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RÉPRESSIONS ET RÉSISTANCES

Entretien avec Mathieu Rigouste

Mathieu Rigouste, Entretien réalisé par Juliette Farjat, Paul Guillibert, Memphis
Krickeberg, & Marius Loris

Association Vacarme | « Vacarme »

2016/4 N° 77 | pages 64 à 71
ISSN 1253-2479
ISBN 9782916278049
DOI 10.3917/vaca.077.0064
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vacarme-2016-4-page-64.htm
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Vacarme 77 Chantier 64

répressions et résistances
entretien avec Mathieu Rigouste

L’état d’urgence prolongé sans discontinuer depuis les attentats du


13 novembre 2015 n’a pas seulement servi à une hypothétique « lutte
contre le terrorisme » mais aussi à tenter de mater les mouvements
contestataires de ces six derniers mois. Pour comprendre pleinement
son sens et ses effets, il faudrait parvenir à la fois à prendre du champ
– afin de voir comment il s’inscrit dans des stratégies et des dispositifs
historiques plus larges –, et s’immerger dans les luttes les plus actuelles,
où observer les violences répressives qu’il produit et les violences qui,
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en retour, lui résistent. Entretien avec Mathieu Rigouste, chercheur et
militant, pour qui praxis théorique et praxis militante, analyse des
luttes et participation active s’articulent en un seul et même geste.
Entretien réalisé par Juliette Farjat, Paul Guillibert, Memphis Krickeberg & Marius Loris

Dans vos recherches, vous élaborez une Kanak en 1985, puis à Wallis et Futuna en 1986 et
généalogie coloniale de l’ordre sécuritaire en 1987 aux îles du Vent, en Polynésie française.
contemporain. L’état d’urgence a été Il est ensuite mobilisé en 2005 pour réprimer les
utilisé plusieurs fois sous la IVe et la Ve révoltes des quartiers populaires puis pour mettre
République. Quelle continuité établissez- en œuvre la « guerre au terrorisme » à l’intérieur
vous entre la guerre d’Algérie, les émeutes du territoire national en 2015-2016.
de 2005 et les attentats du 13 novembre ? Depuis la guerre d’Algérie, ce procédé juridique

L’
autant que symbolique permet d’engager et de
état d’urgence a été employé trois fois mener différentes formes de guerre policière à
pendant la guerre d’Algérie : pour mettre des parties de « la population » sur des parties du
en œuvre la contre-insurrection en 1955, pour territoire. C’est-à-dire sans avoir à se soumettre
instituer le coup d’État militaire du 13 mai 1958 au droit international de la guerre et sans mettre
qui fonde la Ve République puis, pour encadrer les tout le pays en état de siège.
séditions contre-révolutionnaires dans l’armée et À chacune de ces époques, il existe une dimen-
parmi les colons en 1961. Il a ensuite été utilisé trois sion spectaculaire, décréter la raison d’État et
fois entre 1985 et 1987 : pour écraser le soulèvement l’état d’exception confère un statut de pouvoir
65 Mathieu Rigouste

souverain à la fraction des classes dominantes de banlieues issus de l’immigration). Or,


