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UNE THÉORIE ENGLOBANTE DE L’ENTREPRISE POUR UNE FÉCONDITÉ

INTERPRÉTATIVE

Jean-Pierre Bréchet et Alain Desreumaux

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2019/8 N° 285 | pages 59 à 71


ISSN 0338-4551
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ISBN 9782746249158
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JEAN-PIERRE BRÉCHET
IAE, LEMNA EA 4272, Univ. de Nantes

ALAIN DESREUMAUX
IAE, LEM UMR CNRS 9221, Univ. de Lille

Une théorie englobante


de l’entreprise pour une
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fécondité interprétative
La recherche en stratégie et management fait un large usage
des théories de l’entreprise d’inspiration économique. Ces
théories privilégient des aspects de contrat, de transaction ou
de compétence dont l’importance est incontestable. Mais ces
lectures ne sauraient épuiser la compréhension de l’émergence
et de la construction des entreprises. La théorie de l’entreprise
fondée sur le Projet ne vise pas directement à les critiquer
(voice) ou les rejeter (exit) dès lors que l’on accepte leur propre
domaine de validité (loyalty). Elle propose d’adopter une
posture théorique englobante porteuse d’une fécondité inter-
prétative indispensable pour aborder les questions d’entreprise
et de management.

DOI: 10.3166/rfg.2019.00393 © 2019 Lavoisier


60 Revue française de gestion – N° 285/2019

O
n sait la fécondité du triptyque une solution existe : il suffit de reconnaître à
« exit, voice, loyalty » par lequel la théorie que l’on quitte sa valeur
A. Hirschman suggère d’envisa- contextuelle propre et à celle que l’on
ger les attitudes possibles des personnes et rejoint une valeur de théorie englobante.
des groupes dans les mondes organisation- Pour prendre un exemple, la théorie
nels. Si l’on envisage cette lecture dans le einsteinienne de la relativité générale admet
champ de la connaissance scientifique, et la validité de la théorie newtonnienne de la
non dans les cercles de chercheurs, ce qui gravitation dans le contexte terrien tout en la
serait une autre manière de l’interpréter, elle relativisant, dès lors que le temps et l’espace
n’est pas dénuée de sens. Mais il nous faut ne sont plus considérés comme des absolus.
en opérer la traduction nécessaire et lui La mécanique newtonienne, qui a fait ses
conférer un sens plausible. preuves, dépeint de manière exacte le
Considérons un champ théorique, disons un « fragment de réalité » dont il est possible
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corpus théorique dominant. La loyauté à son de parler avec les concepts de masse, de
égard serait d’admettre et de respecter ses force, de vitesse, etc., nous dit le célèbre
prémisses et sa teneur. La prise de parole physicien W. Heisenberg (1998, p. 259).
exprimerait la contestation de certains de ses Mais il rajoute, soulignant l’impossibilité de
contenus ou omissions dans une perspective parvenir à un portrait exact et complet du
de modification ou d’enrichissement. Quant monde, que « si le contraire d’une proposi-
à l’attitude de sortie, elle manifesterait le tion exacte est une proposition fausse, le
rejet plus décisif et l’abandon, logiquement contraire d’une proposition vraie sera aussi
pour d’autres perspectives théoriques, la souvent une autre proposition vraie »
critique sans proposition alternative pré- (Heisenberg, 1998, p. 260). Disant cela, il
sentant peu d’intérêt. « Exit, voice, loyalty » suggère le jeu possible de la dialectique
ne serait ainsi pas dénué de sens en matière hégélienne mais surtout celui de deux
de connaissance. logiques de production de connaissance :
Dans le champ de la connaissance scienti- celle du mode statique, précisé comme celui
fique, il nous paraît de plus que les trois de l’aiguisage des concepts, de l’explication
orientations d’attitude sont possiblement et de la précision théorique ; celle du mode
compatibles, ce qui peut a priori sembler dynamique qui vise à former « l’embryon
paradoxal et peu conforme à ce que suggère d’autres suites de pensées », à articuler entre
le célèbre triptyque. Il suffit pour cela elles des compréhensions dans une logique
d’admettre la possibilité de la valeur d’une d’enrichissement. Cette seconde perspec-
théorie tout en la critiquant (voice), et l’on tive de production de connaissance est au
pourrait parler de critique interne, ce qui n’a fondement de la théorie de l’entreprise
rien d’extraordinaire. En revanche, imaginer fondée sur le Projet1 (Desreumaux et
en même temps la délaisser (exit) pour une Bréchet, 2018).
autre ne paraît guère compatible avec l’idée Ce qu’il nous faut établir en matière de
de fidélité à son égard (loyalty). Pourtant, théorie de l’entreprise c’est le caractère

