui s’oppose à l’historicité de la littérature proposée par Lukács.
3 Mais Perec est aussi l’écrivain de la post-mémoire9 qui, dépourvu d’une expérience
directe de la Shoah, essaie de réconcilier l’écriture et l’indicible et de combler le
manque des souvenirs d’enfance que l’Histoire lui avait ôtés.
4 De quelle manière concilier alors l’exigence d’une représentation « totale » du réel qu’il
accomplit à travers ses œuvres fictionnelles avec l’impossibilité de reconstruire
l’ordinaire quotidien de sa propre expérience personnelle ? Robert Antelme, en lui
montrant « comment réfléchir sur ce qu’on a vécu »10, devient pour Perec le modèle à
suivre pour rendre crédible une expérience irreprésentable.
5 Le projet de totalité cherchant à englober toutes les manifestations du quotidien se
transforme alors en une exploration minutieuse et parfois obsédante, de ses souvenirs,
qui permet à Perec, à travers différentes modalités, d’explorer son histoire personnelle.
Le désordre caractérisant son expérience mémorielle et la tentative constante d’en
garder les traces conduisent Perec à compenser l’absence de mémoire par des formes
d’accumulation textuelle11 et à encrypter dans tous ses romans les débris de ses
souvenirs.
6 Ainsi Perec parsème ses romans d’éléments autobiographiques très difficiles à repérer
surtout dans les œuvres qui, en tant que fictions, semblent exclure toute écriture
intime. C’est le cas des Choses ou de La Vie Mode d’emploi où chaque chapitre a pour point
de départ un événement quotidien réellement vécu par Perec et où les histoires
minuscules encryptées dans la narration renvoient à sa mémoire intime et ne restent
accessibles qu’à l’écrivain12. Mais La Disparition, que Perec écrit de décembre 1967 à
septembre 1968, quoiqu’il reste un texte fictionnel, détermine l’émergence du projet
identitaire en tant que tel. Derrière sa contrainte – le lipogramme en « e » – le pseudo-
roman policier évoque la disparition de la mère de l’écrivain lors de sa déportation
dans un camp de concentration et détermine le retour aux origines qui lui sera
nécessaire pour aborder l’écriture du récit d’enfance. L’évolution du projet
autobiographique coïncide alors avec toute l’existence de l’écrivain 13 et ne se réduit pas
aux limites d’une écriture autobiographique traditionnelle.
7 Lorsque Perec explique les caractéristiques de son travail sur la remémoration, il en
discerne quatre principes fondamentaux. D’abord « l’insertion d’éléments du
quotidien » qui, par succession des souvenirs tirés de l’ordinaire de tous les jours
(comme dans La Boutique obscure, publié en 1973 et Je me souviens, paru en 1978), lui
permet de ne pas succomber à sa « véritable phobie d’oublier » 14. Puis, à côté de sa
démarche de « recherche d’identité », qui traverse toute son écriture, Perec mobilise
encore deux manières différentes de moduler le rapport entre mémoire et fiction :
d’une part, ce qu’il appelle « mémoire fictionnelle », coïncidant avec un passé qui n’est
pas celui de Perec mais qui aurait pu lui appartenir – comme dans le cas de son film Ellis
Island – et d’autre part ce qu’il appelle l’« encryptage » 15 : procédé qui permet de cacher
des éléments de souvenir dans la fiction.
8 C’est alors l’impossibilité d’utiliser le langage ordinaire de l’autobiographie qui, comme
le remarque Lejeune, « lui était en quelque sorte interdit », qui justifie et détermine la
recherche obsessionnelle de nouvelles stratégies et nouvelles formes en mesure de lui
permettre de composer l’indicible. L’autobiographie de Perec qui ne s’accorde pas aux
canons génériques traditionnels participe ainsi du projet perecquien aussi bien à

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travers l’intertextualité générique en tant que principe foncier de toute son œuvre,
qu’en s’insérant dans un plus vaste projet où chaque livre est élément d’un ensemble
inachevable16. Pour cette raison, le projet autobiographique perecquien peut être défini
comme « autobiographie critique »17 car l’écrivain, selon les analyses de Lejeune, ne
s’interroge pas sur sa propre vie mais sur les mécanismes de la mémoire, sur sa faillite,
sur les obstacles qui s’opposent à la réalisation du projet autobiographique, et cela afin
de comprendre comment composer ses souvenirs oubliés, réduits à l’état de bribes
éparses.
9 Plus précisément, Claude Burgelin, au sujet de l’intertextualité générique, a déclaré à
l’occasion de la publication de W qu’il était le résultat de l’accumulation « des
fragments éclatés de la possible autobiographie » de Perec et que le dispositif narratif
faisant alterner la fiction avec le récit d’enfance évoquait d’une certaine manière les
« procédures brechtiennes de distanciation »18 et permettait à l’histoire fictionnelle de
l’île de W de fonctionner rétrospectivement. Perec a rédigé cette histoire, qui coïncide
en partie avec la version parue en feuilleton dans La Quinzaine littéraire, en suivant les
modèles du récit d’aventures et du roman imaginaire à la manière de Swift et Defoe 19
comme il l’avait expliqué dans sa lettre-programme à Maurice Nadeau 20.
10 Ici, notre propos est donc double : d’une part nous nous interrogerons sur la re-
fonctionnalisation du roman imaginaire qui change de fonction lorsqu’il abandonne
son statut de roman feuilleton et en acquiert une tout autre dès lors qu’il s’intercale
dans la narration de W ou le souvenir d’enfance. D’autre part, l’analyse des documents
avant-textuels du roman et en particulier du dossier 71 du Fonds Perec 21, permettra de
démontrer qu’il ne s’agit pas d’un simple déplacement textuel mais d’une
transformation qui devient « méditation » autobiographique : en relisant son récit-
feuilleton, Perec analyse sa propre mythologie enfantine pour en cerner les sens
encryptés.

2. « …Composer »
11 Pour Georges Perec, l’entreprise mémorielle est un chemin irréversible. L’exploration
se réalise aussi à travers des projets inaboutis, inachevés ou abandonnés qui
constituent le chantier du projet autobiographique qu’il réalisera en écrivant W ou le
souvenir d’enfance. Dans la lettre à Maurice Nadeau mentionnée plus haut, l’écrivain
détaille l’ensemble autobiographique qui aurait dû comprendre L’Arbre. Histoire d’Esther
et de sa famille (commencé en 1967), L’Âge (commencé en 1966), Lieux 22 (commencé en
1969) et W23. Bien que Perec ait beaucoup travaillé aux trois premiers, il les abandonne
pour se consacrer à l’écriture de W, le roman-feuilleton dont la livraison périodique
régulière lui était indispensable afin de poursuivre son exploration mémorielle. Ce qui
déclenche l’écriture du récit est un souvenir « profondément occulté, profondément
enfoui et d’une certaine manière nié »24 : à l’occasion d’un voyage à Venise, en 1967,
Perec se souvient par hasard d’un récit qu’il avait écrit à l’âge de douze ou treize ans,
sur une société dominée par l’idéal olympique, allusion à l’organisation centralisée du
régime concentrationnaire25. Si d’abord la forme du feuilleton avait été nécessaire au
déclenchement de son écriture, au fur et à mesure que les descriptions de W se font de
plus en plus insupportables et renvoient à une réalité historique précise – l’expérience
concentrationnaire – Perec comprend que pour forcer l’oubli il faut donner à son projet
une tout autre forme, celle de l’autobiographie26 qui active un mouvement de

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reconstruction identitaire par la parcellisation et la décomposition des souvenirs


d’enfance qui lui restent.
12 Le roman-feuilleton W est ainsi englobé dans un projet bien plus complexe où il alterne
avec un texte autobiographique dans un rapport d’interdépendance sémantique. Deux
textes, deux registres qui s’entrecroisent, le récit autobiographique et le feuilleton
devenu palimpseste et incorporé dans W ou le souvenir d’enfance transforment l’échec du
roman d’aventures en chef d’œuvre de la littérature de la Shoah. Dans une autre
version de la quatrième de couverture retrouvée parmi les notes du dossier 71, Perec
explique de manière plus explicite que dans la version publiée 27 la différence entre les
deux textes qui alternent d’un chapitre à l’autre :
Il y a dans ce livre deux textes inextricablement liés, comme si aucun des deux ne
pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine
qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui, à tout instant, est ici à la fois
dit et caché. L’un de ces textes est le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant
la guerre : récit d’une enfance neutre28, pauvre d’exploits et de souvenirs, récit des
absences dont cette vie fut faite et dont seuls l’éparpillement et la dispersion ont pu
rendre maigrement compte. L’autre texte est le récit froid et lointain, global et
jules-vernien d’un fantasme enfantin, arbitrairement et minutieusement
reconstitué. La même vérité s’infiltre au travers de ces deux textes, le même sens
s’impose, au-delà, derrière ces deux récits qui s’articulent l’un à l’autre par le seul
biais d’un même silence évoqué.29
13 Il est donc d’autant plus remarquable que ce qui oppose le récit d’enfance au récit
d’aventures tient à la description : récit « précis et tenace » pour le roman d’aventures,
vague et « fait d’oublis » pour le récit d’enfance. Empruntant aux aspects formels du
roman d’aventures30, la précision des détails de W – en ce qui concerne l’enquête de
Gaspard Winkler tout autant que la description de l’île – assure la crédibilité du récit et
suggère une vérité dont le sens ne se révèlera qu’à la fin. Ainsi la configuration
narrative du roman d’aventures se cristallise autour du topos de l’île mystérieuse car,
suivant la définition de Thibaudet, « l’aventure s’identifie en quelque sorte avec la mer.
La mer d’eau, ou la mer de soleil et de sables, le fluide, le mystérieux, l’illimité » qui
deviennent « la matière passive ou la matrice de l’aventure » 31. L’isolement qui dans le
roman d’aventures transforme l’île en lieu où trouver des formes anciennes, ne suggère
pas ici de royaume extraordinaire mais une île-prison dont, nous dira le narrateur
anonyme, il est impossible de s’évader. La minutieuse description géographique et
historique que Perec construit à travers le réalisme citationnel32 en évoquant le
personnage de William Wilson33 des Nouvelles histoires extraordinaire de Poe et en faisant
allusion aux romans de Jules Verne – Le Phare du bout du monde, L’Île mystérieuse et Vingt
mille lieues sous les mers – fournit des repères extratextuels qui permettent d’amarrer
l’île de W à l’univers du lecteur et de lui donner une apparence réaliste. Cette île vierge
et inhospitalière n’est pas inhabitée mais organisée selon un très rigoureux esprit
olympique : à l’exclusion des hommes âgés et des femmes qui sont enfermés dans une
forteresse, ses habitants sont des athlètes sans identité assujettis à un système de
gouvernement où dominent l’humiliation sans fin, les lois arbitraires et l’anarchie.
14 Il ne sera pas ici question d’aller retrouver dans les avant-textes ainsi que dans le
roman la liste de tous les éléments canoniques du roman d’aventures, genre évoqué par
Perec lui-même dans ses interviews au sujet de l’ouvrage. Ce qui doit retenir notre
attention est plutôt comment ce texte voit sa fonction transformée et acquiert un
nouveau sens lorsqu’il cesse d’être le roman-feuilleton autonome publié dans La
Quinzaine littéraire pour être transposé en tant que texte complémentaire dans le roman

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autobiographique de Perec tout en restant, du point de vue formel, à peu près


identique.

3 « …Écrire »
15 On pourrait dire que le roman imaginaire de W34 devient un texte caméléon dans la
mesure où il prend une nouvelle fonction à partir du récit autobiographique qui
l’incorpore : en relisant son récit d’aventures publié en feuilleton jusqu’à son
interruption en août 1970 et en regardant ses dessins d’enfant – qui font aujourd’hui
partie des documents du dossier 71 – Perec se redécouvre l’enfant juif orphelin. Ainsi
les documents avant-textuels ne témoignent pas d’une simple relecture opérée par
l’écrivain mais se font révélateurs d’une analyse plus complexe grâce à laquelle Perec
interprète sa propre mythologie. Le dossier 7135 conserve les éléments du montage de
certaines parties de W36 et les dessins grâce auxquels, nous dit-il, Perec a « réinventé
son roman »37. Ainsi pour comprendre son imaginaire enfantin, Perec se réfère, comme
on peut le voir dans les notes du dossier 71, à deux textes en particulier : l’« Atlas des
mondes imaginaires » d’Andrey, publié en 1967 et Les Structures anthropologiques de
l’imaginaire de Gilbert Durand, paru en 1969 38. Le premier que Perec cite dans ses notes
et résume par un schéma dont nous proposons la transcription, décrit le stade de
l’« imagination restreinte »39, à savoir les phases de construction de l’imaginaire de
l’enfance à l’adolescence :

W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, Bnf, cote 71, 3, 79

16 Centrales dans le discours d’Andrey sont les représentations scripturales de l’angoisse


qui changent avec l’âge : jusqu’à sept ans l’enfant associe l’angoisse aux images
archétypales du gouffre, du vide, tandis qu’après douze ans l’angoisse se personnifie en
formes humaines parfois immenses qui font penser aux athlètes des dessins enfantins

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de Perec. À partir du texte d’Andrey, Perec récupère une vision conflictuelle du monde
fondée sur l’opposition ancestrale entre le moi et le monde qui est encore plus tragique
dans l’opposition entre le moi-souffrance et le monde-bien-être. La lecture de l’Atlas ne
résout pas le conflit de Perec mais il devient un instrument de quête identitaire.
17 Les recherches menées par Perec transforment alors la catégorie narrative de
l’imaginaire, constitutive du roman d’aventures, en structure figurative à fonction
symbolique, en un aide-mémoire qui, à travers la relecture de son fantasme enfantin
caché dans l’île de W et l’analyse de ses dessins, lui permet d’accéder à l’écriture du
souvenir. L’importance des dessins dans le montage définitif de l’œuvre est aussi
sensible dans la forme ternaire autour de laquelle Perec avait organisé la structure du
livre dans son projet initial. Cette structure intercalait en effet trois séries que Perec
appelle « W (A) », « le Souvenir d’Enfance (B) » et « Intertexte (C) » et qu’il soumet à un
remodelage en deux séries – A et B – après avoir intégré l’« Intertexte » en B 40.
L’« Intertexte » qui comprenait dix-neuf chapitres – « l’irrécupérable, textes anciens 1,
textes anciens 2, Photos 1, Photos 2, Venise, Psychothérapie, Dessins /Dessins ou
groupe de dessins, interprétations, la coupure, difficultés à écrire, Lettres à Nadeau,
Notes, le sport, Dessins 2, + analyse, l’écriture, l’osmose, Mise en place /mise en page » 41
– retrace le processus de remémoration qui à travers des aide-mémoires matériels,
parmi lesquels les textes anciens et les dessins, permet de déclencher l’écriture. La
confrontation des notes du dossier 71 avec le texte définitif met en évidence la
transformation radicale de l’écriture de Perec qui remet en cause certains passages en
changeant leur sens. À titre d’exemple, nous proposons le début du chapitre IV de la
première partie du roman et l’une de ses versions antécédentes :
Je ne sais où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance. Comme tout le
monde, ou presque, j’ai eu un père et une mère, un pot, un lit-cage, un hochet […].
Comme tout le monde, j’ai tout oublié de mes premières années d’existence.
Mon enfance fait partie de ces choses dont je sais que je ne sais pas grand-chose.
Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j’ai grandi, elle m’a
appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu’elle ne m’appartient plus. […]
Mais l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’Or, mais
peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma
vie pourront trouver leur sens.42
Je ne sais où se sont brisés les fils qui m’auraient rattaché à mon enfance. Il me
semble le plus souvent qu’elle n’est pas derrière moi, qu’elle n’est pas le sol sur
lequel j’ai grandi, qu’elle ne m’appartient pas, mais qu’elle est devant moi, Toison
d’or à conquérir, promesse et non nostalgie. Je mesure instantanément l’ambiguïté
de ces phrases, mais ce n’est pas leur ambiguïté qui me gêne, mais ce qu’il y a sous
elles de vain, d’inutile, la sourde inanité de ma démarche. 43
18 Les deux versions se trouvent en claire opposition : dans la version avant-textuelle,
l’incertitude domine les mots de Perec qui doute de l’existence même de son enfance
remarquant par l’emploi du conditionnel passé « auraient rattaché » l’impossibilité
d’en reconstruire le souvenir par des phrases inutiles et vaines. Le passage à la version
définitive a quelque chose d’extraordinaire : l’enfance trouve sa place dans l’histoire de
Perec et devient le point de départ de la reconstruction identitaire.
19 Et si l’on considère, comme le suggère Bernard Magné, que pour définir le montage de
son œuvre, Perec intervient surtout sur la partie autobiographique afin de créer des
sutures44 entre les deux textes, on pourra envisager que le texte « enchâssant », pour le
dire avec les mots de Bakhtine45, n’est pas l’autobiographie mais le récit d’aventures.
L’imaginaire enfantin auquel Perec accède soit à travers la reconstruction de l’histoire

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de l’île de W soit par l’analyse des dessins d’enfance retrouvés, comble la distance
temporelle entre l’enfant et l’adulte. D’ailleurs, le statut de ce récit d’aventures, bien
plus complexe qu’il n’y paraît, ne peut s’associer à aucune classification générique
traditionnelle, car si le récit que Perec récupère par un processus de remémoration
intime est le produit de son imagination enfantine, ce récit n’est-il pas également l’une
des formes scripturales de sa mémoire ? Ainsi, au même titre que les rêves, le
cauchemar ne fait-il pas partie de l’espace autobiographique 46 perecquien en tant que
forme autobiographique indirecte ?
20 Le recours à l’imaginaire devient alors fondamental : le roman d’aventures répond à la
nécessité de construire une dimension irréelle fantasmatique afin d’authentifier par
opposition le récit d’enfance car ce n’est qu’à travers l’imaginaire qu’il est possible de
traduire ce qui se révèle intraduisible dans le langage ordinaire.
21 La Disparition évoquait la mère disparue pendant sa déportation à Auschwitz, W ou le
souvenir d’enfance représente de son côté l’exigence analytique et intime d’un écrivain
qui veut reconstruire son arbre généalogique et ne trouve ni dans sa culture, ni dans sa
langue, ni dans sa famille, ni dans ses souvenirs les instruments pour se relier à une
judéité qu’il n’arrive pas néanmoins à concevoir comme la sienne 47. La problématique
de l’identité juive thématisée de manière différente dans tout l’ensemble
autobiographique perecquien n’est pas seulement une exigence de la littérature de la
post-mémoire, mais constitue l’une des caractéristiques fondamentales de la littérature
juive prise dans un sens plus général48. Perec, fils de deux juifs d’origine polonaise, qui
n’est pas un rescapé, ni un témoin direct de la Shoah, fait de toute sa production
narrative l’espace autobiographique révélateur d’une vérité personnelle et intime qui
lui permet de redécouvrir son origine juive à travers un processus de réconciliation
avec l’Histoire : l’écrivain de la post-mémoire trouve dans l’imaginaire le seul
instrument pour créer l’image d’un passé historique qui lui appartient mais qu’il n’a
pas vécu.

NOTES
1. Les titres des paragraphes évoquent la phrase de Michaux « J’écris pour me parcourir. Peindre,
composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie » (Passages, Paris, Gallimard, 1963,
p. 142) que Perec a choisie en plusieurs occasions pour décrire son écriture.
2. Terme emprunté à Perec. Voir D. Bertelli & M. Ribière (dir.), Georges Perec. Entretiens et
conférences 1979-1981, Nantes, Joseph K., 2003, vol. I, p. 259 : « [Ma conception du roman] est
polymorphe. Pour moi, le roman, c’est aussi bien des textes biographiques, des autobiographies,
que des récits d’aventures, du policier ou de la science-fiction ».
3. Cf. J.-M. Le Sidaner, « Entretien avec Georges Perec », dans L’Arc, 76, 1979, Inculte, 2005,
p. 24-39.
4. Cf. G. Perec, « Pouvoirs et limites du romancier contemporain », dans D. Bertelli & M. Ribière
(dir.), cit., p. 76-93.
5. Voir G. Lukács, Signification présente du réalisme critique, Paris, Gallimard, 1960.

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6. Voir notamment G. Perec, « Pour une littérature réaliste », dans Id., L. G. Une aventure des années
soixante, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 53.
7. C. Burgelin, Préface, dans G. Perec, L. G. Une aventure des années soixante, cit., p. 18.
8. Pour une définition de l’infra-ordinaire voir G. Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989.
9. Pour le concept de post-mémoire je renvoie à M. Hirsch, « Surviving images : Holocaust
photographs and the work of postmemory », dans Yale Journal of Criticism, 14-1 (2001), p. 5-37 et à
Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow : La génération d’après et la Mémoire de la shoah,
Amsterdam, Rodopi, 2008.
10. G. Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », dans L.G. une aventure des années
soixante, cit., p. 96.
11. Philippe Lejeune remarque que, « à l’exception, toujours, de W ou le souvenir d’enfance, les
projets autobiographiques de Perec évitent le récit, rabattent le temps sur le lieu, substituent à
l’histoire la liste, à l’intrigue le montage. Une mélopée, un labyrinthe » (Ph. Lejeune, La Mémoire et
l’oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L., 1991, p. 47).
12. Perec dit à propos de l’inscription d’éléments de souvenirs dans La Vie mode d’emploi : « C’est
une sorte de résonance, un thème qui court en dessous de la fiction, qui la nourrit, mais qui
n’apparaît pas comme tel... […] cette intervention d’éléments biographiques ou quotidiens a une
fonction dans la fiction » (G. Perec, Le Travail de la mémoire (entretien avec Franck Venaille), dans Id.,
Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 81-93, p. 86-87).
13. Perec remarque dans W ou le souvenir d’enfance : « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé
presque en même temps que mon projet d’écrire », p. 41.
14. G. Perec, Le Travail de la mémoire, cit., p. 87.
15. Ibid., p. 86.
16. Voir J.-M. Le Sidaner, « Entretien avec Georges Perec », cit., p. 26. Pour le concept d’« espace
autobiographique » voir Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996, p. 41-43 et
p. 165-196.
17. Ph. Lejeune, La Mémoire et l’oblique, cit, p. 74-75.
18. C. Burgelin, « W ou Le souvenir d’enfance de Georges Perec », dans Les Temps modernes, octobre
1975, 351, p. 568-571.
19. « Conversation avec Eugen Helmlé », dans G. Perec, Entretiens et conférences, vol. I, cit., p. 199.
20. G. Perec, Lettre à Maurice Nadeau, dans Id., Je suis né, cit., p. 51-66.
21. Les documents avant-textuels concernant W ou le souvenir d’enfance, conservés dans le Fonds
Georges Perec de la Bibliothèque de l’Arsenal, se composent d’un dossier avec les premières
ébauches du roman (cote 7), d’un « petit carnet noir » (cote 116), de l’agenda de 1974 (cote 43) et
du dossier 71. À la Bibliothèque royale de Suède est conservé le manuscrit de la dernière version
du roman.
22. Pour la description du projet de ce livre-fantôme voir G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée,
1974, p. 76-77.
23. Id., Lettre à Maurice Nadeau, cit., p. 61.
24. Id., Le Travail de la mémoire, cit., p. 83.
25. Voir G. Perec, « Conversation avec Eugen Hemlé », dans Id., Entretiens et conférences, vol. I, cit.,
p. 193-199 et B. Magné, Georges Perec, Paris, Armand Colin, 2005.
26. Le premier chapitre est publié le 16 octobre 1969 dans le numéro 81 de La Quinzaine littéraire.
Le feuilleton est interrompu en août 1970.
27. Version publiée : « Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés : il pourrait presque
sembler qu’ils n’ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés,
comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette
lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit
dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection. L’un de
ces textes appartient tout entier à l’imaginaire : c’est un roman d’aventures, la reconstitution,

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arbitraire mais minutieuse, d’un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l’idéal olympique.
L’autre texte est une autobiographie : le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre,
un récit pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doutes,
d’hypothèses, d’anecdotes maigres. Le récit d’aventures, à côté, a quelque chose de grandiose, ou
peut-être de suspect ».
28. Cet adjectif dénote chez Perec l’impossibilité à reconstruire l’absence de son enfance par le
langage ordinaire. Il remarque dans W ou le souvenir d’enfance : « je sais que ce que je dis est blanc,
neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes », p. 63.
29. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71, 1, 29.
30. Pour une histoire du genre, voir J.-Y. Tadié, Le Roman d’aventures, Paris, Presses Universitaires
de France, 1982.
31. A. Thibaudet, Le Roman de l’aventure, dans Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007,
p. 319-333.
32. Pour le concept de réalisme citationnel, voir G. Perec, « Pouvoirs et limites du romancier
français contemporain » dans Entretiens et conférences, vol. I, cit., p. 76-88, p. 86 ainsi que M. van
Montfrans, Georges Perec. La contrainte du réel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1999.
33. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit, p. 93-95.
34. Perec définit le feuilleton W comme roman d’aventures ou roman imaginaire.
35. Le dossier 71 ne suit pas l’ordre chronologique de rédaction du roman. Pour tout
approfondissement voir D. Godard, « L’identité en question, étude des manuscrits de W ou le
souvenir d’enfance de Georges Perec » et B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance »,
dans Cahiers Georges Perec, 2 (1988), p. 39-55.
36. Voir Ph. Lejeune, « La rédaction finale de W ou le souvenir d’enfance », dans Poétique 2003, 1,
133, p. 73-107.
37. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 18.
38. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, cote 71, 3, 79.
39. B. Andrey, « Atlas des mondes imaginaires. Les mondes imaginaires de l’enfance, ou
l’imagination restreinte », dans Enfance, 20, 3-4, 1967, p. 323-345.
40. Pour une analyse précise des dernières transformations du texte voir Ph. Lejeune, « La
rédaction finale de W ou le souvenir d’enfance », dans Autogenèses. Les brouillons de soi, 2, Paris, Seuil,
« Poétique », 2013, p. 195-238. Pour l’analyse génétique des avant-textes du roman voir Ph.
Lejeune, La Mémoire et l’oblique, cit.
41. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71.
42. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 25.
43. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71, 1, 94, 6.
44. Voir B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », cit.
45. M. Bakhtine, « Le plurilinguisme dans le roman », dans Id., Esthétique et théorie du roman, 1978,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », p. 122-151.
46. Cet espace autobiographique révélateur de la vérité personnelle et intime de l’écrivain
comprend toute la production narrative que le lecteur est contraint de lire dans le registre
autobiographique.
47. Sur le rapport de Perec à la judéité je renvoie à M. Bénabou, « Perec et la judéité », dans
Cahiers Georges Perec, 1, 1984.
48. Voir M. Decout, « Georges Perec : la judéité de l’autre », dans Roman 20-50, 49, 2010, p. 123-134
et Id., Écrire la judéité. Enquête sur un malaise dans la littérature française, Seyssel, Champ Vallon,
2015.

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RÉSUMÉS
La conception polymorphe du roman et l’intertextualité générique définissent l’œuvre de
Georges Perec qui par son écriture interroge et combine les genres, les codes et les modèles afin
de préserver la singularité de chacune de ses œuvres. Parmi ses romans W ou le souvenir d’enfance,
œuvre inclassable qui alterne la fiction et le récit d’enfance, a été objet d’une rédaction très
difficile que les documents génétiques peuvent éclaircir. Nous nous proposons de réfléchir sur le
processus de re-fonctionnalisation du roman d’aventures W, paru en feuilleton dans La Quinzaine
littéraire avant d’être englobé dans le grand projet autobiographique de Perec.

The polymorphic concept of the novel and the intertextuality of the literary genres
characterize the work of Georges Perec, whose writing looks into different genres, codes and
models and combines them in order to preserve the singularity of each of his works. Among
these W ou le souvenir d’enfance, an unclassifiable novel that alternates fiction and childhood
memories, has been the result of a very difficult writing process, that genetic documents can
only partly clear up. We propose to reflect on the process of re-functionalization of the
adventure novel W, which appeared before as a serialized text in the journal La Quinzaine littéraire
and was then integrated into the great autobiographical project of Perec.

INDEX
Mots-clés : re-fonctionnalisation, Perec (Georges), intertextualité générique, récit d’enfance,
autobiographie
Keywords : re-functionalization, Perec (Georges), intertextuality, childhood memories,
Autobiography

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Désarçonner l’écriture de soi


Quignard avec Montaigne, Rousseau et Stendhal
Throwing off self-writing. Quignard with Montaigne, Rousseau and Stendhal

Dominique Rabaté

1 Saisir l’histoire littéraire du point de vue des écrivains contemporains, c’est accepter
que cette histoire ne soit jamais vraiment figée, et qu’elle résulte de la somme des
regards qui se sont déposés sur son cours polémique. Contrairement à la critique
académique, celle des professeurs si l’on veut reprendre les catégories de Thibaudet, le
créateur n’est pas tenu à une objectivité peut-être illusoire, ni même à la bonne foi. Il
n’a pas à hériter de toute l’histoire littéraire, mais de celle qui constitue pour lui un
moteur, positif ou négatif, qu’elle lui serve d’incitation ou de repoussoir. Ses choix
personnels sont dictés par ses goûts, mais aussi par ses stratégies d’affiliation ou de
distanciation. C’est par cet engagement personnel qu’il contribue à bousculer les
hiérarchies scolaires, à remodeler le canon de son époque, parce qu’il réécrit depuis le
présent ce qui lui importe, ce qui nous importe dans le passé de la littérature. Parlant
ou citant les écrivains du passé, c’est toujours peu ou prou son autoportrait qu’il
dessine.
2 Lecteur boulimique et érudit, Pascal Quignard convoque dans ses livres quantité
d’auteurs, qu’il cite plus ou moins littéralement, qu’il traduit à sa façon, mêlant
littérature, philosophie, mythe et sciences humaines. Son appétit spéculatif est
immense, intact. Comme son refus de rentrer dans des cases ou dans des genres. Il s’en
est expliqué notamment dans « La déprogrammation de la littérature » 1 où il
revendique la plus grande liberté pour le roman, qu’il ne veut pas cantonner à la lignée
usée de Flaubert, et qu’il inscrit au contraire dans son foisonnement originaire chez les
Latins ou en Chine, comme ce qui nous permet d’affronter l’obscurité et la solitude.
L’écrivain se place dans un continuum bien plus large, continuum qui est aussi celui de
la lecture et de l’écriture, l’une découlant de l’autre, car elles relèvent toutes deux
d’une formidable mise au silence du langage social. Elles obligent à un passage par le
« tacitoire » que Quignard oppose avec humour au gueuloir flaubertien 2.
3 Car la littérature, sous ses deux faces ou ses deux « espèces » de l’écriture et de la
lecture, est toujours pour Quignard une façon d’exacerber une solitude, une

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indépendance. Elle crée donc moins une histoire et des hiérarchies que des tête-à-tête
singuliers, ou une sorte de communauté silencieuse et anachronique de solitaires. C’est
donc ce rapport à d’autres œuvres, à d’autres singularités que je voudrais examiner
dans la pratique de Pascal Quignard. Je l’envisagerai selon un angle délibérément
réduit, dans la problématique d’une écriture de soi, en suivant ce que l’auteur en dit
lui-même, en voyant ceux qu’il revendique comme modèles. C’est donc vers une
écriture de nature autobiographique que je me tournerai, mais qu’il faudra moins
comprendre comme un genre que comme la tentative de réunir vie et écriture. Nous
sommes loin de Philippe Lejeune et de toute idée de constituer des règles et une
histoire. Car ce que cherche Quignard c’est une sorte d’exemple, ou plutôt le rappel
d’une conviction. Il s’agit moins de légitimer sa façon personnelle de faire que de
défamiliariser des auteurs qu’on pourrait dire « classiques » en retrouvant chez eux
quelque chose de plus sauvage, de plus étrange et de plus singulier.

Pensée, vie, fiction, savoir


4 Vie secrète, publié en 19983, forme par anticipation le noyau central de ce qui est devenu
Dernier royaume, cette œuvre en mouvement, océanique, qui se constitue depuis vingt
ans en archipels. L’écriture de ce livre est indissociable de l’expérience vécue par
l’écrivain en 1997, quand il a frôlé la mort après une hémorragie. Et il s’inscrit aussi
dans le processus de désengagement (le refus de continuer à donner des gages) qui le
voit en 1994 démissionner des éditions Gallimard et se retirer de ses fonctions dans
différentes institutions musicales. Par ce double retrait, l’écrivain affirme une forme de
renoncement, et entame une sorte de vita nova, vouée presque exclusivement à
l’écriture (même si elle s’élargit à des performances nouvelles du côté du théâtre ou de
la danse).
5 L’écriture de soi devient avec Vie secrète plus impérieuse s’il faut témoigner d’une
expérience de séparation et d’isolement, s’il faut dire tout ce qui détache de la société
et qui constitue le vif secret d’une existence. Vie secrète est ainsi le grand livre de Pascal
Quignard sur l’amour. Échappant à toute prescription générique, le livre mélange
méditations spéculatives, fragments d’autobiographie, réminiscences de lectures. Il
s’ouvre sur une suite de chapitres qui évoquent la bouleversante histoire d’amour avec
celle que l’écrivain ne nommera que Némi Satler, sa professeure de musique. C’est cette
expérience d’intense dépossession que recèle l’amour des amants clandestins, une
expérience qui irradie vers d’autres formes de déprise de soi dont le livre cherche à
capturer la puissance.
6 Au chapitre 32, Quignard écrit :
Je cherche à écrire un livre où je songe en lisant.
J’ai admiré de façon absolue ce que Montaigne, Rousseau, Stendhal, Bataille ont
tenté. Ils mêlaient la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s’il s’agissait d’un
seul corps.
Les cinq doigts d’une main saisissaient quelque chose. 4
7 Ce passage est tout à fait remarquable. D’abord par ce qu’on y voit, matériellement
presque, la manière si particulière de découper les phrases en paragraphes dramatisés.
Manière qui est en rapport avec l’enjeu d’une liaison essentielle de toutes les
composantes d’une vie. Mais une liaison qui doit en passer avec des formes de déliaison
et de fragmentation.

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8 En invoquant ici ces quatre noms, Quignard semble ajouter le sien comme s’il figurait
ce cinquième doigt de la main qui cherche à saisir quelque chose. Il s’inscrit dans une
famille d’écrivains et de penseurs qui ont toujours été à cheval entre littérature et
philosophie, tous les quatre ouvrant leur œuvre à quelque chose d’infini ou
d’interminable. Car le projet qu’inaugure Vie secrète est bien celui d’une écriture au
présent, sans fin, et qui ne mérite le nom d’œuvre que si on lui donne sa valeur de
chantier toujours en cours5. Un peu à la façon de Montaigne, il démissionne de la vie
sociale pour se consacrer à une forme d’écriture qui épouse tout le reste d’une vie. Dans
cette liste, c’est le nom de Stendhal qui est certainement le plus étonnant, mais lui aussi
s’est livré à une autobiographie réticente et sans fin. Lui aussi a écrit des essais (sur
l’amour, la musique) aussi bien que des romans. Et son inscription dans ce quatuor tient
évidemment à la place qu’occupe le personnage de Clélia, l’héroïne de La Chartreuse de
Parme dans Vie secrète.
9 L’admiration que confesse Quignard (admiration absolue) semblerait un mouvement
classique de révérence pour les grands auteurs du passé, mais le texte décale
subtilement les choses. Car l’admiration porte ici sur ce que ces quatre écrivains « ont
tenté ». Il faut donc moins considérer leur œuvre que leur visée, que ce qu’ils ont essayé
de faire dans des livres qui rencontraient l’obligation d’une forme inouïe. C’est cet
effort vers une unité inédite que salue Pascal Quignard et qu’il veut poursuivre. Il s’agit
donc moins de s’inspirer de modèles que de prolonger le même geste créatif, la même
exigence de « mêler » pensée et vie, fiction et réalité.
10 Les affinités entre Quignard et ces quatre auteurs sont nombreuses. Auteur de récits
pornographiques, penseur de la sexualité, méditant sur Lascaux, théoricien de la
dépense, Bataille est une référence constante de l’auteur de Dernier royaume, qui
l’oppose volontiers à Blanchot. Stendhal, on l’a vu, se présente plus comme le
romancier que comme l’inventeur de la théorie de la cristallisation dans De l’Amour.
Mais c’est aussi dans la revendication de l’anachronisme qu’ils se rejoignent. Quand
Quignard écrit dans le quatorzième petit traité : « J’espère être lu en 1640 » 6, il
détourne volontairement le vœu de Stendhal d’être lu en 1880. De Montaigne, il retient
certainement l’idée même de l’essai, essai de soi comme tentative de trouver un mode
d’écriture au plus près de la singularité. Et Rousseau, dont la pensée anthropologique
est éloignée de celle de Quignard, figure comme l’une des figures du solitaire, de celui
qui a « tenté » dans tous les registres de son temps (discours, roman, autobiographie
avant l’heure) de tenir ensemble philosophie personnelle et invention de soi.
11 Car ce qui unit les quatre noms, c’est bien la recherche de quelque chose d’absolument
singulier, une expérience menée à la fois dans la vie et dans l’écriture, « expérience
intérieure » comme la nomme Bataille, qui désigne par là un excès de la dimension
subjective, un débordement du Moi que cherche aussi Quignard.

Anachorèses
12 Cette expérience porte chez Quignard toutes sortes de noms qui visent tous à faire
signe vers l’impossible qui pousse nos vies, dans le rappel constant d’une perte
originaire. Rester en éveil devant cet originaire manquant oblige à s’ouvrir à un
perpétuel jaillissement. Il implique une désynchronisation 7 du temps du rêve et du Jadis
qui déchire la trame faussement linéaire de nos jours.

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13 Le portrait d’Agrippa d’Aubigné dans Les Désarçonnés8 témoigne de ces qualités


singulières dans lesquelles Quignard reconnaît ses doubles ou ses frères d’écriture.
« Agrippa d’Aubigné est l’individualisme samuraï, sanglant, marginal, proscrit, exilé,
censuré »9. La formule est provocante qui mêle le soldat japonais et le chantre d’une
qualité éminemment occidentale. Ce que salue Quignard en d’Aubigné, c’est que, pour
lui, écrire « signifiait anachorèse religieuse face à la religion commune, désert face aux
villes, vengeance des siens mis à mort, fidélité aux vaincus, aventure, oubli » 10. C’est
l’insubordination essentielle de l’écriture qu’il faut rappeler. Elle implique une
marginalité dans son temps et le portait du poète protestant (et qui est bien celui qui ne
cesse de protester contre son temps) se termine par un parallèle avec Stendhal,
écrivain du dix-huitième siècle au dix-neuvième, puisque d’Aubigné fait figure sous le
règne de Louis XIII d’écrivain du siècle d’avant.
14 Comme Montaigne et Rousseau, mais aussi comme Descartes, c’est la figure du solitaire
qui ose penser seul et contre les normes de l’époque qui est mise en exergue. Il ne faut
pas rappeler l’écrivain à son temps, mais au contraire exagérer le décalage, créer les
parallèles les plus paradoxaux. À rebours de la méthode historique de Lanson, c’est
parce qu’il échappe à la société et aux déterminismes grégaires du groupe que le
penseur mérite de nous intéresser encore. C’est par son rapport irréductible à
l’intraitable et à l’archaïque qu’il propose une figure quasiment héroïque
d’émancipation individuelle.
15 L’entreprise de Quignard, on le comprend, est aux antipodes de l’histoire littéraire. Elle
décontextualise les œuvres pour en rappeler la violence et la puissance de scandale.
Elle en accuse tous les traits de singularité et salue la détermination des grands
solitaires de la pensée, au nombre desquels il faut ajouter Spinoza, juif hétérodoxe, ou
Nietzsche. Mais si certains noms semblent plus évidents dans ce panthéon des
solitaires, d’autres apparaissent de manière plus étonnante, comme c’est le cas pour
George Sand au début des Désarçonnés.
16 Le chapitre 3 relate l’accident de cheval de son père le 17 septembre 1808, accident
mortel qui plonge sa fille dans le « vertige de la mort » 11 qui l’accompagne toute son
adolescence. Loin de l’image convenue de la châtelaine de Nohant, écrivant des romans
champêtres, c’est une jeune femme se vouant à l’Absence, cette pièce de sa maison où la
mort de son père lui avait été annoncée, au retrait solitaire et mélancolique que
promeut Pascal Quignard, dans des pages magnifiques. Ce qu’elle recherche, c’est un
lieu « où le moi peut être absent et où le corps s’oublie » 12. Ainsi Sand prend-elle place
parmi ces « désarçonnés », et même si c’est de façon indirecte par empathie avec son
père chutant de cheval, elle incarne l’absentement qui préside à toute vie vouée à
l’écriture.
17 On voit comment Quignard défamiliarise les clichés liés aux auteurs classiques. Il ne le
fait pas à la manière de Pierre Michon, avec un irrespect ironique teinté de tendresse,
car il ne vise pas une opération de désacralisation paradoxale. Ce qui le retient à chaque
fois, c’est plutôt la façon infiniment variée dont un procès de désubjectivation se saisit
d’un individu retiré, procès qui est tout aussi bien celui de l’écriture, de la lecture et de
l’amour.
18 Cette expérience se rejoue donc sur toutes sortes de terrains. Elle crée des proximités,
et justifie d’emprunter des bouts de lettres et de textes qui tous disent cette distance
heureuse d’avec soi-même, cette non-concordance qui fonde la communauté lointaine
et proche des littéraires.

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L’extase mortelle
19 Car l’expérience fondatrice est celle d’un retour à soi, après un accident, après une
chute, après un moment d’absence radicale à soi. Mais ce retour à soi est aussi une
manière de désappropriation de soi. C’est cette expérience de la chute, pour reprendre
le titre du beau livre de Laurent Jenny13, qui est au cœur du tome VII de Dernier royaume,
et qui lui donne son titre énigmatique.
20 Quignard se livre à une curieuse réécriture du texte où Montaigne raconte comment il a
été renversé de cheval, et projeté quasiment mort « dix ou douze pas au delà » 14. Ce
passage célèbre du chapitre 6 du Livre II des Essais, est repris littéralement avec l’écart
de langue entre le français actuel et celui du XVIe siècle. Commencé à la troisième
personne comme une réflexion sur la possibilité d’essayer notre propre mort, le texte
passe sans transition à la citation en première personne, comme si le narrateur pouvait
directement dire Je à la place de Montaigne, se loger dans l’énonciation d’un autre.
Ramené péniblement chez lui, Montaigne éprouve une « une langueur et une extrême
faiblesse sans aucune douleur », il ressent « une infinie douceur » dans le repos. Loin de
tout pathos, ce que relate Montaigne, c’est la facilité de cet absentement de soi, et le
retour comme impersonnel de la vie pour un sujet qui est comme dépris de lui-même.
Voici comment Quignard commente ce récit :
C’est ainsi que l’écriture des Essais commence dans l’extase mortelle. Elle reproduit
sans cesse, chaque chapitre étant une nouvelle renaissance, une perte de
connaissance suivie d’un sentiment de pure joie de survivre. 15
21 La valeur de l’expérience est fondatrice, itérative et il faut donc l’avoir éprouvée
(comme Montaigne, comme Quignard lui-même) parce qu’elle ne peut se raconter qu’à
la première personne. Mais on voit que cette première personne est pour ainsi dire
poreuse, ouverte à un éloignement de soi, allégé par une forme d’écoulement de l’âme
ou de l’esprit qui vient graduellement réhabiter un corps devenu étranger. Pour écrire,
il faut avoir été désarçonné, jeté loin de soi, pour éprouver l’infinie douceur d’une
renaissance qui n’est en aucune façon une restauration du Moi.
22 Dans L’Expérience de la chute, Laurent Jenny analyse ce passage des Essais, avant de relire
un autre texte, non moins célèbre, de Rousseau. Celui, tiré de la « Deuxième
promenade » des Rêveries où il raconte son accident du 24 octobre 1776, quand il a été
renversé par un grand chien à Ménilmontant. Rousseau, qui marque si souvent sa
différence avec le projet de Montaigne, reprend pourtant très précisément le canevas
des Essais et s’inscrit dans la continuité d’une expérience qui semble se dire de façon
très voisine. Quignard signifie cette proximité en relisant le récit des Rêveries, dans le
chapitre immédiatement postérieur à celui qu’il consacre aux Essais.
23 La méthode, si l’on peut dire, est la même : Quignard écrit en lisant le texte, qu’il cite de
la même manière en première personne et sans aucun guillemet. L’écriture procède
directement de la lecture, et tisse la parole de l’écrivain à celle du texte rappelé au
présent. On se souvient de l’extraordinaire sentiment de « calme ravissant » 16 que
ressent Jean-Jacques à son réveil, au crépuscule. À la suite de Laurent Jenny dont il cite
le livre17, Pascal Quignard reprend le parallèle des deux expériences et note la
coïncidence d’un même sentiment de joie. Il commente ainsi le passage de Rousseau
qu’il a incorporé à son texte à la première personne :
Le fond de l’âme extatique est sans identité.

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Le fond de l’autobiographie est sans autos.


Le fond de la lecture est ce même sentiment d’oubli de soi. Cette liesse de l’oubli de
soi. « Je n’avais d’affliction ni pour autrui ni pour moi », écrit Montaigne. « Je ne
savais ni qui j’étais ni où j’étais », écrit Rousseau. 18
24 L’anaphore du début de chacune des phrases, de chacun des courts paragraphes, donne
la clé de cette équivalence de la dépossession subjective. Procédant comme souvent par
affirmation catégorique, Quignard met sur le même plan ce qu’il nomme « l’âme
extatique », l’autobiographie et la lecture. On comprend dès lors comment cette
équivalence autorise l’écriture si particulière des chapitres XVII et XVIII des
Désarçonnés. Même si, dans ce commentaire assertif, il utilise les guillemets, Quignard
peut mettre en œuvre cette absence de « l’autos » de l’autobiographie et parler en
première personne à la place (vacante et poreuse) de Montaigne et de Rousseau. À
rebours de la définition spontanée de l’autobiographie, il revendique au contraire que
le plus singulier est « sans identité », que c’est là l’expérience, chaque fois individuelle,
d’une désindividuation essentielle.
25 On comprend alors aussi que l’écriture de soi sorte de tout genre établi, qu’elle
nécessite toujours une expérience de l’extase mortelle et renaissante où s’abîme le
sujet. Ce que pointe, comme partout dans son œuvre, Quignard, c’est le principe actif
d’une défaillance originaire qui constitue une limite fondatrice du sujet. Lire Montaigne
ou Rousseau, c’est déjà éprouver cette désidentification, que l’écriture vient rejouer sur
un mode plus actif, et sur le mode d’une réénonciation littérale. On ne peut parler
d’appropriation, mais de circulation de ce qui excède nécessairement tout sujet. Citer
ces deux textes célèbres, c’est faire réentendre leur caractère inouï, c’est les réécrire
soi-même quand tout Soi s’est évanoui.
26 Il s’agit donc moins pour Quignard de chercher une filiation. Quand il invoque
Montaigne, Rousseau, Stendhal et Bataille, c’est pour tracer le cercle d’une
communauté des solitaires. L’opération peut ressembler à celle du chaman qui est visité
par d’autres corps, d’autres esprits qui viennent habiter le sien. La lecture est cette
visitation, l’écriture et l’amour les autres modes majeurs d’une extase à laquelle il faut
consacrer toutes ses forces de survivant.
27 Loin de raffermir une famille ou une histoire de l’écriture de soi, Quignard indique, de
façon plus provocante et paradoxale, que « la vie n’est pas une autobiographie » 19, et ne
saurait jamais l’être. Et qu’il faut donc résolument désarçonner l’écriture de soi de tout
soi.

NOTES
1. P. Quignard, Écrits de l’éphémère, Paris, Galilée, 2005, p. 233-249.
2. Ibid., p. 244.
3. Toutes les références renvoient à l’édition originale : P. Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard,
1998.
4. Ibid., p. 286.
5. Voir P. Quignard, « Lettre à Dominique Rabaté », dans Europe, 976-77, août 2010, p. 8-16.

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6. P. Quignard, Petit traité XIV, Paris, Maeght, 1990, t. II, p. 174.


7. Voir D. Rabaté, « Ce qui n’est pas synchrone. Pascal Quignard et l’inactuel », dans G. Bonnet
(dir.), L’Inactualité. La littérature est-elle de son temps ?, Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2013,
p. 25-31.
8. P. Quignard, Les Désarçonnés dans Id., Dernier Royaume, Paris, Grasset, t. VII, 2012.
9. Ibid., p. 213.
10. Ibidem.
11. Selon l’expression même de Sand qui est citée, ibid., p. 12.
12. Ibid., p. 14.
13. Voir L. Jenny, L’Expérience de la chute. De Montaigne à Michaux, Paris, PUF, « Écriture », 1997.
14. P. Quignard, Les Désarçonnés, op. cit., p. 54.
15. Ibid., p. 56.
16. Ibid., p. 58.
17. Ibid., p. 59.
18. Ibid., p. 58.
19. C’est le beau titre du livre paru en janvier 2019 chez Galilée : P. Quignard, La vie n’est pas une
autobiographie, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2019.

RÉSUMÉS
Dans Vie secrète, Quignard dit son admiration pour Montaigne, Rousseau, Stendhal et Bataille.
Mais chez ces auteurs, il ne cherche pas un modèle, mais ce qu’ils ont tenté. À savoir une écriture
de soi littéralement hors de soi, une manière d’être désarçonné qu’explore le tome 7 de Dernier
royaume, Les Désarçonnés.

In Vie secrète, Quignard confesses his admiration for Montaigne, Rousseau, Stendhal and Bataille.
But he does not seek to take them as models, he wants to pursue what they have tried. That is : a
self-writing literally out of any self, a way to be thrown off to quote the title of the seventh
volume of Dernier royaume : Les Désarçonnés.

INDEX
Mots-clés : Quignard (Pascal), écriture de soi, citation, histoire littéraire
Keywords : Quignard (Pascal), self-writing, quotation, literary history

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Le vertige intertextuel. Une lecture


de Kamel Daoud, Meursault, contre-
enquête
The intertextual vertigo. A reading of Meursault, contre-enquête by Kamel
Daoud

Veronic Algeri

Introduction
1 Quand paraît le roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête une première fois aux
éditions Barzakh, en Algérie, en 2013, et ensuite chez Actes Sud, en 2014, c’est un
hommage à Albert Camus que l’on reconnaît dans un jeu intertextuel qui réécrit et
corrige, soixante-dix ans plus tard, la trame de L’Étranger. Là où s’inscrit l’injustice d’un
crime et est sanctionné l’« effacement de l’indigène »1, Daoud souhaite « que justice soit
faite »2 : désormais l’Arabe assassiné en 1942 sur la plage d’Alger par Meursault a un
nom, il s’appelle Moussa Ould el-Assasse, et une histoire que son frère Haroun raconte.
2 Meursault, contre-enquête se donne à lire telle une variation, une réappropriation, une
réparation, une inversion ou une suite du texte fondateur, dit-on ; chez les lecteurs
apparaissent le soupçon d’un paradoxe pour certains entre l’hommage et le mépris,
l’hypothèse d’un contrepoint pour d’autres3 construit autour d’un équilibre finement
travaillé entre les deux éléments d’un binôme qui nous conduit au cœur de l’Histoire 4.
Une histoire toute particulière néanmoins car le colonisateur et le colonisé sont le
bourreau et la victime, le maître et l’esclave, et se présentent comme les deux termes
d’une dichotomie subordonnée à un enjeu d’ordre à la fois politique, culturel et
psychologique, qui concerne la conscience de soi : en d’autres mots, c’est l’histoire
d’une identité qui, au lieu de surgir de la reconnaissance de l’Autre, implique sa mort 5.
En effet, le roman de Daoud se situe, autant que son roman matrice, à l’intérieur de
l’histoire coloniale par un crime : l’Arabe qui prépare l’assassinat d’un Français,

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rappelle le meurtre de l’Arabe sans nom dans L’Étranger d’Albert Camus, vingt ans plus
tôt.
3 Quel type de relation se tisse entre ces deux épisodes ? « […] je crois que je voudrais que
justice soit faite. Cela peut paraître ridicule à mon âge... mais je te jure que c’est vrai.
J’entends par là, non la justice des tribunaux, mais celle des équilibres » 6.
4 En interprétant cette déclaration du narrateur, c’est une sorte de symétrie, au premier
abord, qui semble se mettre en place entre ces deux événements mais, sous l’emprise de
l’absurde, le dialogue avec le personnage camusien finit rapidement par se refermer sur
un monologue, dans le roman de Daoud. La toile de renvois intertextuels se défait et
glisse vers une polyphonie perturbée à l’intérieur de laquelle les repères de l’opposition
propres de l’imaginaire postcolonial se décomposent, pour laisser surgir un sujet qui
prend la parole dans un ensemble de références désormais privées de sens. Le vertige
devient la métaphore de la présence de l’homme dans l’Histoire : un nouveau
paradigme de l’étrangeté s’installe ainsi au sein de notre roman post-postcolonial et
globalisé, qui, en réactualisant l’univers camusien, lit et réagit à la violence des
affrontements binaires et idéologisés.
5 À partir de cette hypothèse, et afin d’interroger ses « équilibres », nous proposons de
commencer par détecter les manifestations et les variations de l’intertextualité dans
Meursault, contre-enquête. En analysant l’ensemble des relations entre ces deux ouvrages,
l’idée est d’abord celle de signaler, au niveau de la structure de notre roman, une
reprise ponctuelle d’éléments dans un équilibre d’oppositions symétriques. Puis, dans
un deuxième temps, il s’agira de découvrir que le rapport à l’avant-texte renvoie non
seulement à des segments de textes autres, mais à un « univers discursif » 7, un système,
autrement dit, au sein duquel se situent les questions de l’intellectuel face à la
rhétorique coloniale et les réponses d’un certain humanisme philosophique.

L’hommage
6 La presse spécialisée, qui a réagi la première à la parution du roman de Daoud,
reconnaît d’abord un hommage à Albert Camus, dans la reconstruction minutieuse d’un
ensemble de références que l’auteur souhaite signaler à un lecteur avisé, comme dans
une sorte de mimétisme stylistique et d’adhérence intellectuelle. Ce roman paraît une
première fois sur demande de la maison d’édition algérienne, pour célébrer Camus à
l’occasion du centenaire de sa naissance et son chef-d’œuvre, L’Étranger, déjà considéré
comme un classique par ses contemporains. Jean-Paul Sartre le célèbre pour :
[…] le tour de ses raisonnements, la clarté de ses idées, la coupe de son style
d’essayiste, et un certain genre de sinistre solaire, ordonné, cérémonieux et désolé,
tout annonce un classique, un méditerranéen. […] Il n’est pas jusqu’à sa méthode
qui ne fasse penser aux anciennes “géométries passionnées” de Pascal, de Rousseau
[…].8
7 Daoud lui adresse la même reconnaissance : « Il écrit si bien que ses mots paraissent des
pierres taillées par l’exactitude même » ; « […] son monde est propre, ciselé par la clarté
matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons » 9. La reprise et
transformation de l’œuvre de Camus, semble surgir d’une image à l’intérieur de
laquelle se déploie une sorte de solidarité entre les techniques narratives, la morale et
une certaine métaphysique.

