Vous êtes sur la page 1sur 14

LE NATIONAL-RÉGIONALISME DE LA CHARTE DU NORD

Christophe Sandlar

Outre-terre | « Outre-Terre »

2005/2 no 11 | pages 295 à 307


ISSN 1636-3671
ISBN 2749204577
DOI 10.3917/oute.011.0295
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2005-2-page-295.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Outre-terre.


© Outre-terre. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 295

Le national-régionalisme de la charte du Nord

Christophe Sandlar

Rappels historiques

Les populations du Nord sont diverses. Elles se partagent principalement


entre les Mandé du Nord et les Gur, Sénoufo en grande partie. Le nord de la
Côte d’Ivoire constituait la marge méridionale de l’espace économique actif
qu’était la boucle du Niger avant la colonisation. Comme dans l’espace akan, il
y eut ici des États précoloniaux : l’empire de Kong, les royaumes de Bouna ou
encore le deuxième empire de Samory. Ces États débordaient parfois les fron-
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


tières actuelles de la Côte d’Ivoire, et le Nord est la partie du pays la plus
anciennement islamisée.
Mais ce territoire qui constitue aujourd’hui le nord de la Côte d’Ivoire a
perdu son éclat d’antan, sous les effets conjugués des guerres samoriennes, de
la colonisation et de la mise en place de l’économie de plantation. C’est seule-
ment au milieu des années 1970 que Félix Houphouët-Boigny (FHB) va prendre
véritablement conscience du manque de développement de cette région – à la
suite de sa visite, en 1974.
Deux ans plus tard, le pouvoir va afficher une volonté de développement
territorialement rééquilibré qui concerne le Nord mais aussi l’Ouest. L’État
réalise des complexes sucriers dans le Nord, un certain nombre d’infrastructures
(routes, écoles, etc.) et lance la culture du coton. Par ailleurs, une partie impor-
tante des élites du Nord sont largement intégrées dans l’appareil de l’État-parti
houphouëtiste.
Mais ces mesures de compensation n’arrivent pas à inverser les effets du
développement économique qui accentuait les avantages du Sud et de l’Est,

Christophe SANDLAR, doctorant, Paris-Sorbonne, Paris IV.


03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 296

296 Christophe Sandlar

fondés sur la concentration des grandes cultures et sur une meilleure commer-
cialisation des produits vivriers, du fait de la présence de nombreux centres
urbains drainant la main-d’œuvre du Nord.
S’ajoute à cela un fort taux d’analphabétisme, malgré d’importants efforts de
l’État en la matière, dont les causes endogènes ne sont pas négligeables : « Bien
que tous, au Nord comme au Sud, Ivoiriens comme étrangers, aient accès à
l’école comme moyen d’uniformisation sociale à terme, l’offre scolaire est
différemment exploitée selon les groupes. Dans le Nord, il existe très peu de
scolarisation des enfants. Malinké, Sénoufo, Maliens, Guinéens, Dioula, en
général, forment peu leurs enfants à l’école, mais les intègrent plutôt dans l’ap-
prentissage des fonctions de production familiales traditionnelles dont ils ont la
ressource : métayers, commerçants, colporteurs ou artisans, apprentis mécani-
ciens 1, etc. »
D’autre part, le rôle du poro – rite initiatique – chez les populations sénoufo,
longtemps majoritairement animistes, et une éducation souvent exclusivement
coranique au détriment de l’enseignement classique en français ne sont proba-
blement pas non plus sans relation avec ce décalage par rapport aux autres popu-
lations ivoiriennes 2.
Tout cela engendre une situation ambiguë pour les « nordistes », d’ailleurs
en nombre considérable au sud du pays : « Aujourd’hui encore, bien que très
présents dans la vie économique et dans l’appareil d’État (surtout dans l’armée),
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


ils occupent une position ambivalente, à la fois plus ou moins extérieure à cet
univers ivoirien dont l’histoire s’est faite autour de la zone forestière, et toujours
susceptible de pouvoir peser sur son destin, si au bout du compte les contradic-
tions y devenaient trop fortes 3. » Par ailleurs, les Dioula, puis les étrangers issus
de l’espace sahélien, marquent fortement l’identité urbaine de la colonie et du
pays qui est en train de naître.
Parallèlement et paradoxalement, un sentiment de supériorité se développe,
peut-être en partie à partir du traitement de la question de l’islam au début de la
colonisation européenne. Cette religion compte aujourd’hui, en Côte d’Ivoire,

1. Cf. O. Dembélé, « La construction économique et politique de la catégorie “étranger” en


Côte d’Ivoire », dans M. Le Pape, C. Vidal (sous la direction de), Côte d’Ivoire, L’Année
terrible 1999-2000, Paris, Karthala, 2002, p. 142.
2. Le taux élevé de l’analphabétisme limitant évidemment la diffusion des idées contenues
dans la Charte. Mais celle-ci est sans doute plus accessible que les textes fondateurs de l’ivoi-
rité qui restent cantonnés à une petite élite. Par ailleurs, point de débats compliqués, ici, ou
de points de vue contradictoires, mais des axes de combat clairement énoncés en vue d’un
seul objectif : la prise du pouvoir.
3. Cf. J.-P. Chauveau, J.-P. Dozon, « Au cœur des ethnies ivoiriennes… L’État », dans E. Terray
(sous la direction de), L’État Contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 282.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 297