qui met en scène « l’entrée en guerre intérieure ». au cours du mouvement contre la loi
C’est une dimension particulièrement impor- Travail, on a assisté à une intensification
tante en 2005. Mais il existe aussi une continui- de la répression et à l’expérimentation
té doctrinale et idéologique tout au long de la de nouveaux dispositifs de contrôle
Ve République. La restructuration néolibérale visant des manifestant.e.s qui, du fait
et sécuritaire favorise la traduction des réper- de leur position sociale au sein des
toires contre-insurrectionnels issus des guerres rapports de race et de classe, n’étaient
coloniales et leur réagencement dans des réper- pas forcément habitués à un tel niveau
toires médiatico-policiers. Elle favorise aussi la de violence étatique. S’il y a rupture,
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longue et continue montée en puissance dans s’agit-il seulement d’une extension des
les états-majors policiers et militaires et dans la populations touchées, ou est-ce une
classe politique, des fractions les plus féroces et rupture qualitative, c’est-à-dire relative
des industriels les plus intéressés par le redéploie- au type de mesures qui sont prises ?
ment de schémas contre-insurrectionnels comme En quoi a-t-elle été permise par l’état
formes de gouvernement. La globalisation des d’urgence ? Jusqu’où cette extension des
marchés du contrôle et de la sécurité propulse les dispositifs de contrôle les plus coercitifs
doctrines contre-insurrectionnelles et les schémas à de nouvelles catégories de la population
de pensée anti-terroristes comme logiciels légi- peut-elle aller sans remettre en cause la
times de gouvernement. L’institutionnalisation fabrique du consentement qui caractérise
de régimes d’exception militaro-policiers tout les dispositifs de sécurité ?
autour de la planète consacre la globalisation
d’une nouvelle forme d’État-nation, conçue par Il y a des évolutions comme l’application réagen-
et pour le capitalisme sécuritaire, c’est-à-dire par cée de dispositifs issus des répertoires de la féroci-
et pour la guerre de basse intensité permanente té, du quadrillage militaro-policier et de modèles
dans la population. de contre-insurrection médiatico-policiers à un
« mouvement social » en dehors des quartiers
Les dispositifs de sécurité dans les populaires, des territoires colonisés et néoco-
démocraties capitalistes contemporaines loniaux, des camps et des prisons. Du point de
fonctionnent en cherchant à gagner vue qualitatif, de nouveaux dispositifs ont été
l’adhésion de la majorité de la population expérimentés ou industrialisés. Cela tourne prin-
au projet hégémonique des classes cipalement autour de la neutralisation de masse
dominantes sur la base de la désignation (arrestations préventives, interdictions de circuler,
d’une minorité comme potentiellement contrôles judiciaires, nasses et encagements…).
dangereuse et donc sacrifiable (les jeunes Mais ces évolutions ne sont pas des ruptures en
Vacarme 77 Chantier 66

« L’état d’urgence donne


des moyens administratifs,
ce sens qu’elles ne remettent pas en cause deux juridiques et spectaculaires
logiques structurelles. La première c’est que tout
État se fonde comme contre-révolution et entre- pour légitimer et optimiser
tien des appareils militaires, policiers, juridiques,
administratifs… capables de mener la guerre
l’industrialisation du
au peuple. Les fractions des classes dominantes processus d’hybridation
s’accordent pour rouvrir ces répertoires chaque
fois que les luttes des classes et les mouvements militaro-policière. »
de libération réussissent à déstabiliser les rapports
de forces, chaque fois que la structure même du
schéma de domination est menacée.
Ces expérimentations prennent forme à l’in- centrifuge d’exportation mondiale de nouvelles
térieur d’une seconde continuité que l’on peut marchandises sécuritaires conçues, expérimen-
nommer « modèle de restructuration impérial ». tées et mises en vitrine sur le continuum des
Les grandes puissances impérialistes et leurs guerres policières néocoloniales et endocoloniales
sous-traitants expérimentent de nouvelles formes (doctrines, techniques, savoirs-faire, matériels,
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de domination et de nouvelles marchandises dans formations, transferts technologiques, maintien
les champs militaires et coloniaux. Les institu- en condition opérationnelle…)
tions y puisent des dispositifs (idées, pratiques, L’état d’urgence donne des moyens adminis-
techniques, doctrines, matériels et personnels) tratifs, juridiques et spectaculaires pour légiti-
qu’elles réagencent et rénovent pour restructurer mer et optimiser l’industrialisation du proces-
l’encadrement des classes populaires et des quar- sus d’hybridation militaro-policière. Il a permis
tiers ségrégués en métropole. Dans le capitalisme d’intensifier l’écrasement policier des quartiers
sécuritaire, les industries de la guerre et de la populaires et notamment des strates des classes
sécurité montent en puissance là où l’État leur populaires désignées comme musulmanes et
permet d’aménager de tels laboratoires et d’assu- dangereuses. Il s’agit autant d’un protocole de
rer la publicité des opérations qui y sont menées. fabrication du consentement par désignation
Les classes dominantes continuent d’expérimen- de boucs émissaires que d’une technique de
ter des formes de pouvoir dans ces laboratoires séparation (on dit schismo-genèse en langue
intérieurs pour développer des marchés médiati- contre-insurrectionnelle) et de renforcement
co-policiers et de nouveaux systèmes de contrôle, du socio-apartheid. L’enférocement continu du
de surveillance et de répression. Ces répertoires pouvoir dans le capitalisme sécuritaire s’appuie
permettent ensuite de restructurer les formes de sur des investissements toujours plus profonds
pouvoir appliquées aux mouvements sociaux et dans des protocoles de séparation et de légiti-
révolutionnaires. C’est la dynamique centripète mation, pour rentabiliser au maximum les coûts
de ce modèle. Elle se conjugue à une dynamique de production du contrôle. C’est dans ce cadre
que des idéologies basées sur la peur doivent se
conjuguer de plus en plus intimement avec un
renforcement et un enférocement de l’hétéro-pa-
1.  Dans l'impérialisme romain antique, le comitatus
désigne l'élite militaire qui érige et constitue la structure triarcat, de la suprématie blanche et des racismes
fondatrice de l'État. mais aussi avec les industries du divertissement
67 Mathieu Rigouste

