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A

propos de l’auteur

Laura Lee Guhrke a travaillé sept ans dans la publicité, est devenue un traiteur à succès, puis a
dirigé une entreprise de construction avant de décider qu’il était plus amusant d’écrire des romans.
Figurant régulièrement dans les listes de best-sellers du New York Times et de USA Today, elle a publié
plus d’une vingtaine de romances historiques. Ses livres ont reçu de nombreuses nominations, et elle s’est
vu décerner le prix le plus prestigieux pour les auteurs de romance : un RITA Award. Elle vit dans le
nord-ouest des Etats-Unis avec son mari (ou, comme elle l’appelle, son héros à elle), deux chats
despotiques et un golden retriever qui fait leurs quatre volontés.
A la mémoire de Michel Loosli
15 mars 1949 – 10 mars 2013
Repose en paix, mon ami
Prologue
Afrique de l’Est

Le chant, une mélopée monotone et primitive, le tira lentement du sommeil. La première chose qu’il
sentit fut la douleur ; il essaya de revenir en arrière, de retourner à l’oubli, mais il était trop tard.
C’était la faute de ce chant qui continuait inlassablement. Plus il tentait de l’ignorer, plus celui-ci
semblait s’immiscer en lui. Il voulut se couvrir les oreilles pour retrouver un peu de silence, mais
impossible de lever les mains. C’était si étrange !
Une migraine lui fendait le crâne. Sa peau le piquait, comme transpercée de milliers d’aiguilles
chauffées à blanc, alors qu’il se sentait pourtant habité par un froid profond et douloureux, comme si son
squelette avait été composé de glaçons. Quant à sa jambe, elle n’allait pas bien. La souffrance qu’il
éprouvait semblait centrée là, dans sa cuisse droite, d’où elle irradiait dans toutes les autres parties de
son corps.
Il essaya d’ouvrir les yeux pour inspecter sa blessure, mais cette fois encore ses muscles ne lui
obéirent pas. Il avait l’esprit comme engourdi. Que lui arrivait-il ?
Penser lui demandait beaucoup trop d’efforts et, lorsque le chant perdit de l’intensité pour se
transformer en un léger murmure, il replongea lentement dans le sommeil.
Il fut traversé par des images et des sons si furtifs qu’il lui fut difficile de savoir s’il s’agissait d’un
rêve ou d’un souvenir : un brouillard rougeâtre, une douleur fulgurante, et l’écho sonore de coups de
fusils résonnant à travers les montagnes du Ngong.
Le tableau changea, et il vit une mince jeune fille en robe de soie bleue, au visage tavelé de taches
de rousseur, aux cheveux blond vénitien et aux yeux verts. Elle le dévisageait, mais il n’y avait rien
d’aguicheur dans son regard, pas le moindre sourire engageant sur ses lèvres rose pâle. Elle se tenait
aussi immobile qu’une statue, et pourtant c’était la créature la plus intensément vivante qu’il eût jamais
vue.
Il retint son souffle : impossible, elle ne pouvait pas être ici, dans ces étendues sauvages d’Afrique
de l’Est. Elle se trouvait en Angleterre ! Mais, soudain, l’image se brouilla. Il eut beau essayer de la
retenir, sa tête lui semblait trop lourde et ses pensées confuses.
Une compresse froide et humide fut appliquée sur son visage, lui effleurant le front, puis la bouche
et le nez. Il secoua la tête dans un geste de violente protestation : il avait horreur qu’on lui touche la
figure, cela lui donnait toujours l’impression d’étouffer.
Jones le savait bien. Alors que diable faisait-il ?
On frôla de nouveau son visage avec le linge mouillé, qu’il réussit cette fois à écarter. Il tremblait,
parcouru de frissons. Il avait si froid !
Pourtant, il était en Afrique. Il n’avait jamais eu froid ici ! En Angleterre, si. L’Angleterre était
froide, avec son humidité et son crachin perpétuels, ses façons distantes, son snobisme de caste, ses
traditions figées.
Mais, alors même que ces pensées désagréables lui traversaient l’esprit, une autre surgit de plus
loin.
Il est temps de rentrer à la maison.
Il tenta immédiatement d’écarter cette idée : il avait encore du travail à accomplir ici. Car il était
bien en Afrique, non ? Brusquement envahi par une terrible incertitude, il ouvrit les yeux et releva la tête.
Aussitôt, tout se mit à tourner autour de lui, et il serra les paupières pour ne pas vomir. Lorsqu’il les
rouvrit, il découvrit un contexte délicieusement familier — un toit et des parois de toile, son bureau
d’ébène tout éraflé, des peaux empilées, ses cartes roulées entassées dans un panier, sa malle en cuir noir
—, des objets qui, depuis une demi-décennie, constituaient son chez-lui. Prenant une profonde inspiration,
il perçut les relents de sueur et de savane, et une vague de soulagement déferla en lui. La raison ne l’avait
donc pas tout à fait abandonné.
Deux Noirs se tenaient debout, à l’entrée de sa tente. Deux autres étaient agenouillés de chaque côté
de son lit de camp, marmonnant toujours leur chant infernal.
Mais aucune trace de Jones. Où diable était-il ?
L’un des hommes près de lui pressa une main sur sa poitrine pour l’obliger à se recoucher.
Trop faible pour résister, il se laissa retomber sur sa couche et ferma les yeux.
La jeune fille reparut aussitôt. Ses yeux verts, tels des joyaux de péridot, étaient plongés dans les
siens tandis que sa chevelure, comme éclairée d’une flamme incandescente, brillait sous les lampes de la
salle de bal.
La salle de bal ? Il rêvait bel et bien. Voilà des années qu’il n’avait pas mis les pieds dans une salle
de bal. Et, pourtant, il connaissait cette fille. A nouveau son visage s’estompa, remplacé par des damiers
de prairies dorées et de champs vert pâle encadrés de haies d’un vert plus sombre. C’étaient les terres
des Margrave qui s’étendaient à perte de vue devant lui. Il essaya de leur tourner le dos, mais alors il vit
le Wash et, au-delà, la mer. L’odeur de la savane s’était évanouie pour laisser place à celle du gazon vert,
des reines-des-prés, des feux de tourbe et de l’oie rôtie.
Il est temps de rentrer à la maison.
Cette pensée lui revint, apportant avec elle un sentiment d’inéluctabilité qui l’emporta sur le chant
résonnant à ses oreilles.
Les pâturages, les haies, l’océan, les yeux de cette fille — toutes ces images se fondirent en un
brillant tapis vert émeraude, puis pâlirent avant de disparaître, comme aspirées dans une fissure de la
terre.
Soudain, il ne vit plus rien. Tout autour de lui, il n’y avait que la béance du vide, et il eut ce même
sursaut de peur qui lui hérissait parfois la nuque lorsqu’il se trouvait dans le bush. Le danger était là, tout
proche, il le savait.
Le chant s’interrompit brusquement.
Des voix fusèrent au-dessus de lui en salves précipitées — des voix inquiètes, angoissées, qui
s’exprimaient en kikuyu. Mais bien qu’il parlât couramment la plupart des dialectes bantu, y compris
celui-ci, il ne parvenait pas à comprendre ce qu’elles disaient.
Puis il sentit qu’on le soulevait de la couche. Le mouvement déclencha une nouvelle vague de
douleur dans ses os déjà à vif. Il voulut crier, mais aucun son ne franchit sa gorge desséchée.
Les hommes l’emportaient. La douleur était insoutenable, surtout dans sa cuisse, et il avait
l’impression que ses os allaient se briser d’un instant à l’autre. Après ce qui lui parut une éternité, ils
s’arrêtèrent enfin.
L’herbe sèche crissa sous son corps tandis qu’on le déposait sur le sol. Puis il entendit quelque
chose s’enfoncer dans la terre avec un raclement métallique. Que se passait-il, au nom du ciel ?
S’obligeant à rouvrir les yeux, il découvrit au-dessus de lui un croissant de lune argenté, dont les
contours embrumés se diluaient dans le ciel nocturne. Il cligna des paupières, secoua la tête et cilla de
nouveau. Soudain, la lune devint distincte.
C’était la nouvelle lune africaine, posée à l’horizontale, entourée du velours noir et de tous les
diamants du firmament — un spectacle qui lui était familier.
La nuit, quand les autres étaient endormis et le feu déjà bas, il prenait place dans son fauteuil de
toile, les jambes étendues devant lui et les muscles encore endoloris par le safari du jour, et buvait son
café du soir, les yeux plongés dans ces constellations. En Afrique de l’Est, de telles nuits étaient monnaie
courante.
Il était beaucoup plus rare de voir une si belle voûte étoilée en Angleterre. Là-bas, de jour comme
de nuit, le ciel était généralement brumeux, l’air humide et frais. Mais en été, par temps clair, l’Angleterre
avait ses bons moments. Le canotage, le croquet, les pique-niques sur la pelouse à Highclyffe. Le bon
champagne. Les fraises.
L’eau lui vint brusquement à la bouche. Des fraises… Voilà une éternité qu’il n’en avait pas mangé.
Il est temps de rentrer à la maison.
La jeune fille surgit à nouveau devant lui, mince et résolue, dotée de cette peau claire, translucide et
lumineuse sous le saupoudrage des éphélides. Avec ses sourcils auburn qui dessinaient des angles aigus
et ses pommettes hautes, sa mâchoire carrée et son menton pointu, son visage n’était pas doux, ni même
beau. En revanche il était frappant, fascinant, le genre de figure que l’on n’oublie jamais quand on l’a vue
ne serait-ce qu’une fois.
Il ne s’agissait pas de n’importe quelle fille, se rappela-t-il soudain. C’était son épouse.
Edie. Son cœur se serra. Cet accès de sentimentalisme à l’égard d’une femme qu’il connaissait à
peine et d’un endroit qu’il n’avait pas vu depuis des années lui parut étrange. Mais plus étrange encore
était cette attirance, trop puissante pour être ignorée. Il comprit alors qu’il ne pourrait pas rester ici plus
longtemps. Il était temps de rentrer chez lui.
Autour de lui, les voix s’élevèrent de nouveau, mais trop bas pour qu’il en saisisse le sens.
Oubliant ses rêveries, il tourna la tête et, entre les brins d’herbe de la savane, il put distinguer les
quatre hommes qu’il avait déjà vus dans sa tente — Jones, en revanche, restait introuvable. Les hommes
se tenaient à faible distance de lui et, bien que leur peau sombre les rendît presque invisibles dans la
pénombre, il les reconnut. C’étaient ses hommes. Il les connaissait si bien que, même dans le noir, leurs
mouvements le renseignaient sur leur identité.
Ils étaient occupés à creuser avec des pelles anglaises. Encore une chose étrange, car les Kikuyus
n’étaient guère habitués à se servir d’outils étrangers. Tandis qu’il les observait, la lumière se fit
lentement dans son esprit, et tout prit soudain sens. C’étaient ses hommes, les meilleurs de ses hommes,
les plus loyaux, et ils lui accordaient un honneur réservé d’ordinaire aux chefs tribaux : ils étaient en train
de creuser sa tombe.
Chapitre 1

Ainsi que l’a judicieusement fait observer l’écrivain William Congreve, le thé et le scandale ont
toujours eu des affinités naturelles. A chaque saison, les matrones de la société britannique manifestaient
leurs préférences sur le choix des scandales qu’il convenait de servir avec une tasse d’Earl Grey.
Pour des raisons évidentes, le prince de Galles restait l’éternel favori : d’après ces dames, ce
membre éminent de la famille royale se devait d’inspirer le scandale, surtout quand il était affublé d’un
père si ennuyeux.
On pouvait toujours compter sur Bertie pour alimenter quantité de savoureux potins.
Le marquis de Trubridge avait également constitué une source fiable de commérages, jusqu’au jour
où, converti à la vie conjugale, il était devenu d’une constance décevante à cet égard. Son épouse,
néanmoins, présentait encore quelque intérêt pour les dames de la haute société car, même si la surprise
initiale de son mariage avec Trubridge s’était émoussée, beaucoup continuaient à trouver fascinant que
l’ex-lady Featherstone épouse une fois de plus un viveur. Son premier mariage ne lui avait-il donc rien
appris ? De plus, elle était fort heureuse avec Trubridge une année entière après leurs noces. Cette
affirmation était généralement accueillie par un reniflement incrédule et un ou deux récits édifiants sur les
coureurs de dot : toute jeune fille sensée devait les éviter.
Parvenue à ce stade, la discussion déviait inévitablement sur la duchesse de Margrave. Tout le
monde savait que le duc l’avait épousée pour son argent.
Après tout, quel autre motif aurait-il pu avoir ?
Certes pas sa beauté, soulignaient promptement les plus séduisantes de ces dames. Avec cette longue
silhouette mince, cette chevelure rousse indisciplinée ? Et ces taches de rousseur, ma chère !
Ce n’était certainement pas non plus sa position sociale qui avait attiré l’attention du duc. Avant
d’arriver en Angleterre, Edie Ann Jewell n’était qu’une petite Mlle Personne de Nullepart. Son grand-
père avait fait fortune dans le commerce en vendant de la farine, des haricots et du bacon aux chercheurs
d’or affamés de la côte de Barbarie californienne et, bien que son père eût fait quadrupler le capital
familial par des investissements judicieux à Wall Street, cela n’avait guère impressionné la société new-
yorkaise. Puis, lorsqu’un scandale avait compromis la réputation de la jeune fille, toute chance
d’intégration sociale avait semblé perdue pour elle. Mais il avait suffi d’un voyage à Londres et d’une
unique saison patronnée par lady Featherstone pour que la petite Mlle Personne, avec ses millions de
dollars, mette le grappin sur le plus beau parti de la ville — mais aussi le plus endetté.
La presse, des deux côtés de l’océan, en avait fait un mariage d’amour, et cela y avait certainement
ressemblé. Mais moins d’un mois après les noces, il fut publiquement démontré que l’amour, s’il avait
jamais existé, battait déjà de l’aile. Après avoir épongé les multiples dettes de sa famille avec la dot de
sa nouvelle épouse, le duc de Margrave était parti pour les déserts d’Afrique et y était resté depuis, sans
manifester la moindre intention de rentrer.
Seule et abandonnée, la duchesse s’était appliquée à gérer elle-même tous les domaines des
Margrave. Certes, elle avait des régisseurs compétents et beaucoup d’argent, mais tout de même… Les
dames secouaient la tête avec de lourds soupirs. Quel fardeau pour les épaules d’une simple femme !
D’ailleurs, était-il vraiment convenable pour une duchesse de diriger ses terres toute seule ? Les
ladies de la bonne société débattaient de la question au-dessus d’opulents plats de tourteaux et de
sandwichs au concombre. Les jeunes filles tentaient de défendre la duchesse en faisant peser tout le poids
de la faute sur Margrave, soulignant que c’était lui qui était parti. Si le duc avait été chez lui au lieu de
sillonner l’Afrique, sa femme n’aurait pas été obligée de prendre en charge ses responsabilités ! A ce
stade de la conversation, les dames rappelaient sèchement l’existence de Cecil, le frère cadet du duc :
c’est lui qui aurait dû gérer les affaires des Margrave en l’absence du duc, et le fait qu’on ne lui en laissât
pas l’opportunité, alors que c’était son droit, ne faisait que prouver à quel point la duchesse ignorait les
usages. Mais que pouvait-on attendre d’autre d’une Américaine ?
« L’éducation finit toujours par ressortir », ne manquait pas d’assener l’une de ces dames lorsque la
discussion en était là. Arpenter les domaines, bêcher les jardins, retirer des fontaines, démolir des
pavillons construits depuis plus d’un siècle… ce n’était pas une façon de se comporter pour une
duchesse. Et que dire de tous ces changements auxquels elle procédait dans l’espace domestique ?
Lampes à gaz, salles de bains, et Dieu sait quoi encore — des installations aussi modernes ne pouvaient
que ternir la beauté d’une demeure, altérer son harmonie et bouleverser la routine domestique. Songez aux
pauvres employés de maison, se disaient ces dames. Qu’est-ce qu’une chambrière allait bien pouvoir
faire de ses journées s’il n’y avait plus de pots de chambre à nettoyer ?
Et que pensait la famille de tout ça ? La duchesse douairière affectait d’être satisfaite, évidemment,
même si elle ne pouvait réellement approuver. D’un autre côté, lady Nadine affirmait à qui voulait
l’entendre qu’elle appréciait les changements apportés aux résidences ducales, mais c’était prévisible de
sa part : la sœur de Margrave était l’une de ces jeunes filles aimables et écervelées que les actions des
autres ne semblaient jamais affecter. Cecil, en revanche, devait en éprouver de l’amertume. Pas étonnant
qu’il passe le plus clair de son temps en Ecosse.
Certains assuraient que la duchesse adorait exercer des pouvoirs qui étaient normalement l’apanage
du sexe fort. D’autres ne voyaient pas comment c’eût été possible — quelle femme pourrait prendre
plaisir aux pesants et vulgaires devoirs dévolus aux hommes ?
La seule chose sur laquelle ces dames s’accordaient, c’était qu’il fallait prendre la duchesse en pitié
et non la juger. « Pauvre petite », disaient-elles, leur évidente jubilation à peine voilée sous un semblant
de compassion. Un mari en Afrique de l’Est, même pas d’enfants pour la consoler, et elle remplissant le
vide de ses journées avec des responsabilités masculines. Oui, vraiment, pauvre petite.

* * *

La réaction de la duchesse, chaque fois qu’elle entendait parler de ces conversations, était d’en rire.
Si ces femmes avaient connu la vérité !
Son mariage était parfait. C’était le genre d’union que n’approuvaient ni les Britanniques, à cause de
l’absence d’héritiers, ni les Américains, car elle n’était pas fondée sur l’amour. Et ce n’était certainement
pas le mariage qu’elle aurait espéré du temps où elle était une jeune fille pleine d’illusions. Mais
Saratoga avait réussi à la dépouiller de tout romantisme.
A la simple pensée de cet endroit et de ce qui s’y était passé, Edie se sentait un peu nauséeuse. Elle
détourna la tête pour que Joanna ne voie pas son expression tandis qu’elle luttait pour chasser le souvenir
de ce jour sombre qui avait changé sa vie.
Elle se concentra sur le chaud soleil qui inondait le landau et inspira cet air frais d’Angleterre,
s’efforçant d’effacer de sa mémoire l’odeur moisie du pavillon d’été de Saratoga et, sur son visage, le
souffle chaud et haletant de Frederick Van Hausen. Elle prêta l’oreille au fracas des roues de l’attelage
pour ne plus entendre le bruit de ses propres sanglots ou les chuchotements moqueurs de la société new-
yorkaise sur cette gourgandine d’Edie Jewell.
Comme le phénix renaissant de ses cendres, elle s’était créé une nouvelle vie à partir du naufrage de
l’ancienne, et celle-ci lui convenait parfaitement. Elle était une duchesse sans duc, une maîtresse sans
maître et, au plus grand étonnement de la société, elle aimait qu’il en soit ainsi. Sa vie était confortable,
sécurisante et aussi prévisible qu’une machine bien réglée dont elle contrôlait chaque rouage.
Enfin peut-être pas tous, se dit-elle à regret en regardant la jeune personne de quinze ans assise face
à elle. Comme elle-même, sa sœur Joanna n’était pas encline à se laisser contrôler.
— Je ne vois toujours pas pourquoi je dois aller dans une école, répéta la jeune fille pour la
cinquième fois depuis que l’attelage avait quitté Highclyffe, et pour la centième fois peut-être depuis que
la décision avait été prise. Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas continuer à vivre à la maison avec
vous et étudier avec Mme Simmons, comme je l’ai toujours fait.
De tout son cœur, Edie aurait voulu que ce fût possible. Sa sœur n’était pas encore montée dans le
train qu’elle lui manquait déjà. Mais montrer ce qu’elle ressentait ne leur ferait de bien ni à l’une ni à
l’autre, elle le savait. Aussi feignit-elle une inébranlable imperméabilité aux arguments de Joanna.
— Je ne peux pas faire subir à cette chère Mme Simmons une autre année ici avec vous, fit-elle avec
un enjouement qu’elle était loin de ressentir. Vous causeriez sa mort.
Joanna darda sur elle un regard accusateur.
— Ce n’est pas la vraie raison. C’est cette stupide histoire de cigarettes. Si j’avais su que vous
m’enverriez au loin à cause de cela, je ne l’aurais jamais fait.
— Oh ! ce n’est donc pas votre conscience qui vous taraude ? C’est ce que vous percevez comme un
châtiment.
Joanna prit aussitôt une expression choquée.
— Ce n’est pas vrai, se récria-t-elle. Je regrette vraiment, Edie. Vraiment.
— Et vous faites bien, Joanna, intervint Mme Simmons, assise à côté de la jeune fille. Fumer est une
très vilaine habitude, indigne d’une dame.
Joanna ne réagit pas au commentaire, l’expérience lui ayant visiblement appris qu’il était futile
d’argumenter avec la terrible Mme Simmons. Elle continuait à fixer Edie de ses grands yeux de biche,
tout scintillants de larmes sous son canotier de paille.
— Je n’arrive pas à croire que vous me bannissiez.
Edie savait parfaitement que ces mots n’étaient que pure manipulation, et pourtant elle sentit son
cœur se serrer. Dans tous les autres domaines de sa vie, elle était sûre de ses décisions et du bien-fondé
de ses actes, et ne se laissait pas aisément gouverner. Mais Joanna était son point faible.
Mme Simmons, Dieu merci, possédait la détermination dont elle-même était dépourvue dès lors
qu’il s’agissait de Joanna. Mais, au cours de l’année passée, la jeune fille était devenue trop
ingouvernable, même pour cette brave dame. A de nombreuses reprises, celle-ci avait recommandé
d’envoyer Joanna dans une école qui approfondirait son éducation artistique et lui inculquerait les bonnes
manières et, après l’incident des cigarettes, Edie avait fini par capituler, au grand dam de sa sœur.
Pendant les quatre semaines qui s’étaient écoulées depuis, Joanna avait inlassablement tenté de faire
fléchir sa résolution. Heureusement, l’école pour jeunes filles de Willowbank avait bien voulu accepter
la sœur de la duchesse de Margrave pour le prochain trimestre. Si la campagne de Joanna s’était
prolongée, Edie aurait sans doute cédé.
Mais sa sœur avait besoin d’aller à l’école. Elle était parvenue à un âge où la discipline,
l’acquisition d’un vernis raffiné et la stimulation deviennent indispensables à une jeune fille. Cela lui
permettrait également de nouer des amitiés.
Edie savait tout cela, mais elle savait aussi que sa sœur allait terriblement lui manquer et redoutait
déjà de se retrouver seule.
D’une voix timide et contrite, Joanna interrompit ses pensées.
— Edie ?
La duchesse se tourna vers sa jeune sœur.
— Oui, ma chérie ?
— Si je vous promets de ne plus jamais rien faire de mal, pourrai-je rester ?
Mme Simmons intervint avant qu’Edie n’ait eu le temps de répondre.
— Cela suffit, Joanna. Votre sœur a pris sa décision. J’ai été engagée ailleurs, et vous avez été
acceptée à Willowbank. Ce qui est très flatteur pour vous, du reste, car il s’agit d’une école très
distinguée. Mme Calloway accepte très peu de candidates.
— A Willowbank, vous pourrez peindre et étudier les arts, ce que vous aimez par-dessus tout,
compléta Edie d’une voix enjouée. Vous vous ferez des amies et apprendrez toutes sortes de choses
nouvelles. Ce petit cerveau si futé sera occupé du matin au soir !
— Je ne saurai probablement jamais si c’est le soir ou le matin, bougonna Joanna. Là-bas, les
fenêtres sont si minuscules qu’on peut à peine voir dehors. Tout y est sombre et triste, et l’hiver venu, il
va sans doute y faire un froid de canard. Beurk !
— C’est un château, bien sûr. Mais ne croyez-vous pas que ce sera plutôt amusant de vivre dans un
château ?
Joanna ne parut pas impressionnée. Elle esquissa une moue et se laissa retomber contre son siège en
soupirant.
— Ce sera comme de vivre dans la Tour de Londres. Une prison.
— Joanna ! s’exclama Mme Simmons d’un ton de reproche.
Mais Joanna, imperturbable, ouvrit tout grand les yeux pour les poser sur son irréductible voisine.
— Eh bien quoi ? demanda-t-elle en feignant l’innocence. La Tour était bien une prison, non ?
Mme Simmons renifla.
— En effet. Et si vous continuez à ennuyer votre sœur, elle pourrait bien vous envoyer là-bas plutôt
qu’à Willowbank.
— Et pourrai-je y entrer en bateau, par la Porte de la reine Anne ? s’enquit Joanna, qui s’éclaira à
cette idée. Ce pourrait être très amusant.
— Jusqu’à ce qu’on vous coupe la tête, intervint Edie. Si vous vous comportez à Willowbank
comme vous l’avez fait à la maison, c’est ce que Mme Calloway sera tentée de faire, je le crains.
Joanna prit une expression boudeuse et, ne trouvant apparemment pas de repartie spirituelle, se
réfugia dans le silence — occupée à concocter, Edie n’en doutait pas, un autre argument pour démontrer
en quoi la pension était une mauvaise idée.
La jeune fille appréhendait de s’éloigner, et c’était bien compréhensible. Joanna n’avait que huit ans
quand leur mère était morte. Fort occupé à New York par ses affaires, leur père avait pensé que la
meilleure chose pour tout le monde serait de confier Joanna à Edie jusqu’à son mariage, et les deux sœurs
avaient rarement été séparées. Mais Edie savait bien qu’elle ne pourrait garder Joanna éternellement avec
elle, aussi fort qu’elle le souhaitât.
Depuis son siège, elle observa le visage de la jeune fille avec des sentiments mêlés. D’un côté, elle
se réjouissait à l’idée que les défauts physiques qui avaient tant gâté sa propre jeunesse ne seraient
jamais un tourment pour sa sœur bien-aimée.
Joanna avait un nez aquilin dénué de taches de rousseur, et des cheveux auburn sans le moindre
reflet carotte. Sa silhouette, quoique mince, était déjà bien plus arrondie que la sienne ne le serait jamais.
Elle n’était pas non plus aussi grande que son aînée, Dieu merci.
Mais bien qu’elle fût heureuse de voir Joanna s’épanouir et devenir ce qu’elle-même n’avait jamais
été, une beauté, Edie n’en était que plus décidée à la garder et la protéger, afin de s’assurer que ce qu’elle
avait subi à Saratoga n’arriverait jamais à sa petite sœur.
A Willowbank, Joanna serait en sécurité et dûment chaperonnée. Edie avait beau le savoir, elle n’en
éprouvait pas moins la tentation désespérée de faire faire demi-tour à l’attelage et, lorsque le véhicule
ralentit soudain, elle eut presque l’impression que le destin l’avait entendue.
— Holà ! cria le cocher en tirant sec sur les rênes pour mettre l’attelage au pas.
Edie se redressa sur son siège.
— Qu’y a-t-il, Roberts ? Pourquoi avez-vous ralenti ?
— Il y a des brebis devant nous, votre grâce. Et elles sont nombreuses.
— Des brebis ?
S’agrippant de ses doigts gantés au rebord de la portière, Edie se souleva à demi et découvrit, dans
un mélange de consternation et de soulagement, le troupeau de moutons qui leur barrait la route : guidés
par deux hommes à cheval et un groupe de chiens, ils avançaient avec une exaspérante lenteur dans la
même direction que l’attelage.
— Cela va-t-il beaucoup nous retarder ? demanda-t-elle en se laissant retomber sur la banquette.
Le jeune cocher la regarda par-dessus son épaule.
— Je le crains, votre grâce. Au moins vingt minutes, je présume. Peut-être même davantage.
Joanna bondit de joie sur son siège.
— Magnifique ! Nous allons manquer le train.
Edie consulta la montre épinglée au revers de sa jaquette de serge bleue et eut la confirmation que
c’était en effet plus que probable. Elle se pencha sur le côté du landau en tendant le cou pour essayer de
voir devant les chevaux, puis considéra de nouveau son cocher.
— Ne pouvez-vous pas accélérer un peu ? suggéra-t-elle en désespoir de cause. Les brebis
s’écarteront plutôt que de se laisser piétiner par les chevaux, non ?
Roberts lui jeta un coup d’œil dubitatif.
— Encore faudrait-il qu’elles aient la place de bouger, votre grâce. Elles sont joliment serrées et,
avec la montagne à droite et la clôture à gauche, elles n’ont nulle part où aller à part continuer tout droit
dans l’allée.
— Nous allons donc devoir avancer à ce rythme jusqu’à la route qui tourne vers Clyffeton ?
Roberts confirma d’un signe de tête.
— Je le crains.
— Ah ! s’exclama Joanna, triomphante. Et il n’y aura pas d’autre train avant demain.
Un jour de plus à subir les tentatives de dissuasion de sa sœur ? Edie se laissa retomber en
gémissant sur le siège en cuir. Elle n’y résisterait pas.
L’attelage continuait à avancer au pas. Mme Simmons observait un silence parfaitement digne,
Joanna souriait avec une exultation à peine dissimulée, et Edie essayait de se donner du courage afin
d’affronter pendant vingt-quatre heures de plus les efforts de sa sœur pour affaiblir sa résolution.
Il leur fallut une demi-heure avant de pouvoir tourner sur la route en laissant le troupeau derrière
eux et, bien que Roberts eût rattrapé une partie du temps perdu en lançant l’attelage au trot, le train en
provenance de Norwich approchait déjà de la minuscule gare de Clyffeton en soufflant des nuages de
vapeur.
Roberts avait à peine arrêté le véhicule qu’Edie sautait déjà du landau.
— Apportez les bagages, Roberts, voulez-vous ? cria-t-elle par-dessus son épaule tandis qu’elle se
ruait dans l’escalier et ouvrait la porte de la gare.
Sans attendre la réponse, elle se précipita dans le petit bâtiment vide et émergea de l’autre côté, sur
le quai. Celui-ci était également désert, en dehors d’un homme adossé à un pilier dans une pose
nonchalante, son chapeau tiré très bas sur le front. Entouré d’un amas de bagages, il ne semblait pas
vouloir monter dans le train, et Edie supposa donc qu’il venait de débarquer et attendait qu’on lui trouve
un attelage.
Un étranger, songea-t-elle tout de suite, et elle passa devant lui sans lui accorder un regard ni une
pensée de plus.
— Monsieur Wetherby ? fit-elle alors en reconnaissant le chef de gare qui descendait du train.
L’homme se redressa aussitôt et lui prêta une attention déférente.
— Que puis-je faire pour vous, votre grâce ?
— Ma sœur et sa gouvernante doivent prendre ce train, mais nous sommes terriblement en retard.
Peut-être pourriez-vous persuader le conducteur de différer le départ d’une minute ou deux afin qu’elles
aient le temps de monter ?
— Je vais essayer, votre grâce, mais retarder un train peut se révéler dangereux. Je vais voir ce que
je peux faire.
Le chef de gare s’inclina en soulevant son chapeau, puis se hâta de remonter dans le train pour
trouver le conducteur.
Edie jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais les autres ne l’avaient pas encore rejointe sur
le quai. Ne voulant pas penser au départ imminent de sa sœur, elle tâcha de se distraire en examinant
l’étranger avec plus d’attention.
Car c’était bien un étranger, conclut-elle, même si elle ne savait pas vraiment pourquoi il lui donnait
cette impression. Il était vêtu pour la campagne, dans des tweeds bien coupés typiquement anglais, et
pourtant quelque chose en lui ne faisait pas anglais. Peut-être était-ce sa pose négligente, ou la façon dont
il avait tiré son feutre brun sur ses yeux. A moins que ce ne fût la canne en acajou et ivoire qu’il tenait à la
main, la valise en peau de crocodile usée à ses pieds, ou les malles noires cloutées de cuivre empilées à
côté. Ou encore, tout simplement, la vapeur du train qui tourbillonnait autour de lui en l’enveloppant
d’une brume. Mais quelque chose en lui évoquait des lieux exotiques bien éloignés de ce somnolent petit
coin d’Angleterre.
Clyffeton était un village pittoresque, situé sur la côte de Norfolk, à l’extrémité du Wash. Il avait eu
une importance stratégique à l’époque où les Vikings se livraient au pillage le long des côtes
d’Angleterre, mais n’était guère plus aujourd’hui qu’un bourg côtier endormi. Même s’il pouvait se
targuer de posséder un siège ducal, le lieu n’en était pas moins désuet, isolé et désespérément vieux jeu.
Ici, la présence d’un étranger se remarquait comme le nez au milieu de la figure. Dans moins d’une heure,
tout le village serait en effervescence à propos de cette nouvelle arrivée. Dans deux heures, sa
respectabilité serait établie, son milieu social dévoilé, ses intentions connues. A l’heure du thé, la
soubrette d’Edie serait sans doute en mesure de tout lui raconter sur le nouveau venu.
— Vous l’avez empêché de partir !
Avec un ton consterné et accusateur, Joanna la tira de ses réflexions.
Edie se retourna, oubliant de nouveau l’étranger.
— Bien sûr, répondit-elle en s’efforçant de sourire à sa sœur. C’est merveilleux d’être une
duchesse. On retarde des trains pour moi !
— Evidemment, marmonna Joanna d’une voix dégoûtée. J’aurais dû m’en douter.
Mme Simmons se hâta vers elles en faisant signe aux deux hommes qui la suivaient, les bras chargés
de bagages.
— J’ai trouvé un porteur pour aider Roberts.
Et montrant les deux tickets dans sa main gantée de noir :
— Mais nous ferions mieux de monter pour ne pas faire attendre le train plus longtemps.
Joanna leva le menton en tâchant de prendre un air indifférent.
— Très bien. Je suppose que je dois y aller, puisque vous êtes toutes les deux si déterminées.
Edie perçut la peur sous cette nonchalance. Mais il n’était pas question de céder, même si cela lui
déchirait le cœur. Bouleversée, elle se tourna vers la gouvernante.
— Veillez sur elle. Assurez-vous qu’elle est bien installée et a tout ce qu’il lui faut avant de…
Elle s’interrompit pour prendre une profonde inspiration.
— Avant de la quitter.
La gouvernante inclina la tête.
— Bien sûr, votre grâce. Allons, Joanna, venez.
La jeune fille grimaça, décomposée, et toute sa bravade s’effondra.
— Edie, ne m’obligez pas à partir !
Mme Simmons s’interposa d’une voix sévère :
— Pas de ça maintenant, Joanna. Vous êtes la sœur d’une duchesse et une jeune dame de la bonne
société. Comportez-vous comme telle.
Mais Joanna ne semblait pas encline à se comporter comme une dame. Elle entoura Edie de ses bras
et s’accrocha désespérément à elle.
— Ne me renvoyez pas !
Edie frotta le dos de sa sœur en essayant de cacher sa propre émotion tandis que Joanna sanglotait
contre son épaule.
— Chut, chut… Ils s’occuperont bien de vous à Willowbank.
— Pas aussi bien que vous !
Edie s’écarta doucement et, bien que ce fût l’une des choses les plus difficiles qu’elle ait jamais eu
à faire, se dégagea de l’étreinte de sa sœur.
— Soyez courageuse maintenant, allez-y ma chérie. Nous nous reverrons à Noël.
— Autant dire jamais !
Essuyant son visage, Joanna se retourna furieusement pour suivre la gouvernante qui se dirigeait
vers le train. Elle y monta sans un regard en arrière. Mais à peine quelques secondes plus tard, elle ouvrit
la première fenêtre et passa la tête à l’extérieur.
— Ne pouvez-vous pas me rendre visite avant Noël ? s’enquit-elle en croisant les bras sur la vitre,
tandis que Mme Simmons gagnait leurs places, un peu plus loin dans le wagon.
— Nous verrons. Je ne veux pas vous distraire pendant que vous vous installez. En attendant,
écrivez-moi pour tout me raconter. Avec qui vous avez lié connaissance, comment sont vos professeurs et
absolument tout sur vos leçons.
— Vous mériteriez que je ne vous envoie pas une seule lettre, maugréa Joanna, le visage encore
humide de larmes. Je n’écrirai pas un mot et vous laisserai dans l’expectative toute l’année, à vous
demander ce que je peux bien faire. Ou plutôt non, corrigea-t-elle. J’ai une meilleure idée. Je me
comporterai très mal, je fumerai à nouveau des cigarettes. Et je sèmerai tant de désordre que je me ferai
chasser et renvoyer à la maison.
— Et, moi, je croyais que vous vouliez une saison à Londres pour vos dix-huit ans, rétorqua Edie
d’une voix tremblante, luttant elle-même pour ne pas céder aux larmes. Si vous êtes chassée de
Willowbank, en fait de saison, vous serez exilée bien plus loin que le Kent. Je vous enverrai dans un
couvent en Irlande.
Joanna s’essuya le visage.
— Une menace en l’air ! marmonna-t-elle. Nous ne sommes pas catholiques. D’ailleurs, vous
connaissant, je ne suis pas sûre que j’aurai jamais une saison. Ce serait trop éprouvant pour vos nerfs.
— Mais si, vous en aurez une, la rassura Edie qui, à la perspective de devoir chaperonner sa sœur,
trouva soudain l’idée du couvent bien plus attrayante. Si vous arrivez à vous comporter convenablement.
Joanna renifla.
— Je savais que vous étiez capable de chantage.
Un sifflet annonça le départ imminent.
Edie saisit la main que lui tendait sa sœur et lui imprima une rapide pression.
— Soyez une bonne fille, ma chérie, et s’il vous plaît, pour une fois dans votre vie, faites ce que
l’on vous dit. Nous nous verrons à Noël. Peut-être même avant.
Elle savait qu’elle aurait dû rester jusqu’au démarrage du train, mais elle craignait de ne plus se
contrôler si elle s’attardait un instant de plus. Aussi sourit-elle une dernière fois en agitant gaiement la
main en direction de Joanna, puis elle déguerpit avant de se mettre à sangloter comme une fillette.
Mais sa fuite tourna court.
Elle traversait le quai quand la voix de l’étranger l’arrêta net.
— Bonjour, Edie.
Oubliant un instant sa sœur bien-aimée, elle pivota vers l’homme. Les inconnus n’adressaient pas la
parole aux duchesses, et Edie était une duchesse depuis suffisamment longtemps pour s’étonner que celui-
ci l’eût apostrophée. Mais lorsqu’il repoussa son chapeau en arrière pour révéler de beaux yeux d’un gris
pénétrant, son étonnement se transforma en stupéfaction. Cet homme-là ne lui était nullement étranger.
C’était son mari.
Elle laissa échapper un cri de surprise.
— Stuart ?
On ne décelait dans sa voix aucune trace de cette joie qui aurait dû présider aux retrouvailles de
deux époux, mais Stuart ne parut pas s’en apercevoir.
Il se découvrit et inclina la tête dans ce qui ne ressemblait pas vraiment à un salut, car il resta
adossé au pilier sans prendre la peine de se redresser.
Ce geste presque impudent confirma à Edie la terrible vérité. Son mari était ici, à deux pas d’elle et
non à des milliers de kilomètres comme cela aurait dû être le cas.
Les bonnes manières auraient exigé un accueil un peu moins succinct que ce simple cri, mais aucun
mot ne lui vint. Edie ne pouvait que dévisager cet homme, qu’elle avait épousé cinq ans plus tôt et n’avait
jamais revu depuis.
L’Afrique, songea-t-elle aussitôt, devait être un continent très rude. Cela se devinait dans chaque
détail de son apparence — sa peau bronzée, les légères rides autour de ses yeux et de sa bouche, les
reflets d’ambre et d’or dans sa chevelure sombre, brûlée par le soleil. Cela se voyait aux méplats de son
visage amaigri et aux lignes longues et puissantes de son corps, ainsi qu’à la canne exotique qu’il tenait
dans sa main et à son regard perçant, attentif.
Pendant les années qu’avait duré son absence, Edie s’était parfois demandé comment était l’Afrique.
A présent, elle pouvait déceler dans l’homme qui se tenait devant elle bien des aspects de ce territoire —
son climat éprouvant, sa nature nomade, son esprit aventureux et sauvage et la dîme inexorable qu’il
prélevait sur les simples humains.
Disparu, le beau jeune homme insouciant qui avait épousé une fille qu’il ne connaissait même pas, et
lui avait laissé en charge la gestion de tous ses domaines avant de partir avec une joyeuse légèreté pour
une destination inconnue. Celui qui rentrait chez lui aujourd’hui était quelqu’un de complètement
différent, si différent qu’Edie était passée à côté de lui sans le reconnaître.
Jamais elle n’aurait cru que cinq années pussent changer un homme à ce point. Mais que faisait-il
ici ? Elle jeta un coup d’œil vers les malles de cuir noir empilées sur le quai, puis vers les sacs et valises
posés à ses pieds, et cet amoncellement de bagages la frappa soudain avec la force de l’évidence. Posant
de nouveau les yeux sur lui, elle le vit serrer les lèvres, et cet imperceptible mouvement, mieux que des
paroles, confirma son terrible soupçon.
Le chasseur est de retour, songea-t-elle, et sa consternation vira à l’effroi, tandis qu’elle prenait
conscience que sa vie parfaite, sa vie sans mari, risquait bel et bien de s’écrouler.
Chapitre 2

Seul un imbécile particulièrement enclin à l’aveuglement aurait pu penser qu’Edie se réjouirait de le


revoir, et Stuart n’avait jamais été de ceux-là. Malgré cela, il ne s’attendait pas tout à fait à trouver cette
expression horrifiée sur le visage de sa femme.
Il aurait dû lui écrire d’abord, lui donner au moins une indication sur ce qui se préparait. Il avait
essayé mais, pour une raison inconnue, l’informer de la situation dans une lettre s’était révélé une tâche
impossible. Chaque brouillon qu’il avait tenté de rédiger était encore plus emprunté et maladroit que le
précédent, jusqu’au moment où il avait renoncé et s’était contenté de réserver son billet de retour —
l’annonce d’un tel changement dans leur vie devait être faite en personne. Face à l’accueil des plus
embarrassants qu’elle lui réservait en cet instant, cependant, il regretta de ne pas avoir trouvé un moyen
d’expliquer tout cela par écrit.
Il avait imaginé bien des versions de leurs retrouvailles durant son long voyage depuis Mombasa,
mais la rencontrer ici, sur le quai de la gare de Clyffeton, quelques minutes seulement après être descendu
du train, n’en faisait pas partie. Et cela n’aidait pas les choses.
Sa jambe le faisait affreusement souffrir après le trajet dans l’espace exigu du train, lui rappelant —
comme s’il en avait besoin — qu’il n’était plus tout à fait le fringant jeune homme qu’il avait été cinq ans
plus tôt. Et maintenant, face à elle, il se sentait démuni et terriblement gauche.
Elle ne l’avait pas reconnu, il le savait, et elle serait passée devant lui sans s’arrêter s’il ne l’avait
pas interpellée. Avait-il tant changé ? Ou cela prouvait-il simplement à quel point ils se connaissaient
peu ?
Elle aussi avait changé, et pourtant il l’aurait reconnue n’importe où. Elle avait toujours ce visage
fascinant qui l’avait captivé cinq ans plus tôt, et avait envahi avec tant d’insistance ses rêves fiévreux
pendant cette dramatique nuit en Afrique où il avait failli mourir. Mais ses traits étaient à présent plus
doux que dans son souvenir, moins anguleux et farouches qu’autrefois. C’étaient ceux d’une femme forte,
non plus ceux d’une gamine désespérée.
Il s’obligea à parler.
— Cela fait longtemps.
Elle ne répondit pas, le fixant simplement de ses yeux vert pâle, agrandis par la stupéfaction.
— J’ai…
Il s’arrêta, s’éclaircit la gorge et renouvela sa tentative :
— Je suis de retour à la maison.
Elle secoua la tête en un geste de déni presque imperceptible. Puis, sans autre préavis, elle s’élança
tête baissée et prit ses jambes à son cou telle une gazelle effrayée.
Stuart la suivit des yeux tandis qu’elle franchissait la porte et disparaissait dans la gare. Il n’essaya
pas de la rattraper. Même s’il l’avait voulu, il en aurait été incapable. Il porta la main à sa cuisse et,
malgré l’épaisseur de ses vêtements, sentit le creux sur le côté de sa jambe, là où le muscle et la chair
avaient été déchiquetés par une lionne furieuse. Comment il avait survécu, il l’ignorait encore, mais le
temps où il pouvait courir appartenait désormais au passé. Marcher était déjà assez douloureux, même
après six mois.
— Alors c’est vous, Margrave ?
Tournant la tête, Stuart découvrit la sœur d’Edie à quelques mètres de lui, enveloppée d’un nuage de
vapeur, tandis que le train quittait la gare sans elle — avec une gouvernante furieuse à son bord, supposa-
t-il.
Il haussa un sourcil.
— Vous n’étiez pas censée être dedans ?
Elle jeta un coup d’œil vers le train, puis à nouveau vers Stuart avec une petite moue triomphante.
— Oh là là !
Stuart ne lui rendit pas son sourire. Il admirait la hardiesse et l’audace, mais il ne jugea pas bon
d’encourager ces traits chez la petite sœur d’Edie — d’autant qu’elle ne paraissait guère en avoir besoin.
— Et la pauvre Mme Simmons ?
La jeune fille sourit plus largement, sans repentir apparent.
— En route vers le Kent sans moi, semble-t-il.
— Et vos bagages avec elle.
Elle esquissa une grimace.
— Une malle remplie d’hideux uniformes d’étudiante. Voilà une perte que je ne regretterai pas. Et
puis, ajouta-t-elle gaiement, puisque je suis là, je peux vous aider.
— M’aider ?
Il fronça les sourcils, déconcerté par cette proposition. Il se demandait bien quelle assistance
pourrait lui offrir une écolière de quinze ans.
— M’aider à quoi ?
— A reconquérir Edie.
Elle éclata de rire devant sa surprise.
— C’est bien pour ça que vous êtes revenu, non ?

* * *

Ce ne pouvait pas être lui. C’était tout bonnement impossible.


Edie sentait son cœur cogner contre ses côtes. Elle traversa la gare en courant et en sortit avec une
seule idée en tête, s’éloigner le plus possible de Stuart. Parvenue sur les marches, elle chercha son
attelage du regard puis émit un juron de frustration en constatant que son cocher n’y était pas installé —
évidemment, Roberts les avait suivies à l’intérieur avec les bagages. Elle allait donc devoir l’attendre.
Ou bien conduire le véhicule elle-même Cela ferait certainement jaser à Clyffeton, surtout avec le
retour de son époux et la façon dont elle l’avait fui à la gare. Mais mieux valait encore cela que de
ramener Stuart avec eux à Highclyffe. Elle avait besoin de temps pour rassembler ses esprits et assimiler
l’impossible. Son mari était rentré.
— Votre grâce ?
La voix de Roberts résonna derrière elle, comme en réponse à sa prière.
Elle se retourna.
— Ramenez-moi tout de suite à la maison, s’il vous plaît.
Le cocher plissa le front, perplexe, et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de reporter
son attention sur elle.
— Ne devrions-nous pas attendre le…
— Non.
Attendre Margrave était bien la dernière chose qu’Edie souhaitait. Sans un mot de plus, elle avança
jusqu’à la voiture, et Roberts lui emboîta le pas, lui abaissant le marchepied pour qu’elle puisse monter
dans le landau. Un moment plus tard, l’attelage s’ébranla. Tandis que Roberts faisait demi-tour en
direction de Highclyffe, Edie lança un bref regard vers la gare : son mari n’avait pas essayé de la suivre.
Elle se laissa aller contre son siège en soupirant.
C’était stupide de s’être enfuie ainsi, mais… Que diable ! Elle n’avait pas su quoi faire d’autre.
Stuart était de retour et cela n’aurait jamais dû arriver. Ils s’étaient mis d’accord là-dessus lors du marché
qu’ils avaient conclu cinq ans plus tôt. Alors que faisait-il ici ?
En un éclair, elle revit Stuart entouré de malles et de caisses sur le quai, et de nouveau elle fut saisie
de panique.
Edie prit une profonde inspiration puis souffla lentement en essayant de réfléchir. Après tout, elle
n’avait aucune idée de ce qui l’avait ramené ici, à la maison. Peut-être n’était-il revenu que pour des
vacances, pour revoir ses vieux amis et sa famille.
Non, pas sa famille, pensa-t-elle aussitôt. Ses proches parents se trouvaient tous à l’étranger et,
d’ailleurs, les liens familiaux ne signifiaient pas grand-chose pour Stuart. Des amis, oui… Il était peut-
être rentré pour voir ses amis. L’énorme tas de bagages pouvait contenir des cadeaux — ivoire, peaux ou
Dieu sait quoi d’autre qu’il avait rapportés des savanes africaines. Elle avait entendu parler de ses
expéditions, bien entendu, mais en dehors de cela, elle ne savait pas vraiment à quoi il occupait son
temps en Afrique de l’Est, car ils n’avaient jamais correspondu. Cela aussi faisait partie du marché.
Elle tourna la tête vers les champs verts et les haies qui bordaient la route, mais en esprit c’était une
autre scène qui s’offrait à elle — une étincelante salle de bal londonienne, cinq ans plus tôt, et des jeunes
filles évoluant sur la piste de danse, pareilles à des pétales de rose flottant dans la brise.
Et les années s’effacèrent.