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8 L’intertextualité est, dans un certain nombre de cas, explicite au niveau du péritexte :


« L’auteur a cité parfois en les adaptant, certains passages de L’Étranger d’Albert Camus
(éd. Gallimard, 1942). Le lecteur les retrouvera en italiques » 10, peut-on lire dans
l’édition française.
9 Ailleurs, ce dispositif se manifeste à travers un ensemble de renvois qui se détachent de
la structure diégétique comme des îlots intertextuels. L’auteur introduit en abîme des
passages entiers de L’Étranger qu’il prend le soin de mettre entre guillemets : « “La
maison était adossée à des rochers et les pilotis qui la soutenaient sur le devant
baignaient déjà dans l’eau” »11 ; « “…tout était ombre et chaque objet, chaque angle,
toutes les courbes se dessinaient avec une confusion insultante pour la raison” » 12.
10 Parfois, ce lien est même thématisé et L’Étranger devient :
[...] le livre. Il avait un format assez petit. Une aquarelle était reproduite sur la
couverture, représentant un homme en costume, les mains dans les poches,
tournant à moitié le dos à la mer, située à l’arrière-plan. Des couleurs pâles, des
pastels indécis. C’est ce dont je me souviens. Le titre en était L’Autre, le nom de
l’assassin était écrit en lettres noires et strictes, en haut à droite : Meursault. 13
11 La référence au romancier du XXe siècle ne se borne pas à ce roman, et l’intertextualité,
explicite par rapport à l’œuvre palimpseste, s’établit de façon implicite avec La Chute 14.
Haroun est dans un café d’Oran et s’adresse à un « inspecteur universitaire » 15, comme
un demi-siècle plus tôt Jean-Baptiste Clamence se confessait à un homme sans voix,
dans un bar d’Amsterdam. Ce lieu de la proximité physique, du dialogue désinvolte et
de la consommation d’alcool, est un topos largement exploité par l’écriture littéraire, et
devient ici le symbole d’une liberté menacée par le fondamentalisme religieux. Contre
ces corps qui se cachent et cette voix qui se tait, Daoud s’insurge aussi bien dans ses
romans16 que dans ses Chroniques17, comme si dans « le territoire d’une langue inconnue
[…] nue comme la géométrie euclidienne »18 se trouvait la réponse aux dissonances du
monde. Cette focalisation particulière participe à l’intensité dramatique qui entoure le
narrateur omniscient, enfermé dans un point de vue unique, face à un interlocuteur
rendu muet par une prise de la parole enragée, dans l’urgence de l’actualité.
12 De tels motifs interpellent l’œuvre de Camus et installent le roman de Daoud dans une
filiation voulue et travaillée.

Opposés dans l’Histoire


13 L’ensemble des relations intertextuelles renversent le point de vue, inversent le lien de
cause à effet et transposent les indications temporelles et spatiales dans une autre
dimension, comme à l’intérieur d’un jeu de miroirs.
14 C’est le cas de l’incipit de notre roman, « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante » 19, qui
évoque celui de L’Étranger. La place du narrateur est désormais occupée par Haroun,
Meursault n’est plus qu’un roumi et Marie devient Meriem. Les personnages évoluent
sur le fond d’une lumière et d’une atmosphère générale bouleversées : le soleil de 14
heures qui précise l’heure du crime est remplacé par la lune de deux heures du matin ;
l’éclat des lumières de la morgue s’oppose aux pièces sombres de la maison qui
semblent abriter une veillée funèbre.
15 Ce dispositif performatif concerne aussi le quotidien, dans la parfaite correspondance
des codes sociaux et religieux des deux mondes auxquels appartiennent le colon et

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l’indigène : Meursault s’ennuie le dimanche alors qu’Haroun s’ennuie le vendredi ; le


prêtre est désormais l’imam.
16 Tous les éléments narratifs participent à la mise en place d’un équilibre qui lie les deux
ouvrages et les oppose dans l’Histoire : si L’Étranger propose une « version […] injuste » 20
encourageant le silence et l’oubli, la contre-enquête de Daoud défend la « justice […] des
équilibres » à travers un projet qui consiste à retrouver l’origine du crime.
17 Dans l’idée de composer un monde contre le monde sans camusien, nous observons que
le texte de Daoud s’ouvre alors à d’autres intertextualités qui rendent encore plus
évident le renversement du point de vue. Afin de reconstruire le déroulement des
événements qui, dans l’Étranger, s’enchaînent par « un lien causal sous la pure
apparence de la succession »21, comme une séquence d’instants, « sans lendemain »22, le
narrateur oppose à la routine une chronologie, au deuil éternel de la mère et à
l’immensité du crime, « une vengeance »23. Contre le meurtre insensé de l’Arabe sans
nom, Haroun s’insurge alors afin que l’affaire soit jugée, souhaitant qu’un procès soit
instruit avec un témoin, un inspecteur et les nombreuses occurrences de termes qui
s’approchent du champ sémantique du droit.
18 Contre Meursault qui, comme Sisyphe24, vit dans le présent d’un éternel
recommencement, se dresse Haroun, que le hasard a fait naufrager dans un
environnement auquel il n’appartient pas et qui, tel le Robinson Crusoé de Daniel
Defoe, souhaite réagir à son égarement, en se réappropriant ses nouvelles références :
« Tu sais, ici à Oran, ils sont obsédés par les origines. […] Tout le monde veut être le fils
unique de cette ville, le premier, le dernier, le plus ancien. Il y a de l’angoisse de bâtard
dans cette histoire, non ? »25.
19 Au moyen de cette opération d’appropriation, la citation « parle autrement le discours
de l’autre » et permet moins à l’auteur de « prendre possession d’autrui que de soi » 26.
20 Si « l’homme absurde n’explique pas, il décrit »27, la quête identitaire, au contraire,
informe toute la structure énonciative du roman et motive à la fois l’enquête judiciaire
et l’écriture littéraire au moyen d’une langue capable de « nommer autrement les
choses et d’ordonner le monde »28.
21 En effet, le narrateur envisage un récit-origine en renversant celui qu’il semble
désigner comme le point de vue du discours monolithique occidental : c’est la réponse à
l’oppression coloniale et au « phonocentrisme » du droit si l’on suit la thèse de Gayatri
Spivak29 ; c’est la théâtralisation d’un espace binaire au sein duquel se produit le conflit
de la colonisation et sa revanche réparatrice, dans la métaphore spatiale produite par
la théorie de Jean-Marc Moura30 ; c’est l’Orient qui s’oppose à l’Occident dans un
renversement de perspectives qu’Edward Saïd reconduit à la stratégie du rewriting,
consistant à réécrire la grande Histoire et réinterpréter son parcours individuel au
moyen d’une narration rivale, empruntant à l’héritage littéraire occidental pour lui
imposer une mutation au contact d’une autre culture et d’une autre esthétique, contre
le point de vue historique colonial31. Comme le rappelle François Cusset, le programme
des subaltern studies, au prisme desquels cette intertextualité peut s’expliquer, permet
« […] aux théoriciens postcoloniaux d’extraire le récit du colonisé de la trame
historique dominante, ce "mythe" occidental, pour en faire le point de départ d’une
autre pensée de l’histoire, d’une contre-histoire »32.
22 Moussa est l’écho de Meursault, le roman de Daoud, algérien, répond au roman de
Camus, français, il représente son double : il nomme l’Arabe, le fait sortir de son

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anonymat, lui rend justice, car le discours colonial a privé l’indigène non seulement de
son nom, mais aussi de sa géographie et de son histoire 33.
23 Les relations explicites et implicites que nous avons décodées sur la base de cette
opposition constitutive, produites par le jeu de l’intertextualité, mènent à
l’interprétation d’un système de références qui dépassent les limites du texte pour
atteindre l’espace et le temps.
24 Dans le projet littéraire de Daoud, l’opposition concerne notamment les dates de
l’histoire coloniale : le 5 juillet 1942 Meursault tire sur l’Arabe et le 5 juillet 1962 le
roumi Joseph Larquais est assassiné par Haroun.
25 Plus encore, cette symétrie engage les éléments biographiques de nos deux auteurs,
leur place et leur position par rapport à cette même Histoire : Camus est journaliste à
Alger et Daoud est journaliste à Oran. Or il se trouve que ces deux villes se conforment,
elles aussi, à une sorte de disposition bipolaire car la prise d’Alger, qui a lieu en 1830,
marque le début de la colonisation, et à Oran, en 1962, a lieu le massacre de civils
européens après la reconnaissance officielle de l’Indépendance.
26 La critique est d’accord et propose ce constat en guise de conclusion : « En revisitant
Camus et son Étranger, [on interroge] deux trilogies, celle qui hante l’âme tourmentée
des Algériens – Camus-Meursault-l’Arabe – et l’autre qui hante la conscience troublée
des Français – l’indigène-l’Arabe-le musulman »34.

Ni victimes ni bourreaux
27 Pour Daoud, écrire avec Camus équivaut à une opération plus ample que celle qui met
en contact deux textes. Cela veut dire écrire avec l’histoire coloniale, son discours et sa
plaie toujours à vif, comme cette mère qui « Aujourd’hui est encore vivante ».
28 L’exhibition du rapport à l’hypotexte camusien signale en effet une complexification
que nous allons tenter d’éclairer. Au sein d’une écriture « à tiroirs et haletante » 35, la
voix qui appartient d’abord à Haroun, finit par prendre la place de celle de Meursault :
« Mais souvent aussi je retombe, je me mets à errer sur la plage, pistolet au poing, en
quête du premier Arabe qui me ressemble pour le tuer »36.
29 Les dispositifs de théâtralisation d’un affrontement binaire s’épuisent rapidement 37 : la
voix du narrateur se superpose à celles de ses interlocuteurs dans un mouvement de
concentration polyphonique, en même temps que les parcours de vie des personnages
déçoivent l’horizon d’attente du lecteur. Nous apprenons par exemple que Haroun,
scolarisé dans les années 1950 à Hadjout, anciennement Marengo, a déserté la cause
révolutionnaire et qu’il ne sera pas poursuivi pour le meurtre de Joseph Larquais, « […]
mais parce qu’il n’a pas tué de Français au bon moment c’est-à-dire pendant le temps
de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie »38.
30 S’intensifiant au fil des pages, ces nouvelles informations décloisonnent la morphologie
d’un système idéologique qui, des deux côtés, entretient la haine de l’Autre.
31 Une question semble surgir alors de cette structure énonciative à la « mécanique
ondulatoire »39, concernant la place des uns et des autres face à la colonisation.
32 Dans ce même « univers farouche et limité de l’homme »40, Camus a dû chercher ses
réponses. Le quotidien de Meursault est enregistré par une séquence parataxique de
gestes et de phrases juxtaposées, sans rapport de coordination ni de subordination ; le

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choix du temps verbal, ce passé composé longuement analysé, par Sartre notamment,
participe à la mise en place de « la solitude de chaque unité phrastique » 41 comme à
l’intérieur d’un monologue où l’abondance de locutions temporelles place le locuteur
en dehors de toute chronologie42. Sans liens signifiants entre les faits, une « cloison
vitrée »43, « transparente aux choses et opaque aux significations » 44, laisse apercevoir
un monde dirigé par le déterminisme d’une « économie mécanique » 45, et l’on finit par
croire que Meursault a tiré sur l’Arabe à cause d’une insolation, le regard dans le vide,
la conscience rayée.
33 S’il développe une sorte de neutralité morale, Meursault refuse aussi le caractère
déraisonnable de l’Histoire. Le héros de Camus est lucide, innocent et idiot : « Il est
étranger à ce monde et il fait de l’absurde non pas ce qui dérange et brise tout, mais ce
qui est susceptible d’arrangement et ce qui même arrange tout » 46. L’homme trouve
alors un sens dans la conscience de la répétition régulière de l’effort sans fin de vouloir
refaire le monde en dehors de l’Histoire.
34 La perspective sociocritique postcoloniale semble être dépassée par une réflexion
métaphysique.
35 À côté de Meursault, se dresse alors Haroun qui, sur la tombe vide de son frère, devient
aussi un personnage sisyphéen : « C’est dans cet endroit que je me suis éveillé à la vie,
crois-moi. C’est là que j’ai pris conscience que j’avais droit au feu de ma présence au
monde […] malgré l’absurdité de ma condition qui consistait à pousser un cadavre vers
le sommet du mont avant qu’il ne dégringole à nouveau, et cela sans fin » 47.
36 Daoud et Camus, autant que les narrateurs de leurs romans, ne sont pas opposés dans
l’Histoire car tous deux brouillent les clivages d’une opposition érigée d’abord par le
système colonial puis, à partir de l’Indépendance, entretenue par la rhétorique du
discours national. Ce schéma d’opposition bipolaire, nécessaire comme l’est un
marqueur identitaire et absurde comme l’est tout régime racial basé sur la haine de
l’autre, continue de s’imposer aux héritiers de l’histoire coloniale, tel un appareil de
déshumanisation, comme l’entend Sartre48, ou un système d’aliénation, comme dans
l’analyse de Saïd qui écrit à ce propos que : « the colonized people […] had freed
themselves […] but remained victims of their past »49.
37 Né en 1970 et faisant partie de la génération de la post-indépendance 50, Daoud
considère que le drame du peuple algérien consiste à continuer à entretenir une sorte
de « nostalgie du bilatéral pur et dur »51 dans la représentation de soi et la relation à
l’Autre. En 1962, le colonisé se retrouve face à lui-même pour la première fois depuis
toujours, il est uni à ses frères par un drapeau et une langue qui ne sont pas les siens, il
est condamné à la mystification de la guerre de libération, et finit par trouver sa liberté
dans le paradoxe de l’adoption de la langue du colonisateur.
38 Butin de guerre pour l’écrivain algérien Kateb Yacine, langue de l’Autre mais aussi
autre langue, langage poétique, pour Assia Djebar52, la langue française représente un
espace d’affranchissement. Dans cette acception bien particulière, Daoud énonce sa
propre politique de la langue : faire « des mots du meurtrier et de ses expressions [un ]
bien vacant »53, sans propriétaire (le colon l’aurait-elle abandonnée ou perdue) ou sans
possesseur (l’indigène l’aurait-elle volée), pour sublimer le réel, comme l’a fait
Camus, qui « savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime » 54, « pour
parler à la place du mort, continuer un peu ses phrases » 55.

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39 La contre-enquête ne peut aboutir. Reste Sisyphe et son mythe qui inspire la révolte :
jour après jour, le chroniqueur lit l’actualité et raconte d’autres histoires possibles au-
delà du trouble que les violences de la décennie noire ont projeté sur les références
identitaires des peuples dans la globalisation, encore et toujours colonisé : « Quel drôle
de métier. D’ailleurs est-ce réellement un métier ? S’amuser à refaire le monde chaque
matin, le porter comme Atlas, comme Sisyphe… dans un recommencement sans fin ? »
56
.
40 La langue que Daoud s’approprie est littéraire dans l’écriture romanesque mais aussi
dans ses témoignages journalistiques. Tel un roman, la chronique est une écriture de la
jouissance et du jeu (non pas de la justice mais de la justesse), où la langue française,
capable d’« éclairer les plis du quotidien étouffant entre le minaret et la caserne » 57,
n’appartient ni aux victimes ni aux bourreaux.
41 Ce binôme, en dehors duquel Daoud semble vouloir se situer à travers le recours à la
pratique de l’écriture, est aussi refusé par Camus.
42 Dans la série d’articles intitulée Ni victimes ni bourreaux, il écrit : « on nous demande
d’aimer ou de détester tel ou tel pays et tel ou tel peuple. Mais nous sommes quelques-
uns à trop bien sentir nos ressemblances avec tous les hommes pour accepter ce choix »
58
.

Le vertige
43 Une fois repoussées toutes politiques identitaires issues d’une éthique de
l’antagonisme, celles du discours colonial aussi bien que celles du récit-origine de la
nation algérienne, que peut l’intellectuel ?
44 Désormais, la question à laquelle Daoud semble vouloir répondre n’est plus de
connaître la place des uns et des autres face à la colonisation, mais plutôt de savoir
resituer l’individu dans l’Histoire. À notre tour, nous souhaitons y parvenir en suivant
notamment les très nombreuses occurrences du mot « vertige » dans Meursault, contre-
enquête.
45 « […] juste après l’Indépendance, je suis revenu à Alger, résolu à mener ma propre
enquête. Mais penaud j’ai fait demi-tour à la gare. Il faisait chaud, je me sentais ridicule
dans mon costume de ville et tout allait trop vite, comme un vertige […] » 59. La tentative
d’échapper à la routine d’un ordre causal et d’établir un « enchaînement
chronologique »60, échoue, car la vengeance n’est pas réparatrice et dans le crime il n’y
a pas de libération. Une fois l’équilibre perdu, le vertige s’empare de l’homme : « J’avais
tué et cela me donnait un vertige incroyable »61.
46 Ce sentiment donne l’illusion que son corps ou que les objets environnants sont animés
d’un mouvement d’oscillation, mais décrit aussi l’attraction irrésistible d’une chute
éprouvée au-dessus du vide, ou d’une date. Car dans notre roman, l’Histoire et ses
hommes se donnent rendez-vous le 5 juillet. Si en 1942 et en 1962 sont assassinés
respectivement l’Arabe et le roumi, l’équilibre à peu près parfait qui aurait assuré « que
justice soit faite »62, se défait lorsqu’on découvre que l’assassinat est commis deux jours
après la reconnaissance officielle de l’Indépendance, et que la date de sa proclamation,
que le général De Gaulle doit faire le soir du 5 juillet, arrive le jour du 132 e anniversaire
de la prise d’Alger par les Français.

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47 Or cette attirance vertigineuse de dates, loin d’appartenir à l’ordre de la justice, est plus
proche d’un jeu de correspondances ludiques, qui tente en vain de donner un sens au
hasard. Le narrateur l’explique ainsi : « Je pouvais passer de vie à trépas et de l’au-delà
au soleil en changeant seulement de prénom : moi Haroun, Moussa, Meursault ou
Joseph. La mort, aux premiers jours de l’Indépendance, était aussi gratuite, absurde et
inattendue qu’elle l’avait été sur une plage ensoleillée de 1942 » 63. Les crimes, à travers
lesquels l’Histoire se reproduit, dans l’élan vain d’une aspiration à un idéal par
exemple, s’enchaînent dans le vertige d’une répétition injuste où l’individu est
condamné à se perdre. Comme Haroun qui avoue : « J’ai connu les vertiges de l’homme
qui possède un secret bouleversant et je me suis promené ainsi, avec une sorte de
monologue sans fin dans ma tête »64.
48 Emil Cioran, que l’auteur cite en exergue à son roman, l’exprime ainsi : « L’heure du
crime ne sonne pas en même temps pour tous les peuples. Ainsi s’explique la
permanence de l’histoire »65. Dans cet inexorable flux d’événements, Daoud renonce à
rendre aux victimes la « justice absurde »66 des tribunaux, mais compose la justesse de
l’écriture littéraire, comme si une fois déçues les attentes d’un ordre moral, il ne restait
plus que les formes d’un virtuosisme esthétique. On se demande alors si Meursault a tué
par le déterminisme ou par le hasard de l’histoire et si l’Arabe avait « un révolver, une
philosophie ou une insolation ? »67.
49 Sans victimes et sans bourreaux, sans hiérarchie et sans références, Haroun tombe dans
le vide anéantissant d’une histoire qu’il ne peut que rejouer à l’infini : « J’éprouve juste
une sorte de lassitude, l’envie de dormir souvent et, parfois, un immense vertige » 68.
50 Mais le vertige correspond aussi à la métaphore d’un sentiment d’étrangeté, comme le
« trouble mental dans lequel le malade perd le sentiment de sa réalité personnelle,
reconnaît mal le monde environnant »69.
51 Cette fracture coloniale continue de situer les anciens colonisateurs et les nouveaux
Algériens à l’intérieur d’une opposition qui concerne aussi le rapport entre les
littératures francophones et la littérature de l’Hexagone, dans les termes d’une
hiérarchisation entre une périphérie et un centre. Un rapport que l’ouvrage de Daoud a
déstabilisé, par une démarche transgressive, et cela au moins pour deux raisons :
d’abord un écrivain algérien reprend un auteur classique de la littérature française,
puis son roman paraît en Algérie, à la périphérie du marché éditorial, avant d’être
publié en France, au sein des institutions de la sacralisation littéraire 70. S’agit-il, comme
le soupçonne Sylvie Ducas, d’« une extrême ambition qui ne s’avoue pas, celle d’un
écrivain algérien rêvant de devenir un grand “écrivain français” » 71 ? Ou bien, est-ce la
permanence d’un rapport de force qui lie, dans le conflit et l’opposition, par une sorte
d’attirance, le colonisé au colonisateur ? Cette force mimétique est l’objet de l’analyse
d’Albert Memmi.
52 Le colon attire l’indigène pour mieux le repousser : « […] c’est sa langue maternelle (du
colon) qui permet les communications sociales ; même son costume, son accent, ses
manières finissent par s’imposer à l’imitation du colonisé […] » 72.
53 La perversion de la relation coloniale se manifeste alors dans sa physionomie qui
ressemblerait à une pyramide dans laquelle l’indigène souhaite prendre les distances
du musulman et s’identifier au Français, et le colonisé finit par être le colonisateur :
[…] dans un grand élan qui m’emportait vers l’Occident, qui me paraissait le
parangon de toute civilisation et de toute culture véritables, j’ai d’abord tourné
allègrement le dos à l’Orient, choisi irrévocablement la langue française, me suis

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habillé à l’italienne et ai adopté avec délices jusqu’aux tics des Européens. En quoi
d’ailleurs, j’essayais de réaliser l’une des ambitions de tout colonisé, avant qu’il ne
passe à la révolte.73
54 Si Daoud a fait l’expérience de ce sentiment, il a aussi réalisé que l’injustice n’est pas
une prérogative du système colonial et que la révolte ne concerne pas exclusivement
l’indigène. D’après Memmi, le colon de bonne volonté fait aussi l’expérience de
l’injustice de sa position. S’il refuse le camp auquel il est censé appartenir, qu’il perçoit
comme injuste, il se rapproche du camp de l’indigène, qu’il découvre être celui du
droit : mais bien avant « qu’il aille jusqu’au bout de sa révolte […] le vertige le gagne » 74.
55 Ainsi sont réunis dans la voix d’un seul personnage Meursault et Haroun, en même
temps que le drame qui les lie, comme si « la relation coloniale […] enchaînait le
colonisateur et le colonisé dans une sorte de dépendance implacable » 75.
56 Dans Mes indépendances, l’angoisse philosophique de l’écriture littéraire cède le pas à
l’analyse de l’actualité dans laquelle surgit une réflexion sur le rapport de l’intellectuel
à la politique et, face à un régime de discours qui continue d’être hanté par la fracture
coloniale, une forme de liberté est revendiquée. L’Indépendance perd sa lettre
majuscule et se décline au pluriel, à travers la référence à l’auteur des Chroniques
algériennes76 : son combat pour la vérité en dehors des appartenances idéologiques et
des partis politiques ; son attachement à l’Algérie qui le fait sentir en exil en France ; la
dénonciation lucide des injustices du système colonial ; la revendication d’une issue
dans l’égalité sont les thèmes inspirateurs d’un combat dont Daoud revendique à
plusieurs reprises l’ascendance.
57 La pensée de Camus, qui s’inscrit dans cette guerre des mémoires, est déjà celle de la
complexité et Kamel Daoud, qui semblait s’insérer dans la lignée « contrapuntique » de
Saïd77 par ce biais littéraire, est encore l’homme révolté, faisant l’expérience de
l’absurde.
58 « Coincé[s] entre deux histoires »78 et victimes de leurs rhétoriques aliénantes, se
situant d’une certaine manière à un bout et à l’autre de cette fracture qui fait parader
sur les deux fronts de la Méditerranée le nous et le eux, les victimes et les bourreaux,
ouvrant un abîme au cœur d’une identité absurde pour Camus, peut-être vertigineuse
pour Daoud, nos deux auteurs semblent réaliser que l’Autre, loin de servir à alimenter
une haine paralysante, permet de « creuser les perspectives de sa solitude » 79, que la
mesure de l’homme n’est pas dans l’opposition à son frère mais plutôt dans l’immensité
comme contrepoint de sa petitesse.

NOTES
1. S. Lapaque, « Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud : une réécriture de Camus », dans Le
Figaro, 16 octobre 2014, consulté le 15/11/2018, URL : <http://www.lefigaro.fr/livres/
2014/10/16/03005-20141016ARTFIG00015--meursault-contre-enquete-de-kamel-daoud-une-
reecriture-de-camus.php>.
2. K. Daoud, Meursault, contre-enquête, Arles, Actes Sud, 2014, p. 16 (dorénavant MCE).

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3. M. Séry, « Kamel Daoud double Camus. Avec “Meursault, contre-enquête”, l’écrivain algérien a
réécrit “L’Étranger” – du point de vue arabe. Superbe », dans Le Monde, 25 juin 2014, consulté le
15/11/2018, URL : <https://www.lemonde.fr/livres/article/2014/06/25/kamel-daoud-double-
camus_4445128_3260.html>.
4. Cette démarche est à la base du roman de K. Daoud, Le Peintre dévorant la femme, Paris, Stock,
2018. L’Orient et l’Occident s’opposent, à travers une série de couples dichotomiques : le sauvage
et le civilisé, le corps voilé et le corps nu, Abdellah et Picasso, le djihadiste et l’artiste, le désert et
l’idéal de pureté unique pour le premier, le musée et la défense des différents patrimoines de
l’humanité pour l’autre.
5. Hegel a déjà pensé le binôme du maître et de l’esclave comme une relation paradoxale basée
sur l’indifférence et la dépendance réciproques. G. W. F. Hegel, Indépendance et dépendance de la
conscience de soi : domination et servitude, dans Phénoménologie de l’esprit [1807], tr. fr. J. Hyppolite,
Paris, Aubier-Montaigne, t. 1, 1978, p. 145 et sq.
6. MCE, p. 16.
7. J. Kristeva, « Le mot, le dialogue, le roman », dans Id., Sémeiotiké, Paris, Seuil, 1969, p. 82-112,
p. 84.
8. J.-P. Sartre, « Explication de L’Étranger », dans Id., Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 99-121,
p. 102.
9. MCE, p. 12.
10. Ibid., p. 4.
11. Ibid., p. 77.
12. Ibid., p. 115.
13. Ibid., p. 137.
14. A. Camus, La Chute, Paris, Gallimard, 1956.
15. MCE, p. 30.
16. K. Daoud, Le Peintre dévorant la femme, cit., p. 180.
17. Id., Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, Arles, Actes Sud, 2017.
18. MCE, p. 110.
19. Ibid., p. 11.
20. Ibid., p. 29.
21. J.-P. Sartre, art. cit., p. 118.
22. MCE, p. 29.
23. Ibid., p. 48.
24. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, Paris, Gallimard, 1942.
25. MCE, p. 21.
26. A. Compagnon, La Seconde Main, ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 351 et p. 356.
27. J.-P. Sartre, art. cit., p. 105.
28. MCE, p. 47.
29. G. Spivak, In Other Words: Essays in Cultural Politics, New York, Routledge, 1988, p. 213.
30. J.-M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999.
31. E. W. Saïd, Orientalism, New York, Pantheon, 1978.
32. F. Cusset, « Politiques identitaires », dans Id., French Theory, Paris, La Découverte, p. 143-178,
p. 155.
33. E. W. Saïd, « Representing the Colonized: Anthropology’s interlocutors », dans Critical Inquiry,
15, 1989, p. 205-225.
34. M. Harzoune, « Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête », dans Hommes et migrations, 1308, 4,
2014, p. 195.
35. F. Tilikete, « Meursault, contre-enquête ou la nécessaire réécriture », dans Africa Review of books/
Revue Africaine des Livres, 11, 2, septembre 2015, p. 19-20, p. 19.
36. MCE, p. 147.

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37. Ch. Bonn, « La littérature francophone serait-elle sortie du face-à-face post-colonial ? », dans
Modern & Contemporary France, 10, 4, 2002, p. 483-493.
38. E. Caduc, « Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal », dans
Loxias-Colloques, 4, « Camus : "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire) », consulté le
15/11/2018, URL : <http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=686>.
39. M. Harzoune, art. cit., p. 195.
40. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, dans Id., Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, cit., p. 161-168,
p. 167.
41. J.-P. Sartre, art. cit., p. 117.
42. M.-G. Barrier, L’Art du récit dans L’Étranger de Camus, Paris, Nizet, 1962.
43. J.-P. Sartre, art. cit., p. 114.
44. Ibid., p. 115.
45. Ibid., p. 121.
46. M. Blanchot, « De l’Angoisse au langage », dans Id., Faux pas [1943], Paris, Gallimard, 1971,
p. 65-71, p. 70.
47. MCE, p. 57.
48. J.-P. Sartre, « Préface », dans A. Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, [1966],
Paris, Gallimard, 1985.
49. « […] les peuples colonisés […] se sont libérés […] mais sont toujours victimes de leur passé »,
E. W. Saïd, art. cit. p. 207 [Nous traduisons].
50. Ch. Chaulet Achour, « Une variation algérienne sur l’écriture camusienne : Meursault, Contre-
enquête de Kamel, Daoud (2013) », « Albert Camus et l’Algérie », Lyon, 30 janvier 2014 –
Association Coup de Soleil en Rhône Alpes, consulté le 15/11/2018 URL : <http://
christianeachour.net/images/data/telechargements/2014/A283.pdf>.
51. MCE, p. 32.
52. V. Algeri, L’Histoire de soi dans la langue de l’autre. La Polyphonie linguistique dans l’œuvre d’Assia
Djebar, Roma, Aracne, 2014.
53. MCE, p. 12.
54. Ibid., p. 11.
55. Ibid., p. 12.
56. Ibid., p. 9.
57. K. Daoud, Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, cit. p. 16.
58. A. Camus, « Ni victimes ni bourreaux. 19-30 novembre 1946 », dans Id., Camus à Combat, éd. J.
Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, « Cahiers Albert Camus 8 », 2002, p. 641.
59. MCE, p. 33.
60. J.-P. Sartre, art. cit., p. 121.
61. MCE, p. 121.
62. Ibid., p. 16.
63. Ibid., p. 115.
64. Ibid., p. 148.
65. Ibid., p. 7.
66. J.-P. Sartre, art. cit., p. 111.
67. MCE, p. 14.
68. Ibid., p. 97.
69. P. Janet et F. Raymond, Les Obsessions et la psychasthénie, Paris, Alcan, 1903, p. 42.
70. K. Harchi, Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, Paris, Pauvert, 2016, p. 27.
71. S. Ducas, « L’entrée en littérature française de Kamel Daoud : "Camus, sinon rien !" », dans
Littératures, 73, 2015, p. 185-197, p. 185.
72. A. Memmi, op. cit., p. 38.
73. Ibid., p. 25.

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74. Ibid., p. 46-47.


75. Ibid., p. 13.
76. A. Camus, Chroniques algériennes 1939-1958, Paris, Gallimard, 2002.
77. E. W. Saïd, « Camus et l’expérience impériale française », dans Id., Culture et Impérialisme
[1993], tr. fr. P. Chemla, Paris, Fayard – Le Monde diplomatique, 2000, ch. 7, p. 248-268.
78. MCE, p. 93.
79. Ibid., p. 83.

RÉSUMÉS
En interrogeant la présence de l’œuvre d’Albert Camus dans le roman Meursault, contre-enquête
(Barzakh, 2013 et Actes Sud, 2014) de Kamel Daoud, apparaissent les marques d’un engagement
politique et poétique qui surgit aujourd’hui comme hier d’une inquiétude face à l’absence de
repères. Deux auteurs, écrivains et journalistes, dialoguent ainsi d’un bout à l’autre de l’histoire
coloniale, pour soulever la question fondamentale de la raison de la haine. Daoud avec son Arabe,
comme Camus avec son Meursault, trouvent la réponse en dehors des idéologies, dans l’absurde.
Est-ce le prix à payer pour se libérer d’un récit hanté par la fracture coloniale ?

By questioning the presence of the work of Albert Camus in the novel Meursault, contre-enquête
(Barzakh, 2013 and Actes Sud, 2014) by Kamel Daoud, the marks appear of a political and poetic
commitment that arises today as yesterday from a concern due to the absence of landmarks.Two
authors, both writers and journalists, from one side to the other of colonial history, raise the
fundamental question of the reason of hate. Daoud with his Arab, like Camus with his Meursault,
find the answer beyond ideologies, but in the absurd. Is this the price to pay to free oneself from
a story haunted by the colonial fracture ?

INDEX
Mots-clés : Daoud (Kamel), Camus (Albert), intertextualité, absurde, colonisation
Keywords : Daoud (Kamel), Camus (Albert), intertextuality, absurd, colonization

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La filiation et l’oblique. Le Silence de


mon père de Doan Bui
Filiation and the oblique. Doan Bui’s Le Silence de mon père

Maria Chiara Gnocchi

De l’exil à l’errance, la mesure commune est la


racine, qui en l’occurrence fait défaut. C’est par là
qu’il faut commencer.
É. Glissant, Poétique de la relation
1 Doan Bui, journaliste à L’Obs et auteure de reportages 1, publie en 2016 un ouvrage
personnel, de tout autre genre : Le Silence de mon père. La jaquette précise : « Enquête
sur mon père, cet inconnu »2. C’est ce qu’on appelle un récit de filiation, à savoir un
récit de soi où la définition du sujet doit beaucoup à son rapport avec son ascendance,
en particulier avec les figures parentales (cf. infra). Tout commence, en effet, au
moment où le père de la narratrice, qui coïncide avec l’auteure, devient aphasique à la
suite d’une attaque cérébrale. Doan réalise alors qu’elle ne sait rien de lui et de ses
propres origines. Tandis que, en tant que journaliste, elle a interrogé des migrants de
tous pays, elle n’a jamais posé de questions à son propre père. Le livre est donc le lieu et
le moyen, comme le suggère la quatrième de couverture, d’une « enquête intime menée
comme un polar, [d’]un voyage dans les secrets de famille, les exils et la mémoire, de la
banlieue du Mans aux ruelles de Hanoi ».
2 Je voudrais démontrer que l’intérêt du récit naît de la convergence de trois facteurs. Il
s’agit, en premier lieu, d’un récit de filiation canonique, dans sa double acception
familiale et littéraire, où la dimension de l’enquête est magnifiée par l’habitus de
journaliste de la narratrice. On peut dire que c’est en même temps un récit de la post-
migration en France3. Pour finir, la narration trouve une déclinaison particulièrement
originale en rapport à la langue vietnamienne et à son emploi des prénoms, des
pronoms et des allocutifs, ainsi que la narratrice le précise dans des commentaires qui
ne sont pas seulement métalangagiers mais aussi inévitablement, métanarratifs 4.

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Héritages
3 On assiste de nos jours, et depuis le début des années 1980, à une véritable
prolifération, en France, de récits de filiation. Dominique Viart, à qui on doit cette
définition, explique que « [c]ette forme littéraire a pour originalité de substituer au
récit plus ou moins chronologique de soi qu’autofiction et autobiographie ont en
partage, une enquête sur l’ascendance du sujet » :
Tout se passe en effet comme si, la diffusion de la réflexion psychanalytique ayant
ruiné le projet autobiographique en posant l’impossibilité pour le Sujet d’accéder à
une pleine lucidité envers son propre inconscient, les écrivains remplaçaient
l’investigation de leur intériorité́ par celle de leur antériorité familiale. Père, mère,
aïeux plus éloignés, y sont les objets d’une recherche dont sans doute l’un des
enjeux ultimes est une meilleure connaissance du narrateur de lui-même à travers
ce(ux) dont il hérite.5
4 Les critiques reconnaissent dans des ouvrages comme La Place d’Annie Ernaux (1983),
Vies minuscules de Pierre Michon (1984), L’Orphelin de Pierre Bergounioux (1992) les
premiers exemples de récits de filiation, même si certains éléments du genre sont déjà
reconnaissables dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, dans différents récits
de Patrick Modiano, voire dans Le Premier homme d’Albert Camus, qui se configurent eux
aussi « sur le mode de l’enquête » et sont « traversé[s] de supputations et d’hypothèses
présentées comme telles dans le corps même du livre »6. Si l’enquête est nécessaire,
c’est qu’il y a, au départ, un « défaut de transmission » 7 : c’est souvent un décès qui en
suscite l’initiative, ou encore la maladie ou, plus simplement, l’inexorable
vieillissement d’un des parents.
5 Le livre de Doan Bui présente tous les traits du récit de filiation. Il naît d’une
« contrainte » initiale (l’accident vasculaire cérébral du père de la narratrice, qui lui ôte
la parole) qui, comme l’absence de souvenirs dans W ou le souvenir d’enfance, loin de
décourager les tentatives de reconstruction du passé, leur donne leur plus vif élan. Ceci
dit, on découvrira bientôt que depuis longtemps le silence couvrait de larges pans de
l’histoire familiale. Le silence, et le silence des pères en particulier, est un des topoï
principaux des récits de filiation : c’est là que réside, la plupart du temps, le « défaut de
transmission » évoqué, et c’est là que l’acte d’écriture trouve sa raison d’être. De plus,
dans le cas de Doan Bui, l’enquête n’est pas une ressource accessoire, mais quelque
chose d’intimement lié à sa profession de reporter :
Je ne sais pas qui est mon père. Je suis face à un reflet qui danse et qui tremble sur
l’eau, je tente de le capturer, je plonge ma main, mais il se dérobe comme les bribes
d’un rêve au matin. […]
Il est temps d’élucider, de me débarrasser de mon habit de « fille de », et d’endosser
celui du journaliste, retrouver mes réflexes : me documenter, interroger, poser des
questions. (SP 62)
6 Loin de se limiter à présenter les résultats de l’enquête, le récit consiste dans cette
enquête. Et donc d’une part, le texte suit les démarches de la narratrice dans les
archives ou dans les bureaux de l’administration, sans cacher les marges d’incertitude
qui restent. D’autre part, les documents, les lettres, voire les conversations sur
WhatsApp ou MSN intègrent matériellement le récit. Ce n’est pas tout : comme tant
d’autres écrivains, pour réduire « l’insavoir lié à telle ou telle période biographique mal
renseignée », Doan Bui recourt « à des connaissances historiques plus larges, selon les
méthodes développées par la microstoria »8. Comme Perec ou Modiano l’ont bien

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démontré, il y a des événements historiques qui décident des moments d’une vie : faute
de renseignements sur l’histoire personnelle, l’Histoire « avec sa grande Hache » rendra
compte de ce qui manque. L’histoire du Vietnam est déterminante pour l’avenir de la
famille Bui. Le père de la narratrice était d’abord venu en France pour faire des études
de médecine, au terme desquels il prévoyait regagner le Vietnam ; c’est à cause de la
chute de Saigon et de la dissolution du Sud Vietnam dont il était originaire qu’il finit
par rester en France. L’enquête menée par la narratrice lui permettra de découvrir le
« secret de famille »9 que son père a caché à sa propre femme pendant quarante ans de
mariage, à savoir qu’il a passé son enfance dans le maquis, son propre père étant un
Viêt-minh.
7 Le recours à l’Histoire n’implique pas du tout que la narration aboutisse à l’exactitude
d’une narration historique, au contraire : il est courant dans les récits de filiation que
les doutes s’affichent et qu’on fasse recours, pour les combler, à l’imagination, voire à la
fiction. Ce n’est pas là une nouveauté dans l’absolu : déjà dans les narrations post-
mémorielles de Perec et de Modiano, « [c]’est par le détour de l’imagination
romanesque que le fait historique acquiert sa plus grande authenticité, sa plus grande
vérité »10. Il est pourtant vrai que cette attitude trouve aujourd’hui un terrain fertile à
son déploiement, vu que « l’époque n’est […] plus au partage net entre fiction et
mouvement du savoir, qui ferait de la fiction une dérive mensongère ou une illusion
trompeuse »11. Viart invite à parler de « figuration » plus que d’invention tout court : le
texte « entreprend de dire comment l’écrivain (le narrateur) se figure que les choses
ont pu se passer, en fonction des éléments tangibles dont il dispose » 12. C’est donc
moins pour sa « puissance romanesque » que pour sa « potentialité cognitive » 13 que la
fiction se déploie, « comme fiction de méthode […] mais aussi comme potentialité
réparatrice »14. Par exemple, Doan Bui sait exactement où et quand son père est arrivé
en France, mais elle ne peut que se figurer les conditions climatiques voire
psychologiques de ces moments :
Mon père devait avoir emporté un pull-over tricoté par sa mère, celui que tous les
Vietnamiens exilés avaient glissé dans leur bagage : sa mère avait si peur du froid
climat de cette lointaine France. La France ! Il y arrive enfin le 6 décembre 1961. Je
l’imagine regarder s’éloigner la tache verte et bleue de son pays, le vol est long, il
s’assoupit à moitié, se réveille sans cesse, et puis voilà, la France s’approche, il se
penche vers le hublot, il est stupéfait par tous ces buildings vus de haut, l’avion
atterrit, il descend, l’aéroport d’Orly – Roissy n’existe pas encore – lui semble
immense. (SP 118-119)
8 Les constructions verbales suggèrent la fusion entre les données factuelles et les
suppositions. En effet, on pourrait être amené à distinguer entre des phrases comme
« Mon père devait avoir emporté » ou « Je l’imagine regarder », qui ne cachent pas la
participation subjective de la narratrice, et d’autres affichant une valeur historique
comme « Il y arrive enfin le 6 décembre 1961 ». Or d’autres phrases dans le même
paragraphe, par exemple « il s’assoupit à moitié, se réveille sans cesse » ; « il se penche
vers le hublot, il est stupéfait par tous ces buildings » sont construites exactement
comme des phrases avec un fondement de vérité historique, alors qu’elles sont
visiblement le résultat d’une figuration.
9 Pour finir, comme tous les récits de filiation, la narration de Doan Bui a pour objet
principal, ou principalement exhibé, une figure parentale, mais par le biais de cette
recherche d’autrui, le sujet se questionne inévitablement sur lui-même, sur le rôle de
cette ascendance sur son être. Annie Ernaux consacre La Place à la figure de son père, et

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pourtant la « place » dont il est question est bien plus la sienne que celle qu’a
ambitionnée son géniteur au cours de sa vie. Les choses se passent de la même manière
dans le texte de Doan Bui, où le silence n’est pas seulement celui du père, causé par
l’AVC, ni celui de la famille qui cache ses secrets. Le silence caractérise aussi l’auteure,
qui interrompt à un moment donné son enquête, « assommée » par le décès de sa
troisième fille, deux semaines après sa naissance. « Je me suis tue », explique-t-elle :
« Le silence me broyait. Je n’avais parlé qu’à peu de monde de ce décès. Comme ma
mère lors de l’AVC de mon père, j’avais tout caché » (SP 138-139). Elle essaie dans un
premier temps d’écrire à propos de cette petite fille, puis range ces pages dans une
pochette pour ne plus jamais les lire. Elle ne se sent à son aise ni en évoquant la petite
morte avec les gens, ni en occultant sa douleur. C’est alors que l’idée lui vient de
reprendre son projet :
Cette enquête sur mon père, sur le silence de mon père, en écho au mien. Peut-être
est-ce ça, un livre. Quelque chose qui naît de ce qui n’a pas été dit. Quelque chose
qui répare. Quelque chose qui vous projette vers le futur, tout en vous forçant à
regarder en arrière. Comme un ruban de Möbius. (SP 141)
10 La narratrice explique ce qui la fascine dans le ruban de Möbius, dans cette « espèce de
boucle qui tourne sur elle-même à l’infini » (ibid.), dont Lacan était aussi intrigué, qui y
voyait « [l]a dualité entre le conscient et l’inconscient : ce qui se dit, ce qui se tait » (SP
142). « Nos vies sont le ruban de Möbius », écrit-elle : « Nous marchons, nous croyons
que le chemin est une ligne droite […]. Il faut “aller de l’avant”, dit-on. Quelle absurdité.
Alors que nous tournons sans cesse autour de nous-même » (SP 142).
11 Parler du père est donc une manière indirecte (« oblique », disait Lejeune à propos de
Perec)15 pour parler de sa propre fille, mieux : pour parler de soi-même – coincée entre
un aphasique et une petite morte – et donc de cette petite fille aussi. Les ressemblances
entre la narratrice et son père sont d’ailleurs plusieurs fois soulignées dans le livre : des
affinités qui touchent à la vue d’une part (ils sont myopes tous les deux) et à la voix de
l’autre. Tous les deux se sentent rassurés par le silence (SP 74) et leur voix sonnent en
écho, conditionnées par l’asthme :
[…] de mon silence un son a émergé : la toux asthmatique du mon père. J’écoutais ce
son caverneux qui résonnait dans toute ma cage thoracique. J’étais devenue mon
père : je sonnais comme lui. […] Je suis bien la fille de mon père. (SP 74-75)
12 Ce n’est pas pour rien qu’un chapitre du livre s’intitule « Fille de », et que cette formule
revienne avec insistance dans le livre : Doan Bui parle d’elle-même, mais elle peut le
faire seulement en relation avec son père.

Appartenances
13 Si les auteurs ne parlent de soi qu’indirectement, ce qu’ils mettent surtout en avant, ce
sont leurs héritages, qui sont de deux types, familiaux et littéraires. Et donc, le récit de
filiation assume sa dimension littéraire non seulement par l’usage qu’il fait de la fiction,
mais aussi par « l’imprégnation littéraire dont témoigne sa forte intertextualité » 16.
14 L’appartenance de type familial qui se dessine dans Le Silence de mon père va bien au-
delà du cercle restreint de la famille. Doan Bui est née en France de parents
vietnamiens et son « entre-deux » est maintes fois commenté :
Nous sommes, mon frère, mes sœurs et moi, des enfants « banane ». Jaunes à
l’extérieur, blancs à l’intérieur. Tous nés en France. De purs produits de la

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République française. Nous ne parlons pas la langue de nos parents. J’ai tout oublié
du vietnamien, ma langue maternelle, celle dans laquelle j’ai appris mes premiers
mots. (SP 81)
15 « Nous ne parlons pas la langue de nos parents » : l’écho est assez évident à Je ne parle
pas la langue de mon père, récit de filiation de Leïla Sebbar, écrivaine française, résidant
en France, née en Algérie de père algérien et de mère française. Et qui regrette, entre
autres, la volonté de son père de taire l’essentiel de sa vie passée 17. Mais d’autre part,
des centaines d’œuvres de ce qu’on a longtemps appelé les deuxièmes générations en
France résonnent en écho à ces quelques lignes. La critique, qui a actuellement
tendance à parler de littérature de la post-migration, s’est surtout concentrée sur les
récits « beurs », les plus nombreux dans cet ensemble, avec lesquels Le Silence de mon
père partage plus d’un trait. Dans ces textes, en effet, il y a typiquement un narrateur né
en France, qui parle français et qui est à son aise au milieu des habitudes, produits et
conventions de son pays natal, alors que ses parents restent attachés au pays de
provenance, du double point de vue linguistique et culturel. Les enfants de la post-
migration vivent dès lors dans une sorte d’entre-deux, puisqu’ils ont une vie sociale qui
les rapproche de leurs camarades « de souche », quitte à entrer dans un autre univers
aux moments des repas en famille, des vacances, des fêtes traditionnelles. Alors que,
tout jeunes, ces personnes se montrent agacées par la culture d’origine des parents, le
moment arrive presque toujours où ils redécouvrent la valeur de ces attaches. Cela peut
se passer à l’occasion d’un voyage dans le pays d’origine de la famille ou au moment où
ils deviennent à leur tour parents. Dans La Nebulosa beur, Ilaria Vitali a très bien illustré
toutes ces questions18, qui se retrouvent de manière très évidente dans Le Silence de mon
père. Il serait peu pertinent de les aborder toutes dans le contexte de la présente étude ;
quelques éléments méritent cependant d’être soulignés, puisqu’ils contribuent au sens
et à la cohésion du texte analysé.
16 Rappelons, tout d’abord, que s’il est plus fréquent que les récits des deuxièmes
générations soient centrés sur celles-ci plutôt que sur leurs parents, force est de
reconnaître que le lien avec le père, la mère et leur communauté d’origine constitue un
trait incontournable de leurs réflexions ; si on les a appelées « deuxièmes générations »,
c’est bien par rapport à une première et à ce qu’elle a accompli. Or, les pères décrits
sont toujours plus ou moins absents, presque éclipsés du contexte familial, et si les
enfants des primo-arrivants ressentent un besoin si vif d’en parler, c’est aussi à cause
de la tendance à l’occultation de la part de la génération précédente 19. Celle-ci se sent,
peu ou prou, dans une condition d’exil :
[…] dans l’exil, un père n’a plus de gloire. On lui a coupé les ailes, comme l’albatros
de Baudelaire. Il s’effondre, il n’est rien. Et quand il se relève, il est l’homme qui se
bat contre des moulins : on ne le comprend pas, on le toise de haut. Il rentre,
harassé par le travail, presque un étranger dans sa propre maison, il ne peut plus
raconter d’histoires à ses enfants, ils ne comprennent plus sa langue. (SP 126)
17 Le père de Doan retrouve, en France, le silence de tout exilé, qui crée typiquement
autour de lui « un espace de solitude où toute communication s’avère impossible » 20. Or
cet espace de silence est d’autant plus difficile à percer qu’il s’accommode bien des
attitudes typiques de la culture vietnamienne :
Ma mère est d’une génération et d’une culture où l’on ne parle pas. Parler, c’est
perdre la face. C’est la honte. C’est pleurnicher et se complaire. Un truc de
mauviettes, un truc de riches. Un truc de « Français ».
Chez nous, on se tenait. Et on se taisait. (SP 20-21)

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18 Le dernier élément sur lequel je voudrais mettre l’accent est que la question de la
double filiation, familiale et littéraire, a souvent été au cœur des écrits des auteurs
francophones dits « périphériques », ou dont les parents ne sont pas français, lorsqu’ils
s’attachent à parler – ne serait-ce qu’indirectement – d’eux-mêmes. Dans W ou le
souvenir d’enfance, après avoir expliqué le caractère aléatoire de la graphie de son nom,
Perec écrit : « j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance […] :
celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d’une parenté
enfin retrouvée »21. La lecture et l’écriture, l’inscription de soi au registre des écrivains
créeraient donc pour l’auteur « un lien familial d’un autre ordre, d’un autre registre,
imaginaire autant que symbolique », en ce qu’elles lui permettent de « retrouv[er] un
lignage qui le fonde en nécessité et le rattache à l’aristocratie des écrivains » 22.
19 Doan Bui cite Cioran : « On n’habite pas un pays, on habite une langue » (SP 82) et
observe qu’en dépit de tant d’années passées en France, son père n’a jamais habité la
langue française. Par cette même citation, elle suggère a contrario qu’elle n’habite pas
seulement cette langue, mais également sa culture, et en premier lieu sa littérature. La
famille à laquelle elle sent d’appartenir est aussi une famille littéraire, in primis
française, sans pour autant exclure les écrivains provenant d’autres pays et surtout
ceux qui, comme Cioran, s’expriment en français tout en ayant des origines étrangères.
Le texte abonde en citations explicites à Baudelaire (qui fut aphasique dans ses derniers
jours), Proust, Camus, Saint-Simon, Duhamel, etc. Patrick Modiano, auquel est
empruntée la citation en exergue du livre, est toujours présent au fil des pages. La
recherche à travers les archives, les demandes aux bureaux de l’administration, la
reproduction dans le texte des documents obtenus, font penser non seulement à Rue des
Boutiques Obscures mais aussi à Dora Bruder, même si le ton est beaucoup plus ironique
chez Doan Bui. La difficulté de dialogue avec les parents et surtout avec le père est
d’ailleurs une constante dans toutes les œuvres de Modiano – et constitue l’un des
thèmes majeurs de La Place d’Annie Ernaux.
20 Ce passage est un véritable condensé de citations et d’allusions littéraires :
Je frissonne malgré mon gros pull-over. Mes mains sont gelées, mes doigts de pieds
engourdis. Je suis à la recherche de notre mémoire, à la recherche de mon père,
mais face à son nom répété dans les pages du dossier, j’ai le sentiment de
pourchasser un individu qui n’a rien à voir avec l’homme que fut mon père. Je tente
de m’imaginer les endroits où il a vécu […], je parcours des fiches et des noms de
personnes disparues, je voudrais saisir ces ombres qui s’évanouissent, ce passé qui
s’effiloche. Je tire sur le fil, les mailles se défont comme celles d’une écharpe mal
tricotée, je n’ai plus rien au bout des doigts. Je tâtonne, je relis les mots, tentant d’y
trouver une signification cachée, la vérité, une vérité, dans ces formulaires
administratifs. (SP 115)
21 En « parcour[ant] des fiches et des noms de personnes disparues », Doan Bui réitère le
geste à la base de W ou le souvenir d’enfance et surtout de Dora Bruder. L’allusion aux
« ombres qui s’évanouissent » et qu’elle voudrait saisir renvoie aux deux épigraphes
que Perec emprunte à Queneau pour introduire les deux parties de W ou le souvenir
d’enfance : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je
l’éclaircir ? / cette brume insensée où s’agitent des ombres – est-ce donc là mon
avenir ? ». Modiano a repris, lui aussi, cette allusion, et parle, dans Dora Bruder, des
« ombres » arrêtées par les nazis, dont la mémoire a disparu et qu’il essaie inversement
de tenir en vie grâce à la trace que laisse l’écriture23. Le recours explicite à
l’imagination, dans ce qu’on pourrait paraphraser la « recherche de la mémoire

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perdue », à la Proust, fait également penser à Camus qui essaie, à l’instar de son alter
ego Jacques Cormery, d’imaginer des bribes de la vie de son père 24. Mais surtout,
l’allusion aux fils de l’écharpe dont les mailles se défont renvoient à Perec, et, par-là, à
Serge Doubrovsky et à son autofiction Fils. Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec tâche
de comprendre « où se sont brisés les fils qui [le] rattachent à [s]on enfance » et tresse
littéralement, à l’image des « napperons de papier » qu’il faisait à l’école 25, une
« trame » qui les tienne ensemble, pour remédier à l’absence de souvenirs et enfreindre
le silence assourdissant qui entoure son enfance d’orphelin. À l’inverse, Doan Bui
croyait tout savoir de ses parents et de son enfance, ou du moins elle ne s’en était
jamais inquiétée. Le silence du père, l’enquête qui s’ensuit et donc le travail d’écriture
lui révèlent bien d’autres failles dans la connaissance d’un passé – celui de son
ascendance – qui « s’effiloche ». Par ailleurs, son allusion au ruban de Möbius,
représenté graphiquement dans le texte, n’est pas sans rappeler le W et les formes qui
en dérivent, décrites et graphiquement tracées dans les pages de Perec.
22 Par ce jeu de citations enchevêtrées, Doan Bui dit son appartenance à la famille de la
littérature française et d’une certaine littérature en particulier, qui fait de la recherche
des appartenances et des filiations sa préoccupation majeure.