et notamment les grandes compétitions sportives, publicitaire, il s’agirait de pouvoir coller au plus
les réseaux sociaux ou les jeux vidéos. Le proces- près de « la menace » à moindre frais. Dans la
sus d’hybridation militaro-policière nécessite de réalité cela participe à renforcer encore et toujours
grands moyens de mystification, le capitalisme le socio-appartheid en dépensant des fonds
sécuritaire y répond à travers la production d’un publiques gigantesques dans la militarisation
nationalisme viriliste exacerbé mais aussi par continue du contrôle. C’est la logique marchande
une militarisation continue du divertissement. du capitalisme sécuritaire, favoriser la création
Dans l’ère sécuritaire, le comitatus1 participe de marchés du contrôle pour faire monter les
aux jeux du cirque. taux de profit des industriels de la guerre et de
la sécurité. Elle doit se conjuguer à une autre
En quoi cette nouvelle configuration logique, plus étatique, de rentabilité des coûts du
sécuritaire permise par l’état d’urgence contrôle. La baisse tendancielle du taux de profit
illustre-t-elle la notion de « capitalisme décrite par Marx se conjugue constamment à une
sécuritaire » que vous développez dans baisse tendancielle du taux de contrôle, c’est-à-
vos travaux ? Marque-t-elle une nouvelle dire que dans une société inégalitaire la légitimité
étape dans la construction du capitalisme du souverain a tendance à baisser constamment,
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sécuritaire français ? il faut donc renforcer continuellement les inves-
tissements dans le contrôle. La logique étatique
Il me semble que l’état d’urgence ouvre un espace cherche à réduire ces coûts en mobilisant inten-
juridique d’expérimentation pour les pouvoirs sément des protocoles visant à faire sous-traiter
policiers, militaires et administratifs en premier le contrôle par les classes dominées.
lieu, mais autorise ensuite de multiples secteurs de Ces logiques dessinent des lignes de concur-
la production de domination à se lâcher. Ça rend rence et de tensions internes dans les classes domi-
possible la mise en œuvre d’un laboratoire trans- nantes. Elles relativisent les prétentions du bloc de
versal pour configurer des régimes de production pouvoir à mettre en œuvre un modèle homogène
du contrôle plus intensifs. Bien entendu, il existe et concentré dans une même direction straté-
des lignes d’opposition et de friction entre les gique. Actuellement (fin août 2016), une ligne de
institutions ainsi qu’entre fractions concurrentes friction forte polarise le champ de la production
à l’intérieur de ces champs de production du de contrôle autour de l’opération Sentinelle. Les
contrôle. Mais ce qu’on voit émerger a tendance clans qui dominent au gouvernement ont mis en
à fonctionner comme une machine de milita- œuvre une forme militaire de quadrillage plus
risation rhéostatique, c’est-à-dire ajustable le ou moins statique faisant appel principalement
plus rapidement possible à l’état du rapport des aux infanteries. Contre ce modèle, une fraction
forces. L’état d’urgence permet aux forces concur- influente, dans l’armée notamment, défend l’idée
rentes qui dominent le champ de production du d’une policiarisation du quadrillage territorial
contrôle d’expérimenter une sorte de toyotisme, pour pouvoir redéployer ces infanteries sur les
au sens du Toyota system (zéro défaut, zéro stock, terrains des guerres néocoloniales (en Syrie et au
zéro papier). Elles expérimentent un modèle de Mali notamment). Cette ligne de désaccords pour-
contrôle capable de passer de la domination poli- rait s’estomper à mesure que monte en puissance
cière structurelle à des formes de guerre intérieure la fraction militaire connectée aux industriels de
le plus instantanément possible. Sur le principe la sécurité privée. Une « garde nationale » et des
Vacarme 77 Chantier 68