* * *

Edie avait dix-neuf ans, c’était bientôt la fin de sa première saison à Londres. Elle observait les
ladies qui dansaient avec une admiration teintée d’envie. Adolescente, elle avait adoré la valse mais,
même alors, elle n’avait jamais été aussi douée qu’elle l’aurait voulu. Impossible de flotter tel un pétale
de rose quand vous êtes plus grande que votre cavalier — et mesurez déjà un mètre quatre-vingts à
quatorze ans. Edie semblait toujours dépasser son partenaire de plusieurs centimètres. Elle avait aussi
tendance à mener la danse plutôt qu’à se laisser conduire, ce qui se soldait généralement par des orteils
écrasés, des collisions embarrassantes et des cavaliers frustrés. Et, même si elle avait réussi à maîtriser
la valse, cela ne l’aurait avancée à rien, car depuis Saratoga elle supportait difficilement qu’on la touche.
Non pas que cela eût désormais beaucoup d’importance, puisque aucun homme ne l’invitait plus à danser.
De Londres à New York, tous savaient à présent qu’elle était une girafe, et à chaque bal elle passait le
plus clair de son temps au fond de la salle à faire tapisserie avec toutes les autres laissées-pour-compte.
Son père l’avait amenée à Londres dans l’espoir que les choses y seraient différentes pour elle. Les
riches jeunes filles américaines rejetées par l’élite de New York arrivaient souvent à trouver — ou
acheter — une place dans la société londonienne. Il avait même loué les services de lady Featherstone, la
plus efficace marieuse d’Angleterre, pour aider Edie à se faire accepter socialement. Mais, à la grande
déconvenue d’Arthur Jewell, ni l’énorme dot ni l’entregent de lady Featherstone n’avaient suffi à décider
le moindre pair, aussi impécunieux ou désespéré qu’il pût être, à épouser sa fille aînée à la réputation
entachée. Bien sûr, Edie n’ignorait pas que, avec sa tignasse bouclée oscillant entre l’or bruni et le rouge
carotte, ses nombreuses taches de rousseur, sa grande taille et sa poitrine peu avantageuse, son physique
ne jouait pas en sa faveur. Et même si les Anglais semblaient trouver quelque charme au franc-parler et à
l’esprit indépendant des jeunes Américaines, dans le cas d’Edie ces deux qualités ne lui avaient pas été
d’un grand secours. L’un dans l’autre, son échec social était presque aussi total à Londres qu’à New York,
même avant que les rumeurs sur sa réputation salie ne filtrent d’un côté à l’autre de l’Atlantique.
C’était trois jours avant le 12 août, date qui allait marquer la fin officielle de la saison et le retour
d’Edie à New York. Bien que lady Featherstone leur eût suggéré de rester un peu plus longtemps, les
affaires de son père le rappelaient en Amérique. Et, étant donné l’insuccès qu’avait rencontré sa fille
jusque-là, il ne voyait pas l’utilité de prolonger leur séjour.
Pour Edie, quitter Londres était synonyme de désastre. Cela voulait dire revenir à l’atmosphère
étouffante de Madison Avenue, au terrible isolement à Newport, à la honte oppressante et aux horribles
chuchotements derrière son dos. Mais pire encore, rentrer à la maison signifiait revoir l’homme qui était
la cause de tout.
Frederick Van Hausen faisait partie des knickerbockers, la haute société locale que les patriarches
de MacAllister recevaient les yeux fermés et que lady Astor invitait avec empressement à son bal annuel.
La famille d’Edie n’avait jamais fait partie du cercle où évoluaient les Van Hausen, mais elle le
rencontrerait tout de même. Il n’habitait qu’à quelques immeubles de chez elle sur Madison Avenue. Sa
maison familiale à Newport était située à moins d’un kilomètre et demi de la sienne. Leurs pères étaient
membres du Yacht-Club de New York, et tous deux possédaient des chevaux de course qui couraient à
Saratoga. La seule pensée de revoir cet homme la rendait malade. Se retrouver face à lui, même depuis un
attelage ou à travers la vitre d’une librairie, lire dans ses yeux cette satisfaction méprisante au souvenir
du plaisir qu’il avait éprouvé à lui faire du mal et voir le petit sourire de triomphe sur son visage lui
seraient insupportables.
Epouser un Anglais, elle le savait, était alors le seul moyen d’éviter ce qui l’attendait à New York.
En outre, le mariage lui octroierait un certain contrôle sur sa propre vie, ce dont, après Saratoga, elle
avait désespérément besoin. Et pourtant, l’idée d’une telle union lui était aussi intolérable que celle de
retourner à la maison, car elle donnerait à son époux un droit légal sur son corps chaque fois qu’il le
désirerait.
Edie avait serré ses poings gantés de blanc. La musique mélodieuse d’une valse de Strauss et le
brouhaha des conversations dans la salle de bal s’étaient estompés tandis qu’elle cherchait une fois de
plus comment échapper à ce dilemme. Mais on ne sortait pas de l’enfer, c’était à craindre.
Coupant court à la morosité de ses réflexions, Leonie Atherton, près d’elle, avait pris la parole
d’une voix surexcitée :
— Oh ! voyez ! Le duc de Margrave vient d’arriver.
Heureuse de la diversion, Edie avait pris une profonde inspiration et suivi le regard de son amie
vers l’entrée de la salle. En découvrant le nouveau venu sur le seuil, elle avait eu la surprise de constater
qu’il existait dans la bonne société au moins un homme plus grand qu’elle — de près de dix centimètres,
à première vue.
Le souvenir de Frederick encore à l’esprit, elle avait étudié l’inconnu, frappée par la différence qui
existait entre les deux hommes. Margrave n’était pas un apollon aux cheveux blonds et au visage d’ange,
arborant une tenue de dandy et des airs de privilégié. Non, cet homme-là possédait une figure mince et
halée et portait ses vêtements impeccablement coupés avec une élégance insouciante, qu’appuyaient ses
manières désinvoltes. Sa cravate blanche était dénouée, sa chevelure sombre en désordre, et même s’il
était duc, Edie l’avait soupçonné de s’en moquer complètement. Ayant été entourée toute sa vie
d’ambitieux arrivistes, elle avait ressenti un certain amusement à voir un homme qui semblait fort peu
s’inquiéter d’être bien né ou non.
— Il est considéré comme l’un des jeunes gens les plus séduisants de Londres, chuchota Leonie à
côté d’elle. Et beau, avec ça. Même vous, Edie, aussi difficile que vous soyez, vous devez admettre qu’il
est beau.
Edie se méfiait peut-être des hommes à cause de Frederick, mais elle n’était pas aveugle pour
autant.
— Oui, je ne le nie pas, avait-elle concédé, si on aime ce genre sombre et audacieux.
— Et qui n’aimerait pas ? avait pouffé Leonie. Mais vous l’avez bien dépeint, c’est sûr. Il a vécu
deux ans en Afrique, avait-elle poursuivi avec l’air bien renseigné d’une jeune fille quotidiennement
nourrie de journaux à scandale. Il a chassé des bêtes — éléphants, lions, léopards, tout ça. Il a même
sauvé la vie d’un chef, je crois. A moins que ce ne soit un diplomate britannique ? Quoi qu’il en soit, il a
marché dans la jungle, navigué sur les rivières, enfin vécu toutes sortes d’aventures. On dit que c’est un
vrai sauvage.
— Il en a l’air.
— Oui, hein ? On prétend que la moitié des filles de Londres étaient amoureuses de lui, et qu’il a
laissé derrière lui un sillage de cœurs brisés lorsqu’il est parti. Il a dû revenir quand son père est mort,
mais il brûle de retourner en Afrique. Il veut y rester pour toujours. Pouvez-vous imaginer ? Mais je doute
qu’il le puisse.
— Pourquoi non ?
— Il est duc à présent, et je ne crois pas qu’un duc puisse vivre en Afrique. Les ducs doivent gérer
leurs domaines et… et tout un tas d’autres choses.
Leonie s’était tue, ayant apparemment épuisé ses connaissances relatives aux devoirs concrets d’un
duc.
— Non pas qu’être duc lui serve à grand-chose, car il se trouve dans une situation difficile. Il a des
quantités de dettes. Tous ses biens sont hypothéqués, et les journaux ont annoncé la semaine dernière que
ses créditeurs allaient exiger le remboursement de ses emprunts. Ils vont sûrement prendre tout ce qui
n’est pas légalement substitué.
— Je vois. Pas seulement beau, mais peu recommandable.
— Pas lui ! C’est son grand-père qui a dilapidé au jeu la plus grosse partie de l’argent, et ce que le
grand-papa n’a pas perdu aux cartes, le père l’a engouffré dans de désastreux investissements. Oh ! si
seulement il m’invitait à danser ! On dit qu’il danse divinement bien. Bien sûr, il ne peut pas, car nous
n’avons jamais été présentés, mais ce serait magnifique qu’il regarde dans ma direction et tombe sous le
charme au point de marcher tout droit vers lady Featherstone pour exiger une présentation immédiate !
Elle pourrait lui apprendre à quel point je suis riche, ajouta Leonie en riant. Il m’épouserait, et je
résoudrais tous ses problèmes !
Edie s’était figée aux propos rieurs de son amie, les yeux rivés sur l’homme, grand et à la beauté
nonchalante, qui se tenait à quelques mètres d’elles. Leonie riait peut-être, mais pour Edie ce n’était pas
forcément une plaisanterie. N’était-ce pas exactement ce qu’elle avait espéré trouver ?
Pour la première fois depuis Saratoga, elle avait senti poindre un espoir. Se pouvait-il que cet
homme fût son salut ? Ce duc de Margrave pourrait-il lui fournir le moyen de sortir de l’enfer ?
Comme s’il avait senti qu’Edie l’examinait, il s’était tourné vers elle et, quand leurs regards
s’étaient croisés, elle avait brusquement dû reprendre sa respiration. Il avait de beaux yeux — des yeux
gris clair, perçants, qui semblaient la scruter jusqu’au fond de l’âme.
Elle le dévisageait, elle en était consciente, et pourtant elle n’arrivait pas à se détourner de lui. Ma
sortie de l’enfer, avait-elle songé, et l’air entre eux avait paru vibrer. Elle avait frissonné, puis pivoté
légèrement et fait mine de contempler la salle de bal. Mais, après un moment, elle n’avait pu résister et
lui avait jeté un autre coup d’œil. A sa grande surprise, il l’étudiait toujours.
Il souriait un peu, la tête penchée, un petit pli interrogateur entre ses sourcils sombres. A quoi
pouvait-il bien penser ?
Un moyen d’échapper à l’enfer.
Elle était folle, vraiment. Folle de désespoir et de peur. Elle avait de nouveau regardé ailleurs,
essayant de rejeter l’idée qui lui trottait dans la tête.
Le duc de Margrave était peut-être beau, ses pommettes anguleuses, la ligne de sa mâchoire
puissante et ses yeux superbes, à la pupille aussi aiguë que celle d’un faucon, n’étaient pas ceux d’un
homme à se laisser aisément diriger. Mais, s’il était voué à repartir en Afrique, c’était peut-être sans
importance.
Lorsqu’il était passé près d’elle, Edie l’avait considéré discrètement en notant l’aisance et la grâce
athlétique de ses mouvements — une grâce qui ne s’acquérait pas en fréquentant les salles de bal
anglaises.
Il s’était alors fondu dans la foule, et Edie avait pris congé de son amie en prétextant avoir besoin
d’un verre d’eau.
Elle avait observé Margrave tout en se frayant un chemin vers la table des rafraîchissements et,
tandis qu’il s’arrêtait pour discuter avec un groupe de ses relations, elle avait failli émettre un
gémissement de déception lorsqu’il avait conduit la belle et riche Susan Buckingham de Philadelphie sur
la piste de danse. Edie avait beau avoir cinq fois plus d’argent que Susan, physiquement elle n’arrivait
pas à la cheville de sa compatriote. La folle idée qui lui était venue à l’esprit risquait fort d’être vouée à
l’échec avant même qu’elle n’ait tenté de la mettre à exécution.
Mais elle s’était inquiétée vainement.
Même s’ils avaient merveilleusement valsé ensemble, si la jeune fille lui avait tenu des propos qui
l’avaient fait sourire, voire rire, le duc ne s’était pas attardé en sa compagnie. Une fois la danse achevée,
il l’avait reconduite à sa place et s’était incliné devant elle avant de s’éloigner.
L’espoir d’Edie était remonté en flèche.
Il fallait qu’elle le trouve seul, elle le savait, mais elle ne voyait pas comment. Ce fut alors que la
providence, qui ne l’avait guère favorisée ces derniers temps, était enfin venue à son aide.
Le duc s’était arrêté à l’autre bout de la table, s’attardant près des bouteilles de champagne encore
bouchées qui rafraîchissaient sur un lit de glace dans un énorme seau d’argent.
Sans le quitter des yeux, Edie s’était approchée tandis qu’il tirait plusieurs bouteilles et les
examinait une à une avant de les remettre dans le baquet. Il avait fini par en choisir une. Puis, au lieu
d’appeler un valet de pied pour l’ouvrir, il s’était emparé d’un verre et, la bouteille à la main, était sorti
par la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse.
Il n’avait pas semblé se glisser dehors pour un rendez-vous. Un rapide coup d’œil vers la salle de
bal avait appris à Edie que Susan avait été invitée par un autre cavalier. Evidemment, il eût très bien pu
aller rejoindre quelqu’un d’autre, mais c’était peu probable, avait-elle estimé, puisqu’il n’avait emporté
qu’un seul verre.
Une chance s’offrait à elle — si elle avait le cran de la saisir. Sa dernière chance, peut-être.
Mue par cette pensée, elle s’était dirigée vers l’extrémité de la table où il s’était tenu, avait saisi
une flûte à son tour et, après s’être assurée que lady Featherstone n’était pas en vue et que personne
d’autre ne l’observait, elle avait suivi les pas de Margrave.
Elle s’était déplacée aussi vite qu’elle l’avait pu mais, le temps qu’elle atteigne le labyrinthe de
verdure, le duc av,ait déjà disparu dans les profondeurs du dédale.
Edie s’y était enfoncée après lui pour se retrouver quelques instants plus tard dans un cul-de-sac.
Sur la pointe des pieds, elle s’était hissée autant qu’elle l’avait pu dans ses chaussures plates mais, elle
avait beau être grande, la haie était trop haute pour qu’elle pût regarder par-dessus, et elle s’était laissée
retomber avec un soupir las.
L’homme avait dû se diriger vers le centre du labyrinthe.
Elle avait effectué plusieurs tentatives pour lui emboîter le pas, mais toutes s’étaient soldées par un
échec. Elle s’était bel et bien perdue et, ce qui était fort dommage, elle l’avait perdu, lui.
— Et maintenant, que faire ? avait-elle marmonné face au mur vert d’une autre impasse.
Une voix grave et nonchalante s’était tout à coup élevée derrière elle.
— On me cherche ?
Soulagée, Edie avait pivoté pour découvrir sa proie à moins de deux mètres d’elle. Mais,
lorsqu’elle avait plongé dans ses extraordinaires yeux gris, son soulagement s’était mû en peur. Car la
question qu’elle venait de se poser restait toujours sans réponse. Et maintenant, que faire ?
Chapitre 3

— D’habitude, je n’apprécie guère d’être suivi mais, dans ce cas précis, je veux bien faire une
exception.
Margrave lui sourit, dévoilant à la lueur de la lune la blancheur régulière de ses dents, et la force de
l’évidence frappa soudain Edie.
Ce qu’elle venait de faire était incroyablement stupide.
Obnubilée par son objectif, elle n’avait pas compris jusque-là qu’elle s’était placée dans une
situation risquée, où l’histoire pouvait fort bien se répéter. Mais il était un peu tard pour les regrets.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je vous suivais ? interrogea-t-elle, cherchant à rassembler ses
esprits.
— Vous m’accusez de prendre mes rêves pour la réalité ?
— Ou de vous vanter.
Il éclata de rire et, à cet instant, Edie se rendit compte que les ragots de salon glanés par Leonie
disaient vrai. L’homme avait du charme. Même elle, d’habitude aussi imperméable au charme qu’aux
belles apparences, percevait en lui la force de ces deux qualités.
— C’est possible, concéda-t-il. Je pense plutôt du bien de moi-même. Mais, à présent que vous
m’avez remis à ma place, puis-je vous donner un petit conseil ? A l’avenir, quand vous suivrez un homme,
je vous suggère de faire moins de bruit si vous ne voulez pas qu’il vous remarque.
Au point où elle en était, elle décida que l’audace était son meilleur atout. Elle se rapprocha d’un
pas.
— Et si je voulais que vous me remarquiez ?
Il arqua ses sourcils bruns.
— Et dire que je trouvais ce bal ennuyeux ! Vous admettez donc que vous me suiviez ?
— Oui. Je vous ai vu, j’ai un peu entendu parler de vous, et j’ai décidé qu’il fallait que je vous
parle.
Il s’avança vers elle.
— Au vu de votre conduite effrontée, puis-je espérer quelque chose de délicieusement inconvenant
à présent ?
Edie se raidit, réprimant un sursaut de panique. Tout ce qu’elle espérait, c’était de ne pas s’être
complètement fourvoyée dans son aptitude à juger les hommes.
— J’ai dit que je voulais vous parler.
— Et c’est tout ? Voilà qui est bien décevant.
— Cela dépend de la conversation.
Il eut un rire amusé.
— C’est juste, admit-il en s’arrêtant devant elle. Alors allons-y. Mais, je vous préviens, la
conversation devra être éblouissante, sinon je me sentirai profondément frustré.
Il prit son verre et la bouteille de champagne dans une même main, puis se tourna vers Edie pour lui
offrir son bras.
— En route ?
Elle hésita, mais un regard autour d’elle lui rappela qu’elle ne pouvait s’échapper qu’en passant
devant lui. Du reste, elle doutait de pouvoir s’extraire de ce dédale sans son aide. Quand le vin est tiré,
il faut le boire, songea-t-elle. Posant la main — très légèrement — sur son bras, elle se laissa guider hors
du cul-de-sac.
Ils effectuèrent plusieurs tours et détours avant de déboucher enfin dans une clairière qui semblait
être le centre du labyrinthe. Une sorte de belvédère de style romain s’y dressait, dont les piliers de
calcaire étaient couronnés par un dôme brillant au clair de lune. Tout autour de la structure circulaire, des
marches conduisaient à deux bancs de pierre à la forme arrondie.
Margrave la guida vers le haut des marches.
— Voilà. Ici, nous pouvons parler en toute intimité. Personne n’arrive jamais à trouver le centre de
cet endroit.
— Vous y êtes bien parvenu, vous.
— J’espère que cela me vaut votre sincère admiration. Mais, si c’est le cas, elle est imméritée. J’ai
séjourné plusieurs fois ici, à Hanford House, quand j’étais gamin, et cela fait déjà longtemps que je
connais le cœur de ce dédale. En outre, je suis un assez bon navigateur, si je peux me permettre de me
jeter des fleurs.
— Oui, j’ai entendu parler de certaines de vos prouesses en Afrique. Les gens disent que vous
voulez retourner y vivre.
— C’est ce que je désire le plus au monde.
Il posa son verre et se mit en devoir d’ouvrir la bouteille.
— Mais je ne suis pas sûr que ce soit possible.
— Pourquoi ?
— Disons que j’ai des responsabilités ici.
— Vous voulez dire des dettes ?
— Que de questions !
Le bouchon sauta et tomba à terre.
— Je commence à craindre que ce ne soit la raison pour laquelle vous m’avez suivi. Seriez-vous
une journaliste qui veut m’interviewer sur mes exploits ? Comme cette femme — comment s’appelle-t-
elle déjà ? Nellie Bly ?
— Je ne suis pas journaliste.
— Hum, c’est ce que vous dites. Mais puis-je vous croire ?
— Vous n’avez qu’à me faire confiance.
Elle lui tendit son verre en désignant la bouteille. Elle avait désespérément besoin de boire.
— Versez donc.
— Aussi autoritaire qu’effrontée. Quelle combinaison grisante ! Si vous êtes journaliste, ajouta-t-il
en remplissant son verre, je dois vous prévenir qu’il vous faudra beaucoup de persuasion séductrice pour
me faire lâcher un seul de mes scandaleux secrets.
Elle s’abstint de préciser que ses moyens de persuasion n’étaient pas du genre auquel il pensait.
— La rumeur prétend que vous avez terriblement besoin d’argent, déclara-t-elle.
— Oh ! la rumeur…, répéta-t-il d’un ton léger. Toute personne sensée sait que ce n’est pas une
rumeur mais un fait. Néanmoins, poursuivit-il en remplissant son propre verre, je ne discute jamais de
sujets aussi vulgaires que celui de l’argent en buvant du champagne. Cela ne va pas bien ensemble, je
trouve.
Elle avala une gorgée.
— Il est peut-être nécessaire de parler d’argent.
— Pourquoi ? s’enquit-il avec nonchalance en reposant la bouteille. Etes-vous en train de me
proposer de devenir ma maîtresse ?
Edie sentit son cœur paniqué cogner dans sa poitrine. Elle eut un rire nerveux.
— Plutôt le contraire, en fait.
A peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres qu’elle se mordit la langue.
Même un homme aussi rompu que lui aux usages du monde ne pouvait accueillir une telle
déclaration sans broncher. Il cilla, puis lui lança un regard dubitatif comme s’il craignait d’avoir mal
compris. Lorsqu’il parla enfin, il y avait dans sa voix une note de désinvolture indiquant qu’il n’avait pas
pris ses paroles au sérieux.
— Mon espoir monte en flèche au fil de notre entretien. Je n’ai jamais été un gigolo. Combien cela
rapporte-t-il ?
Elle ignorait ce qu’était un gigolo, mais elle savait parfaitement ce qu’il voulait dire et, même si le
payer pour qu’il devienne son amant n’était certes pas ce qu’elle avait à l’esprit, elle n’en pipa mot.
— J’ai entendu dire que vous alliez devoir rembourser vos emprunts, fit-elle sans se laisser
détourner du sujet essentiel. Si vous ne pouvez pas lever de fonds pour payer vos dettes, que va-t-il
arriver à vos domaines ?
— Ce sera terrible, je le crains.
Sa voix était enjouée, mais sur son visage hâlé, audacieux et séduisant, elle décela une pointe de
désespoir.
— Tout ce qui n’est pas substitué sera vendu aux enchères. J’ai des quantités de parents, et il ne leur
restera plus que les yeux pour pleurer quand l’argent sera tari. Ils n’ont aucun moyen de subvenir eux-
mêmes à leurs besoins, voyez-vous, et je représente leur seule source de revenus. Si je vous dis cela,
c’est parce que… hem… le prix de mes services risque d’être fort élevé. Je ne suis pas certain que vous
puissiez vous le permettre.
— Vous seriez surpris de tout ce que je peux me permettre. Mais…
Edie s’arrêta et prit une profonde inspiration avant de se jeter à l’eau.
— Mais ce n’est pas un amant qu’il me faut. C’est un mari.
— Ah…
Il dégusta une gorgée de champagne.
— J’espérais que ce serait l’autre possibilité, ç’aurait été plus drôle. L’idée d’être un mari me
semble beaucoup moins excitante.
— Si vous m’épousez, insista-t-elle, je paierai toutes vos dettes.
Il l’étudia, la tête penchée.
— Vous êtes vraiment une fille peu ordinaire. Est-ce une habitude chez vous de proposer le mariage
au premier étranger venu ?
Elle rougit.
— Bien sûr que non ! Je n’avais jamais fait ça de ma vie.
— Et moi, je n’ai jamais reçu pareille demande, alors nous sommes à égalité sur ce point. Dites-
moi, tous les Américains sont-ils aussi directs que vous dans ce domaine ?
— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai pas le temps de tourner autour du pot.
— Pourquoi ?
Il baissa les yeux, et Edie sentit sa gorge se nouer tandis qu’il l’enveloppait d’un long regard
songeur.
— Vous êtes enceinte ?
Elle s’empourpra à cette question, mais ce n’était pas le moment de céder à des timidités de gamine.
Et compte tenu des circonstances, sa question était justifiée.
— Non, répondit-elle en surmontant sa gêne. Je ne suis pas enceinte.
— Alors je ne peux m’empêcher de mettre votre santé mentale en question. Vous devez être
dérangée pour vouloir vous marier.
— Arrêtez de plaisanter, voulez-vous ?
— Vous ne pouvez pas vraiment me le reprocher. Ce n’est pas le genre de chose à quoi s’attend un
homme lorsqu’il assiste à un bal. Non pas que je m’en plaigne, ajouta-t-il, car ma soirée est sans nul
doute devenue plus intéressante depuis que vous êtes entrée en scène. Mais je dois avouer que cela me
laisse un peu décontenancé.
Il réfléchit un instant, puis reprit :
— En admettant que vous parliez sérieusement, êtes-vous en mesure de tenir parole ?
Elle fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
— Combien d’argent possédez-vous ? Parce que, pour résoudre mes problèmes, il vous faudrait être
extrêmement, obscènement riche, ma chérie. D’accord, vous êtes américaine et il semble que tous les
Américains soient riches de nos jours, non ? Je constate aussi que vous portez une époustouflante robe de
soie, qui a sans doute coûté plus que je ne dépense en un mois, et vous avez assez de bijoux sur vous pour
faire sombrer un navire. Malgré cela, je n’arrive pas à imaginer que vous puissiez avoir les moyens de
payer les dettes de mes aïeux dépravés, prendre mon duché en charge et nous faire vivre, moi et mes
éternels parasites de parents, jusqu’à la fin de nos jours.
— Cela dépend du montant dont il s’agit, répondit-elle en l’observant tandis qu’il portait son verre
à ses lèvres. Au taux de change actuel, ma dot s’élève à environ un million de livres.
Il faillit s’étouffer.
— Bon Dieu ! marmonna-t-il après un instant, en fixant sur elle un regard incrédule. Je ne suis pas
certain que même la reine possède autant d’argent.
— Je recevrai aussi un revenu de cent mille livres par an lorsque je serai mariée. Je pense que tout
cela devrait suffire à résoudre les difficultés financières de votre famille, non ?
— En effet.
Il émit un petit rire, visiblement déconcerté.
— Mais, ma chère enfant, vous êtes folle. Il faut vraiment l’être pour proposer une chose pareille à
un parfait étranger. Le mariage est quelque chose de définitif — jusqu’à ce que la mort nous sépare, vous
savez. Si vous aviez plus tard des regrets…
— Je n’en aurai pas.
Elle était consciente du ton dur et résolu de sa propre voix.
— Du moment que vous pensez vraiment ce que vous dites et partez réellement pour l’Afrique.
Le duc ne put cacher sa surprise. De toute évidence, il n’était pas habitué à rencontrer un tel manque
d’intérêt pour lui chez une femme. Mais il changea aussitôt d’expression et lui sourit.
— Pardieu, vous ne ménagez pas la susceptibilité d’un homme, hein ? Et qu’adviendra-t-il de mes
domaines ?
— Je les gérerai pour vous.
Grâce au ciel, il n’exprima aucun de ces désagréables doutes masculins sur la capacité d’une femme
à accomplir ce genre de tâche.
— Pourquoi diable voudriez-vous vous charger d’un travail aussi ingrat ? Et risquer un
investissement aussi hasardeux ? La terre ne rapporte plus de nos jours. Vous allez engloutir toute votre
fortune et votre avenir dans un puits sans fonds, je vous assure. Vous voulez vraiment faire cela ?
Si elle le voulait ? Elle aurait vendu son âme au diable si cela pouvait lui éviter de rentrer à New
York. Du moment que le diable en question acceptait de conclure le marché selon ses termes à elle ! Elle
leva son verre et, par-dessus le bord, croisa le regard incrédule de l’homme qui lui faisait face. Le sien
ne vacilla pas.
— Oui, déclara-t-elle.
— Pourquoi ?
Elle sirota quelques gorgées de champagne.
— Ce n’est pas votre affaire. Je vous offre une énorme somme d’argent. Contentez-vous de cela.
— L’argent, c’est très bien, mais…
Il s’interrompit et l’étudia d’un air songeur.
Edie se raidit ; c’était un examen attentif, et elle craignit qu’il ne pousse l’interrogatoire plus loin
pour découvrir ses motivations. Mais la question suivante la délivra de cette peur.
— Etes-vous une fille intelligente ? Serez-vous capable de mener les choses ici d’une façon
efficace ? J’ai cinq propriétés de campagne à gérer, ainsi qu’un pavillon de chasse en Ecosse et une
maison à Londres, et tous nécessitent des réparations et un entretien incessants. Saurez-vous travailler
avec les régisseurs et les intendants ? Donner des ordres aux ouvriers, diriger les domestiques et vous
occuper des fermes ? Pourrez-vous prendre tout cela en charge aussi bien que je le ferais moi-même ?
— Absolument, fit-elle avec une assurance totalement factice, car elle n’avait jamais eu la
responsabilité de quoi que ce soit.
Mais elle voulait y parvenir. Elle le voulait tellement que cette seule idée lui tournait la tête. Etre
duchesse impliquait un certain degré de liberté, ce qui était synonyme de sécurité. Si le duc était au loin,
cela pouvait même être le paradis.
— Je ferai tout ce qui sera nécessaire.
— Grand Dieu ! murmura-t-il sans la quitter des yeux. Je crois que vous en êtes bel et bien capable.
— Si vous m’épousez, j’utiliserai ma dot pour payer vos dettes et celles de votre famille. Avec ce
qui reste, ainsi que mes revenus annuels, je réparerai et entretiendrai vos domaines et prendrai soin de
vos « parasites », comme vous les appelez. Je vous octroierai aussi un généreux revenu. Vous pouvez
partir pour l’Afrique le cœur léger et la conscience tranquille, et vivre la vie à laquelle vous aspirez
vraiment. Je ne pose qu’une condition.
— Laquelle ?
— C’est que vous ne reveniez jamais. Jamais.
Il haussa un sourcil, surpris par le ton farouche de sa voix.
— Jamais, c’est bien long.
— Je ne veux pas de mari en dehors du sens strictement légal du terme.
— Pour que je sois votre mari au sens légal, il faut que le mariage soit consommé. Vous savez ce
que cela veut dire, je présume ?
Elle savait, oui. Elle ouvrait déjà la bouche pour répliquer, mais elle avait la gorge tellement nouée
qu’elle ne put articuler un mot. Bon sang, ce n’était pas le moment de s’effondrer. Elle avala une lampée
de champagne et eut l’impression que les bulles lui brûlaient le gosier.
Sa voix résonna enfin, si rauque dans le silence de la nuit.
— Oui, je sais ce que cela veut dire, répondit-elle, s’extrayant à grand-peine les mots de la bouche.
Mais je ne vois pas en quoi ce serait nécessaire.
Margrave resta un instant sans parler, étudiant son visage à la lueur de la lune.
— Si coucher avec moi vous semble aussi répugnant que votre attitude le suggère, je coupe court
tout de suite, déclara-t-il enfin. Car si je ne me soucie guère d’être un époux fidèle, je n’ai pas le moindre
désir d’être un mari célibataire. Bonsoir.
Il voulut passer devant elle pour regagner la salle de bal, mais Edie l’agrippa par la manche.
— Non, attendez.
Margrave s’arrêta.
— Ce n’est pas de la répugnance, assura-t-elle en laissant retomber sa main. Cela n’a rien à voir
avec vous. C’est seulement que…
Elle le dévisagea, incapable de lui expliquer. N’importe quelle fille aurait senti son pouls
s’accélérer à la vue de cet homme — n’importe quelle fille dont le cœur n’aurait pas déjà été brisé.
Elle eut un pincement dans la poitrine et, l’espace d’un instant, se demanda où elle en serait à
présent si c’était lui qu’elle avait rencontré dans le pavillon d’été abandonné de Saratoga, et non
Frederick Van Hausen.
Mais ce n’était pas avec des si qu’on refaisait le monde.
Edie chassa de son esprit ces vaines considérations.
— C’est une transaction d’affaires, affirma-t-elle. Je ne veux pas que vous vous fassiez des idées
romantiques sur moi ou sur cette union.
Il parut amusé.
— Quelle suffisance, ma parole ! Et si notre nuit de noces se révélait si transcendante que vous
tombiez amoureuse de moi, hein ?
— Désolée de froisser votre vanité, mais cela n’arrivera pas. Ecoutez, poursuivit-elle sans lui
laisser le temps de répliquer, je vous offre tout ce que vous souhaitez de la vie. Ne laissez pas votre fierté
masculine se mettre en travers. S’il est vraiment indispensable de consommer le mariage, eh bien, je… je
le ferai.
— Vous n’êtes pas obligée de faire l’amour si c’est une torture, ma chère. La plupart des gens
trouvent que c’est un délice.
— Oh ! je ne m’attends pas à une torture. Ni à un délice. Je ne…
Elle s’interrompit, refoulant la peur qui lui tordait l’estomac et lui nouait la gorge.
— Je n’attends rien du tout.
— Je vois. Pour vous, je représente un moyen de parvenir à vos fins, rien d’autre.
Exprimé ainsi, cela semblait si froid. Mais elle était froide. Un an plus tôt, on avait tué en elle tous
ses désirs de femme.
— Si nous nous marions, je…
Elle s’arrêta le temps d’avaler une autre gorgée de champagne pour se donner du cœur.
— Je coucherai avec vous une fois pour que tout soit conforme à la loi, mais plus jamais ensuite.
Lorsque nous aurons satisfait à la définition légale du mariage, vous serez libre de coucher avec qui vous
voudrez. Cela me sera égal.
— Vous n’êtes pas la première femme dans l’histoire à prétendre cela, observa-t-il d’un ton amusé.
Mais vous pourriez bien être la première à le penser vraiment.
— Oh ! mais je suis sincère.
Elle se sentait obligée d’être aussi honnête que possible sur ce point.
— Si vous acceptez ma proposition, je ne veux pas que vous le fassiez sous la fallacieuse
impression que je vous désire. Ce n’est pas le cas.
— Je vois. Oserai-je vous demander pourquoi ?
Il prit une gorgée de champagne avant d’ajouter :
— Vous êtes peut-être lesbienne ?
Il éclata de rire devant le regard perplexe qu’elle fixait sur lui.
— Je vous demande si vous êtes plus attirée par les femmes que par les hommes, expliqua-t-il
gentiment.
— Grand Dieu, non ! se récria-t-elle, choquée.
Elle sentit une vive rougeur envahir son visage et maudit une fois de plus son teint pâle, qui
permettait à tout un chacun de voir son embarras.
— Pourquoi me demandez-vous une chose pareille ?
— Pour satisfaire mon amour-propre masculin. En un sens, c’est une raison plus acceptable que :
« Désolée, mon vieux, c’est seulement que je ne vous trouve pas attirant. » Hélas, à présent que je sais
que vous n’êtes pas de cette sorte, je suis d’autant plus vexé. Et…
Il observa une pause et la dévisagea en faisant tournoyer son champagne.
— … d’autant plus intrigué.
Elle esquissa une grimace.
— Ne le soyez pas. Je n’ai rien de mystérieux.
— Ce n’est pas mon avis.
Il avala sa dernière gorgée et tendit la main vers la bouteille pour remplir son verre.
— Vous êtes, je peux vous le dire, la fille la plus fascinante que j’aie jamais rencontrée. Vous avez
cet air distant et ce genre « ne me touchez pas » qui donne envie de vous désobéir.
Une vague de peur déferla en elle, qu’elle cacha avec effort sous un air dédaigneux et amusé.
— Et qu’espérez-vous ? Que je tombe dans vos bras ?
— Ce que vous ne ferez pas, je présume ? Eh bien, c’est dommage.
Il se tut pour remplir son verre, puis la considéra de la tête aux pieds.
— Car je soupçonne une certaine ardeur sous votre apparence froide, pragmatique et détachée.
— Pas du tout !
Elle rejeta la tête en arrière, opposant une expression inflexible au regard interrogateur de
Margrave.
— Si jamais vous êtes tenté de me prouver le contraire lorsque nous serons mariés, je vous couperai
les vivres en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
— Susceptible, hein ? marmonna-t-il en reposant la bouteille. Qu’est-ce qui vous a rendue comme
ça ? Un garçon vous a brisé le cœur et vous avez juré de ne plus jamais aimer ?
— Quelque chose comme ça.
Edie détourna les yeux, mais sentit l’œil inquisiteur du duc fixé sur elle et soupira. Mieux valait lui
donner sa propre version des ragots qui couraient sur elle, avant qu’il ne les apprenne par une autre voie.
— Il s’appelle Frederick Van Hausen. Je le connais depuis toujours, mais sa famille et la mienne
n’évoluent pas dans le même cercle. J’ai été assez stupide…
Elle s’interrompit et déglutit avec peine, cherchant une façon acceptable de présenter les faits.
— J’ai été assez stupide pour croire…
Elle s’arrêta de nouveau. Même dans une version très allégée, c’était presque insupportable à
exprimer.
— Nous nous sommes trouvés… ensemble, et cela s’est su, parvint-elle enfin à expliquer. Et
maintenant, ma réputation à New York est ruinée.
— Je vois. Et il ne vous a pas épousée ? Quel mufle !
— Oh ! oui ! approuva-t-elle avec conviction. L’histoire commence à se répandre ici aussi. Je suis
une marchandise avariée, il est juste que vous le sachiez.
— Alors votre regard est tombé sur moi, vous avez procédé à une petite enquête, puis vous m’avez
suivi dehors pour me suggérer de faire ce qu’il n’a pas eu le courage d’accomplir, sauvant ainsi votre
réputation ? Et, si je refuse, dois-je m’attendre à voir débouler une maman outragée exigeant que j’agisse
en homme d’honneur ?
— Non. Ma mère est morte il y a deux ans, et mon offre ne dépend de personne. Si vous refusez,
vous refusez, et on n’en parle plus.
— Devenir une duchesse serait une douce façon de vous venger de ce Van Hausen pour vous avoir
laissée tomber, j’imagine. Mais être une duchesse est un travail sacrément difficile. Ce n’est pas un
métier de prestige comme vous vous l’imaginez, vous les Américains.
— Je ne fais pas cela pour le prestige, ni même pour sauver ma réputation. Je veux pouvoir
contrôler et diriger ma propre vie. Je veux l’indépendance et l’autonomie. Je veux n’avoir de comptes à
rendre à personne.
— Mais, en tant qu’épouse, vous devrez me rendre des comptes, à moi.
— Non, car je garderai le contrôle de l’argent. Il faudra me signer un accord à cet effet avant le
mariage.
— Décidément, vous êtes intelligente. Qu’est-ce qui vous a amenée à accorder une telle importance
à l’indépendance et à l’autonomie ?
— Cela ne vous concerne pas, et si vous me posez encore des questions, je renonce au marché.
— Très bien. Si je veux épargner aux membres de ma famille de jouer les parasites auprès de leurs
amis pendant tout le restant de leur misérable vie, je suppose que je dois refouler ma curiosité.
— Alors vous acceptez mon offre ?
— Il faudrait être fou pour la refuser. Et en dépit de votre héroïque résolution de coucher avec moi
pour être en règle avec la loi, ce ne sera pas nécessaire. Je préfère quand les femmes à qui je fais l’amour
sont consentantes.
Elle poussa un soupir de soulagement qui n’échappa pas au duc.
Il lui jeta un regard ironique en retour.
— Votre aptitude à blesser ma vanité semble décidément sans limites. Malgré cela, l’honneur
m’oblige à vous préciser que la non-consommation ne suffit pas à entraîner l’annulation du mariage dans
la loi anglaise.
— Vous m’avez affirmé que si !
— Pas exactement.
Il haussa les épaules.
— J’étais curieux de voir jusqu’où vous iriez pour obtenir ce que vous désirez. A présent, je sais.
Elle ne put s’empêcher de lui en vouloir l’espace d’un instant.
— Je n’aime pas qu’on me mente.
— Il vaut mieux vous y faire, si vous voulez vous marier dans l’aristocratie. Nous nous mentons
continuellement les uns aux autres. Pour des raisons d’honneur, de politesse, ou même — parfois — pour
tromper sciemment. Mais surtout, nous nous mentons à nous-mêmes. Je crains que nous ne sachions nous
comporter autrement, ajouta-t-il d’un ton légèrement acerbe.
Edie avait séjourné assez longtemps en Angleterre pour savoir qu’il y avait une part de vrai dans les
paroles de Margrave, mais l’amertume dans sa voix la surprit. Enfin, ce n’était pas son affaire.
— J’espère que vous dites la vérité, répondit-elle, car nous allons devoir feindre la tendresse
pendant nos fiançailles et nous montrer convaincants. Si mon père soupçonne autre chose, il ne voudra
jamais verser ma dot.
— Alors nous allons devoir convaincre votre père de la profondeur de notre affection mutuelle ?
Elle ignora la nuance de moquerie dans sa voix.
— Ce n’est pas seulement Papa que nous devrons convaincre.
— Qui d’autre ?
— Lady Featherstone.
Il hocha la tête.
— La comtesse marieuse.
— C’est une marieuse, oui, mais elle n’arrange pas d’unions de convenance. Elle veut que ses
clients éprouvent des sentiments l’un pour l’autre. Si elle s’aperçoit que c’est un mariage pragmatique,
elle conseillera à Papa de refuser son accord, et il suivra son conseil. Et ne pensez pas qu’il sera aisé de
la tromper. Elle est encore moins commode que mon père, qui lui-même n’est pas né de la dernière pluie.
Elle connaît tout le monde dans la société aussi et, si le bruit vient à courir que notre affection n’est pas
authentique, nous aurons de sérieux problèmes.
— Oh ! je peux me montrer très tendre, assura-t-il.
Il s’approcha d’un pas, mais elle l’arrêta en posant une main sur sa poitrine.
— Je vous crois. Inutile de me faire une démonstration quand nous sommes seuls.
— Désolé, s’excusa-t-il.
Mais il ne bougea pas jusqu’à ce qu’elle le repousse.
— Je répète mon rôle, c’est tout.
— N’en faites pas trop non plus. Si nous semblons trop follement amoureux, lady Featherstone ne
manquera pas de nous percer à jour. Ou elle pensera que nous sommes trop impétueux et exigera de
longues fiançailles. Vous allez devoir jouer le rôle d’un fiancé dévoué, d’un futur époux responsable et
d’un ami affectueux. Pouvez-vous faire cela ?
— Pourquoi pas ?
Il laissa son regard se perdre vers la maison qui se dressait à quelque distance.
— Jouer un rôle n’a rien de nouveau pour moi. C’est ce que j’ai fait la plus grande partie de ma vie.
Edie reprit brusquement sa respiration, frappée par l’impact de ces mots.
— Je comprends ce que vous voulez dire, chuchota-t-elle.
Il la considéra de nouveau.
— Nous aurons des fiançailles juste assez longues pour convaincre tout un chacun que nous désirons
sincèrement nous marier. Six semaines devraient suffire. Après le mariage, nous passerons deux mois à
Highclyffe, ma propriété ducale à Norfolk, pour vous aider à assurer votre position et vous montrer
comment gérer les choses.
— Et, ensuite, vous partirez pour l’Afrique et ne reviendrez jamais ?
Il ne répondit pas tout de suite et la contempla un instant, songeur.
— Vous abandonner définitivement me confère un assez vilain rôle.
— Et cela vous ennuie ?
— Bizarrement, oui, répliqua-t-il sèchement. Mais ce n’est pas comme si j’avais le choix. Il faudra
que je me console en sauvant mes terres de la ruine et en retournant dans le lieu que j’aime.
— Alors marché conclu ?
Elle leva son verre et il fit de même.
— Marché conclu.
Un échange de regards, le heurt des deux flûtes et une dernière gorgée de champagne scellèrent
l’accord.
En reposant son verre, Edie sentit déferler en elle une vague de soulagement si puissante que ses
genoux en tremblaient. Plus jamais elle n’aurait à revoir le visage insupportablement moqueur de
Frederick. Elle ne pouvait pas effacer ce jour affreux comme s’il n’avait jamais eu lieu, mais peut-être
parviendrait-elle enfin à le laisser derrière elle pour se construire une nouvelle vie.
Margrave émit une toux discrète, interrompant ses réflexions.
— A présent que nous allons nous marier, j’ai quelque chose à vous demander.
Elle tressaillit, aussitôt sur le qui-vive.
— N’allez pas vous imaginer que cet arrangement vous donne le droit d’envahir ma vie privée en
me posant des questions d’ordre intime.
Il prit un air désolé.
— Mais cette question-là est assez importante. Impossible d’aller plus avant si vous n’y répondez
pas.
— Oh ! très bien. Que voulez-vous savoir ?
Il se pencha vers elle en esquissant un léger sourire.
— Comment diable vous appelez-vous ?
Chapitre 4

L’attelage fit halte avec une secousse.


Brusquement tirée du passé, Edie s’aperçut qu’elle était arrivée à Highclyffe. Margrave ne devait
pas être loin derrière, supposa-t-elle.
Je suis de retour à la maison.
— Pas pour longtemps, marmonna Edie.
Roberts lui jeta un regard interrogateur tandis qu’il ouvrait la portière, mais Edie secoua la tête.
— Ne faites pas attention, murmura-t-elle en descendant de voiture.
Le cocher referma la porte et remonta sur son siège.
Edie se dirigeait vers la maison lorsqu’elle entendit le véhicule tourner dans l’allée au lieu de se
rendre vers les écuries. Elle pivota alors et agita les bras à l’intention de Roberts.
Celui-ci tira sur les rênes et s’arrêta près d’elle.
— Votre grâce ?
— Roberts, que faites-vous donc ?
— Je retourne à la gare chercher monsieur le duc.
— Vous n’en ferez rien !
Les mots avaient jailli, plus acerbes qu’elle ne l’aurait voulu, et Roberts la dévisagea, stupéfait et
penaud.
— Je suis désolée, s’excusa-t-elle aussitôt. Je ne voulais pas être désagréable avec vous, mais…
Elle se tut, cherchant en hâte ce qu’elle pourrait bien inventer.
— Sa grâce a sans doute loué une voiture pour le ramener de la gare et vous perdriez votre temps en
retournant là-bas. Mieux vaut conduire l’attelage aux écuries.
Le cocher la considéra un instant d’un air dubitatif.
— Votre grâce en est-elle sûre ?
Comme elle hochait la tête, il acquiesça d’un haussement d’épaules et entreprit de faire demi-tour.
— Ce sera bon d’avoir un maître à Highclyffe, n’est-ce pas, votre grâce ? lui lança-t-il au passage.
— Cette maison n’a pas de maître, marmonna-t-elle en regardant le véhicule descendre l’allée en
direction de l’écurie. Seulement une maîtresse.
Margrave était peut-être de retour, mais il ne resterait pas longtemps. Ils avaient conclu un marché.
Elle assumait parfaitement son propre rôle et avait bien l’intention de s’assurer qu’il s’en tiendrait au
sien.