Le national-régionalisme de la charte du Nord 297

plus d’adeptes que jamais, en particulier parmi les étrangers. Si la position des
colons envers l’islam ivoirien fut plutôt marquée de méfiance durant presque
tout le premier tiers du XXe siècle, il n’en fut pas de même au début du proces-
sus de colonisation à proprement parler, car cette religion était considérée
comme un moindre mal par rapport à l’animisme : « Cette attitude procédait
d’une conception évolutionniste un peu sommaire selon laquelle l’islam repré-
sentait une étape intermédiaire sur le chemin qui menait de la “sauvagerie”
primitive, et animiste, à la “civilisation” occidentale, et chrétienne. Puisque les
Nègres de la Forêt ne pouvaient sauter deux étapes successives d’un coup, il
fallait au moins leur en faire franchir une, qui les rendrait plus ouverts aux bien-
faits de la civilisation 4. » D’ailleurs : « [c’est] la situation coloniale elle-même
qui créait les conditions favorables au ralliement des populations conquises sous
la bannière de l’islam – comme au Sénégal. Persécuté, l’islam incarnait les aspi-
rations populaires ou aristocratiques à la résistance ; comblé de faveurs, il profi-
tait des allées du pouvoir pour consolider son autorité sur les masses. Dans les
deux cas, et parfois successivement, il était gagnant 5 ». La question musulmane
s’imposera désormais avec plus de force à la nation ivoirienne en gestation,
alors qu’au début du processus colonial cette religion était très faiblement et
superficiellement présente 6.

La charte du Nord : acte fondateur d’une stratégie de pouvoir


© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


En 1991, paraît une Charte nordiste anonyme 7, intitulée Le Grand Nord en
marche, largement diffusée sous forme de tract, puis reprise en tant qu’extraits
dans différents journaux 8. Elle se prononce, dès la première page, pour un

4. Cf. J.-L. Triaud, « La question musulmane en Côte d’Ivoire (1893-1939) », dossier


« Société française d’outre-mer », Revue française d’histoire d’outre-mer n° 225, Paris,
1974, p. 550.
5. Ibid p. 566.
6. Cf. E. Terray, Une histoire du royaume abron du Gyaman, Des origines à la conquête colo-
niale, Paris, Karthala, 1995, p. 79-84
7. FHB, déjà très affaibli, entra, après avoir pris connaissance de cette charte, dans une colère
noire. Il ne réussit pas à en identifier formellement les auteurs. Plusieurs sources concor-
dantes donnent Lamine Diabaté, dirigeant du RDR (Rassemblement des républicains, parti
d’obédience libérale) et mari d’Henriette Diabaté, actuelle ministre de la Justice et secrétaire
générale, comme l’auteur, ou du moins l’inspirateur de cette charte. Quant à Alassane
Dramane Ouattara (ADO), au départ plutôt réticent, il se serait laissé convaincre de jouer le
rôle de leader que d’autres, parmi lesquels son grand frère Gaoussou Ouattara, lui assi-
gnaient.
8. Nous nous référons au tract de 1991 et non à sa reproduction dans Fraternité matin du
21 octobre 2003.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 298

298 Christophe Sandlar

« Grand Nord uni, fort, crédible, partenaire à part entière et arbitre des situations
futures 9 ».
Cette charte tire argument du sous-développement du Nord pour y victimi-
ser les populations et tente de faire de semblable posture un ressort de mobili-
sation important. Par ailleurs, elle insinue qu’alors que les Akan du Sud
boudaient le RDA (Rassemblement démocratique africain dont faisait partie le
PDCI, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, ancien parti unique), les popula-
tions du Nord et leur leader de l’époque, Gbon Coulibaly, auraient été jadis à la
pointe du combat anticolonial 10.
La charte du Nord participe d’une arrogance de certains « Sahéliens » majo-
ritairement issus des élites à l’encontre des « bushmen » : « Ils ont le sentiment
de leur supériorité culturelle et religieuse et n’hésitent pas à dire qu’ils auraient
accompli des fonctions civilisatrices en colonisant le Sud si les Européens ne les
avaient pas précédés 11. » Une seconde charte du Nord répond, en 2002, à ce que
ses auteurs considèrent comme une mise en cause des origines des « Nordistes »
par l’« ivoirité » élaborée au Sud : « Les Nordistes ne sont-ils pas les premiers
à avoir foulé la terre d’Éburnie dès le XIIIe siècle ? La Côte d’Ivoire, notre Côte
d’Ivoire appartient avant tout au Nordiste qui a toujours su défendre ses inté-
rêts 12. »
Quant à Gaoussou Ouattara, le frère aîné d’ADO, il entretient ce sentiment
– ou complexe (?) – de supériorité traduit dans la charte : « Je vais dire pour-
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