réserves toujours plus massives sont en cours des infrastructures). Ces résistances font face aux
de formation et de livraison pour constituer les attaques incessantes de la restructuration sécuri-
ressources humaines de ce quadrillage territorial. taire. La recherche effrénée de la sous-traitance
Sur le modèle de l’antiterrorisme israélien, des et de la participation, de l’inter-surveillance et
« patriotes » sont formés en deux semaines et auto- de l’auto-contrôle accompagne la production de
risés à tirer après sommation en appui à la gendar- nouvelles technologies en ciblant particulièrement
merie. Dans le même temps, les secteurs de la toutes ces formes d’autonomisation et de créati-
vigilance privée augmentent fortement leur déve- vité qui apparaissent pour survivre dans tous les
loppement, leur taux de profit et leur influence sur lieux où la société impérialiste déploie ses régimes
les champs ­juridico-administratifs, c’est-à-dire sur d’écrasement. Du Chiapas au Rojava, de Gaza à
le cadre légal de la production privée du contrôle. Ferguson, dans les luttes contre ­l’hétéro-patriarcat,
Le processus en cours s’inscrit donc au cœur des contre la suprématie blanche, contre les violences
dynamiques longues du capitalisme sécuritaire, d’État, contre les restructurations néolibérales,
il y constitue une phase d’accélération et d’in- contre les grands projets industriels, contre la
tensification caractérisée par l’expérimentation Françafrique et le néocolonialisme… on voit
de régimes de contrôle m ­ ilitaro-policier et des monter en puissance des discours et des pratiques
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investissements gigantesques de l’État dans les se revendiquant de l’autonomie. Conjuguée à l’en-
moyens actuels et budgets futurs de l’armée et férocement des systèmes de domination racistes,
de la police. sexistes et autoritaires, l’ère sécuritaire se carac-
térise autant par le retour de formes d’accumu-
L’extension des formes du contrôle lations primitives du capital et des logiques de
sécuritaire rencontre-t-elle des dépossession que par l’éclosion de formes de vies
oppositions populaires et politiques orientées par et pour l’autonomisation et la mise
réelles capable de la limiter ? Quelles en commun.
modalités d’organisation voient le jour
dans la lutte contre ces nouvelles formes Dans votre texte « L’État m’a tabassé », vous
du capitalisme sécuritaire ? écrivez : « Il ne sert à rien de s’indigner face
à la violence d’État. Il est tout à fait normal
La restructuration néolibérale et sécuritaire est qu’un État opprime le peuple ainsi que
limitée en permanence par des résistances collec- celles et ceux qui lui résistent. C’est son
tives qu’elle réussit en général à rendre invisible au boulot. » Or les collectifs et associations
plus grand nombre. Dans les quartiers, dans les militant contre la violence policière,
prisons, dans les campements et les camps d’in- présents notamment dans les quartiers
ternement, dans les colonies, dans les territoires populaires, tendent souvent à formuler
néocolonisés, dans les usines, sur les chantiers et leur critique en se référant à l’État de
dans les boîtes de nettoyage, partout où l’impé- droit et à son non-respect par la police.
rialisme se fait le plus féroce, il existe des formes La violence policière est alors présentée
de solidarité et d’entraide, d’auto-organisation comme une aberration alors qu’elle relève
et d’autonomisation qui se font et défont sans de la norme dans le capitalisme sécuritaire.
échos dans les grands médias (aux mains des D’un autre côté, les débats engendrés
géants industriels de la guerre, du bâtiment et à gauche sur le rôle de la police dans la
69 Mathieu Rigouste

« Une “garde nationale”