* * *
C’est bien pour ça que vous êtes revenu, non ?
Restée sans réponse, la question de l’effrontée petite sœur d’Edie semblait toujours résonner dans
l’air, même après qu’un porteur leur eut trouvé un fiacre et qu’ils furent en route pour Highclyffe.
Non pas que Joanna eût abandonné le sujet. A peine l’attelage se fut-il ébranlé qu’elle y revint
aussitôt.
— Comment allez-vous vous y prendre ? demanda-t-elle comme la voiture s’engageait sur la route.
Je veux dire, pour reconquérir Edie ?
Pour être honnête avec lui-même, il n’en savait rien. Comment pouvait-on reconquérir quelqu’un que
l’on n’avait jamais conquis ? Cinq ans plus tôt, gagner le cœur d’Edie n’avait pas fait partie du plan. Oh !
il avait bien nourri des pensées fugitives sur ce qui aurait pu advenir, pendant ces nuits où il levait les
yeux vers le ciel africain constellé d’étoiles, en revivant cet instant dans la salle de bal où la vue d’Edie
l’avait figé sur place. Puis les paroles qu’elle avait prononcées ce soir-là lui revenaient, et il s’obligeait
à chasser ces images qui le torturaient vainement. Dans le bush, un homme pouvait devenir fou à force de
penser ainsi à une femme.
Tout était différent à présent, bien sûr, mais seulement en ce qui le concernait. Pour Edie, il était
clair que rien n’avait changé. A la gare, un seul regard sur le visage de sa femme avait suffi à le lui faire
comprendre. En l’état actuel des choses, il avait sans doute plus de chances de gagner les quarts de finale
à Wimbledon que le cœur d’Edie. Si toutefois elle en avait un… Ce dont il n’était pas sûr.
Mais pas question de faire part de ces considérations à la jeune sœur d’Edie, qui semblait plutôt
romantique.
— Vous paraissez bien certaine que je suis ici pour cela, observa-t-il.
— Ce n’est pas le cas ? s’enquit Joanna avec un soupçon de déception. Mais quelle autre raison
pourrait-il y avoir ?
Il détourna les yeux vers ces hectares de terres qui appartenaient aux Margrave depuis près de deux
siècles. En épousant Edie, il avait préservé tout cela pour la génération suivante. Or, sur le moment, il
n’avait pas songé que la prochaine génération ne serait pas issue de lui. Et cela revêtait aujourd’hui une
importance toute nouvelle. Pour un homme, les enfants représentaient une part de soi qui continuait à
vivre après soi.
Rien de tel que de se retrouver à l’article de la mort pour vous donner soif d’immortalité.
Il reporta son attention sur la jeune fille.
— Oh ! j’ai bien l’intention de la conquérir, croyez-moi. Je voulais seulement dire que c’est plus
compliqué que vous ne pourriez le penser.
Elle hocha la tête d’un air compréhensif.
— Vous êtes resté longtemps absent et vous allez avoir du pain sur la planche, c’est sûr. Alors…
Elle s’interrompit pour s’installer plus confortablement sur son siège.
— Quelle est votre stratégie ?
Stuart ne put s’empêcher de rire devant cette question sans détour.
— Savez-vous quoi ? fit-il en lui jetant un regard songeur. Vous me rappelez beaucoup votre sœur.
Joanna parut dubitative.
— Edie ? La plupart des gens trouvent que nous ne nous ressemblons pas du tout.
— Peut-être pas quant à l’apparence, murmura-t-il, observant avec détachement la perfection du
visage ovale sous le canotier d’écolière.
Joanna Jewell avait beau n’avoir que quinze ans, c’était déjà une beauté et, quand viendrait
l’époque de ses débuts dans le monde, il était à prévoir qu’elle briserait bien des cœurs. Edie ne
possédait certes pas les traits parfaits et le teint uni de sa sœur, néanmoins elle était dotée d’un attrait
bien à elle — dont elle n’avait sans doute jamais été consciente.
— Je ne parlais pas de l’aspect extérieur mais de l’impudence.
— Oh ! vous voulez dire le culot ?
Joanna soupira sans discrétion.
— Vous avez raison, et d’ailleurs ce n’est pas juste. Je me crée souvent des problèmes avec mon
impertinence, mais Edie ne se prive pas pour dire ce qu’elle veut. Et, sous prétexte qu’elle est duchesse,
personne ne la trouve culottée.
— Moi si, quand je l’ai rencontrée. Bien sûr, elle n’était pas ma duchesse à l’époque. Mais j’ai
pensé qu’elle ne manquait pas de toupet.
— Vraiment ?
Très intéressée, Joanna se pencha en avant.
— Pourquoi ? Que vous a-t-elle dit ?
Stuart repensa un instant à cette soirée dans le labyrinthe de Hanford House. Il n’était pas très sûr
que les termes de cette extraordinaire conversation fussent très appropriés pour des oreilles juvéniles.
— Elle ne m’a pas trouvé attirant du tout.
Il eut un petit rire à cette évocation.
— Et elle n’a pas hésité à me le dire.
— Mais elle vous a épousé. Comment avez-vous réussi à la faire changer d’avis ? Ce que vous avez
fait alors, vous pouvez peut-être le refaire ?
— J’en doute.
— Alors quel est votre plan ?
Elle semblait lui en vouloir de ne pas avoir tout préparé d’avance.
— A supposer que j’aie un plan, comme vous dites, qu’est-ce qui vous fait penser que je vais m’en
ouvrir à vous ?
Elle secoua la tête en le dévisageant comme s’il était vraiment stupide.
— Le fait que je sois la seule en mesure de vous dire si cela va marcher ou pas, bien sûr ! Elle ne va
pas vous tomber dans les bras comme ça, vous savez.
C’était l’abrupte vérité, il devait l’admettre. Edie ne lui était jamais tombée dans les bras. Même
jadis.
Le souvenir de son visage éclairé par la lune, aussi doux et lumineux que l’albâtre, le traversa en un
éclair, aussi net qu’il l’était en cette fatale nuit à Hanford House — si net en fait que, en dépit de ses
multiples efforts pendant toutes ces années pour ne pas penser à elle, il avait échoué plus souvent qu’il
n’avait réussi. C’était son image à elle qui s’était infiltrée dans ses rêves avec tant d’insistance durant son
délire, et non les dangereux événements qui avaient failli le tuer. Même maintenant, il entendait
clairement sa voix, si intransigeante et résolue.
Que vous ne reveniez jamais. Jamais.
Ainsi qu’il le lui avait fait observer alors, jamais, c’était bien long. Les circonstances avaient
changé et les projets avaient mal tourné. Les siens en tout cas.
Il pivota sur son siège et grimaça tandis qu’il transférait son poids sur une seule hanche pour étendre
sa jambe. Le voyage en mer de Mombasa à Constantinople ne s’était pas mal passé, même sans Jones. Il
ressentit un élancement qui n’avait plus rien à voir avec sa blessure et écarta de son esprit le souvenir de
son valet. Jones était parti, il ne pouvait rien y faire. Il se concentra sur la douleur de sa cuisse, bien plus
facile à supporter.
Sur le bateau, il avait pu se mouvoir librement, mais il en avait été tout autrement dans les trains et
les attelages. Il avait senti les muscles de sa cuisse se nouer avant même d’atteindre Rome, et il était
maintenant si contracté qu’il avait l’impression que sa jambe droite mesurait au moins deux centimètres
de moins que la gauche.
— Qu’est-il arrivé à votre jambe ?
Stuart jeta un coup d’œil à la jeune fille assise en face de lui.
— Posez-vous toujours des questions aussi indiscrètes ?
Elle sourit.
— Tout le temps. Cela rend Mme Simmons folle.
— Je n’en doute pas. Mais pour vous répondre, j’ai été attaqué par une lionne.
Joanna ouvrit de grands yeux.
— C’est vrai ? Comme c’est excitant !
Avec un regard désabusé, Stuart se rencogna sur sa banquette, puis dénoua sa cravate et déboutonna
son col — chose qu’il rêvait de faire depuis l’instant où il l’avait passé autour de son cou. Rien de tel
qu’un col raide et serré pour rappeler à un homme tout ce qui n’allait pas dans la civilisation.
— Cela n’avait rien d’excitant, ma chère enfant, assura-t-il tandis qu’il glissait le bouton dans sa
poche et ouvrait son col. J’ai bien failli mourir.
— Et, maintenant, vous devez utiliser une canne, observa Joanna.
Elle plissa le front et parut réfléchir.
— Je pense que vous pourriez vous servir de cela, déclara-t-elle au bout d’un instant. Edie a le
cœur incroyablement tendre.
Il lui jeta un regard dubitatif.
— Parlons-nous de la même femme ?
— Elle fondra comme du beurre si vous vous y prenez bien.
Aussi agréable que cela résonnât à ses oreilles, Stuart ne parvenait pas à se représenter Edie ainsi.
Certes, il ne connaissait presque rien de sa femme, mais la seule idée d’Edie fondant comme du beurre à
quelque propos que ce fût, et surtout à propos de lui, ne lui semblait pas le moins du monde probable.
— Oh ! elle essaie d’être dure et coriace, poursuivit Joanna comme il la fixait avec perplexité. Mais
elle fait semblant. Elle passe son temps à chercher un foyer pour les chiots et les chatons perdus et elle
est bouleversée quand un oiseau s’assomme contre une vitre. Elle a pitié de tout ce qui est blessé.
— J’entre dans cette catégorie, je suppose. Dois-je jouer sur son empathie ?
— Eh bien, cela ne nous ferait pas de mal si elle éprouvait de la compassion pour vous. Et je peux
vous enseigner d’autres façons de l’émouvoir. Voyez-vous…
Elle s’interrompit pour lui adresser un sourire débordant d’assurance.
— Je peux faire d’Edie ce que je veux, quand je veux.
C’était sans doute vrai, car même si l’on relevait des similarités de caractère entre les sœurs
Jewell, il existait aussi une différence de taille : il était clair que Joanna était outrageusement gâtée.
— C’est très aimable à vous, répliqua-t-il en lui rendant son sourire. Et vous ferez cela par pure
générosité, je suppose ?
Elle lui jeta le regard de l’innocence blessée.
— Je veux que ma sœur soit heureuse.
— Cela, je n’en doute pas. Mais allez-y, videz votre sac.
Elle pouffa, sans la moindre trace de repentir.
— Cela ne me dérangerait pas d’échapper à la pension.
— Ah… Et qu’est-ce qui vous fait penser que je pourrais persuader votre sœur de changer d’avis
là-dessus ?
La réponse de Joanna fut simple, directe, et bien trop futée pour émaner d’une simple écolière.
— Dites-lui que vous voulez que je parte pour pouvoir rester seul avec elle. Elle me gardera
certainement ici.
Stuart commençait à plaindre Edie.
— Je me réjouis que vous soyez de mon côté, murmura-t-il.
— Alors ? le pressa-t-elle comme il n’ajoutait rien. Marché conclu ?
Il rit en se rappelant ces mêmes mots sur les lèvres d’Edie, cinq ans plus tôt.
— Vous me rappelez vraiment votre sœur.
Elle se pencha en avant et lui tendit la main.
— Cela veut-il dire oui ?
Il ne voyait aucun désavantage à cet arrangement. La jeune fille connaissait bien mieux sa sœur qu’il
ne la connaissait lui-même.
— Pourquoi pas ? fit-il en se penchant à son tour. Comme vous dites, j’ai besoin de toute l’aide que
je pourrai trouver.
Tandis qu’ils se tapaient dans la main pour sceller leur accord, Margrave songea que conclure des
marchés avec d’impertinentes Américaines semblait décidément son lot dans la vie.
Jusqu’ici, il n’avait pas eu à s’en plaindre. Mais, à présent, Edie et lui allaient devoir négocier les
règles d’un mariage d’une tout autre nature. Et en se rappelant le visage horrifié de son épouse à la gare,
il comprit qu’en ce qui la concernait ce marché-là n’allait pas être aisé à conclure.

* * *

Stuart ne savait peut-être pas grand-chose sur la femme qu’il avait épousée, mais il était sûr d’une
chose : la patience ne faisait pas partie de ses vertus. A peine Joanna et lui étaient-ils descendus du fiacre
stationné dans l’allée que les lourdes portes de chêne de la façade s’ouvrirent brusquement, poussées par
Edie qui sortait pour les accueillir, le majordome et la gouvernante sur les talons.
Non pas que le mot « accueillir » fût très approprié, à en juger par l’expression de la duchesse. Sous
ses sourcils froncés, elle avait un regard assassin.
— Que diable faites-vous ici ? demanda-t-elle en se dirigeant vers l’attelage à grands pas.
Stuart ouvrait déjà la bouche pour expliquer l’évidence, lorsqu’il comprit soudain que cette question
ne s’adressait pas à lui.
— Pourquoi n’êtes-vous pas en route pour le Kent, mademoiselle ? poursuivit Edie, qui passa
devant lui avant de s’arrêter face à Joanna.
La jeune fille haussa les épaules.
— J’ai manqué le train.
— Manqué ? répéta Edie. Au nom du ciel, comment pourriez-vous l’avoir manqué ? Vous étiez
dedans ! Ainsi que Mme Simmons. Où est-elle, du reste ?
— Toujours dans le train pour le Kent, l’informa Joanna avec une satisfaction non dissimulée.
Impossible de l’attendre, ajouta-t-elle comme Edie soupirait de façon consternée. Moi-même, j’ai à peine
eu le temps de sauter du train, qui s’ébranlait déjà.
— Oh ! mon Dieu, vous avez sauté d’un train en marche ? A quoi pensez-vous, Joanna Arlene
Jewell ? Vous auriez pu vous blesser grièvement.
Elle examina sa sœur, sa colère laissant place à l’inquiétude.
— Vous allez bien ?
— Ne vous inquiétez pas, Edie, je vais très bien. Je ne suis pas tombée en sautant, ne me suis pas
tordu la cheville ni rien du tout.
La sollicitude d’Edie s’évanouit aussi vite qu’elle était née.
— Mais vous auriez pu ! Pourquoi… Pourquoi avez-vous fait cela ?
La jeune fille agita une main en direction de Stuart.
— Parce que Margrave est de retour, bien entendu ! Quand je vous ai entendue l’appeler par son
nom, j’ai tout de suite su que la situation allait devenir très intéressante. Je n’allais tout de même pas
manquer cela !
— Vous ne manquerez rien du tout, assura Edie, car Margrave ne va pas rester longtemps. Et vous
non plus, petite sœur, ajouta-t-elle avant que Stuart ou la jeune fille n’aient le temps de remettre sa
première affirmation en cause. Il y a un autre train demain, et vous allez le prendre.
— Mais c’est mon beau-frère et je veux le connaître, protesta Joanna. Je ne l’ai rencontré qu’une
fois, vous le savez bien, et je m’en souviens à peine. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec indignation, pourquoi
ne m’avez-vous pas dit qu’il avait été blessé en Afrique ?
— Blessé ?
Surprise, Edie se tourna vers Stuart, qui se hâta de prendre la parole. En dépit des propos de Joanna
qui prétendait que cela servirait sa cause, il n’avait pas la moindre intention de jouer sur la compassion
d’Eddie. Pour rien au monde il n’aurait voulu susciter de la pitié.
— Ce n’est rien, affirma-t-il dans l’espoir de mettre un point final au sujet. Rien du tout, insista-t-il
en jetant à Joanna un coup d’œil comminatoire.
Il aurait dû se douter que ce serait sans effet.
— Ce n’est pas rien ! s’écria la jeune fille.
Et se tournant vers Edie :
— Il s’est fait dévorer par une lionne.
— Grand Dieu, Stuart ! s’exclama Edie.
— Je n’ai pas été dévoré, seulement un peu mordu. Puis la bête a trouvé que je n’étais pas à son
goût.
Edie pressa une main sur sa bouche et posa lentement son regard sur la jambe de Stuart.
— Alors c’est pour ça que vous utilisez une canne à présent, murmura-t-elle d’une voix étouffée.
Elle laissa retomber sa main et releva les yeux.
— Oh ! Stuart, fit-elle.
Et il perçut dans sa voix et sur son visage la pitié qu’il abhorrait tant.
— Je suis désolée. C’est vraiment affreux.
— Pas si affreux, corrigea-t-il d’un ton léger, ignorant le brusque coup de coude que Joanna lui
assenait dans le flanc. Plus question de jouer au tennis, bien sûr, et monter les escaliers me prend un peu
plus de temps qu’autrefois, mais à part cela…
Il s’interrompit pour hausser les épaules d’un air insouciant.
— Je vais très bien.
— Il ne va pas bien du tout, le contra Joanna. Il est boiteux et…
— Je ne suis pas boiteux ! protesta Stuart.
Cherchant désespérément une diversion, il promena un regard alentour et aperçut le grand gaillard
en noir qui se tenait près des marches du perron. Il contourna sa femme en conférant le plus de vigueur
possible à sa démarche.
— Wellesley ! s’écria-t-il d’une voix chaleureuse en se dirigeant vers lui. Quel plaisir de vous
revoir.
— Votre grâce…
Le majordome s’inclina. Lorsqu’il se redressa, il arborait une expression si placide que Stuart
remercia la coutume britannique consistant à avoir des serviteurs qui se distinguaient par leur flegme.
— C’est une grande joie de vous voir de retour à Highclyffe.
— Merci, murmura Stuart.
Il leva les yeux et constata que la façade en calcaire ne présentait plus ni fissures ni traces de
décrépitude.
— Tout va bien, ici, on dirait ?
— Oui, vraiment. Très bien.
Wellesley coula une œillade légèrement désapprobatrice vers le col défait de son maître avant de
tourner les yeux vers l’allée derrière lui.
— Est-ce que M. Jones vous suit dans un autre attelage ? Si c’est le cas…
— Non, coupa Stuart. Mais un dog-cart ne va pas tarder à arriver avec le reste de mes bagages.
Il pivota pour saluer la gouvernante, une mince femme d’un certain âge, qui se tenait près du
majordome.
— Mme Gates. Je me réjouis de vous voir encore ici.
La femme lui sourit largement, éclairant son visage ridé.
— Oh ! j’y serai toujours, votre grâce. Aussi longtemps que le bon Dieu le permettra.
— Je suis heureux de l’entendre. Avez-vous assez de servantes sous vos ordres pour faire préparer
mon appartement, même si je me suis montré terriblement impoli en n’écrivant pas pour annoncer mon
retour ?
— Bien sûr, votre grâce. Je vais m’en occuper tout de suite. Et puisque M. Jones n’est pas avec
vous…
Elle s’interrompit, désignant d’un geste le jeune homme dégingandé vêtu d’une livrée qui se tenait à
sa gauche.
— Je suis sûre qu’Edward pourra assurer cette fonction. En tant que premier valet de pied, il a déjà
servi comme valet de chambre à l’occasion.
Wellesley intervint.
— Sa grâce n’a nul besoin d’un valet de pied pour cela. Je m’en chargerai moi-même jusqu’à
l’arrivée de M. Jones.
— Jones ne viendra pas, soupira Stuart en se passant la main sur le visage.
Après tout, ils avaient le droit de savoir.
— M. Jones est mort.
— Quoi ?
Stuart ne se retourna pas en entendant le cri de surprise d’Edie.
— Vous n’aurez pas à jouer les valets, Wellesley. Merci pour votre sollicitude, mais je me
débrouillerai tout seul.
— Tout seul ?
L’exclamation étonnée des deux serviteurs trouva un écho derrière Stuart tandis qu’Edie se
rapprochait de lui.
— Mais vous allez certainement avoir besoin d’aide, observa-t-elle, le front plissé par l’inquiétude.
Comment ferez-vous sans valet ?
— Je me suis habitué à tout faire moi-même, et en fin de compte je préfère cela, du moins pour le
moment. Wellesley, ajouta-t-il, voulez-vous…
Sa voix se brisa. Il toussa avant de reprendre :
— Voulez-vous informer les autres serviteurs au sujet de Jones ? Je sais que certains l’aimaient
beaucoup.
— Bien sûr, votre grâce.
— Merci, fit Stuart avec reconnaissance. Madame Gates, si vous voulez bien faire préparer mes
appartements et tirer de l’eau pour un bain, j’apprécierais infiniment. Je vais attendre dans la
bibliothèque.
Grâce à Dieu, cette pièce-là se situait au rez-de-chaussée. Il adressa un signe de tête à ses
domestiques, gravit les marches en boitant et pénétra dans la maison, espérant que personne n’aborderait
plus le sujet de ses blessures ni de son valet.
L’attitude d’Edie semblait indiquer qu’elle possédait un cœur, ce dont il avait douté. Mais si la
compassion qu’elle éprouvait pour son état était un point positif dans le caractère de la jeune femme,
Stuart n’avait pas la moindre intention de s’en servir pour la persuader de rendre leur mariage effectif. Le
jour où il aurait besoin de la pitié d’une femme, il n’aurait plus qu’à se jeter d’une falaise avec sa jambe
estropiée.
Chapitre 5

Stuart s’arrêta sur le seuil de la bibliothèque. Celle-ci était si différente de la pièce dont il se
souvenait qu’il se demanda un instant s’il était bien au bon endroit.
Des étagères de livres garnissaient encore trois murs de la longue pièce rectangulaire, mais le
quatrième, celui qui longeait la terrasse sud, avait été entièrement débarrassé de ses rayons. A leur place,
se trouvaient de hautes portes-fenêtres donnant sur la terrasse et encadrées par des draperies de soie vert
tendre. On avait ôté les lambris de noyer et peint les murs en jaune pâle. Les boiseries autrefois dorées
étaient blanches à présent et les tissus d’ameublement en velours usé remplacés par du chintz aux délicats
motifs verts et blancs. La pièce était désormais aérée et baignée de lumière, ce qui représentait une
amélioration considérable par rapport au précédent décor étouffant.
La bibliothèque n’était pas la seule chose qu’Edie avait transformée dans la maison.
Stuart avait déjà noté que la façade nord avait été refaite, mais un pas dehors lui permit de constater
que celle du sud avait reçu le même traitement. Les jardins d’agrément n’étaient plus une masse
enchevêtrée de buis envahissants, de rosiers échevelés et de gazon étouffé par les mauvaises herbes. Les
potagers italiens introduits par le troisième duc sous le règne de la reine Anne avaient été rendus à leur
complexe splendeur d’origine, avec leurs roses épanouies dans un abandon contrôlé et leurs basses haies
de buis soigneusement taillées. Jadis rouillées, la table et les chaises en fer forgé de la terrasse avaient
été peintes en blanc, des géraniums en pots s’alignaient le long de la balustrade et, sous les pieds de
Stuart, les dalles fendues et craquelées d’autrefois avaient disparu. Au loin, les bâtiments de la ferme
semblaient propres et les champs bien entretenus. Il n’avait jamais douté de la capacité d’Edie à gérer
Highclyffe et ses autres domaines, non seulement parce qu’il faisait confiance à son propre instinct, mais
aussi parce que les rapports annuels qu’il recevait de ses intendants et régisseurs le lui avaient confirmé
d’année en année.
Malgré cela, il trouvait rassurant de constater par lui-même que tout était en ordre. Mais, à la vue
des terres impeccablement soignées qui s’étendaient devant lui, il se demanda soudain ce qu’il pourrait
bien faire ici. Edie avait si bien pris les choses en main… En quoi pourrait-il participer ?
Il est temps de rentrer à la maison.
Le besoin lancinant qui s’était manifesté à lui en cette fatale nuit six mois plus tôt lui revint à
nouveau. Il se rappela qu’il aurait pu préférer mourir, alors. Mais il avait choisi de vivre, de rentrer dans
son foyer et d’accepter enfin le rôle pour lequel il était né. Du reste, il avait toujours su qu’il reviendrait
un jour. Seulement il ne s’attendait pas à le faire de cette façon-là. Il s’était plutôt imaginé regagnant son
logis en fanfare, avec tous les honneurs dus à un voyageur et explorateur de renom. Il n’avait certes pas
pensé qu’il rentrerait en claudiquant tel un animal blessé.
Néanmoins, il était ici et avait des responsabilités à assumer. Se rabibocher avec Edie représentait
son tout premier objectif, car sans cela rien d’autre n’aurait d’importance. Non pas qu’ils aient vraiment
eu quoi que ce soit à raccommoder. Ils n’étaient pas un couple d’heureux époux qui, s’étant éloignés l’un
de l’autre puis séparés, chercheraient maintenant à se réconcilier. Non, ils n’avaient toujours été que deux
étrangers qu’un mutuel besoin avait rapprochés et n’étaient jamais tombés amoureux.
Ou du moins, corrigea-t-il intérieurement, Edie ne l’avait jamais été. Il se rappela la première fois
qu’il l’avait vue dans cette salle de bal et ce qu’il avait alors ressenti — comme si la main du destin
s’était emparée de lui, le forçant à s’immobiliser et à regarder de tous ses yeux, car ce qui se trouvait
devant lui méritait son attention. Il aurait pu tomber follement amoureux si elle ne l’avait pas brutalement
ramené sur terre avant même qu’il ne connaisse son nom. Pff !
C’était un nouveau début, et une deuxième chance. Oh ! la tâche qui l’attendait ne serait pas aisée. Il
savait et avait toujours su qu’Edie possédait une carapace qu’il ne serait pas facile de briser.
— Vous avez changé.
Il se retourna et la découvrit qui l’observait à travers la porte-fenêtre, sur le seuil menant au
corridor.
— En cinq ans, il me semble qu’un homme change forcément.
Il reprit le chemin de la bibliothèque, ce qu’il regretta au bout de quelques pas. Le fait qu’Edie le
suive ainsi du regard, tandis qu’il traversait la terrasse et pénétrait à l’intérieur, le rendait mal à l’aise.
Lorsqu’il s’arrêta au milieu de la pièce et s’aperçut qu’elle ne s’était pas avancée à sa rencontre, il
espéra qu’il ne devait pas y voir un symbole de leur avenir.
— Stuart ?
Elle hésita avant de déclarer simplement :
— Je suis désolée pour Jones. Etaient-ce aussi des lions ?
— Oui. En quoi trouvez-vous que j’ai changé ? poursuivit-il dans un besoin urgent de détourner la
conversation. A part ce qui est évident, bien entendu, ajouta-t-il avec un rire forcé, en faisant passer son
poids sur sa bonne jambe et relevant sa canne.
Elle réfléchit un instant.
— Vous êtes beaucoup plus sérieux que dans mon souvenir. Moins désinvolte et nonchalant.
— Oui, ma jeunesse insouciante s’est envolée, je crois.
La jeune femme esquissa un très léger sourire.
— Mais vous dénouez toujours votre cravate à la moindre occasion, à ce que je vois.
Il sourit, souhaitant que ce fût le début d’un rapprochement.
— Ce n’est pas la cravate, Edie, c’est le col. L’une des choses que l’Afrique m’a apprises, c’est à
quel point ces maudits accessoires peuvent être inconfortables. Au fait, vous avez changé vous aussi,
ajouta-t-il.
Elle parut surprise.
— Vraiment ? Et en quoi ?
Il l’étudia un long moment, pensif. C’était bien le visage dont il se souvenait, avec ses sourcils
auburn formant des angles, ses yeux vert mousse et son semis de taches de rousseur. Il y retrouvait la
même mâchoire carrée et têtue, le menton pointé, la bouche rose pâle, et sans doute avait-elle toujours ces
dents blanches et droites, sensiblement en avant lorsqu’elle souriait, bien qu’elle ne fût pas du genre à
sourire beaucoup s’il se rappelait bien. Elle n’avait jamais eu un très joli visage, du moins selon les
critères de la société, mais il était si rayonnant de vie que son manque de beauté classique n’avait pas la
moindre importance. Alors qu’est-ce qui était si différent en elle ? Il tenta de cerner la chose.
— Vous n’êtes plus aussi mince que jadis. Ni aussi farouche. Aussi déterminée. Vous semblez… Je
ne sais pas trop comment l’exprimer, Edie. Vous êtes plus douce, d’une certaine façon.
Elle changea de position et détourna les yeux, comme si cette description la mettait mal à l’aise.
— Eh bien… euh…
Elle toussota.
— C’est très bien.
Le silence retomba entre eux, un silence qui bannissait tout espoir de bons rapports immédiats et
soulignait un fait brutal. Bien que mariés, ils étaient deux étrangers seuls dans une pièce, cherchant
désespérément quelque chose à se dire. Non pas qu’ils n’eussent aucun sujet à aborder — bien au
contraire. Leur avenir en tant que mari et femme s’étendait devant eux, et s’il y avait une raison pour
laquelle Stuart avait survécu, c’était pour se donner une autre chance avec Edie — une chance de
construire avec elle un vrai mariage. Mais il ne pouvait guère lui parler de cela sans préambule. Il
promena un regard autour de lui, cherchant quelque remarque neutre à formuler.
— J’aime ce que vous avez fait de cette pièce, observa-t-il enfin. Les portes-fenêtres donnant sur la
terrasse, c’est une idée magnifique.
— J’ai fait la même chose dans la salle de musique, celle du billard et la salle de bal. Comme toutes
ces pièces flanquent la terrasse, c’était une simple amélioration à effectuer.
— Ce sera appréciable d’avoir un peu plus d’air frais dans la salle de bal. Cette pièce était
affreusement chaude lorsqu’elle était pleine de monde, même avec toutes les fenêtres ouvertes. Et ici,
dans la bibliothèque, la porte-fenêtre apporte beaucoup plus de lumière. On y voit assez pour lire à
présent. Avant, je m’en souviens, il fallait toujours s’éclairer, même l’après-midi. Comme c’est stupide,
pensais-je souvent, de ne pas avoir de lumière adéquate dans une bibliothèque ! A présent, il ne sera
nécessaire d’allumer une lampe qu’après le crépuscule.
— Pas même, répondit Edie en montrant du doigt l’une des nombreuses appliques dorées qui
ornaient les murs. Il y a longtemps que j’ai fait installer l’éclairage au gaz dans toutes les pièces.
Il sourit.
— Comme c’est américain de votre part ! Une décision très sensée.
Edie se renfrogna.
— Votre mère n’est pas de votre avis. Elle déteste ces lampes. Sa désapprobation est palpable à
chacune de ses visites.
Il lui jeta un regard compatissant.
— A-t-elle été très désagréable ?
Edie agita une main.
— Rien que je ne puisse gérer. Votre mère ressemble un peu au chat de la maison. Elle veut être
dorlotée et nourrie, et elle a tendance à crachoter de colère quand elle ne peut pas faire à sa guise.
— Voilà une bonne description de l’ensemble de ma famille.
— Oui, assez. Savent-ils que vous êtes ici ?
— Maman et Nadine sont au courant. Je suis passé par Rome sur le chemin du retour pour leur
rendre visite. Vous saviez qu’elles se trouvaient à Rome, n’est-ce pas ? Oui, bien sûr, poursuivit-il sans
lui laisser le temps de répondre. Maman n’irait nulle part sans vous donner l’adresse où envoyer sa
pension trimestrielle.
Edie ne contesta pas cette affirmation assez cynique.
— Ont-elles l’intention de vous suivre ici en ce cas ? Faut-il que je fasse préparer d’autres
chambres ?
Stuart secoua la tête.
— Elles vont rester en Italie tout l’automne, ainsi qu’elles l’avaient projeté.
Il sentit son cœur se serrer — un chagrin stupide de petit garçon qu’il écarta aussitôt. Il avait
accepté depuis longtemps l’indifférence et le total manque d’amour qui régnaient dans sa famille.
— Nadine, continua-t-il, a mis le grappin sur un prince italien et, si elle rentrait à présent il pourrait
lui échapper. Il y a des priorités, Edie. Des priorités.
Elle hocha la tête. Connaissant désormais la sœur et la mère de Stuart, elle comprenait.
— Bien sûr. Et Cecil ?
— Oh ! j’ai tout le temps de l’informer. La pêche à la mouche bat son plein en Ecosse en ce moment
et les battues commencent la semaine prochaine. Même si je lui écrivais aujourd’hui, je doute que mon
frère puisse s’arracher à Stuart Lodge pour venir m’accueillir.
— Si vous voulez absolument le voir pendant que vous êtes ici, je pourrais lui couper sa pension,
suggéra-t-elle avec une touche d’humour.
Stuart éclata de rire, surpris. Plaisanter ne ressemblait guère à l’Edie dont il se souvenait.
— Voilà qui le terrasserait sur-le-champ, n’est-ce pas ? Non, il n’est pas nécessaire de lui infliger
ce genre de choc pour le moment.
Elle fronça son nez moucheté d’un air chagrin.
— Au début, quand vous m’avez dit à quel point ils étaient des parasites, je ne vous ai pas vraiment
cru.
— J’ai fait de mon mieux pour vous en avertir.
— C’est vrai. Mais je ne l’ai compris qu’au moment où ils m’ont été présentés.
— Et pourtant, même après avoir fait leur rencontre, vous m’avez épousé. Je me suis souvent
demandé pourquoi.
— Nous connaissons tous deux les raisons de notre mariage.
— Oui, oui, bien sûr. Vous êtes venue vers moi pour me proposer un arrangement très raisonnable, et
j’ai…
Il s’interrompit et prit une profonde inspiration.
— J’ai sauté sur la proposition. Mais ce que je veux dire, c’est que je me suis souvent demandé
pourquoi vous m’aviez choisi, moi.
Elle haussa les épaules en riant.
— Oh ! je doute que vous ayez assez pensé à moi pour vous demander cela.
— Détrompez-vous, Edie.
La bonne humeur d’Edie s’évanouit sur-le-champ. Soudain nerveuse, elle s’humecta les lèvres du
bout de la langue.
— Stuart, pourquoi êtes-vous là ? s’enquit-elle à voix basse.
— Je crois que vous connaissez déjà la réponse.
Elle pénétra dans la bibliothèque et vint le rejoindre.
— Je suppose…
Elle s’arrêta devant lui et observa une pause.
— Je suppose que ce sont vos blessures qui vous ont incité à rentrer ?
— En partie, admit Stuart.
Ou du moins, corrigea-t-il en lui-même, elles lui avaient fourni le prétexte idéal.
Elle plissa le front, intriguée par sa réponse.
— Alors vous êtes revenu pour consulter un docteur ?
— J’ai déjà vu deux docteurs. Un à Nairobi et un autre à Mombasa.
— Je voulais dire un docteur anglais.
— Ils étaient anglais tous les deux.
Elle secoua la tête.
— Je parlais d’un spécialiste, quelqu’un de plus expérimenté qu’un médecin colonial pour soigner
des blessures telles que les vôtres.
— Cela n’y changerait pas grand-chose.
— Peut-être que si. On trouve des docteurs très calés dans Harley Street, insista-t-elle.
Il perçut une note désespérée dans sa voix.
— L’un d’eux pourrait vous proposer un traitement, quelque chose qui vous remettrait d’aplomb.
Ensuite…
Elle s’arrêta de nouveau.
Cette fois, son embarras était si palpable que Stuart grimaça.
— Continuez, la pressa-t-il. Ensuite ?
— Ensuite vous pourriez repartir.
Inutile de cacher la vérité, décida-t-il.
— Je ne repartirai pas, Edie. Je suis de retour pour de bon.
Elle ne montra pas la moindre surprise mais hocha la tête.
S’il prit cela pour un geste d’acceptation, il fut vite détrompé.
— Vous m’aviez promis de ne jamais revenir. Vous vous rappelez ?
Il s’abstint de préciser ce qu’il avait toujours su, à savoir qu’il ne tiendrait sans doute pas cette
promesse.
— Les conditions dans lesquelles je me trouve ont changé, ainsi que vous avez dû le remarquer. Je
ne peux plus mener la vie que j’avais avant. Plus de chasse, plus de safaris.
Il s’interrompit — même si tout cela était vrai, ce n’était pas pour ces raisons qu’il était rentré à la
maison.
— Edie, j’ai failli mourir.
Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux.
— Je suis désolée, Stuart. Sincèrement désolée.
— Mais ?
Elle pivota de nouveau vers lui, et il retrouva la jeune fille qu’il avait connue, celle qui ne voulait
pas de mari en dehors du nom.
— Avez-vous l’intention de rompre notre marché ?
Si leur mariage devait avoir la moindre chance de réussir, il fallait qu’elle sache ce qu’il lui était
arrivé.
— J’ai vu des hommes creuser ma tombe, Edie. Je les ai regardés faire. Je savais que j’étais en
train de mourir et je suis incapable de décrire cela, si ce n’est que cela change un homme. Tout ce qu’on
croyait important jusqu’alors perd son sens tout à coup. Cela oblige à voir sa vie sous un nouvel
éclairage, à reconsidérer ses choix et peut-être à en faire de nouveaux…
— Et quels sont les choix que vous songez à reconsidérer ? le coupa-t-elle.
— Je me suis rendu compte qu’il était temps de rentrer, de m’occuper de mes terres, et de vous.
— Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi.
Il vit son expression se durcir, mais il continua :
— Je veux accomplir mon devoir envers mes domaines, ma famille et mon mariage. Je veux être un
vrai mari.
Il observa une pause avant d’ajouter :
— Avec une véritable épouse.
A peine eut-il prononcé ces paroles qu’elle secoua la tête.
— Non. Nous étions convenus…
— Je sais ce dont nous étions convenus, mais cela fait cinq ans de cela. Les choses sont différentes
à présent.
— Pas pour moi.
C’était un fait douloureusement évident, mais il l’ignora, son seul espoir d’un avenir avec elle
consistant à trouver un moyen de surmonter l’obstacle.
— Mais elles sont différentes pour moi, Edie. Je ne veux pas seulement poursuivre des chimères. Je
veux m’inscrire et exister dans quelque chose de durable.
Elle écarta les lèvres mais ne dit rien, le dévisageant simplement.
Il profita de ce moment pour achever :
— La prochaine fois que je regarderai la mort en face, je veux savoir que j’aurai laissé quelque
chose derrière moi, pas seulement mes os et mes cendres. Edie…
Il se tut et prit une profonde inspiration.
— Je veux des enfants.
Elle recula d’un pas en vacillant, comme frappée.
— Vous m’avez donné votre parole ! jeta-t-elle, suffoquée. Bon sang, vous m’avez promis.
Elle se retourna et, pour la deuxième fois en une heure, s’éloigna d’un pas trop rapide pour qu’il pût
la suivre.
— Nous n’allons pas nous éviter constamment ! lui cria-t-il.
— Je ne vois pas pourquoi, lança-t-elle par-dessus son épaule. Nous avons magnifiquement réussi
pendant cinq ans.
Sur ces mots, elle disparut dans le corridor.
Stuart souffla lentement. Cela serait plus difficile qu’il ne l’avait pensé, songea-t-il en fixant le
couloir vide.
Une voix féminine à l’expression désabusée vint interrompre ses réflexions.
— C’était bien la dernière sottise à faire !
Il pivota et découvrit Joanna, les sourcils froncés, dans l’embrasure de l’une des portes-fenêtres.
— Vraiment, Margrave, comment pourrai-je vous aider si vous ne me demandez pas conseil ?
— En plus d’être impertinente et de désobéir à votre sœur, je vois que vous n’éprouvez pas le
moindre scrupule à écouter aux portes.
— Ce n’est pas ma faute si Edie et vous vous disputez toutes portes ouvertes. Et puis cela me
concerne sérieusement.
— Si je vous retrouve en train d’épier mes conversations privées avec votre sœur, ou qui que ce
soit d’autre d’ailleurs, je vous traînerai moi-même à Willowbank, même si je dois pour cela vous
attacher et vous bâillonner. Est-ce compris ?
La jeune fille prit une expression boudeuse.
— Oh ! très bien, maugréa-t-elle. Je ne vous écouterai plus. Mais à présent que le mal est fait,
ajouta-t-elle avec entrain, à quoi pensiez-vous donc, je vous le demande ? Les enfants, c’était très bien,
pourquoi pas. Edie aime les bébés. Mais accomplir votre devoir d’époux ? Et toutes ces sornettes sur
votre besoin de vous inscrire dans quelque chose de durable ?
Elle émit un soupir de dérision.
— Vous pensez que c’est ça qui va la séduire ?
Avec le recul, il admit que cela ressemblait bel et bien à des balivernes, même si s’entendre
prodiguer des conseils sentimentaux par une écolière l’ennuyait profondément.
— Et en essayant de susciter sa compassion, j’aurais mieux fait, selon vous ?
— De toute façon, vous n’auriez pas pu faire pire !
Joanna tourna les talons avec une exclamation excédée et disparut, mais les dernières paroles
qu’elle grommela flottèrent jusqu’à lui depuis l’autre bout de la terrasse :
— Vu la façon dont vous vous y prenez, je n’échapperai pas à la pension !
Pour le moment, Stuart n’était pas en position de discuter cette prédiction. Et, bien qu’il ne fût pas
plus enclin qu’avant à jouer sur la pitié d’Edie, il savait que Joanna avait marqué un point. Tout ce qu’il
avait déclaré à Edie était vrai, mais beaucoup trop maladroit pour la rallier à sa cause. Malheureusement,
il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il aurait pu lui raconter. Il avait toujours été plutôt habile à séduire
le beau sexe, mais son charme, il en était bien conscient, n’avait jamais impressionné Edie.
Il savait qu’une histoire d’amour qui avait mal tourné lui avait brisé le cœur et avait ruiné sa
réputation. Il savait aussi qu’elle ne lui avait pas proposé le mariage par désir pour lui, même si cette
découverte avait porté un léger coup à son amour-propre à l’époque.
Je vous offre tout ce que vous souhaitez de la vie. Ne laissez pas votre fierté masculine se mettre
en travers…
Eh bien, il avait suivi son conseil, et la suite avait ressemblé à un conte des Mille et Une Nuits. Tel
un génie jailli d’une bouteille, Edie était apparue et avait résolu tous ses problèmes, l’avait déchargé de
ses fastidieux devoirs et lui avait offert tout ce qu’il avait toujours voulu. Tout, sauf elle-même.
Cette nuit-là, dans le labyrinthe, Stuart n’avait pas songé à l’effet que leur marché aurait sur lui. Et
pendant ces folles journées qui avaient précédé leur mariage, entouré de parents, de chaperons, et d’un
essaim de journalistes avides de retransmettre tous les détails des dernières noces transatlantiques, il
avait eu peu d’occasions d’y réfléchir. Au-delà de la piqûre d’amour-propre bien compréhensible, le
manque d’attirance qu’elle éprouvait à son égard était passé au second plan pour céder la place à
d’autres considérations, comme celle d’assurer l’avenir de ses domaines. Or plus tard, lorsqu’ils
s’étaient retrouvés seuls ici, à Highclyffe, la répugnance d’Edie à coucher avec lui avait commencé à le
torturer, et pour des raisons qui n’avaient plus rien à voir avec la fierté.
Il s’était mis à la désirer, chaque jour davantage, et deux semaines après le mariage, le marché
qu’ils avaient conclu ressemblait davantage au pacte de Faust avec le diable.
Incapable de supporter plus longtemps de ne pas pouvoir la posséder, il était parti pour l’Afrique un
mois plus tôt qu’ils ne l’avaient convenu ensemble. Il se rappelait même le jour exact où il avait atteint
ses limites.
Il se tourna vers la terrasse et se revit cinq ans plus tôt, lors de ce chaud après-midi de juillet où le
thé avait été disposé pour eux sur cette table en fer forgé.
Ils avaient visité le domaine, une longue balade à cheval pendant laquelle il lui avait montré
certaines des terres les plus éloignées de Highclyffe. Après une absence d’une journée entière où ils ne
s’étaient sustentés que de quelques sandwichs à la ferme, ils avaient décidé de prendre le thé sur la
terrasse avant de monter se changer. La voix d’Edie, très claire, lui revint du passé :
— Quel dommage que ces terrains au sud ne puissent être rendus utilisables d’une façon ou d’une
autre, avait-elle observé avec son bon sens américain, en tendant son haut-de-forme et sa cravache à un
valet de pied.
Elle s’était assise sur la chaise que Stuart avait tirée pour elle.
— Pour la culture, les pâturages, ou… autre chose. Tels quels, ce ne sont guère que des marais.
— Un marécage, avait-il agréé en prenant place en face d’elle. C’est la pente du terrain qui pose
problème, voyez-vous.
— Ne peut-on pas y remédier ?
— Nous avons fait tout ce que nous pouvions.
Tandis qu’elle servait le thé, il lui avait expliqué les travaux effectués, gradins, drains, et autres
tentatives variées pour résoudre le problème.
— Et, malgré cela, c’est encore marécageux, avait-elle observé en lui tendant sa tasse.
— C’est exact. Ce serait à lord Seaforth de prendre d’autres mesures, mais il ne procédera pas à
des améliorations sur ses terres si cela doit profiter aussi aux miennes. Il me hait.
— Il vous hait ? Mais pourquoi ?
Stuart avait haussé les épaules, avalé une gorgée de thé puis s’était appuyé au dossier de sa chaise.
— Haïr les Margrave est une tradition dans la famille Seaforth. En 1788, le troisième duc de
Margrave, qui avait désespérément besoin d’argent, s’est enfui à Gretna Green avec l’une des filles
Seaforth. La version Seaforth affirme qu’elle a été kidnappée, et cela a causé un énorme scandale. Les
relations entre nos familles sont restées hostiles depuis lors.
— Mais c’est stupide !
— Sans doute, mais c’est ainsi. J’ai essayé plusieurs fois de combler la brèche du temps où Seaforth
et moi étions à Cambridge, mais Seaforth n’a fait aucun effort de son côté. La querelle perdure donc —
ainsi que le marécage !
— Mais ce marais est un nid à moustiques. Sans parler des maladies. Seaforth possède précisément
là-bas un pâturage rempli de brebis ! Il risque une épidémie de typhoïde, de choléra ou Dieu sait quel
autre fléau.
— Je suis bien d’accord, mais que voulez-vous ? C’est ainsi, je vous l’ai dit.
Elle avait poussé une exclamation d’impatience.
— Et si j’achetais ce terrain de son côté qui ne sert à rien ? Tout pourrait alors être convenablement
dénivelé.
Il avait éclaté de rire, et elle s’était interrompue, plissant le front pour lui jeter un regard perplexe
par-dessus sa tasse.
— « Et si je l’achetais », dit-elle avec toute l’assurance de la riche Américaine…
Elle avait froncé davantage les sourcils.
— Vous vous moquez de moi ?
— Peut-être un peu, avait-il admis en souriant.
Posant sa tasse, il s’était penché vers elle pour ajouter :
— De nombreux Margrave ont offert d’acheter ces terres — du moins quand notre famille était en
fonds. Mais aucun Seaforth ne voudra jamais nous les vendre.
— Vous pourriez essayer.
— Je l’ai déjà fait. Une semaine avant notre mariage. Seaforth a refusé.
— C’est absurde, pour l’amour du ciel !
Elle s’était tue, mais Stuart avait bien vu qu’elle cherchait une solution.
— Et si quelqu’un d’autre achetait ce terrain ? avait-elle demandé après un moment.
— Seaford pourrait se laisser persuader de vendre, mais qui l’achèterait ? Investir dans la terre
représente un mauvais placement de nos jours, surtout pour une petite parcelle comme celle-ci. Enclavée
entre deux domaines, elle ne peut être d’aucune utilité à personne.
— Hum… Je pense qu’on pourrait persuader Madison & Moore de l’acheter.
Comme il la regardait sans comprendre, Edie avait esquissé un très léger sourire.
— Seaforth n’aura jamais besoin de savoir que la société Madison & Moore est l’une des
nombreuses compagnies de mon père.
Stuart avait éclaté de rire.
— Bon sang, mais cela pourrait marcher ! Vous m’aviez assuré que vous n’étiez pas dépourvue
d’intelligence, Edie, mais vous ne m’aviez pas dit que vous étiez géniale !
Elle s’était esclaffée à son tour devant ce compliment outrancier, le gratifiant d’un sourire radieux
depuis l’autre côté de la table, et soudain il s’était figé. C’était le même sentiment de fascination qu’il
avait éprouvé lorsqu’il l’avait rencontrée, mais la raison en était différente. Le premier soir, il avait été
happé par l’impression de découvrir un être qui sortait complètement de l’ordinaire. Or à présent, c’était
autre chose qui le clouait sur place. Telle une lumière éclairant la nuit, le sourire, le rire d’Edie
l’illuminaient entièrement, faisant étinceler d’or ses yeux verts et ébranlant cette armure de quant-à-soi
qui l’enveloppait habituellement. Et la jeune fille sans beauté devenait tout à coup ravissante.
Il n’avait pu empêcher son pouls de s’accélérer et s’était senti submergé de désir. Jusque-là, il avait
réussi à contrôler son attirance, à l’ignorer et la tenir à distance. Mais, cette fois, cela avait été si puissant
et soudain qu’il lui avait été impossible de le réprimer. Incapable de se raisonner, il ne pouvait que
regarder désespérément la femme assise en face de lui tandis qu’une ardeur débridée envahissait chaque
parcelle de son corps.
C’est ma femme, avait-il songé. Et en cet instant, il eût donné n’importe quoi pour la voir rire ainsi,
nue au milieu d’un amoncellement neigeux de draps et de couvertures.
— Quel beau sourire vous avez, avait-il lâché malgré lui. C’est un spectacle que je ne verrais pas
d’inconvénient à découvrir à me côtés chaque matin au réveil.
Le sourire en question s’était lentement évanoui et, en le regardant disparaître, Stuart s’était
demandé si le cœur d’Edie battait aussi fort que le sien, si son corps éprouvait la même brûlure, si son
esprit abritait les mêmes torrides pensées.
Sous le choc, mais sans nulle dureté, elle avait ouvert de grands yeux — des yeux d’un vert si clair,
si magnifique. Elle avait porté la main à son cou, et un soupçon de couleur avait irrigué ses joues pâles.
Il avait su alors qu’elle ressentait la même chose que lui, au moins dans une certaine mesure.
Il avait tenté le tout pour le tout.
— Pourquoi pas, Edie ? Après tout, nous sommes mariés.
Elle avait pris une profonde inspiration et s’était raidie, et Stuart avait vu un mur s’élever entre eux,
pareil à une barrière physique.
— Vous m’avez donné votre parole, avait-elle prononcé d’une voix froide et cinglante.
Et tout espoir de la voir accepter une petite séance d’amour entre les draps s’était évanoui sur-le-
champ.
Il était parti le lendemain sans revoir son sourire. Quelquefois, en Afrique de l’Est, assis le soir à
l’extérieur de sa tente, il avait repensé à son visage de l’autre côté de la table à thé, un visage que le désir
avait adouci furtivement, et il s’était demandé ce qu’aurait été sa vie si l’urgence ne l’avait pas poussé à
accepter le marché qu’Edie lui avait proposé, et s’il avait pu en négocier un d’un autre genre.

* * *

Tandis qu’il fixait la table en fer forgé en se rappelant ce jour-là, il songea que la chance qu’il
n’avait pas saisie alors se représentait aujourd’hui. Il avait changé pendant toutes ces années, et elle
aussi. Aussi dévastée qu’elle ait pu être à dix-huit ans, six ans, c’était sûrement assez long pour réparer
un cœur brisé.
Il y avait de la passion chez son épouse. Il l’avait senti la nuit de leur rencontre, et il l’avait vu aussi
ce jour-là sur la terrasse. De brefs aperçus, peut-être, mais il en savait assez sur les femmes pour être
certain qu’il ne l’avait pas imaginé. Il lui fallait seulement trouver comment enflammer cette passion afin
qu’elle brûle pour lui.
Le temps était son allié. En dépit de sa déclaration provocatrice, Edie ne pourrait pas l’éviter à
chaque heure du jour pendant le reste de leur vie. Ils vivraient dans la même maison, mangeraient
ensemble, liraient dans la même bibliothèque, prendraient le thé à la même table en fer forgé. Petit à petit,
s’il était patient, il obtiendrait son attention, romprait sa résistance et allumerait le feu qui couvait en elle.
C’était seulement, se disait-il, une question de temps.

