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Ariane Revel
2017/3 N° 67 | pages 49 à 69
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724635010
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2017-3-page-49.htm
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© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 01/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.21.53.224)
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3 - Cette forme de travail en « collectif » est loin d’être isolée : les membres des Révoltes
logiques côtoient ou participent activement à plusieurs groupes dont la structure est similaire,
qu’il s’agisse de groupes féministes, de collectifs d’enseignants ou encore du Théâtre du Soleil.
4 - Ce travail d’enquête a été réalisé en 2010 dans le cadre d’un mémoire de master en socio-
logie politique de l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne. Sept anciens membres du collectif de
rédaction, présents à la fondation ou arrivés plus tardivement, ont été interrogés : Patrice Ver-
meren, Stéphane Douailler, Geneviève Fraisse, Michel Souletie, Arlette Farge, Serge Cosseron
et Patrick Cingolani. Jacques et Danielle Rancière, bien qu’ayant donné un accord de principe
pour un entretien, n’ont pas pu être interrogés. Jacques Rancière est cependant revenu de façon
détaillée sur l’expérience des Révoltes logiques dans la préface de la réédition des articles
publiés dans la revue (Les scènes du peuple. Les Révoltes logiques 1975-1985, Paris, Horlieu,
2003) et surtout dans le long entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan cité plus haut
La forme du collectif - 51
(La méthode de l’égalité, op. cit., p. 76-83), où le philosophe analyse le contexte d’émergence
du collectif (le « reflux du gauchisme ») et certaines de ses modalités de travail.
5 - Vincent Chambarlhac, « Court voyage au pays des Révoltes Logiques, ou d’une part de l’effet
68 sur l’histoire sociale... », Dissidences, no 4, avril 2008 : « Mai 68. Monde de la culture et acteurs
sociaux de la contestation », p. 119-131. Voir aussi du même auteur, « “Nous aurons la philo-
sophie féroce”. Les Révoltes logiques 1975-1981 », La revue des revues, no 49, 2013, p. 30-43 :
le choix de 1981 comme terme de l’étude – lié au fait de la centrer sur la seule revue – produit
un biais et conduit à négliger les dernières années du collectif, moins riches du point de vue
théorique, mais indispensable dans la perspective d’une histoire sociale des idées politiques.
52 - Ariane Revel
forme : les carrières des acteurs sont le témoin des changements conjoints de
la conjoncture militante et du statut d’une recherche qui se veut politique.
L’étude de la forme de travail qu’est le collectif permet ainsi d’observer de
façon plus fine ces transformations pour montrer la manière dont les recon-
figurations prennent place, dont des rapprochements s’opèrent entre des posi-
tions tout à la fois théoriques et militantes qui s’ignoraient ou s’opposaient
auparavant, pour dresser un tableau plus précis de ce moment de l’histoire
intellectuelle de l’extrême-gauche en France. En repartant de la conjoncture du
milieu des années 1970, qui constitue un moment de réinvestissement des luttes
issues de 68 sur d’autres terrains, on montrera ainsi comment les Révoltes
logiques connaissent une transformation du recrutement symptomatique des
transformations du militantisme, puis que leur fin, qui s’échelonne entre 1981
et 1986 environ, va de pair avec une individualisation et une normalisation des
carrières de ses contributeurs dont la condition de possibilité est l’ouverture
du recrutement universitaire et des structures institutionnelles aux anciens
soixante-huitards.
6 - Pour une présentation plus complète du contexte de ce projet, on peut se reporter à Annie
Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, Paris, Gallimard, 1985, p. 832-836.
7 - Benny Lévy (1945-2003), plus connu alors sous le pseudonyme de Pierre Victor, a été à la
tête de la Gauche prolétarienne jusqu’à son auto-dissolution en 1973 ; il devient alors le secré-
taire particulier de Sartre, ce qu’il restera jusqu’à la mort de ce dernier en 1980. André Glucks-
mann (1937-2015) est lui aussi un ancien de la GP et un proche de Sartre. Philippe Gavi participe
à la fondation de Libération en 1972 ; il écrit alors un livre avec Benny Lévy et Jean-Paul Sartre
destiné à financer le lancement du quotidien, On a raison de se révolter.