1. Nous écrivons Projet avec une majuscule pour signifier le projet d’entreprise et éviter l’assimilation du concept ainsi
compris au management de projet.
Une théorie englobante de l’entreprise 61

englobant de la théorie de l’entreprise s’est interrogée sur la possibilité d’une théorie


fondée sur le Projet (TEFP) et sa fécondité générale de l’entreprise. S’appuyant sur le
interprétative en matière de questions de constat de la grande diversité des formes
management, notamment de management d’entreprise, J.-B. Eggens formulait une
stratégique. Nous le faisons sur la base de réponse clairement négative : « À moins de
trois entrées logiques et complémentaires : construire une théorie générale dont la
1) Le concept de Projet s’avère indispen- configuration serait proche d’un château
sable pour construire une théorie générale construit par le facteur Cheval, il faut répondre
de l’entreprise, par-delà la grande diversité non. » (Eggens, 1975, p. 83). Cette réponse
de ses manifestations. Le Projet a le statut n’est pas la nôtre, mais près de quarante-cinq
d’un métaconcept ordonnateur indispen- ans plus tard, le panorama des formes dans
sable à l’effort de théorisation. lesquelles s’incarne l’entreprise s’est encore
2) La TEFP affirme une lecture régulation- enrichi, voire brouillé, renforçant ainsi le
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niste de l’action collective qui permet degré de diversité qui semble bien faire
d’articuler les niveaux d’analyse et, ce obstacle à tout essai de théorisation générale.
faisant, d’introduire les dimensions pluriel- L’entreprise semble bien être un objet
les des régulations. insaisissable et cette impression se renforce
3) Cette théorie plaide pour une posture si, au constat aisé d’un objet multiforme, on
clinique de production de connaissance. ajoute celui de son caractère protéiforme.
La fécondité interprétative revendiquée par Car l’entreprise se transforme au cours du
la TEFP tient aux possibilités d’exploration temps et fait alors figure d’objet dont la
des différentes formes de projets d’action théorisation serait toujours à recommencer,
collective, donc de règles et de régulations notamment lorsque l’on s’intéresse au
que les acteurs font vivre. Dès lors, un destin d’une entreprise singulière, lequel
agenda de recherche est envisageable sur de est ponctué de bifurcations et de stades de
nouvelles bases épistémologiques, métho- développement.
dologiques et théoriques. En particulier, la Pourtant les essais ne manquent pas mais ne
question essentielle de la gouvernance sauraient nous convaincre que l’on s’inté-
devient, dans ce cadre, celle des risques resse réellement à l’entreprise, ce qu’est
que les parties prenantes font courir au bien censé faire le management stratégique.
commun que constitue le projet collectif.

1. La théorie de l’entreprise :
I – LE PROJET AU FONDEMENT une exigence et un défi pour
DE TOUTES LES FORMES le management stratégique
D’ENTREPRISES, MALGRÉ LEUR
Tout en se focalisant sur l’entreprise, le
DIVERSITÉ
management stratégique tend à en aban-
À l’heure où on s’interroge en France sur donner la conceptualisation aux économis-
l’entreprise, avec les débats qu’ont occa- tes qui ont produit, si l’on synthétise leurs
sionné le rapport Notat-Sénart et le projet de contributions, deux familles de théories.
loi Pacte, il est intéressant de noter que, dès La première, dans la lignée des réflexions
sa création, la Revue française de gestion ouvertes pas R. Coase, privilégie la facette
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contractuelle de l’entreprise pour en justifier nature stratégique en s’articulant plus