* * *

— Elle a… quoi ?
Stuart leva les yeux du plat de rognons et de bacon que Wellesley venait de lui servir. La réponse du
majordome, auprès duquel il s’était enquis d’Edie, était assez surprenante pour qu’il en oublie son petit
déjeuner.
— Elle est partie pour Londres ?
— Oui, votre grâce. Elle s’en est allée tôt ce matin, par le train de huit heures trente.
Stuart jeta un coup d’œil à la pendule et constata que le train était parti depuis près d’une heure.
— A-t-elle dit quelque chose ? Donné une raison à son départ ? Laissé des instructions sur ce qu’on
doit faire avec sa sœur ? Où est Joanna, d’ailleurs ? Et sa gouvernante ?
— Mme la duchesse a reçu hier soir un câble de Mme Simmons, juste avant le dîner. Il semblerait
que la gouvernante soit descendue du train à King’s Lynn. Mais elle a fait transporter les affaires de
Mlle Jewell jusqu’à Willowbank et reviendra ici par le train de demain. De son côté, la duchesse a
préféré que Mlle Jewell l’accompagne à Londres, et elle a laissé une lettre pour Mme Simmons avec de
plus amples instructions.
— Je vois, murmura Stuart.
La stratégie d’Edie consistait visiblement à l’éviter, et elle y avait parfaitement réussi jusqu’ici.
Elle avait dîné dans sa chambre, où elle avait passé toute la soirée, et voilà que maintenant elle était
partie pour la ville. Si elle avait l’intention de gérer leurs rapports en le fuyant sans cesse, construire un
vrai mariage avec elle risquait de devenir laborieux.
— Sa grâce a-t-elle donné une raison à son départ ou précisé combien de temps elle resterait
absente ?
— Non, votre grâce. Elle a simplement dit qu’elle avait envie de faire un séjour en ville. Mais voici
qui pourrait vous aider à élucider la question.
Wellesley tira de la poche de sa veste un papier plié qu’il tendit à Stuart.
— De la part de Mlle Jewell. En partant, elle m’a demandé de vous le donner.
— Ah…
La lettre n’était pas scellée mais simplement pliée en trois. Stuart en conclut qu’elle avait dû être
écrite en hâte. Les quelques lignes qu’il lut confirmèrent son intuition :

Nous partons pour Londres. Elle prétend qu’elle va rendre une visite d’affaires à
M. Keating, ce qui prend d’ordinaire peu de temps. Mais, cette fois, elle emmène Snuffles,
aussi cela risque-t-il de se prolonger. Mme Simmons doit nous rejoindre dans un jour ou
deux et m’emmener dans le Kent. Il faut que vous veniez à mon secours. Dès que je saurai
où nous logeons, je vous enverrai un mot à votre club. Pas le temps d’en dire plus. Joanna.
Stuart soupçonnait quel genre d’affaires Edie entendait discuter avec Keating et, s’il ne se trompait
pas, tout allait devenir beaucoup plus compliqué. Il rangea la lettre dans sa poche et saisit ses couverts,
maussade.
— Wellesley, qui est Snuffles ? s’enquit-il en se remettant à manger.
— Ce doit être le chien de sa grâce, monsieur.
Stuart ne savait même pas qu’Edie possédait un animal de compagnie. Encore une des nombreuses
choses qu’il ignorait sur la femme qu’il avait épousée.
— Quand a-t-elle adopté un chien ?
— Oh ! cela doit faire environ quatre ans, votre grâce. Elle l’a trouvé sur le bord de la route si je
me souviens bien. Il était blessé. Un chiot, pas plus grand que ça.
— Ah, fit Stuart.
Joanna lui avait assuré qu’Edie avait un faible pour les créatures blessées, et voilà qui confirmait
l’assertion.
— Un bâtard, j’imagine ?
— Oh ! non, monsieur. C’était l’un des terriers de la ferme, mais M. Mulvaney voulait le noyer à
cause de sa vilaine blessure. Il pensait que cela ne ferait jamais un bon ratier. Mais sa grâce n’a pas
voulu en entendre parler et a décidé de le soigner elle-même.
Stuart sourit.
— La duchesse a le cœur tendre, à ce qu’on m’a dit.
— Oh ! oui, monsieur. Même si parfois on ne s’en doute pas. Le mois dernier, elle a dit son fait à
Travis sans prendre de gants, puis elle l’a renvoyé sans lettre de recommandation.
Stuart fronça les sourcils. Le nom ne lui disait rien.
— Travis ? Qui est-ce ?
— Le second sous-jardinier. Un nouveau, engagé peu après votre départ.
Avec un certain amusement, Stuart nota que pour Wellesley, comme pour la plupart des Anglais, cinq
ans d’ancienneté vous faisaient encore considérer comme un « nouveau ».
— Qu’a donc fait Travis pour obliger la duchesse à le congédier ? demanda-t-il avec curiosité.
Le majordome baissa la voix et prit un air entendu.
— La seconde soubrette. Un petit différend. Mme Gates était d’avis de la renvoyer et elle a consulté
la duchesse douairière, qui se trouvait ici à ce moment-là. La douairière était d’accord. Mais la duchesse
a eu vent de la chose et elle ne l’a pas entendu de cette oreille.
Wellesley se pencha dans une attitude confidentielle et murmura :
— Elle a annulé la décision de la douairière.
— J’aurais aimé voir la réaction de Maman, commenta Stuart, qui sourit avant de prendre une
bouchée d’œufs. Et ensuite ?
— La duchesse a gardé Ellen mais a renvoyé Travis. Sa grâce ne comprend pas toujours ce qu’il
convient de faire, ajouta le majordome avec un regard d’excuse.
Stuart réprima difficilement un sourire.
— Oui. Les choses sont différentes en Amérique, je suppose.
— J’imagine, opina Wellesley laconiquement. La duchesse douairière a essayé d’expliquer à la
duchesse que congédier le serviteur mâle en gardant la fille, cela ne se faisait guère dans une maisonnée
anglaise.
— Et qu’a répondu sa grâce ?
Wellesley eut un reniflement digne.
— « C’est peut-être une maisonnée anglaise, mais elle est dirigée par une Américaine. » Voilà ce
qu’elle a dit.
Stuart se retint de nouveau de sourire.
— Pauvre Maman ! Cela a dû lui hérisser les plumes, je présume.
— Ce n’est sans doute pas à moi de le dire, monsieur, mais la duchesse douairière ne reste plus très
longtemps lorsqu’elle vient en visite à Highclyffe. La duchesse, comme vous l’avez peut-être constaté, a
une façon bien à elle de faire les choses.
Le majordome sembla s’éclairer.
— Mais, maintenant que vous êtes à la maison, je suis sûr que tout va bientôt redevenir ainsi qu’il
convient.
— J’en doute, fit Stuart avec bonne humeur. Je n’ai jamais été très porté sur les convenances,
Wellesley. Vous devriez le savoir depuis le temps.
Le duc acheva son petit déjeuner et posa ses couverts.
— Savez-vous à quelle heure part le prochain train pour Londres ?
— A onze heures trente, monsieur, le renseigna le majordome sans hésiter. Mais je crains qu’il ne
soit pas direct. Vous devrez changer à Cambridge.
— Votre efficacité ne cessera jamais de m’étonner, observa Stuart.
Il tira sa montre de sa poche pour s’enquérir du temps dont il disposait encore.
— Dites à Edward de me faire une valise, voulez-vous ? Je vais prendre ce train.
— Une seule valise ?
— Oui, je ne resterai pas longtemps à Londres. Et sa grâce non plus, assura Stuart en rempochant sa
montre.
Repoussant sa serviette, il se leva.
— Pas si j’ai mon mot à dire à ce sujet.
Chapitre 6

Consternée, Edie dévisageait le petit homme rondouillard et grisonnant assis de l’autre côté du
grand bureau de chêne.
— Ainsi, je n’ai pas de motifs ? Absolument aucun ? Pas même…
Elle s’interrompit, rougissante.
— Pas même la non-consommation ?
— Je crains que non. Je ne connais pas de cas où un mariage légal ait été dissous pour cette raison.
Pas dans les siècles passés en tout cas.
Cette information n’aurait pas dû la surprendre. Stuart lui-même lui avait affirmé la même chose
avant leur mariage. Mais en venant ici, d’une façon ou d’une autre, elle avait espéré qu’il s’était trompé.
— Vous dites qu’il n’existe aucun cas, mais pourrait-il y en avoir un qui vous ait échappé ?
— Certains jugements échappent à ma connaissance, admit l’avocat. Je serais heureux de procéder à
une recherche plus approfondie si vous le souhaitez, bien que je ne sois pas très optimiste sur les chances
de découvrir une jurisprudence qui puisse venir appuyer une annulation.
— Je comprends. Faites-le tout de même. Et…
Elle s’arrêta et déglutit convulsivement.
— Et le divorce ?
M. Keating se frotta le nez et s’adossa à son siège en soupirant.
— Encore moins de chances d’être accordé, je le crains. En fait de motif, vous pourriez intenter un
procès pour adultère — pourvu que ce soit vrai, bien entendu, et que vous puissiez fournir des noms, des
dates, etc. Mais si l’adultère constitue une raison suffisante pour un homme, il n’en va pas de même pour
une femme. Pour divorcer de son mari, une épouse doit avoir deux raisons. Il vous faudrait autre chose en
plus de l’adultère.
Edie vit sa consternation se transformer en désespoir.
— La désertion ? Cela peut-il être considéré comme un second motif ?
— Mais le duc est revenu, en sorte qu’il n’y a pas de désertion. Aux yeux de la loi, il est simplement
rentré d’un voyage prolongé à l’étranger. Et puisqu’il souhaite une réconciliation…
M. Keating secoua la tête.
— Vous n’avez pas la moindre chance sur ce point, je le crains.
— Ne peut-on le persuader de divorcer ?
— Votre grâce…
Les paroles de l’avocat s’éteignirent dans un soupir. Mais comme la jeune femme ne le quittait pas
des yeux, il finit par reprendre :
— Si c’est son choix, oui, il peut intenter un procès. Mais là aussi les motifs feraient défaut.
L’adultère, par exemple.
— Je ne peux donc rien faire ? murmura Edie.
Sa voix, déjà assourdie par les murs lambrissés du bureau de M. Keating, lui parut très faible.
— Rien du tout ? répéta-t-elle.
L’avocat lui jeta un regard affligé par-dessus son bureau.
— Je comprends que la réapparition du duc dans votre vie après si longtemps puisse être un choc,
mais cela passera. Puisqu’il veut se réconcilier, je vous conseille de le laisser faire.
— Vous ne comprenez pas, s’efforça-t-elle de répondre, la poitrine serrée par la crainte.
— Beaucoup de mariages sont difficiles et souvent malheureux, mais le divorce n’est jamais une
solution satisfaisante. C’est une longue affaire, malpropre et déplaisante. Même si vous disposiez de
motifs suffisants, il vous faudrait des années pour réussir à briser le lien, et vos noms à tous deux seraient
traînés dans la boue. Après cela, votre position dans la société se trouverait détruite, vous seriez
dépouillée de votre titre, et votre réputation serait ruinée.
— Ainsi, je serais anéantie par un homme non pas une, mais deux fois dans ma vie, murmura-t-elle
avec amertume.
— Je le crains.
— Et un divorce américain ?
— Vous pourriez l’obtenir dans plusieurs des états américains, mais votre réputation n’en serait pas
moins entachée, et un tel divorce ne serait jamais reconnu comme valable dans l’Empire britannique.
L’avocat la regardait avec compassion ; Edie détourna les yeux.
— Je vois.
— N’y a-t-il pas moyen d’arranger les choses entre sa grâce et vous ?
Je veux des enfants, entendit-elle à nouveau.
Elle crispa les mains sur son réticule, si fort qu’elle en eut mal aux doigts.
— C’est impossible, monsieur Keating. Et si je le quitte ? Peut-il me forcer à revenir ? Peut-il
m’obliger à… à…
Elle se tut, incapable d’exprimer sa peur la plus profonde. Elle ne put que fixer désespérément
l’avocat, tandis que son visage s’empourprait et que la panique grandissait en elle.
Heureusement, M. Keating comprit la question sans qu’elle eût besoin de s’expliquer davantage.
— Légalement, c’est assez vague, je le crains. En tant qu’époux, il a certainement des droits.
L’avocat émit une petite toux.
— Des droits de nature conjugale.
Edie perçut comme un bourdonnement dans ses oreilles. Au lieu du cuir souple de son dossier, elle
eut soudain l’impression de sentir contre son dos le mur de pierres dures du pavillon d’été. Elle entendit
se déchirer la délicate mousseline de ses culottes et le son de ses propres sanglots. L’odeur d’eau de
Cologne de Frederick et son haleine imprégnée de bourbon l’assaillirent également et un goût de bile lui
monta à la gorge.
Elle se leva en chancelant, et la pièce se mit à tourner. Son réticule tomba au sol avec un bruit sourd
tandis qu’elle empoignait le bord du bureau pour garder l’équilibre.
M. Keating bondit sur ses pieds.
— Votre grâce ! Vous allez bien ?
Il fit précipitamment le tour du bureau pour lui venir en aide, mais elle se dégagea lorsqu’il voulut
placer une main sous son coude.
— Bien sûr, prétendit-elle en s’éloignant de l’espace étroit qui séparait sa chaise du bureau de
l’avocat. C’était juste un petit vertige, poursuivit-elle en marchant vers la fenêtre. Je vais parfaitement
bien maintenant, mais j’ai besoin de bouger un peu. Cela m’aide à réfléchir. Rasseyez-vous, je vous en
prie.
M. Keating ramassa le réticule et le posa sur le bureau, puis retourna vers son siège tandis qu’Edie
demeurait debout près de la fenêtre.
C’était une chaude journée d’août, et l’air de Londres n’était pas des plus agréables, mais cela lui
était égal, car les odeurs de la ville étouffaient celles du bourbon et de l’eau de Cologne. Elle resta là
quelques instants à respirer lentement, profondément.
— Je ne peux pas vivre avec mon mari, déclara-t-elle enfin en se détournant de la fenêtre.
— L’unique solution est une séparation de corps. La liberté financière n’est pas un élément à
prendre en compte dans votre cas, bien sûr. Mais une séparation légale vous permettrait de vivre à part
sans encourir la censure de la société.
De nouveau maîtresse d’elle-même bien qu’encore agitée, Edie marcha vers l’autre bout de la pièce,
où des livres de droit et des coffres à documents s’empilaient sur les étagères.
— Devrons-nous faire valider la séparation par un tribunal ?
— Non. Les actes de séparation privés sont tout à fait courants.
— Combien de temps vous faudrait-il pour en établir un, monsieur Keating ?
— C’est une question de jours. Mais il existe plusieurs choses que vous devez garder à l’esprit,
votre grâce. D’abord, une séparation à l’amiable ne serait valide qu’aussi longtemps que vous resteriez
chaste. S’il vous arrivait de prendre un amant, le duc pourrait vous accuser d’adultère et invalider
l’accord.
— Ce ne sera pas un problème.
— Bien sûr, bien sûr, acquiesça en hâte l’avocat. Mais, votre grâce, vous ne mesurez peut-être pas
la solitude des épouses séparées…
— Mon mari est resté absent pendant cinq ans, coupa-t-elle. Je sais ce qu’entraîne une séparation,
soyez-en assuré.
M. Keating ouvrit la bouche, comme pour en dire davantage à ce sujet, mais quelque chose dans
l’expression de la jeune femme lui conseilla de ne pas insister.
— Très bien. Mais il reste une autre difficulté.
— De quoi s’agit-il ?
— Le duc doit être consentant. Sans son accord, aucune séparation n’est possible sans procès. Ainsi
que nous l’avons déjà dit, pas un tribunal ne se prononcera en votre faveur sans motifs suffisants.
Edie soupira.
— Et comment vais-je m’y prendre pour l’amener à consentir ?
Tout en s’interrogeant, elle songea à la gravité et à la résolution qu’elle avait lues sur le visage de
Stuart et craignit de ne jamais pouvoir le convaincre. Pourtant, elle devait essayer, car le duc désirait
quelque chose qu’elle était incapable de lui donner.
— Rédigez cet acte de séparation, monsieur Keating, ordonna-t-elle en marchant vers le bureau pour
reprendre son sac. Je le persuaderai de le signer, ajouta-t-elle avant de tourner les talons. Je ne sais pas
de quelle façon, mais je trouverai un moyen.
Comment parvenait-elle à s’exprimer avec tant d’assurance ? Elle l’ignorait, mais Dieu merci ce
n’était pas le rôle de M. Keating de soulever des questions futiles. Il inclina la tête, et Edie se dirigea
vers la porte d’un pas vif. Elle ressentait le besoin de bouger, de marcher, d’échapper à la nasse qui lui
semblait se resserrer autour d’elle, mais la voix de M. Keating l’arrêta avant qu’elle n’ait eu le temps de
franchir le seuil.
— Votre grâce ?
Elle s’immobilisa et jeta un regard par-dessus son épaule vers l’homme qui s’occupait de ses
affaires légales depuis son engagement avec Stuart.
— Oui ?
— Etes-vous certaine que c’est vraiment cela que vous désirez ?
— Ce que je veux, c’est être libre, monsieur Keating. Libre de contrôler ma propre vie. C’est tout
ce que j’ai toujours voulu. Et c’est ainsi que j’aurai le plus de chances d’y parvenir.
Elle s’en fut sur ces mots et referma la porte derrière elle.

* * *

En sortant des bureaux de son avocat, Edie ne retourna pas immédiatement à son hôtel. Joanna et
elle ne devaient y retrouver leur amie lady Trubridge qu’une heure plus tard pour le thé, et elle s’en
réjouissait.
En cet instant, elle se sentait tel un oiseau effrayé se cognant contre les vitres d’une pièce close. Elle
avait beau essayer de trouver une issue, elle en semblait incapable. Il lui fallait du temps pour laisser
passer cet accès de panique. Du temps pour réfléchir.
Traversant Trafalgar Square, elle remonta l’Avenue Northumberland et s’engagea sur l’Embankment
qui longeait la rivière. C’était un chaud après-midi, mais elle marchait d’un pas rapide, remarquant à
peine la touffeur de l’air, la fraîcheur humide montant du cours d’eau et l’absence de brise.
Elle avait seulement conscience du désespoir qui l’étreignait. A des milliers de kilomètres de lui et
à six ans de distance, l’ombre de Frederick Van Hausen paraissait encore évoluer à ses côtés. Elle hâta le
pas, parcourant de plus en plus vite l’Embankment, presque en courant. Pourtant elle savait bien qu’on ne
sème pas ainsi sa peur et ses souvenirs. Elle, du moins, n’y était jamais parvenue.
En sueur et haletante, elle s’arrêta enfin près de l’aiguille de Cléopâtre. Elle sentait ses flancs
comprimés dans son étroit corset. Cela lui faisait si mal qu’elle ne pouvait tout simplement continuer sans
se reposer un peu. Jetant un regard alentour, elle repéra un banc qui surplombait la rivière et s’y laissa
tomber en se demandant désespérément quoi faire.
Elle ne pouvait pas vivre avec Stuart, ni avec aucun homme. Le seul fait d’y penser lui était
insupportable. D’autres femmes ressentaient du désir, aimaient l’idée de faire l’amour et voulaient avoir
des enfants. Mais ces aspirations-là étaient mortes en elle, tuées par l’acte brutal d’un homme grossier et
bestial. Elle avait eu beau se frotter ensuite à s’en écorcher la peau, elle avait été incapable de laver cette
souillure. Et, bien que n’en ayant jamais parlé à personne, elle n’avait pu arrêter les commérages qui
avaient aussitôt circulé. Elle ne savait toujours pas comment la rumeur avait démarré ; on avait dû les
voir entrer dans le pavillon, ou en sortir, à moins que Frederick ne s’en soit vanté — au diable ! Quelle
importance à présent ? Le mal était fait et il était irréversible.
Elle avait cru que Frederick voulait être seul avec elle parce qu’il appréciait vraiment la grande
fille gauche aux cheveux roux et aux taches de rousseur qui habitait du mauvais côté de Madison Avenue.
Elle avait été complètement stupide.
Edie contemplait la Tamise. Le soleil réfracté par l’eau était terriblement éblouissant, et elle cilla.
Tout se brouilla alors devant elle — ce n’étaient pas les reflets lumineux mais des larmes qui lui
brûlaient les yeux. Furieuse, elle battit des paupières pour les refouler.
Puis elle secoua la tête afin d’écarter toutes ces vaines pensées. Inutile de ressasser le passé et de
s’apitoyer sur son sort, il fallait affronter le présent et élaborer un plan pour l’avenir.
Sa raison lui disait que Stuart n’était pas Frederick. C’était un tout autre genre d’homme, mais quelle
importance ? Il n’en était pas moins homme et qui plus est son mari, et voilà qu’il désirait ce qu’elle ne
pouvait lui donner de son plein gré. Il possédait un droit sur son corps, et le moment viendrait où il
l’exercerait, d’une façon ou d’une autre. Elle devait empêcher cela.
Si une séparation légale était la seule manière de l’éviter, elle allait devoir trouver un moyen de la
lui faire signer. La question était de savoir comment.
La première possibilité, la plus facile, consistait à le menacer de lui couper les vivres. C’était elle
qui tenait les cordons de la bourse, et il céderait peut-être si elle les serrait. En cas d’échec, elle pourrait
au contraire lui offrir davantage d’argent, des centaines de milliers de livres — tout ce qu’elle possédait,
si cela pouvait le convaincre.
Et si ces options-là échouaient, il ne lui resterait plus qu’à fuir à l’étranger.
Sa poitrine se serra à la pensée d’abandonner Highclyffe, ainsi qu’Almsley, Dunlop, et tous les
autres domaines ducaux. Elle avait réaménagé ces maisons, redessiné leurs jardins, insufflé la vie à leurs
villages et amélioré leurs terres. L’idée de quitter tout cela était un crève-cœur, mais si Stuart refusait la
séparation, il lui faudrait bien partir.
En admettant que son départ soit la seule issue, elle informerait Stuart qu’elle avait le dessein de
regagner New York pour y entamer une bataille judiciaire en vue du divorce. Mais ce serait pour
l’envoyer sur une fausse piste, car elle n’avait pas plus l’intention de vivre près de Frederick Van Hausen
aujourd’hui que six ans plus tôt.
Non, elle dirait à Stuart qu’elle rentrait chez elle, à New York. Elle achèterait le billet, juste pour
rendre le mensonge convaincant. Alors elle prendrait Joanna avec elle et s’enfuirait ailleurs — en
France, en Amérique du Sud, en Egypte, peut-être même à Shanghai —, peu importait où. Son père
n’apprécierait pas, mais il ne donnerait pas ses coordonnées à Stuart si elle lui demandait de n’en rien
faire.
Elle ne pouvait pas se cacher de son mari pour toujours, elle le savait. Mais peut-être, lorsqu’il
comprendrait que son refus de vivre avec lui était définitif, abandonnerait-il cette folle idée et la
laisserait-il partir. D’ailleurs, si elle lui coupait son revenu, combien de temps pourrait-il la rechercher
de par le monde ?
Ce projet lui redonna courage, et le sentiment de contrôler sa vie lui revint peu à peu. Bannissant
toute nouvelle tentation d’apitoiement sur elle-même, elle se leva. Oui, elle allait rester maîtresse de sa
propre existence. Elle ne serait pas une victime, ni des circonstances ni du destin, et certainement pas
d’un homme. Plus jamais.

* * *

Parvenue devant l’hôtel, Edie se dirigea vers les bureaux de l’agence Cook’s, à quelques immeubles
du Savoy. On lui apprit que le prochain paquebot pour New York partait de Liverpool onze jours plus
tard ; elle y réserva deux cabines de luxe, paya l’acompte et demanda que les billets lui soient envoyés au
Savoy.
Il était presque quatre heures et demie lorsqu’elle rentra à l’hôtel. Elle s’arrêta dans le luxueux
salon de thé pour s’enquérir de lady Trubridge puis, comme on lui apprenait que la marquise n’était pas
arrivée, elle monta dans son appartement pour se rafraîchir et aller chercher Joanna.
Elle pénétra dans sa suite et y trouva sa sœur, déjà habillée pour le thé.
Joanna bondit de sa chaise et jeta le livre qu’elle était en train de lire.
— Enfin ! Je commençais à m’inquiéter. Où étiez-vous ?
— Je devais voir M. Keating, je vous l’ai dit.
— Pendant trois heures ? Les affaires du domaine ne vous prennent jamais aussi longtemps.
Edie détourna les yeux. Elle s’était montrée vague sur les raisons de leur voyage à Londres et son
entrevue avec Keating. Elle savait qu’elle allait devoir informer Joanna de la situation et de leur
probable départ pour une destination encore inconnue, mais inutile d’aborder le sujet maintenant, pas au
moment de descendre pour le thé. Et puis elle n’avait pas abandonné tout espoir de convaincre Stuart de
renoncer à ses intentions.
— Eh bien, je suis allée me promener à pied. C’est une belle journée.
Joanna la dévisagea comme si elle avait en partie perdu l’esprit.
— A Londres, en plein été ? Mais ça pue !
Indiscutablement.
— On n’utilise pas le mot « puer », ma chérie, corrigea Edie. S’il faut absolument que vous fassiez
allusion aux odeurs, dites plutôt « c’est malodorant ». C’est plus convenable dans la bouche d’une dame.
Je vais me changer, puis nous irons prendre le thé.
La duchesse quitta le salon, mais ne trouva sa camériste ni dans sa chambre ni dans le dressing ou la
salle de bains.
— Où est Reeves ? s’enquit-elle en passant la tête par la porte entrebâillée du salon.
Joanna, qui avait repris sa lecture, leva les yeux.
— Elle est allée promener Snuffles qui en avait bien besoin ; il tournait en rond. Ils ne vont pas
tarder à rentrer.
— Dans ce cas, vous allez devoir m’aider. Nous n’avons pas le temps de l’attendre ou nous serons
en retard pour le thé.
Joanna suivit sa sœur dans sa chambre et l’aida à ôter son costume de serge verte tout froissé et ses
sous-vêtements humides. Le Savoy, qui n’était ouvert que depuis quelques semaines, représentait le
sommet de la modernité, et la salle de bains de leur suite était pourvue d’eau courante chaude et froide,
ce qui permit à Edie de se rafraîchir après sa course paniquée le long de l’Embankment Victoria. Dix
minutes lui suffirent pour endosser des sous-vêtements frais et se glisser dans une crissante robe de soie
lavande.
Joanna attachait le dernier bouton dans son dos quand elles entendirent frapper à la porte de la suite.
— Ce doit être Reeves, dit la jeune fille. Je parie qu’elle a oublié sa clé. Elle fait toujours cela
quand nous sommes à l’hôtel.
Elle alla ouvrir à la femme de chambre.
Apercevant quelques minutes plus tard dans la psyché sa sœur revenir sans la soubrette, Edie,
surprise, arrêta de faire bouffer ses manches gigot.
— Où sont Reeves et Snuffles ?
A l’expression étrange de sa sœur et aux papiers qu’elle tenait à la main, Edie comprit que ce n’était
pas Reeves qui avait frappé à la porte. Et elle maudit l’agence Cook’s pour son efficacité.
— Pourquoi allons-nous à New York ? questionna Joanna en montrant la liasse. Ce sont des billets
de bateau.
Edie prit une profonde inspiration.
— Nous irons peut-être, ou pas. Cela dépend.
— Cela dépend de quoi ?
— C’est compliqué, ma chérie.
— Vous voulez le quitter, c’est ça ?
La jeune fille était manifestement consternée, ce qui était plutôt surprenant si l’on songeait que partir
lui ferait échapper à la pension.
— Vous prenez la fuite, ajouta-t-elle.
— Nous ne partirons peut-être pas, lui rappela Edie. Et, même si nous le faisions, je n’appellerais
pas cela s’enfuir.
— Et comment appelleriez-vous ça ?
On frappa à la porte, ce qui dispensa Edie d’une réponse.
— Cette fois, c’est sûrement Reeves, déclara-t-elle.
Frôlant sa sœur au passage, elle se dirigea vers la porte d’entrée. Mais Joanna, bien sûr, ne pouvait
pas laisser tomber le sujet.
— Si, cela s’appelle s’enfuir, insista-t-elle en suivant Edie au salon. Et cela ne résoudra rien.
— Voilà un bel argument de la part d’une fille qui a sauté d’un train pour ne pas aller à l’école,
objecta Edie en tendant la main vers la poignée. Vous devriez être d’accord avec moi, ajouta-t-elle par-
dessus son épaule tout en ouvrant la porte. S’enfuir relève parfois d’une stratégie parfaitement
acceptable.
Elle se retourna vers le seuil, prête à taquiner Reeves pour avoir oublié sa clé, mais les mots
moururent sur ses lèvres. La personne qui se tenait debout dans le corridor n’était pas Reeves mais
l’homme qu’elle essayait précisément d’éviter, celui qui avait incarné autrefois son salut mais qui venait
de se transformer en instrument de la vengeance divine.
— Vous ! s’écria-t-elle. Que faites-vous là ?
— C’est moi que vous fuyez, Edie ?
Et comme elle poussait un gémissement excédé, il reprit :
— Quoi ? Pensiez-vous réellement qu’il vous suffirait de filer à Londres pour vous débarrasser de
moi ?
— Non, bien sûr, admit-elle en soupirant. J’aurais dû acheter des billets pour l’Afrique.
Chapitre 7

Stuart ne fut pas le moins du monde surpris par l’accueil froid de sa femme, mais pas question de se
laisser abattre. Posséder une cuirasse risquait fort de se révéler utile dans les jours à venir, il le sentait.
— Bonjour, chérie, fit-il en lui souriant.
Il n’espérait certes pas obtenir un sourire en retour mais, en la voyant froncer les sourcils, il ne put
s’empêcher de repenser avec nostalgie à ce fameux jour sur la terrasse.
— Vous êtes un vrai pot de colle. Comment avez-vous fait pour me retrouver ?
— Wellesley, bien sûr. C’est l’un des nombreux devoirs d’un majordome anglais que d’informer son
maître sur les questions domestiques. Etant mon épouse, vous êtes bel et bien une question domestique.
— Wellesley ne pouvait pas savoir que je séjournais au Savoy !
— Non, c’est vrai. Mais, même à cette époque de l’année, Londres est remplie de gens qui adorent
les potins. Disons que c’est mon cheval qui me l’a dit.
— Votre cheval ? Mon œil, marmonna Edie en se tournant vers Joanna.
Laquelle écarquilla aussitôt les yeux, avec une expression innocente que Stuart soupçonna être bien
connue d’Edie.
— Dites plutôt une petite sœur qui se mêle de tout !
Comprenant que la ruse avait fait long feu, Joanna renonça à feindre.
— J’ai pensé que Stuart devait savoir où nous étions au cas où… au cas où il arriverait quelque
chose. Et si vous étiez renversée par un omnibus ou Dieu sait quoi ? Cela pourrait arriver, ajouta-t-elle
comme Edie la raillait.
— Parmi toutes les sœurs impossibles, exaspérantes et importunes de la terre, il a fallu que le
Seigneur me gratifie de vous ! maugréa Edie.
— Et Papa est à New York, continua imperturbablement Joanna en posant les papiers de leur voyage
sur une table voisine.
Stuart avisa la liasse et crut bien reconnaître des billets de paquebot.
— Si quelque chose vous arrivait, je serais toute seule à Londres, sans personne vers qui me
tourner.
— Votre souci pour ma possible disparition me touche beaucoup, commenta sèchement Edie. Je
devrais vous ôter la peau du derrière !
— Voyons, Edie, fit Stuart, qui se sentait contraint de voler au secours de son alliée. Ne soyez pas si
dure avec Joanna. Elle a seulement essayé de jouer les réconciliatrices. C’était inoffensif.
Edie lui jeta un regard furieux par-dessus son épaule mais, avant qu’elle ait eu le temps de
répliquer, Stuart se retourna, attiré par un bruit léger.
La camériste d’Edie se tenait dans le corridor ; elle agrippait une laisse au bout de laquelle s’agitait
une petite boule de poils bruns occupée à flairer la chaussure du visiteur.
— Reeves…
Stuart salua d’un signe de tête l’austère femme de chambre vêtue de noir, puis regarda à ses pieds.
— Et voici Snuffles, je présume.
Le norwich-terrier leva les yeux en entendant son nom, posa son derrière sur le tapis du couloir et
aboya en guise d’acquiescement.
— Hello, vieux !
Stuart se pencha et tendit la main vers Snuffles, qui renifla et agita la queue d’un mouvement
approbateur.
Mais Edie ne semblait pas encline à les laisser faire plus ample connaissance.
— Vous voici enfin, Reeves !
Elle s’inclina pour saisir le bras de la domestique, mais Stuart ne lui laissa pas le temps de l’attirer
à l’intérieur.
— Reeves, voulez-vous escorter Mlle Jewell jusqu’au salon de thé ? Je crois que lady Trubridge l’y
attend, ajouta-t-il en ignorant le grognement protestataire d’Edie. Puis vous irez promener Snuffles, je
vous prie.
— Il vient juste de sortir, objecta Edie. Il n’a pas besoin d’une autre promenade.
Stuart se retourna et soutint avec résolution le regard irrité de sa femme.
— Allez, Reeves, ordonna-t-il sans quitter Edie des yeux. Je voudrais m’entretenir seul avec la
duchesse.
La femme de chambre parut hésiter, mais elle savait que les ordres d’un duc l’emportaient sur ceux
d’une duchesse.
— Bien, votre grâce.
Joanna lui emboîta le pas, s’arrêtant une seconde devant Stuart pour lui lancer un regard anxieux,
lequel lui répondit par un clin d’œil. Elle dut trouver ce signe rassurant, car toute inquiétude s’effaça de
son visage, et elle suivit Reeves dans le corridor.
Stuart attendit que la chambrière et la jeune fille aient disparu au détour du couloir pour reporter son
attention sur Edie.
Les bras croisés, sa femme le foudroyait du regard, apparemment sans la moindre intention de le
laisser entrer.
— Ainsi, Joanna est votre espionne ? Voilà qui explique que vous ayez su où me trouver. Comment
avez-vous réussi à la mettre de votre côté ?
— Croyez-le ou non, Joanna m’aime bien.
Ediee renifla, peu impressionnée.
— Je suppose que vous lui avez promis de lui éviter l’école si elle vous aidait ?
Stuart n’avait aucune intention de trahir son alliée.
— Ne comptez pas sur moi pour me livrer à des racontars.
Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule d’Edie et émit un sifflement admiratif.
— Cet endroit est bien à la hauteur de sa réputation. Même à Nairobi, tout le monde en parlait en
affirmant que c’était le sommet du luxe. Tapis d’Aubusson, cheminées en marbre rose, chandeliers de
cristal… Ces vases sur le manteau de la cheminée sont sans doute d’authentiques Ming, aussi je vous
déconseille de me les jeter à la tête, même si vous pouvez vous permettre cette dépense. Le lieu est
superbement chic, n’est-ce pas ?
Comme elle ne pipait mot, il montra d’un geste la pièce derrière elle.
— Peut-être pourriez-vous m’inviter à entrer ? Vous ne désirez sûrement pas discuter avec moi dans
le corridor de l’hôtel.
— Je ne veux pas discuter avec vous du tout.
— Edie, il y a des choses dont nous devons parler. Bien que votre stratégie semble consister à me
fuir, cela ne marchera pas toujours. Et, si ce n’est pas une raison suffisante pour vous, rappelez-vous que
plus vous opposez de résistance à mes tentatives de réconciliation, plus vous diminuez vos chances de
gagner la moindre bataille légale contre moi par la suite. Les tribunaux détestent les épouses
intransigeantes.
Elle se renfrogna.
— J’espère que mon intransigeance, comme vous l’appelez, vous fera comprendre la futilité de vos
efforts.
Il avança une épaule dans l’embrasure.
— Et qu’avez-vous gagné avec cette tactique ?
Elle soupira, puis, après un instant, ouvrit la porte en grand pour le laisser entrer.
— Vous avez cinq minutes, fit-elle en tournant les talons. Ensuite, je dois rejoindre lady Trubridge
pour le thé. Je ne veux pas la faire attendre davantage à cause de vous.
— Cinq minutes ? Parfait, s’exclama-t-il d’un ton enjoué en la suivant à l’intérieur. Assez longtemps
pour prendre un verre.
Elle se retourna pour lui faire face.
— Peut-être. Mais c’est sans importance, puisque je n’ai pas l’intention de vous en offrir un.
— C’est d’autant plus dommage. Si votre après-midi ici en ville a été aussi agréable que celui que
je viens de passer dans la chaleur étouffante d’un train, nous pourrions tous deux nous offrir un petit
whisky à présent.
— Je n’aime pas le whisky, fit Edie. Je préfère le thé.
Et jetant un regard ostensible vers la pendule de la cheminée :
— Il vous reste quatre minutes trente.
— Ne vous inquiétez donc pas, Edie. Vous avez plus de temps que vous ne le pensez. Je vous l’ai
dit, j’ai rencontré lady Trubridge dans le salon. Je lui ai expliqué qu’il fallait que je vous parle et que
vous seriez donc en retard. Elle a parfaitement compris.
— Vous avez fait… quoi ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de vous montrer aussi despotique ?
— Eh bien…
Il s’arrêta pour lui jeter un regard d’excuse.
— Nous sommes mariés. En tant qu’époux, j’ai le droit de faire preuve d’autorité. A propos de
Joanna, ajouta-t-il en ignorant l’exclamation outrée d’Edie, pourquoi voulez-vous l’emmener avec vous si
vous prenez la fuite ? N’est-elle pas censée aller en pension ?
— Vous allez tenter de me persuader de n’en rien faire, je suppose, en avançant quelque sottise bien
britannique selon laquelle les filles n’ont pas besoin d’aller à l’école car il n’est pas bon de leur donner
trop d’éducation ?
Elle leva une main, la paume tournée vers lui.
— Si c’est le cas, n’en faites rien. J’ai déjà eu droit à ce sermon de la part de votre mère.
C’était là, décida Stuart, l’occasion parfaite de remplir sa promesse envers sa jeune belle-sœur.
— En dépit de ce que peut penser ma mère, je trouve que c’est une excellente idée d’envoyer Joanna
en pension. Je crois qu’une éducation poussée est tout à fait indiquée pour les filles. Et puis l’absence de
Joanna nous fournira maintes occasions d’être seuls ensemble.
Elle fit entendre un éclat de rire.
— Vous et moi ne passerons jamais de temps seuls ensemble.
— Bien sûr que si. Nous sommes mariés.
— Arrêtez de dire cela !
— C’est absurde de ne pas vouloir regarder la vérité en face. Je vous l’ai dit il y a cinq ans, le
mariage n’est pas quelque chose qu’on peut dissoudre aisément. Je suis sûr que Keating vous l’a répété
aujourd’hui.
— Comment savez-vous que j’ai rencontré Keating ? Encore Joanna, je suppose. C’est donc pour
cela que vous êtes ici ? Pour découvrir ce que m’a conseillé mon avocat et ce que j’ai l’intention de
faire ? Je suis sûre que Keating ne vous a rien dit. Et je ne dirai rien non plus.
— Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, je peux le deviner. Keating vous a informée qu’il n’existait
aucun motif pour l’annulation et pas assez de griefs pour le divorce. Je m’aventurerai à ajouter qu’il vous
a sans doute fortement déconseillé d’entamer l’une ou l’autre de ces procédures, étant donné les faibles
chances de succès et la certitude du scandale.
Elle remua, visiblement mal à l’aise, lui confirmant ainsi qu’il avait vu juste.
— J’ai l’intention d’obtenir une séparation légale, déclara-t-elle.
— Là, j’ai vraiment besoin d’un verre.
Passant en boitillant devant elle, il se dirigea vers le bar, posa sa canne et se servit une généreuse
ration d’alcool de la carafe. Revigoré par une gorgée d’un excellent whisky, il se retourna, le verre à la
main.
— Vous êtes sérieuse ? Vous voulez entamer une action légale ?
— Pas si vous vous en tenez aux termes de notre accord.
— Je vous l’ai déjà dit, la vie que je menais en Afrique est terminée pour moi. Je ne veux pas y
retourner.
— Vous n’avez pas besoin de retourner en Afrique si vous ne le souhaitez pas. Vous pouvez vivre où
vous voulez, du moment que ce n’est pas avec moi. Je vous pourvoirai toujours d’un revenu. Et même je
le doublerai. Bon sang, je suis prête à le tripler, ajouta-t-elle en se frottant le front. Pourvu que vous
partiez !
— L’argent ne m’intéresse pas.
— Il vous intéressait autrefois.
Elle releva la tête, une expression de défi dans les yeux.
— Vous pourriez vous en soucier de nouveau si je vous coupais les vivres.
— Non, Edie, parce qu’en ce qui me concerne l’argent n’est pas la question. D’ailleurs, j’ai placé
tous les revenus que vous m’avez déjà versés et j’ai eu la main heureuse, si je peux me permettre de dire
cela de moi-même. J’ai réussi à investir dans les mines d’or les plus rentables d’Afrique de l’Est, ainsi
que dans les mines de diamant, les gisements de schiste et les chemins de fer. Tout cela me rapporte de
généreux dividendes. Je n’ai pas besoin de votre argent.
La jeune femme relâcha imperceptiblement les épaules. De toute évidence, elle avait espéré que la
menace financière suffirait à le dissuader.
Elle se reprit presque aussitôt.
— Ces dividendes sont-ils suffisants pour entretenir votre famille ? Et Highclyffe et les autres
domaines ? Je cesserai aussi de les financer, Stuart. Tous.
— Vous feriez cela ? Vous abandonneriez vraiment tout cela ? Vous tourneriez le dos à tout ce que
vous avez construit ici ? Vous cesseriez de soutenir les villages et de fournir un emploi à ceux qui y
vivent ? Vous détruiriez vraiment tout dans leur vie ?
Il sut qu’il avait marqué un point, car elle grimaça.
— Je ne suis pas du genre à tout détruire ! s’exclama-t-elle. C’est vous qui détruisez !
— Non. Je veux m’assurer que tous vos efforts n’ont pas été vains. Ne comprenez-vous pas ?
Elle croisa les bras, serrant les lèvres sans répondre. Non, elle ne comprenait pas du tout, c’était
clair. On lisait le refus dans chaque trait de son visage, dans sa pose, dans la raideur de son corps, dans
la distance qui la séparait de lui.
Ils se tenaient à quelques mètres à peine l’un de l’autre, et pourtant le gouffre entre eux semblait plus
grand que les milliers de kilomètres entre l’Angleterre et l’Afrique de l’Est.
Stuart vida son verre de whisky, puis saisit sa canne et s’avança vers Edie. C’était douloureux après
les heures qu’il avait passées recroquevillé dans le train, mais il savait que, s’ils voulaient avoir la
moindre chance de sortir de cette situation, c’était à lui de faire le premier pas.
— Edie, fit-il en s’approchant d’elle. Ce que vous avez réalisé avec les domaines est admirable,
mais vous avez fait tout cela pour quoi ? Je suis en train de vous offrir — de nous offrir — la chance de
bâtir quelque chose de plus important encore que tout ce que vous avez déjà accompli.
— Et c’est ?
Il s’arrêta devant elle.
— Une famille à laquelle tout léguer. A quoi sert Highclyffe ou les autres terres que nous possédons
si nous ne pouvons les transmettre à nos enfants ?
— Je ne peux pas vous donner ce que vous désirez ! s’écria Edie.
Sa voix trembla en prononçant le dernier mot, et elle détourna les yeux.
— Je ne peux pas.
— Vous ne pouvez pas ou ne voulez pas ?
— Quelle différence ?
Elle le contourna pour se diriger vers le bar. Apparemment, elle jugeait elle aussi que la
conversation requérait un remontant.
— M. Keating affirme qu’une séparation légale est possible, ajouta-t-elle en se versant un verre de
whisky.
Elle l’avala d’un trait, reposa brusquement le verre et se tourna vers Stuart.
— J’ai l’intention de me battre pour l’obtenir.
— Vous n’avez pas la moindre chance sans mon consentement.
— Je n’en aurai pas besoin si je dispose de motifs suffisants.
— Vous ne les possédez pas.
— Vraiment ? Et l’adultère ? Vous prétendrez peut-être que vous êtes resté chaste pendant ces cinq
dernières années ?
— C’est sans importance, marmonna-t-il, trop heureux d’esquiver ce sujet délicat. Une séparation
légale est semblable à un divorce, et une femme doit invoquer deux raisons pour avoir la moindre chance
d’obtenir une séparation sans l’accord de son mari. Quel est votre second motif ?
— Et la désertion ?
Il se sentit obligé de pointer l’évidence.
— Mais je suis là, prêt à me réconcilier et à devenir un véritable époux.
— Sans la moindre considération pour ce que je désire, moi !
— Ce n’est pas vrai, mais quand bien même ce le serait, c’est sans importance. Aucun tribunal
n’acceptera la désertion comme motif de séparation à moins que je quitte le pays, que vous me suppliiez
de revenir et que je refuse. Ce cas de figure ne se produira pas.
Il s’avança à nouveau vers elle.
— Et même si vous réussissiez à obtenir une séparation sans mon agrément, pensez au prix que vous
devriez payer. Vous garderez votre titre, mais vous perdrez tout le reste. L’accès à Highclyffe ainsi qu’à
tous les autres domaines, bien sûr, et votre position sociale. Un conflit légal avec moi vous condamnera à
être snobée par beaucoup de vos relations. Et Joanna ?
Il s’arrêta devant elle.
— Etes-vous prête à détruire ses chances dans la société en m’imposant une séparation ?
Edie sentit ses lèvres trembler et ses yeux s’embuer. Elle ne pouvait cacher qu’il avait touché un
point sensible.
— Mon Dieu, je suis prise au piège, chuchota-t-elle, le regard fixé sur lui. Prise dans un filet que
j’ai moi-même tissé.
— Est-ce un si vilain filet, Edie ? l’interrogea-t-il avec douceur.
Il tendit la main pour caresser son visage.
— D’être mariée avec moi ?
Elle sursauta à ce contact et se dégagea.
— Vous ne comprenez pas du tout.
— Non. Pourquoi vous débattez-vous avec tant de virulence ? Est-ce…
Il hésita, mais il fallait que ce soit dit.
— Est-ce à cause de ceci ? demanda-t-il en désignant sa cuisse blessée et sa canne. Je ne suis plus
l’homme que j’étais quand nous nous sommes rencontrés, je sais. Mais…
— Ce n’est pas votre jambe ! s’écria-t-elle. Ne soyez pas stupide. Cela n’a absolument rien à voir
avec votre personne.
Il l’avait déjà soupçonné, mais il n’en ressentit pas moins un immense soulagement.
— Alors qu’est-ce donc ?
Edie réprima ses larmes et serra les mâchoires.
— Laissez donc, Stuart.
— Sûrement pas, fit-il en posant sa canne. Quelle est la véritable raison qui vous pousse à vous
opposer aussi farouchement à un vrai mariage entre nous ?
Elle détourna les yeux. Le menton tremblant, elle écarta les lèvres mais ne répondit pas.
Stuart avança la tête avec un léger sourire pour lui faire face.
— Je ne suis pas un si mauvais gars, vous savez. Je suis intelligent, je sais tenir une conversation, je
suis bien élevé et facile à vivre. Certaines femmes m’ont même trouvé tout à fait charmant et pas vilain à
regarder.
— Vraiment ?
— Ce doit être aussi votre avis. Après tout, un seul coup d’œil vous a suffi pour me suivre dans le
labyrinthe et me proposer ouvertement le mariage.
— Je ne vous ai pas choisi pour vos charmes, qui sont sans doute remarquables, mais parce que
vous conveniez à mes projets. C’est tout.
— Vous ne m’avez pas trouvé attirant ? insista-t-il.
Et se penchant vers elle :
— Même pas un tout petit peu ?
— Vous auriez pu mesurer un mètre cinquante, avoir du ventre et les dents gâtées, j’aurais quand
même sauté sur l’occasion.
— Alors pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Elle fronça les sourcils, interloquée.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous veniez de passer une saison entière à Londres et lady Featherstone vous avait présentée à
tous les aristocrates de la ville, dont beaucoup se trouvaient autant aux abois que moi.
— Ils n’allaient pas tous partir pour un autre continent !
— Non, mais je suis sûr que nombre d’entre eux se seraient volontiers laissé persuader de le faire,
en échange de l’argent que vous offriez. Pourtant, vous avez admis vous-même que vous n’aviez fait cette
offre à aucun autre.
— Je l’aurais fait si j’y avais songé plus tôt ! Mais c’est en vous voyant que j’ai eu l’idée.
— Précisément !
Elle poussa une exclamation excédée.
— Et vous pensez que l’idée m’est venue parce que vous étiez sacrément séduisant ?
Stuart hocha la tête. D’accord, il n’avait pas eu beaucoup de compagnie féminine depuis cinq ans,
mais pas au point d’en oublier tout ce qu’il avait pu apprendre sur les femmes au cours de sa vie. Edie ne
l’avait peut-être pas désiré, mais elle ne l’avait pas trouvé répugnant non plus, bon sang.
— Si j’avais mesuré — comment dites-vous ? — un mètre cinquante, eu les dents gâtées et de la
bedaine, je ne crois pas que la proposition que vous m’avez soumise vous serait venue à l’esprit.
Misant sur son expérience des femmes, il croisa les doigts en pensée avant de poursuivre :
— Je pense que vous vous êtes sentie au moins un peu attirée par moi lorsque vous m’avez vu. Ce
dont je suis sacrément sûr en tout cas, c’est que j’ai été attiré par vous.
— Sûrement pas !
— Si fait. Dès l’instant où j’ai posé les yeux sur vous, je me suis dit que vous étiez la fille la plus
fascinante que j’aie jamais vue. Je vous l’ai même déclaré, si mes souvenirs sont bons.
— Oui, mais vous ne le pensiez pas vraiment.
— Bien sûr que si, je le pensais.
Il éclata de rire devant sa surprise.
— Pour l’amour du ciel, croyez-vous que je vous aurais épousée sans cela ?
— Nous savons tous deux que vous m’avez épousée pour l’argent !
— Votre argent, aussi tentant et bienvenu qu’il ait pu être, ma douce, ne m’aurait jamais mené
jusqu’à l’autel. Avant mes quinze ans, je connaissais déjà la situation financière de ma famille, et s’il n’y
avait eu que l’argent pour me pousser au mariage, j’aurais convolé bien avant de vous rencontrer. Non, je
vous ai épousée pour la bonne raison que, bien qu’ayant connu quantité de femmes, je n’en ai jamais
rencontré une seule comme vous, qui m’inspire un tel désir de la posséder alors même que vous faisiez un
tel étalage de votre absence de désir pour moi. Cela m’a intrigué et attiré, en partie — pardonnez-moi si
j’ai l’air de me vanter — parce que c’était nouveau pour moi. Je n’avais pas l’habitude. Mais, quand la
nouveauté s’est émoussée, ma fascination n’a pas faibli pour autant.
Une expression qui ressemblait à de la panique affleura sur le visage d’Edie.
— Pourtant, malgré cette fascination, vous êtes parti un mois à peine plus tard, alors que nous étions
convenus d’en passer deux ensemble.
— Vous n’arrêtiez pas de parler de mon départ. A la fin du premier mois, vous me poussiez
quasiment vers la porte. Un homme ne peut pas supporter longtemps ce genre de situation. Vous désirant
comme je vous désirais, je serais devenu fou si j’étais resté davantage. Et, à l’époque, je n’étais pas prêt
à abandonner l’Afrique et à rester définitivement en Angleterre. Je ne l’étais pas, certes. Mais ces
derniers jours à Highclyffe, il y a cinq ans, ont été une sacrée épreuve pour moi.
— Je…
Elle fit une pause et s’humecta les lèvres.
— Je ne savais pas.
— Oui, ce n’est pas le genre de chose qu’un homme admet aisément. Nous aimons croire que nous
sommes irrésistibles. Ce qui me ramène à ce point concret : nous sommes mariés, je suis désormais à la
maison, et vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous êtes si opposée à un vrai mariage entre nous. Et
ne prétendez pas que c’est à cause de ce gars que vous avez connu il y a des années, car je refuse de
croire que vous en pinciez encore pour lui.
— En pincer ? répéta-t-elle.
L’espace d’un instant, elle le fixa avec une expression indéchiffrable. Puis elle secoua la tête comme
si elle sortait d’une rêverie.
— Oh ! mais vous vous trompez. J’en pince encore pour lui.
Ses paroles étaient si peu convaincantes que même un enfant ne l’aurait pas crue. Stuart sourit,
soulagé de savoir qu’au moins il n’avait plus à lutter contre le fantôme d’un autre.
— Vous avez encore le cœur brisé, hein ?
— Dévasté.
Elle recula d’un pas et grimaça en heurtant des reins le bord du bar derrière elle, ébranlant verres et
carafes.
— Anéanti. Je… Je n’aimerai plus jamais personne.
— Jamais ?
Il raccourcit une nouvelle fois la distance entre eux.
— Je vous l’ai déjà dit : jamais, c’est très long.
Elle releva le menton.
— Pas assez long pour que je veuille de vous.
— Non ?
Il étudia son visage et, étrangement, ce qu’il y lut le rendit plus optimiste. Il y avait du ressentiment
sur la figure d’Edie, et un soupçon de peur, mais il y vit aussi quelque chose d’autre : le défi. Prouvez-
moi que j’ai tort, semblait-elle dire. Avec, peut-être, le léger espoir qu’il y parviendrait.
— Oh ! oh ! murmura-t-il. Voilà qui est fait, vous me jetez le gant.
— Que voulez-vous dire ?
— Aucun homme digne de ce nom ne peut ignorer une telle déclaration.
Il soutint son regard.
— Je crois que je peux vous amener à me désirer.
Elle étrécit les paupières.
— Beaucoup d’hommes croient qu’ils peuvent amener les femmes à les désirer. Certains utilisent
des moyens peu honorables pour y parvenir.
— Et vous pensez que je suis cette sorte d’homme ?
— Je ne sais pas.
— Vous le savez parfaitement, bon sang ! Edie, nous avons vécu ensemble un mois après notre
mariage, et pas une seule fois je ne me suis conduit de façon déshonorante. Plus d’un homme à ma place
aurait choisi d’exercer ses droits conjugaux après les noces, promesses ou pas. Mais je ne l’ai pas fait,
n’est-ce pas ?
Elle ne répondit pas, mais Stuart n’avait pas l’intention de renoncer.
— L’ai-je fait ?
— Non, admit-elle enfin.
— Je me suis comporté en parfait gentleman. Et comme je vous l’ai dit, ce n’était pas facile. Surtout
ce dernier après-midi, sur la terrasse. J’avais envie de vous faire l’amour au milieu des sandwichs au
concombre !
Elle le regardait fixement, et il pensa qu’elle avait peut-être oublié ce jour. Puis il vit une rougeur
envahir ses joues pâles et il comprit qu’elle savait parfaitement à quoi il faisait allusion. Son espoir s’en
accrut d’autant.
— Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? murmura-t-il en se penchant plus près. Je vous ai fait
sourire et vous ai dit alors que j’aimerais bien voir ce sourire-là en me réveillant le matin…
— J’ignore de quoi vous parlez, l’interrompit-elle.
C’était un mensonge, il le savait, et il ne put s’empêcher de ricaner.
— Vous savez exactement de quoi je parle. Je crois que l’idée de vous réveiller près de moi ne vous
déplaisait pas.
— Ah bon ? Si je m’en souviens bien, je vous ai fait taire promptement.
— Donc vous vous rappelez ?
— Assez pour savoir que je n’ai pas apprécié le moins du monde votre suggestion, affirma-t-elle.
Mais la rougeur s’intensifiait sur ses joues alors même qu’elle prononçait ces mots, et elle n’arrivait
plus à soutenir son regard.
— Sottises. Vous le vouliez. Seulement vous n’étiez pas prête à l’admettre devant moi. Peut-être
même devant vous-même.
— Vous avez l’imagination fertile, commenta-t-elle, les yeux fixés sur son col de chemise. Avez-
vous jamais songé à devenir écrivain ? Parce que vous êtes doué pour inventer des histoires.
— Sont-ce des histoires ? Ou suis-je simplement en train de rappeler des faits inopportuns ?
— Le seul fait inopportun en l’occurrence, c’est que vous refusiez d’accepter ce que je ressens.
Elle leva les yeux vers lui.
— Je ne veux pas de vous. Je ne voulais pas à l’époque, je ne veux pas aujourd’hui, et je ne
changerai pas d’avis plus tard.
Il haussa les épaules.
— Si ce que vous dites est vrai, vous ne devriez pas redouter que l’on mette votre décision à
l’épreuve. Je pense que, malgré ce que vous prétendez, vous ressentez bel et bien une certaine attirance
pour moi. Et je peux le prouver.
— Et comment avez-vous l’intention d’y parvenir ?
Il réfléchit, baissant un instant les yeux sur la bouche rose pâle de son interlocutrice.
— Je crois qu’un baiser serait une bonne preuve. Pas vous ?
Le regard d’Edie s’étrécit.
— Essayez de m’embrasser, Margrave, et une bonne gifle viendra effacer ce sourire suffisant de
votre visage !
— Non, non, Edie, vous vous méprenez. Je pense que je peux vous persuader de m’embrasser.
Cette déclaration la fit rire — et ce rire, éclatant et joyeux, semblait malheureusement sincère.
— Et combien de temps croyez-vous qu’il vous faudra pour accomplir ce miracle ? s’enquit-elle.
Il étudia la question. Un an ? Elle n’accepterait jamais. Ni même six mois.
— Un mois ?
— Dix jours, répliqua-t-elle abruptement. Vous avez dix jours.
— Dix jours ?
En dépit de cette capitulation inattendue, il se sentait enclin à protester contre la brièveté du délai.
— Vraiment, Edie, ce n’est pas très chic.
— Dix jours à partir de demain, c’est le temps qui reste jusqu’au départ de Liverpool du prochain
paquebot, et j’ai l’intention d’être à son bord. J’ai déjà réservé la traversée.
— New York ?
Il jeta un coup d’œil vers les papiers que Joanna avait jetés sur la table, constatant à regret qu’il
s’agissait bel et bien de billets de bateau. Dans tous les scénarios qu’il avait imaginés sur les
circonstances de leur réconciliation, il n’avait jamais envisagé qu’elle puisse vouloir retourner en
Amérique plutôt que d’essayer de construire une vie avec lui.
— Et Joanna ? Avez-vous donc changé d’avis sur la nécessité d’une éducation supérieure pour les
filles ?
— Je sais que les Anglais croient les Américains terriblement peu civilisés, mais nous avons aussi
des écoles de l’autre côté de l’Atlantique.
— Alors la solution, pour vous, c’est la fuite ? Est-ce ainsi que vous affrontez toutes les crises qui
surviennent dans votre vie ?
Edie se raidit, montrant ainsi que le coup avait porté, mais refusa de se laisser influencer.
— Dix jours. C’est à prendre ou à laisser.
— Je prends, car je suis certain d’avoir raison.
— Vraiment ?
Elle l’étudia, songeuse et visiblement sur le qui-vive.
— Assez sûr pour parier ?
— Parier ? Vous voulez dire de l’argent ?
— Non, pas d’argent.
— Quoi d’autre alors ?
Elle n’hésita pas un instant.
— Si je gagne, vous accepterez une séparation de corps légale et permanente.
Il la dévisagea, consterné.
— Une séparation légale, cela signifie que je ne pourrai jamais avoir d’enfants légitimes.
— Ce ne serait pas pire pour vous qu’à présent puisque je n’ai aucune intention de vous en donner.
Et je pars pour l’Amérique. Sauf…
Elle s’interrompit, plissant les paupières.
— Sauf si, en dépit de ce que vous affirmez sur votre caractère honorable, vous avez l’intention
d’employer la force pour m’en empêcher ?
— Joli coup, fit-il en lui lançant une œillade ironique. Vous jouez aux échecs, aussi ?
— Effectivement, et je suis plutôt bonne.
— Je vous crois.
— Pour ménager ma sœur et nous épargner le scandale, ainsi que pour tout simplifier au maximum,
votre consentement à une séparation légale discrète serait la meilleure solution.
— C’est bien la chose la plus affreuse que j’aie jamais entendue, marmonna Stuart.
Cela signifiait qu’il ne pourrait pas vivre avec elle et, sans aucune sorte d’intimité pour la
rapprocher de lui, ses chances de la conquérir se trouveraient pratiquement réduites à zéro. Il savait que,
sans sa coopération, Edie n’obtiendrait jamais de séparation légale. Il ouvrait déjà la bouche pour refuser
la proposition, puis il s’arrêta pour en évaluer tous les aspects.
S’il n’acceptait pas ce pari, elle filerait en Amérique, il n’en doutait pas. Il aurait fort à faire pour la
traîner de nouveau à la maison une fois qu’elle serait là-bas, même avec la loi de son côté. Et, quand bien
même il réussirait à la ramener de force, il ne gagnerait rien d’autre que son inimitié.
Ce pari, au contraire, pouvait lui fournir exactement l’occasion dont il avait besoin, s’il parvenait à
le faire tourner à son avantage. Il savait qu’il prenait un risque énorme en acceptant mais, bon sang, il
n’avait jamais été homme à agir avec prudence. En dix jours, il pouvait sûrement obtenir un baiser.
— Très bien, déclara-t-il. Si vous voulez qu’on parie, je suis partant. Mais à certaines conditions.
Elle flaira le piège et lui jeta un coup d’œil méfiant.
— Lesquelles ?
— Vous allez revenir avec moi à Highclyffe et passer les dix prochains jours en ma compagnie. Et,
ajouta-t-il avant qu’elle n’ait eu le temps d’émettre d’objections, pendant tout ce temps, nous dînerons
chaque soir à la même table et passerons au moins quatre autres heures par jour ensemble. Pendant deux
de ces heures, nous ferons ce qu’il vous plaît, et pendant les deux autres…
Il s’arrêta et coula vers elle un regard plein d’espoir.
— … nous ferons ce que je veux.
— Aucune de ces clauses n’inclut de me faire des avances ou de partager mon lit, j’espère.
— Sur le premier point, je refuse de promettre. Rejetez mes avances si vous le souhaitez, mais je me
réserve le droit de les faire.
Il leva les yeux sur son visage.
— Quant au second point, je n’irai dans votre lit que si vous m’y invitez, Edie.
Elle serra la mâchoire.
— Cela n’arrivera pas.
— Les circonstances ne jouent pas en ma faveur, c’est vrai, mais je vis d’espoir.
Elle réfléchit un instant, puis acquiesça.
— C’est d’accord. Ce ne sont que dix jours, après tout.
Elle voulut s’éloigner, pensant que la conversation était close, mais il lui barra le passage.
— Vous n’oubliez pas quelque chose ? Nous devons convenir de ce qui arrivera si je gagne.
— Ce n’est pas vraiment nécessaire, puisque vous allez perdre.
— Un pari doit être envisagé des deux côtés. Si je gagne, que recevrai-je ?
— Que…
Elle s’interrompit et déglutit convulsivement.
— Que désirez-vous ?
Il joua sa dernière carte.
— Si je gagne, vous accepterez de vivre avec moi de façon permanente. Pas de déménagement, de
fuite à New York ou ailleurs, pas de tentatives de divorce ou d’annulation, pas de séparation.
— Vivre avec vous pour le restant de nos vies ? Je ne peux faire une telle promesse.
Le ton horrifié de sa voix rappela à Stuart que, s’il insistait trop, elle pouvait faire machine arrière
et s’enfuir à New York à la première occasion, mais tant pis. S’ils devaient jouer ce jeu, il avait
l’intention de ne pas le jouer pour rien.
— Ce n’est pas négociable, Edie.
— C’est impossible.
— C’est vous qui avez placé l’enjeu à cette hauteur. Alors qu’est-ce qui ne va pas ? ajouta-t-il
comme elle secouait la tête. Vous craignez de me trouver irrésistible ?
Elle prit un air de dérision qui coupa court à la supposition.
— Pas de danger.
Il écarta les bras.
— Alors où est le problème ?
Infléchissant le cou, elle se mordit la lèvre.
— Oh ! très bien, lança-t-elle enfin. Je crains que ce ne soit la seule façon de me débarrasser de
vous sans une épuisante bataille juridique. Nous commencerons demain matin. A onze heures.
— C’est trop tard pour le petit déjeuner et trop tôt pour le repas de midi. Vous avez donc autre chose
en tête, je présume ?
— Retrouvez-moi à la gare Victoria, quai 9, et apportez vos affaires. Le voyage de retour à
Clyffeton sera notre première sortie.
— En train ?
Il gémit.
— Edie, comme vous êtes peu romantique !
— C’est vous qui insistez pour passer ces dix jours à Highclyffe, lui rappela-t-elle. Alors il faut
bien que nous prenions le train à un moment ou un autre. Et vous venez de stipuler que j’avais mon mot à
dire dans le choix de nos activités.
— Mais dans le train, nous ne serons jamais seuls.
— Précisément.
— C’est donc ainsi que vous avez l’intention de jouer le jeu, en me tenant à distance chaque seconde
que nous passerons ensemble ? Et vous traînerez Joanna partout où nous irons en guise de chaperon, je
suppose ?
Elle ne répondit pas, mais les mots étaient inutiles. Le petit sourire qu’elle arborait confirmait la
supposition.
— Faites comme vous voulez et gardez vos secrets, murmura-t-il.
Mais si elle s’obstinait à utiliser Joanna comme un rempart, il allait devoir contourner l’obstacle, il
le savait.
— Je vais acheter les billets et vous retrouverai sur le quai demain à 11 heures, dit-il. Mais mes
projets pour nous deux seront bien plus agréables que d’étouffants voyages en train, je vous le promets.
Une lueur indéfinissable brilla dans les yeux d’Edie — de l’inquiétude, peut-être même de la peur
—, puis disparut avant qu’il puisse la déchiffrer.
— Profitez de ce jeu à votre gré, Stuart, mais j’ai déjà demandé à M. Keating de préparer un accord
de séparation et, dans dix jours, vous le signerez.
— Seulement si vous ne m’avez pas embrassé entre-temps, rétorqua-t-il d’un ton enjoué. Et, puisque
nous en sommes aux prédictions, permettez-moi de vous faire partager la mienne. Quand cet accord de
séparation arrivera, vous apprécierez tellement ma compagnie que vous ne voudrez pas me quitter. En
fait…
Il s’interrompit pour se pencher un peu plus vers elle.
— J’ai l’intention de vous faire désirer bien plus que des baisers avant la fin de ces dix jours.
— Désirer ? répéta-t-elle, incrédule. Vous pensez que je vais vous désirer ?
— Je l’espère, Edie, répondit-il en toute sincérité. Parce que, si je n’y parviens pas, je ne mérite
pas de vous avoir.
Il s’arrêta, un léger sourire aux lèvres.
— Bien sûr, vous pouvez succomber et m’embrasser tout de suite, afin que nous puissions passer à
des choses encore plus délectables. Je m’arrangerai pour que ça en vaille la peine, je vous le promets.
— Et être privée de toute cette glorieuse attente où je me consumerai de désir pour vous ? Jamais de
la vie !
Posant la paume sur son torse, elle le repoussa avec un rictus qui ôta à Stuart toute bribe d’espoir.
Elle avait toutes les raisons d’être confiante, se dit-il en la suivant des yeux tandis qu’elle marchait
vers la porte. Parce qu’en cet instant précis l’éventualité d’Edie l’embrassant de son plein gré semblait
aussi peu probable qu’une tempête de neige au Sahara.
Chapitre 8