La forme du collectif - 53
Le collectif résulte de la conjonction de deux groupes, l’un qui s’est formé autour
de Jacques Rancière à Vincennes, l’autre composé d’anciens élèves de Jean Bor-
reil au lycée de Reims et d’amis de ces derniers.
Jacques Rancière, né en 1940, est au moment du début des Révoltes logiques,
assistant à Vincennes, depuis 1969. Entré à l’École normale supérieure de la rue
d’Ulm en 1961, il y participe au séminaire d’Althusser sur Le Capital de Marx,
de janvier à mars 1965, qui donnera lieu à la publication de Lire le Capital en
novembre de la même année ; l’ouvrage est co-signé par Louis Althusser, Étienne
Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière. Rancière rompt
avec Althusser autour de 1968 ; proche de la Gauche prolétarienne, il s’oppose
à son ancien maître sur l’interprétation de Mai et sur la reconnaissance du
caractère révolutionnaire de l’événement. Il revient sur cette rupture en 1974
dans La leçon d’Althusser, qui constitue son premier livre depuis Lire le capital.
À Vincennes, son séminaire porte en 1973-1974 sur l’histoire du mouvement
ouvrier : y participent notamment Danielle Rancière (née en 1937), professeure
de philosophie en lycée, et proche des maos de la GP notamment par le biais
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luttes, et en tant que lieu de mise en place de pratiques politiques qui perdurent
par la suite. Mais par ailleurs, les lieux de ces pratiques, aussi bien que la
situation biographique de ces « soixante-huitards », subissent ou ont subi des
modifications importantes au milieu de la décennie. La date de 1975 est souvent
considérée comme la limite des « années 68 ». Gérard Mauger, par exemple,
choisit le milieu des années 1970 comme pivot articulant le passage du mili-
tantisme à la « contre-culture 8 ». L’ouvrage collectif Mai-Juin 68, publié en
2008 sous la direction de Dominique Dammame, Boris Gobille, Frédérique
Matonti et Bernard Pudal, place quant à lui en 1975 la limite des conséquences
« empiriquement constatables » de Mai 9. Si une périodisation plus fine est bien
évidemment possible, et en particulier dans la première moitié de la décennie,
il reste que le milieu des années 1970 semble acter non pas un retournement
radical, mais une modification certaine des lieux et des modalités de la prise
de parole politique et intellectuelle.
Les fondateurs des Révoltes logiques, bien que n’appartenant pas tous à la
même classe d’âge, puisqu’une dizaine d’années sépare les plus âgés des plus
jeunes, se reconnaissent comme des soixante-huitards. Leur intérêt pour l’his-
toire des révoltes, et plus particulièrement pour les prises de parole contesta-
taires, prend sa source dans l’événement tel qu’ils l’ont vécu. Dans la revue
elle-même, 68 n’est pas rappelé comme un haut fait dont on pourrait se glo-
rifier, mais comme un événement exemplaire, qu’il ne s’agit pas de répéter,
mais dont il faut maintenir l’exigence. Le numéro spécial « Les Lauriers de
Mai », qui paraît en 1978, fait ainsi un bilan extrêmement critique de la diges-
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8 - Voir par exemple Gérard Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme : pour une
histoire de la “génération 68” », in CURAPP, L’identité politique, Paris, PUF, 1994.
9 - Boris Gobille, « Mai 68 : crise du consentement et ruptures d’allégeances », in Dominique
Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal (dir.), Mai-Juin 68, op. cit., p. 28.
La troisième partie du livre est consacrée aux « subversions pratiques » entre 1968 et 1975, à
travers un certain nombre de lieux où s’exercent à partir de 1968 (au sens chronologique, mais
aussi au sens où ces pratiques prennent pour point de départ et de référence Mai) des pratiques
hétérodoxes.