l’existence et tend à se désintéresser, de fait, précisément avec le courant des ressources
de l’entreprise réelle comme lieu de et des compétences, voire celui des capa-
conception et de réalisation de biens et cités dynamiques.
services, activités qui supposent la cons- Les théories d’inspiration économique
truction et le déploiement de ressources et éclairent à l’évidence des aspects explicatifs
de compétences. Cette conception n’entre de la nature ou de la vie des entreprises
guère dans les préoccupations concrètes de (Baudry et Dubrion, 2009). Incontestable-
management de ces activités fondamentales, ment des aspects d’efficience et de résultat,
autrement du moins que selon une logique de contrat ou de transaction, de compétence
calculatoire simplificatrice. Elle ne fait ou de connaissance importent. Fort logi-
guère de place à l’entrepreneur, pas plus quement, les chercheurs en stratégie puisent
qu’aux activités de conception au sens de dans le kaléidoscope des théories de la firme
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H. Simon. des concepts, des grilles d’analyse, des
Une seconde famille, qui peut être qualifiée « frameworks » pour instruire les questions
de sociocognitive par-delà la diversité de ses qui les intéressent. Mais ces lectures qui
traductions, s’inspire précisément des privilégient des focales ou des dimensions
perspectives introduites par H. Simon, d’observation n’épuisent nullement la
R. Cyert et J.G. March et des travaux de connaissance de l’entreprise en contexte.
E.T. Penrose. Sur ces bases, R.R. Nelson et Dans ce foisonnement, la question de
S.G. Winter développent une théorie évo- l’émergence de l’entreprise, et plus largement
lutionniste qui appréhende l’entreprise des collectifs, fait figure de grande absente des
comme un répertoire de pratiques, de essais de théorisation. Sans rejeter les apports
compétences et de connaissances, fruits des théories que nous venons d’évoquer, la
d’un processus d’apprentissage. La théorie TEFP vise à s’en emparer.
de l’entreprise en général, sorte de fait
stylisé, laisse place à une théorie de
2. Le Projet comme métaconcept
l’entreprise particulière, identifiable avec
ordonnateur
ses routines et son histoire propres.
Les chercheurs en sciences de gestion ont L’entreprise est ce que les hommes en font
bien compris qu’ils disposaient, avec ces lorsqu’ils la construisent. Cette réalité
regards renouvelés, d’un matériau théorique artificielle ou « artefactuelle », bien établie,
à même de leur permettre d’analyser leur renvoie, si l’on ne postule pas l’entreprise
objet, l’entreprise dans ses environnements, comme une donnée d’évidence, à ce qui
dans une perspective stratégique ou concur- sous-tend et justifie cette construction,
rentielle. De fait, la théorie évolutionniste quelle que soit la forme organisationnelle
qui se présentait au départ davantage concrète laquelle elle s’incarne.
comme l’expression des micro-fondements Les prémisses d’une conceptualisation
d’une théorie dynamique de la concurrence générale consistent alors à poser que
que comme une théorie de la firme à l’essence de l’entreprise est la conception
proprement parler, s’est enrichie pour mieux et la conduite d’un projet productif porté par
prendre compte les actions proactives de un ou plusieurs acteurs. Le concept de projet
Une théorie englobante de l’entreprise 63

est pris dans son sens fondamental, et non nouvelle. Mais il importe de préciser que
simplement managérial, tel que le restitue cette triple réalité prend sens par rapport au
par exemple J.-P. Boutinet (2015) dans son Projet qui fonde l’entreprise. Dès lors, c’est
ouvrage sur l’anthropologie du projet dans la prise en compte du concept de Projet
plusieurs fois réédité. Dans l’art de se dans l’effort de théorisation de l’action que
déterminer, le projet, qui s’inscrit dans la l’originalité se joue, dans la possibilité d’une
temporalité de la continuité, a préséance sur théorie englobante capable d’intégrer des
le choix et la décision qui représentent des phénomènes de nature apparemment diffé-
figures de la discontinuité (Boutinet et rente sous l’égide d’une même structure
Bréchet, 2019). Dans ce sens, le Projet théorique.
avec une majuscule, dans le sens de projet Il convient d’insister sur le fait qu’au
collectif ou d’entreprise, se présente comme fondement de la TEFP se trouve l’idée
une figure de l’anticipation et comme que l’entreprise est Projet et non qu’elle a un
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dispositif de régulation autoréflexive à projet. Cette idée n’exclut pas que l’on
l’œuvre dans la constitution d’un collectif. distingue des projets parcellaires qui contri-
Il exprime le fait qu’un collectif se donne buent au projet d’ensemble sur un mode
des perspectives d’action en lien avec une plus ou moins intégrateur ou fédérateur.
recherche de sens et de légitimité à ses actes, L’action collective, dans la diversité des
et qu’il va s’organiser pour les faire vivre. formes qu’elle prend, se comprend, non
En d’autres termes, le Projet met en jeu le comme un projet à atteindre dans une
pourquoi, le quoi et le comment de perspective téléologique qui poserait l’ordre
l’existence d’un collectif qu’il contribue à des finalités en dehors de l’action, ou devant
constituer. Tout Projet combine ainsi un elle, mais comme expression d’un projet
projet politique, un projet économique et un constitutif de l’action : le projet comme
projet organisationnel. De cette triple l’ensemble des règles par lesquelles le
dimension du Projet d’entreprise se déduit collectif se constitue. Si toute entreprise
naturellement la triple réalité de l’entreprise en tant qu’elle est action collective fondée
réelle : à la fois réalité (ou entité) politique, sur des règles est Projet, il n’y a pas
agent de production et organisation sociale. d’entreprises qui auraient un projet et
Ce constat a déjà été posé en lien même avec d’autres non. Il n’y a pas plus de truisme
l’idée que l’entreprise est d’abord projet à dire cela qu’à constater des phénomènes
(Martinet, 1984). B. de Montmorillon, dans de pouvoir, de négociation, ou le rôle des
cet esprit, avait aussi mobilisé le concept de routines et des contrats. Cela signifie que
projet pour comprendre les configurations et l’analyste ou le chercheur doit partir en
les logiques de développement des groupes quête du Projet et des règles qui en sont
industriels (de Montmorillon, 1986). l’expression, en tant qu’ils mêlent les
Considérer l’entreprise comme constituée de considérations cognitives, axiologiques,
ces trois facettes entremêlées ne peut donc instrumentales et d’intérêt2. Quant à la
faire figure d’affirmation véritablement régulation de l’action, elle engage

