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PASCAL LARDELLIER1
ABSTRACT
For about fifteen years, the growth of online dating sites for singles has helped
technologize and “industrialize” the meetings with romantic and sexual purpose. This
article demonstrates that, more broadly, the principles of liberalism as well as the
doctrine are the ones which have also won in the love relationships, in so many ways.
Because a new relational economy, based on efficiency, interchangeability, performance
and cost, largely prevails on these dating sites.
EN GUISE D’INTRODUCTION…
1
Professeur à l’Université de Bourgogne, chercheur au Cimeos/3S (EA 4177). Directeur
scientifique de Propedia, laboratoire du Groupe IGS et responsable d’un Master 2 Recherche
«Communication et médiations»; e-mail: pascal.lardellier@u-bourgogne.fr.
2
Film de Nora Ephron, avec Meg Ryan et Tom Hanks.
„Revista română de sociologie”, serie nouă, anul XXV, nr. 3–4, p. 163–174, Bucureşti, 2014
164 Pascal Lardellier 2
D’ailleurs, l’acteur américain John Malkovich, qui est aussi metteur en scène,
a proposé en 2012 à Paris, au Théâtre de l’Atelier, une version contemporaine du
célèbre roman de Choderlos de Laclos, des Liaisons dangereuses. Mais celui qui
incarna en 1989 le Vicomte de Valmont pour le réalisateur Stephan Frears adapta
cette fois-ci l’œuvre classique à la «génération internet»! Dans sa mise en scène,
les réseaux sociaux (Facebook, Twitter...), les smartphones et les SMS jouaient un
rôle à part entière. On aime toujours comme une époque nous permet d’aimer. Et
une époque, c’est un ensemble de valeurs et de techniques. L’adaptation parisienne
de Malkovich montrait que c’est la place de l’écrit dans les rapports de séduction et
les relations amoureuses qui se trouve réaffirmée à l’ère d’internet. Bien sûr, il y a
encore, comme dans l’amour à l’âge classique, du cynisme, de la duplicité, des
mensonges et des manipulations, mais cette fois-ci ils sont technologiquement assistés.
Plus largement, c’est un nouvel état d’esprit, et une idéologie inédite qui
président désormais aux relations sentimentalo-sexuelles assistées par ordinateur.
Elles se «marchandisent», les célibataires pratiquant sur internet ce que l’on
pourrait appeler le «marketing amoureux».
Dans ce chapitre, nous analyserons d’abord la manière dont le libéralisme
s’est imposé comme la nouvelle idéologie dominante des rapports sentimentaux
postmodernes. Le libéralisme est présent, implicitement, dans les discours des
internautes eux-mêmes autant que dans leurs pratiques, et les «réflexes» relationnels
adoptés, quand ils sont «en ligne». Pour cela, nous nous appuierons sur des enquêtes
que nous avons menées sur le sujet, dans l’espace francophone depuis dix ans.
Ensuite, nous proposerons plus largement quelques réflexions sociologiques
et considérations philosophiques sur l’amour et le couple à l’ère des réseaux
numériques.
3
Sites partenaires de ces enquêtes: Netclub, Amoureux.com, Attractive world et Points-
communs.com.
3 Le libéralisme à la conquête de l’amour 165
4
Spécificité relevée par Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Seuil, Paris, 2007.
5 Le libéralisme à la conquête de l’amour 167
missions de ces «entraîneurs relationnels» d’un nouveau genre. Or, ces principes et
ces pratiques appartiennent à l’idéologie managériale, et s’inscrivent dans le
courant libéral gagnant les relations, notamment amoureuses.
Bien sûr, il y a du romantisme et de la sincérité dans les réseaux numériques,
pas seulement du cynisme. Mais une majorité des personnes inscrites sur un site de
rencontres sont avant tout à la recherche de relations rapidement consommées.
Selon les témoignages des adhérentes, les membres masculins sont en général très
pressants, avides de numéros de téléphone ou d’adresses WLM ou Skype
personnelles, puis de rencontres IRL au plus tôt, «pour conclure la relation», c’est-
à-dire pour passer à la relation sexuelle proprement dite.