Edie n’aurait pu imaginer meilleur accord que celui qu’elle venait de conclure. Le sombre et
menaçant nuage qui planait au-dessus d’elle depuis le retour de son mari commença à se dissiper pour
laisser place au soulagement. Pour regagner sa liberté, elle n’avait rien d’autre à faire que de ne pas
embrasser Stuart pendant les dix jours à venir. Comme elle n’avait pas la moindre envie de lui accorder
un baiser, où était la difficulté ?
A peine cette pensée lui eut-elle traversé l’esprit que les mots de Stuart lui revinrent en mémoire.
Je crois que je peux vous amener à me désirer.
Elle passa du soulagement à une soudaine impression de malaise qu’elle tenta d’écarter. Stuart
n’emploierait pas la force avec elle. Ainsi qu’il le lui avait rappelé, il n’en avait jamais fait usage et
assurait qu’il n’en userait pas davantage maintenant. Bien entendu, on ne pouvait jamais être absolument
sûre avec les hommes, mais la raison de son malaise n’était pas là.
Pendant deux de ces heures, nous ferons ce qu’il vous plaît, et pendant les deux autres… nous
ferons ce que je veux.
De toute évidence, son plan consistait à la séduire. Et alors ? Elle ne savait pas au juste comment il
comptait s’y prendre, mais on ne séduisait une femme que si elle était consentante, et incontestablement
elle ne l’était pas. Elle était immunisée contre tout cela.
Elle aurait dû être rassurée par cette pensée, et pourtant son malaise s’accrut. Si elle était
immunisée, pourquoi avait-elle besoin de se le rappeler ?
La pendule sonna, et elle écarta cette petite pensée déplacée. Il était cinq heures et elle était
supposée descendre prendre le thé. Les cinq minutes que Stuart lui avait demandées s’étaient
transformées en demi-heure, et elle était encore en train de tergiverser ici. Empoignant son réticule, elle
quitta la suite pour rejoindre lady Trubridge et Joanna.
En arrivant au salon, elle avait eu le temps de repousser tout sentiment d’inquiétude — Stuart
pourrait tenter tout ce qu’il voudrait pour la séduire, il perdrait son temps.
Elle s’arrêta sur le seuil et balaya la pièce du regard, cherchant entre les colonnes de marbre et les
palmiers en pot. Mais la salle était vaste et toutes les tables occupées, si bien qu’elle ne put trouver sa
sœur et son amie parmi cette foule.
— Votre grâce ?
Elle tourna la tête et découvrit le maître d’hôtel à côté d’elle.
— Je cherche lady Trubridge et ma sœur.
L’homme s’inclina.
— Bien sûr. Lady Trubridge vous attend, et je crois que Mlle Jewell est avec elle. Si vous voulez
bien me suivre.
Il lui fit traverser la pièce bondée jusqu’à une superbe terrasse donnant sur les jardins de
l’Embankment et la rivière, où sa sœur et son amie étaient installées près de la balustrade.
La voyant approcher, Belinda Trubridge murmura quelque chose à Joanna, et toutes deux se levèrent
pour l’accueillir tandis que le maître d’hôtel s’écartait en annonçant :
— Sa grâce, la duchesse de Margrave.
— Edie, ma chérie.
Belinda contourna la table pour lui serrer les mains.
— Quel plaisir de vous voir, cela fait une éternité.
— C’est un plaisir pour moi aussi, répondit Edie en déposant un baiser affectueux sur la joue de son
amie. Veuillez excuser mon retard.
Belinda désigna sa jeune compagne.
— Ne soyez pas désolée. J’avais Joanna pour me tenir compagnie.
Edie lança un regard méfiant à sa sœur.
— Elle vous a parlé de mon visiteur inattendu, je suppose.
— Un peu, admit Belinda. Mais je l’avais vu avant que Joanna ne descende. Il venait de finir son thé
et s’est arrêté près de ma table en sortant. Quand il a su que je vous attendais, il a eu l’amabilité de me
prévenir que vous seriez en retard.
— Oui, soupira Edie.
Combien de fois devrait-elle s’attendre à ce qu’il interfère ainsi dans sa vie sociale pendant les dix
jours à venir ?
— C’est ce qu’il m’a dit.
— C’était une vraie surprise de le voir, je dois l’admettre, ajouta Belinda. Je savais qu’il avait été
blessé, bien sûr, mais…
Edie fixa son amie avec étonnement.
— Vous le saviez ? Belinda, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?
— Il a écrit à Nicholas et à un ou deux autres de ses amis proches, mais il ne voulait pas donner
matière à des commérages et leur a demandé de rester muets là-dessus. Nicholas m’en a bien parlé, mais
il m’a fait promettre de n’en rien dire à personne. J’ai pensé que Margrave vous avait écrit
personnellement pour vous en informer.
— Eh bien, il n’en a rien fait. Quand je l’ai vu, cela…
Elle se tut et se frotta le front.
— Cela m’a fait un choc.
— J’imagine, murmura Belinda.
Elle étudia Edie de son regard intuitif.
— Mais que s’est-il passé en haut ? intervint Joanna avec son impatience habituelle. Avez-vous fait
la paix tous les deux ?
— Joanna, vraiment ! la gronda Belinda. Ne m’avez-vous pas promis il y a dix minutes de ne pas
poser de questions sans tact à votre sœur ?
— Autant demander au soleil de se coucher à l’est, déclara Edie.
Belinda pouffa, et Edie fut frappée par le rayonnement qui se dégageait de sa personne. Avec sa
chevelure noire et ses yeux bleus, Belinda avait toujours été d’une beauté remarquable, mais elle semblait
particulièrement délicieuse aujourd’hui.
— Dieu, comme vous semblez en forme, observa Edie, heureuse de pouvoir changer de sujet. Quel
est votre secret ? Une nouvelle crème pour le visage ?
Belinda rit de plus belle.
— Non, pas une crème. C’est tout autre chose, mais cela peut attendre. Asseyons-nous.
Joanna et Belinda reprirent leurs sièges tandis qu’Edie contournait sa sœur pour s’installer en face
de son amie.
— Eh bien ? insista-t-elle en ôtant ses gants sans quitter Belinda des yeux. Dites-moi ce qui vous
rend si radieuse en ce moment ?
Belinda rougit.
— J’attends un bébé.
— Un bébé ?
Joanna et Edie s’étaient exclamées en même temps, ce qui fit rire Belinda.
— Vous semblez très surprises. Mais cela fait un an que je suis mariée après tout.
— Je trouve cela magnifique, dit Joanna. Cela fait presque de moi une tatie. J’adorerais être une
tatie, ajouta-t-elle avec un soupir désolé.
Edie lui assena un coup de pied sous la table.
— Un bébé, Belinda ? Vraiment ?
— Vous avez remarqué que j’étais rayonnante, répondit son amie en lui versant une tasse de thé. Je
pensais que vous en auriez deviné la raison avant même de vous asseoir.
— Eh bien, non, fit Edie. Mon…
Elle rit, déconcertée.
— Un bébé. Mes félicitations. Est-ce que Trubridge est au courant ?
— Oui. Il est ravi, bien entendu. Tout le monde l’est.
Belinda tendit sa tasse de thé à Edie puis se pencha vers elle avec une lueur de malice dans les
yeux.
— Je crois que même Landsdowne va peut-être bien s’en réjouir, ajouta-t-elle en faisant référence à
son terrible beau-père, le duc de Landsdowne, qui s’était violemment opposé au mariage de son fils.
Belinda, même si elle avait été mariée en premières noces au comte de Featherstone et avait mené
une vie de veuve convenable avant son remariage avec Trubridge, était encore américaine et Landsdowne
détestait les Américains.
La consolation, avait plaisanté Edie, c’était que la plupart des Américains le lui rendaient bien, elle
comprise.
— Vraiment ? fit cette dernière.
Elle lança un regard sceptique à Belinda par-dessus le bord de sa tasse.
— Se réjouira-t-il aussi si c’est une fille ?
— Sans doute pas, admit Belinda en riant. Mais, autant que je déteste cet homme, je ne peux le
blâmer de désirer un garçon. Tous les aristocrates désirent cela.
— Certes.
Edie prit une gorgée de thé, et sa tasse heurta un peu la soucoupe lorsqu’elle la reposa.
— C’est le désir de tous les gentlemen.
Belinda, toujours prompte à saisir les nuances, lui jeta un coup d’œil soucieux, mais elle avait trop
de tact pour poser la moindre question en présence de Joanna.
Edie s’en réjouit, car sa propre situation conjugale était bien la dernière chose dont elle aurait voulu
discuter, surtout avec Belinda. Son amie était une marieuse professionnelle et, même si elle savait
désormais que l’union d’Edie et de Margrave n’était pas le mariage d’amour qu’elle avait cru d’abord en
l’appuyant auprès du père d’Edie, Belinda était trop romantique pour accepter avec facilité la notion de
séparation.
— Je n’arrive pas à croire que nous nous trouvions toutes deux en ville en même temps, déclara-t-
elle, diplomate.
Edie sauta sur ce nouveau sujet de conversation.
— Moi non plus ! Lorsque je suis passée un peu plus tôt à Berkeley Street, j’étais sûre que votre
majordome me dirait que vous étiez partie pour le Kent.
— Je suis désolée de ne pas avoir été là au moment de votre visite. En fait, j’étais en train de
déjeuner ici avec un client. Il n’y a pas quinze jours que le Savoy est ouvert, mais c’est déjà un lieu de
prédilection pour nos amis américains. Heureusement, vous avez reçu mon invitation pour le thé et vous
avez pu l’accepter, aussi tout est-il bien qui finit bien.
— Vous avez encore des clients ? s’enquit Edie, assez surprise. Trubridge vous a permis de
continuer votre agence matrimoniale ?
Ce fut au tour de Belinda de s’étonner.
— Pourquoi ne l’aurait-il pas permis ?
Edie haussa les épaules.
— Oh ! je ne sais pas. Les hommes ne laissent généralement pas leur femme gérer un négoce, si ?
— Il sait bien qu’il ne pourrait pas m’en empêcher, fit Belinda en riant. Et il ne peut guère
désapprouver. Comme il est lui-même dans le commerce, ce serait hypocrite.
Peu de maris se seraient préoccupés d’hypocrisie en l’occurrence, mais Edie s’abstint de le faire
remarquer. Au lieu de quoi elle esquissa un sourire poli, sirota un peu de thé et prit un gâteau sur le
plateau.
— Bien que mariée, je viens donc à Londres assez souvent, reprit Belinda, même en août. Votre
arrivée en ville a pourtant été une véritable surprise.
Pas tout à fait, compte tenu circonstances, songea Edie. Mais, bien entendu, elle ne pouvait
expliquer ce qui l’avait amenée ici.
— Vraiment ?
Edie mordit dans son gâteau.
— Bien sûr ! Vous arracher à Highclyffe en été est aussi difficile que de détacher une moule de son
rocher.
Sa bouchée prit soudain un goût de sciure. Edie avala une autre gorgée de thé, mais cela n’y changea
rien, la terrible réalité n’en demeurait pas moins là : quoi qu’il se passe avec Stuart, ses jours à
Highclyffe étaient comptés. Bientôt, ce ne serait plus son foyer. Elle l’avait su dès l’instant où elle avait
vu son mari sur le quai, mais jusqu’à présent elle n’avait pas mesuré combien ce serait terrible. Elle
n’avait pas songé à ce qu’elle ressentirait en disant adieu au seul endroit où elle avait vécu en se sentant
chez elle.
Vous abandonneriez vraiment tout cela ? Vous tourneriez le dos à tout ce que vous avez construit
ici ?
Les paroles de Stuart résonnèrent à son oreille, et son moral commença à sombrer. Elle allait devoir
abandonner Highclyffe, car Stuart ne la laisserait jamais continuer à le gérer à présent qu’il était de
retour. Pourquoi l’aurait-il fait ? Highclyffe était son foyer à lui, non plus le sien.
Plus de pique-niques dans le Wash. Plus de pêche aux palourdes avec Joanna sur la plage, plus
d’exploration des cuvettes de marée ni de baignades au large des rochers. Plus de cueillette des
châtaignes en automne ni de projets pour les nouvelles plantations de printemps pendant les hivers
pluvieux. Plus de travail au sein des œuvres de bienfaisance du village, tâche qu’elle avait toujours
trouvée si gratifiante. Plus de but à sa vie.
La voix de Belinda la tira de ces réflexions moroses. Edie tressaillit ; sa sœur et son amie la
dévisageaient avec inquiétude.
Joanna posa une main sur son bras.
— Edie ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, ma chérie, affirma-t-elle en se forçant à sourire. Je ne dois pas avoir assez mangé à midi.
Le thé et le gâteau sucré me tournent un peu la tête.
Joanna parut se satisfaire de l’explication car elle retira sa main, l’air rasséréné.
— Vous n’avez pas assez mangé au déjeuner, c’est un fait.
— Prenez donc un sandwich, suggéra Belinda.
Edie obéit, mais les propos de son mari n’en continuèrent pas moins à agir en elle.
J’avais envie de vous faire l’amour au milieu des sandwichs au concombre.
Au diable tout cela ! songea-t-elle en mordant dans son sandwich. Elle ne voulait pas qu’on lui fasse
l’amour. Et si quitter Highclyffe était le prix à payer pour éviter cela, eh bien, elle le paierait.
Il existait d’autres pays où vivre, d’autres maisons qui pourraient devenir son foyer. Elle pouvait se
rendre partout où elle le désirait dans le monde. Mais, lorsqu’elle s’interrogeait sur le lieu où elle irait
après ces dix jours, elle ne pouvait contenir ses craintes. Retrouverait-elle jamais un seul endroit sur
terre où elle se sente de nouveau chez elle ?

* * *

En matière de femmes, Stuart n’était pas le genre d’homme à se projeter dans l’avenir. Les lettres
romantiques et soigneusement rédigées, les bouquets de fleurs choisis en fonction de leur signification
appropriée, ce n’était pas son style. Ni les longs marivaudages, les regards qui s’attardent, les
promenades dûment chaperonnées, les mains furtivement pressées. Pour lui, conquérir une femme n’avait
jamais relevé d’une campagne mûrement réfléchie ni d’une partie d’échecs.
Mais durant le trajet en cab, entre le Savoy et son club, il eut quelques raisons de se demander si un
peu de stratégie anticipative concernant Edie ne serait pas la bienvenue.
Certes, il avait improvisé en lui demandant de venir passer les dix prochains jours à Highclyffe, ce
qui était certainement préférable au fait de courir après elle ici ou là. A Highclyffe, ils trouveraient de
l’intimité et des souvenirs communs à partager — du moins quelques-uns. Mais il ne disposait que de dix
jours et il savait qu’il lui faudrait en utiliser au mieux chaque minute. A vrai dire, tandis qu’il regardait
par la fenêtre du véhicule en réfléchissant à ce qu’allait être sa tactique pendant ces jours précieux, il se
sentait plutôt démuni.
Il dut constater avec chagrin que ses succès auprès du beau sexe l’avaient rendu aussi suffisant qu’un
jeune homme. Jusqu’à ce qu’une fille déterminée au regard vert et froid, et au cœur plus glacé encore, ne
vienne mettre à mal l’opinion plutôt flatteuse qu’il se faisait de lui-même et de son charme. Non, son
expérience de la gent féminine ne lui avait jamais été d’un grand secours avec Edie, et il doutait qu’elle
puisse suffire à présent pour la conquérir. S’il voulait la séduire, il lui faudrait utiliser autre chose que les
manœuvres superficielles dont il avait usé avec les femmes dans sa prime jeunesse.
Le cab de louage s’immobilisa dans une secousse.
Sortant de ses réflexions, Stuart s’avisa qu’il se trouvait devant le White’s et s’extirpa du véhicule
en grimaçant. Après tout ce temps passé dans des fiacres et des trains, il avait affreusement mal à la
jambe et regretta de ne pas avoir marché entre le Savoy et le White’s. Bah, un second whisky-soda le
remettrait d’aplomb.
Après avoir payé le cocher, il pénétra dans le bar du club, où il commanda une boisson, puis
accrocha sa canne au bras d’un confortable fauteuil de cuir. Posant la jambe droite sur un tabouret, il
s’installa alors dans son siège pour siroter son whisky et réfléchir à ce qui l’attendait.
Il jeta un regard alentour et se demanda ce que ses pairs aristocrates penseraient de son dilemme.
Peu d’entre eux le comprendraient, songea-t-il. Certains lui demanderaient pourquoi il n’entrait pas tout
bonnement dans la chambre de sa femme afin de lui rappeler son devoir conjugal et, ignorant les
objections de celle-ci, ne mettait pas en route l’héritier convoité. D’autres lui conseilleraient de se
trouver une maîtresse et de laisser le duché revenir à son frère. Dans son esprit, le premier cas de figure
n’avait jamais été une éventualité, et le second n’était pas d’actualité.
La situation, certes, ne tournait pas comme il l’avait envisagé pendant son voyage de retour. Tout ce
qu’il avait projeté autour d’un vrai mariage avec Edie était fondé sur l’idée qu’elle avait dû oublier
l’autre homme, à présent. Mais bien que la supposition se fût révélée pertinente, cela n’avait rien changé
du tout. Il ne s’était pas montré convaincant avec Edie, il ne l’avait jamais été et peut-être ne le serait-il
jamais.
A peine cette pensée l’eut-elle traversé qu’il la repoussa de nouveau. Imaginer un échec ne servirait
à rien, et il s’y refusait. Il préféra se concentrer sur la tâche qui l’attendait, la seule dont il devait se
préoccuper pour le moment. Il avait dix jours pour persuader Edie de l’embrasser. S’il y parvenait, il
aurait tout le temps voulu pour dûment la conquérir.
Dix jours pour un baiser. Combien ce pari lui aurait semblé facile avant de la rencontrer ! Mais,
avec Edie, ce jeu ressemblait davantage à l’ascension du mont Kilimandjaro. Elle n’était pas du genre à
accepter les compliments, à se laisser griser par trop de champagne puis porter à l’étage — ce dont il
devait lui être reconnaissant, le temps où il pouvait porter une femme jusqu’à sa chambre étant révolu
pour lui. Un soupçon de champagne ne ferait pas de mal, bien sûr, et l’amènerait peut-être à baisser un
peu sa garde, mais ce ne serait pas suffisant. Il fallait qu’il allume son désir, mais comment ?
— Stuart ?
Il se tourna et découvrit le marquis de Trubridge, accompagné d’un autre gentilhomme qu’il n’avait
jamais vu jusqu’ici. Reposant son verre, il tendit la main vers sa canne.
— Ne vous levez pas, intima Nicholas en voyant Stuart se redresser. C’est très bien ainsi.
Stuart ignora l’injonction.
— Nick, salua-t-il en ôtant sa jambe du tabouret.
Saisissant sa canne, il se leva pour serrer la main de son ami.
— Bon sang, cela fait combien de temps, mon vieux ?
— Au moins deux ans, répondit Nicholas en empoignant chaleureusement la main de son ami.
Du verre de whisky qu’il tenait, le marquis désigna l’homme brun et dégingandé à ses côtés.
— Connaissez-vous le Dr Edmund Cahill ?
— Je n’ai pas ce plaisir.
— Alors puis-je vous le présenter ? Docteur, voici Stuart James Kendrick, duc de Margrave. C’est
un de mes vieux amis depuis Eaton.
— Et depuis vos joyeuses escapades à Paris, dont j’ai entendu parler, intervint le docteur avec un
sourire.
— Est-ce ma réputation qui me précède ou la vôtre ? demanda Stuart à Nicholas.
— La vôtre, répliqua le marquis sans hésiter. Je ne fais plus la fête, ce temps-là est révolu pour moi.
Stuart souleva sa canne.
— Pour moi aussi, je le crains. Joignez-vous donc à moi, ajouta-t-il aussitôt, devançant l’habituelle
pause embarrassée qui précédait toujours une question au sujet de sa jambe blessée.
Les deux autres rapprochèrent des fauteuils du sien. Ignorant les protestations de ses compagnons,
Stuart repoussa son tabouret et insista pour qu’on place une table au centre du groupe.
— J’ai lu dans les journaux le récit de certaines de vos aventures africaines, commença Cahill
lorsqu’ils furent installés et qu’on leur eut apporté des boissons. Un véritable exploit d’avoir navigué
dans cette zone de l’est du Congo.
— Sans compter la découverte d’une nouvelle espèce de papillon, ajouta Nicholas. Je vous envierai
toujours pour toutes les recherches que vous avez effectuées.
— La plupart des gens ne s’intéressent qu’aux exploits de chasse, lui répondit Stuart, désabusé. Ils
veulent entendre parler d’éléphants et de lions, pas de papillons.
— Vous comptez parmi les esprits scientifiques de notre temps, commenta Cahill. Nous comprenons
l’importance de la vie des insectes dans l’ordre naturel. D’un autre côté, ajouta-t-il en souriant sous son
épaisse moustache brune, les lions semblent indéniablement beaucoup plus excitants.
— Et dangereux d’après ce que j’ai entendu, murmura Nicholas. Désolé pour votre jambe, mon
vieux, ajouta-t-il en savourant un peu de whisky.
Stuart se renfrogna à ces mots. Cela ne ressemblait guère à Nicholas de soulever ainsi un sujet
embarrassant.
— Comme je vous l’ai écrit, ce n’était pas vraiment une surprise. Les safaris et l’exploration
peuvent être risqués, et je ne me suis jamais aventuré dans le bush sans m’attendre plus ou moins à
quelque chose de ce genre. J’ai eu plutôt de la chance.
Il songea à Jones et avala une autre gorgée, qui lui brûla la gorge.
— Au moins, je ne suis pas mort.
— Oui, oui, approuva Nick, levant son verre avant de boire à son tour. Mais votre jambe ? Elle
vous fait encore mal ?
— Un peu raide, mais je me débrouille.
— Une blessure musculaire ? s’enquit Cahill d’une voix si neutre que Stuart devint aussitôt
suspicieux.
— Pardonnez sa curiosité, intervint Nicholas. C’est professionnel. Le Dr Cahill a un cabinet dans
Harley Street, et les muscles lésés sont sa spécialité.
— Vraiment ? marmonna Stuart en fusillant son vieil ami du regard. Quelle coïncidence de vous
rencontrer tous les deux ici cet après-midi !
— Pas vraiment une coïncidence, admit Nicholas avec un sourire en ignorant le regard accusateur
de Stuart. J’ai entendu dire que vous étiez en ville et que vous séjourniez au club, et j’ai immédiatement
envoyé un message à Cahill pour lui demander d’abandonner ses autres patients le reste de l’après-midi
et de me rejoindre. Nous avons traîné ici près d’une demi-heure en attendant votre retour.
— Je vous manquais tant que cela, Nick ? Je voudrais pouvoir en dire autant, mais les amis
énervants qui prétendent savoir ce qui est le meilleur pour moi ne me manquent jamais.
— Cahill a fait des merveilles pour mon épaule après que Pongo m’eut tiré dessus, poursuivit
Nicholas, imperméable aux insultes. Cet homme est extraordinaire.
Cahill s’agita dans son fauteuil, l’air un peu embarrassé par le compliment du marquis et son
interférence clairement malvenue dans les problèmes médicaux de son ami.
— Vous me flattez, milord, murmura-t-il.
Mais Nicholas balaya la gêne du docteur aussi aisément que l’irritation de Stuart.
— Le fait est que Margrave souffre, Cahill. Bien sûr, il n’en dira rien, ajouta-t-il, passant outre aux
énergiques dénégations de Stuart. Pouvez-vous faire quelque chose pour lui ?
— Non, déclara Stuart avant que le médecin n’ait eu le temps de répondre. J’ai déjà consulté deux
docteurs. La cicatrice est très étendue, je dois apprendre à vivre avec la douleur, un point c’est tout.
Cahill toussa discrètement.
— Ce n’est pas obligatoirement vrai. Il existe des techniques thérapeutiques qui peuvent soulager la
souffrance et accroître votre mobilité.
— Quelles techniques ? Me faire macérer dans des eaux minérales ? L’un de mes médecins m’a
recommandé cela et, bien que j’aie essayé les eaux d’Evian sur le chemin du retour, cela n’a pas fait
grand-chose, excepté alléger la douleur pendant quelques heures.
Il leva son verre.
— S’il n’y a que cela pour me soulager, je préfère mariner dans le whisky.
— Boire n’est pas une solution, objecta Nicholas.
Stuart sirota une autre gorgée et en savoura la réconfortante brûlure.
— J’ai bien pensé à la cocaïne et au laudanum. Mais le whisky a meilleur goût.
— Pour l’amour du ciel, mon vieux, si vous souffrez, devenir alcoolique n’est pas une solution. Il
faut faire autre chose.
Stuart prit une autre gorgée et grimaça.
— Je ne suis pas alcoolique. Du moins pas encore. Et même si je l’étais, ce n’est pas votre affaire.
— J’en fais mon affaire, nom de nom !
— Messieurs, s’il vous plaît, intervint Cahill. Voulez-vous laisser un vrai médecin placer un mot ?
Les bains d’eau minérale peuvent aider mais, ainsi que sa grâce l’a déjà constaté, ce n’est pas le remède
adéquat. Quant à la cocaïne et au laudanum, je sais que beaucoup de docteurs en prescrivent libéralement
mais, pour moi, les risques d’addiction qu’ils comportent en font des options indésirables. Et, bien que je
n’aie rien contre un bon whisky, je peux peut-être suggérer un traitement plus efficace.
— Par exemple ? questionna Nicholas en ignorant le grognement exaspéré de Stuart.
— Cela dépend, fit Cahill en se tournant vers Stuart. Avez-vous l’impression que la marche vous
procure du soulagement, votre grâce ?
— Oui, admit Stuart à contrecœur. Marcher me fait du bien.
— Alors des exercices pour étirer les muscles et des élongations pourraient apporter une
amélioration significative, surtout si on les associe à des massages et des bains d’eau minérale chauds.
Mais il faudra que je procède à un examen complet avant de recommander un traitement spécifique.
Stuart se montra enfin intéressé.
— Je crois que vous pouvez peut-être m’aider après tout, docteur, admit-il en se redressant dans son
fauteuil. J’aimerais bien que vous m’examiniez, mais je n’ai pas beaucoup de temps. Je dois repartir
demain pour le Norfolk, et il faudrait que la consultation ait lieu ce soir même. Serait-ce possible ?
— Bien sûr. Nous pouvons nous rendre à mon cabinet dès que nous en aurons terminé ici.
— Parfait.
Stuart s’adossa à son siège. Il sentait son optimisme remonter, mais un éventuel traitement pour sa
jambe n’avait rien à y voir.
Chapitre 9

Ce soir-là, après s’être habillée pour le dîner, Edie s’assit avec Joanna et essaya de lui faire
comprendre l’importance de la discrétion.
Mais sa sœur ne voyait pas en quoi informer Stuart du lieu où elles séjournaient à Londres relevait
de l’indiscrétion.
— C’est votre mari, non ? objecta-t-elle d’un air profondément surpris. Les maris et leurs femmes
ne sont-ils pas censés savoir où se trouve leur conjoint ? Et si quelque chose arrivait, hein ?
— Stuart et moi ne sommes pas… nous ne sommes pas comme les autres maris et femmes. Nous
vivons séparés, comme vous le savez.
— Mais il est à la maison à présent et il souhaite faire amende honorable.
Joanna baissa les yeux, tiraillant la courtepointe du lit d’Edie sur lequel elles étaient assises.
— Il est incroyablement gentil. Et beau garçon aussi. Vous ne l’appréciez pas ?
— Ma chérie, soupira Edie, ce n’est pas si simple.
— Lui vous aime encore, c’est évident. Vous aussi vous deviez l’aimer quand vous l’avez épousé.
Ne pouvez-vous essayer de l’aimer à nouveau ?
— Pas de la façon dont vous l’entendez.
Cet aveu lui laissa un goût amer. Elle songea à la jeune fille romantique qu’elle avait été avant
Saratoga et, ainsi qu’elle l’avait fait ce fameux soir dans le labyrinthe avec Stuart, elle se demanda ce
qu’aurait été sa vie sans ce mauvais coup du sort.
— Quand j’étais plus jeune peut-être, avant…
Elle s’interrompit en se rappelant de qui elle parlait.
— Avant quoi ? Avant que Frederick Van Hausen n’entre en scène ?
— Vous savez cela ? Mais vous n’aviez que huit ans !
Joanna parut surprise.
— Bien sûr que je le sais ! Je me souviens que Papa criait dans toute la maison que Van Hausen
allait devoir vous épouser parce qu’il avait détruit votre réputation.
Si seulement il n’avait détruit que cela, songea Edie. Elle se tourna vers sa coiffeuse et scruta son
reflet dans le miroir. Soudain, une vague de nostalgie comme elle n’en avait pas ressenti depuis des
années déferla en elle — la nostalgie de tout ce que Frederick lui avait volé.
— C’est à cela que vous faites allusion, Edie ? Je me souviens, Papa disait que nous allions devoir
aller en Angleterre pour vous trouver un mari car votre honneur était sali. Oh !
Edie se raidit en entendant cette soudaine exclamation. Elle vit briller une lueur de compréhension
dans les yeux de Joanna.
— Est-ce pour cela que vous avez épousé Stuart ? Pour sauver votre réputation ?
Edie se détendit.
— Oui, en partie. Ce n’était pas par amour, ajouta-t-elle.
Bien qu’elle lût un soupçon de déception sur le visage de Joanna, elle se réjouit d’avoir été la seule
à souffrir de sa honte et de sa disgrâce. Au moins, elle avait cette consolation.
— Tout le monde ne se marie pas par amour, ma chérie, expliqua-t-elle avec douceur.
— Je sais.
— Et l’amour ne garantit pas non plus le succès d’un mariage. Certaines unions marchent bien et
d’autres non. La nôtre… n’a pas marché.
— Mais vous pourriez essayer, non ?
Le pouvait-elle ? Edie tenta de refouler le sentiment de panique qui l’envahissait toujours à cette
pensée et soupesa la question aussi objectivement que possible. Mais, songeant à ce que cela
impliquerait, elle secoua la tête.
— Non, je ne pense pas. C’est trop tard pour ça.
— Mais je ne comprends pas du tout ! explosa Joanna. Trop tard ? Vous parlez comme si vous étiez
vieille alors que vous ne l’êtes pas. Vous n’avez que vingt-quatre ans !
— Ce n’est pas une question d’âge.
C’était une question de peur, de honte, de souffrance. Edie le savait et, même si elle détestait sentir
ces émotions-là tapies en elle, elle les avait acceptées depuis longtemps. Au moins, telle qu’était sa vie à
présent, elles demeuraient cachées, embusquées dans l’ombre mais supportables. Si elle vivait une vraie
relation maritale avec Stuart, il voudrait et peut-être même exigerait d’avoir accès à son corps chaque
fois qu’il le désirerait, et elle ne pourrait pas y consentir.
— Je suis satisfaite de ma vie telle qu’elle est et je ne veux pas la changer. Je suis heureuse et
j’espère…
Elle observa une pause et prit la main de sa sœur.
— J’ai besoin de savoir que, quoi qu’il advienne, vous appuierez mes décisions et les respecterez.
S’il vous plaît, dites-moi que, quoi qu’il arrive, vous serez de mon côté.
— Vous êtes ma sœur ! déclara Joanna avec conviction. Bien sûr que je suis de votre côté !