quoi les chefs du Nord et du Sud ne s’entendent pas souvent. C’est simplement

9. La problématique national-régionaliste initiée par la charte du Nord connut, en 1992, un


« pic » sécessionniste avec l’appel du chanteur Alpha Blondy en faveur de la « République
des peuples du nord de la Côte d’Ivoire (Les Malinké, les Sénoufo, les Tagbana, les Djimini,
les Lobi, les Mahouka, les Dioula, les Koulango etc.) ». Car : « Nous ne voulons plus faire
partie de la république de Côte d’Ivoire après Houphouët-Boigny » et de manière prémoni-
toire : « Qui veut la paix prépare la guerre. » Le 4 décembre 2000, Le Patriote, soit la voix
quasi officielle du RDR, anticipera également sur les événements en publiant une carte divi-
sant la Côte d’Ivoire en deux moitiés, Nord et Sud ; le journal accusant le pouvoir d’avoir
produit la coupure. La carte annonçait, exception faite de la partie Nord-Est, la zone d’occu-
pation de la rébellion de septembre 2002 et incluait Bouaké, capitale du Centre, dans le Nord.
10. La charte du Nord laisse entendre que Gbon Coulibaly était le leader de toutes les popu-
lations du Nord. Or, une partie des populations du Nord, notamment malinké, soutinrent
Sékou Sanogo jusque dans les années 1950. Gbon Coulibaly (1860-1962) avait dû se
soumettre à Samory et ensuite aux colons français, non sans avoir chaque fois essayé de
s’aménager des marges de manœuvre pour asseoir un pouvoir personnel. Il fut l’alllié de FHB
au PDCI-RDA. Il contribuait de manière importante à mobiliser en particulier les populations
sénoufo, dont il faisait partie, aux côtés du PDCI-RDA, surtout après que ce parti eut opté, en
1950, pour une ligne plus conciliante à l’égard du pouvoir colonial.
11. O. Dembélé, « La construction », op. cit., p. 166.
12. Fraternité Matin, 21 octobre 2003.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 299

Le national-régionalisme de la charte du Nord 299

parce que ceux du Sud, pour des raisons historiques, on leur a donné une primauté
sur la chefferie du Nord. Oubliant que les vrais chefs de ce pays, en définitive,
quand on regarde bien, sont d’ici. J’ai souvent dit aux gens qu’on naît chef, on ne
le devient pas. Vous avez à Abidjan des chefs-cuisiniers qui, à la fin, deviennent
des chefs traditionnels. Ils portent leur couronne pour aller nous embêter au palais
présidentiel. Ils n’ont même pas un millier de personnes derrière eux. Moi, j’ai
derrière moi des territoires qui s’étendent jusqu’au fleuve Niger 13. »
Le 1er octobre 1992, ADO, au plus fort de sa lutte contre Henri Konan Bédié
(HKB), ira lui-même, sous couvert de panafricanisme, dans le même sens lors
d’une visite officielle au Nord : « Je suis fier d’être du Nord, de cette grande
région du Nord qui faisait partie d’un autre pays, la Haute-Volta, à un moment
donné. La Côte d’Ivoire allait, à l’époque, de Korhogo à Bobo Dioulasso. Peut-
être qu’en l’an 2000, la Côte d’Ivoire ira encore jusqu’à Niamey. C’est cela
l’Afrique, et c’est ce que nous devons rechercher et non le micronationalisme
qui donne une localisation régionale de la nationalité de la personne 14. »
Le chercheur Coulibaly Tiémoko, quant à lui, analyse la tournée d’ADO au
Nord comme point de départ de sa stratégie national-régionaliste : « [ADO]
commença à courtiser très tôt l’électeur nordiste musulman, allant jusqu’à effec-
tuer une tournée dans le nord du pays au plus fort de la guerre de succession
avec le dauphin constitutionnel. Plusieurs de ses anciens ministres ont affiché
leur appartenance à ce parti dirigé par Djény Kobina, un des anciens animateurs
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


de l’aile rénovatrice du PDCI. La propagande du RDR s’appuie sur deux registres :
affirmer la nécessité de la démocratie, d’élections transparentes, tout en militant
pour une alternance dans laquelle les populations du Nord, qui constituent offi-
ciellement plus du tiers, devraient jouer un rôle essentiel. L’objectif est donc de
séduire l’électorat des “démocrates” et des musulmans du Nord. La question se
pose de savoir quel est l’enjeu majeur : démocratiser le pays ou assurer une
alternance politique à caractère ethnico-religieux ? 15 »
La charte du Nord veut, par ailleurs, obtenir une réhabilitation des régions
septentrionales et aspire donc à un retour à l’ordre ancien par le rétablissement
des structures de pouvoir traditionnelles.
Les auteurs dénoncent encore, comme la plupart des acteurs politiques, le
régime de la propriété foncière qui subordonne théoriquement la terre à l’État ;
mais ils affirment qu’au Sud l’autochtone aurait des droits de propriété, alors
qu’on appliquerait au Nord le droit commun de l’appartenance de la terre à
l’État. Il est frappant que la charte avance de tels arguments, alors que toutes les

