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Mathieu Rigouste, Entretien réalisé par Juliette Farjat, Paul Guillibert, Memphis
Krickeberg, & Marius Loris
2016/4 N° 77 | pages 64 à 71
ISSN 1253-2479
ISBN 9782916278049
DOI 10.3917/vaca.077.0064
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vacarme-2016-4-page-64.htm
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répressions et résistances
entretien avec Mathieu Rigouste
Dans vos recherches, vous élaborez une Kanak en 1985, puis à Wallis et Futuna en 1986 et
généalogie coloniale de l’ordre sécuritaire en 1987 aux îles du Vent, en Polynésie française.
contemporain. L’état d’urgence a été Il est ensuite mobilisé en 2005 pour réprimer les
utilisé plusieurs fois sous la IVe et la Ve révoltes des quartiers populaires puis pour mettre
République. Quelle continuité établissez- en œuvre la « guerre au terrorisme » à l’intérieur
vous entre la guerre d’Algérie, les émeutes du territoire national en 2015-2016.
de 2005 et les attentats du 13 novembre ? Depuis la guerre d’Algérie, ce procédé juridique
L’
autant que symbolique permet d’engager et de
état d’urgence a été employé trois fois mener différentes formes de guerre policière à
pendant la guerre d’Algérie : pour mettre des parties de « la population » sur des parties du
en œuvre la contre-insurrection en 1955, pour territoire. C’est-à-dire sans avoir à se soumettre
instituer le coup d’État militaire du 13 mai 1958 au droit international de la guerre et sans mettre
qui fonde la Ve République puis, pour encadrer les tout le pays en état de siège.
séditions contre-révolutionnaires dans l’armée et À chacune de ces époques, il existe une dimen-
parmi les colons en 1961. Il a ensuite été utilisé trois sion spectaculaire, décréter la raison d’État et
fois entre 1985 et 1987 : pour écraser le soulèvement l’état d’exception confère un statut de pouvoir
65 Mathieu Rigouste
et notamment les grandes compétitions sportives, publicitaire, il s’agirait de pouvoir coller au plus
les réseaux sociaux ou les jeux vidéos. Le proces- près de « la menace » à moindre frais. Dans la
sus d’hybridation militaro-policière nécessite de réalité cela participe à renforcer encore et toujours
grands moyens de mystification, le capitalisme le socio-appartheid en dépensant des fonds
sécuritaire y répond à travers la production d’un publiques gigantesques dans la militarisation
nationalisme viriliste exacerbé mais aussi par continue du contrôle. C’est la logique marchande
une militarisation continue du divertissement. du capitalisme sécuritaire, favoriser la création
Dans l’ère sécuritaire, le comitatus1 participe de marchés du contrôle pour faire monter les
aux jeux du cirque. taux de profit des industriels de la guerre et de
la sécurité. Elle doit se conjuguer à une autre
En quoi cette nouvelle configuration logique, plus étatique, de rentabilité des coûts du
sécuritaire permise par l’état d’urgence contrôle. La baisse tendancielle du taux de profit
illustre-t-elle la notion de « capitalisme décrite par Marx se conjugue constamment à une
sécuritaire » que vous développez dans baisse tendancielle du taux de contrôle, c’est-à-
vos travaux ? Marque-t-elle une nouvelle dire que dans une société inégalitaire la légitimité
étape dans la construction du capitalisme du souverain a tendance à baisser constamment,
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réserves toujours plus massives sont en cours des infrastructures). Ces résistances font face aux
de formation et de livraison pour constituer les attaques incessantes de la restructuration sécuri-
ressources humaines de ce quadrillage territorial. taire. La recherche effrénée de la sous-traitance
Sur le modèle de l’antiterrorisme israélien, des et de la participation, de l’inter-surveillance et
« patriotes » sont formés en deux semaines et auto- de l’auto-contrôle accompagne la production de
risés à tirer après sommation en appui à la gendar- nouvelles technologies en ciblant particulièrement
merie. Dans le même temps, les secteurs de la toutes ces formes d’autonomisation et de créati-
vigilance privée augmentent fortement leur déve- vité qui apparaissent pour survivre dans tous les
loppement, leur taux de profit et leur influence sur lieux où la société impérialiste déploie ses régimes
les champs juridico-administratifs, c’est-à-dire sur d’écrasement. Du Chiapas au Rojava, de Gaza à
le cadre légal de la production privée du contrôle. Ferguson, dans les luttes contre l’hétéro-patriarcat,
Le processus en cours s’inscrit donc au cœur des contre la suprématie blanche, contre les violences
dynamiques longues du capitalisme sécuritaire, d’État, contre les restructurations néolibérales,
il y constitue une phase d’accélération et d’in- contre les grands projets industriels, contre la
tensification caractérisée par l’expérimentation Françafrique et le néocolonialisme… on voit
de régimes de contrôle m ilitaro-policier et des monter en puissance des discours et des pratiques
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violence dont les classes maréchaussée, a été fondée sur la plantation escla-
vagiste pour chasser les marrons. Auto-organisés
dominantes ont besoin. » en réseaux, les anciens esclaves en fuite prati-
quaient le sabotage et la destruction des biens des
maîtres. Ils étaient représentés comme des bêtes
sauvages pour justifier qu’on leur donne la chasse.
entiers, composés de centaines, voire parfois de Car en plus de combattre l’ordre plantocratique,
milliers de personnes d’âges variés, de précaires, au bout de leurs fuites, les marrons n’ont jamais
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