Désignations
23 L’écriture des récits de filiation affiche souvent dans le corps même du texte « les
hésitations de forme comme de contenu qui l’envahissent »26. Cette attention aux
« mots pour le dire » est souvent liée au « sentiment de “trahison de classe” de
narrateurs issus d’un milieu social modeste […] que leur pratique littéraire a installés
au cœur d’une certaine élite intellectuelle »27. Pour le dire autrement, la réflexion est
souvent de l’ordre de la sociolinguistique. D’autre part, la réflexion métalangagière est
récurrente dans les récits de la post-migration, où les auteurs commentent la manière
dont on exprime certaines notions dans la langue de la famille d’origine. Les textes eux-
mêmes sont souvent construits dans une langue qui dénonce cette double
appartenance28.
24 L’opération accomplie par Doan Bui dans Le Silence de mon père relève de ces deux
préoccupations, comme je l’ai dit assez typiques, mais elle se réalise de manière très
originale, à travers les réflexions que la narratrice fait à propos des prénoms, des
pronoms et des allocutifs en vietnamien.
25 À propos du prénom (et anticipant une réflexion sur le pronom « je »), Doan Bui
explique :
Le pronom personnel m’embarrasse. Je voudrais barrer ce « je » impudique qui me
définit pourtant, moi, la fille de mon père. Je veux raconter mon père, raconter les
miens et déjà, je fuis. Je me cache derrière le « nous », nous, notre famille, notre
clan.
Je suis « Doan Bui », mais nous sommes en vérité quatre autres « Doan Bui » dans
ma famille. Le prénom est accessoire dans la culture vietnamienne. L’identité se
décline toujours en donnant d’abord son patronyme, Bui, qui représente
l’appartenance à un clan. Dans mon cas : Bui Doan Thuy. Doan : le nom de famille de
ma mère. Thuy : mon vrai prénom, mon prénom vietnamien.
À la maison, mes parents m’appelaient Thuy quand ils parlaient vietnamien. Ou «
Con », « Enfant ». À l’école, au collège, au lycée, le prénom inscrit dans le fichier
administratif prévalait : j’étais « Doan Thuy ». Et puis à 20 ans, à l’entrée dans l’âge

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adulte, j’ai coupé ce prénom en deux. Je suis devenue Doan. Un nouveau baptême.
Ce prénom-là m’est resté. Dans le travail, dans la vie de tous les jours, pour la
plupart de mes amis. Doan Bui : cette signature fusionne à la fois le nom de mon
père et le nom de ma mère, effaçant le « Thuy », mon prénom intime. « Doan » pour
les Français, « Thuy » pour les Vietnamiens, Doan pour la société, Thuy pour la
famille, Doan l’adulte et Thuy l’enfant. Comme beaucoup d’enfants d’immigrés, je
change de nom, comme autant de masques. (SP 63-64)
26 Le fait que le prénom soit « accessoire » est loin d’être anodin dans un récit qui
participe de l’écriture de soi. Philippe Lejeune l’a toujours précisé : la signature de
l’écrivain est un élément incontournable du pacte autobiographique, et l’identité
onomastique entre auteur, narrateur et personnage fait l’objet, dans ses écrits
critiques, de plusieurs approfondissements29. Claude Burgelin a lui aussi récemment
débattu cette question en relation au « roman contemporain de la famille » 30. Ce sur
quoi le critique insiste surtout, c’est que le nom importe, le plus souvent, en tant que
« lieu de mémoire », parce qu’il « inscrit [l’individu] dans la temporalité, la généalogie,
l’histoire, la relation à d’autres »31 : « Parfois, le nom de famille traîne dans son sillage
des souvenirs de frontières passées, des rappels d’exil ou de massacres, quelquefois de
splendeurs enfuies »32. Or non seulement Doan Bui choisit-elle ce nom de famille lourd
de mémoire, mais elle choisit de s’y identifier totalement, au détriment de son prénom,
espace de l’intime, censé a priori l’identifier. Mais justement, elle a renoncé à son vrai
prénom, en faveur de « Doan » qui est, ainsi qu’elle l’explique, « le même prénom que
[s]es sœurs ». « Je ne suis pas Doan Bui : nous sommes Doan Bui » (SP 64). Ce nom
présente donc le paradoxe de porter d’une part la marque du pluriel, du partagé, de la
famille, et de représenter d’autre part le pseudonyme de l’auteure, ce qui fait d’elle une
écrivaine. Si d’habitude le pseudonyme est « la plus évidente des tactiques pour
contourner l’obstacle du nom de famille en se créant un nom propre » et comporte au
fond une « forme de parricide »33, en tant qu’auteure Doan Bui évite au contraire la
marque personnelle et s’exprime paradoxalement comme individu à travers les deux
noms de la mère et du père. C’est encore une fois une manière oblique pour affirmer
l’appartenance de son œuvre à la galaxie de l’écriture de soi et l’esquiver en même
temps.
27 Il se trouve que tout ceci a une correspondance intéressante dans le mécanisme
linguistique à l’œuvre dans les allocutifs vietnamiens :
La langue vietnamienne ignore le « je ». Chacun se désigne toujours par la position
qu’il occupe vis-à-vis de son interlocuteur. Grande Sœur (Chi). Enfant (Con). Petit
Frère ou Petite Sœur (Em).
Dans la famille, c’est par le rang de naissance qu’on vous appelle. « Eh, sœur
numéro 2, viens t’asseoir à côté de sœur numéro 4 ! » (SP 65)
Il existe pourtant bien un pronom personnel en vietnamien qui veut dire « je » : «
toi », prononcé toï. Mais ce « toi », ce « je » enseigné dans les méthodes Assimil,
personne ne l’utilise. Les Vietnamiens parlent d’eux à la troisième personne. Un
érudit vietnamien m’a un jour expliqué l’origine du « toi » vietnamien. Le « toi » fut
introduit à l’époque de la colonisation française. À l’école, les intellectuels
étudiaient Victor Hugo, Lamartine. Ils aimaient ce romantisme échevelé, ils
désiraient un mot pour exprimer leur individualité, pour exprimer leur « je ». Ce fut
le « toi ».
Dire « je » : un truc de Français. (SP 66-67)
28 C’est ce que les spécialistes appellent l’organisation verticale et horizontale de la
personne en vietnamien34. Dans cette langue, les termes pour la référence au sujet et
aux allocuteurs suivent typiquement l’organisation verticale, où le « moi » est

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« positionné à toutes les échelles des valeurs familiales, sociales, culturelles, d’égalité
ou d’inégalité »35. Et, pour se positionner, le sujet emprunte, de préférence, les termes
des relations familiales ; ainsi, pour se désigner face à son mari, une femme dira « petite
sœur » (à la place de « je ») et l’appellera, lui, « grand frère » (à la place de « tu »). Alors
que le système vertical présente une déclinaison pour toutes les personnes
grammaticales (première, deuxième, troisième), le système horizontal, fondé sur le toi,
est à terme unique, à cause du caractère artificiel de cette organisation, redevable de la
colonisation française36. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de vis-à-vis pour le toi, du
moins pas au niveau pronominal : ce sera plutôt un nom, choisi en fonction des
rapports interpersonnels avec toi. Ce nom peut être un nom de profession ou de
fonction ou bien, encore une fois, un terme de parenté. Ainsi, pour s’adresser à
quelqu’un en signifiant « monsieur », on associe le toi au terme qui signifie « grand-
père ». Les noms de parenté sont utilisés comme pronoms personnels et leurs
sémantismes sont socialisés37.
29 Ces particularités sont du plus grand intérêt, mises en relation avec le récit de Doan
Bui. En effet, l’auteure trouve dans la langue vietnamienne, qu’elle affectionne de plus
en plus depuis l’AVC de son père, un modèle pour la construction de son récit. Elle évite
de dire « je » et de se présenter comme une individualité singulière, et inversement elle
se situe, à la fois par son nom (composé de deux noms de famille) et par l’attitude
narrative qu’elle adopte, par rapport à sa famille et à son père en particulier. D’une
certaine manière, on peut dire que son récit de filiation se présente comme l’extension
narrative du système de référence pronominale/allocutive de la langue vietnamienne.
30 Le fait que le toi s’écrive comme le « toi » de la seconde personne française est une pure
coïncidence, mais ajoute du charme à la question, parce que, comme l’on sait, le genre
autobiographique se caractérise par son aspect dialogique : depuis Rousseau, la
« confession » s’adresse bien à quelqu’un, et c’est de ce quelqu’un qu’on attend une
réponse, une absolution, une confrontation.

Conclusion : « fille de »
31 Inscrit dans une double tradition très représentée, comme celle des récits de filiation
d’un côté et des écrits de la post-migration en France, le texte de Doan Bui trouve, dans
le parallèle créé entre le fonctionnement de la langue vietnamienne et la construction
de son propre récit, un élément d’indéniable originalité.
32 Le chapitre « Fille de » (SP 70 sqq.) fonctionne comme une mise en abyme structurelle
de l’œuvre, et l’expression acquiert toute son importance en relation avec le système
des pronoms et des allocutifs en vietnamien, exposé dans le chapitre intitulé « Je » (SP
63 sqq.). En effet, « fille de » est la manière naturelle, traditionnelle, de dire « je » en
vietnamien, lorsqu’on s’adresse à ses parents, à ses oncles ou à ses tantes, voire à toute
autre personne plus âgée. Une manière oblique de dire « je » qui se fonde sur une
poétique de la relation, pour le dire avec Glissant.
33 C’est là, on en conviendra, la quintessence du récit de filiation : une façon oblique de
parler de soi, à la faveur d’une narration qui est aussi familiale mais qui trouve toujours
dans le sujet son centre névralgique, sa motivation première. Doan Bui ne veut pas
mettre l’attention pour elle-même et celle pour son père dans une alternative : elle
invite à lire son histoire, voire son récit, comme un ruban de Möbius, où la fin coïncide

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avec son principe. La filiation n’est pas seulement double (Doan est fille et en même
temps mère) mais, pour ainsi dire, bi-directionnelle : que l’on pense aux parallèles
établis entre le père aphasique qui essaie de reprendre à articuler des sons et les filles
de Doan apprenant le langage verbal. La narratrice parle en premier lieu de son père
mais elle avoue : « nous tournons sans cesse autour de nous-même » (SP 142), parce que
sans quitter la surface du ruban on passe de l’envers à l’endroit, puis de l’endroit à
l’envers, en position oblique, sans savoir, à vrai dire, de quel côté on est. D’autre part, le
ruban de Möbius est aussi à l’image des enfants de parents migrants : il serait
impossible de réduire leur identité à l’une ou à l’autre langue, à l’une ou à l’autre
culture ; on passe de l’un à l’autre côté sans même s’en apercevoir, parce qu’il n’y a pas,
au fond, de dualité, sinon peut-être dans le discours d’autrui. Le ruban suggère
également la versatilité de la relation, l’impossible réduction à un quelconque dualisme
toi/moi. Si on parcourt la ligne du moi, on finit toujours par trouver un toi. Le couple
toi/toi, que Doan Bui évoque sans trop le fouiller, est l’emblème de cette complexité.

NOTES
1. On retiendra D. Bui, I. Monnin, Ils sont devenus français : dans le secret des archives, Paris, Points,
2011.
2. D. Bui, Le Silence de mon père, Paris, L’Iconoclaste, 2016. Désormais SP suivi du numéro de page,
directement dans le texte.
3. Cf. I. Vitali (dir.), Intrangers, I, Post-migration et nouvelles frontières de la littérature beur, Louvain-
la-Neuve, L’Harmattan/Academia, 2011 ; K. A. Kleppinger, Post-Migratory Cultures in Postcolonial
France, Liverpool, Liverpool UP, 2018.
4. Je tiens à remercier mon étudiante Chiara Calandri, qui a consacré, sous ma direction, son
mémoire de licence au Silence de mon père (Università di Bologna, 2017). Je dois à mes échanges
avec Chiara une partie des réflexions contenues dans cet article.
5. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », dans Études françaises, 45, 3,
2009, p. 96. Voir aussi Id., « Filiations littéraires », dans J. Baetens, D. Viart, Écritures
contemporaines 2. États du roman contemporain, Paris/Caen, Lettres Modernes/Minard, 1999,
p. 115-139 ; Id., « Récits de filiation », dans D. Viart, B. Vercier, La littérature française au présent.
Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008, p. 79-101 ; Id., « Fictions familiales versus récits
de filiation. Pour une topographie de la famille en littérature », dans Revue des lettres modernes.
Écritures contemporaines, 12, 2015, Le Roman contemporain de la famille, S. Coyault, Chr. Jérusalem et
G. Turin (dir.), p. 7-36.
6. D. Viart, « Ma solitude s’appelle Brando. Le récit de filiation et la vie des formes », dans A. Adler
(dir.), Arno Bertina, Paris, Classiques Garnier, « Écrivains Francophones d’aujourd’hui », 2018,
p. 71. Cf. aussi le prologue de L. Demanze, Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre
Michon, Paris, Corti, « Les Essais », 2008, p. 9-38.
7. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 97.
8. Id., « Ma solitude s’appelle Brando. Le récit de filiation et la vie des formes », cit., p. 74.
9. Le secret de famille est une constante dans le roman contemporain, cf. P. Bissa Enama,
N. Fontane Wacker, Le Secret de famille dans le roman contemporain, Clermont-Ferrand, Presses
Universitaires Blaise Pascal, 2016.

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10. A. Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow : la génération d’après et la mémoire de la Shoah,
Amsterdam, Rodopi, 2008, p. 95.
11. L. Demanze, « Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction », COnTEXTES, 22, 2019, consulté
le 25/02/ 2019, URL : <http://journals.openedition.org/contextes/6893>.
12. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 110.
13. L. Demanze, « Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction », cit. L’objet de l’analyse de
Demanze sont tous les récits d’enquête, non seulement les récits de filiation. Au moment où le
présent article s’élabore, un nouvel essai de Demanze est annoncé, à paraître en 2019, intitulé Un
nouvel âge de l’enquête (Paris, Corti).
14. F. Claisse, « Fictions et non-fictions d’enquête : un modèle de saisie des mondes
contemporains », COnTEXTES, 22, 2019, consulté le 25/02/ 2019, URL : <http://
journals.openedition.org/contextes/7129>.
15. P. Lejeune, La Mémoire et l’Oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, POL, 1991. Le titre du
présent article paraphrase le titre de cette étude.
16. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 109.
17. L. Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon père, Paris, Julliard, 2003. On pensera également à
Nulle part dans la maison de mon père d’Assia Djebar (Paris, Actes Sud, « Babel », 2010), qui partage,
dès la négation du titre, la non-identification avec la figure paternelle mise en avant par Leïla
Sebbar.
18. I. Vitali, La Nebulosa beur. Scrittori di seconda generazione tra spazio francese e letteratura-mondo,
Bologna, I libri di Emil, 2014 ; voir aussi A. Hargreaves, Voices from the north african immigrant
community in France. Immigration and identity in beur fiction, New York/Oxford, Berg, 1991 et
M. Laronde, Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris, L’Harmattan, 1993.
19. Ce n’est pas pour rien qu’Anne Marie Miraglia a intitulé son essai sur les écrits « beur » en
France, dans leur rapport aux parents en particulier, Des voix contre le silence (Durham, Durham
University, 2005). Voir aussi Id., « Les figures du père immigré dans le texte dit “beur” », dans
Francofonia, 55, automne 2008, p. 21-32.
20. A. Pessini, Itinéraires d’exil : Émile Ollivier, un parcours haïtien, Parma, Istituto di lingue e
letterature romanze, 2000, p. 25.
21. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 2013, p. 193.
22. C. Burgelin, « Nom de famille, nom propre, pseudonyme. Rivalités assassines », dans Revue des
lettres modernes. Écritures contemporaines, n. 12, Le Roman contemporain de la famille, cit., p. 142.
23. P. Modiano, Dora Bruder [1997], Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 65.
24. A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 67.
25. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 25 et 80.
26. D. Viart, « Filiations littéraires », cit., p. 116.
27. Ibid. Voir aussi, sur un plan qui n’est pas stylistique, V. de Gaulejac, La Névrose de classe.
Trajectoire sociale et conflits d’identité, Paris, Hommes et Groupes, 1987.
28. Cf. M. Laronde (dir.), L’Écriture décentrée. La langue de l’Autre dans le roman contemporain, Paris,
L’Harmattan, 1996.
29. Cf. Ph. Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971 ; Id., Le Pacte autobiographique,
Paris, Seuil, 1975 ; Id., « Autobiographie, roman et nom propre », dans Moi aussi, Paris, Seuil,
« Poétique », 1986, p. 37-72.
30. C. Burgelin, « Nom de famille, nom propre, pseudonyme. Rivalités assassines », dans Revue des
lettres modernes. Écritures contemporaines, n. 12, Le Roman contemporain de la famille, cit., p. 141-154.
31. Ibid., p. 141.
32. Ibid., p. 143.
33. Ibid., p. 146 et 144.
34. Cf. P. Phong Nguyen, « Deux organisations de la personne en vietnamien », dans Faits de
langues, 3, mars 1994, p. 193-201, consulté le 25/02/ 2019 URL : <https://www.persee.fr/

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159

docAsPDF/flang_1244-5460_1994_num_2_3_924.pdf> . Pour un approfondissement, cf.


H. V. Luong, Discursive practices and linguistic meanings : the Vietnamese system of person reference,
Amsterdam, John Benjamins, 1990. Sur la question des allocutifs en vietnamien on consultera
avec profit les études de Jack Sidnell, qui jette sur ces faits linguistiques le regard d’un
anthropologue : J. Sidnell, M. Shohet, « The problem of peers in Vietnamese interaction », dans
Journal of the Royal Anthropological Institute, 19, August 2013, p. 618-638.
35. P. Phong Nguyen, « Deux organisations de la personne en vietnamien », cit., p. 193.
36. Toi, que les linguistes transcrivent tôi, est d’origine nominale et signifiait « serviteur ». Le
terme s’est délexicalisé dans le temps et est progressivement devenu un pronom personnel à part
entière ; ibid., p. 195.
37. Ibidem.

RÉSUMÉS
Doan Bui, journaliste à L’Obs, publie en 2016 un ouvrage personnel : Le Silence de mon père. C’est
une sorte d’enquête que la narratrice mène au sujet de son père, devenu aphasique à cause d’un
AVC. L’intérêt du récit naît de la convergence de trois facteurs. Il s’agit, en premier lieu, d’un
récit de filiation, dans sa double acception familiale et littéraire ; c’est en même temps un récit de
la post-migration en France ; la narration trouve, pour finir, une déclinaison originale en rapport
à la langue vietnamienne et à son emploi des prénoms, des pronoms et des allocutifs.

Doan Bui, a journalist at L’Obs, published a personal book in 2016: Le Silence de mon père. It is a
kind of investigation about the narrator’s father, who is aphasic because of a stroke. The interest
of the book arises from the convergence of three factors. It is, first of all, a récit de filiation; it is at
the same time a post-migration narrative; it finds, in the end, an original declination in relation
to the Vietnamese language and its use of names, pronouns and interlocutor reference.

INDEX
Mots-clés : Bui (Doan), récit de filiation, post-migration, enquête, deuxième génération,
vietnamien
Keywords : Bui (Doan), filiation, post-migration, inquiry, G2, Vietnamese

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« Migrant » et « réfugié » dans des


corpus de presse et des banques de
données terminologiques :
instabilité des dénominations dans
les pratiques langagières
« Migrant » and « réfugié » in press corpora and terminology databases:
instability of denominations in language practices

Claudio Grimaldi

Introduction
1 Au cours des dernières années, la crise migratoire est devenue un des sujets politiques,
économiques et sociaux parmi les plus débattus de l’Union européenne. Le nombre des
flux migratoires a, en effet, atteint une proportion qui ne pouvait pas être prévisible et
le drame quotidien des migrants est depuis plusieurs mois à la une de la presse
européenne. Face à cette catastrophe humaine d’ampleur inédite, les instances
politiques nationales essaient de proposer des solutions afin de catégoriser les
immigrés, au moyen d’une politique migratoire dont les actions se basent souvent sur
la dichotomie ontologique existant entre « migrant » et « réfugié ».
2 Parallèlement aux interrogations relatives aux modalités d’accueil des personnes
traversant la Méditerranée ou rejoignant l’Europe par d’autres voies, un débat
sémantique semble s’instaurer autour des catégories classifiant les personnes qui fuient
leurs pays pour de multiples raisons. C’est au sein de ce débat que s’inscrit notre
réflexion concernant la terminologie relative aux flux migratoires.
3 Dans notre étude il s’agira, d’une part, de décrire la problématique liée aux concepts de
« migrant »/« réfugié », vu le foisonnement de plusieurs dénominations intermédiaires
nouvelles (par exemple « migrant/réfugié économique », « migrant/réfugié

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climatique », « écoréfugié », « migrant/réfugié environnemental »), utilisées pour


catégoriser les personnes fuyant leur propre pays, ainsi que, d’un point de vue
principalement lexico-sémantique1, de réfléchir sur le débat existant sur le plan de
l’usage en discours des mots « migrant » et « réfugié ». D’autre part, nous présenterons
les dénominations nouvelles apparues au cours des dernières années et utilisées pour
créer des catégories de migrants et réfugiés qui peuvent être exploitées sur le plan
juridique, faute de dénominations partagées au niveau normatif. Pour cette dernière
partie de notre contribution, nous nous insérons dans le cadre des réflexions proposées
par Sablayrolles2 sur le concept de néologie combinatoire.
4 Notre étude, qui porte exclusivement sur le vocabulaire français de la migration, bien
qu’elle s’insère dans un cadre de réflexion linguistique international 3, s’appuiera sur
l’exploitation de deux typologies de corpus complémentaires afin de comprendre les
différents aspects sociaux, politiques et juridiques impliqués dans la terminologie des
flux migratoires. Le premier corpus (Corpus 1), que nous pouvons qualifier de textuel,
est constitué des discours médiatiques concernant la question migratoire. Les données
retenues, tirées de l’enquête réalisée en 2015 par la Coordination 75 des Sans Papiers de
Paris et de la plateforme Néoveille4, permettront d’encadrer les problèmes liés à l’usage
en discours des mots « migrant » et « réfugié » dans la sphère du débat public. Le
second corpus (Corpus 2), que nous pouvons qualifier de secondaire, puisqu’il est
constitué des extraits de banques de données terminologiques en ligne telles que le
Grand Dictionnaire Terminologique5 (GDT), FranceTerme 6 (FT) et Termium 7 (T),
permettra de recenser les dénominations nouvelles créées pour catégoriser les
concepts de migrant et réfugié. Finalement, dans 2.2, nous proposerons une réflexion
sur les procédés d’arrangement sémantique des composantes des syntagmes retenus.

1. « Migrant » vs « réfugié » : une dichotomie


conceptuelle désormais inadéquate
5 La problématique liée à la catégorisation des personnes fuyant leur propre pays est née
principalement au sein des discours médiatiques, surtout en 2015 lorsque le journaliste
Barry Malone commenta la décision prise par la chaîne Al Jazeera de bannir le terme
correspondant au concept de « migrant » de son antenne et de lui préférer celui de
« réfugié »8. Selon le journaliste, « migrant », qui renvoie à « immigrant », terme
connoté d’ailleurs très négativement en France, est un mot qui ôte la parole à des
personnes en souffrance et le fait de lui substituer le terme « réfugié » est au moins une
tentative de leur en redonner un peu. Cette réflexion a rapidement enchaîné une série
d’autres interrogations au niveau supranational concernant la manière d’appeler la
crise migratoire. Toujours en 2015, Bertrand Vannier, médiateur de Radio France 9, a en
effet indiqué que le débat autour des termes à utiliser dans ce contexte est un sujet cher
à plusieurs auditeurs qui reprochent aux représentants politiques et aux journalistes
d’oublier le poids des mots, en soulignant que des difficultés majeures résident dans le
constat que la géopolitique et la politique se mêlent et parfois contredisent le droit.
6 Le point discuté à plusieurs reprises concerne la création d’une dichotomie entre les
migrants et les réfugiés, des dénominations qui sur le plan linguistique sont souvent
utilisées de manière interchangeable en tant que synonymes, alors que des points de
différence existent, du moins sur le plan conceptuel. « Migrant » n’indique pas, en effet,
une catégorie juridique10 ; ce terme désigne simplement les personnes qui, par choix,

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par nécessité ou par contrainte, quittent leur pays pour aller s’installer ailleurs. Au
contraire, les « réfugiés » jouissent d’un statut encadré par la Convention de Genève de
1951, qui précise également les conditions de l’état juridique de réfugié et les
obligations légales des États qui l’ont ratifiée. De ce point de vue, la Convention ne
définit pas seulement le cas de l’asile politique, son champ d’application s’avérant bien
plus large puisque le statut de réfugié s’applique à toute personne qui, craignant à
raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son
orientation sexuelle, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions
politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité. Selon la Convention de
Genève, le réfugié est aussi une personne n’ayant pas de nationalité, qui se trouve hors
de son pays de résidence, dans lequel elle ne peut pas ou ne veut pas y retourner en
raison de la crainte d’être persécutée.
7 Bien que cette catégorisation puisse apparaître pragmatiquement très claire et simple à
opérer, les études menées en sociologie11 préconisent de ne pas effectuer de distinction
aussi tranchée. Comme l’indique Akoka12, les conceptions de « migrant » et « réfugié »
ont sensiblement changé au fil du temps, ce qui a provoqué le passage « d’une
conception du “réfugié” marquée par une grande porosité avec la catégorie de
“migrant”, à la rigidification de la catégorie de “réfugié”, puis à sa dualisation avec
l’apparition de la catégorie de “demandeur d’asile”. Ces transformations doivent être
restituées dans le contexte plus large de la crise économique, mais aussi dans celui de la
fin de la guerre froide et de la crise de l’État providence ». Dans une perspective
toujours historique, Akoka a souligné qu’à la variabilité et à l’évolution des termes
« migrant » et « réfugié », dont les dictionnaires français contemporains ont saisi
l’élargissement sémantique13, s’ajoute aussi une variabilité des interprétations et des
catégories. Parallèlement, en l’absence de différences nettes entre réfugiés et migrants
en termes de traitement institutionnel et de droits, c’est également le choix subjectif
des exilés de se tourner vers l’une ou l’autre procédure (asile ou immigration) qui
contribue à leur qualification. Bien loin d’une définition universelle, la qualification de
« réfugié » apparaissait ainsi comme le résultat d’un processus à l’intersection entre,
d’un côté, des choix subjectifs et, de l’autre, des dispositifs d’action publique
participant à l’orientation stratégique des étrangers selon leurs groupes
d’appartenance, les besoins sociaux et les intérêts politiques d’une période historique
donnée.
8 Si la question de la signification des mots « migrant » et « réfugié » est aussi complexe,
c’est aussi parce que des enjeux politiques sont à la base de l’usage de ces
dénominations : premièrement, la manière dont on nomme une personne qui ne se sent
nécessairement ni réfugié ni migrant implique le droit politique à l’assistance de l’État,
à la protection internationale et à des procédures de surveillance spécifique ;
deuxièmement, les catégories de « migrant » et « réfugié » sont mises en opposition
dans le but de créer une hiérarchie morale et politique. On reste donc prisonniers d’une
dichotomie qui voudrait que l’on considère deux cas de figure : d’une part, les gens qui
se déplacent pour des raisons politiques et peuvent donc prétendre au statut de réfugié
et à une protection internationale ; de l’autre, les migrants qui se déplacent pour des
raisons économiques et que l’on pourrait considérer presque comme des marchandises
à renvoyer à l’expéditeur. Comme l’indique Rodier14, ce sont des raisons de politique
migratoire qui sont à la base de la connotation négative du mot « migrant » (sous-
entendu « économique »), « comme s’il était en soi condamnable de chercher dans un

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autre pays que le sien des opportunités de vie meilleure – voire de seule subsistance et
de survie ».
9 Il est ainsi possible de supposer des périodes d’emploi préférentiel des dénominations
dans le débat public où, selon Setti15, le mot « migrant » a été chargé d’acceptions
généralement associées au concept de « réfugié », ce qui a affaibli la signification
propre au mot « migrant »16 et a rendu nécessaire la création de sous-catégories
fonctionnelles pour rendre compte des variétés des situations personnelles existant
dans l’univers de la migration.
10 Or, comme nous avons pu le constater, les discours politiques et médiatiques
internationaux s’orientent autour de la dichotomie proposée entre « migrant » et
« réfugié ». C’est donc sur ce premier volet que nous nous pencherons par la suite afin
de vérifier l’emploi dans le débat public de ces deux dénominations françaises et en
saisir l’interchangeabilité au niveau discursif.

2. Les pratiques langagières de dénomination des


migrants et réfugiés
2.1 Corpus 1 : l’enquête de la CSP75 et la plateforme Néoveille

11 Une première enquête consacrée à l’emploi dans les discours politiques et médiatiques
des désignations des personnes, qui sont arrivées en France lors des nombreux flux
migratoires des dernières années, a été réalisée par la Coordination 75 des Sans Papiers
de Paris17. L’étude, parue en 2015, a été mise à jour en juin 2016 à partir de quelques
1200 références, communiqués, appels, pages d’actualité, lettres d’information, articles
de presse18 d’acteurs de la scène sociale française. Cela dans le but de déterminer les
occurrences qualifiant les personnes et les populations, et non les formes verbales, ni
les expressions telles que, par exemple, « passage clandestin » ou d’autres syntagmes
comme « Haut-Commissariat pour les réfugiés ». Les résultats de l’enquête, qui ont été
traduits en dessins en reproduisant les pourcentages obtenus dans des topologies des
positionnements des mots et de leur emploi, témoignent des choix faits au niveau
communicationnel par les acteurs pris en considération. Il s’agit d’institutions, partis
politiques, syndicats, organisations, associations et collectifs.
12 Selon l’enquête menée par la Coordination, une distinction évidente émerge entre un
langage pauvre se limitant à l’emploi de « migrant » ou « réfugié » et un langage plus
riche qui s’élargit à une pluralité d’expressions, et qui relativise de manière nette
l’alternative entre les deux mots. Ce sont notamment les associations et les collectifs de
sans papiers, qui sont bien évidemment les plus sensibles à l’emploi d’une terminologie
correcte, qui se distinguent par un moindre emploi de « migrant » et « réfugié » au
profit d’une variété d’expressions, telles que « demandeur d’asile », « étranger »,
« exilé », « sans papiers », rarement prises en compte par les acteurs politiques.
L’objectif de ce choix nous semble celui de vouloir transmettre de façon évidente la
diversité des situations personnelles et des raisons sociales poussant à la migration vers
la France. En revanche, des termes tels que « clandestin » et « débouté » sont plutôt
utilisés par les partis de droite et d’extrême droite, comme le Front National, Debout la
France, Les Républicains, Parti de la France, afin de véhiculer une image hostile des
réfugiés.

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13 Nous présentons dans les tableaux ci-dessous les données chiffrées relatives à l’emploi
des mots retenus pour l’enquête.

Figure 1. Données chiffrées relatives à l’utilisation des mots analysés dans l’enquête de la CSP75.
Les données se réfèrent aux institutions et partis politiques, mars 2018.

14 En ce qui concerne la presse, nous remarquons que le terme « migrant » occupe une
place de choix. Selon les auteurs de l’enquête, les cinq grands quotidiens nationaux
testés parlent d’une même voix. Ils emploient les mêmes termes dans des proportions
similaires et cela n’est pas dû à la reprise des mêmes dépêches d’agence. Nous exposons
ci-après les pourcentages de l’emploi des termes selon l’enquête de la Coordination 75.

Figure 2. Pourcentages relatifs à l’utilisation des mots analysés dans l’enquête de la CSP75. Les
résultats se réfèrent à l’emploi fait par les médias de presse, mars 2018.

15 Afin de vérifier si l’utilisation des termes « migrant » et « réfugié » dans la presse a


changé entre 2016 et 2018, nous avons interrogé la plateforme Néoveille, qui permet la
consultation en diachronie d’un corpus assez vaste de textes tirés de quotidiens et
d’hebdomadaires français, nationaux et régionaux, en proposant également des

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données relatives à l’aire francophone (Belgique, Suisse, pays du Maghreb). Des


graphiques et des indications chiffrées peuvent être consultés, ce que nous présentons
par la suite en termes de fréquence d’emploi des mots sur la période avril 2017-mars
2018 dans les quotidiens et les hebdomadaires du corpus.

Figure 3. Fréquence d’emploi du mot « migrant » dans le corpus Néoveille, mars 2018.

Figure 4. Fréquence d’emploi du mot « réfugié » dans le corpus Néoveille, mars 2018.

16 La recherche effectuée sur la plateforme Néoveille permet de valider l’hypothèse selon


laquelle « migrant » serait utilisé plus fréquemment (15 216 occurrences relevées) que
« réfugié ». Quant à l’emploi dans la presse, à l’exception du quotidien La Voix du Nord,
la plupart des autres journaux analysés ont recours de manière plus ou moins égale aux
deux dénominations. L’emploi quasi exclusif de « migrant » dans La Voix du Nord
s’explique par le fait que la question de la « jungle de Calais » et son évacuation ont été
à la une de la presse durant plusieurs mois et que le quotidien régional La Voix du Nord a
été très probablement celui qui a traité le plus souvent le sujet de la crise migratoire.
En ce qui concerne l’emploi dans les grands quotidiens français, nous constatons que Le
Monde et Libération emploient ces termes de manière différente, le premier préférant le
mot « réfugié », le second, « migrant ». Enfin, nous constatons que le journal à la ligne
éditoriale neutre Le Parisien emploie ces deux mots avec la même fréquence alors que le
quotidien La Croix, dont la ligne éditoriale est ouvertement liée à une identité
catholique, privilégie le mot « réfugié », pour souligner le besoin d’intégration et de
protection des personnes concernées.

« migrant » « réfugié »

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La Voix du Nord : 208 L’Express : 86


L’Express : 73 La Croix : 85
La Nouvelle République : 65 France Soir : 84
France Soir : 63 La Nouvelle République : 63
Le Parisien : 41 Le Parisien : 44
Bien Public : 36 Le Monde : 35
Le Dauphiné Libéré : 36 BFM TV : 30
BFM TV : 35 La Libre Belgique : 27
Libération : 35 Le Dauphiné Libéré : 26
Nice Matin : 31 La Dépêche du Midi : 26

Table 1. Nombre d’occurrences de « migrant » et « réfugié » dans les médias de presse du corpus
Néoveille, mars 2018.

2.2 Corpus 2 : les banques de données terminologiques en ligne : le


Grand Dictionnaire Terminologique, FranceTerme et Termium

17 Les tentatives de classification des instances politiques analysées auparavant


reprennent en partie les distinctions faites au sein du Haut-Commissariat des Nations
Unies pour les Réfugiés (UNHCR), qui appelle à ne pas confondre les migrants et les
réfugiés afin de proposer à ces derniers toute la protection à laquelle ils ont droit.
Toutefois, cette distinction ne tient pas compte du phénomène de la migration dans son
ensemble. De ce point de vue, le recours à de nombreux adjectifs accompagnant les
termes « migrant »/ » réfugié », que nous analyserons par la suite, indique l’existence
de catégories intermédiaires. De même, certains syntagmes soulignent l’importance des
facteurs qui entrent en jeu dans les phénomènes migratoires puisque, comme l’indique
Gemenne, « parler de migrants ou de réfugiés environnementaux est aussi une façon de
souligner l’importance des facteurs environnementaux dans la décision de migrer plus
que la volonté de créer une catégorie spécifique de migration » 19. L’emploi, entre
autres, du syntagme « migrant économique » semble renvoyer à cette stratégie de
classification qui se révèle largement artificielle, ce qui contribue à créer une
concurrence des « bons réfugiés » politiques et des « mauvais migrants » économiques
et sans papiers. Dans cette perspective, ce ne sont pas seulement les associations d’aide
aux migrants qui alertent sur une essentialisation dangereuse de la problématique par
le biais d’une sorte de facilité de langage ; dans plusieurs articles de presse parus dans
divers quotidiens français, on constate régulièrement la tendance consistant à vouloir
faire le « tri » entre bons et mauvais migrants, alors que la vraie distinction est entre
ceux qui ont droit à la migration, comme les réfugiés ou les familles qui se regroupent,
et ceux qui ne sont acceptés que par faveur, comme les étudiants, les travailleurs,
certains malades, ou ceux qui fuient la misère. De plus, le terme « migrant
économique » semble être issu d’un préjugé qui discrédite les demandeurs d’asile en les
renvoyant à une représentation de l’imaginaire collectif qui ne correspond pas à
l’extrême complexité des réalités humaines.

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18 D’autres chercheurs20 soulignent qu’autour de la taxonomie renvoyant à la sphère des


migrants et des réfugiés des hiérarchies morales existent, notamment entre les bons
réfugiés et les mauvais migrants.
19 Or, les aspects que nous venons d’évoquer ont constitué le point de départ du travail
mené sur un corpus d’extraits de banques de données terminologiques en ligne qui ont
été consultées au mois de mars 201821 afin d’analyser les aspects néologiques
concernant la création de syntagmes nominaux renvoyant aux mouvements
migratoires. Les banques de données qui constituent notre corpus sont le GDT, FT et T 22.
Nous avons également croisé les données provenant de ces ressources terminologiques
avec celles proposées dans le Glossaire 2.0 sur l’asile et les migrations, réalisé par le Réseau
Européen des Migrations (REM) et constitué de termes touchant à l’asile et aux
migrations. Cet outil vise à améliorer la comparabilité des dénominations entre les
États membres du REM par le biais de l’utilisation de termes et définitions communs
contenus dans le glossaire.
20 Dans un premier moment, nous nous sommes intéressé au traitement des termes
« migrant » et « réfugié », dont la seule entrée satisfaisante est celle proposée pour
« réfugié » par T, qui cite la définition de la Convention de Genève et qui ajoute
l’observation suivante : « terme et définition normalisés par l’OTAN ; terme uniformisé
par le Comité de terminologie française du Conseil de doctrine et de tactique de
l’Armée de terre ».
21 Aucune information intéressante n’étant présente à partir de cette première recherche,
nous avons interrogé les autres entrées renvoyant à la classification des
« migrants »/ » réfugiés » qui, comme nous l’avons anticipé auparavant, se réalise
principalement par le recours à des adjectifs.
22 Notre recherche a mis en évidence que les catégories de « migrants »/ » réfugiés »
indiquées par le GDT et T ne renvoient qu’aux changements climatiques et
environnementaux. Dans ce cas, les deux banques de données s’accordent sur le fait
que « migrant » et « réfugié » sont ici synonymes, étant donné que, comme l’indique T,
l’un des points de controverse concerne le fait de savoir s’il faut qualifier les personnes
déplacées par les changements du climat de « réfugiés climatiques » ou de « migrants
climatiques ». Selon le droit international, l’emploi du mot « réfugié » pour désigner les
personnes qui tentent d’échapper aux dérèglements de l’environnement est incorrect.
La Convention des Nations Unies de 1951 et son Protocole de 1967 relatif au statut des
réfugiés indiquent clairement que cette expression doit être réservée aux personnes
qui fuient les persécutions.
23 Face à l’absence d’une définition partagée pouvant s’appuyer sur un critère juridique, le
GDT et T considèrent comme synonymes les syntagmes suivants : « migrant/réfugié
environnemental » et « migrant/réfugié climatique », les syntagmes formés par les
compléments « de l’environnement » et « du climat » étant aussi acceptés (« migrant/
réfugié du climat » et « migrant/réfugié de l’environnement ») puisque les deux
adjectifs « environnemental » et « climatique » ont ici un sens neutre, à savoir « relatif
à la nature/relatif à l’environnement ». De plus, le GDT fournit d’autres informations
pertinentes puisqu’il indique que le concept de « migrant climatique » est exclu de
toute convention ou loi internationale et que le terme « réfugié » doit être considéré
comme synonyme de « migrant » et ne doit pas être compris dans le sens que lui donne
la Convention de Genève de 195123. En ce qui concerne la question des changements
climatiques, les deux ressources consultées renvoient à la dénomination « migrant

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168

écologique » et à la panoplie de synonymes « migrant environnemental »,


« écoréfugié », « réfugié de l’environnement », etc., bien que le GDT précise qu’il faut
éviter d’employer de manière interchangeable toutes ces expressions puisque l’adjectif
« écologique » ne recouvre pas en français le sens relatif uniquement à
l’environnement. D’ailleurs, il en va de même pour le terme « écoréfugié » dont le
préfixe « éco- » a la même valeur que l’adjectif « écologique ». Cette dernière réflexion
sur l’emploi de « éco- » permet de signaler que d’autres préfixes sont à la base d’un
foisonnement néologique autour des mots « migrants » et « réfugiés », tels que « pro- »
et « anti- ». Ceux-ci sont en effet très exploités, notamment dans la presse et dans les
blogues, pour indiquer le positionnement des instances politiques face à la crise
migratoire. Parmi ces néologismes obtenus par préfixation, nous signalons « pro-
migrants », « anti-réfugiés », « anti-migratoire », « pro-migration », etc. 24. Une dernière
remarque concerne le Glossaire 2.0 du REM, dont les auteurs proposent la construction
du syntagme plus complexe au niveau syntaxique « migrant poussé pour des raisons
environnementales » par rapport aux syntagmes nominaux basés sur l’emploi des
adjectifs « environnemental », « climatique » ou « écologique ».
24 Les adjectifs servant à catégoriser les migrants et les réfugiés sont également présents
dans plusieurs dénominations polylexicales à deux lexèmes proposées par T. Il s’agit
notamment d’adjectifs de valeur tels que « autonome », « authentique », « indésirable »
dans des syntagmes du type « réfugié autonome » (« personne reconnue comme réfugié
au sens de la Convention à l’étranger ou comme membre de la catégorie de personnes
de pays d’accueil et qui dispose de ressources financières suffisantes pour subvenir à
ses besoins au Canada »), « réfugié authentique », « réfugié véritable », « réfugié de
bonne foi », « migrant clandestin indésirable », qui dénotent de manière évidente la
posture idéologique assumée face à la condition migratoire des personnes désignées et
qui servent à créer une distinction basée sur des critères prétendument juridiques.
25 Dans cette gradation de classification des personnes fuyant leur pays, T indique aussi la
catégorie des « réfugiés dont personne ne veut », à savoir ceux qui, sans être renvoyés
directement dans un pays où ils seraient victimes de persécution, se voient refuser
l’asile ou sont dans l’incapacité de trouver un État prêt à examiner leur cas, et vont
d’un pays à l’autre en quête d’asile. T précise aussi qu’il s’agit d’une terminologie
employée par le bureau Citoyenneté et Immigration Canada et par la Commission de
l’immigration et du statut de réfugié.
26 De ce point de vue, nous partageons les réflexions de Nouss 25 sur l’émergence d’une
terminologie migratoire à forte composante idéologique qui dépasse le cadre
strictement juridique de classification des personnes quittant leur pays. D’après
Nouss26, dans le contexte migratoire actuel, les choix terminologiques ne sont pas
innocents et le terme de « migration » semble exercer une aimantation idéologique
néfaste. D’ailleurs, avec « migration légale » ou « illégale », on est encore dans une
description objective, garantie par des critères juridiques qui, quoique relatifs, sont
solidement ancrés et repérables. En revanche, les adjectifs « régulière » ou
« irrégulière » révèlent d’emblée un changement de niveau dans la mesure où ils
qualifient habituellement « immigration », qui à la différence de « migration » induit
une ordonnance spatiale et une direction (« in » : du dehors vers le dedans) propices au
classement hiérarchique (le dedans sera toujours mieux). De fait, les termes
abandonnent une stricte neutralité puisque la « régularité » n’est pas la loi. À ce
propos, nous signalons le syntagme « migrant forcé », répertorié par le Glossaire 2.0, qui

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se situe sur le même axe conceptuel que les constructions « migrant légal » et
« illégal ».
27 Enfin, quant aux ressources officielles françaises (FT), nous constatons l’absence de
fiches terminologiques sur les termes qui nous intéressent dans cette étude. Les experts
du dispositif d’enrichissement de la langue française ont identifié au moment de la
COP21 (Conférence des Nations Unies sur le climat en décembre 2015 à Paris) la
nécessité de définir « réfugié climatique » et « réfugié environnemental ». La tâche a
d’abord été confiée aux experts chargés de la terminologie et de la néologie de
l’environnement, qui y ont finalement renoncé, estimant qu’il était plus problématique
d’établir la distinction entre « réfugié » et « migrant » qu’entre « climatique » et
« environnemental ». C’est donc les experts chargés de la terminologie et de la néologie
qui ont repris l’étude des termes. Toutefois, en septembre 2018 FT ne propose toujours
pas de fiche sur les termes qui nous intéressent ici. La banque de données ne présente
qu’une fiche relative aux réfugiés de la mer, catégorie qui rassemble tous les termes
renvoyant aux personnes qui ont fui leur pays d’origine sur une embarcation de
fortune. Créée à partir de la catégorie des « boat people » anglais, la catégorie des
« réfugiés de la mer » est née au cours des dernières années lors de l’interrogation
relative à la manière de désigner en français les hotspot, dont les équivalents « zone
d’urgence migratoire » et « point d’enregistrement » se sont imposés en français 27.
28 La catégorisation et la typologisation des personnes ayant fui leur pays semblent donc
suivre des axes et des critères fort différents. D’un côté, les motifs du déplacement sont
à l’origine de plusieurs catégories très répandues et désormais acceptées dans les
banques de données terminologiques et dans les dictionnaires (« migrant/réfugié
climatique », « migrant/réfugié environnemental ») ; de l’autre, les cadres juridiques
motivent le recours à des syntagmes tels que « migrant/réfugié authentique »,
« migrant/réfugié autonome », « réfugié/migrant véritable », qui dépassent parfois un
positionnement objectif et situent la catégorisation de ces personnes au sein d’un débat
idéologique sur les conditions d’acceptation et de refus dans les pays d’arrivée. Ces
dénominations semblent moins stables en discours et renvoient parfois à des contextes
nationaux hétérogènes. Enfin, une autre manière de catégoriser les migrants et réfugiés
– plutôt neutre pour les instances politiques – est celle qui a recours à la manière de
migrer (« migrant de la mer ») et au moyen utilisé (« boat people »).

Conclusion
29 Les réflexions proposées ont mis en évidence qu’une réelle réflexion d’ordre
sémantique existe au sein du débat public concernant l’univers de la migration. Tel que
nous l’avons signalé dans la première partie de notre contribution, cette problématique
investit principalement les discours médiatiques, où toute une série d’enjeux socio-
politiques et juridiques influencent de manière non négligeable les pratiques
langagières et l’emploi d’une terminologie partagée relative aux flux migratoires. Dans
cette perspective, il nous semble que, malgré les nombreux efforts linguistiques faits
par les instances européennes, il est très difficile de suivre les rapides changements
géopolitiques mondiaux provoquant de nouvelles formes de migration.
30 Nos recherches ont permis de mettre en évidence que la conceptualisation de la
différence entre « réfugié » et « migrant » est problématique, notamment sur le plan
juridique. En effet, à l’état actuel, le cadre normatif ne permet pas de catégoriser de

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façon précise et claire ces deux typologies de personnes. D’un côté, cela s’explique si
l’on considère les nombreuses raisons qui sont à la base des déplacements humains qui
ont récemment surgi et ont changé l’encadrement normatif indiqué dans la Convention
de 1951 ; de l’autre, ce flou conceptuel serait la conséquence d’un positionnement des
instances politiques qui ne veulent pas faire face à la question de la catégorisation
officielle des migrants/réfugiés, ce qui provoquerait en effet un débat idéologique très
profond au sein de la société contemporaine. La thématique de la migration semble
vivre au gré du discours politique et du discours journalistique, où les médias
fonctionnent en tant que caisse de résonance d’une terminologie qui n’est pas
normalisée ni partagée par les institutions internationales.
31 D’un point de vue strictement linguistique, il semble que face à ce flou notionnel, de
multiples dénominations nouvelles ou plus ou moins lexicalisées dans les ressources
consultées sont nées, le besoin de classifier et catégoriser les personnes qui fuient leur
pays étant une nécessité concrète dont les locuteurs ne peuvent pas s’affranchir. Cette
donnée a été validée également dans le cadre de nos recherches sur la plateforme
Néoveille, ainsi que dans les banques de données terminologiques francophones
consultées, qui confirment d’ailleurs les résultats de l’enquête menée par la
Coordination 75 des Sans Papiers de Paris en 2015.
32 L’instabilité terminologique remarquée dans cette étude est liée, comme l’indique
Nouss28, au fait que dans les nombreuses catégories de « migrants »/ » réfugiés » se
mélangent, de fait, les registres ontologiques, les inscriptions historiques et les
conditions sociales. D’où la nécessité, à notre avis, d’une terminologie partagée sur le
plan international qui puisse représenter linguistiquement la conceptualisation
complexe du phénomène migratoire contemporain.

NOTES
1. Cf. L. Calabrese, « Faut-il dire migrant ou réfugié ? Débat lexico-sémantique autour d’un
problème public », dans Langages, 210, 2018, p. 105-124 ; L. Calabrese, M. Véniard (dir.), Penser les
mots, dire la migration, Paris, Academia/L’Harmattan, 2018.
2. Cf. J.-F. Sablayrolles, « De la “néologie syntaxique” à la néologie combinatoire », dans Langages,
183, 2011, p. 39-50.
3. Cf., à ce propos, les réflexions proposées par R. Raus (La terminologie multilingue. La traduction
des termes de l’égalité H/F dans le discours international, Bruxelles, De Boeck, 2013) dans le cadre des
grandes organisations internationales.
4. Cf. E. Cartier, « Néoveille, système de repérage et de suivi des néologismes en sept langues »,
dans Neologica. Revue internationale de néologie, 10, 2016, p. 101-131.
5. Consulté au mois de septembre 2018. URL : <www.granddictionnaire.com>.
6. Consulté au mois de septembre 2018. URL : <www.culture.fr/franceterme>.
7. Consulté au mois de septembre 2018. URL : <http://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2alpha/
alpha-eng.html?lang=eng>.
8. Cf. S. Moretti, T. Bonzon, « Some reflections on the IFRC’s approach to migration and
displacement », dans International Review of the Red Cross, 99 (1), 2017, p. 153-178.

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9. B. Vannier, « Migrants ou réfugiés : où est la frontière ? », dans Franceinfo, 29 mai 2015,


consulté le 11/09/2018. URL : < http://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-rendez-vous-du-
mediateur/migrants-ou-refugies-ou-est-la-frontiere_1779309.html>.
10. Cf. K. Akoka, « Du consulat des réfugiés à l’administration des demandeurs d’asile : la fabrique
des réfugiés à l’Ofpra (1952-1992) », dans e-Migrinter, 11, 2013, p. 193-197 ; A. Nouss, La condition de
l’exilé. Penser les migrations contemporaines, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2015 ; K. Akoka,
« Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », dans La Vie des idées, publié le 31/05/2016,
consulté le 10/09/2018. URL : <http://www.laviedesidees.fr/Crise-des-refugies-ou des-politiques-
d-asile.html>.
11. Cf. L. Gauvin, P. L’Hérault, A. Montandon (dir.), Le dire de l’hospitalité, Clermont-Ferrand,
Presses de l’Université Blaise Pascal, 2014.
12. K. Akoka, « Du consulat des réfugiés à l’administration des demandeurs d’asile : la fabrique
des réfugiés à l’Ofpra (1952-1992) », cit., p. 193-197, p. 196.
13. En comparant les éditions de 2007 et de 2017 du Petit Robert (version en ligne) (s. v.
« migrant » et « réfugié »), nous nous rendons compte que certaines modifications ont été
intégrées sous les deux entrées. Les supports lexicographiques indiquent un phénomène
incorrect de synonymie entre ces deux mots, qui est très fréquent sur le plan de l’usage, mais qui
toutefois ne prend pas en considération le cadre juridique dans lequel les deux dénominations
s’insèrent. D’ailleurs, le rapport d’hypéronymie-hyponymie existant entre les deux mots – tous
les réfugiés sont des migrants, mais tous les migrants ne sont pas des réfugiés –, est remplacé sur
le plan linguistique par un rapport de synonymie qui dans le dictionnaire n’est mentionné que
sous l’entrée « migrant » (« Personne qui fuit son pays pour échapper à un conflit armé », ►
réfugié). Quant à « réfugié », alors qu’un phénomène de néologie sémantique est recensé dans Le
Petit Robert (« Personne ayant obtenu l’asile politique »), aucun renvoi synonymique à migrant
n’est signalé.
14. C. Rodier , Migrants & Réfugiés. Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, Paris, La
Découverte, 2016, p. 15.
15. Cf. R. Setti, « Migranti, profughi e rifugiati. Anche le parole delle migrazioni sono sempre in
viaggio », Firenze, Accademia della Crusca, 2017. Consulté le 25/09/2018. URL : <http://
www.accademiadellacrusca.it/it/lingua-italiana/consulenza-linguistica/domande-risposte/
migranti-profughi-rifugiati-anche-parole-mig>.
16. Nous signalons ici le même phénomène sémantique indiqué par Vadot pour les mots
« insertion » et « intégration ». Vadot remarque que « insertion et intégration semblent désormais
souvent nommer la même réalité, voire être interchangeables. Pour autant, l’exploration du
sentiment linguistique de certains locuteurs permet de faire apparaître le poids de mémoires
discursives différenciées se rapportant à chacune des dénominations mises en contraste » (M.
Vadot, « De quoi Intégration est-il le nom ? L’importation d’une querelle de mots dans le champ de
la formation linguistique des migrants », dans Argumentation et Analyse du Discours, 17, 2016,
publié le 15 octobre 2016. Consulté le 07/10/2018. URL : <https://journals.openedition.org/aad/
2228>).
17. Les résultats de l’enquête menée sont disponibles à l’adresse suivante : <https://
csp75.wordpress.com/qui-dit-quoi/>.
18. La parution de ces textes remonte à la période novembre 2014-novembre 2015. Sauf pour les
médias, les textes de positionnement, communiqués, appels à action et argumentaires ont été
privilégiés.
19. Cf. G. Parrinello, F. Gemenne, « Qu’est-ce qu’un réfugié environnemental ? », dans Colloque
annuel de Blois Les rendez-vous de l’histoire, 6-8 octobre 2016, à paraître.
20. Cf. Ibidem ; C. Rodier, op. cit., p. 14-15.
21. Pour ce qui est des ressources lexicographiques concernant la migration, nous signalons,
d’une part, le glossaire (URL : <http://publications.iom.int/system/files/pdf/iml_9_fr.pdf et ci-

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joint>) et son résumé Termes clés de la migration (URL : <https://www.iom.int/fr/termes-cles-de-


la-migration>) de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui dépend de l’ONU,
et, d’autre part, la banque UNTERM (banque de données des Nations Unies, URL <https://
unterm.un.org/UNTERM/search>). À ce propos, nous précisons que les banques de données
terminologiques en ligne que nous avons consultées ne font pas (ou quasiment pas) référence à la
terminologie OIM/ONU, qui est quand même une terminologie de référence en français, le
français étant une des langues officielles de l’ONU et de l’OIM.
22. Nous avons sélectionné ces banques de données terminologiques en raison du fait qu’elles
sont développées dans des contextes de travail francophones. Les données retenues pourront
être intégrées avec celles proposées dans d’autres banques de données terminologiques conçues
dans une optique de travail plurilingue, telles que, à titre d’exemple, IATE.
23. T semble s’accorder avec les informations fournies par le GDT puisqu’il indique que « l’un des
points de controverse qui surgit aussitôt est celui de savoir s’il faut qualifier les personnes
déplacées par les changements du climat de ʽréfugiés climatiquesʼ ou de ʽmigrants climatiquesʼ.
Au regard du droit international, le mot ʽréfugiéʼ appliqué aux personnes qui tentent d’échapper
aux dérèglements de l’environnement, n’est pas tout à fait correct. La Convention des Nations
Unies de 1951 et son Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés indiquent clairement que
cette expression doit être réservée aux personnes qui fuient les persécutions [...] ».
24. Cf. C. Grimaldi, » Identité et diversité dans la terminologie de la crise migratoire : entre crise
sociale et crise langagière », dans C. Diglio, C. Napolitano, F. Perilli (dir.), Identité, Diversité et
Langue, entre ponts et murs. Hommage à Giulia Papoff, Napoli, Loffredo Editore, 2018, p. 163-174.
25. Cf. A. Nouss, op. cit.
26. A. Nouss, op. cit., p. 14.
27. Nous remercions Étienne Quillot de la Délégation générale à la langue française et aux
langues de France (DGLFLF) pour les documents qu’il nous a fournis et pour ses précieuses
suggestions sur les travaux menés par la DGLFLF.
28. A. Nouss, op. cit., p. 21-22.