Plusieurs ouvrages, romans ou essais, écrits ces dernières années par des
hommes fréquentant les sites de rencontres confirment cette tendance à
« l’industrialisation de la drague». En 2005, le français Lewis Wingrowe expliquait
son ouvrage Des souris et un homme combien la rationalisation liée aux outils
informatiques pouvait permettre un «rendement optimal» dans le processus de
séduction. Mais il n’y a pas que des gagnants, à ces jeux de l’amour et du marché.
Dans son roman Extension du domaine de la lutte le célèbre romancier français
Michel Houellbecq avait dès 1994 pressenti l’entrée de la sexualité dans l’ère de la
compétition libérale, avec des winners et surtout des loosers. Il présentait dans cet
ouvrage des «anti-héros» frustrés, antipathiques et pathétiques, torturés par des
pulsions jamais assouvies les faisant cruellement souffrir. Les «beaux» et les «sûrs
d’eux» parvenaient à leurs fins sexuelles très aisément. Quant aux perdants, il leur
restait les images, les fantasmes et la masturbation comme consolations.
C’est le système des sites de rencontres dans son ensemble qui induit cette
logique de consommation. Faire le choix le plus rationnel et pertinent, générer du
trafic autour de sa fiche afin de devenir le « produit-phare », cumuler les contacts...
La logique est bien celle d’une consommation sentimentale et sexuelle de masse.
Certains adeptes des sites de rencontres se vantent de collectionner les aventures
sexuelles comme on collectionnerait des objets insolites ou des papillons. Pour eux,
grâce aux sites de rencontres, la drague est vraiment passée de l’artisanat à
l’industrie. Les sites de rencontres consacrent le mariage de la consommation
sexuelle et affective et des techniques du marketing. Et notre époque rationalise
l’économie sentimentale. On parle encore de cœur, mais c’est souvent de «cœur de
cible», terme issu du marketing.
Le concept symbolisant cette marchandisation de la rencontre amoureuse
online est le site français AdopteUnMec.com. Avec son esprit féministe ludique et
décomplexé, ce site permet aux femmes de se promener avec un caddie dans les
rayons d’un supermarché virtuel, qui propose des «hommes-objets». Ils deviennent
les «produits régionaux à ne pas manquer», ou les «promotions du jour»! Les
hommes, passifs, ont peu de droits dans cet univers, ils doivent seulement obéir. La
métaphore commerciale anime tout le site, l’utilisatrice toute-puissante pouvant
faire son «marché», grâce à une «shopping list» qu’elle a préalablement établie
grâce à des critères. Ce site exige une bonne dose d’humour, mais il rencontre
beaucoup de succès auprès d’une clientèle jeune, maîtrisant parfaitement les codes
relationnels parodiques des réseaux sociaux. Mais on est encore dans le registre de
l’amour gagné par le libéralisme, même à titre caricatural.
sur pièces». La concurrence est rude, seules les femmes les plus «attractives»
seront repérées. Et ces femmes doivent être tout à la fois jolies, dociles, sensuelles,
«gentilles», prêtes à beaucoup pour espérer se voir proposer une rencontre en
Europe ou en Amérique du nord. Cette «Internationale du célibat» voit des
cohortes de femmes africaines, asiatiques ou issues des ex-pays communistes tenter
(et parfois réussir) un «cyber-union». Nécessairement, il aura pour conséquence un
déracinement familial et culturel. Elles tentent une nouvelle vie, loin de chez elles,
avec un inconnu blanc (le plus souvent), riche (à leur niveau), et la plupart du
temps, (beaucoup) plus âgé qu’elles. Ces hommes «achètent» la jeunesse de ses
femmes, ils leur offrent en échange les «conditions matérielles d’une vie
meilleure». Ces unions connaîtront le succès, ou pas. Certaines s’adapteront et
«referont leur vie» en Occident; d’autres déprimeront mais feront tous les sacrifices
pour rester; enfin, il y a celles qui rentreront dans leur pays, après avoir constaté
leur impossibilité à s’intégrer, et avoir été déçues par leur «Prince charmant
occidental», qui n’était qu’un homme, finalement.