et des réserves toujours
gestion du mouvement contre la loi travail, plus massives sont en
cristallisés dans le slogan « tout le monde
déteste la police », se sont surtout centrés cours de formation et de
sur la fonction répressive de la police.
L’indignation face à la fonction répressive
livraison pour constituer les
de la police est-elle suffisante pour fonder
une politique de résistance à ces violences ?
ressources humaines d’un
quadrillage territorial. »
Les logiques de dénonciation n’ont pas du tout le
même sens selon qu’elles viennent des classes et
quartiers populaires tentant de percer le champ
médiatique dominant pour parler au « reste de la Les résultats d’une enquête critique sur
population », ou qu’elles soient produites par des la production des violences policières nous
strates sociales privilégiées lorsqu’elles entrent en montrent un système rationnel, réglé et program-
contact avec les périphéries de la férocité d’État. mé de manière à produire les régimes de violence
Pour les classes ségréguées, c’est l’un des seuls dont les classes dominantes ont besoin pour
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moyens de parler publiquement tant le champ pouvoir continuer à régner. L’indignation et la
politique est quadrillé par la conjugaison des convocation de l’État de droit sont des réactions
dominations. spontanées lorsqu’on découvre que les injustices
J’essaie de fabriquer des outils permettant de sont rationnellement administrées malgré ce
cibler les structures de production des oppres- qu’on nous matraque depuis l’enfance. Prendre
sions, c’est une sorte d’artisanat au service de conscience que nous faisons face à un système
l’auto-détermination stratégique et tactique des de dominations qui ne tombent pas du ciel mais
dominé.e.s. Il me semble que toute pensée de sont produites et administrées dans l’intérêt des
l’émancipation ne peut venir que des résistances classes privilégiées, cela nous permet de nous
populaires. Quel qu’en soit le point de départ, les organiser pour forcer ce système à nous recon-
luttes collectives sont des chemins de transfor- naître des droits mais aussi pour le bloquer ou
mation de nous-mêmes et de nos mondes quoti- le démonter complètement.
diens, c’est en entrant en lutte et en s’organisant que
l’on peut trouver de la force et des idées, rencon- Dans votre travail, vous insistez
trer des pratiques et des techniques, se faire des d’un côté sur la construction des
allié.e.s ou des complices, construire du commun, récits sécuritaires autour de figures
comprendre que l’on peut faire bouger des rapports fantasmées (le jeune de banlieue, le
de force. C’est sur ce chemin même que s’opèrent terroriste, etc.) et d’un autre côté sur le
de nouvelles conscientisations, que se construisent potentiel subversif des populations que
des pensées collectives radicales, des passages à l’of- les dispositifs policiers visent à gérer
fensive. Il faut commencer par marcher ensemble et neutraliser. On retrouve une tension
pour découvrir les possibilités créatrices réelles de similaire dans les débats au sein du
l’auto-organisation collective. La question n’est pas mouvement contre la loi travail entre
tant l’inefficacité de l’indignation que la nécessité d’un côté une volonté de déconstruire
de faire céder la résignation et les séparations. les récits sur les « casseurs » et de l’autre
Vacarme 77 Chantier 70

la revendication d’une réappropriation dont l’expulsion ou la soumission permettrait


de la violence physique comme mode de légitimer les protocoles appliqués à l’ensemble
d’action politique légitime. Comment de la « population » ciblée comme « milieu de
peut-on articuler au mieux ces deux prolifération » de ce « virus » : au cortège de tête
aspects de la critique de l’ordre en particulier et au mouvement social en général.
sécuritaire ? Je dis « tentent » parce qu’aucun schéma de domi-
nation n’est jamais mis en œuvre tel qu’il a été
La production médiatico-politique de l’ennemi conçu et fantasmé. Cette omniprésence de résis-
intérieur repose sur cette nécessité de construire tances parcellaires se conjugue à la multiplicité
un personnage impur et maléfique pour justifier des failles, des erreurs, des inconséquences voire
l’application de régimes exceptionnels de violence des incompétences qui structurent la production
à un « segment de population », mais elle peut du contrôle et ses courroies de distribution. La
dans le même geste, et c’est souvent le cas, servir plupart des formes de pouvoir sont traversées
aussi à délégitimer le développement dans cette par, et parfois même structurées autour de, leur
« population » d’idées et de pratiques d’auto-dé- capacité à dysfonctionner.
fense, de contre-attaque ou d’autonomisation qui Dans l’ère sécuritaire, les états-majors poli-
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menacent réellement le schéma des forces. tiques et médiatiques, militaires et policiers
On retrouve des techniques de purge sociale et produisent des figures de l’ennemi intérieur
des logiques de désignation de boucs émissaires susceptibles de justifier et de mettre en œuvre à
dans la plupart des sociétés autoritaires, hiérar- travers ce régime discursif des politiques d’excep-
chiques et inégalitaires. Ce sont des dispositifs tions conjuguant l’écrasement et l’expérimenta-
de base dans la panoplie du Prince. Le stade tion à finalité marchande. La figure du « casseur »
médiatico-sécuritaire du développement de l’État mise sur le marché depuis les années 1960 évolue,
et du capitalisme se saisit de ces techniques et selon les « populations » à soumettre, entre le
les industrialise en les plaçant au centre de son personnage du « voyou » plus ou moins ethnicisé
arsenal. Mais la logique de désignation des corps et celui du « gauchiste » plus ou moins dépolitisé.
sacrifiables repose aussi sur la nécessité, pour un Elle dépeint un individu néfaste et nocif dont
pouvoir se voulant souverain, de briser les formes il faut se débarrasser pour protéger « la paix en
de résistance et d’autonomisation collective ingé- banlieue », les centres villes ou même « le droit
rables qui émergent dans les territoires d’excep- de manifester ». Si cela ne suffit pas, la figure du
tion permanente. Parce que pour survivre, les plus « casseur » est conçue pour muter en « proto-ter-
dominé.e.s n’ont pas d’autre choix que d’inventer roriste », comme on l’a vu d’ailleurs. Depuis le
en permanence des manières d’échapper aux début des années 2000, cette hybridité lui vaut
protocoles d’écrasement, de « fuir en cherchant d’être redéployée à chaque fois que des jeunes
des armes ». C’est d’une autre manière, ce qui des strates populaires ségréguées, notamment les
est à l’œuvre dans la répression des cortèges de lycéens des quartiers populaires, rejoignent ou se
tête et des formes d’autonomisation conçues par mêlent à des mouvements sociaux plus larges. Au
la rencontre des galères, des colères, des désirs printemps 2016, cette mobilisation du « casseur »
et des joies au cœur du mouvement contre la loi tente de dissocier les solidarités nées autour de la
travail et son monde. Les institutions tentent légitimation croissante des pratiques de sabotage
de fabriquer des figures d’ennemis intérieurs dans des mondes sociaux très divers. Des cortèges
71 Mathieu Rigouste