10 - La Gauche prolétarienne est un mouvement maoïste fondé en septembre 1968 ; interdite
en 1970, soutenue par Sartre qui assure le rôle de directeur de publication du journal La cause
du peuple, elle prend un distance croissante avec la perspective de la violence politique à partir
de 1972, et s’auto-dissout en novembre 1973, notamment à la suite de l’expérience autogestion-
naire des Lip, où la CFDT joue un rôle décisif et où la stratégie spontanéiste des maos – reposant
sur l’idée d’une mobilisation spontanée des ouvriers au cours des actions menées par les mili-
tants – apparaît comme dépassée.
11 - L’établissement consiste pour des militants, souvent étudiants, à aller travailler en usine
pour à la fois y partager la condition d’ouvrier et y propager des idées révolutionnaires. La
pratique est d’abord portée par l’UJC(ml), puis reprise par la GP ; elle constitue un des éléments
marquants des mouvements maoïstes.
La forme du collectif - 55
On cherchait des choses en tant que militants, on cherchait des idées, on était à
l’affût de ce qui se passait, donc on a prolongé une curiosité militante qui a pris,
et qui avait déjà au départ une puissance théorique, à cause de l’impact de la phi-
losophie, du développement de la psychanalyse, des sciences sociales de ces
années-là. Donc la curiosité militante était une curiosité qui avait des outils
théoriques 13.
L’étude des révoltes se fait en écho à 68, comme un essai de penser l’actua-
lité, la possibilité de l’insurrection, à travers des figures historiques. Mais dans
le même temps, l’usage de l’histoire est une manière de prendre de la distance
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On avait envie d’histoire. L’histoire, c’était aussi qu’on cherchait un moyen de sortir
de 68. (...) Je crois qu’il fallait inventer autre chose, il fallait trouver autre chose à
faire 14.
L’histoire constitue une activité réflexive qui permet une distance avec les
impératifs de l’action militante. Le détour par le passé permet ici de constituer
de nouveaux modes de rapports au présent et au politique, à un moment où
ceux des années précédentes semblent s’épuiser.
Ce moment de pivot recoupe un tournant biographique pour les contri-
buteurs. Pour les plus jeunes, le milieu des années 1970 correspond à la fin
des études. Ayant passé l’agrégation vers 1972, Geneviève Fraisse, Patrice Ver-
meren ou encore Stéphane Douailler commencent à enseigner, en lycée, ou
encore en École normale d’instituteurs, loin de Paris. Cet éloignement, qui est
Recompositions militantes
Ce qui les intéressait, c’était le fait que je sois une femme d’une part, ça c’était sûr
parce qu’ils voulaient vraiment faire rentrer des femmes, je me souviens vraiment
de ça (...) et que par ailleurs je n’étais pas philosophe, parce que tous les autres
étaient philosophes. Donc je suis rentrée comme historienne, et historienne du
peuple 20.
Je vois une discussion que j’ai un jour, en 76, avec Pierre Saint-Germain (...). Nous
on est encore à fond dans le mouvement des femmes. (...) On est encore extrême-
ment échauffées, ça marche très bien. Et je le vois me dire dans une réunion : « Oui
mais toi tu ne te rends pas compte parce que comme féministe tu es encore sur la
brèche, et nous on n’a plus rien 21. »
On ne pensait pas du tout qu’il allait se passer des choses extraordinaires avec ce
pouvoir, on craignait bien tout ce qui est arrivé d’une certaine façon, mais bon
c’était pas grave, on pouvait quand même en profiter, d’une certaine façon, se dire
qu’il y aurait des libertés, des possibilités, qui n’existaient pas. (...) Comme tous les
intellectuels n’en pouvaient plus du pouvoir d’avant, ils étaient malgré tout beau-
coup plus proches de ce pouvoir qui venait, et qui leur faisait des promesses, qui
leur disait : « bon, qu’est-ce que vous voulez ? ». À ce moment là, Michel Serres a
commencé le Corpus de la philosophie en langue française, Derrida, Châtelet et les
autres ont fondé le Collège international de philosophie. Donc on peut dire qu’il y
avait un pouvoir qui disait, au fond : « avant vous étiez dans la militance, dans la
lutte, maintenant on est dans la construction positive, qu’est-ce que vous voulez 24 ? »
recherche et politique qui entretient la proximité : avec Foucault, les liens sont
en effet militants, à travers le GIP auquel a participé Danielle Rancière, et
théoriques ; même si Surveiller et punir est lu de façon critique, l’utilisation
que fait Foucault de l’histoire, et la portée éminemment politique de la généa-
logie des institutions qu’il propose à partir des années 1970, fonctionnent
comme un point de repère pour le collectif.