13. Soir Info, 13 décembre 2000.


14. Soir Info, 1er août 2000.
15. Cf. C. Tiémoko, « Démocratie et surenchères identitaires en Côte d’Ivoire », dans Poli-
tique Africaine n° 58, juin 1995, p. 14.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 300

300 Christophe Sandlar

batailles des autochtones du Sud tendent à la « récupération » des terres que les
allochtones ivoiriens ou étrangers se seraient, selon eux, appropriées. Mais ce
passage paraît moins surprenant si l’on veut bien se remémorer que les relations
tendues entre autochtones et allochtones ne sont pas l’apanage du seul Sud. Le
Nord aussi a vécu de fortes tensions entre autochtones et allochtones, surtout
dans les années 1970, à la suite de l’immigration dans le Nord ivoirien de
milliers de Burkinabé, Maliens et Nigériens, surtout éleveurs, en raison de
terribles sécheresses. Ces derniers, accompagnés de leur bétail, entraient en
conflit avec des populations pastorales, et il y eut, dans la région de Boundiali,
en 1974, 1980 et 1981, des affrontements avec mort d’homme 16.
Les auteurs souhaitent « battre le rappel de tout le Grand Nord en vue d’une
action concertée résolument tournée vers une option dont le principe directeur
sera : “ni à droite, ni à gauche, mais au milieu”. » Et ils y insistent : « […] il
importe désormais de situer le Grand Nord à l’écart du PDCI, très loin du FPI
(Front populaire ivoirien, composante de l’Internationale socialiste et dont l’ac-
tuel président Laurent Gbagbo est membre) et de l’opposition, parce que cette
région doit emprunter sa propre voie, car la différence de zone entraîne, ipso
facto, une différence de compréhension et de comportement et une différence
d’intérêts, lesquels peuvent être complémentaires mais jamais semblables ». Et
enfin : « Le Grand Nord entend donc s’organiser en fonction de ses intérêts bien
propres. »
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


Mais la charte ne se contente pas de l’affirmation d’une sorte de particula-
risme. Les auteurs affichent une volonté de pouvoir absolu pour les ressortis-
sants du Grand Nord : « Jouer éternellement les seconds rôles n’a absolument
rien d’honorable pour ses fils. Se prêter à servir toujours de supports aux autres
pour la réalisation de leurs desseins ne peut que déranger l’amour-propre et la
conscience des uns et des autres, avec le sentiment coupable de notre inaptitude
à pouvoir s’entendre, à faire l’union et l’unanimité autour d’un des nôtres. »
Les choses se clarifiant par la suite : « Faire bloc autour d’Alassane avait été
notre intention première. Celle-ci date de 1989, comme l’atteste l’en-tête de ce
document, alors qu’Alassane n’était encore que le président du comité ministériel.
Lui prêter main-forte dans le bras de fer qui l’oppose à la gauche devient une
nécessité absolue que nous envisageons de prendre à notre compte le moment
venu. L’assister de notre concours afin qu’il ne tombe pas dans les pièges que
lui tendent certains ténors du Régime s’inscrit en bonne place de nos prochaines

16. Pour une analyse récente des conflits fonciers actuels au nord de la Côte d’Ivoire, cf.
T. Le Guen, « Le développement agricole et pastoral du nord de la Côte d’Ivoire : problèmes
de coexistence », dans Les Cahiers d’Outre-Mer, Revue de Géographie de Bordeaux, Tome
LVII, n° 226-227, avril-mai 2004.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 301

Le national-régionalisme de la charte du Nord 301

activités. La défense d’Alassane figure en bonne place parmi nos objectifs.


Cependant, nous tenons à préciser, tout de suite, que nous ne connaissons pas le
Premier ministre, nous ne l’avons jamais approché ni de loin ni de près, et notre
intention n’est pas de le côtoyer et encore moins de l’intéresser à notre projet.
Nous préférons l’ignorer et le tenir à l’écart de nos futures activités pour
plusieurs raisons, dont la principale demeure notre position face au problème de
la succession, afin qu’il ne puisse lui être reproché d’être à l’instigation ou le
commanditaire de notre projet. Qu’Alassane réussisse sa mission et sorte la
Côte d’Ivoire du marasme économique que connaît notre pays, il doit être tout
indiqué comme celui devant assurer la succession et prendre le relais, car il
serait inconcevable qu’Alassane tire les marrons du feu et qu’un autre s’en
régale 17. »
Après avoir longuement tenté de démontrer à quel point les « fils du Grand
Nord » sont délaissés, la charte du Nord revendique le pouvoir pour l’un des
siens. Une stratégie qui va dans le sens des thèses du chercheur Paul N’Da :
D’emblée, notons que l’ethnicité se présente comme l’expression d’un besoin
de pouvoir, d’un désir d’hégémonie politique. Et si l’on l’élève au-dessus du
circonstanciel pour aller au substantiel, le problème de l’ethnicité apparaît sous
un angle de combat double sinon trouble, pour ne pas dire fourbe.
La perfidie, mais aussi le pervertissement se donnent à voir dans un double
langage : d’abord, l’acharnement à étriller, sur un ton dolent, un système de
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