RÉSUMÉS
Le débat politique sur la crise migratoire pose de nombreux problèmes quant à la catégorisation
des migrants et réfugiés, dont la définition juridique ne satisfait pas les nécessités de désignation.
Dans cette contribution, nous nous proposons d’explorer la terminologie de la crise migratoire à
l’aide de plateformes et banques de données terminologiques. Notre but est de fournir une
réflexion sur ce qui motive les locuteurs et les organes de presse à opter pour l’un ou l’autre de
ces termes.

The political debate on the migration crisis poses many problems with reference to the
categorization of migrants and refugees, whose legal definition does not satisfy the designation
needs. This contribution aims to explore the terminology of migration through online
terminology platforms and databases. The contribution provides a framework of the choices that
lead to use one term over another in the context of migration terminology.

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INDEX
Keywords : migration crisis, terminology, denomination, corpus, databases
Mots-clés : crise migratoire, terminologie, dénomination, corpus, banques de données

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Gabriella Bosco, Hélène de Jacquelot et Barbara Sommovigo (dir.)

E pluribus unum
Quand un seul genre ne suffit pas

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À propos de genres : e pluribus unum


About genres : e pluribus unum

Gabriella Bosco

À Michel Jeanneret1
1 « Je pratique tout éveillé la confusion des genres »2. En ouvrant le colloque de Turin par
sa lectio magistralis intitulée « Ceci n’est pas un roman », Philippe Forest citait Louis
Aragon déclarant dans La Défense de l’Infini son attitude sciemment fusionniste. Tout
comme la tierce forme rêvée et théorisée par Roland Barthes à la fin de sa vie, la
confusion évoquée fait signe à un texte « qui se refuse à toute assignation de genre afin
que se déploie, dans toute son amplitude, le mouvement même de l’écriture traversant
les frontières à l’intérieur desquelles une conception plus convenue de la littérature
voudrait la tenir enfermée », dit Forest.
2 À sa manière, et par un langage qui lui est propre – en bon héritier des telqueliens, à la
fois théoricien et romancier – Philippe Forest donne voix au questionnement qui est à
l’origine de l’idée du colloque. Le titre choisi le formule à son tour : bien avant d’être
adoptée comme devise, « e pluribus unum » était une locution latine figurant dans le
Moretum, un poème en vers longtemps attribué à Virgile mais qu’il aurait, selon
Leopardi, imité du grec de Parthénius de Nicée, auteur contemporain d’Auguste. Ce
texte, Leopardi l’aima au point de le traduire personnellement. C’était l’époque où,
jeune homme, il se consacrait aux belles infidèles. Ici, il s’agit de Simulo, « il rustico
cultore » qui prépare une tarte salée après avoir mis ensemble plusieurs ingrédients.
Lisons le passage où l’expression figure, d’abord en latin et ensuite dans la traduction
de Leopardi :
It manus in gyrum : paulatim singula vires
deperdunt proprias ; color est e pluribus unus,
nec totus viridis, quia lactea frusta repugnant,
nec de lacte nitens, quia tot variatur ab herbis.3
Gira il pestello, e ne l’informe pasta
di più colori fassi un sol colore :
bianco non è, ché l’erba gliel contrasta
verde no, ché gliel nega il bianco umore.
Fan que’ cibi in perdendo lor virtute,
una di molte lor virtù perdute.4

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3 Ce sont des ingrédients qui, mélangés, perdent leur couleur et leur vertu propre, mais
qui, devenant autres, créent une couleur et une vertu nouvelles. Depuis toujours le
métissage est une richesse. Mais il faut toujours le réaffirmer, contre les défenseurs de
la pureté.
4 La nécessité de brouiller les frontières entre les genres, de les forcer ou bien carrément
de les ignorer a souvent été ressentie au cours des siècles. La contemporanéité en a fait
un de ses atouts, un signe distinctif, visant le dépassement de toute contrainte venue
d’ailleurs, tout comme la mise en avant d’une volonté iconoclaste, d’un refus de la
notion de code, ce qui pourrait être considéré aussi comme une réaction – court-circuit
mental et culturel affichant une attitude d’autocontestation critique – aux dérives du
postmodernisme. C’est en effet à partir de là, constatant la tendance de plus en plus
évidente à créer des définitions nouvelles pour des objets artistiques et littéraires ne
correspondant pas ou plus aux critères définitionnels préexistants, que nous avons eu
l’idée de consacrer un colloque à l’insuffisance générique. Mais dans le but surtout de la
resituer historiquement, pour essayer de lui découvrir une tradition, des récurrences,
une géographie.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne
d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent
être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer
progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une
inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur
œuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et
monstrueux.5
5 L’an dernier, j’ai ouvert le colloque de Turin en citant ces quelques lignes que j’aime
beaucoup, tirées du prologue des Gommes d’Alain Robbe-Grillet. Si j’ai voulu les
prononcer, je l’ai fait d’une part pour dire à tous ceux qui étaient là que non, les choses
ne se passeraient pas ainsi, que tout irait dans le sens voulu, que le programme que
nous avions sous les yeux serait respecté dans chacune de ses parties suivant l’ordre
établi. Et d’autre part, au contraire, pour dire aussi que dans un certain sens et en
même temps je m’attendais à ce que quelque chose vienne déranger notre programme,
une inversion, un décalage, une confusion, une courbure. C’est souvent de l’infraction à
l’ordre que naît l’intérêt, plus parfois que du respect de l’ordonnance idéale. D’ailleurs,
« indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique »,
disait André Breton6.
6 Les participants ont bien voulu me donner raison, en correspondant aux attentes, mais
aussi en les bouleversant. À commencer par Forest, dont j’ai évoqué les propos
d’ouverture. Lui qui, après avoir convoqué confusion de genre et tierce forme, a tout de
suite après mis en question tant l’une que l’autre, pour mieux illustrer la valeur de ses
exemples – à savoir, l’écriture de Louis Aragon et celle de Roland Barthes. Aucun des
deux, pour Forest, ne pratique l’hybridisme générique, cette « sorte d’indétermination
à la faveur de laquelle tout se perd et où rien ne vaut », comme il l’affirme. Et cela,
parce que « le dialogue entre les genres suppose au contraire que subsiste entre eux la
distinction qui va autoriser leur confrontation ».
7 Deuxième élément à l’origine de l’idée du colloque : l’attitude issue de la constatation
de l’insuffisance générique à voir non pas comme pulsion autorisant n’importe quelle
attitude transgressive, mais au contraire comme posture critique déterminant
recherche et invention, produisant rhétorique et poétique, récit et histoire.

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8 Et ce sont les historiens de la littérature et les critiques littéraires qui ont ensuite pris
la parole. Luciano Pellegrini en premier, qui a consacré son intervention à « essayer de
s’interroger sur la situation de la poésie dans cette période intermédiaire, “entre deux
mondes” » : le tournant des Lumières. Époque à l’étude de laquelle Lionello Sozzi s’est
tellement consacré : cela soit dit sous forme d’hommage à un ami du Seminario, son
ancien Président disparu en 2015, en ce qui me concerne quelqu’un qui m’a été maestro.
« Notre hypothèse est la suivante, a précisé Luciano Pellegrini, un changement de
paradigme advient en poésie pendant cette période difficile à définir. Et la question
consiste à savoir pourquoi, dans l’histoire de la poésie française, il existe un avant et un
après cette période, et en quoi cette période diffère du romantisme, à la fois rupture et
conséquence de ce qui le précède. La réflexion portera en particulier sur l’origine de
l’un des traits de nouveauté de la poésie romantique : l’élaboration d’une poésie
réalisant un dépassement des hiérarchies des genres et des styles ».
9 C’est à l’analyse concrète d’une catégorie intergénérique, celle de récit poétique, par le
biais d’une triple lecture de textes datant des années Vingt du siècle dernier, que s’est
consacrée Annalisa Lombardi, « trois textes qui diffèrent par les stratégies formelles
adoptées mais qui présentent des thématiques communes : Le Voleur de Talan de Pierre
Reverdy de 1917, c’est-à-dire un roman poétique au sens littéral, Simon le pathétique de
Giraudoux de 1918 et, finalement, Détours de Crevel, un récit de 1924 qui comprend des
passages de poésie et qui – comme beaucoup de productions narratives liées à l’avant-
garde surréaliste – a été associé à plusieurs reprises à cette fameuse dérive poétique de
la narration », discutant la littérature critique sur le sujet, qui ne la satisfait pas tout en
lui donnant matière à réfléchir.
10 La première séance du colloque, que nous a fait l’honneur de présider Daniela Dalla
Valle, acceptant une invitation qui était, de ma part et de celle de mes amies et
collègues Monica Pavesio et Laura Rescia (sans la précieuse aide desquelles rien n’aurait
été possible) un signe de remerciement et de reconnaissance pour les enseignements
qu’elle nous a donnés et nous donne toujours, s’est terminée par un moment de
spectacle réalisé à l’enseigne du dépassement des clivages : Philippe Forest s’habillant
en Samuel Beckett pour nous lire, en duo avec la comédienne Eleni Molos et sous la
direction du metteur en scène Alberto Gozzi, les Textes pour rien du même Beckett 7, série
de treize séquences hors genre, bouleversante mise en espace d’un dialogue impossible
entre l’écrivain et son écriture. Qu’un grand merci leur soit ici exprimé, ainsi qu’à
Luana Doni et à Lisa Lo Presti : la première, doctorante, pour sa présence constante à
mes côtés et sa collaboration attentive et intelligente ; la deuxième pour son travail de
technicienne audio et vidéo (des reprises du spectacle ont été réalisées grâce à elle).
11 Le deuxième jour des travaux a commencé par une intervention très attendue, celle de
Paolo Tortonese, consacrée aux « contradictions du fantastique ». Mariolina Bertini
présidait cette nouvelle séance du colloque, amie irremplaçable qui, depuis toujours,
travaille à démonter les clichés critiques les plus enracinés. Plus que n’importe qui,
l’interlocutrice idéale pour Tortonese, lequel établit d’abord ceci : « Le fantastique est
un genre exclusivement moderne, qui a fait son apparition précisément à l’époque où le
déclin du système des genres s’est produit ». Pour dénombrer ensuite trois attitudes
identifiables par rapport aux genres : leur refus « en tant que notions prescriptives »,
leur emploi « en tant que catégories historiques » et, à travers les deux siècles
postromantiques, le réemploi des genres traditionnels à des fins ludiques, ironiques et
parodiques ». Constatant que la combinaison des genres comme opportunité moderne

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est issue à la fois du déclin des genres et de leur historisation. Se demandant surtout
« si la survivance assez forte des genres qui précédaient le fantastique doit remettre en
cause la justesse de la définition donnée par Caillois et l’idée d’un genre à part, que
Gautier et ses contemporains avaient déjà proposée ». Ce à quoi il a donné une réponse
par l’intermédiaire de Francesco Orlando et des catégories qu’il a conçues, dans son
essai publié posthume sur le surnaturel littéraire8, pour désigner des récits en amont et
en aval du fantastique. Concluant d’ailleurs par une réaffirmation de son point de
départ : le fantastique, genre moderne, « représente éminemment la remise en cause
du rationalisme par la culture romantique, dans un monde littéraire où le système des
genres cédait sa place à l’usage des genres ».
12 C’est ensuite Paola Cattani qui a lancé la transition vers le XX e siècle, par sa
communication étudiant les écrits sur l’actualité de Paul Valéry et s’interrogeant sur
leur statut générique fluide : d’une part pour comprendre les raisons d’un tel
acharnement de la part de Valéry à trouver une définition pour ces écrits, qu’il voulait
de circonstance ; d’autre part pour déchiffrer l’extrême indécision caractérisant sa quête
terminologique dans ce domaine, à un moment où sa réflexion le poussait à vouloir
s’exprimer en dehors de l’opposition entre poésie et narration qu’il avait lui-même
érigée en dogme. Comment traiter la matière politique tout en évitant les modalités
énonciatives qu’elle entraîne généralement, la visée persuasive et la violence verbale ?
Comment fuir le pamphlet ? Invention de genres nouveaux et pratique de la littérature
en tant qu’exercice intellectuel sont autant de pistes qui conduisent à une lecture
différente par rapport à la doxa critique concernant cette partie importante de l’œuvre
de Valéry.
13 La distanciation de l’ironie comme moyen pour s’affranchir des contraintes génériques
est en revanche la posture poétique que Luca Bevilacqua attribue à Guillaume
Apollinaire, qui décrit ses nouveaux poèmes « synthétiques » en les comparant à des
formations « plurielles » telles qu’une foule ou une nation, « de nouvelles entités qui
ont une valeur plastique aussi composée que des termes collectifs » 9. Bevilacqua
énumère et exemplifie ensuite les différentes formes d’ironie mises en œuvre par
Apollinaire – ironie culturelle, érotique, animale, macabre, polémique etc. – chacune
contaminatio d’un ordre spécifique, mais toutes susceptibles de se combiner
différemment pour donner des configurations poétiques à chaque fois nouvelles ;
toutes, néanmoins, stratégies de communication qui soulignent la nécessité de garder
intacte l’ambivalence, la contradiction, entre plusieurs versions d’un même réel.
14 La troisième et dernière séance, dirigée par Gianni Iotti, Président du Seminario di
Filologia francese à qui j’exprime ma gratitude pour avoir bien voulu que le colloque
2018 ait lieu à Turin, a été consacrée à des textes devenus, pour différentes raisons,
légendaires. D’abord grâce aux propos de Simona Munari qui nous a illustré la très
célèbre « Sts », mythique collection de la maison d’édition turinoise Einaudi publiant de
grands écrivains étrangers traduits par de grands écrivains italiens, et donnant jour par
là à de véritables réécritures, créations nouvelles en aucun cas reconduisibles dans
l’enceinte du genre de la simple traduction : l’analyse de Simona Munari passe aussi par
l’inclusion du paratexte à l’intérieur de l’œuvre, vérifiant « l’hypothèse d’un haut degré
de contamination entre traduction, réécriture et essai interprétatif ». Et puis par les
deux communications de conclusion : la première sur la Trilogie allemande de Louis-
Ferdinand Céline, dont nous a parlé Jacopo Leoni, démontrant que la séparation des
genres y est définitivement abolie par Céline à la faveur d’une architecture textuelle

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qui fait entrer en collision roman et autobiographie, chronique et commentaire,


distorsion d’instruments expressifs, et qui est relative à la présence d’une interrogation
constante sur le monde de la part de l’auteur du Voyage au bout de la nuit ; la deuxième
consacrée à un ouvrage peu connu de celui qui deviendra plus tard le grand écrivain
Vercors, mais qui était à l’époque un illustrateur et s’appelait Jean Bruller, les 21 recettes
pratique de mort violente, étudiées par Roberta Sapino.
15 Une remarque, avant de conclure. La présence de Michel Jeanneret, s’il avait pu donner
suite à son désir de participer aux travaux du colloque, nous aurait permis d’inclure au
programme le XVIIe siècle. J’avoue qu’en proposant comme argument à creuser la mise
en question des genres, j’avais à l’esprit en premier les écrivains baroques. C’est par
l’étude des poètes épiques français du XVIIe siècle que j’ai fait il y a longtemps, à
l’époque où je préparais ma thèse à la Bibliothèque Nationale de Paris, la première fois
l’expérience de l’insuffisance générique. Autant dire que le colloque de Turin nous
invite à poursuivre les recherches sur ce sujet. Les interventions qu’on lira ci-dessous,
ainsi que leur qualité, en sont la meilleure introduction.

NOTES
1. Ce compte rendu du colloque de Turin est idéalement dédié à Michel Jeanneret qui aurait dû y
prendre part et n’a pas pu. Il avait salué avec enthousiasme le projet que je lui avais soumis,
proposant de participer par une contribution qui aurait dû « porter sur le grotesque comme
agent de subversion des classements génériques », et « aborder (rapidement) des aspects de la
question aux XIXe, puis aux XVIe et XVII e siècles » (courriel du 16 mars 2018). Quelques mois
après, au cours de l’été, il fut obligé de se désister en raison d’une intervention chirurgicale
importante qu’il avait dû subir. Sa disparition, survenue au mois de mars 2019 des suites de cette
grave maladie, nous a beaucoup émus. Dans mon esprit, les travaux du colloque lui sont dédiés.
2. L. Aragon, La Défense de l’Infini, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, p. 168.
3. Moretum, dans Appendix Vergiliana, v. 96-104.
4. G. Leopardi, « La Torta », dans Lo spettatore italiano, 15 janvier 1817, v. 88-99.
5. A. Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 11.
6. A. Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 39.
7. S. Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Éditions de Minuit, 1955. Pour les parties en
italien prononcées par la comédienne Eleni Molos nous avons utilisé ma traduction : S. Beckett,
Testi per nulla dans Id., Racconti e prose brevi, éd. P. Bertinetti, Torino, Einaudi, 2010, p. 107-160.
8. F. Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, éd. S. Brugnolo, L. Pellegrini, V.
Sturli, Torino, Einaudi, 2017.
9. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, dans Id., Œuvres en prose complètes, éd. P. Caizergues
et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 941-954.

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RÉSUMÉS
L’article reprend et résume les réflexions qui ont été développées lors du Colloque annuel du
Seminario di Filologia francese qui a eu lieu à Turin les 29 et 30 novembre 2018, consacré à la
notion de genre et à son histoire ainsi qu’aux raisons de son dépassement au cours des siècles, à
partir du XVIIIe et jusqu’à l’époque contemporaine, déterminant des formes différentes et parfois
même contradictoires de contaminations novatrices et nécessaires.

The article resumes and summarizes the thoughts developed during the annual SFF Symposium,
which took place in Turin on the 29th and the 30th of November 2018. The topic of discussion
was the concept of genre and the causes of its overcoming from the 18th century to modern
times, that resulted in several, sometimes even contradictory, forms of innovative and necessary
contamination.

INDEX
Keywords : literary genres, literature, theory, Forest (Philippe), Robbe-Grillet (Alain), Beckett
(Samuel)
Mots-clés : genres littéraires, littérature, théorie, Forest (Philippe), Robbe-Grillet (Alain),
Beckett (Samuel)

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Ceci n’est pas un roman


This is not a novel

Philippe Forest

1
1 Sans doute ne fait-on rien sauf à ne pas trop savoir ce que l’on fait.
2 Une certaine innocence, une relative ignorance sont indispensables à qui s’engage dans
une entreprise quelconque, et qui ne s’y engage que pour autant qu’il n’a aucune notion
de ce à quoi elle le conduira – de sorte qu’il lui faut précisément faire ce dont il ne sait
rien afin de savoir enfin ce qu’il entendait faire. À supposer qu’il y arrive. Je veux dire :
à supposer qu’il réussisse à donner forme et puis à donner sens à ce quelque chose qui
lui était d’abord obscur et qui lui restera peut-être toujours inintelligible.
3 C’est le mot de Mallarmé dans Igitur : « Il peut avancer parce qu’il va dans le mystère » 1.
Seul l’inconnu appelle chacun avec assez de force pour l’obliger à s’aventurer là où ses
pas, auparavant, ne l’ont jamais conduit et où, s’abandonnant à une illusion dont il
n’est pas complétement dupe mais qui lui est indispensable, il lui faut pourtant
s’imaginer qu’il sera le premier à pénétrer.
4 Les questions ne se posent qu’après. Lorsque l’on considère la chose nécessairement
singulière à laquelle on a abouti et que, devant son étrangeté, on en vient à se
demander ce qu’elle peut bien signifier et quelle place lui trouver qui lui convient peut-
être parmi toutes les autres. Certes, l’idée vague qu’on en a précède l’objet auquel l’on
parviendra. Elle dépend des conditions de possibilité qui la définissent en partie mais
auxquelles il s’agit de se soustraire autant que de se soumettre afin qu’advienne ce qui,
pour exister authentiquement, ne devait se réduire à rien qui lui fût antérieur.
5 Un écrivain pense toujours en ces termes. Ils déterminent la relation entre l’œuvre qu’il
écrit et le genre dans lequel celle-ci s’inscrit. Le genre, qui lui préexiste, commande à
l’œuvre, certes. Mais l’œuvre ne se réalise qu’à la condition de ne pas souscrire tout à
fait au programme dont, autrement, elle ne constituerait que l’exécution, remettant
ainsi en cause le genre dont elle relève et qu’elle renouvelle – même modestement –,
jouant le jeu selon les règles mais y introduisant également du jeu dans les règles – et

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notamment en y jouant le jeu selon d’autres règles que celles auxquelles il lui faudrait,
en principe, se conformer.

2
6 La roue est toujours à réinventer. Elle l’est pour qui souhaite avancer. Sous une forme
toujours semblable et sans cesse différente. Ou le roman.
7 À ce titre, les vieilles idées autrefois formulées par Mikhaïl Bakhtine – et qui,
finalement, correspondent encore assez à notre conception spontanée du roman –
n’ont rien perdu de leur pertinence. Elles disent que le propre du roman, dépourvu
qu’il est de canon, consiste à n’être contenu au sein d’aucune formule qui ne soit
perpétuellement en mouvement – mouvement qu’il prouve du même coup en
marchant. D’où les relations conflictuelles qu’il entretient avec les autres genres
littéraires dont sa continuelle réinvention a pour effet de contester les hiérarchies et
les classements sur lesquels ceux-ci reposent et qu’ils visent en vain à imposer
alentour. Du roman, en 1941, Bakhtine déclare : « Il s’accommode mal des autres
genres. Il combat pour sa suprématie en littérature, et là où il l’emporte, les autres
genres se désagrègent »2.
8 En un sens, du roman, il n’existerait ainsi aucune définition sinon celle qui le présente
comme insusceptible d’être défini de quelque façon que ce soit. En raison de
l’hégémonie qu’il a acquise, absorbant les autres genres, les subvertissant, se les
appropriant tout en les marginalisant sans merci, le roman est désormais partout. Il
n’est plus de livre – on l’a remarqué – qui ne se réclame de lui comme en témoigne la
mention qui, désormais, figure rituellement sur à peu près toutes les couvertures des
ouvrages, quels qu’ils soient, auxquels leur auteur, leur éditeur ne désespèrent pas de
trouver un lectorat un peu large : « Ceci est un roman ». Mais cet avertissement a
également valeur d’antiphrase. Car il n’est pas de roman qui vaille qui, afin de ne pas se
perdre dans la masse auquel il appartient, ne revendique, en même temps, de
constituer autre chose que ce qu’il prétend être : « Ceci n’est pas un roman ».
9 Après que mon premier roman a paru, je me suis demandé ce que j’avais bien pu faire.
J’ai essayé de répondre à cette question dans un petit essai, Le Roman, le Réel qui, grâce à
Gabriella Bosco, fut, il y a presque vingt ans, le premier de mes textes à être traduit en
italien. J’y citais Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma : « Quand j’aime un film, on
me dit : – Oui , c’est très beau, mais ce n’est pas du cinéma… Alors, je me suis demandé
ce que c’était… » En écho, j’écrivais à l’époque : « Quand j’aime un livre, on me dit : –
Oui, c’est très beau, mais ce n’est pas du roman… Alors, je me suis demandé ce que
c’était… »3.
10 Je me le demande encore.

3
11 Aragon – qui sera le premier des deux exemples que je citerai ici – déclare quelque part
dans La Défense de l’Infini, cet ouvrage insensé auquel il se consacra pendant la
flamboyante période du surréalisme, texte monumental, long de quelques milliers de
pages, qu’il laissa inachevé, dont la légende raconte qu’il en brûla de ses mains le
manuscrit et dont ne nous restent que des fragments, des vestiges : « Je ne suis ni les

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règles du roman ni la marche du poème. Je pratique tout éveillé la confusion des


genres »4.
12 Confondre les genres sans pour autant qu’ils disparaissent, les croiser, en faire la
somme, les superposer de telle sorte que chaque texte participe de tous à la fois et ne se
réduise à aucun, tel est bien le geste qu’accomplit Aragon, dans ses livres les plus
expérimentaux comme dans ceux qui paraissent les plus conventionnels, mais
également au plan de son œuvre appréhendée dans son ensemble et selon l’idée
constante d’après laquelle il la développera, du début à la fin.
13 Le roman, certainement, est pour lui l’espace essentiel où s’opère cette « confusion des
genres » qu’Aragon revendique avec le surréalisme et contre lui. Bravant par avance
l’interdiction fameuse formulée par André Breton dans son Manifeste de 1924 (avec
l’anecdote devenue légendaire du propos prêté à Paul Valéry et concernant la
proverbiale marquise dont la sortie sur le coup des cinq heures ne mériterait pas qu’un
poète s’abaisse à en faire le récit), Aragon se veut romancier et entend que la chose se
sache si bien que le mot « roman » se trouve inclus par ses soins dans le titre même du
livre qu’il signe en 1921 : Anicet ou le panorama, roman. Avec Le Paysan de Paris, cinq ans
plus tard, il persiste et signe. Mais lorsqu’au soir de sa vie, il réunit ses livres, Aragon
insère ce roman non parmi ses Œuvres romanesques croisées mais, contre toute attente,
dans son Œuvre poétique au complet où il prend place ainsi aux côtés de toutes sortes de
textes de circonstances (articles, conférences, souvenirs) qui n’ont en apparence rien
de commun avec les recueils de vers auxquels, sans solution de continuité, ils se mêlent
et au nombre desquels figure notamment ce Roman inachevé qui constitue sans doute
son plus grand livre de poésie et que, non content de le baptiser « roman », il présente
comme son autobiographie. La formule adoptée n’est pas très différente de celle à
laquelle Aragon a recours dans ce grand livre trop méconnu, que certains tiennent pour
son chef d’œuvre, monographie tardive consacrée à l’un des plus glorieux peintres
français du XXe siècle, à l’intérieur de laquelle alternent essais, poèmes et récits et où,
une deuxième fois, le mot « roman » figure dans le titre même d’un livre qui pourtant
n’en a guère l’apparence : Henri Matisse, roman. Tout comme ce mot figurera sur la
couverture de ce qui constitue le dernier vrai livre d’Aragon, Théâtre/Roman, paru en
1974, soit plus d’un demi-siècle après Anicet et où, cette fois et comme pour que la
démonstration se trouve accomplie, le roman, tout en faisant une place en lui pour
l’essai et pour la poésie, se réinvente sous le signe éminemment baroque du drame et
de la comédie.
14 Toute l’œuvre d’Aragon compose ainsi comme un long roman, revendiqué comme tel
par son auteur mais de telle sorte que le roman s’y définisse par le refus apparent des
règles qui le caractérisent, recueillant du même coup toutes les formes possibles de
l’expression littéraire perpétuellement réenvisagées selon le principe, proclamé dans
les pages de La Défense de l’Infini, de la « confusion des genres ».

4
15 Je dirais volontiers – mais la proposition serait certainement difficile à défendre
jusqu’au bout sans une bonne dose de mauvaise foi critique – qu’il en va de même avec
Roland Barthes – qui me fournira mon deuxième exemple. Néanmoins, ce à quoi
parvient Aragon avec sa « confusion des genres », Barthes n’aura cessé, à sa manière, de
le penser mêmement au travers de ce qu’il finira par nommer la « tierce-forme ».

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16 L’expression apparaît, comme on sait, dans la conférence de 1978 que Barthes consacre
à Proust et où il se penche sur la forme adoptée par l’écrivain dans le Contre Sainte-Beuve
et reprise par lui dans À la Recherche du temps perdu : « […] roman ? essai ? », demande
Barthes, « Aucun des deux ou les deux à la fois : ce que j’appellerai une tierce forme » 5.
17 Mais, si elle surgit aussi tardivement, l’expression « tierce forme » peut sans mal se voir
prêter une valeur rétrospective afin de s’appliquer à ce qui fut l’objet constant de la
pensée de Barthes : « le texte », ce que l’on nommait ainsi au temps défunt des avant-
gardes et qui se refuse précisément à toute assignation de genre afin que se déploie,
dans toute son amplitude, le mouvement même de l’écriture traversant les frontières à
l’intérieur desquelles une conception plus convenue de la littérature voudrait la tenir
enfermée.
18 Dans l’article qu’il consacre en 1965 à Drame de Philippe Sollers et qui constitue une
étape essentielle dans le cheminement de sa réflexion sur de semblables questions,
Barthes présente ce livre – que son titre semble destiner à la scène – à la fois comme un
poème et comme un roman tout en ne manquant pas de souligner sa dimension
d’essai6. Il le compare à la Vita Nova de Dante où prose, vers et commentaire alternent
selon le vieux principe du « prosimètre » si peu attesté dans la littérature française
moderne – sinon, précisément chez Aragon dans Le Fou d’Elsa.
19 Mais Vita Nova, comme on le sait aussi, est encore le titre que Barthes prévoira de
donner au roman dont il rêve dans les dernières années de son existence et que,
puisqu’il ne fut jamais écrit, nous ne connaissons pas davantage que La Défense de l’Infini
sinon à travers la réflexion préparatoire que son auteur lui consacra et qui lui fournit la
matière même de son dernier cours au Collège de France : un roman qui n’existe donc
que sous les apparences de ce « roman du roman » auquel appartiennent si clairement
d’autres textes qui furent composés à la même époque comme La Chambre claire ou
Journal de deuil, qui conduit vers le moment de son écriture et qui, tout en se plaçant
sous le signe de Proust, explore et étudie le champ de cette « tierce forme » qui relève à
la fois du roman et de l’essai mais aussi de l’autobiographie et du poème, cherchant
notamment, à partir du haïku japonais et de l’épiphanie joycienne, comment convertir
le discontinu de la notation, du fragment en ce quelque chose susceptible de se trouver
versé au sein de la continuité restaurée de la grande forme romanesque héritée du
passé.
20 Un roman, certainement, mais qui n’en est pas tout à fait un au sens classique du terme
puisqu’il se pense comme l’espace au sein duquel tous les possibles de l’expression
littéraire – roman et essai, journal et poème – se trouvent convoqués afin de jouer
ensemble et que le texte puisse répondre à « l’appel d’un nouveau sens » avec lequel
« changer la vie » de qui lit, de qui écrit.

5
21 Il y en aurait bien d’autres – exemplairement celui de Joyce, particulièrement dans
Ulysse – mais ces deux noms-là suffisent ici – Aragon et Barthes – pour tenter
d’approcher ce que l’auteur de La Défense de l’Infini revendique de son côté comme
« confusion des genres » et ce que, pour sa part, l’auteur de La Préparation du roman se
donne pour modèle sous le nom de « tierce forme. » Et, en vérité, la matière qu’ils
offrent est encore bien trop abondante pour pouvoir être appréhendée de manière

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quelque peu synthétique. Car c’est chaque livre qui demanderait à être examiné. Et au
sein de n’importe quel livre, il s’agirait de prêter une attention un peu suivie à la façon
dont chaque genre littéraire se trouve réenvisagé, réinventé depuis une position et
selon des codes qui appartiennent à un autre, à plusieurs autres – voire à tous les autres
en même temps.
22 Pour les raisons que l’on a exposées précédemment, c’est la catégorie du roman qui
s’offre comme étant susceptible de subsumer toutes les autres. Parce qu’il est un genre
capable, du fait de son absence de définition, de faire place en lui pour une altérité
essentielle qui le rend toujours différent de lui-même et qui aménage en son sein le site
possible d’une parole plurielle qui rayonne dans toutes les directions à la fois, parcourt
tous les registres, convoque en elle tous les modes de l’invention littéraire.
23 C’est pourquoi l’expression « tierce forme » est, au fond, insatisfaisante. Elle réduit trop
le jeu, laissant entendre que celui-ci ne concerne que deux genres à la fois, en
l’occurrence : le roman et l’essai formant une sorte de couple, quand tous les autres se
trouvent également concernés par l’opération qu’implique toute idée un peu avertie de
la création littéraire. Elle ne rend pas raison, d’ailleurs, à Barthes et au mouvement de
sa pensée qui va plus loin. En réaction à la vision simpliste à laquelle il s’oppose quand
éclate la querelle dite de la « nouvelle critique », l’auteur de Critique et vérité met
tactiquement l’accent sur le fait que ne se distinguent pas essentiellement l’écriture du
créateur et celle du critique. Cela revient à insister sur la dimension critique de tout
texte de création qui n’est complet qu’à la condition d’inclure le commentaire qui
l’accompagne et sur le caractère authentiquement créateur de la parole critique
lorsqu’elle s’assume comme telle.
24 En ce sens, il est vrai que la réflexion de Barthes porte d’abord sur le face-à-face du
roman et de l’essai et sur l’éventuel dépassement de cette opposition à travers la
« tierce forme ». Mais il ne s’agit là que de l’un des aspects d’une question plus large.
L’attention portée par Barthes à l’autobiographie, au théâtre, à la poésie le démontre
amplement. Tout texte se situe dans cet intervalle, cet espace paradoxal qu’appelle le
dialogue auquel oblige la confrontation entre tous ces genres différents à la fois – et pas
seulement deux d’entre eux. Ainsi, et c’est notamment ce que dit La préparation du
roman, lorsque le récit fictionnel procède de ces « moments de vérité » à quoi
correspondent le « satori » du haïku chez Bashô ou la « quidditas » de l’épiphanie chez
Joyce mais aussi le « punctum » de la photographie – disons : la révélation du poème, de
l’image – qu’il appartient au roman de prendre en charge et de dire, les insérant dans la
continuité de son récit.
25 De même, l’expression « confusion des genres » ne rend pas justice à Aragon. Elle laisse
supposer une sorte d’indétermination à la faveur de laquelle tout se perd et où rien ne
vaut. De sorte qu’y prospéreraient toutes sortes de textes hybrides relevant, au choix,
du poème narratif, de l’essai littéraire, du récit à thèse, de l’autobiographie romancée.
Quand le dialogue entre les genres suppose au contraire que subsiste entre eux la
distinction qui va autoriser leur confrontation. Le texte n’efface pas les frontières car
elles sont nécessaires au jeu qui se joue de part et d’autre d’elles – ainsi que le prouve
assez la barre qui, dans le titre de son dernier livre, s’inscrit entre le mot de théâtre de
celui de roman, séparant et unissant ceux-ci. Aragon, à l’occasion, ne manque d’ailleurs
pas de souligner la spécificité des formes littéraires auxquelles il a recours, signant des
romans qui sont bien des romans – et qui assument les codes hérités du réalisme ou du
naturalisme, de Balzac et de Zola –, des poèmes qui sont bien des poèmes – et qui

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remettent en usage et en circulation toute la rhétorique démonétisée par la modernité


du vers et de la rime –, des essais qui sont bien des essais – et qui ne répugnent pas à
l’énoncé franc et parfois brutal d’un message idéologique confinant à la propagande.
Mais ses livres les plus aboutis – des premiers aux derniers – se caractérisent par la
manière dont ils assemblent en leur sein les formes littéraires dont ils usent selon un
principe qui vaut à l’échelle de l’œuvre tout entière – ainsi qu’en témoigne la
récapitulation ultime que proposent les Œuvres romanesques croisées et L’Œuvre poétique
au complet. En ce sens, il s’agit moins de confondre les genres que de les combiner à
l’intérieur d’un texte qui, selon un principe de « mouvement perpétuel », assure la
continuelle métamorphose de l’un en l’autre.

6
26 Je m’arrêterai sur un seul exemple car il concerne exemplairement Aragon et Barthes –
que l’on rapproche pourtant rarement l’un de l’autre et, particulièrement, sur un tel
terrain. Il concerne le jeu qui se joue chez l’un et chez l’autre entre la parole
romanesque et la parole autobiographique et qui rend indissociables l’un de l’autre les
deux genres auxquels elles renvoient.
27 On trouverait chez Aragon de nombreuses déclarations qui soulignent à quel point la
seconde – la parole autobiographique, donc – s’exprime partout et à travers toutes les
formes qu’elle emprunte, donne seule le sens et fait le prix exclusif de toute œuvre qui
vaut. Ainsi à l’époque du dadaïsme : « Dans tout ce que je lis, écrit Aragon, l’instinct me
porte trop vivement à rechercher l’auteur, et à le trouver ; à l’envisager écrivant ; à
écouter ce qu’il dit, non ce qu’il conte ; pour qu’en définitive je ne trouve infimes les
distinctions qu’on fait entre les genres littéraires, poésie, roman, philosophie, maximes,
tout m’est également parole »7.
28 Du roman qui n’est qu’un roman, La Défense de l’Infini dénonce le caractère falsificateur
en des remarques d’une vertigineuse profondeur : « À force d’écrire des bouquins où
tout se passait paraît comme dans la vie, on a fini par savoir si bien la prendre, la vie,
que de nos jours tout s’y passe comme dans les romans. Et ça aussi compince. Parce
qu’alors, logique écrasante : pour que dans les romans tout se passe comme dans la vie,
si dans la vie tout se passe comme dans les romans, dans les romans tout se passe
comme dans les romans »8. Ce qui se laisse sans doute paraphraser comme suit. Le
roman, en raison de son réalisme revendiqué, prétend produire une image vraie de la
vie. Mais la vie elle-même n’existe plus que sous l’apparence que les fictions lui
donnent et qui commande inconsciemment à la conscience que nous en avons – c’est
aussi la thèse d’Oscar Wilde, au fond, dans « La Décadence du mensonge » lorsqu’il
déclare que c’est la vie qui imite l’art et non l’inverse. Prétendant nous donner accès à
la réalité, la fiction se réfléchit elle-même indéfiniment. On se retrouve à errer dans
une sorte de palais des glaces où chaque miroir démultiplie le monde et lui donne
l’allure d’un labyrinthe infini à l’intérieur duquel il s’agit à la fois de s’égarer et de ne
pas renoncer à découvrir – c’est-à-dire : à inventer – son chemin.
29 Renouant avec ces questions qui ont été à son principe, l’œuvre tardive d’Aragon pose
essentiellement le problème des rapports entre fiction et réalité – ce qui constitue assez
l’objet même de toute littérature. Elle le fait selon le principe fameux du « mentir vrai »
qui démontre quelles formidables affinités relient ces activités mentales que
constituent « raconter » (ou « se raconter »), « rappeler » (ou « se rappeler »),

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« imaginer » (ou « s’imaginer »). Dans ces grands romans que sont La Mise à Mort,
Blanche ou l’oubli et Théâtre/Roman – qui sont des romans sans être des romans – l’auteur
donne à voir et à lire cet extraordinaire mécanisme de conversion par lequel la fiction
se fait réalité et la réalité se fait fiction de telle sorte que le texte revendique
simultanément et successivement son caractère romanesque et autobiographique. Car,
comme l’avoue Aragon, « l’honnêteté sans nul doute exigerait que tous livres intitulés
Mémoires soient considérés comme des romans, ou pour mieux dire comme du roman » 9.
30 Le même mouvement en raison duquel remémoration et imagination, réalité et fiction
s’appellent perpétuellement l’une l’autre occupe pareillement le dernier Barthes. Les
textes autobiographiques qu’il signe se donnent pour des romans – c’est le sens du
célèbre avertissement placé de la main de l’auteur en tête du Roland Barthes par Roland
Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman » 10.
Mais l’aveu personnel s’insinue progressivement au sein de l’essai – comme en
témoignent Fragments d’un discours amoureux et surtout La Chambre claire. Et le roman
auquel Barthes rêve enfin procède pour lui du journal dans lequel il consigne le récit de
sa vie. D’où le modèle que constitue à ses yeux le monument laissé par Proust et qui lui
ouvre la voie de ce qu’il nomme « écriture de vie » de sorte que, sous la forme du
roman, exprimant la « vie de l’auteur » mais « désorientée », se donnant comme « un
étoilement de circonstances et de figures », l’intime puisse « faire entendre son cri, face
à la généralité, à la science »11. Afin que retentisse en lui cette pathétique parole de
pitié en laquelle tient toute la morale de la littérature.

7
31 Qui pourrait dire à quel genre – sinon celui du roman, du roman qui n’est pas un
roman, entendu comme susceptible de contenir tous les autres – appartiennent tous les
livres que je viens rapidement d’évoquer ?
32 Je me suis naturellement arrêté sur l’exemple qui précède et qui porte sur
l’indissociabilité du romanesque et de l’autobiographique – plutôt que sur un autre qui
aurait pareillement établi ce qu’il y a de relatif et de contingent dans la distinction des
genres littéraires – parce qu’il me concerne un peu. Il me concerne en tant que
romancier et en tant qu’essayiste. Encore que je ne sache plus très bien et depuis
longtemps quand je suis l’un et quand je suis l’autre. D’où ma difficulté, mon embarras
à remplir l’un de ces rôles lorsque l’on me demande de parler de littérature. Et les
attitudes variables que j’adopte afin de me sortir comme je peux du mauvais pas dans
lequel je me suis mis moi-même.
33 L’« autofiction » – à laquelle en dépit de mes protestations, de mes dénégations, on me
rattache depuis vingt ans – a tenté de penser la question du rapport entre parole
autobiographique et parole romanesque. Mais le débat théorique tourne depuis
longtemps en rond. On se demande interminablement si l’« autofiction » constitue un
genre en tant que tel et quelle place lui attribuer au sein d’une hypothétique
nomenclature qu’elle obligerait à réviser. Le brillant néologisme autrefois forgé par
Serge Doubrovsky invitait remarquablement à penser la possibilité d’un texte qui
relèverait en même temps de l’un et de l’autre des deux genres dont elle se réclame.
Mais la critique, plutôt que de tenter de penser une telle complexité, s’emploie le plus
souvent à la défaire en se demandant quelles sont, au sein de l’objet sur lequel elle se
penche, les parts relatives de l’autobiographie et de la fiction, laquelle prime sur

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l’autre, comment elles cohabitent et en quelles proportions. Au plan pratique, le bilan


que l’on peut tracer n’est guère plus brillant. L’« autofiction » règne, dit-on, mais elle
ne le fait que sous la forme d’un néo-naturalisme de l’intime qui a renoncé à tout
questionnement authentiquement poétique et qui donne lieu à des livres en série
témoignant essentiellement d’un narcissisme postmoderne en phase avec l’idéologie
triomphante de la presse people, de la téléréalité et des réseaux sociaux.
34 Tout est à reprendre. La pensée de Barthes peut y aider et à rendre à l’« autofiction »
les propriétés paradoxales qu’elle n’aurait jamais dû perdre. De la « tierce forme » dont
il parle, Barthes dit qu’elle ne relève ni de l’un ni de l’autre des deux genres auxquels
elle se rapporte : « Aucun des deux ou les deux à la fois » 12. Cela vaut aussi pour
l’autofiction qui est en même temps et totalement autobiographie et fiction, aucun des
deux ou les deux à la fois. Et il me semble qu’une telle formule complète utilement celle
qui donne son titre à notre colloque « E pluribus unum » et éclaire pourquoi, en
matière de littérature, un seul genre ne suffit jamais car toute forme en contient une
autre, plusieurs autres en même temps sans, d’ailleurs, que l’on puisse dire laquelle –
que, par commodité, j’ai choisi d’appeler « roman » – recueille toutes les autres.

8
35 « Aucun des deux ou les deux à la fois. »
36 L’expression est certainement curieuse. Comment une chose pourrait-elle être à la fois
elle-même et une autre, ni une chose ni la chose contraire et pourtant l’une et l’autre
de ces choses en même temps ? Une telle affirmation va contre toutes les règles de la
logique. Elle heurte le sens commun.
37 Dans l’un de mes romans, Le Chat de Schrödinger, – livre qui raconte une sentimentale
histoire de chat mais vaticine très sérieusement du côté des théories les plus délirantes,
celles qui concernent la notion de « plurivers » c’est-à-dire d’« univers parallèles » tout
en constituant un effort raisonné et systématique pour dire en termes romanesques la
question du rapport de la littérature au réel – j’ai essayé de penser un pareil paradoxe
au prix d’un détour par le domaine de la physique quantique. Je ne suis pas assez naïf,
bien sûr, pour soutenir que les vérités établies par la science – à supposer d’ailleurs
qu’il s’agisse de « vérités » – aient vocation à s’appliquer en dehors du champ à
l’intérieur duquel elles furent d’abord pensées – et particulièrement en art et en
littérature. Mais je suis convaincu qu’elles procèdent essentiellement, chez les savants,
d’un effort pour penser l’énigme même de la réalité – entreprise qui, par analogie, peut
rejoindre celle dans laquelle, avec la même visée, s’engagent les philosophes, les poètes
et les romanciers.
38 L’équation d’ondes de Schrödinger, comme on sait, établit qu’au niveau sub-atomique,
tant qu’elle n’est pas observée, une particule doit être considérée comme se trouvant
simultanément dans des états contraires et que l’on dit superposés de la matière. C’est
pourquoi le fameux chat, enfermé dans sa boîte, doit être pensé comme étant à la fois
mort et vivant – selon, en tout cas, la morale que l’on tire en général de la fable
qu’ironiquement son inventeur fabriqua afin d’en démontrer l’absurdité.
39 Qu’une chose puisse en même temps en être une autre étonne naturellement. Pourtant,
on nous l’a enseigné dès les bancs du lycée. L’expérience dite des fentes de Young – qui
date quand même de 1801 – établit comment. Elle montre que la lumière qui se

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présente dans d’autres circonstances comme si elle était constituée de corpuscules se


comporte comme si elle était formée d’ondes dès lors qu’on la soumet à un protocole
approprié d’observation. Si bien que, par extension, tous les objets physiques doivent
être considérés comme s’ils étaient en même temps de nature corpusculaire et de
nature ondulatoire. J’ajouterai : onde ou corpuscule, l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre ou
les deux à la fois.
40 Sans avoir à en passer ni par l’expérimentation scientifique ni même par la
démonstration épistémologique, un tout petit peu de réflexion amène à la même
conclusion qui ne concerne pas moins la littérature – car, autant, que la science, elle a
le monde pour objet et en propose une représentation. Et au sein de la représentation
qu’elle construit, le monde – que nous ne connaissons qu’à travers les modèles que
nous élaborons – apparaît tantôt sous une forme et tantôt sous une autre, selon la
manière dont on l’observe, se comportant ainsi ou autrement en raison de l’expérience
où on l’appelle à comparaître et des instruments à l’aide desquels on le mesure. Si bien
que, pour en revenir à l’exemple que j’ai évoqué, il n’y a pas d’un côté la réalité et de
l’autre la fiction – et pour l’une ou pour l’autre le mode d’expression, autobiographique
ou romanesque, qui lui serait adéquat. Car le monde est un : il n’apparaît sous une
forme ou sous une autre qu’en raison du protocole auquel on le soumet qui le fait
apparaître tantôt comme réalité et tantôt comme fiction.
41 Et à ceux qui douteraient d’une telle évidence, je me contenterai d’adresser cet
avertissement fameux de Sade : « Je te pardonnerai d’être moraliste quand tu seras
meilleur physicien ».

9
42 Pour conclure et afin d’être compris aussi bien que possible, j’éprouve le besoin de
souligner le trait.
43 La vie, le monde est l’objet de la littérature. Et les « genres » – roman et autobiographie,
poésie ou théâtre, essai – constituent les différents protocoles d’observation qui
s’appliquent à cet objet. Ils le construisent. Disons qu’ils l’inventent : ce qui signifie
qu’ils le découvrent autant qu’ils le créent. Et le roman moderne – parce qu’il se définit
par son absence même de définition – procède de tous les genres auxquels il a
simultanément recours, multipliant sur la vie, sur le monde les points de vue possibles
dont chacun n’existe qu’en raison de la forme littéraire selon laquelle il se dit. Il
revendique de proposer une représentation fictionnelle du monde : « Ceci est un
roman » dit-il de lui. Mais il ne manque pas de signaler à quel point une pareille
représentation se doit de faire apparaître le monde sous toutes les formes simultanées
qu’il est susceptible de présenter au regard et que chacun des langages dont il use
simultanément – poétique, dramatique, philosophique, autobiographique – fait exister
à la fois d’une façon qui lui est propre : « Ceci n’est pas un roman » ajoute-t-il.
44 Chaque livre – et la série que tous les livres d’un auteur, mis à la suite les uns des
autres, composent – expérimente en faisant varier la visée qu’il adopte et qu’il pose sur
son objet. D’où cette indispensable pluralité générique qui est le sujet de notre
réflexion et qu’à titre personnel, je revendique dans mes romans comme dans mes
essais. Une pareille conception fait sans doute de moi un moderniste attardé. C’est
possible. Voire : probable. Je ne me sens pas complètement seul, cependant. Disons que,
sans me prétendre à leur hauteur, je peux me prévaloir de quelques prédécesseurs

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illustres qui comptent à mes yeux. Mais il est vrai que le temps est désormais de plus en
plus à une autre forme de littérature… Tant pis pour le temps. Peu importe à la
littérature.
45 J’ai parlé du roman. J’ai dit qu’il constituait pour moi le lieu à partir duquel toutes les
autres formes de l’expression littéraire venaient s’appliquer au monde pour produire
de celui-ci une représentation qui leur soit propre : l’autobiographie, l’essai, la poésie…
J’oubliais le théâtre. J’avais tort. Parce que j’ai toujours pensé qu’il constitue la forme
même dont toutes les autres viennent. Il se trouve que mon prochain roman s’en
souvient. Pour commencer, je citais le Mallarmé d’Igitur : « Il peut avancer parce qu’il
va dans le mystère ». Pour finir, je citerai celui de « Crayonné au théâtre » : « Quelle
représentation ! le monde y tient ; un livre dans notre main, s’il énonce quelque idée
auguste, supplée à tous les théâtres, non par l’oubli qu’il en cause les rappelant
intérieurement au contraire »13.
46 « Un Lieu se présente, écrit ailleurs Mallarmé, scène, majoration devant tous du
spectacle de Soi »14. Sur cette scène qui est celle de soi – mais de telle sorte que le moi
s’y oublie dans le spectacle qui se donne –, en ce Lieu qui est celui du Livre – mais qui
prend les dimensions d’un Théâtre où tout vient prendre place –, une représentation
s’offre à laquelle contribuent semblablement tous les parlers dont usent pareillement le
romancier, le philosophe, le poète de sorte que chacun de ces parlers entre en relation
avec tous les autres et qu’ensemble il font apparaître le monde sous toutes les formes
qu’il est susceptible d’emprunter, donnant à voir ce mouvement perpétuel de
conversion réciproque par lequel chacune n’existant qu’au miroir que l’autre lui tend,
réalité et fiction s’engendrent féériquement et comme dans un songe sous nos yeux.

NOTES
1. S. Mallarmé, « Igitur », dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1945, p. 450.
2. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1987, p. 442.
3. Ph. Forest, Le Roman, le réel et autres essais, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007, p. 23.
4. L. Aragon, La Défense de l’Infini, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, p. 168.
5. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », dans Id., Œuvres complètes, Paris, Seuil,
1995, t. III, p. 829.
6. R. Barthes, « Drame, poème, roman », dans Id., Œuvres complètes, t. III, cit., p. 931-945.
7. L. Aragon , Projet d’histoire littéraire contemporaine, Paris, Gallimard, « Digraphe », 1994,
p. 145-146.
8. L. Aragon, La Défense de l’Infini, cit., p. 419.
9. L. Aragon, « Théâtre/Roman », dans Id., Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2012, t. V, p. 1241.
10. R. Barthes, « Roland Barthes par Roland Barthes », dans Id., Œuvres complètes, t. III, cit., p. 81.
11. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », cit., p. 831-832.
12. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », cit., p. 829.
13. S. Mallarmé, « Crayonné au théâtre », dans Id., Œuvres complètes, cit., p. 334.

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14. Ibid., p. 370.

RÉSUMÉS
Prenant des exemples dans les œuvres d’Aragon et de Barthes et expliquant ce que ces deux
écrivains entendaient par « confusion des genres » et par « tierce forme », Philippe Forest
présente sa propre conception du roman – telle que l’illustrent certains de ses livres,
particulièrement Le Chat de Schrödinger – et traite des relations entre fait et fiction dans la
littérature contemporaine.