2. Une grammaire des projets reste de ce point de vue à construire pour caractériser les projets d’entreprise dans leur
variété.
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inéluctablement l’expression de conflits de régulations globales. Dit autrement, avec le


points de vue, de valeur ou d’intérêt, à concept de Projet, compris comme dispositif
quelque niveau d’analyse que l’on raisonne. de régulation de l’action collective, on
Ainsi, poser le Projet comme métaconcept ouvre la possibilité d’articuler des niveaux
ordonnateur est indissociable de la per- d’analyse, et cette ouverture est essentielle
spective régulationniste, d’une théorie de la pour aborder, en les contextualisant, les
régulation qui a valeur de méthode pour questions de management.
investiguer les pratiques, et cette méthode a
pour fondement la posture clinique de
1. Le cadre d’une lecture
production de connaissance revendiquée
régulationniste qui fait sa place
dans les travaux bien identifiés de
au Projet
M. Crozier, E. Friedberg, J.-D. Reynaud
aussi bien que dans le pragmatisme, par Dans une perspective régulationniste, l’ac-
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exemple chez J. Dewey. tion collective, sous toutes ses formes,
Une telle lecture régulationniste de l’action suppose et engage des règles qui contribuent
collective n’a rien d’anodin : elle attire à la régulation constitutive du collectif, dans
l’attention sur la nécessaire articulation des le temps de l’existence de ce collectif. Cette
niveaux d’analyse. existence repose donc sur des règles
conçues par les auteurs et les acteurs de
l’action, auxquelles consentent ses partici-
II – L’ARTICULATION DES
pants, et qu’ils font vivre dans et par les
NIVEAUX D’ANALYSE COMME
régulations. Les régulations et les règles ont
ENJEU
la même origine dans une réalité sociale
Dans la mesure où l’on ne peut comprendre fondamentale, celle de l’action collective et
l’entreprise indépendamment des marchés, du Projet par lequel elle se constitue. La
des secteurs d’activité, des systèmes d’offre lecture régulationniste trouve un ancrage
et des autres institutions dans lesquels elle dans les travaux fondateurs de la sociologie
s’insère, ce devrait être l’une des spécificités des organisations francophone associés
du management stratégique que de travailler aux noms de M. Crozier, E. Friedberg et
l’interaction de ces niveaux d’analyse. J.-D. Reynaud. Mais la TEFP fait toute sa
Encore faut il disposer d’un référentiel place aux projets collectifs – d’entreprise,
théorique pour mener cette exploration. d’action collective en général, en ne laissant
L’ancrage régulationniste de la TEFP pas de côté la question de l’émergence des
permet de l’envisager. règles et des régulations.
En effet, à travers le Projet par lequel Les règles sont conçues par les acteurs
l’entreprise se constitue, elle devient un en situation ; certains sont plus directement
acteur singulier, positionné dans un champ auteurs, d’autres plus simplement acteurs,
disputé pour l’accès aux ressources et aux mais tous contribuent à les faire vivre.
compétences. L’entreprise, acteur collectif, L’entreprise, en tant que forme d’action
produit des règles qui se greffent sur un collective particulière, montre, de manière
univers de règles existantes. Elle produit accentuée, les problèmes de toute
une régulation propre tout en participant aux action collective : elle dispose d’incitations
Une théorie englobante de l’entreprise 65

sélectives fortes ; son efficacité est soumise management en général et en management