domination politique soupçonné de se fonder sur l’ethnie, de combler la préten-
tion de groupes ethniques à croire qu’à eux sied le gouvernement de la Répu-
blique ; ensuite, l’engagement à revendiquer, en même temps, pour l’ethnie
d’appartenance, plus de participation politique, plus de pouvoir et peut-être le
pouvoir.
Le combat de l’ethnicité apparaît donc comme une lutte pour s’imposer et
en imposer aux autres ; ce qui a pour conséquence d’engendrer des conflits d’in-
térêt pour participer en position avantageuse à la nationalité et à la citoyenneté.

17. P. 9-10. En décembre 2000, peu après l’accession de Gbagbo au pouvoir, lorsque la Cour
suprême déclara ADO inéligible parce qu’il n’avait pu, selon elle, apporter la preuve de sa
nationalité, on se rendit compte à quel point il n’y avait pas là des paroles en l’air. En effet,
selon Soir Info du 2 décembre 2000, Alphonse Soro, président du Forum des associations du
Grand Nord déclare : « Nous donnons 72 heures aux autorités afin qu’elles prennent leurs
responsabilités, sinon nous allons nous déchaîner. Il n’y aura pas de campagne électorale
dans le Grand Nord. » Le boycott sera effectivement des plus efficaces. Lorsque quelques
semaines plus tard, le scrutin put y avoir lieu, le taux de participation y était de 13 % ! Ce
taux d’abstention extrêmement élevé des partisans du RDR et des électeurs intimidés par le
boycott permit au PDCI, avec ce qui lui restait de ses réseaux, de remporter la mise et de faire
jeu égal avec le FPI à l’Assemblée nationale. Seul le siège de Kong où se présentait ADO reste
jusqu’aujourd’hui vacant.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 302

302 Christophe Sandlar

Seulement, ces conflits d’intérêt se donnent l’apparence d’être essentiellement


des conflits ethniques 18.

La charte du Nord et la production de kystes identitaires

La diffusion massive de la charte contribuera à renforcer le kyste identitaire


Nord-Dioula-Ouattara. Un kyste renforcé aussi par l’association Nord-étrangers
sahéliens, déjà plus ou moins présente dans l’esprit d’un grand nombre d’Ivoi-
riens : « Au fur et à mesure que le Sud devenait le pôle d’attraction croissante
du pays et, après l’indépendance, la manifestation concrète d’un certain
“miracle ivoirien”, les gens du Nord représentent de plus en plus davantage
qu’eux-mêmes. Car, tout en étant originaires de régions ayant toujours relevé,
depuis sa création, du territoire ivoirien et fait normalement partie de nationaux
à part entière, ils n’en furent pas moins également associés, du point de vue des
gens du Sud, à une sorte de Grand Nord duquel provenaient quantité d’immi-
grants guinéens, maliens et burkinabé 19. » Juliette Carle voit aussi apparaître, en
particulier chez certains Sénoufo, plutôt jeunes, diplômés et urbains, l’aspiration
à un Petit Nord ivoirien, par opposition à un Grand Nord sahélien transnational ;
une représentation qui a pour objectif de se distinguer des immigrants 20.
En tout état de cause, la charte du Nord recommande à tout ressortissant du
Grand Nord et à tout ami du Grand Nord de faire de l’appel son livre de chevet.
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


Les auteurs de ce document, dont nous venons de citer de larges extraits, ont
donc grandement contribué à la crise identitaire actuelle en accentuant avec
force la confusion Grand Nord/Dioula/étranger/Alassane qui préexistait. De
plus, les réponses ambiguës d’Alassane Ouattara aux questions concernant cette
charte donneront l’impression qu’il y était plus ou moins associé, ou qu’il en
partageait au moins l’esprit.
La charte constitue sans doute le début d’une mobilisation politique sur
bases essentiellement régionalistes et ethniques, que le RDR, puis la rébellion du
MPCI, sauront utiliser et améliorer en vue de peser toujours plus fortement sur la
politique ivoirienne et tenter de conquérir le pouvoir. Elle produit et renforce le
ressentiment des « nordistes » envers le pouvoir, de façon à pouvoir mobiliser
ceux-ci comme un masse de manœuvre homogène. Le wishful thinking