Taking exemples in the works of Aragon and Barthes and explaining what these two writers
meant by «  confusion of genres » and « third form », Philippe Forest presents his own conception
of the novel – as illustrated in some of his books, especially Schrödinger’s cat – and deals with the
relationship between fact and fiction in contemporary literature.

INDEX
Mots-clés : roman, autofiction, Aragon (Louis), Barthes (Roland)
Keywords : novel, autofiction, Aragon (Louis), Barthes (Roland)

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Transparence poétique. La poésie et


les codes entre deux révolutions (N.-
G. Léonard, A. Chénier, Lamartine)
Poetic transparency. Poetry and conventions between two revolutions (N.-G.
Léonard, A. Chénier, Lamartine)

Luciano Pellegrini

1 Dans l’introduction à un volume collectif consacré à la période qui nous intéresse – Une
« période sans nom » - Les années 1780-1820 et la fabrique de l’histoire littéraire (2016) –
Florence Lotterie écrit :
Longtemps neutralisée par l’inscription dans la zone grise des époques
« intermédiaires » entre deux temps qui comptent, la « période sans nom », selon la
formule en elle-même alors polémique proposée par Simone Balayé et Jean Roussel
dans un numéro fondateur de la revue Dix-Huitième Siècle titré « Au tournant des
Lumières (1780-1820) », a souffert d’une indétermination historiographique la
condamnant à la dilution entre un amont controversé (les Lumières) et un aval
envahissant (le Romantisme) qui la réduisit longtemps au statut peu enviable de
« vague lieu de passage, semi-désertique, entre deux mondes » (Balayé, Simone et
Roussel, Jean, « Présentation », Dix-Huitième Siècle, n. 14, 1982, p. 6) 1.
2 En partant de ce constat, il s’agira d’essayer de s’interroger sur la situation de la poésie
dans cette période intermédiaire, « entre deux mondes ». À l’origine du renouvellement
d’intérêt pour le tournant des Lumières, Le Sacre de l’écrivain. Essai sur l’avènement d’un
pouvoir spirituel laïque dans la France moderne. 1750-1830 de Paul Bénichou, publié en 1973.
Mais c’est surtout à partir des années 1980, que, comme l’a souligné Michel Delon 2, les
études sur cette période « semi-désertique » sont devenues légion. Une légion
partageant un même enjeu : étudier la période sans nom signifie réécrire l’histoire
littéraire, mais aussi reconsidérer la définition même d’histoire littéraire. Et cela à deux
titres. D’une part, se positionner à cheval sur deux siècles met en question la légitimité
même d’un récit historique scandé par des coupures qui correspondent bien souvent à
des siècles. D’autre part, la nature de cette période montre à quel point l’histoire

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littéraire constitue elle-même un récit, construit, orienté, déterminé par la contingence


du goût ainsi que par des exigences qui ne sont pas seulement littéraires.
3 Car, à son origine comme discipline, l’histoire littéraire fonctionne comme une
« fabrique ». Une volonté taxinomique multiforme caractérise notamment la période
révolutionnaire et napoléonienne, qui cherche, en littérature comme ailleurs, à se
définir et se redéfinir sans cesse par rapport au passé, dans l’actualité en mouvement.
D’où, par exemple, la conception d’ouvrages comme le Tableau historique de l’état et des
progrès de la littérature française depuis 1789, de Marie-Joseph Chénier, commandé par le
pouvoir impérial. Sur le plan littéraire, cette tendance idéologique dépend de
l’interprétation de l’héritage du siècle écoulé, des Lumières et de la Révolution. C’est en
fonction de cet héritage que se créent les clivages politiques entre conservateurs et
libéraux, et que les régimes trouvent leur légitimation ou leurs repoussoirs. C’est ce
mélange magmatique et parfois incohérent du littéraire et du politique qui conduira,
vers la fin de la Restauration, à un nouveau cheval de bataille : celui des écrivains
identifiant la nouvelle littérature romantique à 1789, et opposant l’Ancien monde au
Nouveau. D’un côté, l’Ancien monde, un passé classique étriqué fondé sur la hiérarchie
des genres et des styles, et, de l’autre, le nouveau, fondé sur la liberté et l’originalité
sans limite du génie.
4 Rien d’étonnant à cela. Ce qui surprend davantage, c’est que cette perspective militante
est devenue au fur et à mesure un récit dominant reléguant la période qui nous
intéresse dans les limbes de l’histoire littéraire. Ces limbes, pour la poésie, perdurent.
Le renouvellement des études sur la période concerne surtout la critique de
l’historiographie littéraire, l’histoire des institutions littéraires, la sociologie de la
littérature, l’histoire des idées, l’esthétique et, pour ce qui est des genres, le théâtre et
le roman. Les ouvrages consacrés à la poésie de cette période en mal de caractérisation
sont en effet loin d’être légion3. L’époque ne manque pourtant pas de poètes
remarquables, comme Évariste de Parny, voire éminents, comme André Chénier, qui
suffiraient à démontrer que l’entre-deux siècles n’a pas été une période « sans poésie ».
Une des raisons de cet étrange retard vient peut-être de ce que l’aspect « scandaleux »
de la redécouverte du tournant des Lumières deviendrait plus sensible. Les scansions
1780-1820, ou 1770-1820, et peut-être 1750-1830, sont porteuse de polémique, car elles
remettent en cause la césure que constitue la Révolution. Il en va donc du rôle de la
Révolution et, par conséquent, du rapport du littéraire au politique dans la définition
de la modernité littéraire. Malgré le décalage temporel qui sépare 1789 de 1830,
l’équivalence entre révolution poétique de 1820-1830 et révolution politique a constitué
le point d’arrivée et d’équilibre, sur le plan littéraire, de presque un demi-siècle
d’élaboration des nouvelles identité et unité nationales, après la fracture
révolutionnaire.
5 Ce point d’arrivée consiste en une articulation entre littéraire et politique telle qu’à un
régime de liberté postrévolutionnaire correspond une littérature, et en particulier une
poésie, nouvelle car absolue, autonome, dont la liberté moderne est une condition
d’existence, mais qui n’est pas directement issue de la Révolution. Victor Hugo, par
exemple, dans la préface à ses Nouvelles Odes (1824), défend l’idée d’une « littérature
actuelle qui peut être en partie le résultat de la révolution, sans en être l’expression » 4.
C’est sur cette idée que s’appuie le mouvement de réaffirmation de la « modernité
romantique » qui a récemment pris pied dans les études sur la poésie de la première
moitié du XIXe siècle5.

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6 Rouvrir l’histoire de la poésie, remettre en question ce décalage entre « révolution


poétique » et 1789, amènerait donc de façon plus « inquiétante » à explorer deux
voies que le point de vue romantique avait fermées, à savoir : rouvrir la question de la
modernité de la poésie « sans nom », pendant la Révolution elle-même ; placer les
origines de la modernité poétique avant la Révolution, à la fin de l’Ancien régime.
7 Notre hypothèse est la suivante : un changement de paradigme advient en poésie
pendant cette période difficile à définir. Et la question consiste à savoir pourquoi, dans
l’histoire de la poésie française, il existe un avant et un après cette période, et en quoi
cette période diffère du romantisme, à la fois rupture et conséquence de ce qui la
précède. La réflexion portera en particulier sur l’origine de l’un des traits de nouveauté
de la poésie romantique : l’élaboration d’une poésie réalisant un dépassement des
hiérarchies des genres et des styles. La toile de fond consiste en la coexistence de deux
faits apparemment contradictoires. D’une part, comme l’a montré Francesco Orlando
dans Illuminismo, barocco e retorica freudiana, alors qu’il s’intéressait à l’« offensiva
inflitta durante la maggior razionalizzazione dei tempi moderni alla libertà del
linguaggio letterario », la poésie, tout au long du XVIIIe siècle, fait l’objet d’un
réquisitoire de la Raison qui met en cause son droit à l’artifice, mensonge et abus, et
donc son existence même6. De l’autre, la poésie fait également l’objet, à partir de la
deuxième moitié du XVIIIe siècle, d’une « promotion foudroyante, dont la littérature
moderne ne s’est jamais remise »7. Dominique Combe décrit l’évolution de la place de la
poésie dans le lent passage d’une rhétorique des genres à une esthétique des genres qui
se réalise à partir des années 1750. Identifiée au mode lyrique et à l’expression de la
subjectivité, elle « devient progressivement le mode dominant, l’aune de la littérature »
8
.
8 Dans ce processus de promotion esthétique, la poésie réaffirme son droit d’existence en
tant qu’artifice fondé dans un contexte de rationalité accrue. Si la poésie devient le
mètre de la littérature, c’est parce qu’elle s’invente comme discours spécifique, qui
n’est pas nécessairement incompatible avec la pensée scientifique, mais qui est
essentiellement autre chose.
9 On a souvent remarqué la présence des vers d’Évariste de Parny (1753-1814) dans la
poésie de Lamartine, notamment dans les Méditations poétiques. On sait que, à cause de
ces réminiscences, Lamartine a presque été taxé de plagiaire ; celles-ci servent
néanmoins la distinction entre différentes phases de la production du poète, et
délimitent une phase plus épicurienne et juvénile, précédant la révélation du vrai
Lamartine, inspiré par « le génie grave et infini du christianisme poétique » 9. Pour
autant, Parny est plus qu’un simple modèle dépassé ensuite par Lamartine. Des
caractéristiques formelles rapprochent les deux poètes en dépit de leurs différences de
sensibilité ; et celles-ci pourraient bien constituer l’un des apports majeurs de la poésie
du tournant des Lumières. En question notamment, la recherche du naturel, la
simplicité d’un style moyen coulant et transparent qui prend ainsi un nouveau sens. Ce
phénomène est par exemple observable dans un quatrain tiré d’une « idylle » d’un
poète contemporain de Parny, Nicolas-Germain Léonard (1744-1793) :
O nuit qui m’as surpris sur ce lit de verdure,
Quelle douce fraîcheur tu répands dans les airs !
Que ce calme touchant dont jouit l’univers
Fait passer dans mon cœur une volupté pure ! (« La Nuit ») 10

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10 Tout en étant régulière et bien soignée, la prosodie tend à s’effacer et à s’adapter à la


situation et à l’émotion du sujet. Le recours à l’artifice de la prosodie est justifié par
l’expression spontanée du sujet idyllique, qui exige une réduction maximale de
l’artifice ainsi qu’une prosodie qui se fait discrète. L’épicuréisme sensible et évanescent
de ces vers est éloigné des échos spirituels dont résonnent les Méditations poétiques.
Cependant, si l’on considère la « naïveté » recherchée, aucun tournant ne sépare ces
vers du célèbre incipit de L’Isolement de Lamartine :
Souvent, sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.11
11 Lamartine adopte une rhétorique du naturel qui va jusqu’au dépouillement. Aucun
approfondissement symbolique des rimes n’a lieu. En outre, seule l’inversion de
l’adverbe du « tristement je m’assieds » sépare ces vers de la linéarité de la prose. En
2006, Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, dans leur livre sur La modernité romantique,
ont souligné la nouveauté que constituait, en poésie, l’expression directe d’un sujet
contingent : la nouveauté d’une poétique d’un « je, ici, maintenant », l’allure prosaïque
des vers servant l’expression d’une subjectivité dans laquelle « chacun peut se
reconnaître et valider sa propre expérience d’individu dans le monde et dans
l’histoire »12. Pour affirmer la valeur du je « relatif » lamartinien, les critiques ont eux-
mêmes recours au cliché anti-néoclassique : Lamartine inaugurerait « une poétique du
dépouillement, de la transparence, de la fluidité en lieu et place d’une lourde batterie
rhétorique qui, dans le canon classique, aurait évoqué la même situation avec force
figures »13.
12 Cependant, dans le quatrain de Léonard que nous venons de citer, on ne trouve pas
trace de la « lourde batterie » évoquée par les critiques ; le poète y poursuit au
contraire le dépouillement et la transparence. Dans les vers de Léonard comme dans
ceux de Lamartine, tout se passe comme si seule l’expression d’une émotion et d’une
situation subjectives pouvait justifier le recours à l’artifice des vers. Si la prosodie est
rendue presque invisible afin de « faire naturel », le recours même à la convention du
vers trouve un nouveau fondement dans la dignité du sujet qui s’y exprime, dont les
sensations et les émotions fondent l’anthropocentrisme laïque que Paul Bénichou a si
bien défini comme étant à l’origine du sacre moderne du poète 14.
13 Pourtant, les topoï ont la vie dure. En 2015, dans sa thèse consacrée à la Poétique de
l’élégie moderne, de Ch.-H. Millevoye à J. Réda, David Galand parle à son tour des vers tirés
de L’Isolement, et n’hésite pas à opposer la nouveauté des vers de Lamartine à
l’académisme néoclassique : « la pauvreté rhétorique contraste avec les arabesques et
artifices de la poésie néo-classique »15. On reconnaît encore une fois l’opposition
coutumière entre classique et romantique, liberté contre norme, froide abstraction
contre lyrisme infini, génie échevelé contre rhétorique en perruque, mot propre contre
style noble, nature contre artifice. Il nous semble que la poésie « néo-classique » se
caractérise par sa recherche d’un langage dissimulant sa nature d’artifice. Elle cherche
ce que, dans l’art, Diderot appelle « naïveté », à savoir : « une grande ressemblance de
l’imitation avec la chose, accompagnée d’une grande facilité de faire », comme « de
l’eau prise dans le ruisseau et jetée sur la toile »16. Aussi peut-on trouver chez André
Chénier des vers simples comme de la prose, des vers qui, comme le dit Hugo dans un
poème des Contemplations, dédié justement À André Chénier (I, V), prennent à la prose

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« son air familier »17. Dans les poèmes de Chénier, il n’est pas rare de lire des vers ainsi
formés : « Je meurs. Avant le soir j’ai fini ma journée » (Élégies, I, IX) 18. Cet alexandrin à
la césure invisible correspond bien à ce vers « aussi beau que de la prose » dont Hugo fera
l’éloge, en citant par paradoxe La Harpe dans la Préface de Cromwell 19. Et nombreux sont
les vers de Chénier qui n’ont rien à envier à certains vers de Hugo où toute arabesque
est bannie, et où Hugo fait du prosaïque l’ingrédient d’une nouvelle poésie se voulant
libre et vraie. Que l’on pense, par exemple, à la Pente de la rêverie (1830), « L’autre jour, il
venait de pleuvoir. Car l’été / Cette année… », et à tous ces vers dignes d’une
conversation quotidienne ou d’une lettre familière : « J’ai différé. La vie à différer se
passe » (A mes amis L. B. et S.-B., 1830)20.
14 Mettre en valeur ce prosaïsme poétique peut amener à repenser un autre lieu commun
longtemps plaqué sur la période, qui oppose une prose novatrice à une production en
vers sclérosée, attardée, et qui ne serait pas en phase avec l’éclosion d’une nouvelle
sensibilité. Ainsi, selon ce point de vue, les premiers signes d’une « renaissance de la
poésie » tiendraient plutôt à des pages en prose – qu’il s’agisse de passages des Rêveries
d’un promeneur solitaire, de descriptions de Bernardin de Saint-Pierre, des
enchantements de Chateaubriand, des élans de Senancour – des textes dans lesquels la
sensibilité « préromantique » ou d’un « premier romantisme » s’exprimerait grâce à la
prose, sans avoir à composer avec les normes antipoétiques de l’écriture en vers. Il
faudrait cependant considérer la prose poétique de cette période en continuité avec les
expériences en vers. Il en va ainsi, par exemple, pour cette forme de poème à prosodie
et à longueur variables, à tonalité élégiaque et de style moyen, tenant à la fois de
l’idylle, de l’héroïde, de l’épître, et du poème descriptif, dont la production s’emballe
dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Outre les poèmes de l’abbé Delille, on peut
notamment mentionner les poèmes « élégiaques » de Loison, Legouvé, Baour-Lormian
ou de Louis de Fontanes, comme sa Chartreuse de Paris, « chef-d’œuvre du jeune »
écrivain selon Marc Fumaroli21, que Chateaubriand a tenu à faire figurer dans le Génie
du christianisme. Sans aucun doute, ces poèmes n’atteignent jamais la richesse des
images et des évocations sensorielles des proses de Chateaubriand. Reste que ces
expériences de prosaïsme poétique en vers obéissent à une recherche de simplicité
limpide et de transparence sensible qui constituera, autant que le naturel rythmé et
hyperesthésique de la prose poétique, la base d’une poésie qui « coule à sa fantaisie »
« comme un flot de cristal » (V. Hugo)22 en s’adaptant aux expériences du moi et aux
mouvements de l’âme.
15 La langue poétique doit donc adhérer naturellement à l’expression du sujet, comme de
l’eau jetée sur la toile. Par cela même, elle résiste au réquisitoire de la Raison pour
assumer une légitimité nouvelle en tant que langage spécial, seul capable d’exprimer
des choses qu’on ne saurait dire autrement qu’avec la poésie. En ce sens, effacement de
l’artifice et affirmation de la spécificité du langage poétique ne font qu’un.
16 En effet, à mieux y voir, il n’est pas seulement question du prosaïsme. Il en va de même
d’une remise en valeur de l’artifice poétique en soi. S’il devient évident dans les années
1820, un certain formalisme commence à se développer pendant la période sans nom,
au tournant des deux siècles. Convention et artifice sont alors traités comme ayant une
valeur en soi.
17 En 1828, Sainte-Beuve a réhabilité un patrimoine de formes anciennes dans son Tableau
de la poésie et du théâtre français au XVIe siècle . Avant lui, Victor Hugo, « le vers
personnellement »23, expérimentait dès ses débuts plusieurs formes et mesures

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dépendant de modèles plus anciens. En effet, Hugo achève un processus déterminant


une « fin des poétiques » (Claude Millet)24 dans laquelle la poésie comme genre ne
s’identifie plus à des sous-genres hiérarchisés (ode, satire, élégie etc.). Elle devient alors
une catégorie esthétique, un mode a priori, auquel les textes dans leur forme
individuelle et hybride, en vers ou non, peuvent être reconduits. Pour autant, à rebours
de cette ouverture du poétique, Hugo voit dans le vers un élément définitoire de la
poésie en tant que langage spécifique. Il attribue donc aux contraintes de l’artifice une
vertu expressive qui est consubstantielle à la poésie en tant que discours autre. Or, les
nouvelles vertus reconnues à l’artifice remontent elles aussi à cette époque que le
romantisme a placée sous le signe d’un artifice compris comme antipoétique et
normatif. Par exemple, le poète Charles-Hubert Millevoye (1780-1816) est l’auteur d’un
important discours Sur l’élégie (1814), dans lequel il propose une ouverture du
poétique transversale aux genres : il étend les limites de l’élégie à celles de l’élégiaque,
qu’il identifie finalement à la poésie elle-même25. Millevoye n’en exalte pas moins le
rôle des formes traditionnelles comme la ballade qu’il restaure avant Hugo. Dans
l’avant-propos à ses Ballades (1815), il demande ainsi : « pourquoi ne pas tenter de
rajeunir quelques genres vieillis »26 ?
18 La poésie d’André Chénier réunit ce que nous avons distingué : l’effacement et
l’affirmation de l’artifice. Dans le fragment de Néère, la nymphe invoque son amant
Clinias avant de mourir :
« O vous, du Sébéthus naïades vagabondes,
Coupez sur mon tombeau vos chevelures blondes.
Adieu, mon Clinias ! moi, celle qui te plus,
Moi, celle qui t’aimai, que tu ne verras plus.
O cieux, ô terre, ô mer, prés, montagnes, rivages,
Fleurs, bois mélodieux, vallons, grottes sauvages,
Rappelez-lui souvent, rappelez-lui toujours
Néère tout son bien, Néère ses amours ;
Cette Néère, hélas ! qu’il nommait sa Néère,
Qui pour lui criminelle abandonna sa mère ;
Qui pour lui fugitive, errant de lieux en lieux,
Aux regards des humains n’osa lever les yeux.
Oh ! soit que l’astre pur des deux frères d’Hélène
Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ;
Soit qu’au bords de Paestum, sous ta soigneuse main,
Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin ;
Au coucher du soleil, si ton âme attendrie
Tombe en une muette et molle rêverie,
Alors, mon Clinias, appelle-moi, appelle-moi.
Je viendrai, Clinias ; je volerai vers toi.
Mon âme vagabonde, à travers le feuillage,
Frémira ; sur les vents ou sur quelque nuage
Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,
S’élevant comme un songe, étinceler dans l’air,
Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive,
Caresser en fuyant ton oreille attentive ».27
19 Nous pouvons, avec Sylvain Menant, insister sur la recherche d’un naturel s’adaptant à
l’émotion de la nymphe et aux mouvements de son « âme vagabonde », qui explique le
choix de l’alexandrin à rimes plates. Les rimes affichent leur simplicité : toujours/
amours, moi/toi, feuillage/nuage, mer/air, plaintive/attentive. Comme le dit Sylvain
Menant, Chénier utilise des modèles antiques pour donner du mouvement aux couples

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d’alexandrins, par un souci de « variété » mais aussi pour se rapprocher du naturel de


la prose28.
20 Ce mouvement rythmique irrégulier, qui évoque une transposition de la prose, sert
également l’exaltation de la fonction poétique du langage. On peut l’observer, par
exemple, dans le traitement des noms propres (la nominatio, avec l’apostrophe,
pourraient être considérées comme les figures souveraines du style de Chénier). Ainsi
de la répétition pathétique des noms de Néère et de Clinias dans les vers cités. Chénier
place toujours les noms propres en évidence, au point que, même dans les périphrases
et les comparaisons les plus conventionnelles en apparence, ceux-ci scandent les
mouvements rythmiques :
Oh ! soit que l’astre pur des deux frères d’Hélène
Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ;
Soit qu’au bords de Paestum, sous ta soigneuse main,
Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin…
21 Le rythme valorise le nom d’Hélène de trois façons : il est en fin de vers ; il règle une
phrase qui enjambe le vers ; et il résonne dans « ionienne » qui constitue la première
véritable pause après le « Oh ! » initial. De la même manière, « Paestum », placé à
l’hémistiche, s’impose car il est isolé au centre de ce groupe de quatre vers. La fonction
rythmique des noms propres exalte donc leurs vertus évocatoires. Grâce à sa position,
la force mythique du nom prime sur l’allégorie mythologique du style noble. Ici,
Paestum ferait presque penser à l’emploi évocatoire des noms propres chez Nerval.
22 Le traitement rythmique des noms propres montre comment Chénier arrive à unir une
forme de transparence naïve à une forme qui attire les regards sur elle-même. Dans les
six derniers vers de la citation, on remarque cette même coexistence d’effacement et
d’investissement de l’artifice. Si les mouvements rythmiques s’adaptent de façon fluide
à l’expression de l’« âme vagabonde », ils mettent aussi en relief la densité sensorielle
et la nature imitative et synesthétique des mots. Ainsi des allitérations et de
l’enjambement rendant sensibles les mouvements de l’ « âme » qui, « à travers le
feuillage, / Frémira » ; de la position à la césure du « songe » que l’on « voit s’élever »
littéralement au milieu de ce groupe de six vers ; et pour finir de la position tonique de
la « voix » qui annonce la rime plaintive-attentive, et qui flatte, par enjambement
(« voix … / Caresser »), l’oreille de l’amant-lecteur.
23 Chénier opère donc deux mouvements. Par la naïveté imitative, il actualise ses modèles
antiques. Par la force primitive de l’Antiquité, il refonde le jeu arbitraire de l’écriture
en vers. Apte à exprimer l’émotion, et fait de la même matière que la vraie poésie,
l’artifice trouve une nouvelle légitimation. Il devient une condition nécessaire, voire
suffisante, de la poésie.
24 Qu’advient-il de la poésie quand la Raison s’institutionnalise ? L’effacement de l’artifice
répond au nouvel investissement du « genre ». Faisant fi du Beau idéal, le poète opère
entre deux extrêmes à partir de l’entre-deux-siècles. D’un côté, il nie la convention,
faisant de ses artifices réduits à la transparence l’imitation des mouvements de son âme
qui se veut digne d’une vérité poétique ; de l’autre, il plie sa subjectivité à un ou
plusieurs codes établis, qu’il réinvestit en adoptant leurs contraintes, en jouant avec
leurs clichés, et en faisant de ce jeu significatif la base d’une poétique originale. C’est
dans ce rapport ambivalent du nouveau sujet souverain à la force des codes que
commence la révolution, soit bien avant la condamnation à mort du style noble et des
conquêtes de l’imagination.

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NOTES
1. F. Bercegol, S. Genand, F. Lotterie (éd.), Une « période sans nom » - Les années 1780-1820 et la
fabrique de l’histoire littéraire, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016, p. 9.
2. M. Delon, « Quarante ans de recherche sur un objet protéiforme », dans F. Bercegol, S. Genand,
F. Lotterie (éd.), Une « période sans nom », cit., p. 37-49.
3. Je me limiterai ici à renvoyer aux récents travaux sur la poésie d’Eric Francalanza, Pierre
Laforgue, Pierre Loubier, Jean-Noël Pascal, Jean-Marie Roulin et Catriona Seth. Et je mentionnerai
en priorité les revues Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIII e siècle et Orages –
Littérature et culture 1760-1830, ainsi que les activités de 1800. Séminaire de recherche sur la littérature
des années 1780-1830, dirigé par Stéphanie Génand et Jean-Marie Roulin, dont le carnet de
recherches est disponible en ligne <https://1800.hypotheses.org/>.
4. V. Hugo, Œuvres Poétiques I – Avant l’exil – 1802-1851, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1964, p. 273.
5. Voir les nombreux travaux d’Alain Vaillant, le livre de Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand,
La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006, et
celui de Luciano Pellegrini, La responsabilità del nuovo. Saggio sulla poesia di Victor Hugo prima
dell’esilio, Pisa, ETS, 2018.
6. F. Orlando, Illuminismo, barocco e retorica freudiana, Torino, Einaudi, 1996 2, p. 232 (« attaque
infligée, pendant la plus grande rationalisation des temps modernes, aux libertés du langage
littéraire », c’est moi qui traduis). Voir notamment le chapitre III, « Che la metafora può non
essere la regina delle figure » (p. 65-127).
7. D. Combe, Les Genres littéraires, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1992, p. 145.
8. Ibid., p. 71.
9. A. de Lamartine, commentaire à « Élégie », Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques,
Paris, Librairie Générale Française, 2006, p. 335
10. N.-G. Léonard, Poésies pastorales, Genève et Paris, chez Lejay, 1771, p. 17.
11. A. de Lamartine, Méditations poétiques..., cit., p. 71.
12. J.-P. Bertrand, P. Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, cit., p. 34.
13. Ibidem.
14. P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, in Id. Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004 (1973).
15. D. Galand, Poétique de l’élégie moderne, de Ch.-H. Millevoye à J. Réda, thèse soutenue sous la
direction de D. Combe, Université Sorbonne Nouvelle Paris III, 12 juin 2015, p. 306.
16. D. Diderot, Pensées détachées sur la peinture dans Salons, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard,
2008, p. 468-470.
17. V. Hugo, Œuvres poétiques II – Les Châtiments, Les Contemplations, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 491
18. A. Chénier, Poésies, éd. Louis Becq de Fouquières [1872], Paris, Gallimard, « Poésie /
Gallimard », 1994, p. 176.
19. V. Hugo, Préface de Cromwell, dans Œuvres complètes, « Critique », dir. J. Seebacher et de G.
Rosa, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 29.
20. V. Hugo, Les Feuilles d’automne, XXIX et XXVII, dans Id., Œuvres poétiques I, cit., p. 770 et 766.
21. M. Fumaroli, « Louis de Fontanes (1757-1821). Poète et grand maître de l’université
impériale », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 3, 2003, p. 683-691, p. 685.
22. V. Hugo, Les Chants du crépuscule, XXXIV, « Écrit sur la première page d’un Pétrarque », dans
Id., Œuvres poétiques I, cit., p. 903.
23. S. Mallarmé, Divagations, « Crise de vers », dans Id., Œuvres complètes, t. II, éd. B. Marchal,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 205.

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24. C. Millet, Le Romantisme. Du bouleversement des lettres dans la France postrévolutionnaire, Paris,
Librairie Générale Française, 2007, p. 191.
25. Ch.-H. Millevoye Œuvres, précédées d’une notice par M. Sainte-Beuve, Paris, Garnier, 1874,
p. 23-54.
26. Ibid., p. 379.
27. A. Chénier, Poésies, cit., p. 59-61.
28. Voir S. Menant, « Le vers de Chénier », dans J.-D. Beaudin, T. Vân Dung Le Flanchec (éd.),
Styles, genres, auteurs. 5, Marguerite de Navarre, cardinal de Retz, André Chénier, Paul Claudel, Marguerite
Duras, Paris, PUPS, 2005, p. 75-87, notamment p. 79-83. Voir aussi V. De Santis, « "Imiter le
Cantique des cantiques". Présence du texte biblique dans l’œuvre de Chénier et dans la poésie au
tournant des Lumières », dans M. Barsi, A. Preda (éd.), Le Cantique des cantiques dans les lettres
françaises. Convegno internazionale di studi. Gargnano, Palazzo Feltrinelli, 24-27 giugno 2015,
Milano, LED, 2016, p. 181-201, notamment p. 194-195.

RÉSUMÉS
Le Romantisme serait à la littérature ce que 1789 est à la politique. Cette idée, qui date du
Romantisme, n’a pas vraiment été remise en question. Elle oblitère pourtant vingt années
d’histoire littéraire car les Méditations poétiques paraissent en 1820. Qu’en est-il notamment de la
poésie parue entre 1789 et l’essor de Lamartine, Vigny et Hugo, dont on a souvent souligné le
caractère artificiel, froid et alambiqué ? Elle prépare la poésie à venir. Parny, Léonard ou encore
Chénier adoptent une rhétorique de la transparence prosaïque qui leur permet de légitimer la
poésie face aux attaques que la Raison porte alors contre l'artifice poétique.

Romanticism would be to literature what 1789 is to politics. This idea, which dates back to
Romanticism, has not really been challenged. However, it obliterates twenty years of literary
history because the Poetic Meditations were published in 1820. What about the poetry published
between 1789 and the rise of Lamartine, Vigny and Hugo? Critics have often noted its artificial,
cold and convoluted nature. Yet she is preparing the poetry to come. Poets such as Parny,
Léonard or Chénier adopted a rhetoric of prosaic transparency that allowed them to legitimize
poetry against the attacks that Reason then made against poetic artifice.

INDEX
Keywords : tournant des Lumières, neoclassicism, prosaicism, naivety, artifice
Mots-clés : tournant des Lumières, néoclassicisme, naïveté, artifice, prosaïsme

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Le récit poétique en question


Questioning poetic narrative

Annalisa Lombardi

1 Dans l’introduction de l’Anthologie de la Nouvelle Prose française, publiée en 1926 aux


éditions du Sagittaire, Philippe Soupault mettait en lumière l’indéniable influence de la
poésie sur les œuvres en prose les plus représentatives de son temps : « cette
soumission de la prose [à la poésie] est un des plus importants phénomènes que l’on
puisse constater lorsque l’on étudie les prosateurs d’aujourd’hui » 1, écrivait-il.
Effectivement, l’idée d’une contamination entre la prose narrative et la dimension
poétique était communément admise à l’époque, notamment par les écrivains qui la
pratiquaient : « je ne considère tout ce que j’ai fait que comme une espèce de divagation
poétique »2, reconnaissait Giraudoux à propos de ses nombreux romans, « je pratique
tout éveillé la confusion des genres »3, revendiquait Aragon, et « je ne suis pas un
romancier mais un poète »4 coupait court Soupault, l’année même, paradoxalement, de
la publication de son premier roman, Le Bon Apôtre.
2 Au-delà des déclarations des auteurs, la question relative à l’intégration d’éléments
poétiques dans le roman et le récit au début du siècle dernier a été inlassablement
ressassée par la critique et l’historiographie ; il s’agit aujourd’hui d’une sorte de lieu
commun dans la réception d’une partie consistante des œuvres de l’époque, que l’on
considère comme l’âge d’or du roman poétique. « S’il est une tentation qui est venue
désaxer le roman, c’est bien celle de la poésie »5, a souligné Michel Raimond, relayé par
nombre d‘auteurs par la suite. En fait, dans un souci de périodisation et de
différenciation diachronique, la tendance a sans doute été d’accentuer le caractère
prétendument poétique des ouvrages narratifs de cette période, ne serait-ce que pour
mieux en constater le dépassement : « le genre “roman poétique” est moribond » 6
déclarait Daniel-Rops à l’aube de la nouvelle décennie.
3 Les notions liées à ces interactions demeurent cependant floues. Si les auteurs de
l’époque, les commentateurs de la première heure ainsi que la critique la plus récente
sont d’accord sur cette contamination, il n’en reste pas moins que la nature de celle-ci
reste à définir – de façon univoque du moins – d’autant plus que la narration poétique
se prête à de nombreuses ambiguïtés et est sujette à des glissements sémantiques

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importants. Par ailleurs, les phénomènes langagiers spécifiques de cette hybridation


générique demeurent tout aussi mal définis, de même que reste mal circonscrit le
corpus de référence en la matière. Prose poétique, narration poétique, récit poétique :
autant de formules affublées de sens aussi variés que les acceptions du terme
« poétique » (et des genres qu’il définit) et attribuées, au fil du temps, à un corpus de
textes d’une grande variété. Enfin, la perspective largement admise d’un éclatement
des genres littéraires traditionnels consécutif à l’atténuation des prescriptions
rhétoriques s’ajoute à la difficulté de déterminer les spécificités de ce genre hybride qui
risque ainsi de se réduire à l’idée simpliste d’une hétérogénéité généralisée.
4 Si le phénomène de l’hybridation générique a fait l’objet d’une attention plus constante
pour d’autres formes intermédiaires, comme le poème en prose, Le Récit poétique de
Jean-Yves Tadié paru en 1978 constitue, en revanche, le seul texte entièrement
consacré à la description des formes poétiques de la narration en prose. C’est d’ailleurs
à cet ouvrage que font référence les travaux d’organisation historique du panorama
littéraire des années vingt en particulier. Si des révisions partielles ou des intégrations
de la perspective de Tadié ont certes vu le jour récemment – bien que de façon non
systématique – l’hypothèse originale avancée par l’auteur ne s’avère aucunement
remise en cause. Il devient dès lors légitime de se demander si l’idée même de récit
poétique ne relève pas davantage d’une sorte de mythe théorique qui gagnerait sans
aucun doute à bénéficier d’une nouvelle mise en perspective.
5 Après un survol de la littérature critique en matière de narration poétique, les
questions de sa variété et de son champ d’application seront envisagées à travers une
analyse rapide d’extraits tirés de trois ouvrages narratifs assimilés, selon des critères
variés, à cette catégorie intergénérique. Parmi la multitude d’œuvres susceptibles de
faire l’objet de la présente étude, nous avons arrêté notre choix sur trois textes qui
diffèrent par les stratégies formelles adoptées mais qui présentent des thématiques
communes : Le Voleur de Talan de Pierre Reverdy de 1917, c’est-à-dire un roman
poétique au sens littéral, Simon le pathétique de Giraudoux de 1918 7, inclus dans l’essai de
Tadié et, pour finir, Détours de Crevel, un récit de 1924 qui comprend des passages de
poésie et qui – comme beaucoup de productions narratives liées à l’avant-garde
surréaliste – a été à plusieurs reprises associé à cette fameuse dérive poétique de la
narration. Bien qu’arbitraire, cet échantillon permettra d’envisager la notion de récit
poétique sous ses diverses nuances et de revenir, à la lumière des études les plus
récentes, sur les principales problématiques soulevées par le recours à cette
dénomination.

Le panorama critique
6 Déjà en 1928 Albert Thibaudet enregistre une modalité inédite des interactions entre le
roman de l’époque et la poésie, à savoir une forme d’« inversion littéraire » 8 : les
horizons d’attente vis-à-vis des genres se renversent radicalement, de sorte que la
demande émotive et d’invention linguistique dont sont traditionnellement investis les
poètes, se tourne vers les nouveaux prosateurs. Reprise par des travaux plus récents,
cette perspective exclut toute volonté de description formelle des pratiques
d’hybridation. C’est beaucoup plus tard, en 1951, qu’Henri Bonnet esquisse un relevé
des interactions entre les deux genres dans son essai intitulé Roman et poésie, essai sur
l’esthétique des genres. Moins intéressé par les effets d’une présumée interaction que par

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la détermination des spécificités de chacun des deux genres, le critique associe la


poésie à la sphère de la subjectivité et le roman à celle de l’objectivité, abstraction faite
de toute détermination historique. Bien qu’il admette l’existence d’éléments
stylistiques potentiellement générateurs de la poéticité du roman, Bonnet se focalise
surtout sur un usage thématique, ou du moins « métaphorique »9, du mot « poétique »,
dans le sens où celui-ci n’est pas associé à des marqueurs formels, mais à l’instauration
d’une certaine atmosphère :
Si la poésie peut sourdre du style verbal, c’est-à-dire du rythme, d’un certain
arrangement surtout volontaire des mots et des phrases, elle peut aussi provenir
des peintures mêmes du romancier, du monde, des êtres qu’il peint. De tout roman
se dégage une atmosphère, qui n’a pas pour source le rythme de la phrase ou le ton
de l’auteur, mais les particularités communes aux êtres et aux choses qui nous sont
décrits.10
7 Cet emploi vague s’il en est du terme « poétique » sera pourtant abondamment
récupéré et parfois durement critiqué. Contrarié par un tel manque de rigueur,
Dominique Combe déplore, par exemple, que « la poésie [ne soit pas] considérée comme
un “genre”, ni même un “mode”, mais comme une catégorie transcendante, non
seulement à la littérature, non seulement à l’art, mais encore à l’existence, puisque tout
est susceptible alors de recevoir la qualification de “poétique” » 11.
8 L’idée du mélange générique avait été aussi explorée par des travaux historiques.
Gaëtan Picon consacre un chapitre de son Panorama de la nouvelle littérature française (qui
date de 1949) à ce qu’il appelle une « littérature poétique »12. Par cette formule, il
désigne la production narrative de l’entre-deux-guerres, où il retrouve les échos de
l’imaginaire célébré par la poésie contemporaine ou immédiatement précédente, cette
poésie nouvelle13 née des pages d’Apollinaire, de Jacob ou de Reverdy :
[…] la poésie est partout […]. Une poésie du monde moderne apparaît. Et la prose
s’imprègne de poésie, comme la poésie de prose. Le récit ne se contente plus d’être
la narration objective d’un destin individuel : il est jeu poétique, spectacle sans
limites, l’invention verbale et métaphorique la plus libre a toute latitude de s’y
manifester. L’anecdote, les personnages, les cadres sont prétextes : c’est dans
l’écriture même que se joue la partie. On reconnaît là les « romans » de Jean
Giraudoux, de Jean Cocteau, de Philippe Soupault, de René Crevel, de Joseph Delteil,
de Blaise Cendrars, de Valery Larbaud...14
9 Les guillemets qui accompagnent la référence aux romans mentionnés constituent la
marque graphique de l’étrangeté perçue face à un genre réinventé par les procédés de
métissage. Or, cette analyse a le mérite d’historiciser la poésie qu’elle évoque : il n’est
pas fait référence à une idée abstraite ou idéale de la poésie, mais à un moment précis
de son développement historique, concomitant à la production narrative analysée.
Toutefois, la nature historique de ce travail porte à éluder la description stylistique des
procédés d’hybridation. En fait, cet imaginaire commun dont participent la prose et la
poésie est somme toute proche de l’idée d’atmosphère chère à Bonnet. Quasi
contemporaine de l’ouvrage de Picon, l’Histoire du roman français depuis 1918 de Claude
Edmonde Magny (1950) en partage l’enthousiasme face aux possibilités nouvelles
offertes au roman par l’inclusion d’éléments poétiques, dont elle salue le potentiel
d’innovation : « pour que le roman redevienne vivant à la génération suivante, il faudra
qu’il ait réussi à s’intégrer les conquêtes de la poésie, et recueille les fruits de la
libération surréaliste »15 ; encore une fois, les repères historiques sont bien explicités.
10 L’étude de Raimond, La Crise du roman de 1966, se montre beaucoup plus sceptique à
l’égard de l’incidence de l’élément poétique sur les textes narratifs, pourtant indéniable

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et bien répandue. Décrite en tant que facteur de « dislocation du récit » 16, l’attraction
de la poésie y est pointée du doigt telle une menace potentielle pour la cohérence et la
crédibilité de la narration. Ce travail offre des éléments d’historicisation du phénomène
de contamination : on en retrouverait des antécédents dans des passages isolés de
prosateurs précurseurs au XIXe siècle, dans le développement du poème en prose et
dans les textes en prose issus du symbolisme, mais il faudra attendre Le Grand Meaulnes
pour que soit perfectionné un genre qui s’affirmera dans les années qui vont suivre 17.
Cependant, on peut se demander si la prééminence accordée à l’influence symboliste ne
risque pas de compromettre l’interprétation des procédés d’hybridation : les caractères
spécifiques de la poésie symboliste sont automatiquement confondus avec des éléments
définitoires de la poésie tout court. Par ailleurs, les déclinaisons diverses du poétique
(formelles et thématiques) alternent continuellement au fil des pages, de façon à
produire une impression aussi omniprésente qu’inconstante, en définitive, de la
narration poétique. La lecture d’un passage suffira à mettre en évidence les glissements
fréquents d’un registre à l’autre :
[…] un subjectivisme qui, transformant le fait en impression, implique la nécessité
de dépasser l’observation extérieure vers une analyse intérieure ; l’idée du mystère
que recèlent les choses les plus simples, et que le prosateur doit suggérer comme un
au-delà de l’apparence ; l’idée d’un fantastique quotidien […] ; le goût aussi d’un
certain jeu avec le réel, d’une distance par rapport à lui, où peuvent se déployer […]
l’épanchement du rêve ou les subtilités de l’ironie, le culte de l’émotion fine, enfin.
La couleur d’une rêverie, la grâce d’un objet, le mystère d’une rencontre, tout cela,
[…] a alimenté le roman poétique.18
11 Les éléments évoqués ici sont très disparates : on passe de l’aspect subjectif à la
présence du fantastique, de la légèreté anti-réaliste des tons à une certaine grâce, de
sorte qu’on finit par confondre les paramètres d’identification de la poésie au lieu de
les éclaircir.
12 L’étude de Tadié, qui institutionnalisera définitivement la nouvelle catégorie générique
de Récit poétique, doit beaucoup aux analyses de Raimond. Sa thèse est très simple : à
partir des acquisitions linguistiques classiques de Jacobson autour des fonctions
linguistiques, Tadié identifie dans la coexistence exhibée de la fonction référentielle et
poétique les bases d’un genre intermédiaire, un « phénomène de transition entre le
roman et le poème »19. Bien que l’essai se focalise sur certains des ouvrages les plus
significatifs de la première moitié du XXe siècle (il est question des textes de Proust,
Cocteau, Breton, mais aussi de Gracq, Blanchot et Queneau), le récit poétique y est
dépeint, paradoxalement, comme un genre mineur et marginal dans la configuration
du champ littéraire. Le corpus reste effectivement l’un des points les plus
problématiques de l’essai : étalé sur une longue période, extrêmement hétérogène, il
s’expose au risque de la dispersion des constantes, ainsi qu’à la formulation d’un
paradigme qui reste infiniment ouvert et provisoire. Le texte est organisé en sections
qui examinent à chaque fois les effets de la contamination poétique sur les éléments
fondamentaux du récit classique, c’est-à-dire le personnage, le temps, l’espace,
l’organisation structurelle. La grande clarté de l’exposition risque parfois de déboucher
sur des schématisations, d’autant plus que la catégorie de Tadié s’applique sans réserve
à nombre d’autres études ou d’histoires littéraires, qui se contentent de l’ériger comme
un point de référence incontournable, sans aucunement le remettre en cause. Sa limite
majeure réside, semble-t-il, dans l’adoption d’une idée artificiellement atemporelle de
la poésie, dérivée de la tradition romantique et très éloignée des développements

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effectifs de la poésie de l’époque, d’où l’impression d’une utilisation abusive du terme


« poétique » lui-même.
13 Bien que ces problématiques aient été partiellement soulevées par des études
successives20, la seule perspective intégralement alternative au travail de Tadié serait
l’essai de Dominique Combe de 1989, Poésie et Récit, où toute synthèse entre sphère
narrative et sphère poétique paraît fondamentalement impossible, dans la mesure où
celles-ci demeurent diamétralement opposées. Malgré la forte dévalorisation du
narratif qui aurait marqué la production littéraire à partir de l’expérience de Mallarmé
jusqu’aux produits du Nouveau Roman, une fusion véritable entre les deux genres reste
inopérable. Associé aux notions de récit ou de roman, l’adjectif « poétique », privé
comme il l’a été d’une valeur strictement stylistique ou énonciative, ne désignerait pas
un genre hybride, mais tout simplement une sous-catégorie thématique du roman :
La notion de « roman poétique » est possible parce qu’elle se situe sur un autre
plan : […] le mot « poétique » revêt une signification presque métaphorique en
indiquant seulement le contenu thématique de l’œuvre, exactement comme les
qualificatifs « historique » ou « policier ». […] ce « genre » ne peut en aucun cas être
considéré comme une « synthèse » […], il n’est jamais qu’une sous-classe du
« roman », et n’a rien à voir avec la poéticité.21
14 Par ailleurs, les considérations de Combe portant sur les équilibres hiérarchiques qui
organisaient le champ littéraire du début du siècle renversent la perspective de
Thibaudet : la tentation poétique du roman aurait répondu à une nécessité de
légitimation à travers le recours à un autre genre, plus illustre à l’époque : « le
qualificatif de “poétique” pouvait permettre [au roman] de conserver son rang,
préludant à son triomphe sur tous les autres genres dans les années vingt » 22. Dans son
examen des développements de la prose narrative aux cours des années 1920,
Stéphanie Smadja a récemment repris, en revanche, la position de Thibaudet, pour lire
les intégrations d’éléments poétique dans la prose (un certain emploi de la syntaxe, la
prééminence de la parataxe et des structures nominales, le recours à l’énumération)
tout simplement comme les signes d’une reconfiguration du champ littéraire, un
« déplacement des pôles de créativité et d’expérimentation stylistique » 23 de la poésie à
la prose.
15 Avant de conclure ce tableau, il convient de mentionner un dernier volet de la théorie
de l’hybridation intergénérique dans la première partie du siècle : il s’agit des études
sur la production narrative des avant-gardes et du Surréalisme en particulier. Si la
question est fréquemment évoquée dans ce domaine, c’est que la poésie y est souvent
considérée comme un escamotage qui aurait permis aux auteurs surréalistes de
contourner l’interdit posé sur le genre romanesque24. Selon cette perspective, les
relations entre la poésie et la narration ne s’articuleraient plus selon une logique
d’altérité ou d’intégration, mais plutôt en termes d’autorisation de l’une – la poésie – à
l’autre.
16 De toute évidence, la nature du rapport établi entre les deux sphères détermine le sens
donné à la narration poétique. De même que l’acception accordée au terme « poétique »
(formelle, syntaxique, historique, thématique) actualise des catégories différentes entre
elles, de même son antonyme (prose ou narration) peut donner lieu à des
configurations multiples. Mais tentons à présent d’examiner de plus près cette
variation en nous penchant rapidement sur les trois exemples sélectionnés.

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Variations de la narration poétique : Le Voleur de Talan,


Simon le pathétique, Détours
17 Le Voleur de Talan, Simon le pathétique et Détours racontent, chacun à sa façon, la même
histoire : un jeune protagoniste fait ses débuts à Paris et s’y trouve confronté à des
formes diverses de malaise. Les textes recèlent tous les trois, d’ailleurs, un côté
autobiographique. La proximité thématique servira tout simplement à accentuer les
divergences des solutions formelles, pourtant toutes assimilées à la narration poétique.
18 Le Voleur de Talan est un texte narratif en vers libres ; des petits passages en prose – très
elliptiques et parfois plus imagés que les sections en poésie – y figurent aussi ; la
qualification générique de roman y est explicitement revendiquée par l’auteur qui,
dans le premier manuscrit, recourt à la dénomination de « roman poétique » 25. Il s’agit
d’une typologie du procédé de synthèse des genres qui a été plutôt négligée par la
critique qui s’est occupée de narration poétique, sans doute à cause de l’exiguïté
relative des exemples : c’est un genre qui remonte à l’origine du roman mais qui, de
fait, n’a pas connu une grande fortune à l’époque moderne. Tadié n’a pas pris en
considération les textes de ce type, parce qu’il a privilégié l’étude des récits en prose,
alors que Combe en a parlé sous la formule de « roman-poème » ; il s’agirait, pour lui,
du seul cas d’un « genre authentiquement synthétique […] un stade supérieur dans la
synthèse des genres [qui] se distingue par-là du “roman poétique”, trop impliqué dans
une conception symboliste de la poésie »26.
19 La disposition typographique est analogue à celle que Reverdy avait déjà adoptée dans
ses poèmes, dont il reprend aussi l’organisation syntaxique et la reformulation d’un
lyrisme qui, s’il n’est pas évacué complètement, y est certainement redimensionné,
toujours contenu, heurté au prosaïsme et aux effets de réalisme : « un bec de gaz d’une
réalité crue […] calme l’extravagance des rêves »27, remarque le protagoniste, dans un
passage qu’on peut lire aussi comme l’allusion à un principe de poétique. L’histoire du
personnage, un jeune provincial mélancolique qui débarque à Paris, pétri d’ambitions
littéraires, est racontée sans élan pathétique. Les chapitres longs s’alternent avec de
petits fragments descriptifs :
Il était plus grand que
les autres.
En naissant
un éclair avait nimbé
sa tête
Et la lumière
avait continué à luire28
20 ou à peine narratifs :
Il commençait à faire
nuit quand je suis
descendu m’asseoir
près de ton ombre29
21 ou plus elliptiques :
Si sa tête tombait
Il ne la ramasserait
même pas30
22 Les chapitres les plus longs ont un caractère décidément plus narratif, même si le fil du
récit procède par associations d’images et d’idées plutôt que par linéarité

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chronologique (au contraire, la simultanéité de deux actions est parfois soulignée par
des procédés typographiques). Les décors et les situations sont évoqués par fragments.
La caractérisation des personnages est floue, plutôt stylisée, à commencer par leurs
noms aux échos allégoriques (Le Voleur de Talan ou Le mage Abel). Les ellipses sont
fréquentes, comme le recours à l’image, pour commenter une action ou la supplanter. À
noter aussi une alternance des sujets pronominaux : la première et la deuxième
personne, avec leur caractérisation énonciative poétique plus forte, se substituent
fréquemment à la troisième.
23 En définitive, ce roman semble renouer avec la tradition de la poésie narrative –
effectivement présente dans la production poétique d’avant-garde de l’époque – qui, en
son principe même, dément un stéréotype basé sur la réception de la tradition
romantique, qui voudrait faire coïncider le champ de la poésie exclusivement avec la
poésie lyrique et donc avec la dimension de l’expression subjective. Mais, comme nous
l’avons vu, c’est précisément cette formulation stéréotypée de la poésie qui a été
utilisée dans les analyses des phénomènes d’hybridation.
24 « Jean Giraudoux est un prosateur dont chaque phrase est un poème » 31, écrit Soupault ;
« Giraudoux est constamment un poète »32, souligne Picon. Effectivement, il s’agit d’un
des auteurs pour lequel on a le plus souvent évoqué la contamination avec la poésie.
Simon le pathétique, son premier roman, est pourtant écrit en prose. Énoncé à la
première personne, il relate les vicissitudes du jeune protagoniste de l’enfance à la
jeunesse, son installation à Paris, son irrémédiable détachement émotif à l’origine de
l’échec de son histoire d’amour.
25 Le texte a été inclus dans les analyses de Tadié et utilisé comme point de départ pour
des réflexions autour des formes narratives intergénériques. Si poésie il y a, elle a été
associée au lyrisme de certains passages, aux pauses narratives qui préludent à des
moments de contemplation, à la recherche stylistique qui marque le phrasé de
Giraudoux au sens musical, à la richesse des images, ainsi qu’à la préciosité lexicale, aux
tonalités fantaisistes de la narration, à la réduction de la communication à un simple
jeu verbal :
– Il me semble parfois que rien ne vous atteint.
– Rien !
– […] De vous j’oublie tout…
– Tout !33
26 ou à une narration caricaturalement synthétique :
– Oui, je devine. C’est vous. Je reconnais votre voix.
– Entendu, demain, à quatre heures… par l’Égypte, par les Indes, par la Perse ?...
– Oh ! enchanté, ravi… Oh ! désolé !…34
27 Encore une fois, l’adjectif « poétique » sert à couvrir un éventail assez différencié de
phénomènes langagiers et structurels. Au-delà du sens métaphorique du mot
« lyrisme », très émotivement connoté, on retrouve dans certains passages du texte de
Giraudoux ses marques proprement formelles : l’emploi du vocatif, des expressions
ampoulées et rhétoriques (« Hélas ! Pourquoi me faut-il toujours jouer aux quatre coins
avec les quatre démons du cœur et perdre à chaque instant ma place ? » 35), des climax,
des anaphores abondantes. Toutefois, l’ironie vise toujours à tempérer les excès
lyriques ou rhétoriques, régulièrement remis en cause par des effets comiques dus à un
recours hyperbolique d’exclamations ou à un décalage entre les tons emphatiques et le
vécu objectif des personnages. Si les modalités stylistiques dans ce roman peuvent

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renvoyer à l’énonciation poétique, le lyrisme, souvent considéré comme le fondement


même du déplacement de la narration vers la poésie, s’y trouve à nouveau fortement
redimensionné.
28 Nous avons déjà introduit l’interprétation répandue qui lie les inclinations poétiques
des textes narratifs surréalistes à la nécessité de dépasser la réticence amplement
manifestée vers le roman réaliste : « l’interdit posé », écrit Chénieux-Gendron,
« obligera Aragon et Soupault, mais aussi Crevel, Desnos voire Breton, à penser une
nouvelle forme de récit en prose qui permette de contourner cet interdit et d’inventer
ainsi un roman qui soit accordé aux ressources de l’esthétique surréaliste » 36 et cette
nouvelle forme du récit passerait, donc, par l’emprunt d’éléments poétiques. Dans
Détours, le premier récit de Crevel, consacré aux malheurs et aux déboires relationnels
du jeune Daniel, on retrouve même un passage entier qui est écrit comme un poème en
vers :
[…]
Rouille, sang des carcasses
figé dans la mort,
et puis toujours et puis encore
alentour une eau si lisse
avec le plomb des ménagères
trop souvent mères.
Tu as froid mais ne sais ni mourir ni pleurer.
Triste entre les quais méchants
que tout homme ici-bas méprise,
tu vas, fleuve des villes grises
et sans espoir d’océan.37
29 Jeux verbaux, métaphores foisonnantes et recherchées, tendance à la synthèse et à
l’abstraction des passages narratifs qui se substituent à tout réalisme, scènes
hallucinées et visionnaires : autant d’aspects relevant de la dimension poétique,
entendue dans ses multiples acceptions possibles. Si Courtot parle d’une « expérience
d’écriture, où la confession lyrique alterne avec la projection de désirs » 38, les
considérations de Devesa s’avèrent plus ponctuelles quant au relevé des traits
stylistiques de nature poétique (« rythme syncopé », « répétitions oratoires »,
« partition textuelle »39 et désarticulation syntaxique).
30 Toutefois, on ne peut s’empêcher de constater, dans ce texte aussi, la profondeur de la
dérision à l’égard de toute déclinaison de la poésie transcendant sa dimension
purement formelle : « les coins de neige et de glace que j’aperçois par la vitre du wagon
autorisent tous les lyrismes »40, dit le protagoniste à un moment donné, en établissant
une équivalence assez éloquente entre le lyrisme dans son acception péjorative et un
sentimentalisme facile et mélancolique, naïvement esthétisant. De même, au désarroi
dont le protagoniste fait part à sa compagne – « il me semble qu’une certaine angoisse
enveloppe les choses » –, fait écho une réplique moqueuse, où tout élan supposé
poétique est mis à mal : « Poète (elle l’a dit du ton qu’elle aurait pour injurier : idiot),
c’est la fumée des pipes »41.