On perçoit l’asymétrie de ces relations, et les attentes économiques y
présidant, par-delà les justifications des protagonistes, qui font appel à des «valeurs
privilégiées» qu’incarneraient chacun des futurs époux, et dont les natifs respectifs
de leurs pays seraient dépourvus… Tout cela ne doit pas être regardé avec trop de
romantisme. Car ces exils conjugaux voient aussi parfois des familles autochtones
déchirées pour en recomposer d’autres, aléatoires, dans «l’Eldorado européen ou
américain».
Si ce phénomène mondialise la quête amoureuse, participant au grand
melting-pot interculturel, déchirant des destins et faisant de belles histoires, aussi, il
pourrait provoquer, s’il s’amplifie, un véritable déséquilibre des «balances
conjugales intérieures». «A long terme, la mondialisation du marché de la
rencontre pourrait avoir des conséquences redoutables. Les femmes occidentales
ont déjà du mal à trouver des hommes qui soient à la hauteur de leurs attentes. Les
hommes quant à eux, bien que séduits par les femmes dynamiques, les préfèrent
cependant souvent pas trop exigeantes à la maison, pour s’assurer une vie de
couple «sans problème». Le risque est donc grand qu’un nombre de plus en plus
important d’hommes se tourne vers le marché international pour «acheter» la
soumission, la jeunesse et la beauté, laissant seules, dans leurs pays, des femmes
diplômées et indépendantes…, cependant que les hommes pauvres du Nord
trouveraient encore plus difficilement à se marier»5. L’«Internationale du célibat»
ouverte par les sites de rencontres est fondée sur des intérêts qui sont d’abord
économiques. Les sentiments ne sont pas absents, mais s’ils viennent, ce sera plus
tard. Les «jeux de l’amour et du marché» sont désormais mondialisés.
5
J.-C. Kaufmann, Sex@mour, p. 192.
170 Pascal Lardellier 8
D’abord, il semble que la solitude n’a jamais été autant ressentie dans nos
sociétés qu’à une époque proposant une «offre relationnelle» incroyable, et qui a
fait de la communication une vertu sociale. Les célibataires inscrits sur les sites de
rencontres collectionnent les «coups de cœur numériques», les «bisous virtuels»;
des centaines de personnes ont visité leur «fiche perso», sans que les rencontres,
quand elles ont lieu, ne débouchent sur des relations durables. Parfois, bien sûr,
mais pas toujours…
Ces célibataires, toujours plus nombreux, ressentent une tension forte au
quotidien: s’épanouir, réussir, se réaliser, et en même temps, se donner les moyens
de «faire couple», puisque le regard social et leur entourage exercent souvent sur
eux une pression implicite et insistante. Et si notre époque valorise ceux qui
communiquent bien et savent s’affirmer dans les relations, jamais les difficultés
pour rencontrer n’ont été aussi grandes. Les millions de personnes inscrites sur les
sites de rencontre en témoignent.
6
Rappelons que net signifie précisément «filet», en anglais. Et la toile peut être toile
d’araignée, et le réseau renvoie à la résille et aux rets du piège…
9 Le libéralisme à la conquête de l’amour 171
que le tendre amour que lui vouait la muse Echo, jusqu’à s’y noyer. Et combien
sont-ils, sur internet, à se mettre en scène et à se contempler dans les commentaires
élogieux et les gratifications des autres ? «Une relation médiatisée par ordinateur
peut permettre à un individu de satisfaire avec plus ou moins de succès le besoin
profondément humain d’avoir des relations et en même temps favoriser chez lui le
repli paranoïde en lui évitant toute forme d’engagement intersubjectif»7 ? Car le
Web offre une toute-puissance, et il permet de lutter contre les angoisses et les
frustrations. La connexion à internet peut être considérée comme un cordon
ombilical, qui nourrit et apaise, en reliant à un «grand tout» rassurant. Ainsi, les
nouvelles technologies, au sens large, sont devenues la source de plaisir préférée
des cadres de 25 à 49 ans, avant le sexe8.
Bien sûr, on aime encore «en vrai», en 2014, même si la tentation est parfois
grande de rester caché derrière l’écran, dans une posture de toute-puissance. On
continuera encore à se rencontrer dans la vraie vie, à désirer des corps, à nouer de
belles histoires IRL. De plus en plus, cependant, on utilisera les TIC et leurs
providentielles ressources, à un moment ou à un autre du processus amoureux.
Bien plus de la moitié des rencontres amoureuses des trentenaires est produite par
des sites ayant précisément cette finalité.