« Les résultats d’une


enquête critique sur la
production des violences détermination offensive d’une partie de ses bases
syndicales. On nous sert une figure du casseur
policières nous montrent dépolitisé ou petit-bourgeois nihiliste pour tenter
un système rationnel, réglé de dissocier les franges des classes populaires à
qui l’usage de la contre-violence physique ne fait
et programmé de manière pas peur et pour légitimer l’encadrement policier
de toutes les manifestations et rassemblements.
à produire les régimes de L’une des ancêtres de la police moderne, la

violence dont les classes maréchaussée, a été fondée sur la plantation escla-
vagiste pour chasser les marrons. Auto-organisés
dominantes ont besoin. » en réseaux, les anciens esclaves en fuite prati-
quaient le sabotage et la destruction des biens des
maîtres. Ils étaient représentés comme des bêtes
sauvages pour justifier qu’on leur donne la chasse.
entiers, composés de centaines, voire parfois de Car en plus de combattre l’ordre plantocratique,
milliers de personnes d’âges variés, de précaires, au bout de leurs fuites, les marrons n’ont jamais
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d’ouvrièr.e.s, d’étudiant.e.s, d’habitants de quar- cessé de rejoindre ou de créer, de faire vivre et
tiers populaires et de territoires privilégiés se de défendre des communes libres et autonomes.
sont mis à accompagner, à contempler, parfois Les figures de l’ennemi intérieur et les idéolo-
à applaudir, au minimum à laisser exister des gies d’État en général ciblent notre autonomie de
pratiques consistant à attaquer des banques, des pensée, d’auto-organisation dans les luttes et dans
commerces de luxe, des distributeurs d’argent la vie quotidienne. La répression et la brutalisation
ou des agences immobilières, c’est-à-dire des sont le front avancé d’un ordre qui s’établit en
pratiques d’action directe dont l’histoire s’en- premier lieu sur la mise en dépendance. Face à
chevêtre avec celle des mouvements ouvriers et tout ce que produisent les systèmes de domina-
révolutionnaires. tion et d’exploitation, je crois qu’on a raison de
Ce printemps 2016, il est redevenu possible de construire et de soutenir la construction de formes
discuter sérieusement entre inconnu.e.s du bien d’autonomisation collectives et populaires. ¶
fondé ou non, des modalités et des situations
d’emploi, du sabotage et de l’action directe comme
pratiques de lutte légitimes. On a vu céder à de
nombreux endroits l’intériorisation du refus de
questionner les formes classiques et inoffensives
de mobilisation. Les formes de cogestion répres-
sives induites par la collaboration des bureau-
craties syndicales avec la police ont été dénoncées
de plus en plus largement. Et puis ce printemps
2016 marque une autre fissure dans la période.
Le rôle et la place centrale de la classe ouvrière
dans le système de production sont redevenus
évidents, comme sa puissance de blocage et la

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