L’histoire est donc un des lieux majeurs du débat intellectuel, au-delà même
des frontières disciplinaires ; elle est investie d’une portée politique : à travers
la question de la manière dont on fait de l’histoire, c’est la manière dont on
fait l’histoire – et dont il convient d’en rendre compte – qui est centrale. Le
recrutement d’Arlette Farge au sein du collectif – féministe donc, mais aussi
historienne, et à la fois proche des Annales et de Foucault – est donc également
une des marques du fait que l’histoire est considérée comme le domaine de
recherche adéquat pour élaborer une pensée politique qui rende compte des
dynamiques de transformation possible.
La discipline historique opère donc à la fois comme un point d’appel et
comme un repoussoir : le travail du collectif cherche à déterminer un usage de
l’histoire qui permette de rendre compte de la spécificité des révoltes singu-
lières, et il le fait par différence avec les formes d’histoire existantes 27.
Or, dans les dernières années d’existence du collectif, c’est vers la sociologie,
et plus spécifiquement la sociologie bourdieusienne que la critique se tourne.
Le recrutement de Patrick Cingolani en 1980, à l’occasion du travail de DEA
en sociologie qu’il mène sur les marginaux, puis le livre collectif L’Empire du
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27 - Le texte du collectif paru dans le numéro 100 du Mouvement social permet de comprendre
les logiques d’opposition qui animent ce travail et le définissent. Collectif Révoltes logiques,
« Deux ou trois choses que l’historien social ne veut pas savoir », Le Mouvement social, no 100,
juillet-septembre 1977, p. 21-30.
28 - Sur ce point, on peut se référer aux analyses de Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière.
La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2006 ; voire en particulier
la section consacrée à la critique de Bourdieu par Jacques Rancière, p. 131-177.
64 - Ariane Revel
début des années 1980, le point de tension semble s’être déplacé. La critique
féconde n’est plus celle de l’histoire mais celle d’une certaine sociologie. Si
l’histoire occupait une place centrale dans les années 1970, c’est certes qu’elle
proposait des outils adéquats ; mais elle était aussi au centre de débats articu-
lant, dans la postérité du marxisme et de la philosophie de l’histoire qui
l’appuie, savoir et politique. Dans les années 1980, c’est la sociologie qui semble
avoir repris ce rôle pour le collectif que nous étudions. C’est dans la discussion
du discours de savoir qu’elle produit qu’une critique politique de la connais-
sance semble désormais possible. Le travail des Révoltes logiques passe par le
démontage de discours savants qui sont analysés comme des discours de maî-
trise : de l’histoire à la sociologie, c’est du langage adéquat pour penser l’éman-
cipation qu’il est question, en regard d’un discours perçu comme dominateur 29.
Il reste que ce travail dans les marges d’un discours constitué ne produit
pas les mêmes effets. Alors que la critique de l’histoire a donné lieu à un travail
sur les archives, la critique de la sociologie ne donne que très peu lieu à des
travaux se réclamant de la sociologie. En effet, entre le début et la fin de la
revue, c’est non seulement le lieu du débat qui change, mais ce sont aussi les
modalités du discours critique qui se transforment.