Le modèle du couple traditionnel est remis en question par les TIC. Bien sûr,
internet «produit» beaucoup de couples. Mais il en «défait» aussi un nombre
conséquent, à mesure que les «dragueurs numériques» se reconnectent, pour
adultères numériques, «polygaming» et sexfriending. Ces sites ont donné naissance
à une sexualité en haut débit, très récréative. En parallèle, la sentimentalité produite
par ces réseaux numériques est ludique et désengagée, mais cynique aussi. Et
violente à bien des égards. Notre époque est celle d’une consommation
sentimentale et sexuelle de masse. On prend, on profite, on jouit, on jette.
N’oublions pas les «belles histoires du net», très nombreuses. Mais leurs acteurs
confient tous qu’avant de parvenir à constituer un couple, ils ont connu des
déceptions et ils ont failli abandonner, justement à cause du cynisme ambiant, et de
l’impression désagréable d’être référencé comme une marchandise dans un
supermarché, tout en feuilletant eux-mêmes un immense catalogue aux pages
pleines de personnes pouvant être «consommées».
Ne regardons pas tout cela avec moralisme: il n’y a pas que de la frustration
ou du dégoût dans la consommation sentimentale et sexuelle industrialisée par le
net. Et ils sont nombreux à prendre beaucoup de plaisir grâce à internet, à cumuler
les aventures, à expérimenter sexuellement, à vivre des parenthèses sensuelles
réjouissantes, en rompant avec la monotonie de leur vie. Car «en ligne», on séduit
et on est séduit(e), on ne rend de comptes à presque personne, la légèreté et le
7
Michael Civin, Psychanalyse du Net, Hachette, 2003, p. 46–47.
8
Première source de plaisir: le high tech, 39%, le sexe 36%. Sondage Ipsos pour Menstyle, cité
par Télérama n° 3072 du 26 novembre 2008.
172 Pascal Lardellier 10
plaisir immédiat sont les moteurs du système. Mais ce qui dure un temps ne peut pas
durer éternellement. Après avoir expérimenté ad nauseam la première possibilité des
sites de rencontres: le sexe, ils sont nombreux à suivre un même mouvement
pendulaire afin de tout mettre en œuvre pour atteindre la seconde promesse de ces
sites, qui est leur vraie promesse commerciale: trouver le «vrai» amour.
Mais là aussi, c’est devenu compliqué. Car internet stresse alors qu’il pourrait
rassurer. Cet entremetteur technologique a en effet ouvert une ère d’interchangeabilité
des possibilités amoureuses. C’est bien ce que les romans ou témoignages
consacrés aux relations sur le net racontent. Un de perdu, et non plus dix, mais cent
ou même mille de retrouvés, virtuellement, grâce à ce que permettent les réseaux
numériques, en termes de duplication, mais aussi de duplicité. Combien sont-ils et
sont-elles, aussi, à se vanter sur la «toile» de compter des dizaines d’aventures,
menées en parallèle, et des centaines de relations one shot, en cumulé ? Car «si
l’abondance des possibilités présente un côté rassurant, elle peut également
engager dans une quête indéfinie, interminable, et plonger l’internaute dans une
«inquiétude» au sens classique du terme, c’est-à-dire une quête non seulement sans
repos mais même perpétuellement incertaine de son objet»9.
9
Marc Parmentier, Hermès, p. 174 (bibliographie).
11 Le libéralisme à la conquête de l’amour 173
toile, à flasher sur quelqu’un(e), le temps d’un chat, d’un café, d’un verre
ensemble, d’une soirée, et à ne jamais revoir cette personne ? Sur internet, bien des
romances se terminent chaque jour avant même d’avoir été vécues. Les célibataires
draguant «en ligne» ont cette conscience diffuse, d’avoir croisé beaucoup de
personnes avec qui une belle histoire d’amour aurait été possible. Multipliée par
des millions, cette sensation contribue probablement à rendre nostalgique la
génération des «amants d’internet», désillusionnée face à la violence des relations
technicisées et libéralisées, face à tant d’échecs amoureux, devant la fragilité des
liens, et la difficulté à construire un couple solide, dans cette société
«d’individualisme connecté».
BIBLIOGRAPHIE