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Reprise 

: Krzysztof Kieslowski, l’homme


qui « voulait croire »
« Le Décalogue », série en dix volets réalisée pour la télévision polonaise par le
cinéaste, ressort en salles.

Par Noémie Luciani

Publié le 23 juin 2016 à 18h26 - Mis à jour le 28 juin 2016 à 09h29

Temps de Lecture 4 min.

 Partage

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Daniel Olbrychski et Joanna Szczepkowska dans « Tu respecteras le Jour du Seigneur »,


troisième volet de la série TV de Krzysztof Kieslowski, « Le Décalogue ». POLISH TV

Dans la Pologne de la fin des années 1980, un homme qui n’a peut-être jamais cru au
dieu du catéchisme s’est choisi une divinité toute neuve : l’ordinateur. Le sien, croit-il,
ne peut parler que vrai. S’il dit que la glace sur le lac est assez épaisse pour qu’on y
patine, elle l’est, et l’homme confiera son propre fils à l’ordinateur et à la glace. Le fils
est parti – et voilà que la rumeur monte que la glace a rompu.
Construites par destins croisés, les dix histoires sont unies par un lieu, une cité HLM de
Varsovie, et des visages

La certitude éclate d’un coup, comme une ampoule alimentée par un courant trop fort.
Elle prend le père à la gorge. Il s’appelle Krzysztof – comme Krzysztof Kieslowski,
réalisateur de ce premier épisode du « Décalogue » (1988-1989), série en dix volets
d’une heure environ conçue pour la télévision polonaise. On a du mal à y voir un
hasard. Toute sa vie, Kieslowski aura douté – de Dieu, des hommes –, et toute sa vie, il
aura cherché des réponses. «  Il ne croyait pas, mais il voulait croire », résumait Edward
Klosinski, chef opérateur du Décalogue II.

Le cinéma aura été la part visible de ce cheminement singulier de Kieslowski, pèlerin


incertain d’arriver à Dieu, marchant les yeux rivés sur ses compagnons de voyage
terrestres. Le « Décalogue » transpose au cinéma ce regard. Construites par destins
croisés, les dix histoires (dont deux existent en version longue) sont unies par un lieu
(une cité HLM au nord de Varsovie, parmi les moins laides, mais plus triste à mesure
que son manteau neigeux des premiers volets fond) et des visages. On y croise toujours
les mêmes personnages, au point qu’ils nous deviennent familiers, sans être familiers les
uns des autres. Beaucoup habitent ensemble sans échanger plus qu’un regard
occasionnel, et pourtant, nous montre le cinéaste à chaque histoire, chacun influe sans le
savoir sur l’existence des autres, même en silence.

Contre la peine de mort


Des célèbres dix commandements qui structurent et inspirent l’ensemble, Kieslowski ne
fera que rarement une illustration littérale – ou alors en décalant le point de vue. Le
cinquième film, Tu ne tueras point, montre bien un meurtre, mais c’est l’attitude de la
justice vis-à-vis du meurtrier qu’il met en perspective. Une justice qui s’autorise alors à
ne pas entendre pour elle-même le commandement qu’elle reconnaît pourtant comme
l’un des fondamentaux de ses lois. Elle fait ainsi pendre le coupable au cours d’une
scène glaçante de vérité qui reste, près de trente ans plus tard, l’un des plus forts
plaidoyers contre la peine de mort qui soient.

Il n’y a là-dedans presque rien qui tienne du cinéma politique ou se nourrisse


directement des circonstances. A l’époque du « Décalogue », rappelle Alain Martin
− auteur de plusieurs ouvrages sur Kieslowski, qui publie, à l’occasion de cette ressortie
en salles, Krzysztof Kieslowski… vingt ans après (Irenka, 114 p., 12 euros) −, « la
politique intéressait de moins en moins Kieslowski ». En 1987-1988, lors du tournage,
la Pologne garde encore le souvenir vif de l’état de siège instauré de décembre 1981 à
juillet 1983. Elle avance la tête dans les épaules, sans la force de croire au changement –
c’est à cela aussi que tient le doute kieslowskien : il lui est aussi difficile de croire aux
lendemains qui chantent sur terre qu’à ceux du ciel. Les personnages du « Décalogue »,
même les plus jeunes, qui se détachent sur le décor mélancolique de la cité, n’ont pas ou
plus d’illusions pour les nourrir – le seul espoir de vie nouvelle qu’entretient l’héroïne
du septième volet (Tu ne voleras point) est au Canada.
« Tu ne tueras point », cinquième volet de la série TV de Krzysztof Kieslowski, « Le
Décalogue ». POLISH TV

Si le « Décalogue » est politique, c’est au sens le plus large : il s’adresse à une


communauté de citoyens libres et les renvoie constamment, avec douceur mais sans
détour, aux enjeux de cette liberté. Kieslowski a coécrit les dix scénarios avec l’avocat
Krzysztof Piesiewicz, avec lequel il avait travaillé sur son film précédent, Sans fin.
Dans Tu ne tueras point, ils imaginent en parallèle à la trajectoire du meurtrier un oral
du barreau que passe un jeune candidat – rappelant, appliqué, que la liberté de l’individu
s’arrête là où commence celle des autres.

La voilà, la politique de Kieslowski, synthétisée dans ce principe tout simple, que


l’histoire récente d’une Pologne paralysée notamment par la censure avait mise à mal.
Le reste, invasions de cafards ou rituel quotidien du transport chez soi des batteries de
voiture (pour les préserver du froid), tout ce qui pourrait relever d’un matériau
documentaire est coupé au montage, raconte Alain Martin : déçu de la politique
nationale, le cinéaste s’adresse au monde, et en termes cinématographiques universels –
ce qui explique peut-être qu’il rencontre d’un coup, avec le « Décalogue », un succès
international qui semblait ne jamais devoir venir.

Assemblage rugueux
Il évacue aussi presque tout ce qui touche à la vie religieuse. Si Décalogue il y a, il est
presque laïque, assemblage rugueux, quasi primitif dans sa manière de témoigner de
l’éternelle propension de l’homme à trébucher sur les mêmes pierres (le lien conjugal si
difficilement tenable, la maternité incertaine, l’appétit dévorant pour un corps ou un
bien). Il faut continuer de vivre (et de filmer) en dépit de cela, libre et responsable, le
cœur raidi sous l’aiguillon du doute, mais comme sil’œil et la caméra entrevoyaient
dans les nuages le visage attentif et bienveillant d’un dieu.

La grande beauté de ce « Décalogue » tient à cet entêtement à feindre le sentiment d’une


force motrice – l’espoir, peut-être l’espérance – parce qu’il y a plus à y gagner qu’au
contraire. Kieslowski est un Pascal cloué au sol par des semelles de plomb. Sa marche
lente et soucieuse du plus discret de ces beaux visages qu’il filme n’en est que plus
inspirante.

Série polonaise en dix volets de Krzysztof Kieslowski (1987-1989) avec Maja


Komorowska, Wojciech Klata, Henryk Baranowski (9 h 32). Sur le Web :
diaphana.fr/film/le-decalogue

Noémie Luciani

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