à des épreuves exigeantes ; sa définition stratégique en particulier.
même repose sur des initiatives – produit,
marché, organisation – qui imposent, sans
2. Le concept de Projet et la lecture
les déterminer, des règles qui orientent et
régulationniste associée suggèrent
cadrent son action (Reynaud, 1997). Les
une reconsidération des agendas
règles qui anticipent l’action peuvent être
de recherche
comprises comme l’expression formalisée
d’un projet qui a vocation à s’actualiser, Faire du Projet, dans son acception fonda-
donc à produire une régulation en faisant mentale, le point d’entrée de la conceptua-
vivre les règles par lesquelles il se définit. lisation de l’entreprise et de l’interprétation
Posons une expression de synthèse de ces de sa dynamique, n’est pas sans consé-
idées : une communauté de projet est une quence sur l’agenda de recherche du
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communauté de règles vécues et, à ce titre, management stratégique et les cadres
une communauté d’apprentissage qui condi- d’analyse ou les référentiels théoriques
tionne une capacité d’action commune qui lui seraient utiles.
(Bréchet, 2019). En substance, les théories dites mainstream
Ainsi, les acteurs collectifs (entreprises, en stratégie – par exemple les travaux de
associations, syndicats, hôpitaux, etc.) exi- M. Porter, l’approche par les ressources telle
stent dans la mesure où ils entreprennent que J. Barney la formule, ceux de M. Peteraf
une action collective en élaborant et en en matière d’avantage concurrentiel – qui
faisant vivre des règles qui tirent leur s’appuient sur les théories de la firme dont
légitimité du projet qu’ils envisagent et nous avons critiqué le caractère réducteur,
par lequel ils se constituent. Ce faisant, le permettent sans doute de multiplier les
collectif en tant qu’il existe comme l’ex- recherches de nature hypothético-déductive.
pression d’une régulation propre, devient Mais la recherche de lois ne dit rien sur le
source de régulation dans les régulations destin singulier d’une entreprise dont on
dans lesquelles il s’insère et auxquelles il peut considérer qu’il est au centre des
contribue. Ces différentes régulations préoccupations du management stratégique.
constituent des niveaux d’analyse qui ne Que l’on considère la stratégie comme un
peuvent être traités indépendamment les uns objet d’analyse ou comme une pratique à
des autres. C’est leur articulation qu’il faut comprendre et à orienter, les pistes ne
explorer, dans l’esprit d’une approche co- manquent pas pour enrichir l’agenda de
évolutionniste. On ne peut dissocier l’en- recherche et doter le management straté-
treprise des régulations globales (sectoriel- gique d’une pertinence sociale ou sociétale
les, nationales, mondiales, etc.) dans plus affirmée qu’actuellement. Déjà, si on se
lesquelles ses activités s’inscrivent, ni traiter limite à la question de la performance, on
de ces régulations sans prendre en compte le voit mal pourquoi la recherche en stratégie
pouvoir agissant de l’entreprise ou de devrait se mettre au service des seuls
groupes d’entreprises à leur endroit. « performeurs » supérieurs plutôt que de
Cette rencontre de régulations ne peut être s’intéresser à la variété des entreprises, dont
ignorée dans l’agenda de recherche en toutes celles qui recherchent la performance
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minimale leur permettant de survivre dans la débats qu’occasionnent les moments forts
durée, ou de prendre en compte la vaste de la vie de l’entreprise (restructurations,
gamme des finalités qui peuvent être à la conflits sociaux, critiques sociétales, etc.) en
base d’un projet d’action collective. Cette révèlent suffisamment la présence dans la vie
question des finalités n’est pas nouvelle et organisationnelle. Mais comment penser
connaît un regain d’intérêt en lien avec les éthique et responsabilité sociale de l’entre-
problématiques de responsabilité sociale et prise sans savoir comment les acteurs
environnementale des entreprises et leur rationalisent leur action. Sans savoir
nature évidemment politique qui s’associe à comment cette rationalisation s’exprime en
la liberté qui leur est reconnue de déterminer règles et comment elle produit une régula-
elles-mêmes leurs finalités. En France, des tion, base de l’autonomisation d’un collectif.
propositions touchant au droit des sociétés, Sans comprendre comment cette régulation
comme la création d’un statut de société à entre en rapport avec un ensemble de
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mission3, reviennent à acter officiellement régulations globales, elles-mêmes déclina-
l’élargissement possible des finalités de bles à différents niveaux d’analyse.
l’entreprise au-delà de la seule recherche En d’autres termes, c’est au processus même
du profit (Levillain, 2017 ; Segrestin et de formation des règles inséparables des
Vernac, 2018). La TEFP accueille naturel- valeurs et des principes qui les inspirent, aux
lement ces questions qui, de notre point de critères qui les précisent qu’il faut s’inté-
vue, ne peuvent s’instruire en dehors d’un resser sur la base d’une théorie processuelle
cadre théorique englobant, faisant leur place de l’entreprise et de l’action collective telle
dans l’interprétation aux règles de droit mais que l’autorise l’entrée par le Projet.
sans ignorer qu’elles ne sont pas les seules à L’exemple de l’émergence et de la vie
prendre en compte dans la construction d’un collectif d’agriculteurs biologiques –
théorique d’ensemble. Bio Loire Océan – qui ont élaboré les règles
Le management stratégique a vocation à qui affirment leur projet collectif à travers
s’intéresser à la variété des formes d’en- une charte et un cahier des charges qu’ils ont
treprise, et, plus largement, des formes su faire vivre, témoignerait aisément de
d’action collective, qui résulte elle-même de cette lecture (Bréchet et Dufeu, 2018). C’est
la diversité des Projets qui inspirent les bien dans l’action et par l’action que les
créateurs et des rationalités qui les sous- règles écrites du Projet en tant que contenu,
tendent. Les Projets diffèrent évidemment exprimées dans la charte et le cahier des
en termes de façons de créer de la valeur charges dans le cas de Bio Loire Océan4,
pour une clientèle visée, de degré d’ambi- prennent vie. La volonté des producteurs de
tion, de temporalité, d’échelle spatiale, etc. mettre « du projet dans le marché », de faire
Mais, dans tous les cas, est en jeu la vivre des régulations originales en se
construction et la régulation d’une action découplant des régulations marchandes
collective. Celle-ci n’est pas indépendante dominantes est riche d’enseignements.
de considérations éthico-politiques. Les Conformément à la posture qui fonde la

