1ère partie
Un paradoxe par contre n’est que l’apparence d’une contradiction. Les énoncés ont l’air de
se contredire mais – moyennant une explication à fournir – peuvent être soutenus
ensemble. Ils révèlent par la même une sorte de tension ou de distorsion dans l’objet
étudié.
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Nous ne nous tenons jamais au temps présent
Le texte s’ouvre sur une thése (énoncé affirmatif à valeur universelle) qui exprime un
paradoxe. En quoi cette formule est-elle paradoxale ? (Que veut dire ici "se tenir"?) Nous
sommes au présent. Ce n’est pas un jeu de mot ; le présent est le temps où nous avons une
présence. Et paradoxalement nous ne nous y tenons pas. Ce qui demande au passage de
donner un sens métaphorique à ce dernier verbe pour lever ce paradoxe. Car au sens
propre, notre corps ne peut se tenir ailleurs qu’au présent. Il es toujours ici et maintenant.
Où l’on voit dès lors que le nous du texte ne désigne que notre pensée. Penser se définit
alors comme un pouvoir d’échapper à la seule considération du présent. Un pouvoir de
transcender l’ici et le maintenant. Par là est introduit une sorte de tension, de divorce
entre corps et esprit.
Mais que veut dire que notre pensée ne se tient pas au temps présent ? C’est ce qu’explicite
les deux énoncés suivants dont la fonction est donc d’apporter des éclaircissements à cette
formule choc.
Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son
cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt
Ces deux énoncés sont alternatifs (« ou ») ET paradoxaux. Ne pas se tenir au présent cela
veut dire vouloir accélerer le futur et ralentir le passé. Toujours en pensée évidemment. Si
nous suivons Pascal, décrivant ce comportement, nous avons donc un double rapport au
temps et ce double rapport est contradictoire.
En même temps cette activité de l’esprit n’en est pas vraiment une, ce que suggère l’emploi
du comme. Car je n’ai pas le pouvoir d’accélerer ou de ralentir le temps.
Là encore on peut pointer le paradoxe. Je me tiens là où je ne peux rien (et donc je ne me
tiens pas là où je pourrais quelque chose, c’est-à-dire dans le présent).
On comprends dès lors pourquoi Pascal porte sur ce comportement triplement
problématique un double jugement de valeur :
si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne
pensons point au seul qui nous appartient; et si vains, que nous songeons à
ceux qui ne sont rien et échappons(1) sans réflexion le seul qui subsiste.
Pourquoi Pascal juge-t-il que nous sommes imprudents ? Pourquoi juge-t-il que nous
sommes vains ?
Pourquoi anticipons nous l’avenir comme trop lent à venir ? Pourquoi voulons-nous hâter
son cours ? Pourquoi rappelons-nous le passé pour l’arrêter ? Pourquoi le trouvons nous
trop prompt (à disparaître) ?
Imprudent parce que nous sommes préoccupés à d’autres temps que le seul temps où une
action est possible. Ce qui est le meilleur moyen de la manquer.
Vain parce que cette perpective n’a strictement aucune fécondité, ne sert à rien. Se perdre
(l’errance est tout autant une erreur) là où nous ne pouvons rien et pendant ce temps,
laisser se perdre (pour rien encore) le présent d’où nous aurions pu produire quelque
chose.
Où l’on voit au passage que ce que Pascal définit comme « nôtre » et qui désigne une
relation de propriété repose en fait sur le critère de la puissance. Ce qui est mien c’est ce
sur quoi j’ai un pouvoir.
Ici ce qu’il est essentiel de distinguer c’est la possession et l’usage. On peut posséder une
voiture et ne pas savoir conduire. En avoir la possession mais pas la maîtrise. Ce que
Descartes, dans le Discours de la méthode, pointe quand il reconnaît en tout homme une
intelligence (= possession) :
Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien.
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Arrive enfin la justification de tout ce comportement :
C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue
parce qu’il nous afflige.
En quoi le présent nous blesse-t-il ? Et en quoi cette expérience est-elle une expérience
ordinaire ?
Ce qui se dessine ici c’est une essentielle insatisfaction. Donc un écart entre ce que
j’attends du présent et ce qu’il m’offre. Ce fait de n’être pas à la hauteur et donc décevant
pourrait dessiner deux perspectives distinctes.
Ou bien nous attendons trop du réel, exigeant de lui ce qu’il ne pourra jamais offrir et cette
distorsion est de notre fait. Ce qui demande de comprendre pourquoi nous désirons
l’impossible (et comment nous en guérir).
Ou bien le réel est effectivement déficitaire et appelle le travail de sa transformation. Mais
ce qui est remarquable dans le texte, c’est que cette issue n’est qu’à peine envisagée par
Pascal. Au lieu de réfléchir à modifier le présent pour l’élever à la hauteur de notre attente,
il n’est d’abord question que de fuir. Ou de « soutenir le présent par l’avenir » ou enfin au
mieux d’en faire le moyen de l’avenir. Quelque soit l’option retenue, on voit que le présent
n’est jamais une fin.
Quoiqu’il en soit l’écart entre ce qui est et ce que je voudrais qui soit semble constitutif de
l’expérience humaine. Ce qui reste à explorer.
Et quand Pascal envisage l’exception, puisqu’il arrive que le présent nous soit agréable,
c’est aussitôt pour constater que dans le même temps ce plaisir est mêlé de regret donc pas
véritablement un plaisir
nous regrettons de le voir échapper
Où l’on peut déterminer que le plaisir est l’état dans lequel je suis tel que je veux qu’il dure.
Et que dans le réel, il ne dure pas…
Au delà du plaisir nous pouvons même penser le bonheur comme sa radicalisation. C’est-à-
dire non pas que je sois satisfait mais comblé. C’est-à-dire que tous mes désirs soient
réalisés. Et ce sur la triple perspective de la quantité, de l’intensité et de la durée.
Nous sommes des êtres temporels (et au-delà des êtres mortels).
Le phénomène essentiel du temps c’est le changement. Rien ne demeure, n’a de réalité
stable et permanente.
Or le plaisir est l’exigence du contraire et si nous définissons le bonheur comme sa
radicalisation alors l’aspiration au bonheur serait aussi une aspiration à l’arrêt du temps ce
qui n’a évidemment pas de sens pour un être humain
nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons
jamais.
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Conclusion et ouverture :
Quoiqu’il en soit de la validité de la thèse de Pascal, il reste qu’il pose du moins le problème. Que
signifie être heureux pour un être par définition temporel ?
Ce que met en évidence Pascal - même si il ne l’aurait jamais formulé ainsi – c’est que
temps est pour l’être une réalité transcendantale. Il ne peut pas être autrement que sur le
fond du temps, toujours déjà pris dans la réalité du temps, toujours déjà temporalisé. Et
donc à ce titre le temps est également l’horizon de toute compréhension de l’être.