18. Cf. P. N’Da, Le drame démocratique africain sur scène en Côte d’Ivoire, Paris, L’Har-
mattan, 1999, p. 266-267.
19. Cf. J.-P. Dozon, « La Côte d’Ivoire entre démocratie, nationalisme et ethnonationa-
lisme », dossier « Côte d’Ivoire : La tentation ethnonationaliste », Politique Africaine n° 78,
Paris, Karthala, 2000, p. 57-58.
20. Cf. J. Carle, « Quand la crise influe sur les pratiques nominales, Les changements de nom
chez les Sénoufo de Côte d’Ivoire », Politique Africaine n° 95, 2004.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 303

Le national-régionalisme de la charte du Nord 303

d’Y. Konaté résume cette volonté politique : « Dans les faits comme dans l’ima-
gination, nordistes et musulmans, musulmans et nordistes tendent à se
confondre, la mobilisation de la majorité des Ivoiriens du Nord et de la quasi-
totalité des musulmans pour la cause d’Alassane le dote d’un instrument poli-
tique puissant et redoutable 21. »
Jean-Jacques Béchio, dirigeant du RDR, poussera le raisonnement encore
plus loin de manière subreptice : « En Côte d’Ivoire, malgré notre majorité
sociologique, tout le monde sait que nous sommes les plus nombreux, nous
avons subi trop de sortes de brimades : injures, humiliations, massacres. Nous
sommes des orphelins parce que nous ne sommes pas encore au pouvoir 22. »
Qui est ce « nous » ? Sont-ce seulement les électeurs du RDR ? Pourtant, même
les municipales favorables au RDR ont montré que ce dernier était loin de repré-
senter une majorité. Sont-ce alors les musulmans ou les Sahéliens en général,
nationaux et étrangers confondus ? Ou est-ce tout cela à la fois ? Les déclarations
de Béchio et d’autres dirigeants du RDR et de ses satellites entretiennent ainsi, dans
les représentations de ses partisans comme dans celles de ses adversaires, l’image
d’un Grand Nord, libérateur pour les uns, menaçant pour les autres.
Il est d’ailleurs à noter que ce discours est peu ou prou légitimé par nombre
de médias occidentaux qui considèrent l’accession du RDR au pouvoir comme
inéluctable, compte tenu de la supposée majorité sociologique des musulmans
et des Sahéliens nationaux et étrangers. Le « tout le monde sait » de Béchio
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


s’adresse sans doute autant à ses partisans qu’à nombre d’observateurs et de
journalistes occidentaux 23.
Mais le « nordisme » ne présente pas seulement un aspect politique. Il
comporte aussi un aspect paramilitaire. La fin des années 1990 sera notamment
marquée par un regain de l’activité et du nombre des dozos auxquels on prête
des pouvoirs magiques. À l’origine chasseurs traditionnels du Nord, et plus
généralement de la zone sahélienne (Mali, Burkina Faso), ils sont de plus en
plus souvent devenus des miliciens et mercenaires qui proposent leurs services
aux plus offrants, et sont souvent employés à des missions de surveillance et de
gardiennage 24. Un nombre croissant de paysans gur, sénoufo en particulier,
deviendront dozos par appât du gain.

21. Cf. Y.Konaté, « Le destin d’Alassane Dramane Ouattara », dans M. Le Pape et C. Vidal,
Côte d’Ivoire, L’Année terrible 1999-2000, op. cit., p. 290.
22. Soir Info, 21 mai 2002.
23. Ces derniers tribalisant bien souvent le débat politique à la manière de monsieur Jour-
dain.
24. Le caractère transnational des Dozo est souligné sur leur site par les Forces
nouvelles (nouvelle appellation des rebelles du MPCI) : « L’histoire des Dozo remonte au
Moyen Âge, lorsque le Dozo Soundjata Keïta créa l’empire mandingue qui s’étendait sur une
grande partie du Sahel actuel. »
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 304

304 Christophe Sandlar

Au fil du temps, ces dizaines de milliers de dozos sont toujours plus diffi-
ciles à contrôler et favorables à la cause du Grand Nord incarnée par ADO. En
1998, HKB encadre strictement leur activité par une loi, sans parvenir à casser
cette dynamique paramilitaire nordiste. Après son coup d’État du 24 décembre
1999, le général Gueï réhabilite les dozos et leur confie des fonctions de police.
Il libère ainsi une force de frappe favorable à la dynamique nordiste que HKB
avait tenté d’endiguer.
Le 25 janvier 2001, peu après l’accession au pouvoir de Laurent Gbagbo, les
ministres de la Défense du Conseil de l’entente se rencontrent, notamment, pour
« sensibiliser les chasseurs traditionnels, dont les actes déviants constituent une
menace pour la sécurité des États ». On parle alors de plus de 40 000 dozos
recensés en Côte d’Ivoire ! À partir de septembre 2002, les dozos seront des
milliers à affluer de toute la sous-région vers le nord de la Côte d’Ivoire pour
donner un coup de main à la rébellion 25. Cette dernière se présentant comme
une branche paramilitaire plus classique, encadrée par des officiers ivoiriens et
burkinabé.
En tout état de cause, le RDR et ses organisations satellites ont évincé le FPI
de tout le Nord à l’exception d’une petite partie du Nord-Est. À tel point qu’en
2001, lors des élections municipales, certains supposent même une politique
d’exclusion des non-nordistes à l’œuvre dans le nord de la Côte d’Ivoire : « À
ce jeu, le nord se présente aujourd’hui comme une zone d’exclusion politique,
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