Conclusions
31 Les quelques remarques autour de ces trois récits poétiques, unies à l’examen du
développement du discours critique sur l’hybridation de la narration et de la poésie

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tout au long du XXe siècle, ont laissé apparaître les limites d’une catégorie soumise à
une extrême variété d’utilisations, parfois peu rigoureuse dans la définition des
nouveaux équilibres rhétoriques. « À force de généraliser le sens du poétique, on finit
par le dissoudre dans un universel abstrait qui est l’ineffable » 42, écrit Combe. Mais il ne
s’agit pas que d’un simple problème de généralisation ou de prolifération de variantes à
simplifier. L’association exclusive et automatique de la poésie avec le lyrisme
compromet, en effet, le sens du poétique quand on l’applique à des textes narratifs, où
l’on continue à rechercher des éléments qualifiés de « poétiques » sur la base de
présupposés esthétiques dépassés (romantiques ou symbolistes), en tout cas déjà trop
éloignés de l’esthétique poétique effective de l’époque. C’est parfois à un cliché de la
poésie qu’on a l’impression d’être confrontés, une idée artificiellement figée du
poétique que les textes narratifs eux-mêmes n’hésitent pas à ridiculiser.
32 Dans le grand nombre de traits de poéticité reconnus et à chaque fois proposés par la
critique à la lecture des textes narratifs, il serait peut-être utile, en revanche, de cerner
des marqueurs strictement formels véritablement communs et cohérents avec le
développement historique de la poésie du temps. À partir de ces éléments on devrait
pouvoir vérifier sur un corpus bien circonscrit l’hypothèse d’une stylistique possible
d’un prétendu récit poétique, autrement insaisissable. Mais dans leur état actuel, les
configurations proposées pour cette catégorie s’avèrent peu utiles à décrire les aspects
novateurs de la production narrative des années 1920. « Vers la fin du XIX e siècle, on
était tenté d’appeler roman-poème tout roman qui échappait aux moules convenus » 43,
admettait Raimond. Et, en effet, on pourrait bien envisager l’adoption de la formule de
récit poétique comme une solution de facilité pour aborder la prose romanesque en
voie de réinvention. Avec les instruments dont on dispose aujourd’hui, comme les
excellentes analyses des spécificités linguistiques de la prose du début du vingtième
siècle44, on devrait être en mesure de proposer des formulations plus convaincantes
pour circonscrire le renouvellement narratif de cette période littéraire. D’un côté il
faudra accepter la plasticité structurelle du roman et son aptitude naturelle à s’ouvrir à
d’autres régimes discursifs ; de l’autre, il faudra se résigner à attribuer à la prose,
quoique renouvelée, des éléments formels que l’on s’est longtemps obstiné à désigner
comme poétiques.

NOTES
1. Ph. Soupault, « Introduction », dans Anthologie de la nouvelle prose française, Paris, Éditions du
Sagittaire chez Simon Kra, 1926, p. 3.
2. F. Lefèvre, « Jean Giraudoux », dans Une heure avec…, Première série, Paris, Éditions de la NRF,
1924, p. 141-151, p. 149. Il s’agit de la reprise d’une interview recueillie pour Les Nouvelles
littéraires en 1923.
3. L. Aragon, « Ô Byron, toi qui » dans La Défense de l’infini, éd. L. Follet, Paris, Gallimard, 2002,
p. 167-174, p. 168. Selon l’éditeur la rédaction de ce fragment doit remonter à 1923.
4. Ph. Soupault, Littérature et le reste. 1919-1931, Paris, Gallimard, 2006, p. 147. Le propos était
contenu à l’origine dans un article paru dans La vie des lettres en 1923.

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5. M. Raimond, La crise du roman : des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti,
1966, p. 194.
6. Daniel-Rops, « Le Roman d’aujourd’hui », dans Revue Bleue, 68, 1930, p. 427-429, p. 428.
7. La première édition paraît chez Grasset en 1918, alors que la version définitive du texte sort
chez le même éditeur en 1926.
8. A. Thibaudet, « Sur la poésie » [ NRF, février 1928], dans Réflexions sur la littérature, Paris,
Gallimard, 2007, p. 1233.
9. Michel Sandrars a parlé des « emplois métaphoriques » des termes « poétique » et
« romanesque » dans sa récente étude (M. Sandrars, Idées de la poésie, idées de la prose , Paris,
Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2016), consacrée à la variation
historique des acceptions de la poésie et de la prose, selon les perspectives esthétiques adoptées.
10. H. Bonnet, Roman et poésie, essai sur l’esthétique des genres, Paris, Nizet, 1951, p. 158.
11. D. Combe, Poésie et récit, Paris, José Corti, 1989, p. 140.
12. C’est le titre du troisième chapitre de son ouvrage, voir G. Picon, Panorama de la nouvelle
littérature française, Paris, Éditions du Point du jour, 1949, p. 32.
13. Déjà Soupault avait eu à cœur de préciser la connotation historique et esthétique de la poésie
qu’il considère comme le modèle dont s’inspire la prose : « La poésie et surtout cette poésie
nouvelle amie des images, des assonances et des dislocations de la syntaxe, a exercé sur la prose
une poussée très forte », Ph. Soupault, « Introduction », dans Anthologie de la nouvelle prose
française, cit., p. 3.
14. G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, cit., p. 34.
15. C. E. Magny, Histoire du roman français depuis 1918, Paris, Seuil, 1950, p. 66.
16. « Ambition poétique et dislocation du récit » est le titre d’un des chapitres consacrés à
l’examen des interférences de la narration et de la poésie (M. Raimond, La Crise du roman, cit.,
p. 194).
17. D’autres datations existent, bien sûr. Gerald Prince, par exemple, anticipe le phénomène :
« La poésie avait déjà envahi le genre », écrit-il, « Avant Jean Christophe et Le Grand Meaulnes, avant
les surréalistes, Cocteau, Giraudoux et Giono, en 1901, par exemple, Francis Jammes publie
Almaïde d’Étremont où, réduisant l’action à ses moments essentiels, rejetant l’analyse
psychologique comme le récit et la représentation du détail de la vie, il insiste sur le spectacle de
l’être et non du devenir », G. Prince « Romanesques et roman : 1900-1950 », dans G. Declercq, M.
Murat (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 183-191, p. 184.
18. M. Raimond, La Crise du roman, cit. p. 225.
19. J.-Y. Tadié, Le Récit poétique [1978], Paris, Gallimard, 1994, p. 7.
20. Comme l’a fait Emmanuel Rubio, qui se montre d’ailleurs réticent à réduire la complexité des
manifestations narratives des années 1920 à la catégorie déjà fortement problématique de récit
poétique : « Le Récit poétique se rapporte plutôt à une sorte d’essence de la poésie, et trouve là
une […] de ses limites. Celle-ci se révèle très idéalisante […] La critique d’une telle essence est
évidemment tentante, et ce d’autant plus qu’elle ne correspond pas à quelques pratiques
majeures de la poésie moderne émergeant dans les années dix et régissant une part des années
vingt », E. Rubio, « Par-delà modernité et avant-garde : le Roman en archipel », dans M.
Boucharenc et E. Rubio, Réinventer le roman dans les années vingt dans Revue des Sciences Humaines,
298, Lille, Septentrion, Presses de l’Université Charles de Gaulle, 2010, p. 9-31, p. 16.
21. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 139.
22. Ibid., p. 137.
23. S. Smadja, La nouvelle prose française. Étude sur la prose narrative au début des années 1920, Pessac,
Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 49.
24. Voir, à ce sujet, J. Chénieux-Gendron, Inventer le réel : le surréalisme et le roman, 1922-1950, Paris,
Honoré Champion, 2014.

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25. Voir C. Hubner-Bayle, Romans et contes de Pierre Reverdy. Une poétique de la marge, Paris,
H. Champion, 1993, p. 14.
26. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 143.
27. P. Reverdy, Le Voleur de Talan [1917], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2010, t. 1,
p. 409. « Son émotion sécha au soleil » (Ibidem), note le narrateur dans le même esprit.
28. Ibid., p. 371.
29. Ibid., p. 445.
30. Ibid., p. 436.
31. Ph. Soupault, Anthologie de la nouvelle poésie française, Paris, Éditions du Sagittaire, chez Simon
Kra, 1924, p. 272.
32. G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, cit., p. 40.
33. J. Giraudoux, Simon le pathétique [1918 ; 1926], dans Id., Œuvres romanesques complètes, éd. J.
Body, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, t. I, p. 333.
34. Ibid., p. 317.
35. Ibid., p. 347.
36. J. Chénieux-Gendron, Inventer le réel : le surréalisme et le roman, 1922-1950, cit., p. 83.
37. R. Crevel, Détours [1924], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Éditions du Sandre, 2014, t. 2, p. 29.
38. C. Courtot, « Préface », dans F. Cornacchia, René Crevel, il romanzo contro la ragione, Bari, B.A.
Graphis, 2001, p. VII.
39. J.-M. Devésa, René Crevel et le roman, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1993, p. 490.
40. R. Crevel, Détours, cit., p. 73.
41. Ibid., p. 61.
42. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 140. Stéphanie Smadja observe, dans le même ordre d’idées,
que « l’épithète, vague, signifie parfois “littéraire” » (S. Smadja, La Nouvelle prose française, cit.,
p. 159).
43. M. Raimond, La Crise du roman, cit., p. 196.
44. Les travaux de Smadja déjà évoqués, les études de Julien Piat et Gilles Philippe.

RÉSUMÉS
Cet article interroge la catégorie problématique de récit poétique : largement utilisée dans
l’historiographie littéraire au sujet des formes narratives des années 1920, elle se prête à de
nombreuses ambiguïtés et glissements sémantiques. Après un rappel de la littérature critique en
matière de narration poétique, la variété de son application est envisagée à travers l’analyse de
trois ouvrages assimilés, selon des critères différents, à cette catégorie intergénérique : Le Voleur
de Talan de Reverdy, Simon le pathétique de Giraudoux et Détours de Crevel.

This paper examines the problematic category of poetic narrative : widely used in historical
works dealing with the literature of the 1920s, it enables ambiguities and semantic shifts. After
an overview of critical texts, the whole variety of its application will be considered in relation to
Le Voleur de Talan by Reverdy, Giraudoux’s Simon le pathétique and Crevel’s Détours, all three
associated to this intergeneric category, according to different criteria.

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INDEX
Keywords : poetic narrative, Reverdy (Pierre), Giraudoux (Jean), Crevel (René), Tadié (Jean-Yves)
Mots-clés : récit poétique, Reverdy (Pierre), Giraudoux (Jean), Crevel (René), Tadié (Jean-Yves)

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Contradictions du fantastique
Contradictions of the Fantastic

Paolo Tortonese

1 Le fantastique est un genre exclusivement moderne, qui a fait son apparition


précisément à l’époque où le déclin du système des genres s’est produit. Le romantisme
a détruit une fois pour toutes non pas les genres, mais l’édifice du système des genres,
non seulement parce qu’il a rejeté leur séparation, mais surtout parce qu’il a effacé la
hiérarchie que ce système impliquait1. Le déclin des poétiques a en outre modifié la
conscience littéraire. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, l’attention s’est déplacée, assez
brusquement, du rapport entre l’œuvre et les genres, au rapport entre l’œuvre et son
auteur. Si à l’âge dit classique en France, un privilège était accordé à la fonction de
médiation assurée par les genres, médiation entre l’intention de l’auteur et les attentes
du public, à l’âge romantique qui s’ouvre, et qui ne se fermera plus, l’attention est
désormais portée sur ce que la singularité de l’écrivain communique à la singularité de
l’œuvre. Dans cette nouvelle perspective, le jugement de valeur se déplace, il ne peut
plus porter sur la conformité à des modèles traditionnels définis par les poétiques,
même si ces modèles ont souvent été pensés comme des manières de s’adapter aux
formes naturelles de l’esprit humain. Il doit désormais porter sur la réussite d’un effort
individuel, dans la création d’un objet artistique devant ses formes propres à une
impulsion singulière. D’où l’idée que le poète ne sera jamais aussi capable de donner
l’émotion esthétique, que lorsqu’il sera absolument fidèle à son propre caractère. Il n’y
a plus de médiation entre le lecteur et l’auteur, plus de médiation si ce n’est l’œuvre
elle-même. Les médiateurs en chef qu’étaient les genres finissent ainsi par paraître
comme d’insupportables contraintes, des voiles opaques insinués là où devrait régner
la transparence.
2 Pour Schiller en 1796, la « nature » dont se réclame le poète n’est plus celle dont l’ordre
était exprimé par la partition des genres ; au contraire, la « nature » est devenue le
principe dont émanent les poètes, soit qu’ils coïncident avec elle par la « naïveté », soit
qu’ils cherchent à la retrouver par le « sentiment ». Cette nature-là est poétique
précisément dans la mesure où elle s’oppose à « l’influence destructive de formes

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arbitraires et artificielles » que sont les genres. Le poète donc doit « lutter contre ces
formes »2.
3 Trente ans plus tard, Victor Hugo, dans la préface aux Odes et Ballades, disait toute son
irritation contre l’exigence de se conformer à des modèles génériques, et il concluait en
affirmant que « la seule distinction véritable dans les œuvres de l’esprit est celle du bon
et du mauvais ». Tout semble s’effondrer devant le jugement de valeur esthétique. Et en
1827, dans la préface de Cromwell, Hugo écrira :
On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non
d’après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l’art,
mais d’après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur
organisation personnelle.3
4 C’est reprendre le chemin ouvert un siècle plus tôt par l’abbé Du Bos. L’affirmation de
l’esthétique, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, n’a laissé de place qu’à l’expérience
de la beauté par elle-même. Et cela a été vrai pour une très longue période, depuis
Schiller jusqu’à Breton, en passant par Victor Hugo et par Benedetto Croce.
5 En revanche, les genres, qui ne servaient plus à orienter la production, ni le goût,
devaient trouver un nouveau souffle, en tant que notions, lorsque l’esprit historiciste
du romantisme se tournait vers le passé. Là, les catégories génériques se dépouillaient
de leur caractère législatif ou impératif, et se convertissaient en outils de
compréhension de phénomènes historiques. L’histoire littéraire a pu s’emparer des
genres pour en faire l’objet d’une étude qui les situe dans l’évolution de la culture
européenne : Friedrich Schlegel, par exemple, cherche à disposer dans une succession
précise les grands genres littéraires que sont le lyrique, le dramatique, l’épique, ce
dernier faisant la synthèse des formes précédentes. Cette vision, qui fait des genres les
instruments d’une périodisation historique, en les intégrant à des moments de la
civilisation, ne cesse de travailler la pensée du XIXe siècle. Dans la préface de Cromwell,
Hugo reprendra la triade de Schlegel en disposant cette fois-ci le drame en dernier,
après le poème épique et le lyrique. Schelling et Hegel avaient jonglé avec les mêmes
termes.
6 Mais cette vision diachronique se prolonge, en se modifiant, jusqu’à la théorie
évolutionniste des genres, que Brunetière défendra dans ses cours de 1890-1894 : chez
lui, le contextualisme historique laisse la place à une évolution interne de la littérature,
qui change de forme comme un organisme vivant selon la théorie darwinienne.
Certaines recherches de Franco Moretti vont encore dans cette direction.
7 À ces deux attitudes, de refus des genres en tant que notions prescriptives, et d’emploi
des genres en tant que catégories historiques, s’en ajoute une troisième, qui a fait son
chemin à travers les deux siècles postromantiques, et qui est celle du réemploi des
genres traditionnels à des fins ludiques, ironiques, parodiques. Une manière nouvelle
d’adhérer aux genres est apparue, dès que le système des genres s’est effondré : il s’est
agi de saisir les masques de l’histoire littéraire pour s’en servir dans un exercice de
second degré. Le nombre de contes de fées parodiques écrits au XIXe siècle est
impressionnant, par exemple. Mais plus généralement, les genres ont pu fonctionner
comme des matériaux à exploiter, des outils à manier, des objets que le passé historique
met dans les mains de l’auteur pour qu’il en fasse un usage à lui. Serge Zenkine a écrit :
« On a le sentiment qu’une œuvre littéraire, pour avoir quelque valeur, doit
n’appartenir à aucun genre – ou en combiner plusieurs à la fois, ce qui revient au

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même »4. La combinaison des genres, comme opportunité moderne, est donc issue à la
fois du déclin des genres et de leur historisation.
8 Le fantastique, genre nouveau, a fait son apparition dans ce cadre. Chacun sait
comment il a été progressivement défini, depuis les premières tentatives de Jean-
Jacques Ampère, de Théophile Gautier, de Charles Nodier, jusqu’à la critique des années
1950 (Castex et Caillois), puis à celle des années 1970 (Todorov). Avant même que
Hoffmann ne soit traduit et ne rencontre le succès qu’on sait, Jean-Jacques Ampère
écrivait dans Le Globe de 1828 :
Ce n’est pourtant pas le merveilleux proprement dit, la sorcellerie, les diables, les
apparitions, qui me frappent le plus dans les écrits d’Hoffmann, quoiqu’il ait traité
tout cela avec un talent qui fait par moments frissonner plus le hardi lecteur. Non,
ce qui dans Hoffmann a, selon moi, sur notre âme, une véritable prise, ce qui aussi
appartient en propre à cet écrivain, c’est l’emploi d’un genre de merveilleux
naturel. Du sein de ces événements, qui ressemblent à ceux de tous les jours,
sortent, on ne sait comment, le bizarre et le terrible.5
9 En 1836, Gautier trouvait que Hoffmann montrait dans ses contes une formidable
capacité à « donner les apparences de la réalité aux créations les plus
invraisemblables ». Il trouvait que « sa manière de procéder est très logique, et il ne
chemine pas au hasard dans les espaces imaginaires, comme on pourrait le croire » 6. Il
faisait remarquer que ses contes commençaient toujours par la mise en place d’un
décor normal, voire banal, un intérieur bourgeois par exemple, pour faire surgir au
creux de cette banalité un événement effrayant. La contradiction devient flagrante,
entre une vision qui nous accroche à l’expérience commune et une histoire qui s’en
écarte :
Dès lors une terreur étouffante vous met le genou sur la poitrine et ne vous laisse
plus respirer jusqu’au bout de l’histoire ; et plus elle s’éloigne du cours ordinaire
des choses, plus les objets sont minutieusement détaillés ; l’accumulation de petites
circonstances vraisemblables sert à masquer l’impossibilité du fond. 7
10 L’impossible et le possible faisaient bon ménage chez Hoffmann ; ou plutôt « mauvais »
ménage, puisque leur conflit était déclaré. C’est ce qui permettait à Gautier d’affirmer
que les contes de Hoffmann n’étaient guère des contes de fées : « Du reste, le
merveilleux d’Hoffmann n’est pas le merveilleux des contes de fées ; il a toujours un
pied dans le monde réel »8.
11 Un siècle plus tard, Pierre-Georges Castex reprendra ces idées pour donner sa
définition bien connue du fantastique : « une intrusion brutale du mystère dans le
cadre de la vie réelle ». Il dira que le fantastique « crée une rupture, une déchirure dans
la trame de la réalité quotidienne »9. Mais le vrai théoricien du fantastique a été Roger
Caillois, qui a donné à cette approche une rigueur nouvelle, parce qu’il a non seulement
repris l’idée que dans le fantastique le fait extraordinaire s’inscrit en faux contre un
cadre réaliste, mais il a fait remarquer que « le surnaturel paraît [dans le fantastique]
comme une rupture de la cohérence universelle »10, et que ce sentiment de rupture
n’était compréhensible que par rapport à la révolution scientifique et aux Lumières :
« Il ne saurait surgir qu’après le triomphe de la conception scientifique d’un ordre
rationnel et nécessaire des phénomènes, après la reconnaissance d’un déterminisme
strict dans l’enchaînement des causes et des effets » 11.
12 Caillois ajoutait ainsi un chapitre à l’histoire des genres littéraires en définissant le
genre fantastique par des modalités narratives qui trouvaient leur sens dans un
contexte culturel. Et il pensait le fantastique par rapport à ce qui le précède comme à ce

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qui le suit : le merveilleux, le féerique, la science-fiction. C’est à lui qu’on doit l’idée que
dans le conte de fées « le monde féerique et le monde réel s’interpénètrent sans heurt
et sans conflit »12 , observation qui n’est banale que si on la sépare de la définition du
fantastique. De même, dans le merveilleux l’humain et le divin se côtoient. Ces deux
genres, féerique et merveilleux, auraient recours à une sorte de caution qui leur permet
d’établir le vraisemblable et l’invraisemblable dans un même univers de fiction. La
caution serait religieuse pour le merveilleux, simplement littéraire pour le féerique.
13 Ce sont des distinctions bien connues ; il fallait juste les rappeler avant de jeter sur le
fantastique le regard que requiert notre problématique. Le fantastique apparaît comme
un genre hybride par définition, un genre issu de la contamination conflictuelle entre
différents genres ou au moins différentes modalités de récit. Il n’y a pas de fantastique
s’il y a harmonie des parties, cohérence préétablie et avérée. Même la fameuse notion
d’« hésitation », par laquelle Todorov a voulu donner un tour plus formaliste à la
théorie de Caillois, n’a de sens que si on hésite entre deux choix s’opposant
radicalement l’un à l’autre, ou plutôt s’excluant réciproquement. Il y a dans le
fantastique quelque chose d’inconciliable : un élément qui, dans une série homogène, se
refuse à rentrer dans la norme. Cette norme étant, sans aucun doute, celle de la
représentation scientifique et rationnelle de la réalité.
14 Mais une objection a souvent été faite à Caillois : la vision historique qu’il propose
semble prétendre que le fantastique remplace le féerique et le merveilleux, alors qu’un
très grand nombre d’œuvres du XIXe et du XXe siècle reprennent les modalités de ces
deux genres traditionnels. On a parfois observé que le fantastique pur, pour ainsi dire,
est un genre au corpus restreint, et qu’il ne représente qu’une petite partie de la grande
masse de récits modernes où l’invraisemblable ou le surnaturel apparaissent. Pendant
qu’une tradition moderne du fantastique se consolidait, à travers Gautier, Mérimée,
Maupassant, et Henry James, on continuait à écrire des contes de fées. Si Andersen est
peut-être le seul qui ait réussi à se faire une place dans le canon de la haute littérature,
une grande masse de contes de fées existe néanmoins au XIXe siècle, ainsi que leurs
détournements parodiques, tels que ceux de Jean Lorrain, par exemple 13. On a
également continué à écrire des récits où l’invraisemblable ou le surnaturel
interviennent, sans que pour autant le conflit fantastique apparaisse, entre une
représentation vraisemblable et un événement invraisemblable. Autrement dit, le
merveilleux non plus n’a pas disparu, mais a trouvé de nouvelles formes. De même,
l’entrée en scène de la science-fiction n’a pas produit l’effacement définitif du
fantastique, et elle a souvent donné lieu à des narrations à la frontière entre fiction
scientifique et fantastique.
15 Tout cela est indiscutable. La question est de savoir si la survivance assez forte des
genres qui précédaient le fantastique doit remettre en cause la justesse de la définition
donnée par Caillois et l’idée d’un genre à part, que Gautier et ses contemporains avaient
déjà proposée. Quand on a dû procurer des éditions des grands auteurs du fantastique,
ou bien quand on a voulu constituer de grandes anthologies du fantastique, on a
toujours été confrontés à des difficultés. Faut-il inclure dans le corpus fantastique des
contes comme Le chevalier double de Gautier ou Il viccolo di Madama Lucrezia de
Mérimée ? Le premier a de nombreux traits du conte de fées, le second pourrait plutôt
être considéré comme un récit gothique ou « étrange » (selon la terminologie de
Todorov). Les deux montrent que la structure élémentaire du fantastique, étant a priori
conflictuelle, est aussi ouverte et en équilibre instable, donc capable d’accueillir des

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contenus opposés et de se déséquilibrer facilement par la contamination. On pourrait


prendre d’autres exemples chez Nodier, chez Maupassant, chez Jean Lorrain, chez
Marcel Schwob. Je veux dire que le fantastique, étant un hybride lui-même, si l’on veut
une chimère composée de données contradictoires, se prêtait facilement à l’hybridation
avec d’autres genres, qui jouaient avec les mêmes composantes que les siennes.
16 En poussant le raisonnement à l’extrême, on pourrait dire que le fantastique est un
genre « parodique », parce qu’il prend une séquence connue et remplace un des
éléments qui la composent. Il est la parodie du récit merveilleux-féerique, parce qu’il
l’inscrit dans un monde présent et proche, et il est la parodie du récit réaliste, parce
qu’il y introduit les matériaux des traditions narratives surnaturelles. Cet aspect
parodique est assez explicite chez les pionniers du genre qu’ont été Washington Irving
aux États-Unis, Walter Scott en Grande Bretagne, Gautier en France. On peut songer à
The Adventure of my Uncle (1824), à The Tapistred Chamber (1828), à Onuphrius (1832). Mais
il s’efface, il est vrai, avec Maupassant et James, qui donnent du fantastique une version
extrêmement sérieuse, même si elle est, elle aussi, mélangée : il suffit de penser à la
première version du Horla, où le récit est encadré par le point de vue d’un aliéniste, ce
qui incite à expliquer par la psychopathologie les événements extraordinaires.
17 La conscience que nous avons prise des difficultés de considérer le fantastique comme
un bloc uniforme nous a un peu laissés dans l’hésitation entre deux chemins : effacer
les frontières du fantastique au profit d’une catégorie plus vaste qui inclurait toutes les
formes de récit non réaliste, ou bien maintenir la catégorie du fantastique et trouver
d’autres notions pour définir les autres formes de récit invraisemblable ou surnaturel à
l’époque moderne.
18 La dernière tentative importante que je connaisse, de reconfigurer la carte du
surnaturel littéraire est celle qu’a faite Francesco Orlando dans ses cours des années
1980 et 1990, qui ont été publiés de façon posthume en 2017 par ses élèves Stefano
Brugnolo, Luciano Pellegrini et Valentina Sturli. Orlando a proposé de prendre en
considération l’ensemble des œuvres qui dans la littérature occidentale, montrent des
faits surnaturels. C’est-à-dire des faits qui sont conçus par l’auteur et par les lecteurs
comme sortant de la norme commune.
Il soprannaturale [...] costituisce una supposizione di entità, di rapporti o di eventi
in contrasto con quelle leggi della realtà che sono sentite come normali o naturali
in una situazione storica data.14
19 Repartant de zéro, Orlando prend en considération cet immense corpus sous un angle
d’attaque précis, qui est l’alternative entre croyance et critique. Ainsi, et selon sa
méthode habituelle, il pose une question théorique sous la forme d’un conflit entre
deux principes, et il en fait ensuite découler une vision historique en pondérant la force
respective des deux principes dans chaque phénomène à travers les âges.
20 Le conflit entre croyance et critique, et l’équilibre toujours précaire (ou le compromis),
qui se forme entre eux à chaque fois différemment, est pensé par Orlando sous deux
aspects : d’une part le conflit historique entre Lumières et pensée religieuse ou
magique, d’autre part le conflit permanent entre l’esprit enfantin et la raison adulte.
Vision historique e théorie de la nature humaine s’interpénètrent ainsi, parce que la
rationalisation scientifique apparaît comme l’extrême accomplissement de la
répression qui pèse sur l’univers magique de l’enfance.
21 Grâce à ce schéma, Orlando peut définir tour à tour des formations de compromis qui
correspondent à des manières de faire cohabiter dans une forme littéraire l’esprit

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adulte et rationnel avec l’esprit enfantin et magique, dans une confrontation


permanente entre répression et retour du réprimé. Historiquement, cela correspond au
schéma mis en place par Caillois, dans lequel le fantastique représentait un retour
tardif de la croyance archaïque dans un monde désormais dominé par la modernité
scientifique. Mais ce qu’Orlando reproche à Caillois, c’est d’avoir laissé entendre que le
fantastique ferait disparaître le merveilleux en le remplaçant, alors qu’il est évident
que des récits non fantastiques, mais dans lesquels le surnaturel apparaît, sont bien
présents au XIXe et au XXe siècle. Cette lacune dans la théorie de Caillois nous a privés
d’une terminologie qui rende compte d’un grand corpus d’œuvres allant du Faust de
Goethe à La Métamorphose de Kafka. Si on reste dans les limites de la pensée de Caillois,
nous sommes condamnés, soit à les ignorer, soit à les classer dans les catégories
historiquement précédentes, le merveilleux, le féerique, ce qui n’est pas satisfaisant.
Ces récits appartiennent eux aussi à l’époque qui suit les Lumières, et il est impossible
de croire qu’ils fonctionnent comme ceux qui la précèdent.
22 Orlando a donc inventé ses propres catégories, pour désigner des types de récits en
amont et en aval du fantastique. Ces catégories sont le « surnaturel de tradition »,
d’« indulgence », de « dérision », d’ « ignorance », de « transposition »,
d’ « imposition ». Certaines recoupent assez nettement des genres établis, d’autres en
revanche redécoupent le corpus de la littérature selon des frontières nouvelles. Le
« surnaturel de tradition » correspond assez largement à l’ensemble des récits
merveilleux, qui font appel à une caution culturelle de type religieux, donc à une
croyance forte, mais non pas illimitée :
Ora, in questo tipo di testi che rinviano alla presenza di un soprannaturale forte
codificato dalla tradizione, la critica tende a ridursi all’istanza del comune senso
della realtà. Un’istanza questa da considerare come insopprimibile e costante
qualunque sia il grado di credito ontologico accordato a questa o quella mitologia
religiosa.15
23 Dans ce cas la critique ne détruit pas la croyance, elle se borne à la circonscrire, à la
situer dans des lieux précis. Le commun « sens de la réalité » doit cohabiter avec la
croyance au surnaturel, qui dans ce cas est le divin (ou son pendant, le diabolique).
24 À ce fort niveau de crédit répondent des types de récit qui, au contraire, mettent en
place une critique progressivement plus forte : le « surnaturel d’indulgence » (comme
dans les contes de Perrault), le « surnaturel de dérision » (comme chez Voltaire). On
comprend que le premier a intégré la critique moderne, qui avait d’ailleurs fait son
apparition déjà avec Arioste ou avec Cervantes de manière non destructive, alors que la
dérision de Voltaire atteint le niveau minimal de croyance aussi bien sur le plan du
récit que sur celui des convictions philosophiques.
25 Le « surnaturel d’ignorance » correspond au fantastique de Caillois. Orlando propose
une analyse du roman de James Hogg, The Private Memoirs and Confessions of a Justified
Sinner (1824), et une autre du plus célèbre conte fantastique de Henry James, The Turn of
the Screw (1898). Dans cette dernière œuvre, nous trouvons une technique narrative qui
pousse la critique au plus haut niveau, alors même que la fiction produit énormément
de croyance. L’équilibre entre deux instances toutes les deux renforcées (alors qu’elles
étaient toutes les deux affaiblies dans l’indulgence) est à la fois parfait et terriblement
fragile. La complète ignorance dans laquelle est laissé le lecteur, quant à ce que les
enfants savent de l’événement surnaturel, sanctionne ce compromis 16.

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26 Mais venons à la catégorie la plus novatrice, qui est celle du « surnaturel de


transposition ». Pour Orlando, la transposition est en effet une « remotivation » : « Il
soprannaturale di trasposizione si fonda dunque su un rinvio allegorico-referenziale e
sulla ripresa e la rimotivazione del soprannaturale più forte della tradizione » 17. Que
font Goethe ou Dostoïevski quand ils mettent en scène le diable ? Ils prennent un
élément de la tradition, l’un des plus solidement établis dans la culture de la chrétienté,
et s’en servent d’une manière qui ne peut pas être confondue avec celle de la tradition
merveilleuse, parce qu’ils cherchent à donner une autre valeur, un autre sens à l’image
du diable. Ce sens serait historique et non théologique, et se produirait à travers
l’allégorie. Chez Goethe et Dostoïevski, comme chez Wagner, les grandes images
mythiques ou religieuses signifient la condition historique moderne, et problématisent
la question du progrès, du capitalisme, etc.
27 Ce « surnaturel de transposition » existe, selon la périodisation d’Orlando, depuis 1770
jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il s’oppose au « surnaturel d’ignorance » parce qu’il est
« exempt du doute18 », mais quel type de croyance installe-t-il ? Une croyance
supérieure, plus intense, certes, mais jamais aussi intense que celle du « surnaturel de
tradition ». Il participe pleinement à la grande nostalgie de la croyance qui émerge avec
la critique romantique de la science, mais il ne peut revenir à la caution métaphysique
du surnaturel et doit se contenter d’une caution littéraire19. Dans le langage de Caillois,
c’est comme si, après la révolution fantastique, la matière ancienne du merveilleux
passait dans une sorte de nouveau féerique, exclusivement littéraire, mais s’ouvrant à
l’allégorie.
28 Normalement, le « surnaturel de transposition » est localisé dans un ailleurs temporel
ou spatial. Voir l’exemple de Faust, qui est paradigmatique pour Orlando. Mais dans
quelques cas cette localisation ne se produit pas, et nous avons des récits où le
surnaturel apparaît dans le présent et le proche. Orlando donne en exemple Les Frères
Karamazov, Le Joueur généreux de Baudelaire, Doktor Faustus de Thomas Mann. J’aurais
envie d’ajouter à cette liste trop courte un autre titre célèbre, La Peau de chagrin, où il
n’y a pas de diable, mais bel et bien un pacte diabolique. Et on s’aperçoit, grâce à cette
distinction (transposition localisée et non localisée), que la seconde est celle où nous
pouvons avoir l’impression d’être à la limite du fantastique, ou presque dans une
hybridité entre le fantastique et le merveilleux transposé. Dans ces cas, des éléments de
doute explicite sur la nature des événements apparaissent parfois, mais ne sont pas
développés, parce que la croyance littéraire allégorique doit prévaloir. Nous aurons
ainsi des situations hésitantes entre l’ignorance et la transposition, comme dans la
boutique du marchand où Raphaël de Valentin achète la peau de chagrin. La théorie
d’Orlando nous permet de penser plus clairement cette contamination.
29 Il restera à considérer l’autre hybridation possible entre le « surnaturel d’ignorance »
et les formes de récit où l’instance critique, très forte, opère à travers une explication
rationnelle20, comme le roman gothique au XVIIIe siècle, ou bien les récits qui donnent
des explications scientifiques au XIXe siècle, avec la variante importante des
explications médicales psychopathologiques. Là aussi, le schéma d’Orlando est efficace,
pour rendre compte de la continuité assez forte qu’on peut parfois constater entre
histoires gothiques et histoires fantastiques, parce qu’il permet de prendre en
considération une certaine dose de croyance dans le gothique, en dépit de la
rationalisation conclusive, ou, à l’inverse, la persistante inquiétude dans les récits où
l’instance critique est représentée par le point de vue scientifique, comme Le Horla,

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comme Frankenstein ou comme L’Étrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde, ou encore


comme Le Club des hachichins, ou Le Château des Carpathes.
30 Je terminerai par deux remarques. La théorie d’Orlando, comme toute catégorisation a
posteriori, ne produit pas des genres, mais des notions critiques. Le genre ne peut être
pensé sans une prise en compte de l’horizon d’attente du public. Or, le « surnaturel de
transposition » n’a jamais constitué un genre précis pour les lecteurs du XIXe siècle,
alors que le fantastique est devenu, en France à partir de 1830, un genre reconnu. Cela
explique peut-être pourquoi il a pris tant d’importance aux yeux de la critique.
31 Une fois qu’on a élargi nos possibilités de créer des catégories, est-ce que la position
centrale, éminente, du fantastique comme genre va être effacée ? Je pense qu’elle ne le
sera pas vraiment, parce que même si nous réduisons ce genre à un corpus restreint et
que nous le remettions à sa place, limitée, dans le panorama élargi des nombreuses
formes de surnaturel narratif, nous devons reconnaître, avec Orlando, qu’il représente
la forme de conflit la plus violente de toutes entre croyance et critique. C’est là que
nous trouvons le climax de la lutte entre l’instance rationnelle répressive et l’instance
irrationnelle enfantine. De ce point de vue, le fantastique représente éminemment la
remise en cause du rationalisme par la culture romantique, dans un monde littéraire où
le système des genres cédait sa place à l’usage des genres.

NOTES
1. Plusieurs colloques se sont penchés sur le déclin et sur la survivance des genres ; parmi eux :
Règles du genre et inventions du génie, A. Goldschläger, Y. Martineau et C. Thomson (dir.), London,
Canada, Mestengo press, 1999 ; L’Éclatement des genres au XXe siècle, Marc Dambre (dir.), Paris,
Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001 ; Generi litterari : ibridismo e contaminazione, A. Sportelli
(dir.), Bari, Laterza, 2001.
2. F. Schiller, Poésie naïve et sentimentale, tr. R. Leroux, Paris, Aubier, 1947, p. 105.
3. V. Hugo, préface de Cromwell, éd. A. Ubersfeld, Paris, « GF » Flammarion, 1968, p. 107.
4. S. Zenkine, « Genre et histoire : sur un mécanisme d’évolution générique », dans Fortunes et
infortunes des genres littéraires, éd. A. Montandon, Cahiers de l’Echinox, 16, 2009, p. 36.
5. J-J. Ampère, « Allemagne. Hoffmann. Aus Hoffmann’s Leben und Nachlass, herausgegeben von
Hitzig. – Berlin, 1822 », Le Globe, 2 août 1828.
6. Th. Gautier, « Les contes d’Hoffmann », Chronique de Paris, 14 août 1836.
7. Ibidem.
8. Ibid.
9. P.-G. Castex, La Littérature fantastique en France, Paris, Corti, 1951, p. 8.
10. R. Caillois, « De la féerie à la science-fiction », dans Anthologie du fantastique, Paris, Gallimard,
1958, p. 9.
11. Ibidem.
12. Ibid., p. 8.
13. Voir H. Pernoud, Féeries pour une autre fois : réécritures et renouvellement des paradigmes des
contes de fées (1808-1920), thèse de doctorat en Langue, littérature et civilisation françaises, sous la
direction de P. Tortonese, soutenue à la Sorbonne Nouvelle en 2017.

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14. F. Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, éd. S. Brugnolo, L. Pellegrini, V.
Sturli, Torino, Einaudi, 2017, p. 18. Une première publication du travail d’Orlando sur ce sujet a
eu lieu dans l’ouvrage sur le roman dirigé par Franco Moretti : « Statuti del soprannaturale nella
narrativa », dans Il romanzo, Torino, Einaudi, t. I, 2001, p. 195-226.
15. F. Orlando, Il soprannaturale letterario, cit., p. 102.
16. « Fino alla fine del racconto è impossibile sapere che cosa essi [i bambini] sappiano rispetto al
soprannaturale. », Ibid, p. 79.
17. Ibid., p. 114.
18. « Esente dal dubbio che condiziona il soprannaturale d’ignoranza », Ibid., p. 116.
19. Voir p. 116 : je paraphrase les propos d’Orlando.
20. Ce qui est selon Orlando une manifestation de « pessimisme éclairé » : « pessimismo
illuminista », Ibid., p. 72.

RÉSUMÉS
Le livre de Francesco Orlando, Il soprannaturale letterario : storia, logica e forme, publié à titre
posthume en 2017, propose de nouvelles catégories pour définir les manières qu’a eu la
littérature de mettre en scène des événements invraisemblables, en conflit avec les lois connues
de l’univers. La catégorie du fantastique en est ainsi réduite à des dimensions moindres par
rapport à la tradition critique inaugurée jadis par Roger Caillois. Elle est côtoyée, dans les deux
derniers siècles, par d’autres modalités. Mais elle représente néanmoins la forme de conflit la
plus violente entre croyance et critique. C’est là que nous trouvons le climax de la lutte entre
l’instance rationnelle répressive et l’instance irrationnelle enfantine. De ce point de vue, le
fantastique représente éminemment la remise en cause du rationalisme par la culture
romantique, dans un monde littéraire où le système des genres cédait sa place à l’usage des
genres.

Francesco Orlando’s posthumous book, Il soprannaturale letterario : storia, logica e forme (2017),
introduces new categories to define the ways in which literature has staged implausible events in
conflict with the known laws of the universe. The category of the fantastic is thus reduced to
smaller dimensions compared to the critical tradition once inaugurated by Roger Caillois. In the
last two centuries, it has been surrounded by other modalities. But it nevertheless represents the
most violent form of conflict between belief and criticism. There we find the climax of the struggle
between the repressive rational agent and the childish irrational agent. From this point of view,
the fantastic eminently represents the questioning of rationalism by the romantic culture, in a
literary world where the system of genres gave way to the use of genres.

INDEX
Keywords : literary genres, fantastic, supernatural, verisimilitude, Romanticism, rationalism,
Orlando (Francesco)
Mots-clés : genres littéraires, fantastique, surnaturel, vraisemblance, Romantisme,
rationalisme, Orlando (Francesco)

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Les écrits sur l’actualité de Paul


Valéry : essais, pamphlets, écrits de
circonstance ou textes littéraires ?
The writings of Paul Valéry on politics: essays, pamphlets, writings of
circumstance or literary texts?

Paola Cattani

1 En tant que théoricien de la notion de « poésie pure », qu’il contribua à formuler et à


introduire dans le débat critique de l’entre-deux-guerres1, Paul Valéry occupe une place
privilégiée dans les études concernant les genres littéraires : c’est lui qui, substituant
l’opposition entre « poétique » et « narratif » à la triade fixée depuis Aristote
d’« épique-dramatique-lyrique », a systématisé et consacré la redistribution des
critères génériques autour du binôme poésie/prose2. Il n’est donc pas surprenant que,
lorsque ce poète idéalement voué à la poésie pure écrit et publie des essais (nombreux)
en prose, il ne cesse de s’interroger sur le statut générique de ces textes. Ses
questionnements constitueront le point de départ de notre réflexion.
2 Pour présenter ses écrits en prose, Valéry a recours à des termes variés : pour les
recueils, par exemple, Variété, Rhumbs, Mélange, Instants, Regards sur [le monde actuel] ;
pour les articles, Introduction à [la méthode de Léonard de Vinci], Note et digression, Propos
sur [la poésie], Fragment/s [d’un Descartes, des mémoires d’un poème], Réflexions, etc. Dans
une telle prolifération de titres, censés ramener les textes en prose au rang d’écrits
mineurs et dénués d’importance, ce sont sans doute les écrits concernant l’actualité qui
posent le plus de problèmes à Valéry.
3 En 1927, au comble de son engagement en faveur de l’Europe unie au sein de la Société
des nations ainsi que dans d’autres cercles intellectuels internationaux, Valéry projette
de réunir ses écrits sur l’Europe dans un recueil à publier chez Champion ; la
Bibliothèque nationale de France conserve les épreuves de ce volume qui, pratiquement
achevé, ne fut finalement jamais publié, le projet étant fort probablement devenu
obsolète aux yeux de Valéry après l’échec des efforts pro-européens de Briand. Dans
l’avant-propos au volume, Valéry s’attache, comme en témoignent les différentes

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ébauches conservées, à donner une définition des textes réunis, ainsi qu’à identifier un
destinataire précis. Initialement Valéry a recours aux expressions suivantes pour
qualifier ses textes : « tentatives de préciser quelques idées qu’il faudrait bien nommer
politiques » (tentatives qu’il propose en « amateur ») ; « essais de précisions » ;
« réflexions sur de tels sujets » ; « propos d’une personne tout étrangère à ce dont elle
s’avise de parler »3. Il souligne aussi qu’il s’agit d’essais appartenant au domaine du
subjectif : « Il faut s’attendre à voir des tentatives se produire pour opérer d’une façon
analogue même dans les domaines entièrement ou partiellement “subjectifs”, – et
singulièrement en politique. Les essais contenus dans ce volume appartiennent à cet
ordre de recherches ». Finalement, Valéry se décide, dans la dernière version, pour
l’expression « Ce petit recueil de réflexions, de tentatives et de doutes » 4 ; et il garde la
définition arrêtée dès l’incipit de la première ébauche : « Ce sont ici des études de
circonstances ». En ce qui concerne le destinataire, il choisit la formulation suivante :
« [le recueil] se dédie de préférence aux personnes qui n’ont point de système et sont
absentes des partis ; qui par-là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de
ne point rejeter ce qui ne l’est pas »5. Ces passages seront repris, à quelques variantes
près, dans l’Avant-propos des Regards sur le monde actuel publiés en 1931 : la mention du
destinataire change de place pour devenir le nouvel incipit ; la définition générique est
reprise mais atténuée par la tournure restrictive : « D’ailleurs, ce ne sont ici que des
études de circonstance »6.
4 Les « grands scrupules » et les « grandes répugnances » que Valéry avoue avoir envers
« ce beau mot de politique »7, sont peut-être à l’origine du titre célèbre d’« Essais quasi-
politiques » que Jean Hytier, éditeur de la Pléiade, a retenu pour l’un des sous-
ensembles thématiques dans lesquels il a réparti les essais de Variété 8 – titre qui
pourtant n’est pas de la main de Valéry, ne se trouvant nulle part dans sa production.
En revanche, Valéry médite longuement la notion de « proses de circonstance ». La
note d’éditeur qui ouvre en 1924 le premier volume de Variété, où sont réunis surtout
des essais à matière politique, précise : « De ces essais que l’on va peut-être lire, il n’en
est point qui ne soit l’effet d’une circonstance, et que l’auteur eût écrit de son propre
mouvement »9. Un autre avant-propos resté inédit, l’« Avertissement au lecteur »
conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet et écrit en 1935 pour une traduction russe de
ses textes, revient sur la même notion : « Il [le lecteur de langue russe] dira d’abord que
toute la prose qu’il a publiée (à l’exception de ses sept volumes de « Notes ») est “prose
de circonstance”. Tous les essais ou dialogues qu’il a donnés au public ont été
provoqués ou par les exigences de la vie pratique, ou par des considérations d’amitié ou
de convenance. Parfois les conditions imposées à ces productions furent des plus
bizarres, et même, des plus opposées – en apparence – à la libre création de l’esprit » 10.
5 Nous examinerons ces réflexions de Valéry à partir de deux interrogations principales.
Premièrement, pourquoi la définition du statut générique de ses textes est-elle à la fois
si importante et si problématique pour Valéry ? Il s’agit de comprendre pourquoi, chez
Valéry, l’acte d’incorporation des textes d’actualité à son œuvre s’accompagne de telles
réflexions circonstanciées et hésitantes. Deuxièmement, sur quoi l’indécision
valéryenne porte-t-elle exactement ? En précisant l’objet, le contenu et les enjeux de la
quête terminologique de Valéry, on essayera de saisir quelle est sa conception du genre
littéraire, et de dégager des éléments également utiles à la compréhension de la
conception de littérature qui est la sienne. À partir de quelques cas-limite, nous

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essayerons également d’ébaucher des pistes de réflexion au sujet des frontières


génériques, aussi bien que des frontières du littéraire.

Des textes problématiques


6 Essayons donc d’abord de comprendre quelles sont les raisons qui amènent Valéry à
considérer avec autant d’attention la question générique par rapport à ses textes sur
l’actualité.
7 Le caractère problématique de ces textes découle moins de leur nature de textes en
prose, d’essais, que des difficultés posées par la matière dont ils traitent. Valéry,
comme Marielle Macé l’a montré, a de fait donné une contribution essentielle à la
consécration du genre de l’essai dans l’entre-deux-guerres11. « On peut appeler Valéry
un homme d’“essais” », observait Albert Thibaudet12 : Valéry est, au sein du milieu NRF,
l’essayiste par excellence, phare et tête de pont de la glorieuse collection « Les Essais »
de Gallimard, publiée à partir de 1931 et appuyant une conception de l’essai comme
« rencontre d’une idée, d’un grand esprit, d’une écriture »13. Ses Introduction à la
méthode de Léonard de Vinci et L’Homme et la coquille présentent les traits caractéristiques
du nouveau genre : ils se donnent l’imaginaire pour espace d’enquête, conjoignent
lyrisme et capacité cognitive, placent le « je » au centre de réflexions éparses et
complexes qui explorent le temps mental et qui proposent une certaine sensualisation
de la logique14. D’après Paulhan, Valéry « attend des Lettres ce qu’un philosophe n’ose
pas toujours espérer de la philosophie »15 : par ses essais, il repense la fonction
cognitive de la littérature et les frontières entre littérature et philosophie, au profit de
la première. Valéry contribue de manière substantielle à la reconfiguration de l’histoire
littéraire qui fait de la prose d’idées le propre de la tradition littéraire française 16. Ses
textes sur l’Europe et sur l’actualité ne lui posent donc pas problème en tant que proses
d’idées, mais en tant que proses d’idées « politiques ».
8 L’embarras de Valéry est grand pour plusieurs raisons.
9 En premier lieu, il s’agit pour lui de justifier non pas une partie mineure et marginale
de sa production, mais un corpus important sur le plan à la fois quantitatif et qualitatif.
À partir de l’année 1925, les textes sur l’actualité dépasseront en nombre les articles
littéraires, qui seront très brefs et proprement de circonstance (le recueil des Écrits de
circonstance de 1926 en témoigne), ou bien reflèteront les intérêts politiques du
moment, comme les articles sur Bossuet et sur les Lettres persanes le montrent. Sur le
plan qualitatif, de plus, le corpus des textes à matière politique comprend des articles
qui comptent sans doute parmi les plus célèbres de Valéry auprès des contemporains
aussi bien que de la postérité. Au lendemain de la première guerre mondiale, la
notoriété de Valéry grandit grâce à La Crise de l’esprit autant (sinon plus) que grâce à La
Jeune Parque : l’article sur la crise de la civilisation connaît immédiatement un vaste
retentissement en France et à l’étranger (il fut publié d’abord en anglais dans la revue
londonienne The Athenaeum), et son incipit (« Nous autres, civilisations, nous savons
maintenant que nous sommes mortelles ») demeure aujourd’hui l’une des citations
valéryennes les plus connues, un véritable poncif de notre civilisation occidentale.
10 Ensuite, ces textes sont problématiques pour Valéry par rapport à son positionnement
public d’homme de lettres. Il s’agit de textes très proches de ce qu’Edgar Morin a
présenté, plus récemment, comme le trousseau de l’intellectuel : « On ne devient, à mon
sens, intellectuel que lorsque l’on traite, soit par l’essai, soit par le texte de revue, soit

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par l’article de journal, de façon non spécialisée et au-delà de son champ professionnel
strict, des problèmes humains, moraux, philosophiques, politiques » 17. Valéry serait-il
donc devenu, de poète dédaigneux et abstrait, un intellectuel engagé, au sens de Zola et
de Sartre ? La production de Valéry est parsemée d’attaques contre la littérature
engagée, didactique, à intention morale et politique, ainsi que de critiques adressées à
la politique en tant que régime de la falsification et de la bêtise. Comment faire
coexister un tel refus net d’un côté et, d’un autre côté, la vaste production d’articles à
matière politique ainsi que l’investissement actif, important, de Valéry dans les
initiatives pro-européennes au cours des années vingt et trente – investissement qui est
à l’origine d’un vaste corpus d’allocutions et de discours ? La question se pose pour
Valéry aussi bien que pour le chercheur.
11 L’hésitation générique dont Valéry fait preuve est donc à mettre directement en
rapport avec l’histoire de l’anti-littérature, telle que William Marx l’a retracée 18. Valéry
serait l’un des protagonistes majeurs du mouvement antilittéraire qui, à partir des
objections émises contre la littérature « sociale » au XIXe siècle, parvient à l’art pour
l’art d’abord et à la littérature pure ensuite, deux revendications qui ne cessent
d’évincer la littérature du monde. Si cette reconstruction est incontestable, elle ne tient
cependant pas compte d’un autre visage de Valéry, qui, non sans conscience de la
contradiction, ne recule pas face à la production d’articles, de conférences,
d’allocutions ayant trait à l’actualité, à la politique, bref, au monde. Valéry est ainsi en
même temps le plus grand poète formaliste et essentialiste, et un homme de lettres qui
a une conscience très nette du caractère illusoire de la séparation entre poésie et
monde qu’il a lui-même contribué à dresser. Il partage la réaction contre la conjonction
classiciste du beau et de l’utile, mais il se rend aussi compte qu’il est au fond impossible
de réduire la littérature à son essence pure et formelle : elle parle, toujours et
inévitablement, de l’homme et du monde.