En 1975, la question des frontières entre activités se pose peu : la limite
entre l’histoire et la philosophie, comme celle qui sépare activité de recherche
et pratique politique, sont assez labiles, même si elles ne sont jamais complè-
tement levées. Non seulement le collectif, bien que formé majoritairement de
philosophes de formation, compte également parmi ses contributeurs des his-
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29 - Il faudrait s’interroger ici plus avant sur les raisons pour lesquelles l’histoire cesse d’être
la pratique savante privilégiée de ces débats – mais c’est une autre étude, qui nécessiterait une
analyse plus précise tout à la fois des pratiques professionnelles et non professionnelles de
l’histoire, de leurs canaux de diffusion, et de la manière dont l’histoire est convoquée dans des
controverses politiques pendant cette période du début des années 1980.
30 - Parmi les contributeurs, outre les membres du collectif de rédaction déjà mentionnés, on
trouve ainsi des sociologues (Christiane Dufrancatel, Bernard Conein, Patrick Cingolani, Nadja
Ringart), des politistes (Olivier Roy, Daniel Lindenberg), des littéraires (Jean Ruffet), des histo-
riens (Lydia Elhadad, Yves Cohen, Henriette Asséo, Dominique Vanoli, Mohamed Harbi), des
économistes (François Partant), mais aussi des journalistes (Philippe Hoyau), des comédiens
(Georges Bonnaud), et bien sûr des philosophes (Maria Ivens). Leur degré de professionnalisation
et d’inscription disciplinaire est cependant extrêmement variable, et leurs carrières profession-
nelles ultérieures assez diverses, même si une grande partie passe par l’enseignement.
La forme du collectif - 65
31 - En 1981, Daniel Lindenberg rentre ainsi dans le collectif de rédaction. Patrice Vermeren,
revenant sur le changement de statut de la revue, analyse cette arrivée comme le symptôme
d’une évolution vers une forme de reconnaissance plus institutionnelle qu’auparavant : « À un
moment, dans le paysage, il y a l’idée que ça peut légitimer quelqu’un de passer un article dans
la revue. Et ce n’était pas le sens du travail. (...) Quand des gens comme Daniel Lindenberg
rentrent, c’est sur des formes d’équivoque, et il y a des désaccords, par exemple entre Linden-
berg et Rancière, ils ne pensent pas la même chose. Je pense que c’est aussi ça que Rancière
ne veut pas continuer, Rancière ne veut pas devenir un mandarin ». Entretien avec Patrice Ver-
meren du 26 mars 2010.
32 - Entretien avec Serge Cosseron du 21 juillet 2010.
33 - Cette unité CNRS durera jusqu’en 1986. En 1987, le GERS devient une équipe d’accueil de
Paris VIII ; les mêmes initiales désignent alors le Groupe Esthétiques Représentations Savoirs,
et la postérité explicite du CRIR est liquidée.
66 - Ariane Revel
On avait une audition devant la commission, et j’arrive avec les numéros des Révoltes
logiques, entre autres, et puis j’avais pas mal de publications, à côté, et pour moi,
c’est comme l’histoire de voter au deuxième tour [de l’éléction présidentielle de
1981]. Je me dis : « tu vas rentrer dans l’institution en mettant Les Révoltes logiques
sur la table ». (...) C’est aussi une des grandes, pas trahisons, mais passages à l’acte
de mon existence. Parce que je risque gros de montrer Les Révoltes logiques à ces
gens-là, même s’il y a des copains quand même, il y a Buci-Glucksman, qui jouera
un rôle important pour me faire rentrer, et puis un autre, mais c’est quand même
des vieux... – je risque gros, et je risque gros par rapport à mon unité personnelle,
parce que bien sûr on a fait ça en dehors de l’université. (...) Mais donc quand moi
je mets Les Révoltes logiques sur la table, j’ai l’impression de faire quelque chose
d’extrêmement grave, d’un double point de vue. Du point de vue de la trahison et
du point de vue de la bravade. Et donc c’est ça que ça veut dire Les Révoltes logiques.
On est en 83 34.