ou ZEP. Non seulement les Ivoiriens originaires d’autres régions du pays ont été
déclarés personae non gratae au lendemain de l’invalidation de la candidature
d’Alassane Ouattara, mais les listes en compétition ne comportent que des noms
à consonance nordique 26. »
De plus : le boycott actif, mais en dernière minute après dépôt des dossiers
de candidature, des législatives de 2000 par le RDR, ne doit pas non plus faire
oublier la forte proportion de « nordistes » candidats, y compris et surtout, au
Sud. Sur 957 candidats retenus, 258 sont originaires du Nord ou ont des noms à
consonance nordique. Et puis le RDR présentait 94 candidats du Nord sur 214, le
PDCI 59 sur 219, le FPI 44 sur 208. Sur 32 candidatures rejetées, 8 seulement
étaient du Nord 27. L’argument de l’exclusion des ressortissants du Nord, qui

25. Cf. le site des Forces nouvelles : « Dès le début des événements du 19 septembre 2002,
les Dozo ont rejoint les rangs du MPCI. Considérant leur territoire agressé depuis trop long-
temps, leur historique mission de protection les a conduits à s’impliquer aux côtés des
éléments du MPCI (actuelles Forces Nouvelles). Ils ont créé leur propre section : la Compa-
gnie des guerriers de la lumière, avec à sa tête le charismatique commandant Bamba. Nombre
des éléments de cette section sont détachés au sein de la Compagnie Guépard. »
26. Soir Info, 19 mars 2001.
27. Soir Info, 9 décembre 2000.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 305

Le national-régionalisme de la charte du Nord 305

pouvait sembler pertinent à l’élection présidentielle où avaient été exclus tous


les candidats aux noms à consonance nordique, perd ici de sa force. À moins
que le Nord ne se résumât à ADO, qui fut exclu des deux élections !
En tout état de cause, la progression du RPR au nord de la Côte d’Ivoire est
d’autant plus notable que le FPI y avait conquis, au début des années 1990, une
certaine influence au détriment du PDCI, et avec l’appui d’une partie des notables
locaux 28. Sans la propagation massive de la problématique initiée par la charte
du Nord et l’éternelle polémique autour de son éligibilité, ADO et ses « FMI
boys », auteurs d’une politique impopulaire, auraient sans doute été vite oubliés,
y compris au Nord !
La dynamique « nordiste » ne s’est mise en place que progressivement. Elle
n’arrive pas à convaincre immédiatement tous les « fils du Nord » : « Défavo-
risé, le Nord ? On a du mal à le croire. Certes, la radio n’arrive pas jusque-là, et
la télévision offre des images le plus souvent striées de bandes blanches ou
constellées de points gris. Le téléphone, en cette fin de 1993, est coupé depuis
une semaine, ce qui arrive, paraît-il, épisodiquement. [mais] nous n’envions pas
les gens du Sud, et je n’ai jamais entendu quelqu’un me dire qu’on les avait
favorisés, estime un médecin malinké, je préfère vivre ici qu’à Bingerville, à
quelques kilomètres d’Abidjan 29 ! »
C’est seulement au milieu des années 1990 qu’une grande partie des chefs
du Nord, jusqu’alors divisés entre PDCI, RDR et FPI, feront d’ADO leur leader
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


incontesté, poussés en cela par les imams de la mouvance Ouattara 30.
Les auteurs de la charte prévoyant cependant une solution de repli sur le
secrétaire général du PDCI, le Sénoufo Laurent Dona Fologo 31.
Pour en finir avec les origines d’ADO, lui-même se dit significativement
descendant du roi de Kong, Sékou Ouattara, lequel réussit à établir un empire
qui tomba quelque peu en déliquescence après sa mort, en 1745. Ce dernier,
soutenu par les commerçants et les partisans de l’islam, était parvenu à
soumettre, mais aussi à intégrer les populations rurales souvent de langue
sénoufo. ADO entretient sans doute cette image de descendant du roi de Kong
pour témoigner du caractère incontestable de ses origines ivoiriennes, et en

28. Cf. G. Faes, « Faut-il avoir peur des Nordistes ? », Jeune Afrique, n° 1724 du 26 janvier
1994.
29. Ibid., p. 33-34.
30. Ibid.
31. Mais sans doute ses positions hostiles à Ouattara et au RDR feront que son nom disparaît
dans la version 2002 de la charte du Nord.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 306