3. Initialement « Société à objet social étendu » (Segrestin et al., 2015).


4. Cf. http://www.bioloireocean.bio/
Une théorie englobante de l’entreprise 67

lecture régulationniste de l’action et que régulation dont il va falloir théoriser le


l’on retrouve au cœur du pragmatisme, la couplage5.
question des valeurs ne s’instruit pas dans la Si l’on envisage la gouvernance comme
sphère platonicienne des idées, mais en étant la gestion des risques relationnels que
fonction de ce qu’elles produisent dans le faisceau de relations fait courir à
l’action (Reynaud, 1997 ; Reynaud et l’entreprise elle-même et à son Projet, le
Richebé, 2007 ; Dewey, 2011). problème de la gouvernance se confond
Parler de découplage n’est pas anodin car avec celui du maintien de l’entreprise en tant
cela suppose de prendre en compte les que bien commun (Desreumaux et Bréchet,
régulations englobantes dans lesquelles 2013). La fonction de la gouvernance est
s’inscrivent les projets de acteurs. C’est d’assurer la nécessaire réflexivité quant à
particulièrement vrai en matière de gou- l’adéquation de l’action quotidienne avec
vernance puisque cette question est indis- les orientations fondamentales du Projet, les
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sociable de la compréhension de ajustements requis par les situations concrè-
l’inscription des Projets d’entreprise dans tes et le maintien des équilibres financiers.
les régulations dans lesquelles ils s’insè- Une vision partenariale de la gouvernance
rent au niveau macro. Ainsi, la TEFP, du implique selon nous le Projet, sans exclure
fait de son ancrage dans une perspective d’autres aspects6.
régulationniste invite-t-elle à instruire, Si l’on parle de fécondité interprétative avec
notamment pour les grandes entreprises la TEFP, la raison en est qu’elle offre une
cotées, les questions de gouvernance à possibilité d’exploration des divers aspects
l’interface des régulations dans la sphère qu’engage toute forme d’action collective.
financière et dans la sphère réelle (Bréchet L’enchevêtrement des dimensions que le
et Tougeron, 2016). À l’échelle micro, la Projet engage à prendre en compte conduit à
distinction s’impose entre l’entreprise poser que la recherche interdisciplinaire
réelle, lieu de la régulation que requiert devrait être l’une des compétences distinc-
la résolution des problèmes de manage- tives du management stratégique en tant que
ment, c’est-à-dire de conception, de pro- champ, ce qui implique une posture clinique
duction et de commercialisation des biens de production de connaissance.
et/ou des services correspondant à la nature
du projet productif, et l’institution finan-
cière dans laquelle se traitent prioritaire- III – LA POSTURE CLINIQUE DE
ment les questions de la propriété, de sa PRODUCTION DE CONNAISSANCE
rémunération et de sa transmission et qui COMME EXIGENCE
est donc le lieu d’une autre régulation. Quand on considère l’action en tant qu’elle
L’entreprise n’est pas réductible à l’un ou est régulation, il s’agit toujours de l’action et
l’autre de ces deux pôles ou instances de de la régulation dans leur singularité, une