Cette attitude, dans son ambiguïté, n’est elle-même possible que parce que
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35 - On peut remarquer que l’évolution excède le seul cas des Révoltes logiques : les cours de
Michel Foucault au Collège de France témoignent également au début des années 1980 d’une
réinjection des textes classiques de la philosophie dans un questionnement qui s’appuyait
jusqu’alors sur des textes non philosophiques.
68 - Ariane Revel
dans la revue si on les lit, trop rapidement, comme une des multiples suites
de 68, ou encore si on en fait une lecture purement philosophique, sans
s’attarder sur les recompositions de rapports au sein de l’extrême-gauche et au
sein de la recherche dont elles émergent. Les Révoltes logiques sont le témoin
d’une pratique intellectuelle, dont l’horizon est resté jusqu’au bout politique,
et ne peuvent se comprendre qu’en tant qu’on étudie l’expérience collective
qu’elles ont constituée.
AUTEUR
Ariane Revel est doctorante à l’Université Paris-Est Créteil. Ses recherches portent sur
les modalités d’écriture de la philosophie politique et sur les rapports entre théorie, lecture
et action politique. Elle a co-dirigé plusieurs ouvrages, parmi lesquels Le travail de la
littérature (PUR, 2012, avec Daniele Lorenzini), Michel Foucault. Éthique et vérité (Vrin,
2013, avec Daniele Lorenzini et Arianna Sforzini) et Foucault(s) (Publications de la Sor-
bonne, 2017, avec Jean-François Braunstein, Daniele Lorenzini, Judith Revel et Arianna
Sforzini).
AUTHOR
Ariane Revel is a PhD student at Paris-Est Créteil University. Her research focuses on
how philosophers write about politics and the relationship between theory, reading and
political action. She has co-edited several books, including Le travail de la littérature (PUR,
2012, with Daniele Lorenzini), Michel Foucault. Éthique et vérité (Vrin, 2013, with Daniele
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RÉSUMÉ
La forme du collectif. Les Révoltes logiques, un cas de recomposition intellectuelle
et militante dans l’après-68
Cet article s’intéresse à une forme de travail intellectuel typique des années 1970, le
collectif de recherche, à travers le cas des Révoltes logiques, collectif formé autour de
Jacques Rancière et Jean Borreil entre 1975 et 1985, et de la revue qui en est issue. En
travaillant à partir des numéros de la revue, mais aussi d’entretiens avec certains anciens
membres du collectif de rédaction et d’archives liées à la vie du groupe, la recherche vise
à montrer la manière dont les conjonctures militante et universitaire, et leur évolution,
permettent de comprendre tout à la fois les trajectoires singulières des membres du
collectif et la manière dont cette forme de travail émerge après 1968, se transforme dans
les années 1970 et le début des années 1980, et finalement s’épuise. Les prises de position
théoriques radicales qui sont celle des Révoltes logiques gagnent alors à être étudiées
dans le cadre d’une histoire sociale des idées politiques qui prend en compte les positions
des acteurs dans les différents champs auxquels ils appartiennent, et les effets de recom-
position, tant sur le plan intellectuel que sur le plan militant, dont les recherches menées
au sein du collectif sont tributaires.
La forme du collectif - 69
ABSTRACT
Working as a Collective. Les Révoltes logiques: a Case of Intellectual and Militant
Recomposition After 68
This article investigates a form of intellectual work typical of the 1970s, the “research
collective”, studying the case of “Les Révoltes logiques”, a collective rallied around the
philosophers Jacques Rancière and Jean Borreil between 1975 and 1985, and the journal
that stemmed from it. Based on the content of the journal, on interviews with former
members of the collective, and archives related to the life of the group, this research aims
to show how changing militant and academic conjunctures make it possible to understand
the singular trajectories of the contributors, on the one hand, and, on the other, how this
form of work emerged after 1968, transformed during the 1970s and at the beginning of
the 1980s, and ended finally exhausted. The radical theoretical positions assumed by the
collective deserve therefore to be studied in terms of a social history of political ideas,
which takes into account the positions of the actors in the different fields they belonged
to, as well as the effects of the militant and intellectual recomposition on which the
research carried out within the group depended.
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