306 Christophe Sandlar

même temps apparaître comme le nouveau leader des peuples du Nord, voire de
l’espace sahélien en Afrique de l’Ouest et de ses ressortissants 32.
En tout état de cause, le processus susceptible de constituer un bloc autour
d’ADO n’est pas aussi abouti que le souhaiteraient probablement les dirigeants
du RDR et de la rébellion, puisqu’une grande partie du Nord-Est et une fraction
des électeurs musulmans, ou considérés comme tels, leur échappent encore. Ils
peinent à élargir leur sphère d’influence. Par ailleurs, le RDR est confronté
comme tous les partis politiques ivoiriens, au faible taux de participation élec-
torale, même si son électorat semble mieux se mobiliser que celui des autres
partis. Un récent article 33 énonce au demeurant l’hypothèse que la refondation
restrictive de la citoyenneté et de l’identité ivoirienne des dernières années
aurait, par effet inverse, accéléré les changements de nom, notamment parmi les
Sénoufo jeunes, urbains et diplômés, du dioula au sénoufo. Un processus cepen-
dant enclenché de manière déterminante chez les Sénoufo, depuis les années
1980 avec J’ai changé de nom, de Valy Charles Tuho (1987) ; le livre connut un
grand succès.
Mis à part ces contradictions secondaires, force est de reconnaître que la
stratégie de pouvoir déclenchée par la charte du Nord a permis la constitution
d’un courant d’opinion extrêmement fort qui va très au-delà de l’électorat ivoi-
rien. Elle a aussi contribué, à sa façon, à une division de plus en plus profonde
du pays et de la population entre « nordistes » et « sudistes », entre musulmans
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)


et non-musulmans, entre Dioula et « bushmen ».
Cette stratégie ethniciste a gagné en efficacité au fur et à mesure que les
pouvoirs successifs, partie prenante des politiques de régression sociale prônées
par les institutions financières internationales, se sont révélés incapables de faire
émerger d’autres pôles d’identités collectives orientés vers la satisfaction des
besoins sociaux et démocratiques des populations, notamment étrangères.
Cependant, tout en perpétuant la logique ethniciste contenue dans la charte
du Nord, ADO semble avoir dernièrement modifié en superficie sa stratégie. La
charte du Nord affirme qu’il y avait eu entre FHB et Gbon Coulibaly une sorte
de pacte secret prévoyant le transfert du pouvoir à un Nordiste, une fois le
premier chef de l’État décédé ; or, ADO, qui par tous ses actes donnait l’impres-
sion de s’inscrire dans pareille logique, s’est récemment prononcé en faveur

32. ADO a, qui plus est passé, une grande partie de sa vie en Haute-Volta ; il reçut une bourse
d’études attribuée au titre de la Haute-Volta et occupa de hautes fonctions à la Banque
centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) en qualité de ressortissant de ce pays ; il allait
acheter des biens immobiliers en Côte d’Ivoire avec un passeport burkinabé. Tous ces faits
constituent, aux yeux de ses adversaires, autant de preuves de son extranéité, tandis que ses
partisans et lui-même n’y voient pas d’effet sur sa nationalité ivoirienne.
33. Cf. J. Carle, « Quand la crise », op. cit.
03 Troisième partie 6/06/05 16:06 Page 307

Le national-régionalisme de la charte du Nord 307

d’une poursuite de l’alliance qui aurait existé entre Baoulé, Agni, Sénoufo et
Malinké : « L’avenir passe par la reconstitution des grandes alliances qui ont fait
la stabilité de ce pays », explique-t-il, avant de se livrer à une comptabilité à ses
yeux indiscutable : « Les Baoulé et les Agni représentent 35 % de la population,
les Sénoufo et les Malinké 35 % également. Bédié et moi sommes donc l’éma-
nation de 70 % des Ivoiriens 34. »
Quoi qu’il en soit, une telle approche ethniciste qui enferme tout membre
autoproclamé ou assimilé d’un groupe dans une opinion politique préalable est
loin d’être isolée et participe à la mise en place d’un scénario : nombre d’acteurs
politiques d’aujourd’hui imposeront de nouveau, à l’approche des élections de
2005, une logique identitaire qui s’est révélée extrêmement « rentable ». Elle
n’exige pas, en effet, des programmes très différents et ignore la question
sociale, tous se partageant les parts d’un gâteau auquel n’accèdent que ceux qui
disposent de la force brutale. Cependant, le sentiment des populations, victimes
des conséquences directes et indirectes de la guerre et, dans les zones occupées
par les rebelles, de l’absence d’État et d’administration, peut redistribuer les
cartes du jeu politique et identitaire ivoirien, avec une issue plus incertaine que
jamais.
© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

© Outre-terre | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 93.22.135.67)

34. Jeune Afrique, l’Intelligent, 21 novembre 2004.

Vous aimerez peut-être aussi