5. Dès 1984, A.-C. Martinet avait instruit la problématique de ce couplage en termes d’antagonisme et de de médiation
du pouvoir managérial, sur la base d’une distinction entre entreprise réelle et institution financière qui n’est pas
exactement la nôtre, de même que ne l’est pas celle retenue au terme des travaux du Collège des Bernardins (Roger,
2012).
6. Cf. Bréchet et al. (2015).
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singularité qui s’exprime dans un rapport d’en chercher le jeu dans les contextes
unique aux personnes, à l’espace et au temps. d’action.
« L’activité pratique renvoie à des situ- Ainsi, dans la perspective régulationniste,
ations individualisées et uniques qui ne sont aussi bien que pour le pragmatisme, le lien
jamais exactement reproductibles et qui, dès affirmé entre connaissance et action,
lors, ne peuvent jamais faire l’objet d’une exprime les enjeux de la posture clinique
garantie totale. […] Le jugement, la qui s’impose du fait de la nature irréducti-
planification, le choix, quel que soit le soin blement contingente de l’action collective.
que l’on y apporte, l’action, aussi prudente L’objet d’étude est l’action en situation,
soit-elle accomplie, ne déterminent jamais l’entreprise en contexte pour produire une
seuls le résultat. Des forces naturelles connaissance utile pour agir. « La théorie,
étrangères et indifférentes, des circonstan- lorsqu’elle est séparée de l’agir et du faire
ces imprévisibles s’en mêlent et y prennent concrets, est vide et vaine ; […] Le pro-
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une part décisive. Plus le problème est blème de la relation de la théorie à la
important, plus elles pèsent sur la suite des pratique n’est pas qu’un problème théo-
évènements. » (Dewey, 2014, p. 26-27). rique. C’est aussi le problème le plus
Que nous citions J. Dewey, représentant du pratique auquel nous ayons à faire face
courant pragmatiste n’est pas un hasard car dans la vie. Un problème qui soulève la
cette philosophie de l’action est proche de la question de savoir comment l’intelligence
perspective régulationniste. Pour l’une et peut informer l’action et comment l’action
l’autre, la connaissance de l’action signifie peut permettre une compréhension plus
l’adoption d’une posture clinique de pro- grande de la signification : une perception
duction de connaissance. L’action en claire des valeurs dignes d’intérêt et des
situation appelle une connaissance empi- moyens grâce auxquels on pourra les
rique, singulière, contingente ; c’est une garantir par des objets dont il est fait
question de probabilité et non de certitude l’expérience. La construction d’idéaux en
(Dewey, 2014, p. 40). général et leur glorification sentimentale
E. Friedberg (1993) a beaucoup insisté sur sont aisées ; en rester là, cependant, revient
cet aspect. La posture scientifique de la à éluder nos responsabilités en matière de
sociologie qu’il revendique n’est pas celle pensée et d’action rigoureuses. » (Dewey,
de la quête de lois. La robustesse scienti- 2014, p. 297).
fique réside dans la posture de production de Si tout collectif naît d’un projet, il serait
connaissance, dans l’armature intellectuelle banal d’en faire le simple constat, tout
d’ensemble pour interagir avec le terrain des comme celui de la présence des phénomè-
pratiques. Elle est de portée générale, non nes de pouvoir ou de négociation. Mais il
sur le plan substantif d’une connaissance faut en prendre la mesure dans l’effort de
acquise qui aurait valeur de généralisation, théorisation et notamment pour comprendre
mais sur le plan procédural. J.-D. Reynaud l’action collective. Le chercheur ou l’ob-
(1997) dit la même chose en soulignant le servateur exigeant sont ainsi invités à
caractère banal qu’il y aurait à faire le interroger sur ce qui fait l’intégrité des
constat de phénomènes de régulation, de collectifs – adhésion, cohérence, cohésion ;
négociation ou de pouvoir s’il ne s’agissait sur la nature de leur projet – contestataire ou
Une théorie englobante de l’entreprise 69

attestataire, sur la qualité de l’anticipation ; englobante qui fait de la première un cas