Valéry et les genres littéraires


12 Ce Valéry suspendu, de manière paradoxale, entre poésie pure et poésie vérité, est donc
en quête de lieux et de formes littéraires qui lui permettent de s’exprimer en dehors de
l’opposition entre poésie et narration qu’il a lui-même érigée en dogme. Ses hésitations
génériques ont le mérite de nous introduire dans le laboratoire de la création des
genres, terme à entendre ici comme catégories, qualifications, dont l’auteur aussi bien
que le lecteur se sert pour penser la littérature à partir de leur propre expérience,
plutôt qu’à travers les manuels d’histoire littéraire ou à travers le système des genres
figé par la rhétorique. Par ses observations génériques, Valéry nous conduit à faire
l’épreuve de la frontière entre expérience et élaboration conceptuelle, et du travail de
la conscience immédiate lorsqu’il s’agit de caractériser un texte au-delà de la
taxonomie classique. Les genres préconstitués ne recoupent en effet pas, à son avis, ses
propres textes.
13 Tout d’abord, sortir de la polarité entre poésie et narration signifie trouver la juste
place pour les idées. « Je confesse mon goût pour la poésie et ma passion pour les
idées » : c’est un mot qu’un journaliste attribue à Valéry dans son compte rendu de la
conférence « Regards sur le passé et aspects du monde actuel », tenue à Angoulême en
décembre 193119. Et c’est un mot qui n’est pas extravagant : à côté du travail poétique,
ce sont les idées, surtout politiques, qui retiennent Valéry pendant toute son existence.

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Parmi ses tout premiers textes, on trouve l’article « La conquête allemande » (1897), le
compte rendu « Éducation et Instruction des troupes » (1897) et le projet d’article
Marginalia de la guerre actuelle (1898) 20 ; toute sa vie durant Valéry ne cesse de
rassembler, à partir des notes des cahiers, des volumineux dossiers thématiques ayant
pour titre « Politique » et « Histoire » ; il attribue une place privilégiée à ses Principes
d’anarchie pure et appliquée, un recueil de propos politiques qui sera publié à titre
posthume21. Loin d’être l’ennemi à proscrire de l’écriture littéraire, les idées, même
politiques, se trouvent au centre des efforts expressifs de Valéry.
14 Il convient à cet égard de relire attentivement le passage célèbre des Propos sur la poésie
concernant la distinction entre poésie et prose, qui marque, comme on l’a déjà signalé,
la substitution définitive, auprès de la modernité, du nouveau clivage binaire à la place
de l’ancienne triade rhétorique : « La poésie ainsi entendue – écrit Valéry – est
radicalement distincte de toute prose : en particulier, elle s’oppose nettement à la
description et à la narration d’événements qui tendent à donner l’illusion de la réalité,
c’est-à-dire au roman et au conte […]. Le poème […] exige de nous une participation qui
est plus proche de l’action complète, cependant que le conte et le roman nous
transforment plutôt en sujets du rêve et de notre faculté d’être hallucinés » 22. Ce qui est
intolérable, pour Valéry, dans les récits (romans ou contes), ce n’est pas la forme en
prose et l’absence de lyrisme, mais la condition psychologique dans laquelle le lecteur
se trouve plongé, qui est assimilable à un état hallucinatoire et de rêve, avec
dépossession de soi ; la poésie, au contraire, est reproduction parfaite de l’unité de
l’homme qui agit, et en tant que telle elle plus proche de « l’action complète » que la
prose narrative. Valéry plaide en faveur de la poésie non pas comme moyen
d’abstention, de raréfaction, de pureté, d’ataraxie ou de paralysie de l’action, mais tout
au contraire parce qu’elle prédispose l’homme à agir dans la maîtrise de soi. Il faut donc
repenser profondément le formalisme de Valéry à la lumière de ce passage, et le
comprendre comme une valorisation de la forme qui entraîne l’opposition de l’art à la
vie, considérée dans ses aspects les moins maîtrisés par l’homme, mais non pas
l’opposition de l’art aux idées, qui au contraire occupent une place cruciale dans la
réflexion de l’homme sur ses propres moyens et limites.
15 Les idées, même politiques, ne sauraient donc être proscrites à celui qui écrit de la
littérature ; le problème est plutôt le ton sur lequel en parler. Il s’agit de traiter des
idées en dehors de la prose incantatoire. La question générique chez Valéry se déplace
ainsi en quelque sorte des caractéristiques du texte (contenu, style), aux modalités
discursives et aux attitudes mentales de l’auteur, et du lecteur également (Valéry
définit son destinataire, comme on l’a vu, à partir de sa disponibilité à « douter de ce
qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l’est pas »23). La matière politique
s’avère problématique non pas en tant que telle, mais à l’égard des modalités
énonciatives qu’elle entraîne généralement. Il y a deux écueils à éviter : la visée
persuasive (que Valéry met en cause à plusieurs occasions, entre autres par exemple
dans les essais sur Pascal), et la violence verbale.
16 Le point est crucial puisqu’un genre de la prose politique devenu « classique » dès la fin
du XIXe siècle est refusé, voire représente pour Valéry un genre-repoussoir : le
pamphlet. Parole violente qui offre des formes de revanche symbolique dans le
contexte de la politisation démocratique, le pamphlet prend forme à partir d’une
conception de la politique comme espace de disputes et de controverses 24, que Valéry
passe toute sa vie à critiquer. « Pamphlétaires, orateurs, violents, forcenés, qui

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vociférez, dites, ne sentez-vous jamais que tout homme qui crie est sur le point de faire
semblant de crier ? »25 : si Valéry reconnaît le lien entre politique et conflictualité qui
caractérise notamment l’âge de la démocratisation de masse, il ne cesse d’œuvrer
précisément pour réduire ce caractère conflictuel, guerrier, des manifestations du
politique, en récusant en ce sens notamment le registre polémique, même dans le
champ littéraire. Significatif à cet égard est l’échange avec Jean Guéhenno au sujet de la
Société des Nations : au jeune polémiste de gauche qui invite les intellectuels à
entreprendre une action plus concrète face à la guerre imminente 26, Valéry rappelle
que la vie de l’esprit elle-même n’est pas a priori incompatible avec « l’âme de guerre »
(notamment lorsqu’elle se voue aux « actes de violence » qui sont « les harangues, les
déclamations, les résolutions de meetings, les serments, etc. ») 27, et explique que l’effort
qui est le sien serait exactement d’« agir contre la guerre par les voies de l’esprit », en
s’opposant à tout ce qui tente de « changer l’homme en animal de combat », comme « la
crédulité, l’excitabilité, l’émotivité », « l’indignation, la haine, la confiance, les
mirages » dont la politique notamment se sert. Plutôt que de « songer à abolir les
guerres » – c’est-à-dire faire œuvre militante et accroître ainsi inévitablement « l’âme
de guerre » –, Valéry veut « s’occupe[r] en profondeur à éliminer la bestialité » 28.
17 Pour écrire politique non seulement en dehors du pamphlet mais précisément contre le
pamphlet, Valéry essaie même d’inventer des genres nouveaux. Il le dit clairement dans
l’introduction qu’il écrit avec Henri Focillon au volume Pour une Société des Esprits.
Correspondance, édité par la SDN en 1933 et appartenant à une collection, créée par
Valéry et Focillon, de publications épistolaires entre personnalités de la République des
lettres contemporaine29. L’idée est de revivifier un genre ancien qui a plusieurs atouts :
cette correspondance à la fois privée et publique (« Elle circule, on la commente, elle
est une forme, demi-publique, des confidences de l’esprit. Elle va de la personne à la
personne, mais elle retentit au-delà de ces personnes mêmes » 30) est en prise sur une
pensée en devenir, c’est à dire mouvante et authentique (« Nous y voyons mieux
conservée (ce dont les vrais peintres sont le plus fiers et le plus jaloux) la qualité de
l’ébauche. Ce n’est pas là pur agrément pour les lettrés, mais le signe de l’authentique,
le souvenir de hautes passions fortement vécues ») ; elle rend service au débat dans sa
dimension collaborative et ouverte (« Nous tentons de faire revivre cet antique moyen
d’échange […] pour permettre un débat. Les enquêtes sont des collections d’avis. Le
lecteur est libre de les confronter et de les entrechoquer, mais les auteurs se parlent à
eux-mêmes, ou à leur public ») ; elle constitue un genre intrinsèquement voué au
dialogue, dans la mesure où elle s’adresse à un destinataire dont elle demande la
collaboration (« Une lettre n’est pas seulement l’œuvre de qui la fait, mais celle de son
destinataire. Avant même d’avoir obtenu réponse, elle est dialogue »). Une telle
correspondance publique se situe donc à l’opposé du genre polémique : « La polémique
n’est pas la correspondance. Nous avons besoin de conciliabules écrits » 31. Dans le
même sens, Valéry et Focillon se font les promoteurs, à la SDN, d’un autre genre
nouveau d’échanges et de publications : les « Entretiens », des colloques itinérants
d’hommes de lettres sur des questions d’actualité, qui pour Valéry « répondent à un
type immémorial »32, les échanges en latin au sein de la Chrétienté ainsi que ceux entre
savants du XVIe au XVIIIe siècle33.
18 L’effort est donc de donner cours à une parole sur l’actualité qui puisse se soustraire à
la visée pragmatique et persuasive, et qui soit un lieu ouvert de dialogue et une forme
de pensée vivante, permettant la multiplicité d’approches, le changement de
perspective, la suspension du jugement. L’insistance de Valéry sur l’idée de

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« tentative », dans les passages des avant-propos que l’on a cités, met précisément au
premier plan l’idée d’expériences, d’épreuves successives, de démarches qui procèdent
par tâtonnements ; Valéry souligne aussi, comme on l’a vu, la subjectivité qui est
intrinsèque au point de vue ainsi esquissé. Une telle conception de la parole en prose,
de l’essai, s’inscrit bien entendu dans le sillage de Montaigne 34, pour ce qui concerne à
la fois l’approche non systématique et l’importance du dialogisme entretenu avec les
autres tout comme avec soi-même.
19 Or, la prolifération générique des écrits à matière politique de Valéry se trouve
confirmée et enrichie si l’on considère aussi à côté des écrits publiés la masse des
documents inédits. Une place essentielle est occupée par la conférence et l’allocution
publiques, très bien représentées déjà dans les recueils publiés par Valéry, et dont les
archives conservent davantage d’exemples : un genre textuel, pour ainsi dire, qui n’est
pas nouveau mais qui prend une signification et une importance tout à fait spécifiques
dans l’œuvre de Valéry et plus généralement au début du XXe siècle. Comme Christophe
Prochasson l’a souligné35, il s’agit d’un genre qui répond à une demande culturelle
nouvelle, liée à la sociabilité urbaine et mondaine et à la vulgarisation de la culture. En
1892 est fondée la Revue des cours et conférences, qui publie des textes qui marquent
l’histoire intellectuelle de la fin du siècle ; et en 1897 Lemaître donne une conférence
sur « La conférence », qui fait la théorie du genre36. L’Université des Annales, avec un
public mondain et féminin, ouvre ses portes en 1907 comme lieu de conférences
musicales, littéraires et politiques, par l’initiative d’Yvonne Sarcey ; Valéry y intervient
régulièrement, publiant ensuite ses allocutions dans la revue associée Conferencia.
« Conférencier » est un mot d’époque, et Valéry devient l’un des plus appréciés, sollicité
sans cesse en France et à l’étranger. Les conférences marquent l’institutionnalisation
d’espaces particuliers réservés aux acteurs de la vie culturelle, et témoignent de l’effort
des élites culturelles pour faire face à la massification de la culture et fabriquer
l’opinion. Du point de vue générique, les contraintes ne sont pas figées ; certes la
dimension oratoire tient une part importante, mais le conférencier est libre de la gérer
selon ses inclinations. Valéry, qui se plaint tantôt de devoir jouer le « Bossuet de la
Troisième République »37, évitera toujours le ton déclamatoire et rhétorique, qu’il
abhorre.
20 À cela s’ajoutent de nombreux discours publics moins solennels, les interventions
(notamment dans le cadre de la SDN) dans des débats ou des réunions, les rapports et
relations rédigés à titre divers notamment pour les Commissions de coopération
intellectuelle. Valéry multiplia les occasions de sa présence publique : cette assiduité,
ainsi que l’ubiquité d’une parole poétique revendiquée avec fierté, contribua à faire de
lui une sorte de Victor Hugo du XXe siècle, l’incarnation du poète-vates après la fin du
sacre de l’écrivain. Et les interviews ne furent pas non plus pour rien dans cette
consécration publique : très nombreuses, portant à la fois sur des thèmes de théorie
littéraire et d’actualité, elles furent souvent publiées après révision de Valéry, ce qui en
fait des documents précieux, qui ont été en quelques cas récemment réédités 38 et qui
sont étudiés par les chercheurs, notamment au sujet de la théorie littéraire valéryenne.
Comme le signale encore Prochasson39, le genre, également nouveau, de l’interview
contribue, pour ce qui concerne les études littéraires, à amorcer une histoire littéraire
dominée par la critique, valorisant les critiques et les théories littéraires des écrivains,
au-delà de leurs ouvrages ; et permet, pour les questions d’actualité, de poser une
opinion publique élaborée par les élites parisiennes, en tant que repère nécessaire au
sein de la démocratie politique et culturelle. Les enquêtes, notamment celles organisées

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par les grands quotidiens40, contribuent elles aussi à classer, à fixer des catégories et
des hiérarchies, à faire valoir des compétences, à proscrire, à encourager, à légitimer ;
tout comme les interviews elles pénètrent dans l’espace intime et personnel de
l’écrivain, et transforment la représentation sociale de ce dernier. Ces deux nouveaux
genres contribuent ensemble à donner naissance à une opinion commune dominante,
fournie par un groupe restreint de notables intellectuels, choisis pour leur
représentativité et leur autorité. Pour Valéry, il ne s’agit pas seulement d’établir sa
propre légende, mais, en multipliant les prises de parole publiques, de revendiquer
pour l’homme de lettres un espace de parole et un rôle dans les événements de la Cité –
de réaffirmer, donc, le pouvoir de la littérature dans un monde qui est enclin à
l’ignorer.
21 On comprend mieux à présent pourquoi Valéry se penche avec autant d’insistance et de
soin sur la notion de « circonstance ». De tels écrits surgis, pour la plupart, de
l’occasion – de conférences, d’interventions publiques, d’événements mondains, etc. –
peuvent-ils aspirer à la légitimité littéraire ? Le terme de « circonstance » que Valéry
emploie est en réalité moins à entendre comme faisant référence à la matière des essais
– des écrits portant sur les circonstances, sur l’actualité contingente du politique – que
comme renvoyant à la dynamique qui se produit entre le circonstanciel et l’éternel,
l’immanent et le transcendant. Valéry s’attache à fabriquer du sens à partir de
l’éphémère, à tirer de la littérature éternelle et pure à partir d’idées et de questions
politiques, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus contingent et circonstanciel. Voici l’avis
d’éditeur qui ouvre Tel Quel I : « Chacun d’eux [les recueils réunis] contient à l’état
d’aphorismes, de formules, de fragments ou de propos, voire de boutades, mainte
remarque ou impression venue à l’esprit, çà et là, le long d’une vie, et qui s’est fait
noter en marge de quelque travail ou à l’occasion de tel incident dont le choc, tout à
coup, illumina une vérité instantanée, plus ou moins vraie » 41. Le défi que l’essai, et tout
particulièrement l’essai politique, pose, est précisément celui de faire du circonstanciel
l’objet d’une méditation qui le transcende, d’exprimer un « à propos de » qui parvienne
à illuminer l’immanent à travers l’abstrait, le théorique, le nécessaire, le perpétuel.
22 L’essai politique représente en ce sens un cas de figure limite et en même temps décisif,
central, de l’effort poursuivi par Valéry tout au long de son itinéraire intellectuel et
poétique. Les œuvres d’occasion et de commande ont en effet orienté l’entière
production valéryenne, depuis L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, que Valéry
écrit sur la commande de Juliette Adam ; et les commentateurs ont bien pu relever que
« ce sont les commandes qui ont fait de l’écrivain à éclipses l’écrivain malgré lui » 42.
L’occasion n’est pour Valéry qu’une des contingences multiples que l’œuvre d’art se
donne pour mission de dépasser. Les « proses de circonstance » rentrent donc, à part
entière, dans le domaine de la littérature : s’interroger sur leur statut générique,
essayer de leur donner une définition, signifie revendiquer pour elles une place au sein
de la littérature, et les soustraire à d’autres types de paroles sur l’actualité, non
littéraires, comme les paroles journalistiques et pamphlétaires.

Conclusions
23 La concurrence que Valéry met au jour entre littérature et philosophie, entre
littérature et journalisme, au profit bien entendu de la littérature, est à situer dans le
cadre de sa remise en cause radicale du fait littéraire. Valéry écrit en réalité en marge

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de la littérature et après la littérature, comme le montre la Soirée de M. Teste : un


ouvrage sans genre qui déconstruit de manière programmatique les modèles littéraires,
se situant entre le récit, l’essai, l’autobiographie, le dialogue philosophique, et qui
thématise même l’adieu à l’art et à la littérature, Teste refusant l’extase esthétique, se
contentant « d’être » et prenant congé de la vocation et des modèles littéraires 43.
L’attitude de Valéry par rapport à la question générique est profondément liée à ce
positionnement dans l’après-littérature : d’un côté l’essentialisme radical, la
célébration de la poésie pure et, d’un autre côté, la transgression non moins radicale
des frontières de genre et de discipline, témoignent d’un même expérimentalisme
profond, conduit depuis le dehors la littérature, à partir d’un monde qui a évincé la
parole littéraire.
24 Plusieurs réflexions peuvent être formulées à cet égard.
25 D’abord, un tel positionnement est révélateur d’une conception et d’une définition de la
littérature qui prennent forme par dépossession44. Pour Valéry, la littérature n’est
définissable que par exclusion : par le biais d’une démarche essentialiste, il essaie avant
tout de la réduire à son essence seule ; conscient cependant que la littérature est plus
que cela, qu’elle ne renonce jamais à parler du monde, il met en place une démarche
définitoire ultérieure, non plus essentialiste mais qui opère toujours par élimination, en
essayant de préciser ce que la littérature « ne doit pas être », quelles modalités
discursives sont bannies d’elle. La littérature, sans vouloir devenir un contre-pouvoir
comme pour Sartre, est ainsi pour Valéry surtout un lieu de résistance et de liberté ;
l’essai politique, tel que Valéry le conçoit et le pratique, loin d’être un genre fourre-tout
où une subjectivité s’épanouit librement, s’avère proprement la manifestation d’une
qualité de l’esprit, le lieu d’un exercice intellectuel.
26 En revendiquant pour la littérature le droit à être indescriptible et à coïncider avec une
fonction critique, Valéry trouve de fait une voie pour revaloriser au plus haut degré la
littérature marginalisée, l’après-littérature qu’il pratique : il met en évidence sa
puissance en dépit de et peut-être aussi grâce à sa marginalisation. D’où l’autorisation
et même l’urgence, pour l’éditeur-chercheur, à incorporer à la production littéraire
valéryenne des écrits « de circonstance » sur l’actualité qui en font de bon droit partie,
comme autant de manifestations du pouvoir de la littérature et du défi lancé à un
monde contemporain qui n’est plus disposé à l’accueillir.
27 Cette réflexion sur les frontières entre production politique et production strictement
littéraire pourrait être élargie et problématisée à l’égard de maints auteurs du début du
XXe siècle qui, comme Valéry (et à la différence des écrivains qui notamment au XIX e
siècle qualifiaient leurs articles de « journalistiques ») réclament pour leurs essais sur
l’actualité une dignité proprement littéraire, dans le cadre de leur réflexion sur les
fonctions et le rôle de la littérature à l’âge de sa marginalisation. Des éléments précieux
pourraient être fournis par-là, pour repenser l’engagement des écrivains en dehors de
la définition que Sartre, et Zola avant lui, en ont donné45.
28 En définitive, l’image de Valéry que l’on vient d’esquisser est très différente de l’image
que la Nouvelle Critique des années ’60 et ’70 a contribué à établir. Dans la réflexion de
Barthes, notamment dans la bataille engagée par lui, comme par d’autres
structuralistes, contre la notion de genre littéraire, Valéry est devenu une référence
essentielle46. Cette interprétation qui a mis en relief un Valéry formaliste, est même en
partie responsable de la place centrale que Valéry occupe dans l’histoire littéraire
française : elle a attribué à cet auteur l’essor d’une idée nouvelle de littérature, et a

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multiplié les citations valéryennes dans les études de critique et de théorie littéraire –
ce qui fait qu’aujourd’hui l’historien de la littérature intéressé par les questions
théoriques ne peut pas ne pas croiser sans cesse la théorie littéraire valéryenne, ou,
pour mieux dire, des extraits et des fragments de celle-ci. Mais l’analyse que l’on a
conduite, et la prise en compte de la production de Valéry en matière d’actualité,
montrent que cette théorie est bien plus complexe, contradictoire et vivante, que les
lectures réductives qu’elle a suscitées. Il s’agit à présent de mettre en lumière un autre
visage de Valéry, longtemps resté dans l’ombre47. Si Valéry a joué un rôle décisif dans
l’affirmation du formalisme littéraire et critique, il peut aussi avoir une part
importante dans son redimensionnement. Pour le dire avec les mots de Todorov, très
critique envers une phase de la critique littéraire française : « on ne peut couper la
littérature des autres discours tenus dans une société »48. Vérité dont Valéry s’était
avisé très tôt, et qu’il avait aperçue dans toutes ses retombées, à la fois pour la création
littéraire et la question des genres, et pour l’histoire intellectuelle et la situation de
l’homme de lettres dans le monde.

NOTES
1. Sur les significations et les enjeux de cette notion, nous nous permettons de renvoyer à P.
Cattani, « La formule “poésie pure” dans le débat des années Vingt et Trente : variantes,
circulation, significations et équivoques », dans J.-B. Amadieu et P. Cattani (dir.), Les écrivains
entre responsabilité et création littéraire (1914-1939), Romanic Review, numéro spécial, sous presse.
2. Voir entre autres D. Combe, Les genres littéraires, Paris, Hachette, 1992 ; A. Compagnon, La notion
de genre, Cours de Théorie de la littérature, Université de Paris IV-Sorbonne, consulté le
3/10/2018, URL : <https://www.fabula.org/compagnon/genre.php>.
3. BnF, N.a.fr. 19063, f. 9 sq.
4. BnF, N.a.fr. 19063, f. 43 sq.
5. Ibidem.
6. P. Valéry, « Avant-propos », Regards sur le monde actuel, dans Id., Œuvres, M. Jarrety éd., Paris,
Librairie Générale Française, 2016, t. I, p. 1415 [dorénavant Œ].
7. Ibidem.
8. P. Valéry, Œuvres, J. Hytier éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1957, p. 971.
9. P. Valéry, « Note de l’éditeur », dans Id., Variété, dans Id., Œ, t. I, p. 694.
10. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, VRY Ms 470.
11. Voir M. Macé, Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XX e siècle, Paris, Belin, 2006,
notamment p. 53-141.
12. A. Thibaudet, Paul Valéry, Paris, Grasset, 1923, p. 9.
13. C. Ferrand, « "Les Essais" chez Gallimard », dans Livres hebdo, 26, 3, 30 juin 1981, p. 55-57.
14. Sur le genre de l’essai, ses caractéristiques et son histoire, voir P. Glaudes et J.-F. Louette,
L’Essai, Paris, Hachette, 1999 ; Ph. Olivera, « Catégories génériques et ordre des livres : Les
conditions d’émergence de l’essai pendant l’entre-deux-guerres », dans Genèses, 47, 2, 2002,
p. 84-106 ; M. Macé, op. cit. ; P. Glaudes et B. Lyon-Caen, Essai et essayisme en France au XIX e siècle,
Paris, Classiques Garnier, 2014. Voir aussi G. Lukacs, « Nature et forme de l’essai », dans Études

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littéraires, 5,1, 1972, p. 91-114 ; Th. Adorno, « L’essai comme forme », dans Id., Notes sur la
littérature, Paris, Flammarion, 1984.
15. J. Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, Paris, Gallimard, 1990, p. 29.
16. Voir M. Macé, op. cit., p. 98.
17. E. Morin, Mes Démons, Paris, Stock, 1994, p. 255.
18. W. Marx, La haine de la littérature, Paris, Minuit, 2013.
19. « La conférence de l’Académicien Paul Valéry », dans Le Matin Charentais, 11 décembre 1932.
20. P. Valéry, « La conquête allemande » et « Éducation et Instruction des troupes », dans Id., Œ,
t. I, p. 183-205, p. 206-209 ; les Marginalia de la guerre actuelle sont inédits et conservés à la BnF.
21. P. Valéry, Les principes d’an-archie pure et appliquée, Paris, Gallimard, 1984.
22. Id., « Propos sur la poésie », dans Id., Œ, t. I, p. 1738-1739.
23. Id., « Avant-propos », cit., BnF, N.a.fr. 19063, f. 9 svv.
24. Pour la définition du genre pamphlétaire, voir notamment M. Angenot, La parole pamphlétaire,
Paris, Payot, 1982 et C. Passard, L’âge d’or du pamphlet, Paris, CNRS Éditions, 2015, qui examine en
particulier les liens entre pamphlet et démocratisation à la fin du XIX e siècle.
25. P. Valéry, Tel quel II, dans Id., Œ, t. III, p. 540.
26. J. Guéhenno, « Les intellectuels et le désarmement. Lettre à Messieurs les Membres du Comité
permanent des lettres et des arts de la SDN », dans Europe, 111, 15 mars 1932, p. 313-327.
27. P. Valéry, Lettre à Jean Guéhenno, 5 mars 1932, dans Id., Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard,
1952, p. 199-202.
28. Ibid., p. 202.
29. Voir P. Valéry et H. Focillon, « Introduction », dans Pour une Société des esprits, Correspondance,
Lettres de H. Focillon, S. de Madariaga, G. Murray, M. Ozorio de Almeda, A. Reyes, T. Yuan Peï, P. Valéry,
Paris, Institut International de Coopération Intellectuelle, 1933, p. 11-21. Les autres volumes
publiés seront : Sigmund Freud et Albert Einstein, Pourquoi la guerre ?, Paris, Institut international
de coopération intellectuelle, 1933 ; Correspondance : L’Esprit, l’éthique, la guerre, lettres de J. Bojer, J.
Huizinga, A. Huxley, A. Maurois, R. Waelder, Paris, Institut international de coopération
intellectuelle, 1934.
30. Voir P. Valéry et H. Focillon, « Introduction », cit., p. 17.
31. Ibidem.
32. Document inédit, Archives UNESCO, Procès-verbal de la Commission internationale de
coopération intellectuelle, Genève, 11 juillet 1938.
33. La SDN publiera entre 1932 et 1938 huit volumes tirés des « Entretiens » : Sur Goethe à
l’occasion du centenaire de sa mort, Entretiens de Francfort-sur-le-Main, 12-14 mai 1932, Paris, Institut
international de coopération intellectuelle, 1932 ; L’Avenir de la culture, Entretiens de Madrid, 3-7 mai
1933, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933 ; L’Avenir de l’esprit européen,
Entretiens de Paris, 16-18 octobre 1933, Paris, Institut international de coopération intellectuelle,
1934 ; L’Art et la réalité. L’art et l’État, Entretiens de Venise, 25-28 juillet 1934, Paris, Institut
international de coopération intellectuelle, 1935 ; La Formation de l’homme moderne, Entretiens de
Nice, 1-3 avril 1935, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1936 ; Vers un nouvel
humanisme, Entretiens de Budapest, 8-11 juin 1936, Paris, Institut international de coopération
intellectuelle, 1937 ; Europe - Amérique latine, Entretiens de Buenos Aires, 11-16 septembre 1936, Paris,
Institut international de coopération intellectuelle, 1937 ; Le Destin prochain des lettres, Entretiens
de Paris, 20-24 juillet 1937, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1938.
34. Sur l’importance du modèle de Montaigne pour la définition de l’essai, voir P. Glaudes et J.-F.
Louette, op. cit., p. 43 sq., et M. Macé, op. cit., p. 75-98.
35. Ch. Prochasson, Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Paris, Calmann-Lévy, 1999, notamment
« L’Art de la conférence », p. 203-212.
36. J. Lemaître, « La mode des conférences », dans L’Écho de la semaine, 17 octobre 1897, p. 2.
37. Voir sur ce point M. Jarrety dans P. Valéry, Œ, t. II, p. 592 sq.

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38. Voir. P. Valéry, Très au-dessus d’une pensée secrète, Entretiens avec F. Lefèvre, Paris, Éditions de
Fallois, 2006.
39. Ch. Prochasson, op. cit., p. 238 sq.
40. Voir par exemple Ch. Jacquet-Pfau (dir.), Corpus d’enquêtes 1900-1930, Fasano-Paris, Schena-
Nizet, 1995.
41. P. Valéry, « Avis de l’éditeur », dans Id., Tel quel I, dans Id., Œ, t. III, p. 181.
42. M. Jarrety dans P. Valéry, Œ, t. I, p. 25.
43. Voir W. Marx, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIII e-XXe siècle, Paris, Minuit,
2005, p. 25-30.
44. Sur littérature et dépossession, voir aussi A. Compagnon, La littérature pour quoi faire ?, Paris,
Collège de France/Fayard, 2007.
45. Sur ces questions je me permets de renvoyer à P. Cattani, Le Règne de l’Esprit, Littérature et
engagement au début du XXe siècle, Firenze, Olschki, 2013.
46. Sur l’importance de Valéry pour Barthes, voir M. Macé, op. cit., p. 218 sq.
47. Sur les limites de la lecture formaliste de Valéry, voir aussi W. Marx, « Les deux poétiques de
Valéry », dans Id. (dir.), Paul Valéry et l’idée de littérature, Fabula, Colloque en ligne , consulté le
03/09/2019 URL : <http://www.fabula.org/colloques/document1426.php>.
48. T. Todorov, Critique de la critique. Un roman d’apprentissage, Paris, Seuil, 1984, p. 113.

RÉSUMÉS
En tant que théoricien de la « poésie pure », Paul Valéry a contribué à systématiser et à consacrer
la redistribution des critères génériques autour du binôme poésie/prose, pour identifier la
littérature avec la poésie. Néanmoins, Valéry a écrit et publié des essais (nombreux) en prose, ne
cessant de s’interroger sur le statut générique de ces textes. En explorant les différentes
définitions que Valéry propose pour présenter ses textes en prose, et notamment ses textes à
matière politique, l’article essaie de préciser l’objet, le contenu et les enjeux de la quête
terminologique de Valéry, et de saisir la conception valéryenne du genre littéraire ainsi que de la
littérature. À partir de quelques cas-limite, l’article essaie également de s’interroger sur les
frontières entre production d’occasion et production littéraire.

As a theoretician of “pure poetry”, Paul Valéry contributed to systematize and redistribute the
generic criteria around the poetry/prose binomial, to identify literature with poetry.
Nevertheless, Valéry has written and published prose essays (numerous), constantly questioning
the generic status of these texts. Exploring the different definitions that Valéry proposes to
present his texts in prose, especially his texts on politics, the article aims to specify the object,
the content and the stakes of Valéry’s terminological quest, and to identify the Valéry’s
conceptions of the literary genre as well as the literature. Starting from a few borderline cases,
the article also tries to question the boundaries between « contingency » production and literary
production.

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INDEX
Keywords : Valéry (Paul), literature and politics, essay, literary genre, pamphlet
Mots-clés : Valéry (Paul), littérature et politique, essai, genre littéraire, pamphlet

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Déconstruction des modèles et


ironie littéraire : quelques
remarques sur l’effet de
distanciation dans la poésie
d’Apollinaire
Deconstruction of models and literary irony: some remarks on the process of
distancing in Apollinaire’s poetry

Luca Bevilacqua

Les « matériaux qu’amasse le poëte »


1 Pour aborder la question du traitement des modèles littéraires chez Apollinaire, il
convient de revenir au texte de sa conférence de 1917, L’Esprit nouveau et les poètes.
Avant d’illustrer l’idée principale de la poétique de l’« Esprit nouveau », c’est-à-dire la
surprise, Apollinaire insiste sur l’importance de la façon d’exploiter et réutiliser les
matériaux existants, provenant du passé (la culture), ou appartenant au présent (le
monde contemporain). Le concept de « synthèse », qui revient quatre fois dans la
conférence, nous semble, dans ce sens, essentiel. En effet, à côté de l’idée –
expérimentée avec Calligrammes – d’une poésie qui soit, grâce aux artifices
typographiques, « la synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la
littérature », Apollinaire développe aussi la notion d’une plus vaste multiplicité
inhérente à la poésie. Il décrit donc ces nouveaux poèmes « synthétiques » en les
comparant à des formations « plurielles » telles qu’une foule ou une nation : il s’agit,
précise-t-il, « de nouvelles entités qui ont une valeur plastique aussi composée que des
termes collectifs »1.
2 Quant au rapport avec le passé, le poète moderne doit recueillir un double héritage qui
lui vient du classicisme et du romantisme, ce qui correspond aussi à une « synthèse »,

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puisqu’il s’agit de rassembler des éléments qui étaient traditionnellement en


opposition réciproque. Le poète peut donc opérer avec une grande marge de liberté
(« une liberté d’une opulence inimaginable ») et ne pas craindre de mélanger des
ingrédients jusqu’alors considérés comme incompatibles : le sens de la mesure des
classiques, leur « esprit critique », associés à la curiosité sans bornes et à l’exaltation de
la vie dans tous ses aspects, typiques du romantisme. Les nouveaux poètes ont, par leur
situation historique, un grand courage et, plus encore, une grande liberté dans l’emploi
et la disposition des mots2.
3 Néanmoins, en dépit de ces idées, Apollinaire croit fermement que l’écrivain ne peut
pas créer d’une manière anarchique, comme le font par exemple les futuristes avec
leurs « parole in libertà », mais qu’il doit cultiver une « liberté encyclopédique » : c’est-
à-dire, une liberté qui prend en compte toutes les acquisitions précédentes, qui seront
remodelées et réorganisées selon un certain plan en de nouveaux systèmes, à la
manière ₋ semble-t-il ₋ des cubistes 3. Autrement dit, ce que l’on peut du reste
facilement vérifier dans Alcools et Calligrammes, les genres et les formes littéraires de la
tradition (folklore, fable, poésie lyrique, roman, chanson populaire) ne sont pas des
modèles à reconnaître ou désavouer, mais plutôt autant de matériaux à accumuler,
avec tout le reste, pour composer ce lieu de vérité qu’est la poésie moderne :
Ce sont des matériaux qu’amasse le poëte, qu’amasse l’esprit nouveau, et ces
matériaux formeront un fond de vérité dont la simplicité, la modestie ne doit point
rebuter, car les conséquences, les résultats peuvent être de grandes, de bien
grandes choses.4
4 Chez Apollinaire, ces « matériaux » offrent une incroyable variété d’images puisées
dans les légendes et les poèmes médiévaux, la mythologie classique, les religions
orientales. Tout cela est bien connu. Même son recours, dans nombre de poèmes, à des
termes archaïques ou à des constructions verbales et syntaxiques anciennes, doit être
envisagé dans ce sens. Comme l’écrit Henri Meschonnic : « Les archaïsmes n’y sont pas
des scories mais les retours en arrière du langage, naturels dans une œuvre qui intègre
le temps à la poésie »5.
5 Ce mouvement vers le passé vise moins à une reprise érudite et nostalgique des formes
qu’à faire ressentir, dans le texte, l’évidence d’un temps écoulé, puisque ces formes
continuent à exister dans l’esprit comme un ensemble désordonné de fragments ou de
rythmes que le poète ne peut dissocier de sa vie présente et des formes littéraires les
plus récentes. Ce processus dans lequel s’entremêlent la vision du présent, la prophétie
future, la connaissance « des autres » et la mémoire des temps « passés » et
« trépassés », est d’ailleurs bien décrit par Apollinaire dans Cortège.
6 Il y a donc une déconstruction des modèles pour deux raisons. D’abord, parce
qu’Apollinaire enlève à ces modèles littéraires leur fonction paradigmatique originale.
Il les traite comme des « matériaux » fascinants et précieux, mais aussi comme des
objets fantasmatiques. Semblables à des persistances, à des anachronismes
linguistiques qui marquent une rupture avec la réalité, ces modèles sont démontés et
segmentés par Apollinaire, avant d’être recomposés pour donner vie à de nouveaux
ensembles : c’est la deuxième acception que nous attribuons ici au terme
déconstruction. Il s’agit d’une idée à laquelle Apollinaire semble particulièrement
attaché dans cette conférence : la poésie doit se développer suivant l’exemple des
recherches et des activités qui conduisent au progrès technologique, c’est-à-dire en
réunissant des éléments déjà connus et présents dans la nature, mais rassemblés dans

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un nouvel ordre : « Il y a mille et mille combinaisons naturelles qui n’ont jamais été
composées »6.
7 Le résultat ainsi obtenu, qu’il représente ou non un progrès réel pour l’homme, sera
indubitablement quelque chose de nouveau, de jamais vu auparavant et qui provoque,
par conséquent, cette « surprise » qui constitue le point fondamental vers lequel
s’oriente toute la conférence : « C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à
la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et
littéraires qui l’ont précédé »7.

Discontinuité, distanciation, ironie


8 Cette « surprise » n’est pourtant pas causée uniquement par l’assemblage d’idées, de
formes et de genres littéraires distants dans le temps. En effet, c’est aussi le ton qui
peut connaître, dans un même poème, de brusques variations, en causant chez le
lecteur un effet d’égarement. On sait la facilité et presque l’insouciance, voire
l’élégance, auxquelles Apollinaire fait recours à différents registres : ce qui peut
constituer l’indice d’une ironie sous-jacente8. Dans certains poèmes il mélange avec une
étonnante légèreté le pathétisme et la description des banalités du quotidien, le rire et
les larmes, le mot ou la métaphore les plus rares et des expressions triviales, comme
dans ces vers de La Chanson du mal aimé :
Mort d’immortels argyraspides
La neige aux boucliers d’argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui resourient les yeux humides
Et moi j’ai le cœur aussi gros
Qu’un cul de dame damascène
O mon amour je t’aimais trop
Et maintenant j’ai trop de peine
Les sept épées hors du fourreau9
9 Même dans la plus mélancolique, peut-être, de ses chansons, Apollinaire ne renonce
pas aux ruptures, à la discontinuité des images, à son goût de la trouvaille 10. Sur cette
contradiction, sur l’existence d’un Apollinaire « obscène et tendre », Jean-Bertrand
Barrère portait déjà son attention dans un article des années 1950 11. Cet aspect-là
correspond, bien entendu, à l’une des caractéristiques les plus connues ₋ et même
célébrées ₋ de la poésie d’Apollinaire.
10 Mais ce mélange de tonalités, cette hybridation de formes littéraires et registres
différents, auxquels il faut ajouter toutes les solutions liées à la prosodie (vers régulier,
vers libre, emploi de la prose à l’intérieur du poème), tous ces traits distinctifs ne
seraient-ils possibles s’il n’y avait d’abord une prise de distance, de la part du poète, par
rapport aux matériaux dont il se sert. Pour se montrer fidèle à la poétique qu’il est en
train d’élaborer, il ne peut pas rester attaché aux formes ni aux thèmes exploités dans
sa jeunesse, même s’il s’agit de la poésie symboliste (qu’il a beaucoup aimée), ou de ses
mémoires les plus intimes. Or, ce processus d’éloignement n’est pas sans rapport avec
une distanciation ironique.
11 L’ironie ne correspond donc pas, pour Apollinaire, à une figure de style : elle n’est pas
non plus une composante possible parmi d’autres. Selon l’idée centrale du livre fameux
de Jankélévitch sur l’ironie, on pourrait considérer Apollinaire comme quelqu’un pour

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qui l’ironie est, tout d’abord, une « conscience »12. Dans sa production successive aux
années 1908-1909, notamment, Apollinaire nous apparaît comme le prototype de
l’ « homme moderne [qui] a dépassé son destin tragique » 13. Pour lui, ironiser veut dire
« s’absenter », mais aussi « transformer la présence en absence », puisque l’une des
options que la conscience nous offre est précisément le « pouvoir de faire autre chose »
14. Cette possibilité de penser autrement, et surtout d’agir en poursuivant, dans un

même instant, deux directions opposées, cette simultanéité (qu’on voit si souvent à
l’œuvre dans ses poèmes), lui permet, pour reprendre les idées de Jankélévitch :
[…] ce recul et ce minimum d’oisiveté sans lequel il n’est pas de représentation
possible : l’esprit en retrait prend ses distances, c’est-à-dire : l’esprit se décolle de la
vie, éloigne l’imminence du danger, cesse d’adhérer aux choses et les repousse
jusqu’à l’horizon de son champ intellectuel.15
12 Telle distanciation ironique peut correspondre, on le sait, à une stratégie défensive (sur
un plan psychologique). Mais elle peut aussi impliquer un choix stylistique qui précède
et accompagne l’écriture même. Par rapport à la création littéraire, on connaît
l’importance qu’Apollinaire, après Baudelaire, accordait à l’« imagination » 16. Or, il est
bien évident que l’ironie, chez Apollinaire, s’affirme comme une composante de son
imagination. À travers l’énoncé ironique il établit un écart, un décalage par rapport à la
réalité. Cette distanciation, bien entendu, ne cesse pas de prendre en compte la réalité,
c’est-à-dire les objets et les êtres vivants qui composent le scénario de son existence.
Son histoire personnelle (les souvenirs, les amours) et l’histoire collective (le progrès
technique, la guerre) : tout est là, mais le poète veut – en même temps – être ailleurs. Il
s’agit aussi d’une invitation adressée à son lecteur à l’accompagner mentalement.
Comme dans le cas de l’ironie dite « météorologique » : le sujet sait bien qu’il est en
train de pleuvoir quand il dit « quelle belle journée ». Mais, pour l’ironiste, il ne s’agit
pas tout simplement d’affirmer le contraire de ce qu’on pense. Il s’agit plutôt de
partager pour quelques instants avec son interlocuteur un sentiment à travers un jeu
qui consiste à imaginer qu’« il pourrait » faire beau, qu’« on voudrait » qu’il fasse beau.
Un jeu d’imagination très innocent, donc, mais qui a peut-être son retour quand
l’ironiste trouve quelqu’un qui partage l’ironie avec lui. L’ironiste est imaginatif, et il
nous invite, nous aussi, à imaginer. C’est l’une des raisons pour lesquelles il nous séduit.

Le ridicule et l’ironie du destin


13 Sans aborder des questions théoriques trop complexes ou aléatoires, on admet
généralement que l’ironie littéraire, même si on la range – comme le fait Philippe
Hamon – dans un domaine plus grand, celui du comique, ne comporte pas
nécessairement l’intention de provoquer le rire ou le sourire17. Nous ne pouvons pas,
non plus, réunir sur un même plan humour et ironie. On risque de se laisser abuser, si
l’on confond l’ironie poétique d’Apollinaire avec cette proverbiale disposition à la
bouffonnerie que le poète montrait souvent en compagnie de ses amis, et dont on
trouve quelques échos ₋ pas vraiment significatifs ₋ dans son œuvre littéraire. Un
passage important de la conférence sur L’Esprit nouveau et les poètes risque aussi de créer
un malentendu. Il faut faire quelques précisions là-dessus :
Nous avons vu aussi depuis Alfred Jarry le rire s’élever des basses régions où il se
tordait et fournir au poète un lyrisme tout neuf. […] Aujourd’hui, le ridicule même
est poursuivi, on cherche à s’en emparer et il a sa place dans la poésie, parce qu’il

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fait partie de la vie au même titre que l’héroïsme et tout ce qui nourrissait jadis
l’enthousiasme des poètes.18
14 Si le rire et le ridicule peuvent, pour Apollinaire, contribuer au lyrisme « tout neuf », ce
n’est pas en utilisant les vieux procédés littéraires de la bouffonnerie ou du comique. Le
poète ne veut pas composer ses vers, ni jouer devant son public, d’une façon
clownesque (ce serait, peut-être, l’intention d’un Laforgue). Le ridicule qu’il veut
poursuivre, il le dit expressément, est en effet le ridicule qui « fait partie de la vie. C’est
surtout dans cette direction qu’il faut regarder pour mieux comprendre l’ironie
d’Apollinaire, car le plus souvent, dans ses poèmes, il est question d’une ironie du
destin (ou ironie de situation) qui semble avoir frappé le poète, non seulement dans ses
grandes péripéties amoureuses, mais aussi dans quelque fait presque insignifiant : une
brève perception sensorielle, une fantaisie, un vieux souvenir fugace, un jeu de mots
qui lui vient à l’esprit. Comme l’écrit Meschonnic : « Le rire, quand il est celui
d’Apollinaire et non d’un de ses personnages, est la soudaine brisure où le destin
devient transparent, le moment de la clairvoyance poétique »19.
15 Mais si le rire et l’ironie peuvent, dans un bon nombre de cas, paraître bien liés l’un à
l’autre, il n’en demeure pas moins qu’il ne s’agit pas de la même chose. L’ironie peut
connaître d’autres avatars, comme par exemple celui d’une raillerie proche du
sarcasme. C’est sans doute en cette perspective que Meschonnic affirme : « La guerre, à
part Salomé et Tristouse Ballerinette [Marie Laurencin], semble le seul objet de l’ironie
chez Apollinaire »20. Nous ne partageons pas cette idée, même s’il faudrait de toute
évidence s’accorder d’abord sur les implications du terme « ironie ». La vision de Jean-
Michel Maulpoix nous semble plus appropriée : il relève, à côté du lyrisme proprement
dit, « une présence moins mordante et plus ludique de l’Ironie », présence qui configure
le poème comme un « entre-deux », un « espace dialogique, expressif, conflictuel » où il
ne s’agit plus vraiment « d’opposer […] le noble et le vulgaire, mais de les rapprocher
d’aussi près que possible »21. Une exemplification parfaite de ce rapprochement (qui
sous-entend une finalité ironique) se trouve dans ces autres vers extraits de La Chanson
du mal aimé : « Regret des yeux de la putain/ Et belle comme une panthère 22 ».
16 Une vision différente apparaît dans une étude, d’une certaine ampleur, parue en 1984.
Son auteur, Gilberte Jacaret, considère l’ironie chez Apollinaire non comme une
technique visant à moduler, avec des effets parfois déconcertants, des images et des
tonalités normalement opposées les unes aux autres. Pour Jacaret, l’ironie d’Apollinaire
est tout d’abord « un moyen de défense » contre son « angoisse latente », liée en grande
partie à la fuite du temps et, par conséquent, à la « séparation de ce monde
ancien » dont il est question dans le premier vers de Zone. Par rapport à un lyrisme qui
« a pour fonction d’exprimer les émotions du poète », l’ironie se place donc en termes
d’opposition dialectique, comme le titre même de cet ouvrage l’annonce 23. Dans une
vision qui s’appuie souvent sur des notions freudiennes, mais aussi sur un bon nombre
d’études linguistiques et littéraires, le livre de Jacaret présente une hypothèse
profitable et féconde, même si elle n’est pas tout à fait convaincante. En fait, la marque
fondamentale de l’ironie chez Apollinaire, quelle qu’en soit l’origine profonde ou
« latente », est principalement en rapport avec son idée, bien consciente et réfléchie, de
littérature.

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Formes de la distanciation : l’écart, l’inattendu,


l’ambivalence
17 Comme nous l’avons affirmé plus haut, l’ironie peut être considérée, dans le cas
d’Apollinaire, comme une façon très particulière d’utiliser son imagination. La mise à
distance, un certain recul par rapport aux matériaux dont l’imagination se nourrit,
restent son trait dominant. Mais à côté de cela, il faut maintenant préciser que cette
ironie, sur un plan strictement poétique, correspond à une forme moderne de
contaminatio qui ne se limite pas aux genres et aux formes littéraires. En effet,
Apollinaire prend souvent ses distances par rapport au thème qu’il est en train de
développer dans le poème, et il le fait à travers des techniques diverses : ruptures,
discontinuités, jeux de mots, rimes amusantes, hyperboles, parodies. La distanciation
ironique équivaut donc à un déplacement ou à un glissement qui se produit, la plupart
des fois, grâce à des procédés analogiques qui emmènent le poète assez loin de son
point de départ.
18 Avant d’en venir à quelques exemples, on peut élucider ultérieurement ce processus.
Apollinaire semble se mouvoir, dans ses poèmes, toujours à partir d’une donnée assez
concrète. La formule de Breton garde sa validité : Apollinaire est « le champion du
poème-événement »24. Une rencontre, un geste, ou même une expérience mentale (une
vision ou l’affleurement d’un souvenir), par rapport à cette donnée, le poète effectue
soudainement un écart : il se déplace dans l’espace de la conscience, il regarde son
argument, et même ses sentiments, d’un point de vue différent. Il change alors le ton en
insérant des éléments imprévisibles, il crée des rapprochements inattendus et parfois
grotesques. Il s’agit d’effets qui, tout en prenant des directions différentes, sont
empruntés à une même logique : celle de l’écart. Et c’est précisément dans cet écart que
consiste l’ironie.
19 Il est bien évident qu’Apollinaire mobilise son ironie comme un processus analogique
qui comporte, à l’occasion, des associations libres (associations d’images, mais aussi de
figures de style). En même temps, il surveille ce processus. Apollinaire repousse l’idée
d’une liberté totale, on l’a vu, et se montre assez hostile aux premières expériences
d’écriture automatique. L’écart ironique implique, pour lui, une fuite en avant mais
aussi l’exercice d’un contrôle. Il ne s’agit pas tout simplement de superposer ou de faire
heurter des images ou des tonalités différentes, mais de trouver un point d’équilibre
entre la scène précédente et la scène nouvelle que l’ironie vient d’instaurer. Une
nouvelle signification apparaît ainsi qui n’efface pas complètement la première. Le
point d’équilibre, le lien entre la scène A et la scène A ’, consiste alors dans la possibilité
d’une ambivalence de la signification, ce qui est spécifique à la communication
ironique.

Différents types d’ironie


20 Dans le poème À Nîmes, qui décrit la situation du soldat pas encore exposé aux dangers
des premières lignes, mais déjà pris par un sentiment d’ennui et d’attente, on peut lire :
« Perdu parmi 900 conducteurs anonymes/ Je suis un charretier du neuf charroi de
Nîmes »25.

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241

21 Par un jeu de mots (« charretier » / « charroi »), Apollinaire introduit l’image, entre
l’absurde et la parodie, d’un moderne Charroi de Nîmes, titre d’une chanson de geste
datant du XIIe siècle, dont le protagoniste est ce Guillaume d’Orange qui n’est pas
évoqué ici expressément, mais avec qui s’identifie ironiquement, avec un mélange
d’humilité et de grandeur, notre poète (le héros de la légende médiévale doit sa
renommée à sa prestance physique et à sa vaillance morale). La référence à ce contexte
chevaleresque qui convoque un passé illustre (du moins sur un plan littéraire), permet
à Apollinaire de plaisanter sur son insignifiance en tant que soldat dans le peloton. Ce
n’est qu’en feignant d’être quelqu’un de glorieux, qu’il peut supporter le poids de
l’anonymat et l’angoisse d’un destin incertain. Ce type d’ironie, chez Apollinaire, on
peut la qualifier d’ « ironie culturelle » du fait des références littéraires sans lesquelles
on ne peut pas avoir accès, en tant que lecteur, à cette seconde signification de la scène
qui traduit le désir inexprimable, de la part du poète, d’un destin alternatif où la gloire
et l’honneur le débarrassent enfin de ce sentiment perpétuel de sans-patrie.
22 Le contexte de la guerre peut inspirer, du reste, une ironie complètement différente,
que le lecteur d’Apollinaire connaît très bien, et qu’on peut appeler « ironie érotique ».
Un exemple assez typique nous est offert par un quatrain du poème intitulé Chant de
l’honneur, extrait de Calligrammes :
LA TRANCHÉE :
O jeunes gens je m’offre à vous comme une épouse
Mon amour est puissant j’aime jusqu’à la mort
Tapie au fond du sol je vous guette jalouse
Et mon corps n’est en tout qu’un long baiser qui mord26
23 Le dernier de ces alexandrins, qui émane un parfum assez baudelairien, rend explicite
la métaphore et le renversement ironique entre la tranchée et le corps féminin
désiré et qui désire : corps absent dans la réalité, mais bien présent dans l’esprit, et qui
offre au poète-soldat, par le sexe, la représentation symbolique d’une possible retraite
« jusqu’à la mort »27.
24 On remarquera une distanciation, grâce à l’imaginaire du poète, qui ne diffère pas
complètement de l’exemple précédent (À Nîmes) : distanciation par rapport au
sentiment d’angoisse vécu dans le présent. Il s’agit d’un trouble qui n’est évoqué dans le
texte que d’une façon indirecte par le biais de l’ironie. Ce schéma est très fréquent dans
les poésies de la guerre. Dans Océan de terre, au-delà de l’oxymore constitué par le titre
et le ton général assez fantaisiste, on retrouve une image assez surprenante : « Les
avions pondent des œufs »28.
25 C’est une vision surnaturelle qui donne l’impression immédiate d’un humorisme
ludique, presque enfantin, sauf le besoin, pour le lecteur, de corriger immédiatement
cette l’idée par la constatation que ces « œufs » sont en réalité des bombes. Ce ne sont
pas des promesses de vie, mais de mort. Ces bombes vont tuer des innocents. Voilà
donc, tout compte fait, une ironie plus macabre que ludique. Une ironie, en outre, qui
cette fois-ci comporte un écart en direction inverse : à partir d’un paysage
complètement irréel, décrit dans le reste du poème (une fantaisie dédiée, très
justement, à De Chirico), ce vers produit un retour inattendu et brutal au paysage réel.
26 L’avion qui se confond, pour un instant, avec un oiseau nous suggère aussi la présence
de ce que Jacques Neefs qualifie, dans une étude récente, d’ « ironie animale » 29.
Apollinaire nous en donne plusieurs exemples. Rappelons ici celui des Colchiques, où
l’on trouve le thème, déjà traité par Baudelaire (Le Poison), des yeux de la femme qui

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sont semblables à un poison. Mais la comparaison qui introduit ce thème sérieux


commence par l’image de vaches qui, dans le « pré vénéneux […] Lentement
s’empoisonnent » (v. 1-3). Et si les yeux de la femme sont comparés d’une façon assez
galante aux terribles fleurs (v. 5), il n’en reste pas moins que le poète intoxiqué se
trouve sur le même plan que les vaches qui broutent l’herbe. L’ironie animale, comme il
sied à toute véritable ironie, n’est pas déclarée ouvertement mais se cache juste
derrière un alexandrin très solennel : « Et ma vie pour tes yeux lentement
s’empoisonne »30.
27 On aurait la tentation d’annoter en marge, en souriant : oui, bien sûr, une « vie » de
vache. Et puisqu’il s’agit, au fond, d’une forme d’auto-ironie que nous suggère
Apollinaire dans ces vers (c’est lui, l’amoureux bovin), on perçoit que l’ironie animale
peut se révéler aussi cruelle que d’autres formes de raillerie. En revenant, à ce propos,
sur l’ironie macabre, on peut remarquer qu’à la violence de la provocation ne
correspond pas toujours l’expression d’une nouvelle valeur : la signification seconde de
la scène, pour ainsi dire, ne se manifeste point, et l’on perçoit au contraire un vide de
sens. C’est le cas de ces quelques vers qui, dans Les soupirs du servant de Dakar, décrivent
les cadavres des soldats que le poète voit dans l’enfer de la guerre, assemblés dans une
étreinte extrême qui les rend pareils à des amants :
Sous la tempête métallique
Je me souviens d’un lac affreux
Et de couples enchaînés par un atroce amour31
28 Cette ironie macabre, associée principalement à la guerre (Meschonnic a raison sur ce
point), trouve sa justification dans la peur de mourir et dans l’horreur face aux morts et
aux blessés, ce qui explique son caractère violent et apparemment gratuit, mais qui
apparaît aussi, d’une certaine façon, bien motivé : thérapeutique même, exorcisant.
29 Ces diverses formes d’ironie peuvent aussi se mélanger et confondre leurs traits. Dans
le célèbre poème La Colombe poignardée et le jet d’eau, l’ironie culturelle est associée au
jeu typographique des mots qui forment une figure :

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32

30 L’énumération des camarades absents (« Où sont-ils Braque et Max Jacob / Derain aux
yeux gris comme l’aube/ Où sont Raynal Billy Dalize ») fait allusion à la Ballade des
dames du temps jadis de Villon. Toutefois, il n’est pas question de simple parodie
littéraire. Ce double jeu, cette double ironie de la citation culturelle et du dessin avec
les mots, a pour résultat de nous faire deviner combien Apollinaire ressent, à ce
moment de sa vie, le manque de « [ses] amis partis en guerre ». La légèreté, voire même
la grâce de la solution stylistique, est directement proportionnelle à la souffrance qu’il
vit concrètement à cause de son isolement et de l’incertitude du destin.
31 À côté de ces formes un peu extrêmes d’ironie, où l’on aperçoit nettement l’exigence
défensive qui conduit à l’écart, même sur un plan émotif, il y en a d’autres moins
radicales. C’est le cas de l’ironie qu’on peut qualifier de « polémique ». Par exemple,
dans l’un des textes qui composent Les Fiançailles, on lit ce célèbre incipit : « Pardonnez-
moi mon ignorance »33.
32 En réalité le poète ne pense pas du tout être « ignorant ». Dans la plus classique des
formes de l’ironie, il affirme d’une façon antiphrastique, et presque socratique, le
contraire de ce qu’il pense. Non seulement il ne se croit pas ignorant, mais il n’a aucune
intention de demander pardon à ses détracteurs (on sait qu’on lui avait reproché une
culture littéraire lacunaire). Il s’agit d’une fiction, d’une mise en scène pour introduire
le thème d’une tabula rasa (« Je ne sais plus rien », v. 3), opération envisagée afin de se
renouveler d’un point de vue poétique.
33 Un même soupçon d’ironie peut concerner ces fameux vers de La jolie rousse où le poète
semble craindre le jugement de la postérité et, surtout, des adeptes de l’ordre :
Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l’ordre34

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34 Comme il advient parfois en présence d’un juge, il y a sans doute une fausse soumission
de la part du poète. Ironie polémique, donc, qui se déguise habilement grâce à un ton
qui paraît excessivement humble, voire un peu suspect, pour quelqu’un qui cherche
« partout l’aventure ». Une autre marque possible d’ironie est précisément cette
bouche « à l’image de celle de Dieu » : une référence trop élevée, peut-être, pour
résulter innocente, d’autant plus qu’Apollinaire s’adresse ici à ses adversaires.
35 En présence de l’ironie la plus subtile, on se demande souvent si l’écrivain veut être pris
à la lettre ou pas. Un je ne sais quoi nous empêche de lui faire confiance jusqu’au fond.
C’est le cas du poème Merveille de la guerre, avec son éloge esthétique des fusées, éloge
qui ne trouve son contrepoint implicite de dénonciation morale qu’à partir du moment
où le poète nous semble franchement excéder dans son emphase :
Comme c’est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore
S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres
d’un livre
Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants 35
36 La condamnation de la guerre, qui ressort à partir d’une lecture ironique, n’efface pas
complètement son contraire : la fascination sincère qu’Apollinaire exprime, sur un plan
purement esthétique, si l’on prend à la lettre le poème. On trouve une hésitation
semblable, c’est à dire une ironie dont on ne peut pas savoir s’il s’agit vraiment d’ironie,
dans ces vers célèbres de Zone : « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme/
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X »36.
37 Il existe bon nombre de commentaires de ce poème, auxquels on peut ajouter que la
présence de l’ironie dans ce passage reste incertaine – et le restera probablement – du
fait qu’Apollinaire nous propose souvent dans son œuvre un renversement des valeurs
communément acceptées. D’ailleurs, une affirmation paradoxale (l’actualité, même
dans un sens journalistique, du Christianisme, et surtout d’un Pape notoirement
conservateur), ne comporte pas nécessairement une finalité ironique.