* * *

Le lendemain matin, pourtant, même cette affirmation devait être remise en question.
Lorsque Reeves et les deux jeunes femmes arrivèrent à la gare Victoria, Stuart les attendait déjà sur
le quai. La vue de sa haute silhouette debout dans les volutes de vapeur s’élevant du train rappela à Edie
le moment où, deux jours plus tôt, elle l’avait découvert à la gare de Clyffeton.
Avec sa peau bronzée et son bâton de marche sculpté, il avait encore cette allure exotique des
hommes en provenance de pays étrangers. Cette fois cependant, il n’était pas entouré d’un amoncellement
de coffres et de valises en crocodile mais n’avait à ses pieds qu’un énorme panier à pique-nique —
lequel, à en croire les lettres imprimées sur l’osier, était de confection aussi britannique que le pudding
aux prunes et la reine Victoria.
Joanna avait remarqué elle aussi les initiales F & M tracées à l’encre sur le côté.
— Fortnum et Mason ? s’écria-t-elle, ravie. Oh ! Edie, regardez. Fortnum et Mason !
— Oui, Joanna, je vois, répondit Edie.
Et tournant les yeux vers son mari :
— Tentative de corruption, Stuart ?
Il ôta son chapeau et s’inclina.
— Bonjour, mesdames. Nommez-le ainsi si vous voulez. Moi, j’appelle cela un déjeuner.
Et se penchant pour tapoter le chien :
— Hello, mon vieux !
Mais Snuffles, occupé à justifier son nom par une avide inspection du panier à pique-nique, ne
répondit à la salutation de Stuart que par un vague remuement de son tronçon de queue. Lorsqu’il fourra
son nez sous le couvercle pour essayer de le soulever, le duc se pencha vers le terrier et le saisit par le
milieu du corps.
— Non, fit-il fermement. Ce n’est pas pour toi.
— Je vais le prendre, votre grâce, intervint Reeves en s’avançant pour joindre le geste à la parole.
Je ferais mieux de monter dans le train et de l’installer dans sa caisse.
— Vous allez avoir besoin de votre billet.
Calant sa canne sous son bras, Stuart fouilla dans la poche de poitrine de sa veste en tweed à
chevrons gris. Il en tira quatre tickets et tendit le billet de deuxième classe à la femme de chambre.
— On vous apportera votre déjeuner, j’ai arrangé cela.
— Merci, votre grâce.
Sur quoi Reeves, cette efficace et imperturbable camériste au maintien de grenadier, le gratifia d’un
discret sourire.
Edie eut du mal à en croire ses yeux.
— Qu’avez-vous fait à ma femme de chambre ? chuchota-t-elle d’un ton farouche, lorsque Reeves se
fut éloignée.
— Edie ! murmura-t-il avec un air de reproche. En tant que gentleman, je ne puis décemment
répondre à une question aussi inconvenante.
Il remit son chapeau, ôta un brin de peluche de sa veste et, tirant sa canne de sous son bras, porta
son attention vers la jeune fille qui, à l’instar de Snuffles, tentait de jeter un coup d’œil dans la panière.
— Joanna, on ne regarde pas !
Elle se redressa aussitôt.
— Mais j’adore Fortnum et Mason ! C’est mon magasin favori à Londres. Celui d’Edie aussi.
— Vraiment ?
Un léger sourire aux lèvres, il coula un regard vers Edie.
— Magnifique !
Ce sourire reflétait beaucoup trop d’assurance au gré de la jeune femme.
— Vous semblez bien content de vous ce matin, remarqua-t-elle.
— Cela vous ennuie-t-il ?
Il sourit plus largement.
— Vous commencez déjà à vous inquiéter, hein ?
— Je ne suis pas inquiète, je suis amusée, rectifia-t-elle avec dignité. Vous croyez vraiment vous
gagner mes bonnes grâces avec ce panier à pique-nique ?
— Non, répondit-il sans hésiter. Aussi n’est-ce pas pour vous. C’est pour Joanna.
La jeune fille poussa un cri de joie.
— Pour moi ? Oh ! comme c’est gentil !
Edie, ironique, rencontra le regard pétillant de Stuart.
— Je n’arrive pas à y croire. Vous soudoyez ma sœur pour faire d’elle votre complice !
— Que voulez-vous, je suis sans vergogne, commenta-t-il en lui lançant un coup d’œil faussement
contrit.
— Il faut vraiment que vous soyez désespéré pour avoir recours à une pareille tactique, fit-elle avec
plus d’assurance dans la voix qu’elle n’en ressentait réellement. Mais Joanna est encore ma sœur. Vous ne
pouvez pas acheter sa loyauté.
— Y a-t-il des chocolats là-dedans ? s’enquit Joanna.
Elle se penchait de nouveau, mais Stuart referma le couvercle du bout de sa canne avant qu’elle ne
découvre la réponse à sa question.
— On ne regarde pas, j’ai dit. Il vous faudra attendre le déjeuner pour découvrir ce qui est à
l’intérieur.
Il interrompit les protestations de Joanna en lui tendant les trois autres billets.
— Soyez un amour, lui dit-il, occupez-vous de cela pour moi, voulez-vous ?
Et comme elle obtempérait, il saisit l’anse du panier pour le soulever.
— Et si nous montions ?
Sans attendre la réponse, il tourna les talons et se dirigea vers le train, Joanna à son côté.
Edie leur emboîta le pas, observant Stuart tandis qu’il traversait le quai. Bien qu’il maniât le lourd
panier avec une relative aisance, elle ne put que remarquer la raideur de sa jambe lorsqu’il marchait et se
demanda si elle devait appeler un porteur. Lorsqu’il s’écarta à l’entrée du wagon des premières classes
pour céder le passage aux deux femmes, Edie laissa sa sœur gravir les marches et s’arrêta près de Stuart
en désignant le panier.
— Je devrais peut-être le porter…
— Non, merci. Je peux me débrouiller.
— Si vous ne voulez pas que je le prenne, vous devriez le confier à un porteur.
— Je n’ai jamais été très doué pour faire ce que je devrais faire.
Le ton était léger, mais l’évidente fermeté qui sous-tendait sa voix convainquit Edie qu’il aurait été
inutile de discuter. Elle grimpa dans le train, suivit sa sœur entre les rangées de fauteuils à hauts dossiers
qui bordaient la voiture, et ne put s’empêcher de lancer un coup d’œil vers Stuart par-dessus son épaule.
Il parvint à gravir les marches en tenant le panier et en s’appuyant lourdement sur sa canne de l’autre
main, mais elle devina combien c’était douloureux pour lui. Remarquant la grimace qui altérait son
visage, elle regretta de ne pas avoir insisté au sujet du porteur, même si c’eût été vain.
Joanna la héla de l’autre bout du wagon.
— Edie ?
Mais la jeune femme ne se retourna pas, les yeux toujours rivés sur l’homme qui s’avançait à présent
vers elle dans l’allée.
— Etes-vous toujours aussi absurdement entêté ? demanda-t-elle comme il s’arrêtait pour lui faire
face.
Il sourit.
— Je le crains. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas céder tout de suite ? Vous ne le regretterez
pas, je vous le promets.
— Edie ! appela de nouveau Joanna avec impatience. Cessez de lambiner et venez voir !
Plus qu’heureuse de l’interruption, Edie prit une profonde inspiration et fuit le regard gris de Stuart.
Elle trouva sa sœur un peu plus loin, le visage éclairé par un large sourire.
— Grand Dieu, Joanna, vous ressemblez au chat du Cheshire. Qu’est-ce qui vous réjouit ainsi ?
— Voyez donc sur votre siège.
D’un geste emphatique, la jeune fille tendit le bras vers la droite, et Edie s’avança pour jeter un
coup d’œil par-dessus le dossier de son fauteuil.
Là, dans toute sa gloire, était posé un autre panier à pique-nique Fortnum et Mason.
— Celui-ci est à vous, murmura Stuart derrière elle.
Un petit cri de surprise et de plaisir lui échappa, qu’elle tut aussitôt en pinçant les lèvres dans
l’espoir qu’il ne l’ait pas entendu. Il comptait peut-être gagner ce pari, mais elle aussi de son côté, et elle
ne voulait pas lui fournir le moindre petit encouragement. Lorsqu’elle se tourna vers lui, elle lut pourtant
dans ses yeux qu’il était trop tard.
Il souriait, plissant le coin des paupières.
— Je suis ravi que vous aimiez mon cadeau. Il contient tout ce que vous aimez. Du pain frais et du
beurre irlandais, des olives, du foie gras, du saumon fumé, des cerises… Il y a même une boîte de vos
fameux haricots à la tomate américains, bien que la raison pour laquelle vous les appréciez tant reste une
énigme pour mon palais britannique.
— Comment savez-vous que ce sont mes produits favoris chez Fortnum et Mason ?
Tout en posant la question, Edie était sûre de connaître déjà la réponse.
— Joanna, vraiment ! s’exclama-t-elle avec le sentiment d’être momentanément dépassée. N’est-ce
pas hier soir que nous avons discuté de l’importance de la discrétion ?
— Mais je ne lui ai rien dit ! pouffa Joanna en prenant place sur le siège voisin, le dos tourné à la
locomotive. Pas cette fois, je vous le jure. Cela dit, je l’aurais fait s’il me l’avait demandé.
Et se penchant pour regarder Stuart :
— Elle aime aussi le champagne.
Il s’inclina vers elle à son tour.
— Merci, mon chou. Mais, ça, je le savais déjà. Voilà pourquoi, ajouta-t-il en reportant son attention
sur Edie, le conducteur a une excellente bouteille de Laurent-Perrier qui rafraîchit en ce moment sur un lit
de glace.
— Vous avez aussi pensé au champagne ?
— Bien sûr ! Que boire d’autre avec un panier Fortnum et Mason ? La vraie question, c’est…
Il s’interrompit une fraction de seconde et, lorsqu’il reprit la parole, sa voix n’était plus qu’un
murmure adressé à Edie.
— Comment allez-vous me remercier ?
Edie éprouva une étrange et vertigineuse sensation au creux de l’estomac, un peu comme dans
l’ascenseur électrique du Savoy.
— Avec un simple merci ? proposa-t-elle.
— C’est si banal.
Elle voyait bien où il voulait en venir.
— Je suppose que vous préféreriez un baiser ? chuchota-t-elle en retour.
Il se pencha plus près, et elle plongea dans ses yeux, dont les profondeurs gris argent
s’assombrirent.
Elle rougit sans raison, avant même d’avoir entendu sa réponse :
— Oui, et comment !
Edie sentit un picotement envahir ses doigts.
— Pourquoi pas ici, tout de suite ? poursuivit-il à voix assez basse pour n’être entendu que d’elle.
Cela choquerait tous les passagers de première classe dans leur pudibonderie britannique. Songez comme
ce serait amusant.
— Vous vous faites une drôle d’idée de l’amusement, ironisa-t-elle en s’efforçant de garder un ton
aussi railleur que possible.
Mais, à son grand dam, sa voix ne produisit qu’un chuchotement étranglé.
Stuart baissa les cils et posa les yeux sur sa bouche.
— Vous dites cela parce que vous ne m’avez pas encore embrassé.
La chaleur qu’elle ressentait au bout des doigts se propagea instantanément dans tout son corps. Sa
peau s’empourpra, sa bouche devint sèche et ses membres inexplicablement languides. C’était une
sensation si inattendue, si différente de tout ce qu’elle avait jamais éprouvé qu’elle ne sut plus que faire.
Elle aurait voulu bouger, mais elle s’en sentait incapable. Il lui aurait fallu détourner le regard de
ces prunelles gris cendré et de la promesse qu’elle lisait dans leurs profondeurs sombres, mais elle ne put
y parvenir non plus.
C’était juste un panier à pique-nique, du champagne et un brin de flirt, comme pouvait le faire un
homme enclin à la séduction et, pas plus tard que la veille, elle s’était dit que ce genre de stratégie ne
marcherait pas avec elle. La pensée qu’elle était peut-être déjà en train de flancher la fit sortir de son
brouillard.
— Nous devrions nous asseoir, fit-elle sèchement. Les gens commencent à nous dévisager et, malgré
vos tentatives flagrantes de flirter avec moi, je n’ai aucune intention de me donner en spectacle.
Il soupira et secoua la tête.
— Vraiment, Edie, où est votre goût de l’aventure ? Ce sera comme vous voudrez. Mais, si nous
devons nous asseoir, vous allez d’abord devoir vous pousser un peu.
Elle comprit ce qu’il voulait dire en le voyant soulever le panier et recula de quelques pas pour lui
dégager le passage.
Il alla poser le pique-nique de Joanna sur la tablette près de la vitre où se tenait la jeune fille, puis
ôta celui d’Edie de son siège pour le placer sur sa table afin qu’elle puisse s’asseoir. Enfin il s’installa
dans le fauteuil en face du sien. A peine eut-il déposé son chapeau et sa canne sous son siège que le
sifflement du départ retentit.
— Où est votre repas à vous ? s’enquit Edie en élevant un peu la voix pour se faire entendre par-
dessus le halètement de la locomotive à vapeur.
Il rit en s’adossant à son siège.
— Aussi féru que je sois de Fortnum, j’ai pensé que trois paniers, ce serait peut-être un peu trop
copieux. J’espérais chiper dans le vôtre.
— Je n’ai pas encore regardé ce qu’il y avait à l’intérieur.
Elle renifla.
— Je ne suis pas sûre de vouloir partager.
— Vous me laisseriez mourir de faim ?
— Vous ne mourrez pas. Il y a un wagon-restaurant. Ou bien Joanna partagera avec vous. Vous êtes
devenu son meilleur ami, semble-t-il.
Il se pencha vers Edie.
— Jalouse ? chuchota-t-il. Vous avez peur d’être supplantée ?
— Non ! rétorqua-t-elle avec trop de véhémence.
Si, en fait, elle était un peu jalouse. C’était terrible !
Il parut lire dans ses pensées.
— Ne craignez rien, vous êtes encore sa préférée. Je ne viens qu’en deuxième position, loin
derrière.
— Troisième, l’informa-t-elle avec plaisir. Papa vous précède de beaucoup.
— D’accord. Ainsi, vous ne voulez pas partager votre déjeuner avec moi ? Allons, Edie ! Moi qui
vous ai apporté le champagne et tout le reste…
— Vous êtes complètement ridicule, répliqua-t-elle.
Mais sa voix était loin d’être aussi sévère qu’elle l’aurait voulu.
— On ne me soudoie pas comme ma sœur !
— Mais c’est un excellent cru, le même que celui que nous avons bu ce fameux soir dans le
labyrinthe.
Elle jeta un coup d’œil vers Joanna, puis se pencha vers Stuart.
— Baissez la voix ! Vous vous rappelez donc la marque du champagne que nous avons bu ?
— Je me souviens de tous les détails de cette soirée, fit-il en parlant plus bas pour lui complaire.
Comment en serait-il autrement ? Elle a changé ma vie. La dernière fois que nous avons bu du champagne
ensemble, il s’est passé des choses merveilleuses. J’espère que l’histoire va se répéter.
— Vous voulez dire que, si j’en bois, vous partirez ?
Elle sourit, doucereuse.
— Allez chercher la bouteille.
— Vous êtes bien décidée à me tenir à distance, hein ?
La tête inclinée, il étudia son visage.
— J’adorerais savoir pourquoi.
— Non, vous n’aimeriez pas cela, assura-t-elle avec conviction. En dépit du champagne, je ne suis
pas sûre que vous jouiez franc jeu, poursuivit-elle en hâte avant qu’il ne la questionne davantage. Vous
mettez ma sœur de votre côté. Deux contre une ! Où est votre fair-play britannique ?
— J’ai l’intention d’employer toutes les armes de mon arsenal. Et, pour sa défense, ce n’est pas
Joanna qui m’a parlé de votre prédilection pour Fortnum et Mason.
— Alors comment avez-vous su ?
— Reeves, bien sûr. Je lui ai aussi acheté un panier. Vous voyez, ajouta-t-il comme elle grommelait,
ce n’est pas deux contre une mais trois. Vous serez même encore plus écrasée par le nombre quand nous
serons à la maison. J’aurai aussi tous les autres serviteurs avec moi. Bientôt, nous serons tous ligués dans
une vaste conspiration pour vous obliger à m’embrasser.
Révoltée, elle se redressa sur son siège.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! cria-t-elle. Vous n’avez pas le droit !
— Qu’est-ce qu’il ne peut pas faire ? intervint Joanna, depuis l’autre côté du couloir.
Edie comprit qu’elle avait haussé la voix.
— Ce n’est rien, ma chérie.
Et se penchant à nouveau vers Stuart :
— Vous n’avez tout de même pas l’intention de parler aux serviteurs de notre pari ?
— Je vous ai prévenue que j’userais de toutes les armes à ma disposition.
— Les serviteurs sont sous ma responsabilité depuis cinq ans, observa-t-elle en reprenant ses
esprits. Vous croyez que vous pouvez gagner leur loyauté en quelques jours ?
— Je n’ai pas à la gagner, je l’ai de naissance. Je suis le duc. En outre, ajouta-t-il en se calant
contre son siège avec un sourire, Cecil est un nigaud et un incapable qu’on ne peut arracher à sa chère
Ecosse, et tous les domestiques le savent. L’espoir d’avoir un autre héritier pour le duché incitera tous les
habitants de Highclyffe à commettre les actions les plus honteuses pour nous apparier. Vous n’avez aucune
chance.
Edie se laissa retomber dans son fauteuil, trop horrifiée pour répondre. Les dix jours à venir se
profilèrent soudain comme les plus longs qu’il lui serait donné de vivre.

* * *

Ils arrivèrent à Highclyffe juste avant l’heure du thé.


Edie monta sur-le-champ dans sa chambre en craignant que ce ne fût bientôt son seul refuge. Mais
même l’intimité habituellement accordée dans son boudoir à une femme mariée ne lui fut pas octroyée.
Elle avait à peine revêtu un peignoir rose pâle et renvoyé Reeves — après lui avoir dispensé une
nouvelle leçon sur la discrétion à l’égard de son époux —, avant de s’étendre sur son lit pour une sieste,
qu’on frappa à sa porte.
— Puis-je entrer ?
La voix de Stuart, bien qu’étouffée par le lourd panneau de bois, était reconnaissable entre toutes.
Et, avant qu’Edie n’ait eu le temps de lui opposer un refus véhément, le duc entrouvrit la porte.
— Etes-vous habillée ? demanda-t-il par l’entrebâillement.
Edie sauta du lit en un clin d’œil.
— Non, je ne suis pas habillée, prétendit-elle en espérant l’empêcher d’entrer. Et vous n’avez pas le
droit de vous introduire dans ma chambre.
— Je ne m’introduis nulle part, je suis dans le corridor. Et puisque vous n’êtes pas habillée, je ne
regarde pas. En parfait gentleman, je garde les yeux fixés sur le tapis.
La tête inclinée, il semblait vraiment observer le sol. Edie céda avec un soupir.
— Pour l’amour du ciel, vous n’avez pas besoin de scruter le tapis. Et je ne suis pas nue, alors
cessez d’imaginer cette éventualité.
— J’imagine toujours cette éventualité-là, déclara-t-il.
Il ouvrit la porte en grand et se redressa pour regarder Edie.
— En Afrique, je m’asseyais la nuit devant ma tente et j’imaginais très souvent cela.
— Sûrement pas !
Il avait donc pensé à elle quand il était en Afrique ? A elle nue ? La jeune femme s’empourpra et
sentit son cœur faire une légère embardée qui n’avait rien à voir avec l’embarras.
— Si, Edie.
Il pénétra dans la pièce et se tourna pour refermer la porte derrière lui.
— Laissez ouvert, lui ordonna-t-elle.
C’était un pas de trop dans son intimité.
Il haussa insensiblement les sourcils devant le ton acerbe de sa voix, mais ne chercha pas à discuter.
— Si vous voulez, acquiesça-t-il en rouvrant la porte. Je pensais seulement que le corridor n’était
pas un endroit approprié pour évoquer mes rêves charnels à votre sujet pendant mon séjour dans le bush.
Du reste, poursuivit-il en rencontrant ses yeux à l’autre bout de la chambre, je n’ai aucune intention de
cesser cette activité particulière à présent que je suis de retour.
Edie rougit davantage. Elle se sentait vulnérable et exposée, comme vraiment nue. Se drapant plus
étroitement dans les pans de soie rose pâle, elle se détourna, prise du besoin soudain et désespéré de
faire quelque chose. Elle marcha jusqu’à sa coiffeuse, s’assit et se mit à tripoter les flacons, comme si
choisir une crème à appliquer sur ses mains était soudain devenu la chose la plus importante au monde.
— Je vous demanderais bien quelles pensées vous venaient à mon sujet pendant mon absence,
continua-t-il tandis qu’elle ouvrait un pot. Mais je suis à peu près certain que vous n’avez jamais pensé à
moi.
— C’est faux !
Les mots avaient jailli tout seuls, et elle aurait voulu les ravaler. Elle s’efforça de prendre un ton
désinvolte.
— C’eût été impossible, fit-elle, levant les yeux vers le reflet de Stuart dans le miroir. Tout le
monde parlait sans cesse de vous. Votre navigation au Congo s’étalait dans tous les journaux. Dans tous
les magazines scientifiques, il était question de ce papillon que vous avez découvert.
Il appuya son épaule contre le chambranle de la porte et observa le visage d’Edie dans la glace.
Voyant la façon dont il souriait, elle regretta d’autant plus de n’avoir pas tenu sa langue.
— Ainsi donc, vous lisez les magazines scientifiques ?
Edie préleva une noisette de crème du flacon et commença à la frotter dans ses mains avec une
vigueur tout à fait superflue.
— Vous vouliez quelque chose ? s’enquit-elle, impatiente de changer de sujet.
— En fait, oui. Je venais vous demander si vous aimeriez prendre le thé avec moi sur la terrasse,
près de la bibliothèque.
Edie se figea en se rappelant un certain thé qu’ils avaient pris sur la terrasse, autrefois. Les mots que
Stuart avait déclarés alors lui revinrent à l’esprit.
Pourquoi pas, Edie ? Après tout, nous sommes mariés.
Elle lui lança une œillade dans le miroir.
— Prendre le thé ensemble ? répéta-t-elle en s’efforçant de paraître froide et indifférente. Cela fait-
il partie de vos deux heures d’aujourd’hui ?
— Je n’ai pas l’intention de l’exiger, si c’est ce que vous voulez dire. Simplement, j’ai pensé que ce
serait une bonne occasion pour nous de mieux faire connaissance. De plus, ajouta-t-il doucement, j’ai de
délicieux souvenirs de cette terrasse.
Elle lut de la tendresse sur son visage. C’était douloureux, car cela ne lui rappelait que plus
cruellement ce qu’elle aurait pu connaître si l’épisode de Saratoga n’était jamais arrivé.
— Je ne crois pas que prendre le thé sur la terrasse avec vous soit une bonne idée, déclara-t-elle
après un instant.
— Ce n’est que le thé, Edie. Joanna et sa gouvernante seront là aussi.
Il sourit doucement.
— Vous voyez ? Mon désir de vous faire l’amour au milieu des sandwichs au concombre va se
trouver à nouveau frustré.
Seigneur ! Si elle ne pouvait même pas s’asseoir près de lui pour quelque chose d’aussi innocent
que prendre le thé, les dix jours à venir risquaient fort de devenir insupportables.
— Oui, bien sûr, vous avez raison, acquiesça-t-elle en hâte. Donnez-moi quelques instants et je vous
rejoins.
Il hocha la tête et sortit.
Edie se tourna vers le miroir et nota avec chagrin la rougeur de son visage. La pensée qu’il eût
imaginé son corps nu la troublait, la déconcertait et l’effrayait, mais c’était là une peur inhabituelle. Elle
se demandait en réalité ce qu’il penserait s’il la voyait vraiment ainsi et craignait qu’il ne fût déçu — une
crainte ridicule, vraiment. Non seulement parce qu’il n’aurait jamais l’occasion de la voir nue, mais aussi
parce qu’elle se moquait bien de ce qu’il pensait d’elle.
Edie reposa brusquement sa brosse à cheveux, se leva et tira la sonnette pour que Reeves vienne
l’aider à se changer. Quant à lui faire l’amour au milieu des sandwichs, il pouvait y rêver tout son soûl.
Même sans la présence de Joanna et de Mme Simmons, il n’aurait pas la moindre chance d’y parvenir.
Chapitre 10

Lorsque Stuart sortit sur la terrasse, Joanna s’y trouvait déjà. A son côté, il reconnut la même petite
dame grisonnante à l’air indomptable qu’il avait aperçue sur le quai de la gare de Clyffeton — la
gouvernante de Joanna. Ce que confirma la jeune fille en la lui présentant.
— C’est un plaisir de vous rencontrer enfin, madame Simmons. Je vois que vous êtes revenue de
votre voyage manqué dans le Kent. Il me faut vous présenter mes excuses, car je crains d’être la cause de
ce départ sans votre élève.
Une lueur pétilla dans le regard bleu délavé de Mme Simmons. En dépit de sa bouche ferme et de
l’inébranlable aura de convenances qui se dégageait de sa personne, c’était là le signe qu’elle ne
manquait pas d’humour et connaissait bien le côté tête de mule de Joanna.
— C’est aussi un plaisir de faire votre connaissance, votre grâce, et les excuses ne sont pas
nécessaires, je vous assure.
Elle montra la table, où le couvert du thé avait été dressé sur une nappe d’une blancheur
éblouissante.
— Puis-je vous verser une tasse de thé ?
— Oui, merci, j’aimerais beaucoup.
— Avez-vous vu Edie ? s’enquit Joanna. Va-t-elle se joindre à nous ?
— Elle sera là dans un instant. Pas de sucre, madame Simmons, ajouta-t-il en voyant la gouvernante
saisir la pince. Et pas de lait ni de citron non plus. J’aime mon thé nature.
— Pas même un morceau de sucre ? s’étonna Joanna.
— Je me suis habitué à le boire nature quand j’étais en Afrique, expliqua-t-il. Nous ne pouvions
guère transporter le lait, le sucre et les citrons dans le bush. A vrai dire, je buvais surtout du café, car il
était plus facile de s’en procurer.
La gouvernante posa la tasse dans une soucoupe et la lui tendit par-dessus la table.
— Joanna et moi avons lu des articles sur votre expédition au Congo. N’est-ce pas, Joanna ?
— Oui, nous avons dévoré les journaux, confirma la jeune fille en étalant de la crème sur un scone.
Cela semblait terriblement exaltant.
Stuart prit un sandwich sur le plateau.
— Plus désastreux qu’exaltant, je le crains. Il est étonnant que nous ayons pu achever l’expédition,
car tout s’est mis en travers. Nous avons perdu un chargement de provisions, y compris les médicaments,
la poudre et les cartouches, tous mes hommes ont été mis hors de combat par la fièvre pendant trois
semaines, et nous avons été attaqués deux fois par des maraudeurs. Comme si cela ne suffisait pas, nous
avions des cartographes français et anglais. C’était censé être une expédition coopérative, mais la
solidarité a brillé par son absence, car il régnait entre eux une rivalité farouche. En tant que guide, j’étais
supposé maintenir la paix.
— On trouve, semble-t-il, le même genre de rivalité en matière de religion, intervint Mme Simmons.
Notre pasteur, M. Ponsonby, est très engagé dans le travail missionnaire, ainsi que vous le savez sans
doute. Il a fait allusion une fois aux difficultés qu’éprouvent les missionnaires anglicans à opérer dans les
territoires français, car les autorités catholiques et les guides se montrent très peu coopératifs.
Stuart s’agita sur sa chaise et ne put s’empêcher de froncer les sourcils en entendant prononcer le
nom du pasteur. Ponsonby était un moulin à paroles gonflé de suffisance qui ne connaissait rien à
l’Afrique ni à son peuple. Heureusement, Mme Simmons était occupée à se verser une deuxième tasse de
thé. Lorsqu’elle releva les yeux, il avait réussi à dissimuler son aversion pour le pasteur.
— Oui, M. Ponsonby s’occupe beaucoup des œuvres missionnaires, déclara-t-il, tâchant de ne pas
trahir sa véritable opinion par souci de politesse. Mais le Congo est un peu sauvage, même pour des
hommes…
Il toussa.
— Pour des hommes d’église.
— Ce qui, d’après lui, accroît encore votre mérite. Il assure que l’expédition cartographique a
fourni des cartes et des informations qui se sont révélées inestimables pour le travail des missionnaires.
— Je suis ravi de l’entendre, marmonna Stuart en insufflant à sa voix l’enthousiasme approprié.
Mais, après ce voyage, j’ai décidé de conduire les expéditions suivantes exclusivement dans les
territoires sous influence britannique. C’était bien plus facile à organiser, et j’ai trouvé l’Afrique de l’Est
beaucoup plus agréable que le Congo.
— Nous avons admiré le papillon que vous avez découvert, lui dit Joanna. Il est exposé au British
Museum. Nous l’avons vu l’an dernier.
— Je ne savais pas qu’ils l’avaient exposé. La dernière fois que j’en ai entendu parler, ils ne
faisaient que l’envisager.
Il jeta un coup d’œil à Mme Simmons.
— Je suis heureux d’apprendre que vous emmenez votre élève dans des endroits comme le British
Museum. La gouvernante de ma sœur pensait que l’apprentissage du français et l’art de la révérence
suffisaient pour une fille.
— Je ne suis pas d’accord avec ce genre d’éducation très limitée, c’est exact, dit Mme Simmons.
Mais ce n’est pas à moi que revient le mérite de cette sortie-là. C’est sa grâce qui a emmené Joanna voir
le papillon.
Stuart aperçut une forme blanche du coin de l’œil. Levant les yeux, il vit Edie debout dans
l’embrasure de la porte-fenêtre ouverte sur la bibliothèque.
— Vraiment ? Cela me fait plaisir.
Elle s’était changée, revêtant une robe de linon et de dentelle, dont le blanc lumineux lui donnait un
charme radieux tandis qu’elle s’avançait vers le soleil de la terrasse.
L’image d’elle nue entre des draps blancs traversa Stuart, et il en eut aussitôt la bouche sèche,
exactement comme la dernière fois qu’ils avaient pris le thé ensemble.
— En fait, ce n’est pas cela, rectifia-t-elle en marchant vers eux. Je l’ai amenée voir les peintures. Il
y avait une exposition de Monet, et Joanna adore l’art. Il s’est trouvé que le papillon était exposé au
même endroit.
— Mais vous vouliez aussi le voir, corrigea Joanna avec une espièglerie évidente. Vous me l’avez
dit.
Edie demeura impassible, sans même une rougeur sur son visage qui aurait pu laisser deviner ce
qu’elle pensait.
— Ah bon ? Je ne m’en souviens pas.
Stuart se leva. En la regardant traverser la terrasse, il crut discerner les lignes souples et minces de
son corps sous les plis fluides de l’étoffe et fut saisi d’une bouffée de désir. Il tenta de l’endiguer en se
persuadant que ce qu’il voyait était un pur effet de son imagination. Mais cela ne lui fut pas d’un grand
secours, et il fut soulagé lorsqu’elle s’assit enfin, car il put l’imiter et laisser la table cacher au moins en
partie ce qu’il ressentait.
Mais il ne put dissimuler l’expression de son visage, apparemment, car elle interrompit le geste
qu’elle faisait vers la théière pour lui jeter un coup d’œil.
— Quelque chose ne va pas ?
Il repoussa les images d’Edie nue parmi les draps et inventa hâtivement une excuse.
— Je suis très surpris, Edie. Vous êtes donc allée voir mon papillon ?
Elle inclina alors la tête pour se verser du thé, et son chapeau, une capeline de paille à larges bords
ornée de rubans blancs, voila son expression.
— Joanna et moi désirions toutes deux le voir. Tout le monde en parlait à l’époque.
— Il était ravissant, intervint Joanna. D’un bleu éclatant avec des points jaunes. J’en ai fait une
aquarelle.
— Vraiment, mon chou ? J’aimerais voir cela.
Joanna s’interrompit, son scone à mi-chemin de sa bouche.
— C’est vrai ?
Rejetant sa serviette, elle laissa tomber le scone dans son assiette et se leva.
— Edie l’a fait encadrer et l’a mis dans le salon. Venez, je vais vous le montrer.
— Voyons, Joanna ! protesta Edie sans hausser les yeux, affectant une extrême fascination pour
l’assortiment de gâteaux disposés sur le plateau. Laissez-le d’abord boire son thé.
— J’irai le voir après le dîner, mon chou, promit Stuart.
Et de se réinstaller sur sa chaise pour jouir de la vue qui s’offrait à lui.
Ce chapeau, quel dommage, songea-t-il en examinant son épouse. Il comprenait qu’elle en ait eu
besoin pour protéger sa peau claire, mais il aurait aimé voir briller ses cheveux dans le soleil, comme cet
après-midi-là, cinq ans plus tôt. Sans doute valait-il mieux qu’elle le garde, pourtant, car cette distraction
supplémentaire ne l’aurait guère aidé à tenir son désir en bride.
Et il était important qu’il y parvienne. C’était Edie qui devait l’embrasser et non le contraire, hélas.
Grâce à la consultation du Dr Cahill, il possédait à présent une stratégie qui lui permettrait peut-être de
réussir, mais sa mise en œuvre requérait un certain contrôle et de l’autodiscipline. Ce qui ne serait pas
facile s’il devait s’exciter à la seule vue d’Edie traversant une terrasse.
Or, il avait un autre problème à résoudre. Il disposait à son gré de la compagnie d’Edie deux heures
par jour, mais il ne pouvait l’obliger à accepter ce qu’il avait en tête. Obtenir sa coopération volontaire
allait être un peu délicat, car elle risquait fort de percevoir tout de suite ses véritables intentions.
Lorsqu’elle acheva sa deuxième tasse de thé, Stuart avait réussi à juguler son désir, assez du moins
pour qu’il ne soit pas trop perceptible au moment où il se lèverait. En la voyant reposer sa tasse et écarter
sa serviette, il intervint sans lui laisser le temps de quitter sa chaise.
— Désirerez-vous encore du thé, Edie ?
— Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Parce que, si vous avez fini, nous pourrions emmener le chien faire une promenade. Cela ne lui
fera pas de mal après avoir été enfermé des heures dans ce train, vous ne croyez pas ?
— Snuffles adorera se promener, j’en suis sûre. Joanna et vous pourriez peut-être…
— Joanna n’a pas fini son thé, coupa Stuart avant que la jeune fille puisse ouvrir la bouche. Non,
Edie, je crains que ce ne soit à nous de nous en charger.
Il avala la dernière bouchée de son sandwich, saisit sa canne et se leva.
— Venez. Vous pouvez passer les deux heures qui viennent à me montrer les aménagements que vous
avez faits en mon absence dans les jardins.
Elle comprit ses intentions dès qu’il eut mentionné la durée. Hochant la tête, elle se leva, bien qu’un
peu à contrecœur, tandis qu’il contournait sa chaise pour décrocher la laisse de cuir attachée au dossier.
— Viens, mon vieux, dit-il au chien comme ils se dirigeaient vers l’escalier menant à la pelouse
sud. Je refuse de t’appeler Snuffles. Pourquoi ta maîtresse a jugé bon de gratifier un superbe terrier
comme toi d’un nom aussi ridicule ? Cela m’échappe.
— Je ne suis pas à blâmer, protesta Edie en tournant dans l’allée gravillonnée qui coupait la pelouse
jusqu’aux jardins. C’est Joanna qui l’a baptisé.
— Et vous lui avez permis de donner ce nom à un norwich-terrier qui possède un impeccable
pedigree centenaire ? Edie, vraiment !
— Eh bien, elle n’avait que onze ans à l’époque et elle venait de perdre son chat. Dans ces
circonstances, je me sentais incapable de lui dire non. Je l’ai gâtée, je sais, ajouta-t-elle avec un soupir.
— Elever un enfant n’est jamais facile, j’imagine, surtout que vous semblez avoir assumé la tâche
toute seule. Mais votre père ?
— Je préfère avoir Joanna près de moi, et mon père trouve commode de me satisfaire sur ce point.
Ce n’est pas un sentiment rare chez un veuf. Elever une fille aurait empiété sur la vie qu’il mène, voyez-
vous.
Stuart voyait fort bien, même davantage qu’elle le pensait sans doute. L’impression que lui faisait
son beau-père avait toujours été celle d’un homme qui aimait à arranger sa vie en fonction de ce qui lui
convenait.
Les paroles de la jeune femme vinrent confirmer ce sentiment :
— Papa nous rend visite tous les ans, s’assure que tout va bien pour nous, puis retourne joyeusement
à sa maîtresse et à ses affaires. Il adore la vie qu’il mène — boire à l’Oak Room, jouer aux cartes à la
Maison à la porte de bronze, faire du yacht à Newport… tout cela lui plaît.
— Il possède aussi des chevaux de course, je crois ?
— Oui.
Quelque chose dans cette réponse brève et sèche alerta Stuart. Il lui jeta un regard en coin mais ne
remarqua rien de particulier dans son profil. Elle semblait aussi imperturbable que de coutume, et il en
conclut qu’il s’était fait des idées.
— Et cela vous est égal ? questionna-t-il, curieux. C’est une lourde responsabilité d’avoir
entièrement la charge de Joanna, et ce n’est pas vraiment à vous d’assumer cela.
— Je n’aimerais pas qu’il en soit autrement. J’adore Joanna et j’aime l’avoir avec moi, non
seulement parce que c’est ma sœur, mais parce qu’elle est de bonne compagnie. Et…
Elle s’interrompit, ralentissant le pas avant de s’arrêter.
Stuart s’immobilisa à côté d’elle sur le sentier.
— Et ?
— Je déteste l’idée de la confier à qui que ce soit d’autre, répondit-elle lentement. Je veux veiller
moi-même sur elle à chaque instant. Je veux être sûre qu’elle est heureuse, choyée et en sécurité.
— Bien sûr. Je ressentirais la même chose à votre place. Même si je ne suis pas certain qu’expédier
ma sœur à l’école m’aurait fendu le cœur à ce point, corrigea-t-il en riant. Mais Nadine est Nadine, bien
sûr. J’aurais dû l’envoyer au loin finir son éducation bien avant ses quinze ans, car elle me rendait fou.
Ma sœur est une ravissante et gentille tête de linotte, ainsi que vous avez dû vous en rendre compte.
Edie pouffa à son tour.
— Une jeune sœur intelligente n’est pas nécessairement un cadeau, vous savez. Joanna est beaucoup
trop futée.
— Oui, j’ai remarqué. C’est pourquoi vous ne devriez pas trop tarder à l’envoyer à l’école.
Elle lui jeta un regard méfiant.
— Pourquoi dites-vous cela ? Vous craignez que je l’utilise comme chaperon ?
— Non, Edie. Je dis cela parce que je pense sincèrement que l’école serait une bonne chose pour
elle. Et Willowbank est une excellente institution, à la fois pour la pédagogie et pour les arts. Ce serait
stimulant pour elle et la préparerait aussi à faire son entrée dans le monde. Après tout, c’est pour cette
raison qu’on appelle cela une « école de bonnes manières ».
— Je sais, et je ne temporise pas. Non, vraiment, insista-t-elle en réponse au regard sceptique de
Stuart.
Elle reprit doucement la marche.
— C’est seulement qu’elle n’ira pas à Willowbank maintenant, puisque nous devons partir pour
New York.
Il ne discuta pas sur ce point et tira sur la laisse. Le chien, qui s’était mis à creuser parmi les
alchémilles bordant le chemin, revint vers lui, et le duc emboîta le pas à Edie.
— Allons au temple romain, proposa-t-il.
Il désigna du menton un sentier dallé presque recouvert de serpolet et ceint de touffes de fenouil et
de tiges de molène.
— Il m’est un peu plus facile de marcher sur des dalles que sur ce gravier.
— Bien sûr. Vous auriez dû le dire plus tôt, le gronda-t-elle tandis qu’ils s’engageaient sur la sente.
Etes-vous sûr que vous voulez passer ces deux heures à marcher ?
— Au moins une partie. Sauf si…
Il s’arrêta et jeta un coup d’œil vers son profil, charmé par les jolies éphélides dorées qui
parsemaient son nez et sa joue. De son regard expert, il apprécia la lumineuse qualité de sa peau et la
forme délicate de son oreille sous le chapeau à larges bords.
— Marcher semblait la meilleure chose à faire mais, si vous avez une suggestion plus tentante, je
vous écoute.
Un rose très doux colora les pommettes de la jeune femme, et il aima cela aussi. Sa tendance à
rougir était l’une des rares choses qui lui permît de supputer ce qu’elle pensait, et en cet instant il avait
besoin de tous les indices qu’il pouvait glaner.
— Je voulais seulement dire que je ne désirais pas vous voir souffrir, fit-elle sèchement. Et j’ai eu
l’impression que marcher vous était pénible.
— C’est vrai, mais ma jambe va mieux ensuite. Et puis j’aime marcher avec vous, ajouta-t-il. Vous
ne me pressez pas, et je vous en suis reconnaissant. Merci.
— Il n’y a pas de quoi me remercier. N’importe qui en ferait sûrement autant.
— Non, vous vous trompez. La plupart des gens ont tendance à aller trop vite, puis ils s’arrêtent
pour m’attendre, et cela me gêne terriblement. Aussi je marche seul d’habitude. Mais, vous, vous ne me
pressez pas ni ne montrez la moindre impatience, et cela me plaît.
Ils débouchèrent dans le jardin Romain. Conçu sur le modèle d’une cour de Pompéi, il possédait une
fontaine centrale, bordée sur trois côtés par une bande de gazon et un épais rideau d’arbres et de
buissons. Sur le quatrième côté se dressait le temple en marbre construit par l’arrière-grand-père de
Stuart, une vaste structure en calcaire ornée sur le devant de colonnes de marbre et coiffée d’un toit
d’ardoise. Sous le fronton était disposé un banc en fer forgé d’où l’on avait vue sur la fontaine.
Stuart décida que c’était le moment ou jamais d’aborder le sujet pour lequel il avait amené Edie ici.
— Malgré tout, je ne verrais pas d’inconvénient à m’asseoir un peu, ajouta-t-il en désignant le banc.
J’ai toujours aimé cette partie du jardin. C’est l’un de mes endroits favoris. J’avais l’habitude de venir y
lire.
— Vraiment ?
— Vous semblez surprise.
— Je le suis, car moi aussi j’aime lire ici. Je sais qu’on l’appelle le jardin Romain, mais moi je le
nomme le jardin Secret, parce qu’il est caché dans ce coin isolé. C’est tranquille ici, paisible. Et je
trouve le bruit de la fontaine apaisant.
— Je ressens la même chose. Nous avons donc quelque chose en commun.
Il sourit.
— Une bonne chose quand on est mari et femme, vous ne croyez pas ?
Elle ne répondit pas, mais en tant qu’optimiste il se dit que c’était bon signe. Ils gravirent les
marches de calcaire, et Stuart attacha la laisse du chien autour de l’un des pieds du banc. Snuffles
commença aussitôt à fourrager parmi les alchémilles et les épiaires jaunes qui bordaient les marches,
pendant que son maître étalait son mouchoir sur le siège pour Edie.
Ils s’assirent, et Stuart grimaça en s’appuyant contre le dossier ornementé.
— Si nous devons venir lire ici ensemble, nous devrions investir dans un siège plus confortable.
Celui-ci est un peu dur pour y rester trop longtemps.
— C’est vrai. Cela ne m’était pas venu à l’idée, car je m’étends toujours sur la pelouse quand je lis.
Elle désigna une étendue d’herbe à l’ombre d’un chêne noueux.
— Précisément là.
— Je faisais la même chose.
Il déposa sa canne et étendit sa jambe devant lui, heureux de constater que la marche l’avait
détendue.
— Mais, à présent, m’allonger sur le sol serait un peu difficile.
— Votre jambe va mieux qu’au début de notre promenade, j’espère ?
— Oui, merci.
Il se tut un instant avant d’ajouter :
— Au fait, j’ai consulté un docteur hier à Londres.
— Ah bon ? Vous sembliez y être farouchement opposé quand je vous l’ai suggéré.
Il lui jeta un regard résigné.
— C’est l’œuvre de lord Trubridge. Pendant que vous preniez le thé avec lady Belinda, son mari me
traînait à Harley Street.
— Et le docteur vous a-t-il prescrit un traitement ?
— Oui.
Il se tourna vers elle.
— Mais, pour suivre ses prescriptions, votre aide me sera utile.
— Mon aide ?
— Le docteur me recommande des marches quotidiennes, suivies d’exercices pour étirer les
muscles de ma jambe, et enfin d’un massage avec un liniment spécial. Pour cela, j’aurai besoin
d’assistance.
Elle écarquilla les yeux en prenant conscience de ce qu’il lui demandait.
— Vous voulez que je… masse votre jambe ?
Au ton qu’elle avait pris, on aurait pu croire qu’il était question de sauter du haut d’une falaise.
— Oui. Et les étirements sont plus efficaces si on les pratique avec l’aide d’une autre personne.
Aussi aurai-je besoin de votre aide pour cela aussi.
Elle secoua la tête avant même qu’il ait fini de parler.
— Non, je ne peux pas. Je ne veux pas. Vous ne pouvez pas attendre de moi que…
— Si, je le peux et je le fais, interrompit-il. Je souffre, Edie. Je croyais qu’on ne pouvait rien y
faire, mais le Dr Cahill m’a convaincu du contraire. Seulement son traitement m’oblige à requérir votre
aide.
— Je ne vois pas pourquoi cela devrait être moi. Sûrement, un valet…
— Je ne veux pas de nouveau valet.
— Oui, j’avais cru le deviner.
Sa voix s’adoucit un peu.
— Mais, Stuart, il faudra bien que vous remplaciez Jones à un moment ou un autre.
— Je le sais. Et je le ferai sans doute, mais je ne suis pas prêt, Edie. Pas encore. Et, même si je
l’étais, cela n’y changerait rien. Pour cela, c’est votre aide à vous que je veux, à vous seule.
Elle détourna les yeux, croisant et décroisant les doigts.
— Si le but est d’atténuer votre douleur, peu importe qui vous assiste. Je ne vois pas en quoi c’est
important.
— C’est important pour moi.
Il tendit la main et saisit une boucle de cheveux d’Edie qu’il enroula à son doigt, telle une flamme de
soie léchant sa peau bronzée. Il la remit en place et entendit la jeune femme reprendre brusquement sa
respiration lorsqu’il lui effleura le lobe de l’oreille.
— Aussi ombrageuse qu’une gazelle, murmura-t-il.
Et enserrant la joue de la jeune femme dans sa paume, il tourna son visage vers lui.
Elle se raidit.
— Je ne…
S’interrompant, elle baissa les yeux.
— S’il vous plaît, ne me touchez pas.
En dépit de cette injonction, elle ne recula ni ne détourna la tête, et il en profita pour faire glisser
son pouce sur la douceur veloutée de sa bouche.
Les lèvres d’Edie tremblèrent, mais la jeune femme demeura immobile sous cette légère caresse.
— Pourquoi pas ? Est-ce vraiment si terrible quand je vous touche ?
Il s’en voulut à l’instant même où il posa la question. Que pourrait-il bien faire si elle répondait
oui ?
— Ce n’est pas…
Elle se tut, mais sans s’écarter davantage.
— Ce n’est pas opportun.
Là, c’était tout différent, et Stuart en fut soulagé.
— Pas opportun ? Je sais que nous sommes presque des étrangers l’un pour l’autre, mais nous
sommes mariés. Pourquoi tant de réticence ?
Tandis qu’il prononçait ces mots, une explication possible lui vint à l’esprit et il laissa retomber sa
main, surpris.
— Edie, êtes-vous encore vierge ?
La jeune femme s’empourpra.
— Voilà une question tout à fait inconvenante ! s’écria-t-elle en sautant sur ses pieds. Vous n’avez
pas le droit de me demander une chose pareille !
Stuart se leva à son tour.
— Etant votre mari, je pense que j’ai le droit. Dans des circonstances ordinaires, bien sûr, un époux
n’aurait jamais à poser cette question à sa femme, du moins pas après leur nuit de noces. Mais nous ne
sommes pas dans des circonstances ordinaires, et il est important pour moi de le savoir. Avez-vous déjà
fait l’amour ?
Elle détourna les yeux, une main pressée sur son front, et émit un bref éclat de rire, comme si elle ne
parvenait pas à croire à cette conversation.
— Non, répondit-elle d’une voix étranglée, le visage cramoisi. Je n’ai jamais fait l’amour.
Elle le dévisagea, sur la défensive.
— Cela satisfait-il votre curiosité ?
Il prit une profonde inspiration, puis souffla lentement. Cette révélation éclairait d’un autre jour ce
qu’il lui demandait de faire. Il avait toujours pensé qu’Edie et ce Van Hausen avaient été amants, mais il
était clair que cela avait été une supposition erronée de sa part. En la circonstance, n’importe quel
incident, qu’il fût banal ou innocent, pouvait avoir noirci la réputation d’une demoiselle.
Cela expliquait sa réticence. Chez beaucoup de jeunes femmes, la modestie confinait à la pruderie.
Depuis leur naissance, on leur martelait que c’était là une vertu. L’appréhension virginale était fort
répandue, surtout si une jeune fille n’avait pas beaucoup de soupirants et si elle n’avait pas de mère pour
lui expliquer les réalités de la vie.
— Merci, Edie, fit-il après un instant. Merci de m’avoir dit la vérité.
Elle transféra le poids de son corps d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.
— Oui. Eh bien, maintenant que vous savez, vous voyez certainement pourquoi ce que vous attendez
de moi est impossible.
— Je ne vois rien de tel. A mes yeux, cela rend ce que j’attends de vous encore plus nécessaire.
— Vous n’êtes pas sérieux ! Je n’ai aucune intention de… de… vous masser ou vous étirer ou je ne
sais quoi. Je ne le ferai pas.
— Etes-vous en train de me dire que vous revenez sur notre pari ? Si c’est le cas, vous feriez mieux
de déchirer tout de suite cet accord de séparation à l’amiable, parce que vous n’avez pas la moindre
chance d’obtenir ma signature d’ici neuf jours, à moins que vous ne vous conformiez aux termes sur
lesquels nous nous étions mis d’accord.
— Je ne vous permettrai pas de me faire des avances !
— Je vous avais prévenue que je ne m’en priverais pas. Mais il ne s’agit pas d’avances ici, car je
ne vous toucherai pas. C’est vous qui me toucherez.
— Je ne vois pas la différence.
— La différence, c’est que vous aurez le contrôle absolu de la situation. Je pensais que vous
aimeriez cela, ajouta-t-il comme elle secouait la tête dans un geste de refus. Vous êtes si autoritaire…
Elle parut prendre ombrage de ce qualificatif et se hérissa.
— L’accusation est piquante venant de vous. C’est vous qui donnez les ordres, semble-t-il !
— Seulement deux heures par jour.
— Vous faites cela parce que vous croyez que cela m’amènera à vous désirer.
— Je suis aussi transparent qu’un verre, apparemment.
— Cela ne marchera pas, Stuart.
La nuance désespérée qu’il perçut dans sa voix lui fit espérer qu’elle mentait.
Elle baissa la tête et fixa le sol.
— Non, cela ne marchera pas.
Mais il refusait d’envisager cette éventualité.
— Je souffre, Edie, et j’en suis las. Je ne veux pas boire à l’excès ni me droguer au laudanum et
j’aimerais bien être capable de marcher un peu sans avoir à traîner ma jambe comme si elle était en bois.
Je doutais qu’on puisse y faire quoi que ce soit, mais le Dr Cahill m’a assuré que ce traitement réduirait
significativement la douleur et accroîtrait ma mobilité si je m’y soumettais quotidiennement. Et comme je
peux disposer de deux heures par jour de votre temps, voilà comment j’entends l’utiliser.
— Pour l’amour du ciel, cria-t-elle, c’est absolument ridicule, absurde, inutile…
Elle s’arrêta, clairement à court d’adjectifs. Puis elle soupira enfin, excédée.
— Oh ! très bien…, marmonna-t-elle en se détournant pour détacher la laisse de Snuffles. Faites
comme vous voudrez.
— Alors vous acceptez ?
La question lui avait échappé. Surpris par cette capitulation inattendue, il en oubliait qu’il ne lui
avait pas laissé le choix.
— Merci.
Elle se redressa et le toisa de ses yeux verts et froids.
— Ce serait stupide de vous contrer. Nous savons tous deux que, si je refuse, je perdrai par défaut,
ce qui n’est pas dans mes intentions. En outre, si votre jambe cicatrise convenablement, vous déciderez
peut-être de repartir en Afrique, et je pourrai vivre ici à Highclyffe sans vous, comme je l’ai fait
jusqu’ici.
Et secouant la laisse :
— Viens, Snuffles, ordonna-t-elle avant de tourner les talons pour regagner la maison.
— Nous commencerons demain après le thé, lui cria-t-il comme elle s’éloignait. Et n’oubliez pas de
me faire savoir ce que vous aimeriez que nous fassions durant vos deux heures à vous.
— Oh ! je ne manque pas d’idées, lança-t-elle par-dessus son épaule. Faites-moi confiance.
En dépit de la véhémence de cette menace, Stuart se sentit soulagé malgré lui. Au moins, Edie avait
accepté son plan. Si elle avait continué à le contrecarrer, il n’aurait su quoi essayer d’autre. Quant à ce
qu’elle lui concoctait, tout ce qu’il lui restait à espérer, c’était qu’elle ne le prendrait pas pour cible avec
un pistolet.
Edie était une rousse, après tout.
Chapitre 11