sur le pourquoi, le quoi et le comment de particulier ou l’expression de la saisie d’un
l’action (Desreumaux et Bréchet, 2018). Il aspect particulier. La théorie de l’entreprise
s’agit moins d’une logique de constat que fondée sur le Projet (TEFP) se veut une
d’une logique d’investigation, d’exploration théorie englobante. Elle n’a ni pour posi-
des possibles, de recherche des degrés de tionnement ni pour objet d’évincer les
liberté (Bréchet et Desreumaux, 2002). apports des disciplines et des théories qui
Poser l’action collective comme projet c’est apportent leurs regards propres sur l’entre-
poser la question du sens – direction et prise. Aux options que propose A. Hirsch-
signification – qui est aussi celle de la mann, elle ajoute la possibilité d’une sorte
capacité à agir. de réconciliation, vraisemblablement dis-
S’il n’est pas illégitime que des chercheurs cutable si l’on fait leur pleine place aux
soient en quête des lois générales dont le modèles de l’homme et de la société sur
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monde composerait possiblement l’expres- lesquels les diverses lectures s’appuient ou
sion, le « nous généralisons, ils vérifieront » dans lesquels elles se reconnaissent. Mais
ne saurait tenir lieu de la seule attitude leur apport spécifique n’est pas forcément
scientifique pertinente et légitime (Bouleau, invalidé ; il est relativisé, non dans le
2017, p. 68-70). Ainsi, N. Bouleau, qui relativisme généralisé d’un « tout se vaut »
plaide pour les sciences du diagnostic contre mais dans la possibilité de la prise en
les technosciences fondées sur la généralisa- compte et de la mise en ordre des arguments.
tion, pose l’exigence de freiner le processus À la quête de l’explication et à la logique de
de la pensée scientifique généralisante, qui la causalité, la TEFP oppose une tension
usurpe, selon lui, une position dominante en interprétative, celle de la compréhension et
« scotomisant des spécificités du contexte » des raisons d’agir. À la quête des lois
(Bouleau, 2017, p. 68-70). scientifiques en quête de validation externe,
Le dialogue avec le monde de la vie et du elle oppose la posture clinique de produc-
singulier s’inscrit dans un basculement tion de connaissance et la connaissance
épistémologique fort qui se traduit par comme diagnostic.
l’adoption de la posture clinique de pro- Ainsi, l’enjeu de la TEFP est celui de
duction de connaissance. En matière d’ac- l’enrichissement de la connaissance que
tion collective, la posture clinique qui est au permet la pluralité des regards possibles
fondement de la médecine est aussi au sur l’objet d’étude, l’action collective ou
fondement du pragmatisme. L’attention l’entreprise. Nous sommes dans ce que
portée à l’action, à la pratique, appelle la W. Heisenberg appelle le domaine de la
connaissance datée et située en fonction des pensée dynamique, celui dans lequel la
projets d’action nourris. fécondité interprétative se joue, alors que
dans le domaine de la pensée statique on
explique (Heisenberg, 1998, p. 260). Les
CONCLUSION
caractères statique et dynamique sont
On abandonne une théorie pour une autre appelés à se mêler pour saisir le monde et
plus prometteuse ou, plus justement encore, exprimer la réalité de façon la plus riche et la
dans de nombreux cas, pour une théorie plus plus complète possible. L’explication et la
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compréhension doivent s’associer dans la saisir l’entreprise dans sa singularité phé-


production de connaissance. noménologique, dans sa manifestation
Si l’on considère les questions de politique concrète et singulière, par opposition au
d’entreprise, de gouvernance ou de straté- fait stylisé des économistes.
gie, de management au sens large, elles Avec l’introduction du concept de projet
s’ancrent dans des théories de l’entreprise. Il dans un sens anthropologique riche, avec la
n’y a pas de théorie du management sans reconnaissance d’un agir projectif, aussi
théorie de l’entreprise. Et pourtant, à l’heure bien à l’échelle individuelle que collective,
du management omniprésent, il semblerait se pose la question du sens de l’action, qui
qu’on ne sache toujours pas ce qu’est une est aussi celle des rapports à l’espace, au
entreprise. Les apports des économistes sont temps et aux personnes qui retrouvent leur
certes intéressants, notamment pour pleine place. Pour instruire cette question, la
comprendre les motifs d’existence de l’en- logique de projet l’emporte sur la logique de
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treprise en tant qu’institution d’un système profit, non pour ignorer cette dernière mais
d’activités économiques, mais ils convien- pour la mettre en tension avec la première
nent mal pour se saisir des questions de (Boutinet et Bréchet, 2014). Les questions
savoir pour faire quoi et pour quelles raisons de responsabilité et de démocratie, ne sont
une entreprise se crée et sur quelle base plus simplement des supplétifs mais peu-
s’organise son développement, questions vent être envisagés dans un corpus théo-
qui intéressent directement le management rique englobant, ouvert aux divers regards
stratégique. Celui-ci a besoin d’une concep- disciplinaires et donc aux aspects dont se
tualisation d’une autre nature, permettant de saisissent les différentes disciplines.

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