La mise à distance et l’auto-observation : le poète


spectateur de sa vie
38 Les quelques formes d’ironie qu’on vient d’évoquer (ironie culturelle, érotique,
macabre, animale, polémique), pour la plupart ont en commun un trait sérieux, même
dramatique, comme dans le cas des poèmes de la guerre. Mais il y a aussi, chez
Apollinaire, une ironie plus ludique, plus clairement associée au rire et aux jeux de
langage, à partir de la rime37. Il y a des textes où les malheurs de la vie sont regardés,
pour citer le poète lui-même, « sous l’angle d’une ironie bienveillante » 38. On pense, par
exemple, à Annie dans Alcools (poème qui présente, dans la dernière strophe, une ironie
assez amère mais inoffensive39) et à La petite auto dans Calligrammes (en particulier, dans
le vers qui décrit le début de la guerre : « Les peuples accouraient pour se connaître à
fond »)40.
39 Pour conclure, si l’ironie se manifeste chez Apollinaire dans ce même esprit, aussi
ludique, qui lui permet de déconstruire ses modèles culturels 41, et si cette
déconstruction correspond à une mise à distance qui active son imagination, c’est que
le poète ne renonce jamais au rôle de quelqu’un qui est le spectateur extérieur de sa

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vie, même de sa vie intellectuelle. Apollinaire promène son regard d’un genre littéraire
à l’autre, il effleure les formes antiques et récentes, prêt à les saccager et à les
manipuler au nom de la littérature qu’il va créer. Mais dans beaucoup de ses poèmes, il
semble se conduire de la même manière avec son existence. On a vu qu’il s’agit moins
d’un mécanisme de défense que d’une stratégie poétique. En tout cas, il ne se regarde
jamais d’une façon neutre. Il se meut avec liberté dans sa vie, sans jamais s’éloigner
totalement sur un plan émotif. Il semble parfois participer à ses propres douleurs
comme pourrait le faire un parent, ou un véritable ami. Il se tutoie volontiers, comme
dans Zone, et il montre à lui-même, avec un mélange de fierté et nostalgie, l’album des
vieilles photos de voyage :
Te voici à Marseille au milieu des pastèques
Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
Te voici à Amsterdam […]42
40 Dans ses souvenirs, il découvre partout et alternativement splendeur et misère.
L’amour et la gloire mais aussi la souffrance et la honte (« L’amour dont je souffre est
une maladie honteuse »43). Toute la poésie majeure d’Apollinaire semble animée d’une
emphase qui va, tour à tour, dans une direction ou dans l’autre. On assiste à la
célébration d’un instant de bonheur, pour constater que cet instant peut être
brusquement anéanti par un caprice du destin. Alors la lassitude, la répulsion même,
sont là, juste au coin de la rue. Et dans un tel contexte, il n’y a qu’une voie pour
indiquer la duplicité de ses sentiments, et aussi ce dédoublement cruel du sujet entre le
spectateur et le spectacle. C’est bien évidemment la voie, encore une fois, de l’ironie : la
seule stratégie de communication qui a sa raison d’être précisément dans
l’ambivalence, dans la nécessité de bien garder la contradiction, les deux versions
discordantes et, quelquefois opposées, d’un même réel.

NOTES
1. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, dans Id. Œuvres en prose complètes, éd. P. Caizergues
et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 941-954.
2. Sur le rôle du « nouveau poète » dans son contexte historique et culturel voir A. Boschetti, La
poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001.
3. Sur ce point on peut aussi noter, avec Maria Dario, que « Apollinaire associe la liberté
encyclopédique qu’il revendique pour la poésie aux innovations réalisées par les journaux dans la
mise en page du réel, à travers l’essor technologique, les effets typographiques et la spatialisation
du support textuel ». Voir M. Dario, « La poésie d’Apollinaire à l’épreuve du journal », dans
TICONTRE. Teoria Testo Traduzione, 5, 2016, p. 191-211.
4. G. Apollinaire, L’Esprit Nouveau, cit., p. 948.
5. H. Meschonnic, « Apollinaire illuminé au milieu d’ombres », dans Europe, 44, 1966, p. 143.
6. G. Apollinaire, L’Esprit Nouveau, cit., p. 949.
7. Ibidem.
8. « Les écarts de la langue, auxquels correspondent à l’écrit les écarts de style, sont une autre
manière fréquente de marquer l’ironie. […] Dans un texte, chaque changement de ton peut être

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indice de l’ironie sous-jacente », P. Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 174. Sur ce
point, voir aussi : Plurilinguisme et Avant-gardes, Franca Bruera et Barbara Meazzi (dir.), Bruxelles,
Peter Lang, 2011.
9. G. Apollinaire, Œuvres poétiques, éd. M. Adéma et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1965 (dorénavant ŒP), p. 55.
10. Comme l’écrit Laurent Zimmermann, à propos de la « discontinuité » dans Alcools, il s’agit
d’« un recueil qui […] échappe à l’unité, à tous les niveaux, thématique et formel ». Zimmermann
développe ainsi une thèse qui fut déjà celle de Pierre Brunel et Michel Décaudin, pour aboutir à
l’idée d’une « dispersion » opérée par le poète, qui consiste « à faire jouer des liens, mais
inachevés, mobiles, incertains ». L. Zimmermann, « Apollinaire poète de la dispersion », dans
Problèmes d’Alcools, Actes de la journée d’études organisée par S. Patron à l’Université Paris
Diderot-Paris 7 le samedi 7 janvier 2012, consulté le 11 juillet 2019, URL : <http://test.fabula.org/
colloques/document1673.php>.
11. J.-B. Barrère, « Apollinaire obscène et tendre », dans Revue de sciences humaines, 84, 1956,
p. 373-390.
12. V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964.
13. Ibid., p. 21.
14. Ibidem.
15. Ibidem.
16. Le mot revient plusieurs fois dans L’Esprit nouveau et les poètes, comme le montre ce passage :
« Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l’étendue est infinie, étant l’imagination, il
n’est pas étonnant que l’on ait réservé plus particulièrement le nom de poète à ceux qui
cherchent les joies nouvelles qui jalonnent les énormes espaces imaginatifs ». Voir G. Apollinaire,
L’Esprit nouveau et les poètes, cit. p. 948.
17. Ph. Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996,
p. 45-46.
18. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, cit., p. 945.
19. H. Meschonnic, op. cit., p. 159.
20. Ibid., p. 160.
21. J.-M. Maulpoix, « Alcools de Guillaume Apollinaire (notes de cours) », consulté le 27/03/2019,
URL : <https://www.maulpoix.net/Apollinaire.htm>.
22. ŒP, p. 53.
23. G. Jacaret, La dialectique de l’ironie et du lyrisme dans Alcools et Calligrammes de G. Apollinaire,
Paris, Nizet, 1984.
24. A. Breton, Entretiens : 1913-1952, Paris, Gallimard, 1952.
25. ŒP, p. 211.
26. ŒP, p. 305.
27. On retrouve cette même image de la tranchée, esquissée avec plus de vigueur sensuelle, dans
l’un des Poèmes à Madeleine : « Je suis la blanche tranchée au corps creux et blanc/ Et j’habite
toute la terre dévastée/ Viens avec moi jeune dans mon sexe qui est tout mon corps/ Viens avec
moi pénètre-moi pour que je sois heureuse de volupté sanglante », ŒP, p. 636.
28. ŒP, p. 268.
29. J. Neefs, « L’Ironie Animale : Apollinaire, Queneau, Roubaud », dans Contemporary French and
Francophone Studies, 16, 2012, p. 461-475.
30. ŒP, p. 60.
31. ŒP, p. 236.
32. ŒP, p. 213.
33. ŒP, p. 132.
34. ŒP, p. 313.
35. ŒP, p. 271.

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36. ŒP, p. 39.


37. Voir à ce propos : Ph. Wahl, « Apollinaire, la rime et le rire », dans Études françaises, 51, 2015,
p. 117-142.
38. « Préface » à Les Mamelles de Tirésias, ŒP, p. 869.
39. ŒP, p. 65.
40. Ibid., p. 207.
41. Comme l’a bien remarqué Ioana Bota : « l’emploi de la parodie, des jeux de mots et du
burlesque n’y sont que le signe de la démystification mise en place par Apollinaire ». I. Bota,
« Apollinaire & les limites », dans Acta Fabula, 12, 2011, consulté le 18 juillet 2019, URL : <http://
www.fabula.org/revue/document6591.php>.
42. ŒP, p. 42.
43. Zone, ŒP, p. 41.

RÉSUMÉS
La liberté qu’Apollinaire exprime dans sa poésie par le recours à plusieurs registres et genres
littéraires trouve son fondement dans une prise de distance par rapport non seulement à ses
modèles mais aussi à la matière autobiographique de ses poèmes. Il s’agit d’un processus de
distanciation qui se réalise dans une certaine pratique de l’ironie strictement liée à l’imagination
créatrice : une ironie qui ne correspond pas du tout à un simple mécanisme de défense par
rapport à certains thèmes, mais qui réalise une stratégie poétique visant à garder la
contradiction et l’ambivalence du sujet face à certains aspects du réel et de son histoire
personnelle.

In his poetry Apollinaire uses different registers and literary genres. With a kind of freedom he
distances himself from those models. All this also happens in relation to the autobiographical
material of some poems. This process of distancing is done through a practice of irony that is
linked to his creative imagination. His irony is therefore not only a simple defense mechanism
against certain subjects but above all a poetic strategy that aims to preserve the contradiction of
the subject and the ambivalence in front of his personal history and some aspects of reality.

INDEX
Keywords : Apollinaire (Guillaume), poetry, irony, imagination, ambivalence
Mots-clés : Apollinaire (Guillaume), poésie, ironie, imagination, ambivalence

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Sous le signe de l’interférence. Les


classiques de la littérature française
dans la collection Einaudi « Scrittori
tradotti da scrittori »
Creative interferences. Classics of French Literature in the Einaudi « Scrittori
tradotti da scrittori » collection

Simona Munari

1 Depuis la publication des travaux de Genette, l’étude du paratexte est devenue


essentielle pour définir l’ancrage pragmatique du texte. Conçu comme message
intentionnel et persuasif dont l’enjeu principal est d’« assurer au texte un sort
conforme au dessein de l’auteur »1, il constitue une zone à la fois de transition et de
transaction2. Analyser les éléments paratextuels revient alors à s’interroger sur la
nature multiforme du lien qui unit le paratexte au texte, ce qui comporte une prise en
compte non seulement du dessein de l’auteur mais aussi du contexte de réception de
l’œuvre par une étude des pratiques éditoriales. Comme Genette lui-même le constate
en conclusion, la traduction est une des pratiques dont la pertinence paratextuelle
paraît indéniable, le paratexte étant en quelque sorte « un instrument d’adaptation »
qui assure le lien entre l’identité idéale du texte et la réalité empirique de son public 3.
2 La traductologie s’est récemment intéressée à l’analyse du paratexte à la suite du
décloisonnement et du renouveau favorisés par le développement des Translation
Studies. Le discours qu’Antoine Berman appelle « traditionnel », où la traduction est
considérée comme « véhicule-de-tradition » car elle « ensemence la culture elle-même
vécue comme tradition », ce discours « marqué par une dissension des tenants de la
“lettre” et des tenants du “sens” »4, des sourciers et des ciblistes pour citer Jean-René
Ladmiral5, se penche désormais sur le paratexte comme lieu de transaction entre les
différentes instances éditoriales6. Mais il peut aisément devenir un espace d’étude du
« projet », de « l’horizon » et de la « position » du traducteur dont le rôle ne se définit
plus par une obligation prédéterminée vis-à-vis du texte, mais bien dans la

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transparence de cette relation7. Le lecteur est alors censé « apprendre à lire une
traduction » en dépassant les limites d’une attitude méfiante et pointilleuse, tout
autant que neutre et objective, par un regard « réceptif » :
Telle est, telle sera la posture de base de l’acte critique : suspendre tout jugement
hâtif, et s’engager dans un long, patient travail de lecture et de relecture de la
traduction ou des traductions, en laissant entièrement de côté l’original. La
première lecture reste encore, inévitablement, celle d’une œuvre étrangère en
français. La seconde se lit comme une traduction, ce qui implique une conversion
du regard. Car, comme il a été dit, on n’est pas naturellement lecteur de
traductions, on le devient.8
3 Ce travail propose une réflexion sur quelques figures d’écrivains confrontés avec la
pratique traductive des classiques de la littérature française dans le cadre de la
collection Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori » (« Sts »). Il convient donc, tout
d’abord, d’illustrer le contexte de cette opération qui compte 29 traductions du français
sur 82 livres publiés entre 1983 et 2000. Actualiser un texte, en fournir une nouvelle
version pour lui donner un nouveau visage, voire, le cas échéant, une perspective
critique en redécouvrant des points de vue inédits : telle était l’intuition de Giulio
Einaudi, pour qui la double identité d’auteur-traducteur aurait permis de saisir des
nuances insoupçonnées de l’œuvre. Cette entreprise reprend, sous une forme
différente, l’expérience de la série « Narratori stranieri tradotti » (« Nst ») fondée dans
les années trente avec Leone Ginzburg, mais fait également penser à la « Biblioteca
Romantica » de Mondadori, un projet de Giuseppe Antonio Borgese qui, en 1930,
annonce dans sa préface au premier volume La Certosa di Parma traduit par Ferdinando
Martini la publication de « Cinquante auteurs. Cinquante œuvres. Cinquante
traducteurs ». Il présente la nouvelle « série de chefs-d’œuvres doublés de chefs-
d’œuvres » tout en dénonçant les relations « malsaines » entretenues par la littérature
italienne avec les lettres étrangères, peu connues, très imitées, mal traduites 9.
4 Borgese prône une traduction « belle et fidèle » adhérente au texte original et pourtant
spontanée, différente, inédite. Pour Einaudi, la pratique du traduire fait partie de la
construction d’un intellectuel : il déplore souvent – on en retrouve la trace dans les
comptes rendus des réunions10 – le manque de bons traducteurs et invoque une
exigence d’affinité entre le traducteur et l’œuvre, un élément d’ailleurs valorisé par
Camillo Sbarbaro dans la note qui, en 1944, accompagne sa version de la Chartreuse pour
la collection Einaudi « Nst » :
Per un gusto come il nostro così attentamente innamorato della pagina la pessima
scrittura di uno Stendhal dovrebbe già di per sé fissargli un posto nella delicata
gerarchia delle nostre simpatie intellettuali ed artistiche. Sicché l’attualità di
questo scrittore propone un’indagine sulle ragioni che ci guidano ad un’indefinita
affinità spirituale con lui.11
5 Obligé de quitter la direction de la Maison exposée à une grave crise financière 12,
Einaudi surveille sa nouvelle collection en gardant personnellement le contact avec les
traducteurs qui touchent des droits d’auteur variant selon leur rôle dans la Maison
(dont certains sont des collaborateurs) et selon les contrats précédents. Il propose les
binômes, surveille la réalisation, discute les résultats. Le nom des traducteurs est
imprimé en blanc sur la couverture, dans la même couleur que le titre, tandis que le
nom de l’auteur reste en noir. C’est le seul élément paratextuel fixé, alors qu’en
général, comme le souligne Maria Chiara Gnocchi, « pour définir le profil des
collections et pour les promouvoir aux yeux du public, les éditeurs se servent
largement de l’espace péritextuel des volumes »13. Les auteurs-traducteurs de « Sts »

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jouissent d’une liberté totale visant à produire des rencontres selon l’idée de Cesare
Pavese : pour bien traduire il faut tomber amoureux de la matière verbale d’une œuvre
et la sentir renaître dans sa propre langue avec l’urgence d’une seconde création. Sinon
c’est un travail mécanique que tout le monde peut faire14.
6 Le projet « Sts » est jugé « intelligent et provocateur »15 par Primo Levi qui ouvre la
collection. Kafka traduit par Levi, rescapé d’une tragédie qui, à bien des égards, le
rapproche du protagoniste du Procès, produit un court-circuit d’une puissance
inimaginable entre la vie et la littérature. La traduction quitte alors sa position
ancillaire pour entrer à plein titre dans les études sur l’œuvre de Primo Levi qui quant à
lui juge « féconde » cette expérience de croisement littéraire16. Il accepte la proposition
de Giulio Einaudi pour voir ce que cela signifie pour un écrivain de se « transvaser »
dans un autre, du moment que l’écriture est « le miroir de sa vision du monde » 17. Dans
sa note au Processo il raconte sa traduction : une analyse au microscope du tissu du
livre, une pénétration à l’intérieur des fibres, un égarement dans l’obscurité, un
écroulement dans le cauchemar de l’inconnu et de l’inconnaissable :
Tradurre è seguire al microscopio il tessuto del libro : penetrarvi, restarvi
invischiati e coinvolti. Ci si fa carico di questo mondo stravolto, dove tutte le attese
logiche vanno deluse. Si viaggia con Josef K. per meandri bui, per vie tortuose che
non conducono mai dove ti aspetteresti.18
7 Levi affirme qu’il aurait plutôt choisi d’autres auteurs mais il relève le défi en
interprétant à la lettre, nous semble-t-il, l’idée d’Einaudi de la traduction comme
espace de négociation entre privilège auctorial et contrôle traductif, comme résultat
d’une conjecture interprétative qui ne tient pas seulement aux singularités stylistiques
et aux qualités formelles du texte. Si l’on pense à la méfiance de Levi à l’égard de la
traduction, au droit de regard qu’il avait exigé sur la version allemande de Se questo è un
uomo afin que son expérience liée à l’univers concentrationnaire garde toute son
authenticité19, on imagine aisément ses sentiments à l’égard du texte de Kafka.
Pourtant – affirme Levi après la publication – il s’agit de deux œuvres différentes
appartenant à deux auteurs, c’est une double création qui oblige à considérer l’original
et la traduction dans leur singularité : « Gli incroci sono fecondi, sempre. L’idea è
questa. »20.
8 Il est tout d’abord question du rapport des deux langues « en tant qu’elles paraissent
différentes, non seulement du point de vue linguistique (ce qui est évident) mais du
point de vue de leur “façon d’être langue” » 21, ensuite de ce qui se passe chez le
traducteur quand les deux langues entrent en contact par la voie de la traduction.
L’auteur-traducteur s’approprie le texte traduit dans un parcours qui souvent, dans un
premier temps, dénonce les ombres, les difficultés, les hésitations, l’imperfection,
l’inaccessibilité. C’est le moment où la langue de départ, celle du texte original, est
explorée, interrogée, mise en relation avec les formes, les structures, les tournures de
la langue d’arrivée, le moment où l’idée même d’auctorialité est questionnée : les
traducteurs parlent alors de défi, de duel, puis de défaite, de paralysie, de déception. La
tentation de renoncer s’installe, ou bien celle de l’ingérence qui se manifeste par
l’urgence de réécrire, reformuler, « améliorer » le texte original pour gommer le conflit
en renversant le rapport entre l’original et sa transposition.
9 La recherche des résonances transforme ensuite la traduction en événement privé, en
échange, en acte de compréhension dont l’enjeu va au delà de la question linguistique

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car il permet de comprendre « quelque chose de nous et de notre problème lié aux
mots », comme l’affirme Francesca Sanvitale traductrice de Radiguet :
L’altro, che noi interroghiamo, è un curioso tipo di terapeuta, un corpo muto e
passivo, portatore di segni estranei, che si offre e osserva in silenzio i nostri
tentativi di transfert, di seduzione, di analisi. Registra, infine, ciò che non poteva
non essere : l’impossiblità di arrivare al nocciolo, all’anima che lo rende vivo. Per
rubarla, come nelle fiabe.22
10 Dans l’impossibilité de saisir l’essence du texte original qui reste sourd aux tentatives
de séduction, ce n’est que par un retour à la fidélité déclarée, à l’exactitude, à
l’honnêteté que la traduction peut enfin devenir œuvre de création. Les contours d’un
pacte traductif s’amorcent sous le signe de l’interférence. Shakespeare traduit en
napolitain par Eduardo De Filippo est un exemple extrême de contamination et
d’amalgame qui intéresse les langues et les genres23. La note en vers du poète Gianni
D’Elia à sa traduction du Spleen de Paris intitulée Les fleurs de Paris est à la fois, pour
reprendre la lettre de Baudelaire à Arsène Houssaye, « tête et queue, alternativement et
réciproquement »24, presque un jeu de doublage :
I Fiori del Male,
Lo Spleen di Parigi,
il doppio dei fiori
e il loro doppio,
o la noia del male,
i fiori dello spleen,
doppiando la prosa
amara di Parigi,
in motto…25
11 Observée depuis le paratexte, la traduction d’auteur se transforme en dialogue entre
pairs. La hiérarchie entre l’auteur et le traducteur se trouve modifiée : par ses
déclarations l’auteur oriente la lecture de la traduction en établissant une sorte de
contrat de lecture avec son public qui vise la paternité de l’acte traductif. La présence
d’un paratexte assume alors une fonction capitale car il témoigne des choix esthétiques
et poétiques, si ce n’est idéologiques, d’un traducteur qui affiche son rôle. Lorsque la
traduction est justifiée, décrite, évoquée – ce qui d’ailleurs n’est pas toujours le cas – le
degré de visibilité de l’acte augmente et se lie ouvertement à la poétique de l’auteur : la
chronologie devient réversible, les « réelles présences » s’incarnent dans les rencontres
imprévues et révélatrices, irréductibles à toute articulation formelle, qui scellent l’acte
herméneutique26.
12 Est-ce Umberto Eco qui lit Sylvie de Nerval, ou est-ce Nerval qui crée pour Eco un
« Lecteur Modèle » idéal ? La traduction se présente avec le texte en regard pour que
les notes, les tableaux, les renvois textuels du traducteur trouvent une correspondance
précise en français. C’est une édition qui associe l’analyse sémiotique où le traducteur
trouve sa place en tant que médiateur, à l’expérience personnelle d’Eco qui retrace les
origines de sa fascination pour le dépaysement nervalien, l’effet-brouillard du réveil
matinal où s’évanouit la couleur iréelle du sommeil. Sylvie est « le rêve d’un rêve », il
faut traduire sa musicalité mot par mot, phrase par phrase, renoncer à la lettre,
surmonter la frustration : « Ma tale è la nostra situazione dopo l’incidente di Babele » 27.
13 La même frustration est déclarée par Rosetta Loy qui considère la traduction de La
Princesse de Clèves (1999) comme une escalade pénible, le style de Mme de La Fayette
étant « inimitable ». La poussière du temps a laissé intact l’éclat du texte et l’intensité
de cette langue en même temps légère et ancienne qui était l’apanage d’une cour sans

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scrupules, forte de ses privilèges. Une langue « insaisissable » qui colle les doigts dans
une sorte d’épuisant corps à corps. Les muscles déchirés, Loy enrage du temps perdu et
considère qu’un écrivain, trop lié à son style et donc forcément rebelle et obstiné,
s’accommode mal de la soumission et du mimétisme nécessaires à la traduction :
Alla fine ho scelto l’unica strada possibile : arrendermi, dichiararmi sconfitta.
Decidere di non oltrepassare il confine oltre il quale pascolavano i cervi dalle corna
d’oro : forse soltanto dei simulacri, delle immagini vive unicamente nell’illusione,
inafferrabili come fasci di luce. Ho smesso così di insidiarle mascherata con una
falsa parrucca o qualche antiquato indumento.28
14 La réflexion sur la traduction d’auteur en termes de « posture auctoriale » 29 s’offre alors
non seulement comme une possibilité ultérieure d’interprétation du texte original,
mais surtout comme une opportunité extraordinaire de pénétrer la poétique d’un
traducteur qui se veut « démiurge et horloger » de son œuvre : la traduction constitue
« le seuil », « le sas »30 par lequel on passe pour pénétrer dans la dimension créatrice,
l’examen du paratexte nous permettant d’analyser les retombées de la traduction sur
l’écriture chez ceux des auteurs qui dans la préface ou la note du traducteur avouent
des interactions créatives dans leur travail.
15 C’est le cas de Rosetta Loy traductrice de Fromentin en 1972 (repris par « Sts » en
1990) : ce travail qui constitue pour elle, selon ses propres mots, une grande leçon
d’écriture, nous offre la possibilité de vérifier de près le degré d’interférence possible
entre l’activité de traduction et l’écriture créatrice. Loy affirme avoir appris sur les
pages de Dominique à contrôler et à simplifier les tours de phrase, à respecter un
rythme, à saisir les petits traits essentiels des choses :
Per entrare nel libro, per poter dire questo va ma quest’altro no, bisogna provare
ancora. Per trovare il ritmo interno della pagina, come il battito di un polso che
cambia da individuo a individuo. Tradurre è a volte come avere davanti quei fogli
quadrettati che ci venivano dati da bambini e in cui bisognava inserire un disegno
prestabilito. Era certo meno emozionante di un disegno a mano libera, più simile a
un gioco sapiente.31
16 La traduction terminée, elle réécrit complètement La bicicletta, son premier roman :
« Questo è il mio debito verso Fromentin »32. Le livre qui reconstruit la vie d’une famille
de la haute bourgeoisie italienne dans les années de la guerre et de l’après-guerre fut
publié par Einaudi accompagné d’une note de Natalia Ginzburg qui souligne le soin
amoureux et minutieux de l’auteur pour les détails infimes et légers. Les personnages,
adolescents au début, apparaissent bien des années plus tard étrangement identiques,
ils conservent intacte leur physionomie et leur attitude, ils regardent la réalité comme
du haut d’une fenêtre ou d’une terrasse, ils ne parviennent à en saisir que les lueurs et
les échos. Ils ont la conviction obscure que tout leur sera épargné car l’adolescence est
une condition humaine indépassable : une telle stabilité chez les êtres qui contraste
avec la fluidité du temps, remarque Ginzburg, est non pas un défaut mais une grâce 33.
17 Rosetta Loy venait de traduire Dominique, roman du temps, du renoncement. Dominique
est un de ces vieux jeunes hommes « perdus dans une brume élégiaque » qui ont « le
courage assez rare de s’examiner souvent »34. Le narrateur le rencontre pour la
première fois en automne, une saison qui ressemble au protagoniste « parce qu’elle
résume assez bien toute existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un
cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets »35. L’ombre du soir, le crépuscule
approchant, la terre brune et sombre, les bruits qui portent aussi loin que les souvenirs
retentissent doucement dans La bicicletta, où tout est tamisé, apprivoisé et rendu

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inoffensif dans la maison de campagne qui, telle une enveloppe protectrice, maintient
serrés les liens d’une tranquillité opiniâtre :
Verso sera ritornavamo lentamente lungo sentieri sassosi chiusi tra i campi di terra
scura arati di fresco. Delle allodole autunnali si alzavano a fior di terra fuggendo
con l’ultimo fremito del giorno sulle ali. Raggiungevamo le vigne, l’aria salata della
costa ci lasciava, un’umidità più molle e tiepida si alzava dal fondo della pianura.
Poco dopo entravamo nell’ombra bluastra dei grandi alberi. (Fromentin,
Dominique)36
Il noce volge ombra alla ghiaia e i bambini raccolgono i sassi nel secchiello o
guardano attenti una lucertola infilarsi tra una lastra e l’altra del marciapiede. Gli
alberi hanno susine viola e nel prato le formiche fanno piccole torri di terra scura.
La casa bucata dai fili elettrici e da tubature d’acqua, martellata dagli scalpelli,
regge ancora nel tramonto di settembre illanguidendo al sole il sottile disegno delle
mezzelune sui frontoni delle finestre. (Loy, La bicicletta) 37
18 Rosetta Loy explique dans sa note que Dominique a été sa première traduction et qu’elle
a vécu plusieurs mois avec elle, avec joie mais aussi une sorte de fièvre. Certaines pages
l’ont accompagnée pendant des années, au changement d’une saison ou le long d’une
route de campagne, ou pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec le paysage. Les
voix de l’auteur et du traducteur semblent se superposer par moments, les consonances
s’affichent jusque dans la mélodie du phrasé :
La casa era vuota. I domestici andavano e venivano, quasi stupiti anche loro di non
doversi più controllare. Tutte le finestre erano spalancate e il sole di maggio
entrava liberamente nelle camere dove ogni cosa era stata rimessa al suo posto.
Non era un abbandono, era un’assenza. (Fromentin, Dominique) 38
Nell’ingresso rivestito di legno la vecchia domestica transita con passi felpati e
inquisitori nell’ovatta del tappeto. […] Mobili scuri e scuri ritratti da cui emergono
pallidi i nasi degli antenati; nel giardino il gatto salta silenzioso giù dal muro di
cinta. […] Controluce il ripiano di mogano si vela di un lieve strato di polvere. (Loy,
La bicicletta)39
19 Encore plus transparent est l’écho qui résonne entre la version italienne du Diable au
corps traduit par Francesca Sanvitale en 1983 pour « Sts » et certains passages de son
roman Madre e figlia publié par Einaudi trois ans auparavant. C’est par l’élément
sensoriel, notamment, par la sensualité de certaines pages que les analogies entre les
deux auteurs trouvent leur expression :
Il corpo di un’adolescente è pieno del mondo : attira su di sé i desideri e gli affetti o
l’amore o i vizi perché li contiene ; esprime per intero la bellezza in un diapason di
cellule che cercano la vita che sia pura morte o follia. Lasciò la porta aperta e le
sembrò dopo di averlo fatto apposta. (F. Sanvitale, Madre e figlia) 40
Un giorno che mi avvicinai troppo senza che il mio viso toccasse il suo, diventai
l’ago che passa di un millimetro la zona interdetta e appartiene alla calamita. Colpa
della calamita o dell’ago? Sentii le mie labbra contro le sue. Lei teneva ancora gli
occhi chiusi, ma si vedeva che era il modo di chi non dorme. (R. Radiguet, Il diavolo
in corpo)41
20 Traduire, remarque Sanvitale, remet en question l’idée même qu’on a de l’auteur ou du
texte, à plus forte raison quand il s’agit d’un « livre-phénomène » chargé
d’« infiltrations trompeuses » liées au goût de l’époque, aux courants littéraires, à
l’enthousiasme de l’âge, aux moments d’émotion personnelle 42. C’est un acte physique
de « démembrement du corps silencieux » qu’est le texte original, dont le
sectionnement et la recomposition s’avèrent une expérience atroce porteuse de doutes
qui rejaillissent sur le corps français, « coupable » de la défaillance :

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Il fine (la traduzione) si allontanava ma ci si addentrava in due universi paralleli di


parole/significati che portavano in zone sempre più autonome ed esplorate con
maggiore passione. Intanto era sparita una prima sicurezza di base che riguardava
l’altra lingua ed essa diventava in parallelo sconosciuta, regno di segni estranei, di
strade intercambiabili che avevo perso la capacità di scegliere. 43
21 Elle se considère comme un « traducteur occasionnel » entamant un parcours
labyrinthique : on décide de traduire un texte parce qu’on l’aime ou qu’on pense le
connaître, parce qu’il semble facile ou difficile, parce qu’il a été important pour le
traducteur, parce que c’est un classique ; mais traduire détourne de l’écriture, c’est une
sorte de congé. Dans cet univers au profil incertain placé entre la traduction et la
création, où les contours se modifient suivant le prestige du traducteur, le paratexte
n’est plus un espace destiné à l’auteur du roman, ou un « acte éditorial » 44 véhiculant la
présentation de l’œuvre. C’est plutôt le lieu où l’écrivain-traducteur atteste les raisons
de ses choix traductifs qui sous l’emprise du privilège auctorial, de la proximité
littéraire et traductive, émotive même, débouchent souvent sur des propositions
d’ordre prescriptif et méthodologique.
22 Les préfaces de Natalia Ginzburg à Madame Bovary et à Du côté de chez Swann qui ouvrent
le dernier volet de cette analyse représentent en même temps une déclaration
d’appartenance littéraire et culturelle et la revendication d’un rôle précis dans la
canonisation des auteurs traduits :
Finita la guerra, tornai a Pizzoli e ritrovai i fogli protocollo, il Ghiotti e i due volumi
squinternati e pieni di segni. Nella nostra casa erano venuti i tedeschi, ma prima
che venissero, una persona amica aveva avuto il pensiero di portare via con sé
qualche libro e quelle carte. Aveva nascosto tutto in casa sua sotto a un sacco di
farina. Devo a lei se ho riavuto quei miei fogli. La traduzione di Du côté de chez Swann
l’ho finita a Roma, nella sede della casa editrice, in via Uffici del Vicario. Per
tradurre quei due volumi, ci avevo messo otto anni.45
23 Bien que l’écrivain qui traduit ait peur, avoue Ginzburg, d’abîmer les belles pages de
son confrère, il ne peut pas s’empêcher de ressentir en traduisant une nostalgie
poignante de la création :
Questo insinua una sorta di fuoco nelle sue ore che sono spesso, quando non scrive,
di cenere. Inoltre, quando non scrive, spesso gli accade di constatare come a un
tratto la sua persona sia piombata in un secco silenzio. Cercando nei vocabolari le
parole per tradurre, e cercandole nel rimescolio della propria mente, ne ha smosso
dentro di sé uno sciame e ne è tutto invaso. Questo lo rallegra, facendogli apparire
prossima e possibile di nuovo la fecondità della creazione. 46
24 Ces paratextes entrent à juste titre dans l’espace traductologique pour contribuer à
l’identification et à l’étude des différentes traditions traductionnelles, ainsi que des
imaginaires de la traduction qui nous permettent de modéliser d’un côté la subjectivité
des traducteurs, de l’autre, les diverses conceptions et représentations de la traduction
impliquées dans la transmission des textes47.
25 Mais le paratexte est un objet fuyant, flexible, versatile, « toujours transitoire parce que
transitif », précise Genette, qui présente le texte tout en le rendant « présent » 48. Dans
le cas de la traduction d’auteur il revient au paratexte de présenter le traducteur et le
rendre présent : « Era stato Pavese, durante la guerra, a propormi la traduzione dei
Trois contes. Chissà perché proprio a me », se souvient Lalla Romano dans sa préface à la
traduction de 1944, republiée en 1980 dans la collection « Centopagine » de Calvino (qui
d’après les lettres conservées dans les archives lui propose de garder ce texte
remarquable par sa «tenue critique ») et reprise en 2000 dans « Sts » 49. Femme poète,

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peintre, journaliste, critique d’art, auteur de nombreux romans publiés chez Einaudi,
elle transforme sa note en une sorte de journal de traduction où elle évoque le petit air
ironique et un peu sévère de Pavese mais aussi les circonstances de ce travail réalisé
pendant la guerre dans une situation de grande difficulté :
Non li conoscevo. Avevo letto Mme Bovary, che mi era parso naturalistico, e
L’Éducation sentimentale, che, come voleva Flaubert, mi aveva « fatto sognare ». Un
cœur simple non mi fece sognare. Tradurlo fu come lavorare sulla pietra, e con
strumenti inadeguati. […] Ma avevo molto amato Flaubert (e di questo mio amore
probabilmente con Pavese si era parlato) : lo sentivo congeniale, e forse questo mi
aiutò. Del resto mi dovevo misurare non tanto sul lessico quanto sulle frasi, sul
taglio.50
26 Par la perfection de son style essentiel Flaubert remet en cause le mépris de Romano
pour le roman, un genre qu’elle considère comme inférieur, de compromis, à
l’exception des grands classiques. Elle s’était rendu compte immédiatement, à partir de
sa première lecture de la Correspondance, que l’écrivain couchait sur la page des mots
essentiels puis harmonisait autour et sur ces mots, par superpositions, avec tout un
réseau de sonorités, exactement comme le fait le peintre. Par la suite, malgré la crainte
et les difficultés, elle n’a jamais pu échapper à la tentation de traduire ce style si visuel,
proche de la peinture, pour lequel elle a une admiration qui se révèle, d’après ses
propres mots, « un tonifiant », même si la traduction risque de l’éloigner de l’écriture :
Persistevo nel rifiuto di accettare un lavoro di traduzione, perché avrebbe richiesto
troppo tempo e perché ero già impegnata a scrivere un libro (che, dopo
l’interruzione, non ho più scritto: almeno come era nel disegno originario). Ma
Giulio Einaudi ha insistito, anche con qualche piccolo stratagemma, come ho
altrove raccontato: e lui riusciva sempre a ottenere quello che voleva. 51
27 L’educazione sentimentale, réalisée en 1984 pour la collection « Sts », lui coûte presque
deux ans de travail. Elle se lève la nuit pour chercher le mot juste, engagée dans ce
qu’elle appelle « la lutte avec l’Ange » qui se mue finalement en « une patience, une
prudence, une extrême attention » dans le but de faire coïncider parfaitement deux
empreintes52. Elle affirme que Flaubert est responsable de nombreuses « agressions » à
son égard, mais sans cette rencontre elle ne serait probablement pas passée de la
peinture à la prose :
Si è sempre introdotto nella mia vita mentale con una sorta di violenza. Ultima
l’attuale : pretende che in poche pagine io dia ragione della sua presenza per me,
anzi, in me; fino a far temere che voglia indurmi alla dichiarazione grottesca: –
Flaubert c’est moi !.53
28 C’est le statut même du traducteur qui est mis en cause, au delà de ses compétences
linguistiques et traductives, mais aussi le statut de l’œuvre qui à la lumière d’un pacte
traductif évident, signé dans la couverture, se présente comme passée par une
médiation. Selon un point de vue aprioriste fort répandu, une traduction ne se lit pas,
ne doit pas se lire, comme un texte écrit dans sa langue d’origine 54, pourtant ces
traductions d’auteur contribuent en quelque sorte à la restitution des textes traduits à
la culture de départ. L’osmose se situe hors du plan de la traduction, le discours
métatraductif qui accompagne les versions italiennes leur accorde une marque
reconnaissable d’étrangeté. D’une préface à l’autre Lalla Romano reprend certains
passages, elle conduit le lecteur à travers ses propres notes, réfléchit sur l’art en
général et sur le style flaubertien en conférant une portée symbolique à son expérience
de traduction : « Perché dico che quella traduzione mi aveva “cambiato la vita” ?
(espressione tipica di una Confessione) »55.

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29 Les paratextes des traductions des classiques français que nous avons examinés
révèlent la tension qui caractérise une opération traductive affichée, presque
revendiquée, sous la forme d’un dialogue où l’« espace du jeu propre à la traduction » 56
se tisse en plusieurs phases dans l’intimité des consonances poétiques. Le paratexte
n’est donc plus un « auxiliaire »57, un accessoire du texte ; il devient la voix du
traducteur dans le voyage entre différents réseaux textuels et enfin déborde sa fonction
en jouant sa partie au détriment de celle de son texte. Il se constitue en écran −
Genette nous avait prévenus du risque de cet « effet pervers »58 −, devient le lieu où
affleure la présence tentaculaire de l’auteur-traducteur, où celui-ci affirme sa primauté
inéliminable, se dédouble, essaie de se saisir du texte sous toutes les formes qu’il
prendra. « Zone indécise entre le dedans et le dehors »59, délibérément créée par
l’auteur ou bien façonnée par l’éditeur, le paratexte se transforme pour l’écrivain qui
traduit en un moment de réflexion sur son parcours créatif, et pour le lecteur en une
intéressante occasion d’observer « l’indice postural » d’un auteur qui par ses
traductions se « re-positionne » en quelque sorte dans le champ littéraire 60 : « Si le
paratexte "prolonge" le texte, comme le dit Genette, les types de prolongement se sont
multipliés, se compliquant et s’imbriquant de plus en plus les uns dans les autres,
jusqu’à mettre en discussion les frontières entre texte et paratexte » 61.
30 Sur le plan herméneutique, la retraduction entraîne une nouvelle interprétation,
toujours partielle et insuffisante, elle s’avère « aussi nécessaire qu’éphémère » :
nécessaire parce que vivifiante, car elle redonne une existence à un texte dans un
espace culturel donné ; éphémère car elle n’annule pas la précédente, elle la complète
éventuellement « et c’est ce qui constitue son enjeu, fondé sur l’émulation et une
volonté de recréation »62. Si l’on pense à la réflexion d’André Lefevere sur la
manipulation du canon littéraire63, la collection « Sts » se présente donc comme un
laboratoire sur plusieurs plans : l’étude des traductions, dont on a proposé ici un
aperçu général, permet de vérifier l’hypothèse d’un haut degré de contamination entre
traduction, réécriture et essai interprétatif ; d’analyser les retombées effectives de la
traduction sur l’écriture chez ceux des auteurs qui, dans un cadre paratextuel, avouent
des interférences créatives dans leur travail ; d’évaluer les stratégies éditoriales qui
président au choix des traducteurs et des textes à traduire en déterminant ainsi la
construction d’un « canon » européen.

NOTES
1. G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 411.
2. Ibid., p. 8.
3. Ibid., p. 408 et p. 411.
4. A. Berman, « La Traduction et ses Discours », dans J. Lambert et A. Lefevere (dir.), La traduction
dans le développement des littératures, Bern, Peter Lang-Leuven University Press, 1993, p. 39-48, p.
39-40.
5. J.-R. Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

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6. P. Sardin, « De la note du traducteur comme commentaire : entre texte, paratexte et


prétexte », dans Palimpsestes, 20, 2007, consulté le 10/03/2019, URL :< http://
palimpsestes.revues.org/9 9> ; M. Sanconie, « Préface, postface, ou deux états du commentaire
par des traducteurs », dans Palimpsestes, 20, 2007, consulté le 10/03/2019, URL : <http://
palimpsestes.revues.org/102> ; A. Del Lungo, «Seuils, vingt ans après. Quelques pistes pour
l’étude du paratexte après Genette», dans Littérature, 3, 2009, p. 98-111.
7. A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 77-83.
8. Ibid., p. 65.
9. G. A. Borgese, « Nota a Stendhal », dans Stendhal, La Certosa di Parma, tr. it. F. Martini, Milano,
Mondadori, 1930, p. 671-692.
10. Ce travail de recherche a pu bénéficier de la consultation des Fonds conservés dans l’Archivio
Einaudi ; que soient ici remerciés le prof. Walter Barberis, Président de la Maison, ainsi que la
responsable du Fonds Einaudi à l’Archivio di Stato de la ville de Turin, Mme Luisa Gentile. Voir
aussi T. Munari (dir.), I verbali del mercoledì : riunioni editoriali Einaudi, 1943-1952, Torino, Einaudi,
2011 et Id., I verbali del mercoledì : riunioni editoriali Einaudi, 1953-1963, Torino, Einaudi, 2013.
11. C. Sbarbaro, « Prefazione », dans Stendhal, La Certosa di Parma, tr. it. C. Sbarbaro, Einaudi,
Torino, 1944, p. VII-X, p. VII.
12. Sur l’histoire de la Maison Einaudi voir G. C. Ferretti, Storia dell’editoria letteraria in Italia.
1945-2003, Torino, Einaudi, 2004 ; L. Mangoni, Pensare i libri : la casa editrice Einaudi dagli anni Trenta
agli anni Sessanta, Torino, Bollati Boringhieri, 1999 ; S. Cesari, Colloquio con Giulio Einaudi, Torino,
Einaudi, 2007 ; P. Soddu (dir.), Giulio Einaudi nell’editoria di cultura del Novecento italiano, Firenze,
Olschki, 2015 ; R. Cicala e V. La Mendola (dir.), Libri e scrittori di via Biancamano, cit.
13. M. C. Gnocchi, « Le Paratexte pour la définition et pour l’étude des collections. Le cas des
‘Prosateurs français contemporains’ des éditions Rieder (1921-1939) », dans G. M. Gallerani, M. C.
Gnocchi, D. Meneghelli, P. Tinti (dir.), « Seuils/Paratexts, trente ans après », dans Interférences
littéraires/Literaires interferenties, 23, 2019, p. 59-74, p. 59.
14. Lettre de Cesare Pavese à Carlo Muscetta, 25/9/1940, citée par V. La Mendola, « Scrittori
tradotti da scrittori : figlia della crisi, iperbole dello stile Einaudi », dans R. Cicala e V. La Mendola
(dir.), Libri e scrittori di via Biancamano. Casi editoriali in 75 anni di Einaudi, Milano, EDUCatt, 2009, p.
517-545, p. 524.
15. F. De Melis, Entretien avec Primo Levi, « Un’aggressione di nome Franz Kafka », dans Il
manifesto, 5/5/1983, cité par V. La Mendola, « Scrittori tradotti da scrittori », cit., p. 524.
16. Parmi les études sur Levi traducteur voir J.-Ch. Vegliante, « Rileggendo Primo Levi : la
scrittura come traduzione », dans Ticontre. Teoria Testo Traduzione, 6, 2016, p. 161-169 ; M. Biasiolo,
« “È come sbucciare una cipolla, vi è uno strato dopo l’altro”. Il chimico e scrittore Levi di fronte
a Kafka », Ticontre. Teoria testo traduzione, 6, 2016, p. 117-137 ; A. Castore, « Per un’etica della
traduzione. Il problema della comprensione e dello stile nel rapporto tra Primo Levi e Franz
Kafka », dans R. Speelman, E. Tonello, S. Gaiga (dir.), Ricercare le radici. Primo Levi lettore-Lettori di
Primo Levi. Nuovi studi su Primo Levi, Utrecht, Igitur Publishing, 2014, p. 165-176.
17. L. Genta, Entretien avec Primo Levi, « Primo Levi : così ho rivissuto il Processo di Kafka »,
Tuttolibri di La Stampa, 9/4/1983, dans P. Levi, Opere complete III, Conversazioni, interviste,
dichiarazioni, Marco Belpoliti (dir.), Torino, Einaudi, 2018, p. 359-361, cité par V. La Mendola,
« Scrittori tradotti da scrittori », cit., p. 519.
18. P. Levi, « Nota del traduttore », dans F. Kafka, Il Processo, tr. it. P. Levi, Torino, Einaudi, p.
253-255, p. 253.
19. V. Sperti, « La traduction littéraire collaborative entre privilège auctorial et contrôle
traductif », dans A. Ferraro, R. Grutman (dir.), L’Autotraduction littéraire. Perspectives théoriques,
Paris, Garnier, 2016, p. 141-167, p. 149.
20. F. De Melis, Entretien avec Primo Levi, dans P. Levi, Opere complete III. Conversazioni, interviste,
dichiarazioni, cit., p. 362-367, cité par V. La Mendola, « Scrittori tradotti da scrittori », cit., p. 524.

Revue italienne d’études françaises, 9 | 2019


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21. A. Berman, « La traduction des œuvres anglaises au XVIII e et XIX e siècles : “un tournant” »,
dans Palimpsestes, 6, 1993, consulté le 10/03/2019, URL : <http://palimpsestes.revues.org/753>.
22. F. Sanvitale, « Racconto di un traduttore d’occasione », dans R. Radiguet, Il diavolo in corpo, tr.
it. F. Sanvitale, Torino, Einaudi, 1989, p. 137-158, p. 158.
23. Shakespeare, La Tempesta, tr. E. De Filippo, Torino, Einaudi, 1983.
24. Ch. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », dans Id., Le Spleen de Paris, Paris, Gallimard, 2010, p. 7.
25. G. D’Elia, « I fiori di Parigi. Una nota in versi », dans Ch. Baudelaire, Lo Spleen di Parigi, tr. it. G.
D’Elia, Torino, Einaudi, 1997, p. 141-157, p. 141.
26. G. Steiner, Réelles présences, Paris, Gallimard, 1991.
27. U. Eco, « Rilettura di Sylvie » dans G. de Nerval, Sylvie, tr. it. U. Eco, Torino, Einaudi, 1999, p.
93-165, p. 99, p. 165.
28. R. Loy, « Nota del traduttore », dans Madame de La Fayette, La principessa di Clèves, tr. it. R.
Loy, Torino, Einaudi, 1999, p. 199-205, p. 204-205.
29. J. Woodsworth, « Traducteurs et écrivains : vers une redéfinition de la traduction littéraire »,
dans TTR : traduction, terminologie, rédaction, 1, 1, 1988, p. 115-125. Sur le concept de « posture
d’auteur » voir également J. Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève,
Slatkine, 2007 et La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine, 2011.
30. Nous empruntons ces belles définitions de l’étude de A. Ferraro « Traduit par l’auteur. Sur le
pacte autotraductif », dans A. Ferraro, R. Grutman (dir.), L’Autotraduction littéraire, cit., p. 121-140,
p. 140, car la conception du rôle de l’auteur propre de cette opération traductive nous semble
évoquer les enjeux de l’autotraduction.
31. R. Loy, « Nota del traduttore », dans E. Fromentin, Dominique, tr. it, R. Loy, Torino, Einaudi,
1990, p. 261-266, p. 265.
32. Ibid., p. 266.
33. Dans la première édition de 1974 la note figurait sur le rabat de la couverture : voir A.
Rondini, « Un attimo di felicità. La critica letteraria di Natalia Ginzburg », dans Rivista di
Letteratura italiana, 3, 2005, p. 53-85, p. 81.
34. E. Fromentin, Dominique, Paris, Flammarion, 1987, p. 61.
35. Ibidem.
36. E. Fromentin, Dominique, tr. it. R. Loy, cit., p. 26.
37. R. Loy, La bicicletta, cit., p. 126.
38. E. Fromentin, Dominique, tr. it. R. Loy, cit., p. 81.
39. R. Loy, La bicicletta, cit., p. 39-40.
40. F. Sanvitale, Madre e figlia, Torino, Einaudi, 1980, p. 97.
41. R. Radiguet, Il diavolo in corpo, tr. it. F. Sanvitale, Torino, Einaudi, 1989, p. 39.
42. F. Sanvitale, « Racconto di un traduttore d’occasione », cit., p. 139.
43. Ibid., p. 142.
44. B. Ouvry-Vial, « L’acte éditorial : vers une théorie du geste », dans Communication et langages,
154, 2007, p. 67-82.
45. N. Ginzburg, « Postfazione », dans M. Proust, La strada di Swann, tr. it. N. Ginzburg, Torino,
Einaudi, 1990, p. 559-564, p. 561.
46. N. Ginzburg, « Nota del traduttore », dans G. Flaubert, La signora Bovar