Lui tirer dessus n’était pas du tout ce qu’elle avait à l’esprit, Stuart le découvrit l’après-midi
suivant. Mais la façon dont elle comptait employer leur moment ensemble était presque aussi terrible.
— Je ne saurais vous dire combien nous, gens d’église, apprécions vos efforts, votre grâce, répéta
M. Ponsonby pour la cinquième fois peut-être depuis qu’Edie et Stuart étaient arrivés au presbytère pour
prendre le thé.
Le pasteur adressa à Stuart un sourire béatifique.
— Vous nous avez remarquablement préparé la voie.
S’il avait su à quel point ce serait remarquable, Stuart aurait tout bonnement renoncé à l’expédition.
Mais il n’en dit rien et se contenta sagement d’enfourner une bouchée de gâteau au cumin.
— Vos cartes nous ont permis d’apporter la parole de Dieu jusque dans les jungles les plus
profondes d’Afrique, l’informa le pasteur. Les âmes de bien des pauvres bébés noirs ont été sauvées par
le baptême depuis que nos missionnaires ont pénétré à l’intérieur du continent, tout cela grâce à vos
efforts.
Stuart s’efforça de sourire poliment.
— Je suis ravi de l’entendre, assura-t-il en se retenant d’observer que des médicaments et de la
nourriture auraient été plus utiles aux natifs que des immersions dans le Congo.
— Et tant de précieux travail est en cours ! Permettez-moi de tout vous raconter.
— Non, non, vraiment, ce n’est pas nécessaire, protesta-t-il en hâte.
— Oh ! mais j’insiste. Vous devez savoir tout ce que votre exploration, si courageuse et audacieuse,
a fait pour notre œuvre missionnaire. Même Sa Majesté la reine a été très impressionnée. C’est une de
mes cousines, vous savez, et elle tient notre travail — et le vôtre, bien sûr — en très haute estime.
Stuart crut entendre Edie, assise à côté de lui sur le sofa, émettre un son étouffé.
Et le pasteur de se lancer dans une longue et pompeuse dissertation sur les églises qu’on avait
bâties, les caisses de vêtements envoyées par bateau — des cols durs et des corsets, sans aucun doute —
et le nombre d’âmes perdues qu’on avait sauvées, tandis que Stuart avalait bouchée sur bouchée de gâteau
en jetant des regards furtifs vers la pendule.
Après plus d’une heure de cet incessant monologue, pourtant, il ne put s’empêcher de placer
quelques mots.
— Vous avez pu convoyer de la nourriture dans certains de ces lieux durant la famine, je suppose ?
Le pasteur cilla.
— De la nourriture ?
— Eh bien, oui.
Stuart arbora un sourire désolé pour avoir interrompu le flot des exploits missionnaires.
— La nourriture est assez importante. Ils ne peuvent pas manger les églises et les vêtements, voyez-
vous, ajouta-t-il avec une feinte jovialité.
— La nourriture du corps est importante, bien sûr, concéda Ponsonby, qui s’adossa à son siège et
croisa les mains sur son ventre protubérant. Mais c’est la nourriture de l’esprit qui compte avant tout.
— Tout à fait.
Stuart passa un doigt à l’intérieur de son col en jetant un nouveau regard désespéré vers l’horloge,
mais comme il restait encore plus de trente minutes sur le temps imparti à Edie, il se sentit obligé de faire
dévier la conversation vers un sujet un peu moins nauséeux.
— J’espère que vous trouvez que nous avons bien rempli nos devoirs ici pendant mon absence ?
— Oui, bien sûr. Oh ! tout à fait !
Le pasteur adressa à Edie un hochement de tête bienveillant.
— Sa grâce s’est montrée très généreuse envers la paroisse. Très. Ventes de charité, fêtes,
donations, souscriptions… Si je puis me permettre, sa grâce a tendance à accorder un peu trop
d’importance à notre petit hameau — non pas que je critique, votre grâce, ajouta-t-il en esquissant vers
Edie un geste d’excuse de sa main potelée. Mais je souhaiterais, fit-il en reportant son attention sur Stuart,
que la duchesse possède cette vision des choses plus large, plus universelle, que nous possédons vous et
moi, votre grâce.
Stuart sauta sur ces propos, ravi d’y trouver l’occasion d’une petite vengeance.
— Je crains que la duchesse n’ait un regard féminin, mon cher pasteur, fit-il avec gravité. C’est-à-
dire un peu étroit et limité.
Edie s’étouffa avec son thé, ce que Stuart apprécia fort en la circonstance.
— Oui, oui, répondit le pasteur. Nous autres hommes possédons une plus grande faculté de prendre
le monde en considération. Les dames sont plus enclines à s’occuper des choses mineures de la vie.
— Exactement, s’empressa de renchérir Stuart. Mais nous devons tolérer du sexe faible les petits
caprices, n’est-ce pas ?
Cette remarque lui valut un coup de coude bien placé dans les côtes mais, fort heureusement, incita
Edie à abréger le supplice du thé chez Ponsonby.
— Pardonnez-nous, mais nous devons vraiment y aller, annonça la jeune femme en reposant sa tasse.
Cela fait seulement deux jours que le duc est à la maison, ajouta-t-elle en se levant, et nous avons tant de
visites à faire.
Stuart reprit sa canne et fut sur ses pieds avant que le pasteur ne puisse protester. Il était bien trop
soulagé par leur départ imminent du presbytère pour s’inquiéter des autres visites affreuses qu’Edie avait
prévues.
— Oui, renchérit le duc d’un ton ferme. Beaucoup de visites.
— Bien sûr, bien sûr…
Le pasteur, qui passait visiblement beaucoup de temps à manger des sandwichs tout en pontifiant sur
l’état spirituel du monde, eut du mal à s’extirper de son fauteuil mais finit par les reconduire.
— Vous verrai-je au service le plus matinal, dimanche, ou au second ? s’enquit-il en les
raccompagnant jusqu’au vestibule, tandis que sa servante en ouvrait la porte.
Ni l’un ni l’autre, voulut répondre Stuart. Mais Edie lui coupa la parole.
— Le premier, bien entendu, fit-elle en souriant. Le duc est très impatient d’assister aux services.
— Bien sûr, bien sûr. Alors nous vous attendrons pour celui du début de la matinée. Et j’espère
pouvoir vous entretenir en détail de nos œuvres missionnaires de nombreuses fois à l’avenir, votre grâce.
Stuart ne réussit à cacher son manque d’enthousiasme que le temps de franchir le portail du
presbytère.
— Il peut toujours les attendre, ces conversations, déclara-t-il à Edie comme ils reprenaient le
chemin de la maison. Plutôt être torturé avec un instrument en usage sous l’Inquisition médiévale que de
discuter sur l’Afrique avec cet homme.
Edie se tourna vers le duc en écarquillant les yeux d’un air qui se voulait surpris. Mais c’était bien
un sourire qui jouait aux coins de sa bouche.
— Mais, Stuart, ne brûlez-vous pas d’en entendre davantage sur les âmes des pauvres bébés
africains ?
— Des bébés qui n’ont pas besoin de nourriture, apparemment, grogna-t-il en tirant sur sa cravate.
J’avais oublié à quel point cet homme était stupide. Quel pompeux imbécile, vraiment !
Edie se mit à rire.
— Oui, n’est-ce pas ? Oh ! vous auriez dû voir votre tête quand il vous a remercié pour votre
exploration qui lui a permis d’étendre son œuvre missionnaire. C’était indescriptible !
— Je suis heureux d’apprendre que vous vous êtes si bien divertie à mes dépens, marmonna Stuart.
Et il se demanda avec dépit si elle avait l’intention de l’obliger à prendre quotidiennement le thé
avec le pasteur.
Il pivota vers elle, et sa mauvaise humeur s’évanouit sur-le-champ. Edie le regardait, illuminée d’un
large et délicieux sourire dont la vue lui coupa le souffle.
— D’un autre côté, si vous devez sourire ainsi chaque fois que vous vous payez ma tête, je crois que
je pourrai le supporter avec plaisir.
Elle détourna aussitôt les yeux, et son expression amusée disparut. Mais le petit geste semi-
inconscient de sa main qu’elle porta à son cou apprit à Stuart qu’elle était plus sensible au compliment
qu’elle ne l’aurait voulu.
— Alors vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que nous fassions une autre visite sur le chemin du
retour ? Nous n’avons pas encore rencontré M. Smithers, le nouveau vicaire.
— Edie, non ! gémit Stuart. D’abord le pasteur et maintenant le vicaire ?
Elle montra une allée étroite qui partait d’un embranchement.
— Son cottage est juste là.
— Mais c’est la maison du garde-chasse.
— Non. J’ai fait construire un nouveau pavillon pour le garde-chasse il y a quelques années, plus
près du bois. Celui-ci, étant si près de l’église et du presbytère, convient beaucoup mieux au vicaire.
Elle s’interrompit, hésitante.
— Peut-être cela vous contrarie-t-il ?
— Mais non, je trouve que c’est une bonne idée. Vous avez bien fait.
Il l’observa et eut l’impression que ses paroles lui plaisaient. Lorsqu’elle s’engagea dans l’allée
menant au cottage, il resta pourtant sur la route. Lui faire plaisir, d’accord, mais pas jusque-là.
Elle s’arrêta quelques pas plus loin.
— Vous ne venez pas ?
— Je ne rendrai pas visite au vicaire. Le pasteur, cela suffit pour la journée. D’ailleurs, ajouta-t-il
comme elle s’apprêtait à argumenter, nous n’avons pas le temps.
Elle jeta un coup d’œil à la montre épinglée au revers de son costume de marche.
— Mais il me reste vingt minutes.
— Ce qui n’est guère suffisant pour une visite. Vous pourrez déduire ces vingt minutes de mon temps
à moi, proposa-t-il, prêt à tout pour éviter une autre conversation avec un membre de la communauté
religieuse.
— Oh ! très bien, fit-elle avec un sourire mielleux. Si vous tenez à être aussi tatillon sur le temps…
— Je le serai si vous insistez pour me faire rencontrer des gens aussi terribles que ce Ponsonby.
— Ce n’est pas grave, de toute façon. Vous ferez la connaissance du nouveau vicaire quand nous
assisterons à l’office du soir.
— L’office du soir ?
Il la regarda, bien décidé à remettre les pendules à l’heure.
— Je serai peut-être obligé d’aller au service du dimanche, mais je n’assisterai certainement pas
aux prières du soir en plus, surtout avec cet idiot de Ponsonby. Non, Edie. C’est aller trop loin !
— Mais j’assiste toujours à l’office du soir. Nous réunissons ensuite le comité pour les ventes de
charité. Vous devriez y venir aussi, c’est le moyen idéal pour vous de reprendre contact avec la société
locale. Grand Dieu, comme vous semblez inflexible ! ajouta-t-elle en le voyant secouer la tête. Alors
vous préférez abandonner tout de suite et signer notre accord de séparation ?
Il lui jeta un regard oblique.
— Vous êtes sérieuse ?
— Bien sûr, assura-t-elle en reprenant la marche. M. Ponsonby pourra ensuite tout vous raconter sur
les efforts des missionnaires en Amérique du Sud.
A peine avait-elle prononcé ces mots qu’elle s’esclaffa de nouveau.
— Après tout, vous autres hommes, vous vous intéressez bien plus que les femmes au vaste monde.
— Le vaste monde, mon œil, grogna Stuart en lui emboîtant le pas. De toute sa vie, ce type n’est
jamais allé plus loin que les falaises de Douvres. Je ne me souvenais pas que c’était un tel imbécile. Et si
ennuyeux. Comment ai-je pu oublier ces affreux sermons du dimanche que je devais endurer quand j’étais
ici pour les vacances ?
— Ils sont trop horribles pour être décrits, agréa-t-elle. La moitié de la congrégation s’endort.
— Rien n’oblige à ce qu’il en soit ainsi. Je suis le duc, après tout. Je peux le renvoyer et trouver un
nouveau pasteur.
— Je doute que vous puissiez le faire. C’est un cousin de la reine, vous savez, ajouta-t-elle en
prenant le ton hautain de Ponsonby.
Stuart émit une exclamation moqueuse.
— La parenté est si lointaine qu’on peut difficilement la prendre en compte. Je suis plus proche
parent que lui de Sa Majesté.
— Il y a cependant des choses qui ne se font pas, et renvoyer le pasteur en est une. Vous allez devoir
le supporter, je crains qu’il n’en soit ainsi.
Stuart sourit.
— Vous avez donc appris qu’il est parfois vain de lutter contre les traditions ?
— Oui, absolument. Lutter sans cesse contre des siècles d’habitudes est bien trop épuisant.
Il ricana.
— Wellesley m’a laissé entendre que vous aviez eu quelques différends, tous les deux.
— Oui, nous avons eu nos problèmes, soupira-t-elle. Il vous a tout raconté, je présume ?
— Oh ! non. Il est trop distingué pour se montrer indiscret. Mais il a déclaré que vous aviez une
façon — comment a-t-il troussé cela ? — une façon très américaine de faire les choses.
Edie parut amusée.
— Quelle ultime insulte ! Mais nous nous entendons très bien à présent, lui et moi. Nous sommes
parvenus à une sorte de compromis. Je lui dis ce que je désire, il m’informe de la façon dont on procédait
autrefois, je le remercie beaucoup et le prie de faire désormais comme je l’entends.
Stuart éclata de rire.
— Alors c’est l’idée que vous vous faites d’un compromis ?
— Eh bien, oui, admit-elle en riant avec lui. Je suis la duchesse, après tout. Cela dit, ce n’est pas
facile. Diriger un grand domaine comme celui-ci est un travail épuisant.
— Oui, c’est fatigant, acquiesça-t-il en lui jetant un regard de côté. C’est pourquoi il vaut mieux
avoir un partenaire.
— Alors je crains que vous ne soyez toujours épuisé à l’avenir.
Cette réplique acerbe amusa Stuart.
— Vous êtes si têtue, Edie. Mais bon, je l’ai toujours su. Allons, dites-moi quels sont vos projets
pour demain.
— J’ai pensé que nous pourrions parcourir les livres de comptes avec M. Robson. C’est
indispensable, ajouta-t-elle en l’entendant grogner.
— Nous pouvons le rencontrer si vous insistez, mais je n’irais pas jusqu’à dire que c’est
indispensable.
— Il faut que vous vous prépariez à reprendre les choses en main…, fit Edie. Après mon départ.
Y avait-il un brin de malice dans ces derniers mots ? Il l’espérait.
— Je refuse d’envisager la possibilité que vous me quittiez. Je préfère de beaucoup imaginer que
nous gérerons les choses ensemble, en tant que mari et femme.
— Et c’est moi que vous traitez de tête de mule ?
Il grimaça.
— Je crois qu’en l’occurrence nous nous valons, Edie. Donc une réunion avec le régisseur, c’est ce
que vous désirez pour demain ? Vraiment ?
— Vous avez bien dit que je pouvais choisir.
— Vous pourriez au moins choisir des choses amusantes, grommela-t-il.
— Vous ne vous êtes pas amusé aujourd’hui ? s’indigna-elle. Quelle honte !
Elle détourna la tête, mais Stuart eut le temps d’apercevoir le sourire espiègle qui retroussait ses
lèvres.
— Moi, je me suis bien amusée.

* * *

Le plaisir qu’Edie avait retiré de cette journée se révéla néanmoins fugace. Depuis la veille, elle
s’obligeait à ne pas repenser à leur conversation dans le jardin et à ce que Stuart attendait d’elle. En
approchant de la maison, pourtant, elle ne put s’empêcher d’y songer avec une appréhension croissante.
Elle essaya bien de se dire qu’il n’y avait pas matière à s’inquiéter. Le duc semblait croire que
l’aide qu’elle lui apporterait dans ses exercices l’inciterait d’une façon ou d’une autre à le désirer. Cela
aurait pu marcher, elle le supposait, si elle avait été une femme normale, avec les aspirations d’une
femme normale. Mais ce n’était pas le cas. Et ce ne seraient pas des exercices et quelques massages qui y
changeraient quoi que ce soit.
Elle allait devoir le masser. Le toucher.
Son malaise s’accrut. Elle tenta vainement de le refouler en se rappelant les mots de Stuart : il
l’avait assurée qu’elle contrôlerait les choses. Mais elle savait avec quelle rapidité et quelle aisance on
pouvait ôter à une femme tout contrôle sur la situation.
Stuart n’était pas Frederick, se raisonna-t-elle ; il ne lui ressemblait en rien. Et pourtant, cette
considération ne la rassurait pas. Si la crainte pouvait être jugulée par la raison, Edie aurait été délivrée
de la peur depuis longtemps.
L’appréhension lui serrait la poitrine lorsqu’ils atteignirent la maison.
Parvenue avec Stuart dans la bibliothèque, Edie ne put endurer le suspense plus longtemps. Elle
s’immobilisa et se tourna vers lui.
— Très bien, allons-y. Montrez-moi ce que vous voulez que je fasse.
Sa brusquerie sembla le décontenancer un peu.
— Je ne peux guère vous faire une démonstration ici.
Il désigna d’un geste les portes-fenêtres, grandes ouvertes par cet étouffant après-midi d’été.
— Nous n’avons aucune intimité ici.
Oh ! mon Dieu !
Il voulait de l’intimité.
Elle ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit de sa gorge desséchée. Elle finit par tousser.
— Je ne vois pas pourquoi nous aurions besoin d’intimité, parvint-elle à articuler.
— Parce que je préfère ne pas dévoiler mes faiblesses dans un lieu où n’importe qui peut entrer et
les voir, en particulier les domestiques.
Edie se mordit la lèvre. Elle savait ce que c’était que de vouloir cacher sa vulnérabilité et ne
pouvait l’en blâmer.
— Je vois.
— Je suis heureux que vous compreniez. Alors préférez-vous ma chambre ou la vôtre ?
Choquée, Edie réprima toute propension à l’empathie.
— Je n’irai certainement pas dans votre chambre !
— Très bien. Ce sera la vôtre en ce cas. Je vous y retrouve dans un quart d’heure.
Ignorant son bredouillis de protestation, il se dirigea vers la porte du corridor.
— Mettez des vêtements confortables, ajouta-t-il par-dessus son épaule.
Elle n’esquissa pas un geste pour le suivre et lui jeta un regard fulminant tandis qu’il s’éloignait.
— Plus vite ces dix jours seront passés, mieux cela vaudra, marmonna-t-elle.
Il s’arrêta sur le seuil et se retourna pour lui adresser un sourire provocateur.
— Je suis bien d’accord. Plus tôt vous m’embrasserez, plus vite nous pourrons passer à des choses
encore plus divertissantes.
« Divertissantes » n’était pas le terme qu’Edie aurait utilisé. Il était bien question de torture pour
elle.
Elle attendit plusieurs minutes afin d’être sûre de ne pas rencontrer Stuart dans l’escalier, puis
monta dans sa chambre et enfila une robe d’intérieur en soie bleue, avec un col montant et un peignoir de
dentelle écrue. Peut-être allait-elle devoir l’aider à s’étirer et faire ses exercices, mais une robe
d’intérieur et un corset desserré seraient bien assez confortables à son gré.
Reeves avait à peine achevé de la boutonner dans le dos lorsqu’on frappa à la porte.
Edie prit une profonde inspiration avant d’adresser un signe de tête à sa femme de chambre. Mais,
lorsque celle-ci eut ouvert la porte et qu’Edie vit Stuart sur le seuil, elle faillit ordonner à Reeves de la
refermer sur-le-champ.
Il avait revêtu un pantalon lâche en flanelle grise, une chemise en lin unie et une veste d’intérieur
noire. La chemise ne possédait ni col ni bouton, il ne portait pas de gilet et sa veste n’était même pas
correctement fermée.
Le voir ainsi partiellement dévêtu rendit Edie plus nerveuse encore. Elle ne savait pas si elle allait
pouvoir faire cela. Il avait promis qu’il ne se montrerait pas entreprenant mais, même s’il tenait parole, la
seule pensée de se retrouver avec lui dans un contexte aussi intime, de le toucher et de… de le masser, lui
semblait impossible.
Son appréhension s’accrut encore lorsqu’il pénétra dans la chambre et, ouvrant la porte en grand, dit
à la soubrette :
— Vous pouvez descendre prendre le thé, Reeves. Nous n’aurons pas besoin de vous avant au moins
une heure.
Edie regarda sa chambrière sortir et refermer la porte derrière elle, et le léger cliquetis du loquet lui
parut aussi assourdissant qu’un coup de feu. Dans le silence qui suivit, elle n’entendit plus que sa propre
respiration oppressée et, quand le duc l’enveloppa d’un long regard, elle dut lutter contre l’impulsion de
se précipiter dans le dressing et de s’y enfermer à clé.
L’air dans la pièce semblait étouffant en dépit des fenêtres ouvertes, et les premiers mots de Stuart
ne firent rien pour alléger l’atmosphère.
— Vous portez un corset ?
Elle rougit sur-le-champ, et il soupira.
— Edie, je vous avais dit de mettre des vêtements confortables.
— C’est ce que j’ai fait ! assura-t-elle en agrippant une poignée de soie et de dentelle. C’est une
robe d’après-midi.
— Même sous une robe d’après-midi, je ne vois pas comment un corset pourrait être confortable.
Mais c’est vous qui voyez, bien sûr.
Otant d’un coup de pied ses pantoufles, il se dirigea vers elle, au pied du lit, tout en fouillant dans la
poche de sa veste. Il en sortit une montre et une petite fiole verte.
— Tenez, prenez ceci.
— Je comprends l’utilité du liniment, dit-elle en saisissant les deux objets. Mais la montre ?
— Je vais vous expliquer dans un instant.
Il dénoua sa ceinture et fit glisser sa veste de ses épaules.
— Que faites-vous ? s’écria-t-elle.
Mais la réponse sautait aux yeux.
— Vous ne pouvez pas vous déshabiller dans ma chambre !
Il s’arrêta, visiblement surpris par la véhémence de sa réaction.
— Je ne fais qu’ôter ma veste. Je n’aurai guère de liberté de mouvement si je la garde, expliqua-t-il
en achevant de retirer le vêtement, qu’il suspendit au bois de lit. Mais je ne voulais pas choquer les
serviteurs. Si Wellesley m’avait vu déambuler dans les couloirs en chemise et pantalon, il en serait tombé
à la renverse. Sans parler des servantes.
Edie se ressaisit. Ce n’était pas le moment de jouer les jeunes filles effarouchées.
— Bon, mais n’enlevez rien d’autre, marmonna-t-elle en se tournant pour poser le liniment sur sa
coiffeuse. Que dois-je faire ?
— Je vais vous montrer.
Il enserra le côté de sa jambe droite dans sa main.
— Quand la lionne a bondi, elle m’a attrapé ici et ici, dit-il en effleurant du bout des doigts les
endroits où s’étaient enfoncés les crocs de l’animal, sur le devant et l’arrière de sa cuisse. La blessure a
déchiré le tendon du jarret et les quadriceps.
— Aïe, grimaça Edie. La douleur a dû être terrible.
— Elle n’a pas duré longtemps, du moins sur le moment. La plaie saignait terriblement, et je me suis
évanoui quelques minutes après, car j’avais perdu trop de sang. Par chance…
Il s’arrêta brusquement et crispa le poing.
Edie s’inquiéta en le voyant froncer les sourcils.
— Stuart, Vous allez bien ?
— Veuillez m’excuser.
Il porta la main devant sa bouche et toussa.
— C’est seulement qu’il m’est plus difficile d’en parler que je ne l’aurais cru.
Il se détendit et baissa la main.
— Par chance, nous avions mis les lions en déroute avant cela, et mes hommes ont réussi à arrêter
l’hémorragie. Mais, cette nuit-là, l’infection et la fièvre se sont installées.
— Vous m’avez dit que vous aviez failli mourir. Ainsi, c’est l’infection qui vous a presque coûté la
vie et pas la blessure elle-même ?
— Oui. Pendant trois jours, je suis resté entre la vie et la mort. La troisième nuit, j’étais si mal que
mes hommes ont commencé les préparatifs pour m’enterrer. Je sentais ma vie s’en aller. Je savais que
j’étais en train de mourir et je ne m’explique toujours pas comment je ne suis pas mort. C’est juste que…
j’ai refusé. Pur entêtement de ma part, je suppose. La fièvre a fini par céder et, quand j’ai été assez fort
pour être déplacé, mes hommes m’ont ramené à Nairobi. Je pensais que j’allais bien mais, à l’hôpital,
j’ai contracté une nouvelle infection. Bizarre, car je n’avais jamais rien attrapé avant. Je n’ai même pas
eu la malaria, et en Afrique c’est plutôt rare.
— De toute évidence, quand vous décidez d’être malade, vous le faites pour de bon.
— J’ai l’impression, fit-il avec un petit rire.
Et, bien que celui-ci parût un peu forcé, Edie fut ravie de l’entendre.
— Mais la fièvre est tombée de nouveau et je m’en suis très bien tiré.
— Dieu merci, vous n’avez pas développé la gangrène. Ni la rage ou…
Elle se tut, pressant une main sur sa poitrine à l’idée de toutes ces affreuses possibilités.
— Seigneur, Stuart…
— Le docteur a craint les deux, mais heureusement rien de tout cela ne s’est déclaré. J’avais les
muscles abîmés néanmoins. Je suis resté alité trois semaines et, même quand j’ai été sur pied, il a fallu
encore deux mois avant que je puisse utiliser ma jambe. Pendant ce temps, l’atrophie s’était installée et
j’étais aussi vacillant qu’un poulain qui vient de naître. Je me suis remis lentement, mais les médecins
m’ont dit que je ne pourrais sans doute plus jamais marcher normalement.
Edie hocha la tête, luttant pour ne montrer aucun signe de pitié. Elle savait qu’il détesterait cela.
— Et le Dr Cahill est d’accord avec leur diagnostic ?
— Pas entièrement, non. Il ne sait pas si ma jambe se remettra complètement, toutefois il pense
qu’un programme de marche et d’exercices d’étirement des muscles accroîtra ma mobilité, assouplira la
cicatrice et soulagera la douleur. Mais je devrai m’astreindre à cette discipline quotidiennement, toute ma
vie.
— Je vois.
Edie l’observa un instant en silence. C’était le même sombre et beau visage qu’elle avait vu au bal
de Hanford House, et pourtant il était différent. Il avait perdu son air téméraire.
— Stuart, qu’est-il arrivé à Jones ?
Il déglutit et détourna les yeux.
— Je préfère ne pas en parler, Edie, si cela ne vous ennuie pas.
Elle hocha la tête. Si quelqu’un en savait long sur le désir de ne pas aborder certains sujets, c’était
bien elle.
— Très bien, acquiesça-t-elle, se forçant à introduire une note de brusquerie dans sa voix. Que
voulez-vous que je fasse ?
— Restez juste là un instant.
Se servant du bois de lit, il se baissa jusqu’à se trouver sur le sol en position allongée, devant elle.
Cela lui faisait mal, elle le voyait à son visage, et elle ne put s’empêcher de repenser à l’homme
qu’elle avait rencontré jadis, un homme qui se frayait son chemin dans une salle de bal bondée avec la
grâce souple d’un léopard.
Il doit détester cela, songea-t-elle. Après la vie qu’il a connue…
— Passez-moi la montre.
Elle sortit de ses réflexions et obéit, s’interdisant toute nostalgie pour l’homme qu’il avait été. Au
moins, il était vivant.
— Le Dr Cahill m’a conseillé deux étirements pour commencer. Je dois exécuter chacun d’eux trois
fois.
— Mais à quoi sert la montre ?
— Il me faut maintenir l’étirement pendant trente secondes, puis augmenter graduellement jusqu’à
une minute entière.
Il leva sa jambe blessée à la perpendiculaire.
— Approchez-vous, Edie, et passez votre bras autour de ma jambe. Plus près, ajouta-t-il comme
elle faisait un pas en avant. Vous devez vous placer contre l’arrière de ma cuisse.
Edie obéit. Elle se sentait terriblement maladroite. D’une part elle n’avait jamais joué les
infirmières de sa vie, et d’autre part elle ne sentait que trop la jambe de Stuart pressée contre ses seins.
— Bien. Maintenant, nous allons étirer le tendon. Placez votre main libre sous la plante du pied et
poussez lentement mes orteils vers ma poitrine. Je vous dirai quand arrêter.
Elle commença à s’exécuter, mais dès les premières secondes Stuart reprit brusquement sa
respiration, et elle dut relâcher sa prise, effrayée.
— Vous ai-je fait mal ?
— Non. Cela tire, mais ce n’est pas douloureux. Recommencez, et cette fois ne vous arrêtez pas
avant que je vous le dise. Là, ajouta-t-il, comme elle obtempérait. Maintenant, ne lâchez pas pendant
trente secondes. Et gardez votre bras serré autour de ma jambe pour bloquer le genou.
Edie n’aurait jamais cru que trente malheureuses secondes pussent sembler aussi longues. La pièce
était chaude, il n’y avait pas un souffle d’air, et leur position était scandaleusement familière. Elle sentait
la chaleur du corps de Stuart tout le long du sien, son talon sous ses seins, sa cuisse tendue sur son ventre
et sa hanche contre son pied. C’était bien au-delà de tout ce qu’elle avait jamais connu. A l’exception de
Frederick, elle ne savait rien des hommes ni de leur intimité.
— Très bien, dit-il enfin.
Et le son de sa voix, Dieu merci, chassa la pensée de Frederick de son esprit. Soulagée, Edie
soupira en laissant retomber ses bras.
Stuart agita un peu la jambe puis hocha la tête.
— Refaites-le et allez un peu plus loin cette fois.
Le second étirement fut plus aisé pour elle. L’intimité de la pose n’était plus tout à fait aussi
choquante, et son appréhension décrut.
Ce fut plus difficile pour lui, cependant. Elle s’en aperçut à sa respiration, plus profonde, plus
forcée qu’avant.
— Voulez-vous que je lâche ?
Il secoua la tête.
Enfin, pour le troisième étirement, il lui préconisa d’aller plus loin encore.
— Vous en êtes certain ? Je ne veux pas vous faire mal.
— Non, non. Je sais jusqu’où je peux pousser mon corps, faites-moi confiance. Même si cela fait
mal, cela n’a aucune importance.
Il parcourut le visage d’Edie, et celle-ci perçut le feu qui animait son regard et le gris de fumée qui
assombrissait ses prunelles.
— Pas avec la vue que j’ai sous les yeux.
Edie remua un peu, mais ce mouvement ne fit que la rendre plus intensément consciente de la jambe
de Stuart pressée contre son corps, aussi s’immobilisa-t-elle en détournant la tête. Elle avait peur, tout à
coup, or c’était une crainte complètement différente de celle qu’elle ressentait d’habitude.
— Pas très réceptive à mes flagrantes tentatives de flirt, à ce que je vois.
Comme elle ne répondait pas, il déplaça légèrement sa jambe contre elle, et elle la lâcha.
— Oh ! très bien. Puisque vous ne voulez pas entrer dans le jeu, je suppose que je ferais mieux de
vous montrer l’exercice suivant.
— Ce serait sans doute mieux. Je ne flirte pas, moi.
Elle n’ajouta pas qu’elle ne possédait pas le moindre talent pour cela. Il le savait sans doute déjà.
Stuart se laissa rouler sur le ventre.
— Agenouillez-vous derrière moi, fit-il en tournant la tête sur le côté.
Et pliant sa jambe blessée :
— Vous allez étirer le muscle du devant de ma cuisse, ajouta-t-il en tenant sa montre devant son
visage. Vous allez donc placer votre main autour de mon tibia et pousser mon talon vers mon postérieur.
Elle obéit à ses instructions en se réjouissant qu’il ne pût voir son visage — elle était affreusement
rouge.
— Comme cela ?
— Oui, mais plus fort. Utilisez votre poids. Posez votre avant-bras gauche sur mon dos et appuyez
votre épaule contre le dessus de mon pied. Bien. A présent, penchez-vous. Davantage. Un peu plus
encore. Ssst…, siffla-t-il lorsqu’elle atteignit le point de tension. Restez ainsi.
Cet exercice était plus intime encore que le précédent. Bien qu’à travers un corset et trois autres
couches de tissu, Edie sentait parfaitement la pointe de son mamelon touchant la fesse de Stuart, tandis
que le côté de son autre sein se pressait contre son mollet. Jamais trente secondes ne lui semblèrent aussi
interminables.
Lorsqu’il signala enfin que le temps était écoulé, elle fut si soulagée qu’elle ne put retenir un
profond soupir.
Stuart l’entendit.
— Ça va, Edie ?
— Bien sûr, affirma-t-elle aussitôt.
Elle avait dit cela dans un souffle qu’elle trouva peu convaincant, mais Stuart ne le lui fit pas
remarquer.
— Bien. Recommencez.
Elle s’exécuta et, comme elle dut appuyer encore plus fort cette fois, les trente secondes parurent en
durer cent. Partout, le corps brûlant de Stuart touchait le sien. Lentement, tandis que les secondes
s’écoulaient en cliquetant, Edie prenait conscience de choses nouvelles : le rythme lent et profond de sa
respiration, le muscle dur de son mollet sous ses doigts, l’odeur de santal qui s’exhalait de lui — son
savon, peut-être ? Inexplicablement, elle sentit naître un frémissement dans son propre corps.
La troisième fois, elle fut submergée par autre chose encore, comme une lourde et étrange tension
jamais éprouvée auparavant. Cela se déployait en elle, telle une vague lente et chaude qui enflait à chaque
seconde et paraissait presque… tentante.
Pourquoi pas, Edie ?
Elle ferma les yeux, le corps de Stuart se soulevant et s’abaissant sous ses doigts à chacune de ses
respirations. Tout le reste lui semblait lointain.
— Cela fait trente secondes.
Stuart la tira de l’étrange brume où elle se mouvait.
Elle se laissa retomber sur les genoux, et ce fut seulement lorsqu’il se fut retourné et assis qu’elle
s’aperçut que sa propre respiration était aussi rapide et laborieuse que celle de Stuart.
La pièce était chaude, étouffante ; Edie ne pouvait contrôler le martèlement de son cœur.
Stuart lui sourit, et elle en fut bouleversée.
— Je crois que j’aime celui-ci, fit-il doucement.
Elle lutta pour reprendre son souffle, sans comprendre pourquoi elle haletait ainsi.
— Pour quelle raison faites-vous cela ? chuchota-t-elle.
Il l’étudia un instant, la tête inclinée.
— J’ai l’impression que nous ne parlons plus de ma jambe, là ?
— Je comprends pourquoi vous voulez… ce que vous voulez, poursuivit Edie malgré elle. Mais
pourquoi avec moi ?
Il redressa le buste et se rapprocha d’elle.
— Nous en avons déjà parlé. Nous sommes mariés, Edie.
Elle se sentit curieusement déçue par cette réponse et n’en comprit pas la cause. Qu’attendait-elle
donc ?
— Vous pourriez aisément obtenir une annulation si vous en faisiez la requête. Après tout, je refuse
de vous laisser exercer votre… votre…
Elle sentit soudain sa gorge devenir terriblement sèche, mais elle s’obligea à poursuivre.
— Vos droits conjugaux. On pourrait vous accorder une annulation pour cela.
— Je m’en moque bien !
Il lui jeta un long regard.
— Je ne veux pas d’annulation, Edie.
— Et si on vous l’accordait, continua-t-elle, ignorant ses paroles, vous pourriez vous remarier.
— J’aime bien la femme que j’ai, merci.
Il lui effleura la joue si doucement qu’elle ne trouva pas la volonté de reculer.
Vous ne m’aimeriez pas, songea-t-elle en fermant les paupières. Pas si vous saviez.
— Vous pourriez trouver quelqu’un qui vous convienne bien mieux que moi.
Sa voix se teinta de désespoir.
— Une femme beaucoup plus jolie…
Il l’interrompit d’une exclamation railleuse.
— Plus jolie ? Vous pensez que vous n’êtes pas jolie ?
Elle déglutit avec peine et rouvrit les yeux.
— Nous le savons tous les deux.
Il la dévisagea pendant ce qui sembla une éternité à Edie.
— Je ne sais rien de tel, dit-il enfin.
Elle détestait cela, elle détestait ce regard direct, appréciateur, elle détestait encore plus de se sentir
ainsi exposée et vulnérable.
— Qui est-ce qui ment à présent ? murmura-t-elle en détournant les yeux.
— Nous nous souvenons tous deux de cet après-midi lointain sur la terrasse.
Il lui enserra la joue, ramenant son regard vers lui.
— Et si je ne peux savoir avec certitude pourquoi c’est ancré dans votre mémoire, je vais vous dire
pourquoi c’est incrusté dans la mienne. J’ai dit quelque chose cet après-midi-là qui vous a fait sourire et
c’était la première fois — la première, vraiment — que vous me souriiez.
— Et alors ?
La question avait jailli dans un âpre et dur chuchotement, pareil à la peur qui lui serrait le ventre. A
peine pouvait-elle supporter la légère, la tendre caresse de Stuart, et pourtant… pourtant elle était libre
de repousser sa main si elle le voulait. Relève-toi, pensa-t-elle. Et va-t’en. Mais elle ne bougea pas et
serra ses poings contre ses flancs.
— Où voulez-vous en venir ?
— A admettre que vous avez raison.
— A quel sujet ?
Elle baissa les yeux, essayant de ne rien ressentir.
— Quand vous dites que vous n’êtes pas jolie, fit-il d’un ton songeur.
Ses doigts la frôlaient telle une plume, explorant ses pommettes, ses tempes, le contour de ses joues
avec une infinie douceur.
— Parce que, lorsque vous avez souri ce jour-là, je n’ai pas pensé du tout que vous étiez jolie.
Il observa une pause, interrompant sa caresse.
— J’ai trouvé que vous étiez belle.
Quelque chose se brisa en elle à ces mots. Elle ravala un sanglot.
— Je ne peux pas vous donner ce que vous voulez, Stuart. Vous devriez trouver quelqu’un qui le
pourra.
— Mais vous, Edie ? Que désirez-vous ?
Du pouce il lui effleura les lèvres, et elle se fit violence pour extraire les mots de sa bouche.
— Ce que je désire, il semble que cela n’ait pas d’importance.
— Mais si, c’est important.
L’impalpable caresse atteignait la limite du supportable.
— Vous ne voulez pas d’enfants ?
La peur d’Edie s’intensifia, douloureuse, comme s’il avait appuyé sur une blessure de son corps.
— Non, prétendit-elle.
— Mais pourquoi ?
Cessant de toucher sa bouche, il se pencha plus près et elle tenta de se détourner, mais Stuart glissa
la main dans ses cheveux et la retint.
— Oh ! ne faites pas ça !
Elle se rejeta en arrière dans un mouvement brusque et son peignoir se prit dans le bouton de
manchette de Stuart, qui en déchira la dentelle délicate. Ce son acheva de la tirer de sa langueur.
— Je ne peux pas faire cela.
Elle recula sur les genoux en essayant de se relever mais, Dieu sait comment, ses jupes étaient
restées prises sous la hanche de Stuart.
— Laissez-moi ! cria-t-elle, la panique chassant en elle tout ce qu’il lui restait de raison.
Et tirant désespérément sur ses jupes :
— Laissez-moi, laissez-moi !
Il souleva ses hanches pour la libérer. Le temps qu’elle parvienne à se dégager des couches de
dentelle, de mousseline et de soie pour bondir sur ses pieds, Stuart s’était aussi relevé en s’aidant du bois
de lit.
— Edie, attendez !
Il lui agrippa le poignet au moment où elle tournait les talons et ne la lâcha pas lorsqu’elle tenta de
se dégager. Au contraire, il resserra son étreinte, et elle se figea tandis que l’effroi et la honte déferlaient
en elle, mêlés à un terrible sentiment d’inéluctabilité. Pourquoi courir ? A quoi bon ?
Elle baissa les yeux vers la dentelle déchirée de son peignoir. C’était un petit accroc, quelques
centimètres au plus, et pourtant elle se sentait nue, comme marquée du sceau de l’infamie. D’une main
tremblante, elle referma sur elle les pans de sa robe de chambre.
— Grand Dieu…
La voix de Stuart sembla lui parvenir de très loin. Bien que son chuchotement rauque fût à peine
perceptible par-dessus le battement intempestif de ses oreilles, ce fut assez pour lui apprendre que la
vérité s’était fait jour en lui.
Il lâcha son poignet comme s’il venait de se brûler.
— Mon Dieu, bien sûr. Comme j’ai été obtus !
Il esquissa un geste pour lui toucher le visage.
Elle tressaillit. Il laissa retomber sa main, mais elle fut saisie d’une peur qui gonfla lentement en
elle et qu’elle s’efforça de contenir, ainsi qu’elle l’avait déjà fait tant de fois pour ne pas se laisser aller.
Respirer lui demandait un tel effort qu’elle en eut la poitrine douloureuse. L’odeur de l’eau de
Cologne emplissait ses narines et lui soulevait l’estomac.
Elle était submergée par la honte, un sentiment aussi corrosif que le grossier savon dont elle avait
usé six ans plus tôt pour se laver de l’outrage.
— Edie, regardez-moi.
Elle secoua la tête, mais elle savait bien que, à moins de s’échapper au milieu de la nuit pour
s’enfuir au loin, il faudrait bien qu’elle le regarde à nouveau un jour. Même si elle disparaissait à l’autre
bout de la terre, cela ne servirait à rien. Jamais elle ne pourrait fuir ce qu’il lui était arrivé.
Elle rassembla alors son courage et se força à lever les yeux. En voyant le visage de Stuart, elle
sentit pourtant tout son sang-froid l’abandonner et se détourna pour courir vers la porte — non sous l’effet
de la peur, mais parce que cette expression scandalisée qu’elle venait de lire sur les traits de son mari
était plus qu’elle ne pouvait supporter.
Chapitre 12

Stuart avait ressenti bien des émotions puissantes dans sa vie. Il avait expérimenté les émois
stupides du premier amour et les sombres abîmes du chagrin. Il avait été frappé par la beauté à couper le
souffle d’un coucher de soleil africain et subjugué par le rayonnement d’une jeune fille au visage
constellé de taches de rousseur. Il avait connu le désir, la faim, la joie et le désespoir.
Et aussi la fureur, croyait-il. Jusqu’à maintenant.
Debout au milieu de la chambre d’Edie, il comprit que toutes les colères qu’il avait pu ressentir par
le passé n’avaient jamais rien été d’autre que des moments d’irritation insignifiante. La fureur, c’était
autre chose. C’était cela : le sang bouillant dans les veines telle une lave, la tête sur le point d’éclater, la
nuit qui lui voilait les yeux, brouillant toute vision sauf celle de la main tremblante d’Edie resserrant ses
vêtements autour d’elle.
Cette minuscule action avait suffi pour que la vérité fonde sur lui comme un éclair, le figeant sur
place tandis qu’Edie s’enfuyait en courant. Même maintenant, il était incapable de la suivre. Il ne
parvenait ni à bouger ni à penser, pas avec cette rage folle qui brûlait en lui.
Là, dans cette ravissante chambre anglaise toute en soie et velours lavande, il se sentait soudain plus
sauvage, plus primitif que toutes les bêtes qu’il avait pu croiser dans le bush africain.
Il voulait tuer le fils de chienne qui lui avait fait cela. Il voulait le pourchasser, le traquer, le jeter à
terre et le mettre en pièces. Il voulait affronter le père d’Edie et lui demander pourquoi diable il n’avait
rien fait pour la venger. Il voulait se fustiger lui-même pour ne pas avoir discerné la vérité plus tôt. Il
voulait s’enivrer, se battre, donner des coups de poing dans un mur — faire n’importe quoi sauf la seule
chose qu’il avait à faire, il le savait.
Stuart prit une profonde inspiration et se frotta le visage, tâchant de contrôler la subite violence qui
s’était emparée de lui. Pour l’instant, la colère ne servirait à rien.
Il saisit sa canne, enfila ses chaussures et retourna dans sa chambre où il s’habilla pour le dîner,
revêtant une chemise au plastron amidonné, un gilet blanc, un pantalon noir et une veste noire habillée.
Ces gestes l’aidèrent, d’une certaine façon. En nouant correctement sa cravate, puis ses manchettes et son
col, en enfonçant sa pochette blanche, il parvint à refouler cette colère sauvage qui bouillonnait en lui et
retrouva l’homme civilisé qu’il était.
Alors, seulement, il se mit en quête de sa femme.
Il la trouva dans le jardin Romain — le jardin Secret comme elle l’appelait.
Edie se tenait sur le banc où ils s’étaient assis la veille. Lorsqu’elle le vit surgir entre les hautes
touffes de fenouil et de molène, elle bondit sur ses pieds.
— Que voulez-vous ?
Il s’arrêta pour l’observer depuis l’autre côté de la cour. Comment s’y prendre pour ne pas lui
causer davantage de peine ou envenimer les choses ? Il était venu ici pour la réconforter, mais
soupçonnait à présent que ses consolations ne seraient pas les bienvenues.
Il respira à fond.
— Il n’a pas fait que vous briser le cœur, n’est-ce pas ?
Edie esquissa une grimace qui lui déforma les traits, et il en ressentit une vive douleur.
— Il…
Stuart se tut, puis s’efforça de prononcer :
— Il vous a violée.
Elle n’émit aucun son, ne versa pas une larme. Immobile, elle se contenta de le regarder. Sa réponse
se passait de mots, sa douleur semblant flotter entre eux dans l’air étouffant de l’été.
Stuart se sentit bientôt aux prises avec cette puissante fureur qu’il avait vu grandir en lui tout à
l’heure. Depuis le début, il avait perçu la souffrance d’Edie, seulement il n’en avait pas vu la véritable
cause. Ou peut-être n’avait-il pas voulu la voir ? Il ne s’agissait pas d’un cœur brisé ou de craintes
virginales, ce n’était pas aussi simple. Mais il connaissait la vérité désormais et, aussi terrible qu’elle
fût, il n’y avait pas de retour en arrière possible. Alors qu’était-il censé faire maintenant ? Bon sang,
comment un homme devait-il réagir dans une situation pareille ?
— J’ai envie de le tuer, Edie, déclara-t-il en suivant sa première impulsion. J’ai envie de prendre le
premier bateau pour New York, de trouver ce bâtard et de le tuer.
— Vous ne le pouvez pas, fit-elle d’un ton morne. J’apprécie le geste, mais c’est impossible. Ici, un
duc pourrait peut-être s’en tirer après un meurtre, mais à New York vous seriez pendu. Croyez-vous que
je n’aie pas pensé à le tuer ? Que je n’en aie pas imaginé tous les moyens possibles ? Pendant un temps,
je n’ai vécu que pour ça. Et puis… et puis on dépasse cela. Il fallait penser à Joanna, voyez-vous. Et à
son avenir.
— Je sais que je ne peux pas l’assassiner. Mais il y a d’autres moyens.
— Lesquels ? Un duel pour défendre mon honneur ?
Elle émit un rire qui le fit tressaillir.
— J’avais rendez-vous avec lui. Jamais je n’aurais imaginé…
Elle se tut et secoua la tête.
— C’est sans importance. Ensuite, nous avons été vus, il a refusé de m’épouser, et aux yeux de la
société je suis devenue une dévergondée, une petite traînée qui avait essayé de prendre au piège un vrai
gentilhomme pour se faire épouser et qui avait échoué. Il n’y a plus d’honneur à défendre, surtout après
six ans.
— Un duel est tentant, je l’avoue, mais ce n’est pas à ça que je pensais.
Elle secoua la tête.
— Il est riche, puissant. Quasiment intouchable.
Aucun homme n’était intouchable selon Stuart, mais il s’abstint de le dire. Il prit une profonde
inspiration en se rappelant ce qui était important dans l’immédiat, et une fois de plus refoula sa rage. Il
aurait le temps pour cela un autre jour.
— Je n’imagine même pas ce que vous avez pu endurer et je ne m’attends pas à ce que vous m’en
parliez, mais…
La réponse claqua sèchement.
— Parfait.
— Mais si jamais vous voulez le faire…
— Non. Partez à présent.
Elle était comme un animal blessé, songea-t-il en la regardant. La peur et la souffrance se lisaient
dans chacun de ses traits, dans la raideur de sa silhouette et dans ses yeux méfiants. Elle voulait être seule
pour panser ses blessures et, bien qu’il en fût ainsi depuis le début, il ne pouvait la laisser comme ça.
Plus que jamais, elle lui rappelait une gazelle, et il comprit quelle était la seule façon de
l’approcher. Lentement, avec des précautions infinies, il effectua un pas, puis s’arrêta en la voyant
rassembler les plis de sa jupe. Il risqua un autre pas, et elle jeta un coup d’œil autour d’elle, comme si
elle cherchait une issue pour s’enfuir. Mais les buissons touffus qui la cernaient de tous côtés durent la
décourager. Lorsqu’il avança encore, elle leva le menton et le toisa.
— J’aimerais vraiment être seule, si cela ne vous dérange pas.
— Cela me dérange, répondit-il en contournant la fontaine à pas lents et mesurés. D’après mon
estimation, j’ai encore droit à vingt minutes de votre temps aujourd’hui.
— Vous n’êtes pas sérieux.
Elle le dévisagea, visiblement interloquée.
— Vous n’espérez pas continuer avec ça à présent !
— Bien sûr que si.
Il la vit pâlir, mais il n’aurait su faire machine arrière. Il était hors de question de la laisser se
débrouiller seule avec cela — Edie était sa femme.
— Rien n’a changé. Pas pour moi. Et il me reste huit jours. A moins que vous n’ayez l’intention de
revenir sur votre parole ?
Elle fit passer le poids de son corps d’une jambe sur l’autre en jetant un nouveau regard alentour.
— Vous pouvez, bien sûr, ajouta-t-il en commençant à gravir les marches. Mais cela vous obligerait
à fuir loin de moi.
Il s’arrêta face à elle. Le crépuscule approchait, ce moment de la journée où les couleurs semblaient
plus intenses et les exhalaisons plus pénétrantes. Il distinguait les paillettes d’or dans les prunelles vertes
d’Edie et les reflets cuivrés dans ses cheveux blond-roux ; il sentait les parfums du jardin comme il
ressentait la peur d’Edie.
— Et vous enfuir ne servirait pas à grand-chose, vous ne croyez pas ?
— Vous n’en savez rien, fit-elle entre ses dents. Rien du tout !
— Mais je connais la peur. Je l’ai affrontée plus d’une fois. C’est ce qu’il faut faire avec la peur, du
reste. L’affronter et la vaincre, parce que vous ne pouvez jamais courir assez loin ou assez vite pour lui
échapper.
Elle laissa échapper un sanglot, qu’elle réprima aussitôt en se mordant la lèvre.
— Et je connais aussi la douleur, continua-t-il. Je sais ce que c’est que d’être blessé. Mais les
blessures guérissent, Edie. Elles laissent peut-être des cicatrices mais, si vous persistez assez longtemps,
même les blessures les plus profondes guérissent.
Elle redressa la tête en ouvrant des yeux brillants.
— C’est ce que vous pensez, hein ?
Une note de dérision vibrait dans sa voix.
— Vous croyez que vous pouvez me guérir ?
— J’espérais plutôt que nous pourrions nous guérir l’un l’autre.
— Vous n’avez pas besoin de moi pour guérir vos blessures. Nous savons tous deux que vous
pourriez embaucher un valet pour vous aider, ou vous faire soigner par le médecin local. En réalité, vous
n’avez pas du tout besoin de moi.
— Non ?
Ce fut au tour de Stuart de détourner les yeux. Tandis qu’il fixait la plaque en fer forgé accrochée au
mur derrière elle, la nuit où il avait failli mourir lui revint à l’esprit.
— C’est là que vous vous trompez, Edie. J’ai besoin de vous, bien plus que vous ne le pensez.
— Je ne vois pas pourquoi.
— C’est sans importance, du moins pour le moment.
Il s’efforça de la regarder de nouveau.
— J’étais venu ici pour vous réconforter et non l’inverse.
Edie tourna la tête vers la fontaine et se fit lointaine.
— C’est gentil à vous. Mais j’ai dépassé le stade où l’on a besoin de réconfort.
Il nota l’expression neutre, impassible de son visage.
— Vous croyez ? Vraiment ?
Elle s’agita.
— Nous devrions rentrer. C’est presque l’heure du dîner.
— Pas encore, fit-il comme elle s’apprêtait à le contourner. Il y a une chose que je veux vous dire.
Il leva la main gauche pour lui enserrer le visage.
Elle s’écarta, évitant son toucher.
Il recula d’un pas et lui offrit alors sa main ouverte.
Edie la vit mais ne fit pas un geste pour la saisir.
— Vous n’êtes pas obligée de prendre ma main, Edie. Vous n’êtes pas obligée de m’embrasser ni de
coucher avec moi ni de faire quoi que ce soit que vous n’ayez pas envie de faire. Je ne vous demande
qu’une seule chose.
Elle gardait les yeux fixés sur sa paume.
— Laquelle ? s’enquit-elle dans un chuchotement.
— Donnez-moi une chance.
Il avança un peu la tête pour pouvoir la regarder bien en face.
— Donnez-nous une chance. J’en ai besoin, et je pense que vous aussi.
Il attendit sa réponse pendant ce qui lui parut une éternité.
— Demain matin, nous consulterons les livres de comptes avec M. Robson. Dix heures.
Elle passa devant lui mais s’arrêta avant de descendre les marches.
— Quant au reste, lança-t-elle par-dessus son épaule sans le regarder, j’essaierai, Stuart. Pendant
les huit jours qui viennent, j’essaierai. C’est tout ce que je peux vous promettre.
Il n’y avait plus qu’à espérer que huit jours suffiraient pour racheter une vie entière. Mais, en cet
instant, Stuart n’était guère optimiste.

* * *

Edie ne se serait jamais attendue à éprouver un tel soulagement. Si par hasard elle avait envisagé
l’affreuse perspective de voir Stuart découvrir son secret, elle aurait pensé en être plus bouleversée
encore qu’elle ne l’était déjà. Mais être soulagée qu’il le sache ? Non, en aucun cas elle n’aurait prédit
cela.
Et pourtant, depuis qu’il l’avait compris, c’était comme si un énorme poids l’avait quittée. Ce fut
seulement alors qu’elle se rendit compte quel fardeau pouvait représenter un secret quand on le portait
seule.
Mais cela ne rendait pas les choses plus faciles. En dépit de son soulagement, elle se sentait encore
plus vulnérable, plus nue qu’avant, à tel point qu’elle se montra maladroite et embarrassée pendant tout le
dîner.
Joanna la sauva néanmoins en interrogeant Stuart sur l’Afrique, et il les régala au cours du repas de
descriptions d’animaux exotiques et de paysages à couper le souffle, ainsi que de récits sur la vie dans le
bush. Joanna et Mme Simmons écoutaient avec une attention ravie, et si en d’autres circonstances Edie
aurait également pu se laisser fasciner, ce soir elle était trop préoccupée pour prêter grande attention à
des histoires de rhinocéros et d’éléphants.
Qu’il veuille maintenir leur pari la stupéfiait. Il connaissait la vérité à présent. Ne voyait-il pas que
ce qu’il désirait était sans espoir ?
Toutefois, alors même qu’elle se posait la question, elle se sentait nerveuse et peu sûre d’elle : était-
ce vraiment sans espoir ?
Levant les yeux de son dessert, elle examina le duc par-dessus la table. La salle à manger était la
seule pièce de la maison à être encore éclairée par des bougies ; à leur douce lueur, des reflets du soleil
africain demeuraient encore visibles dans les cheveux châtain foncé de Stuart et sur sa peau bronzée. Et,
tandis qu’il contait à Joanna l’histoire d’un élégant comte italien qu’il avait emmené en safari, des
expressions faisaient plisser ses paupières et les contours de sa bouche de façon charmante. Il était
magnifiquement séduisant dans sa veste de soirée. Mais qu’il fût bel homme, Edie l’avait toujours su.
Si j’avais mesuré un mètre cinquante, eu les dents gâtées et de la bedaine, je ne crois pas que la
proposition que vous m’avez soumise vous serait venue à l’esprit. Je pense que vous vous êtes sentie
au moins un peu attirée par moi lorsque vous m’avez vu. Ce dont je suis sacrément sûr en tout cas,
c’est que j’ai été attiré par vous.
Les mots qu’il avait prononcés dans sa chambre au Savoy résonnaient de nouveau en elle, et pour la
première fois elle se demanda s’ils ne recelaient pas une part de vérité. Aurait-elle eu l’idée de l’épouser
s’il n’avait pas été aussi incroyablement attirant ?
Il dut sentir qu’elle l’observait, car il se tourna vers elle.
Lorsqu’elle plongea dans ses beaux yeux gris, elle ressentit le même étrange frisson qui s’était
emparé d’elle la première fois qu’il l’avait contemplée.
A l’époque, elle cherchait désespérément un moyen de ne pas retourner à New York. Et puis Stuart
l’avait regardée avec ce froncement de sourcils intrigué et ce léger sourire sur les lèvres, et elle s’était
sentie attirée comme par un aimant. Préoccupée par toutes les autres émotions qui tourbillonnaient en elle
ce soir-là, elle n’avait pas admis cette attraction et n’en avait même pas été consciente — elle avait
toujours cru qu’il s’agissait là d’une chance inespérée, rien d’autre. En étudiant maintenant Stuart à
l’autre bout de la table, elle s’aperçut qu’il avait vu juste. Tapie sous ses autres sentiments, mêlée à la
crainte et à la panique, il y avait bel et bien eu de l’attirance.
Et, comme la jeune fille qu’elle avait été autrefois, elle l’examina en se demandant ce qu’aurait été
sa vie si elle avait rencontré Stuart avant Saratoga, lorsqu’elle était encore innocente et pure. Entière.
La pièce lui parut tout à coup suffocante. Elle détourna les yeux et reposa sa fourchette.
— Excusez-moi, dit-elle en se levant. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais regagner ma
chambre. J’ai un peu mal à la tête.
La conversation cessa, et Stuart quitta aussitôt sa chaise.
— Voulez-vous que j’envoie chercher en haut de la poudre Beechum ? Je dois en avoir.
— Non, cela va aller. Je vais juste me coucher. Bonsoir à tous.
Edie quitta la salle à manger et monta à l’étage.
Mais sa chambre n’était plus vraiment un refuge, maintenant que Stuart y était venu. Elle s’appuya
contre la porte close et posa les yeux au sol, là où il avait effleuré son visage en lui disant qu’elle était
belle lorsqu’elle souriait, à l’endroit où il avait découvert son secret et sa honte.
Rien n’a changé, Edie. Pas pour moi.
Comment était-ce possible ? Comment pouvait-il encore vouloir d’elle ? Car il la voulait vraiment.
Il la voulait parce qu’il pensait qu’elle était une femme normale, avec les désirs d’une femme normale.
Elle leva la main et toucha sa joue ainsi que Stuart l’avait fait, et pendant un instant elle se demanda
si elle pourrait redevenir celle qu’elle n’était plus. Puis elle pensa à ce qui viendrait ensuite, à l’intrusion
de son corps à lui dans le sien, et l’espoir fondit comme neige au soleil.
Il y avait eu Saratoga et c’était sans retour.

* * *

Ils retrouvèrent M. Robson le lendemain matin, comme prévu. Du point de vue de Stuart, c’était une
réunion parfaitement inutile, son régisseur lui ayant fait parvenir à son club de Nairobi des rapports
trimestriels sur les propriétés ducales pendant toute la durée de son absence. Mais il s’abstint d’en faire
part à Edie car, après le tumulte de la veille, elle avait sans doute besoin que quelqu’un joue les tampons,
et le sec et méthodique Ecossais Robson était parfait pour ce rôle.
Lorsqu’elle pria l’administrateur d’informer le duc sur l’état actuel des domaines, Stuart ignora
l’expression légèrement perplexe de Robson et l’encouragea d’un hochement de tête. Et quand ce dernier
se mit en devoir d’énumérer les diverses rénovations effectuées dans les propriétés ducales, il écouta
avec attention tout ce qu’il savait déjà.
Edie attendit que les deux heures fussent écoulées pour mettre un terme à la réunion. Elle prétexta
alors un déjeuner avec les autres membres du comité pour les ventes de charité, suivi de visites urgentes
à des dames du comté, et quitta Stuart au plus vite.
Sans doute ressentait-elle le besoin de mettre de la distance entre eux, supputa le duc. Pour être
honnête avec lui-même, il en avait besoin lui aussi.
Il avait toujours su qu’Edie n’était pas comme les autres femmes. En revenant d’Afrique, il savait
qu’elle n’accueillerait pas bien l’idée d’un vrai mariage entre eux. Et, lorsqu’ils avaient engagé ce pari,
il n’ignorait pas qu’obtenir d’elle un baiser ne serait pas chose facile. Il avait également cru connaître les
raisons qui se cachaient derrière tout cela, mais se rendait compte à présent qu’il n’y avait rien vu.
La vérité, lorsqu’elle avait surgi, l’avait laissé stupéfait et furieux. A présent, le choc initial était
passé, et il avait refoulé sa rage jusqu’au tréfonds de lui-même. Il était maintenant confronté à quelque
chose de bien plus difficile, quelque chose que son expérience des femmes, vaste mais jamais vraiment
approfondie, ne lui avait pas enseigné.
Il allait devoir faire renaître chez Edie le désir qu’un autre homme avait tué, susciter le plaisir chez
une lady qui, en fait d’amour physique, n’avait jamais expérimenté que la brutalité. Et il dut s’avouer
qu’il se sentait complètement démuni. C’était sans doute la première fois de toute sa vie d’adulte qu’il ne
savait absolument pas comment s’y prendre pour séduire une femme.
C’était effrayant…
Et si, quoi qu’il fasse ou tente de faire, ce n’était pas suffisant ? Toute femme méritait de connaître
les plaisirs de l’amour — la satisfaction physique, mais aussi la tendresse, l’intimité, la joie de la chose
en elle-même, et c’était le rôle d’un homme de les lui dispenser. S’il échouait, Edie ne connaîtrait peut-
être jamais rien de tout cela.
Tout en lui se rebellait contre cette pensée. Elle était sa femme. Elle méritait ces plaisirs, pardieu, et
c’était à lui de les lui donner. Mais comment ?
Il n’avait pour le moment qu’à obtenir un baiser mais il savait que, s’il insistait trop ou allait trop
vite, elle prendrait la fuite, et au diable leur pari. S’il gagnait, rien ne lui garantissait non plus qu’elle
honorerait ensuite son engagement. Pourrait-il l’en blâmer ? Et même si elle demeurait à ses côtés,
saurait-il la rendre heureuse ? L’agression qu’elle avait vécue se dressait entre eux comme un mur. Et s’il
n’arrivait pas à y percer une brèche ? Si elle décrétait un jour qu’elle était incapable de respecter leur
accord et le quittait ?
Stuart écarta ces hypothèses. Il devait gagner un baiser, c’était son seul but pour le moment. Quant au
reste, il serait temps de s’en soucier lorsqu’il aurait franchi la première étape.
Chapitre 13

Edie s’était peut-être imaginé que quitter Highclyffe l’espace d’un après-midi lui permettrait
d’échapper à Stuart — elle s’était grandement trompée.
Les dames du comté se déclarèrent ravies du retour du duc et s’étendirent sur le bonheur qu’elle
devait éprouver, en l’assurant qu’elle n’aurait plus à se préoccuper d’assumer son devoir à présent que
son mari était à la maison. Et, bien sûr, il y aurait bientôt un petit héritier dans la nurserie.
Se sentant cernée de toutes parts, Edie finit par renoncer à ses visites et rentra à la maison, où elle
trouva vital de se passer de thé pour faire du tri dans les pièces de rangement sous les combles avec
Mme Gates.
Mais elle ne pouvait constamment éviter d’être seule avec Stuart.
A cinq heures, une servante vint l’informer que sa grâce avait fini son thé et l’attendait sur la
terrasse pour leur promenade du soir.
Edie rejoignit le duc avec appréhension, lequel ne fit heureusement aucune allusion aux mortifiants
événements de la veille. Tandis qu’ils arpentaient les jardins avec Snuffles, elle maintint la conversation
sur un terrain neutre et sûr : le beau temps, les nouvelles du village et l’état des plates-bandes, et Stuart
parut se contenter de ces sujets banals.
Elle regagna ensuite sa chambre pour se changer et revêtit le même genre de robe lâche que le jour
précédent, mais cette fois encore elle garda son corset. Stuart avait peut-être raison lorsqu’il affirmait
qu’elle serait plus à l’aise sans ce sous-vêtement pour l’aider à s’étirer. Mais plus il y avait de barrières
entre eux, mieux cela valait.
Non pas que cela fît la moindre différence pourtant, car lorsqu’il frappa à sa porte quelques minutes
plus tard, elle alla lui ouvrir avec nervosité.
La vue de Stuart dans sa veste d’intérieur lui rappela l’intimité de la veille et les douloureuses
révélations qui en avaient découlé ; quand il referma la porte derrière lui, le bruit du loquet la fit reculer
jusqu’à l’autre bout de la pièce. Il entreprit alors d’ôter ses chaussures et sa veste, sur quoi Edie s’affaira
à remettre en ordre les flacons sur sa coiffeuse — ce qui ne fit qu’empirer les choses, car elle avisa
parmi les autres la fiole verte qui contenait le liniment. Comment parviendrait-elle à se sentir assez à
l’aise en sa compagnie pour le lui appliquer ? Elle n’arrivait même pas à l’imaginer.
Lorsque Stuart lui demanda si elle était prête à commencer, Edie se leva et le rejoignit sans le
regarder en face.
Ce qu’il remarqua sur-le-champ.
— Edie, ne soyez pas nerveuse.
— Je ne suis pas nerveuse.
Elle grimaça en prononçant ces mots, tant elle se savait peu convaincante.
— C’est vrai, admit-elle. Je suis nerveuse.
— Moi aussi, si cela peut vous aider.
Il s’allongea sur le dos et tendit sa jambe vers le plafond.
— Après tout, ajouta-t-il, comme elle passait un bras autour de sa cuisse, c’est vous qui avez tout
pouvoir en cet instant.
Etant donné qu’elle n’aurait jamais choisi de se retrouver dans cette position, la jambe de Stuart
chaudement pressée contre son corps, elle n’avait pas l’impression de détenir le moindre pouvoir.
— Comment cela ?
Il écarta largement les bras.
— Je suis à votre merci. Si je me conduis mal, vous pouvez me le faire payer.
Elle ne voyait pas comment — ils savaient tous deux qu’il pouvait abuser d’elle à n’importe quel
moment s’il le souhaitait. Mais elle ne poussa pas le sujet plus loin, et ils accomplirent tous les
étirements sans ajouter un mot. L’intimité de cette coopération n’en était pas moins puissante que la
veille, bien au contraire, et elle se sentit extrêmement soulagée lorsqu’ils eurent terminé.
Elle se releva et s’écarta un peu.
— Cela commence-t-il à faire de l’effet ? La marche et les étirements ?
— Je crois.
Il remua sa jambe pour en juger puis se leva pour faire peser une partie de son poids sur sa cuisse
blessée.
— Oui, je crois vraiment, ajouta-t-il au bout d’un moment. C’est un peu douloureux, mais j’espère
que le liniment que m’a donné Cahill pourra m’aider. Où l’avez-vous rangé ?
Edie se figea, et le sentiment de mortification qu’elle avait ressenti le jour d’avant déferla de
nouveau en elle, décuplé.
— Je ne peux pas, Stuart, laissa-t-elle échapper en frottant ses mains sur les côtés de sa robe. Cette
partie-là de la tâche, je ne peux pas.
Il ne parut pas surpris et hocha la tête.
— Vous n’êtes pas obligée, Edie, si vous ne le voulez pas.
Cette paisible acceptation de son refus la poussa à s’expliquer de nouveau.
— Je désire vous aider, commença-t-elle en allant chercher la fiole sur sa coiffeuse. Vraiment. Mais
vous… maintenant vous devez comprendre qu’il y a des choses que je suis incapable de supporter. Tenez,
fit-elle en lui tendant l’objet.
Il lui prit la bouteille des mains.
— Edie…
— Je sais que vous voudriez que je le fasse, ajouta-t-elle, les joues empourprées. Et je sais
pourquoi, évidemment. Je veux dire que je ne suis pas une gamine innocente.
Pour quelque étrange raison, cette déclaration le fit sourire.
— Mais c’est aller un peu trop loin, Stuart. C’est trop… trop…
Elle détourna les yeux, s’efforçant d’articuler le dernier mot.
— Intime.
— Edie, arrêtez.
Il enfonça la fiole dans sa poche, s’approcha d’un pas et posa les mains sur ses bras.
— Vous n’avez pas à vous justifier de quoi que ce soit devant moi.
Et, bien qu’elle se fût écartée, il pencha la tête pour la regarder en face :
— Voilà qui me fournit l’occasion que j’attendais, en fin de compte.
— L’occasion ? répéta-t-elle d’une voix faible.
— Oui. Il y a quelque chose que je dois vous dire, je le sens, mais je ne savais pas comment
aborder la chose. Et ce qui vient de se passer ne fait que souligner à quel point c’est nécessaire. Avant
que je ne vous laisse vous changer pour le dîner, ne pouvons-nous pas nous asseoir et parler un instant ?
Edie aurait préféré mettre un terme à cet intermède, mais elle acquiesça néanmoins. D’un geste, elle
désigna les deux fauteuils de velours prune qui flanquaient la cheminée et alla s’installer dans l’un d’eux.
Stuart ne prit pas l’autre. Marchant jusqu’à la coiffeuse, il en tira le tabouret capitonné placé
dessous et vint le disposer juste devant Edie.
Son genou effleura le sien tandis qu’il s’asseyait en face d’elle, mais il eût été absurde de protester
puisqu’ils s’étaient trouvés tellement plus proches l’un de l’autre quelques minutes plus tôt.
A cette pensée, la pièce sembla soudain plus étouffante à Edie. Si seulement les fenêtres ouvertes
laissaient entrer un peu de brise ! Elle se tourna un peu sur le côté et croisa sagement les mains dans son
giron.
— De quoi s’agit-il ?
— Chaque fois que les gens se font des confidences, ils se sentent toujours un peu gênés ensuite,
assura Stuart.
Il étendit sa jambe droite le long du fauteuil d’Edie, posa sa canne et se pencha en avant, les bras
croisés sur son genou gauche.
— S’il vous plaît, ne pensez pas que je cherche à vous rendre la tâche plus difficile ni à vous causer
davantage d’embarras ou de peine, mais il y a une chose que je dois aborder, après ce qui m’a été révélé
hier.
Elle jeta un coup d’œil quasi désespéré vers la porte.
— Je préférerais que vous n’en fassiez rien.
— J’en suis sûr. Et je ne le ferais pas si je ne sentais que c’est absolument indispensable. Mais c’est
sacrément difficile…
Il se tut pendant un long moment, pressant un poing sur sa bouche, les yeux fixés au loin.
Edie attendit, les doigts de plus en plus crispées sur ses genoux, priant pour qu’il lui dise au plus
vite ce qu’il avait à dire, quelle qu’en soit la teneur.
Il laissa enfin retomber sa main et posa de nouveau son regard sur elle.
— Edie, j’ai l’impression que vous étiez totalement innocente quand cela vous est arrivé, que vous
n’aviez pas la moindre expérience en la matière. Est-ce que je me trompe ?
Oh ! Seigneur ! Edie s’agrippa aux bras de son fauteuil.
— Pourquoi me demandez-vous cela ? chuchota-t-elle d’un ton âpre en détournant le visage.
— Parce que, s’il en est ainsi, il y a quelque chose que vous ne pouvez pas savoir, quelque chose
que vous devez apprendre. Chez tous les animaux, y compris les humains, il existe des règles. Qu’il
s’agisse d’une harde de lions, d’une colonie de singes ou d’un couple humain, l’une des règles les plus
basiques de toute société est que la femelle a toujours le droit de refuser les avances du mâle.
Edie s’agita sur son siège, si mal à l’aise qu’elle pouvait à peine respirer.
— S’il vous plaît, je ne veux absolument pas en parler.
— Je sais, et je suis désolé de vous causer de la peine, mais il est important de clarifier
complètement cela. S’il vous plaît, Edie, regardez-moi.
Elle s’efforça d’obtempérer. Stuart était grave, et la tendresse qu’elle lut dans ses yeux faillit lui
faire perdre tous ses moyens. Mais, aussi difficile que ce fût, elle soutint son regard.
— Je suppose que vous ne croyez pas en cette règle, poursuivit-il. Certains hommes passent outre,
de toute évidence.
Il grimaça à ces mots et s’arrêta le temps de respirer à fond.
— Mais je veux que vous sachiez qu’entre nous, Edie, elle est inviolable.
— C’est facile à dire pour un homme, Stuart, observa-t-elle d’une voix entrecoupée.
— Je m’en rends compte, fit-il doucement. Mais nous savons tous deux que mon intention est de
vous séduire et, en dépit de ce que j’ai appris hier, cela n’a pas changé. C’est jouer franc jeu que de vous
prévenir que je vous ferai des avances. Je pourrais prendre votre main, par exemple.
Penché en avant, il joignit le geste à la parole — lentement, en lui laissant tout le temps de le
repousser si elle le préférait.
Edie ne bougea pas lorsqu’il lui souleva la main, sans la serrer trop fort.
— Vous pouvez la retirer si vous préférez.
De la pulpe du pouce, il frôla ses phalanges.
— Le voulez-vous ?
La caresse était aussi légère que celle d’une plume, et pourtant elle lui arrachait des frissons —
d’appréhension, et d’autre chose aussi.
— Vous ne faites que tenir ma main, fit-elle remarquer d’un ton qu’elle tâcha de rendre indifférent.
C’est plutôt inoffensif, semble-t-il.
— C’est vrai, mais je pourrais la retourner.
Ce qu’il fit lentement, en effleurant sa paume.
Chatouillée, Edie tressaillit et Stuart s’arrêta. Elle savait ce qu’il attendait — qu’elle choisisse s’il
devait continuer ou non. Elle ne bougea pas.
— Je pourrais…
Il observa une pause puis, enveloppant sa main dans la sienne, la souleva et rencontra les yeux
d’Edie tandis qu’il pressait sa main contre sa joue à lui.
— Je pourrais l’embrasser.
Il tourna la tête, le regard toujours plongé dans le sien, et déposa un baiser dans sa paume.
Elle le ressentit dans tout son corps ; c’était une sensation qui n’avait rien à voir avec la peur.
Poussant un petit cri de surprise, elle retira vivement sa main.
Même alors, elle sentait encore la chaleur de ses lèvres contre sa paume. Résistant à l’impulsion de
cacher ses mains derrière elle, Edie s’efforça de parler.
— Je suppose que…
Elle s’interrompit, essayant d’introduire une note acerbe dans sa voix.
— Je suppose que vous êtes incapable de résister à la tentation de faire ce genre d’avances ?
La question jaillit dans un murmure haletant, bien loin d’être aussi mordante qu’elle l’avait souhaité.
— Je crains que non, répondit-il.
Il avait parlé d’une voix grave, mais un sourire jouait aux coins de ses lèvres.
— J’étais sûre que vous répondriez cela.
— L’enjeu est de taille, Edie, et si je joue ce jeu, c’est pour gagner.
Et cessant de sourire :
— Mais si je fais ou tente de faire quoi que ce soit que vous n’aimiez pas, ou ne souhaitiez pas,
vous n’avez pas à justifier votre objection. Tout ce que vous avez à faire, c’est dire non.
C’en était trop pour elle ! Elle serra les poings, prête à craquer.
— Mais j’ai dit non ! cria-t-elle. Je lui ai dit non. Je l’ai répété et répété.
Stuart serra les lèvres et, l’espace d’un instant, elle lut de la souffrance sur son visage. De la
souffrance, et aussi de la colère — contre ce qu’elle avait subi, comprit-elle.
— Je ne doute pas que vous l’ayez fait. Mais je ne suis pas lui.
Il tendit la main, lui effleurant la joue pour chasser une mèche de ses cheveux.
— Edie, essayez de toujours vous rappeler cela. Je ne suis pas lui.
Sur ces mots, il détourna les yeux et jeta un regard vers l’horloge posée sur la cheminée.
— J’ai dépassé mon temps d’un quart d’heure, à ce que je vois.
Il repoussa le tabouret et reprit sa canne.
— Vous pourrez me faire une retenue demain pour compenser, ajouta-t-il d’un ton léger. Même si
j’espère que vous n’en ferez rien, car je suis sûr que vous avez pour nous des projets très excitants.
Edie prit une longue inspiration pour retrouver son calme et se leva. Elle lui était reconnaissante de
cette taquinerie désinvolte, qui l’aidait à se recomposer une attitude.
— Oh ! oui ! Des projets très excitants.
— Quelques parties de whist avec les vieilles filles du comté ? supputa-t-il en se levant à son tour.
Ou peut-être l’office du soir ?
— Ni l’un ni l’autre. Du moins pas demain. Nous irons faire des courses au village. Joanna et moi
devons rendre visite à Mlle May.
Il gémit.
— La modiste ? Vous plaisantez, j’espère ?
— C’est ma sortie, c’est moi qui choisis. Vous avez vous-même édicté ces règles, rappelez-vous.
— Il y a des limites, Edie, grogna-t-il. Le pasteur, M. Robson, et maintenant Mlle May ?
— Nous nous arrêterons peut-être aussi chez le drapier.
— De pire en pire ! Mais vos tentatives flagrantes de m’ennuyer à mort ne marcheront pas car, quoi
que nous fassions, je ne vous trouve jamais ennuyeuse. J’apprécie votre compagnie, même si c’est
seulement pour rendre visite à la modiste et au drapier. Toutefois, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte,
je pourrais bien vous dérober un baiser sur le chemin, pour animer un peu les choses.
Edie ressentit une embardée dans sa poitrine à l’évocation de cette possibilité, puis s’aperçut avec
horreur qu’elle percevait en elle un très léger mais bien réel frémissement d’anticipation. La seule pensée
qu’elle puisse espérer être embrassée par Stuart lui parut si surprenante et si folle qu’il avait déjà
traversé la pièce et ouvert la porte lorsqu’elle trouva enfin une réponse appropriée.
— Même si vous m’embrassiez, fit-elle en rassemblant sa dignité, cela ne compterait pas.
— Exact.
Il s’arrêta sur le seuil et lui sourit par-dessus son épaule.
— A moins que vous n’accueilliez le baiser avec empressement.
— Cela non plus ne compterait pas.
Il se contenta de rire, puis franchit la porte et la referma derrière lui.

* * *

Le lendemain après-midi, ils se rendirent chez Mlle May, mais Edie ne fit endurer à Stuart que vingt
minutes de shopping. Elle acheta le paquet de plumes dont elle avait besoin, puis ils prirent congé.
Joanna demanda ensuite l’autorisation d’aller voir le matériel de peinture et de dessin au grand
magasin Fraser, ce qu’Edie accepta en chargeant Mme Simmons de l’accompagner.
— Ainsi, Joanna aime jouer les artistes peintres ? s’enquit Stuart, tandis que la jeune fille et sa
gouvernante disparaissaient dans la boutique.
— Elle adore cela. Et elle est très douée, même pour la peinture à l’huile. Chaque fois que nous
allons à Londres, elle veut visiter les musées et les galeries d’art. L’Exposition royale a lieu autour de
son anniversaire, aussi je l’y emmène chaque année. Elle a une passion pour la peinture.
— Vraiment ?
Songeur, il plissa le front en fixant la vitrine de Fraser.
— Voilà qui est bon à savoir, murmura-t-il.
— Pourquoi donc ?
Il reporta son attention sur Edie.
— Oh ! pour Noël. Et son anniversaire.
Et désignant la porte du magasin :
— Vous ne voulez pas entrer ?
— Non, non. J’ai une autre boutique à visiter. Nous reprendrons Joanna au retour.
— Chez Whitcombs ? demanda-t-il comme ils remontaient la Grand-Rue. C’est là que nous allons,
je suppose ?
Elle rit.
— Le drapier ? Oh ! non, je ne vais pas vous faire subir cela. Vous avez déjà été très chic en venant
chez Mlle May.
— C’est une chance pour nous deux alors. Puisque vous m’épargnez la contemplation des boutons et
des épingles, je vais cesser de mijoter des plans de vengeance.
— Parce que vous en faisiez ?
— Certes, mais n’espérez pas que je vous dise lesquels. J’ai l’intention de les garder en réserve au
cas où vous décideriez de me traîner à l’une des réunions de votre comité de bienfaisance.
Elle se renfrogna en repensant à ses visites de la veille et au plaisir que le retour de Stuart avait
suscité chez les dames du comté.
— Je ne ferais jamais cela. Avec vous, nous ne ferions rien qui vaille. Les femmes seraient bien
trop occupées à papillonner autour de vous pour accomplir le moindre travail.
— Cela vous rendrait-il jalouse ?
— Non. Je suis la seule femme du comité en dessous de soixante ans.
— Oui, mais si ce n’était pas le cas ? insinua-t-il avec un regard malicieux. Si elles étaient toutes
jeunes et belles, hein ?
L’élancement de jalousie fut si violent et inattendu qu’Edie faillit trébucher sur le trottoir. Il lui parut
soudain indispensable de feindre le plus grand intérêt pour la confiserie Haversham près de laquelle ils
passaient. Elle s’arrêta et s’inclina vers sa vitrine en plaçant les mains de chaque côté de son visage
comme pour scruter l’intérieur. Elle craignait bien que ses sentiments ne soient écrits sur sa figure, et il
lui fallait à tout prix cacher son expression.
Il se pencha vers son oreille pour lui chuchoter sous le bord de sa capeline :
— Rien à répondre sur ce point, hein ?
— Ce n’est pas la peine, murmura-t-elle, en tâchant de prendre un ton aussi compassé et indifférent
que possible. Je vous ai dit quand nous nous sommes mariés…
Elle s’arrêta et déglutit avant d’achever :
— Que vous pourriez coucher avec toutes les femmes que vous vouliez et que cela me serait égal.
— Edie, allons, fit-il d’une voix légèrement grondeuse. Donnez-moi juste un petit encouragement,
voulez-vous ?
Et de pousser le nez contre son oreille, là, en pleine Grand-Rue.
— Juste un minuscule. Dites-moi que l’idée d’une autre femme vous rend un tout petit peu jalouse.
Elle avait le visage brûlant, empourpré, et elle aurait voulu appuyer sa joue contre la vitre.
— Peut-être, chuchota-t-elle, admettant enfin la consternante vérité. Un tout petit peu.
Il rit, d’un rire léger qui résonna tout près de son oreille. Puis il s’écarta, apparemment satisfait.
— Désirez-vous quelque chose chez Haversham ?
— Hum… Je ne sais pas. Je réfléchis, prétendit-elle, essayant de se concentrer sur l’étalage de
rangées de petits fours et de biscuits pour le thé et non sur le fait qu’elle sentait encore le frôlement des
lèvres de Stuart contre son oreille, bien qu’il se tînt maintenant à un pas d’elle.
— Des bonbons, peut-être ?
A l’entendre, cela semblait terriblement mal !
— Des bonbons, oui, fit-elle en s’écartant de la vitrine. Je crois que je vais entrer. Ils en ont au
chocolat, à ce que je vois, et Joanna adore ceux-là.
— Alors je vais vous laisser quelques minutes. Il faut que j’aille au bureau du télégraphe. Je ne
serai pas long.
— Vous voulez envoyer un télégramme ?
— Plusieurs, en fait.
Il ne s’expliqua pas davantage.
— Si vous voulez bien m’excuser…
Elle le regarda désigner l’autre côté de la rue et opina de la tête. Après tout, il ne lui devait pas
d’explications sur sa correspondance.
— Bien sûr.
Elle se réjouit de cette séparation. Lorsqu’il repassa la chercher, ses joues étaient moins chaudes, et
elle avait retrouvé son calme.
Il remarqua qu’elle avait les mains vides.
— Pas de chocolats ? s’enquit-il comme elle le rejoignait sur le trottoir.
— Pas aujourd’hui, répondit-elle en remontant de nouveau la Grand-Rue. Je me les ferai livrer.
— Alors où irons-nous ensuite ? questionna-t-il en lui emboîtant le pas. Ou peut-être préférez-vous
faire durer le suspense ?
— Nous y sommes déjà.
Elle s’arrêta deux boutiques plus loin et désigna une porte peinte en bleu.
— Je veux visiter le magasin d’antiquités de Bell.
— Antiquités, mon œil. Il n’y a rien chez Bell qui date d’avant le règne de Georges II.
Edie ne put s’empêcher de pouffer, et Stuart s’immobilisa, la main sur la poignée.
— Qu’y a-t-il de si amusant ?
— Stuart, n’importe quel objet datant du règne de Georges II est plus ancien que mon pays !
Il sourit à son tour.
— C’est vrai, fit-il en ouvrant la porte.
A l’intérieur, Edie se dirigea vers les bijoux, dans l’espoir de trouver une broche ou une boucle
assortie au chapeau qu’elle était en train de refaire. A peine se pencha-t-elle sur l’une des vitrines que
Stuart l’appela depuis l’autre côté de la pièce.
— Edie, venez voir ceci.
Elle jeta un coup d’œil dans sa direction, mais ce qu’il regardait lui était caché par un cabinet
oriental de laque rouge. Elle contourna alors le meuble pour le rejoindre : ce qui retenait son attention
était une grande boîte à musique en noyer, avec un plaquage en loupe de noyer, des poignées en laiton et
des incrustations de nacre sur le dessus.
Disposée sur une table assortie, c’était vraiment une belle pièce.
M. Bell, toujours prompt à repérer un client intéressé, se précipita vers eux.
— C’est une boîte à musique Paillard, votre grâce. Un mécanisme suisse, bien entendu, avec un
orgue à vingt clés et trois cylindres.
— Etant donné le niveau de sophistication, elle doit être de fabrication très récente.
— Oh ! oui, c’est tout nouveau. Elle appartenait à Mme Mullins, de Prior Lodge. Elle se l’était fait
livrer de Zurich l’année dernière, mais elle est décédée peu de temps après. Sa fille vit à l’étranger et
n’en veut pas, aussi ses hommes de loi m’ont-ils demandé de la vendre pour elle.
Stuart leva les yeux, un instant distrait.
— Mme Mullins est morte ? Je suis désolé.
— Oui, oui. Mais elle avait quatre-vingt-dix ans, vous savez.
— C’est vrai.
Et passant les mains sur le couvercle :
— Puis-je ?
— Bien sûr.
Tandis qu’il ouvrait la boîte, M. Bell lui montra une petite poignée sur le côté.
— Il faut tourner ceci pour mettre la musique en route. Permettez-moi de vous montrer.
Il joignit le geste à la parole, et une valse se mit aussitôt à égrener sa mélodie.
Edie vit Stuart sourire doucement.
— Strauss, murmura-t-il. Dommage que ce soit Sang viennois. Je préfère Voix du printemps.
Il lui jeta un regard, et Edie se rappela soudain la salle de bal de Hanford House — les beaux yeux
gris de Stuart fixés sur elle tandis que résonnaient Voix du printemps de Strauss, et la destinée l’attirant
vers lui tel un aimant.
— Vous vous souvenez donc, murmura-t-elle.
M. Bell toussota.
— Il y a un cylindre pour Voix du printemps, dit-il en ouvrant le tiroir de la table. Voici.
Mais les yeux toujours fixés sur Edie, Stuart agita la main en direction de M. Bell qui s’éclipsa avec
tact.
— Je n’ai rien oublié de ce soir-là, Edie.
— Moi non plus.
Elle rougit aussitôt, mais ne put détourner son regard et esquissa un sourire.
— Votre cravate était dénouée.
Il sourit à son tour.
— Ah bon ? Cela ne me surprend pas. Mais j’ai dû choquer tout le monde dans la salle de bal en me
montrant dans cette tenue légère.
Son sourire s’évanouit.
— Vous savez, lorsque je vous ai vue ce soir-là, j’ai voulu vous inviter à danser, mais je ne vous
connaissais pas, ni ceux qui se tenaient près de vous, et j’ai pensé qu’il n’était guère utile de me faire
présenter puisque je devais partir quelques jours plus tard. Mais à présent je regrette de ne pas l’avoir
fait, Edie. Pardieu, j’aurais dû vous prendre dans mes bras sur-le-champ et vous entraîner sur la piste, et
au diable les convenances.
Il baissa les yeux vers sa canne.
— Si j’avais su que je ne danserais plus jamais… J’aurais aimé que ma dernière danse soit avec
vous.
Edie sentit son cœur se serrer. Elle percevait la peine de Stuart et souffrait avec lui. Elle l’observa
un instant avant de murmurer :
— Ce sentiment romantique me touche, mais vous l’auriez regretté tout de suite. Je ne sais pas
danser.
— Sottises. Toutes les filles savent danser.
— Pas moi. Je suis catastrophique, parce que je suis si grande que cela embarrasse mes cavaliers.
Et puis, ajouta-t-elle avec une moue contrite, je veux toujours mener.
Il se mit à rire, et à la grande joie d’Edie son soudain accès de mélancolie parut se dissiper.
— Cela, je veux bien le croire.
— Chaque fois que j’ai dansé, le résultat s’est révélé douloureusement embarrassant pour le pauvre
homme concerné — orteils écrasés, chevilles tordues, amour-propre blessé.
— En ce cas, c’est sa faute. Aucun bon danseur ne laisse sa partenaire mener.
Il s’arrêta, baissant les cils.
— Du moins sur une piste de danse.
Il releva les paupières, et elle sentit une onde de chaleur parcourir son corps tandis qu’il posait sur
elle son regard enflammé. Lorsqu’il plongea de nouveau dans ses yeux, elle eut l’impression de fondre
devant lui.
S’il s’en aperçut, il n’en montra rien et se détourna pour abaisser doucement le couvercle sur la
boîte.
Elle en fut surprise.
— Vous ne voulez donc pas l’acheter ?
— Non.
Il ne la regarda pas et lança en s’éloignant :
— Il y a des occasions qui ne reviennent pas deux fois.
Chapitre 14

Une fois rentrés, ils prirent le thé sur la terrasse, puis Stuart exprima le désir de visiter certains des
cottages, et ils partirent pour leur promenade du soir accompagnés de Snuffles.
Sur le chemin du retour, ils passèrent devant la roseraie.
Stuart ralentit le pas non loin d’un rosier grimpant d’un bleu lavande profond qui portait quelques
fleurs tardives.
— Quelles jolies roses, commenta-t-il en s’arrêtant.
Edie fit halte près de lui, surprise, et l’enveloppa d’un regard dubitatif tandis qu’il enserrait l’une
des fleurs dans sa main pour en respirer le parfum.
Il jeta un coup d’œil à Edie et éclata de rire en apercevant son expression.
— A vous voir, on dirait que je viens juste de dire que le ciel a une ravissante nuance de vert,
remarqua-t-il en relâchant la rose.
— Je ne pensais pas que vous étiez le genre d’homme à vous intéresser beaucoup aux roses.
— Non ? Mais vous ne me connaissez pas encore assez bien pour en juger, vous ne croyez pas ? Au
fait, comment s’appelle cette rose ?
— Je ne lui ai pas encore donné de nom.
— C’est vous qui l’avait greffée ? s’étonna-t-il.
La question avait été formulée sur un ton si innocent qu’Edie conçut aussitôt des soupçons.
— C’est moi, en effet.
Elle l’étudia, les paupières étrécies.
— J’ai la nette impression que vous le saviez déjà.
Il sourit.
— Vous êtes trop futée pour moi. D’accord, je reconnais la vérité. Hier, après notre réunion avec
Robson, j’ai eu une longue conversation avec Blake.
— Ah bon ?
Stuart sourit plus largement.
— Oui. Ne vous avais-je pas prévenue que j’aurais bientôt les serviteurs de mon côté ? Blake, vous
serez désolée de l’apprendre, m’a tout raconté sur votre passion pour la culture des roses et m’a montré
avec empressement votre dernière création. Peut-être qu’un jour prochain vous me montrerez les autres
roses que vous avez greffées ?
Elle renifla avec hauteur et détourna les yeux.
— Comme si vous vous souciiez de mes roses !
— Bien sûr que si. Cela m’intéresse parce que c’est quelque chose qui vous passionne, et je veux en
savoir plus sur ce que vous aimez.
— La plupart des choses que j’aime vous ennuieraient, je le crains.
— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Greffer des roses ! Comment cela pourrait-il vous intéresser ?
— Je ne sais pas. Mais ce n’est pas impossible.
Elle secoua la tête, incrédule.
— Vous avez sillonné l’Afrique, vu des éléphants, des rhinocéros, des lions…
Elle s’arrêta net, se rappelant sa blessure.
— Après tout cela, la culture des roses doit sembler dérisoire à un homme tel que vous.
— Un homme tel que moi…, répéta-t-il.
Il se tut, observant Snuffles qui fourrageait entre deux buis de la haie.
— Vous voulez sans doute dire l’homme que j’étais, ajouta-t-il après un moment.
Edie, frappée par cette remarque, se souvint de leur conversation dans le magasin de M. Bell.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas vous rappeler des souvenirs douloureux.
Il haussa les épaules comme si c’était sans importance.
— Pourquoi éviter d’en parler ? Je ne suis plus l’homme que j’étais, il serait inutile de le nier. Et je
ne veux pas seulement dire à cause de cela, nuança-t-il en montrant sa jambe. J’étais le genre de gars qui
ne tient pas en place, c’est vrai, et je me suis lancé dans les safaris avec enthousiasme. J’aimais à me
demander ce qu’il pouvait bien y avoir de l’autre côté de la montagne, et j’adorais le découvrir. Mais ce
que je n’avais pas compris avant d’avoir cet accident, c’est que si on désire toujours aller dans de
nouveaux endroits, on ne s’arrête jamais assez longtemps pour voir vraiment la beauté qui nous entoure.
Il jeta un regard circulaire sur le jardin.
— Highclyffe, par exemple. Toute ma vie, j’ai considéré ce lieu comme allant de soi, mais je ne
savais pas combien je l’aimais. A présent, je l’apprécie bien plus que quand j’en suis parti.
Edie réfléchit.
— Je suppose que lorsqu’on a été confronté à la mort, fit-elle enfin, cela change votre approche des
choses à tout point de vue.
— Oui, aussi. Mais il y a une raison encore plus simple à cela. Ma blessure m’a ralenti. Ne pouvant
plus courir où je le voulais à la moindre occasion, j’ai été obligé d’imprimer à ma vie un rythme plus
lent.
— Cela a dû être très dur pour vous.
— Au début, oui. C’était infernal. Pourtant, au bout d’un moment, j’ai commencé à voir des choses
que je ne m’étais jamais donné la peine de remarquer. Avant, il fallait vraiment que quelque chose soit
frappant pour que j’y prête attention.
Il observa une pause.
— C’est pourquoi je vous ai remarquée.
— Ce n’est pas bien difficile à remarquer, une fille d’un mètre quatre-vingts ! répliqua-t-elle en se
forçant à l’autodérision. Et cela devient encore plus difficile, lorsqu’elle vous poursuit dans le parc pour
vous demander en mariage.
Il secoua la tête.
— Non, non. Ce n’est pas du tout ce que je veux dire.
Il se rapprocha d’elle, assez près pour que le jabot bouffant de sa robe d’après-midi lui effleure la
poitrine.
— Pour commencer, vous n’êtes pas plus grande que moi, murmura-t-il en posant le doigt sous son
menton pour hausser son visage. D’accord ?
Edie se figea sous cet infime toucher, mais elle n’eut pas la force de reculer. Ni de détourner les
yeux, tandis que les prunelles grises de Stuart viraient à des nuances plus sombres.
— Ensuite, dois-je vous dire pourquoi je vous ai remarquée ? Vous me regardiez de tous vos yeux,
poursuivit-il sans attendre la réponse, et votre regard était si intense, si farouche, sans que je puisse
imaginer pourquoi.
Elle s’obligea à articuler quelques mots.
— Comme c’était impoli de ma part !
— C’était fascinant. J’avais l’impression d’avoir été atteint par une flèche.
Il eut un petit rire.
— La flèche de Cupidon, peut-être.
Elle fronça les sourcils, incertaine.
— Essayez-vous de m’amadouer ?
Il la dévisagea d’un œil direct, déconcertant, si bien qu’elle fut incapable de détourner les yeux.
— Non, Edie. J’ai tendance à faire un peu de charme, je le sais. J’ai toujours été ainsi. Mais, en
l’occurrence, je suis sérieux. La première fois que je vous ai vue, j’ai été confronté à quelque chose dont
je n’avais jamais fait l’expérience. Vous ne ressembliez à aucune des jeunes filles que j’avais rencontrées
auparavant. La façon dont vous me regardiez n’avait rien de provoquant, mais n’était pas indifférente non
plus. Je ne parvenais pas à la définir. Et je ne suis pas certain d’y réussir, même maintenant.
Elle n’avait pas l’intention de l’aider sur ce point. Pas question d’admettre que sa première
rencontre avec lui s’était révélée tout aussi bouleversante pour elle. Oh ! pas la flèche de Cupidon, mais
la même fascination.
— En tout cas, reprit-il, j’ai aimé l’Afrique parce qu’elle séduisait l’homme que j’étais alors. C’est
un continent où tout est immense — les animaux, les plaines à perte de vue, les couchers de soleil
magnifiques, comme si le ciel était en feu. Mais je ne suis plus cet homme-là. A présent, j’apprécie
davantage les choses simples, comme une promenade dans un jardin ou une jolie rose.
Il laissa tomber sa canne sur l’herbe et cueillit l’une des roses enlacées au pilier. Puis, ignorant les
protestations de la jeune femme, il dénoua la capeline d’Edie et la lui ôta.
— Tenez ceci, intima-t-il en lui tendant le chapeau.
Il s’assura que la courte tige ne recelait pas d’épines et se pencha sur Edie pour la lui glisser dans
les cheveux, derrière l’oreille.
— Là, murmura-t-il en admirant son travail. Voilà une vue qui ravirait n’importe quel homme.
— Vous avez dû dire cela à toutes les femmes que vous avez séduites.
— C’est plus qu’une tentative de séduction. C’est une cour en bonne et due forme.
— Je n’aurais pas fait la différence, fit-elle avec un petit rire en baissant les yeux sur son chapeau.
Je n’ai jamais connu ni l’une ni l’autre.
Il ne répondit pas mais, lorsqu’elle haussa les paupières, la façon dont il l’observait lui coupa le
souffle.
— Vous méritez les deux, Edie. Et vous les aurez, je vous le promets.

* * *

C’était bel et bon de parler de cour à Edie, mais quand il se retrouva dans sa chambre avec elle, les
bras de la jeune femme autour de sa cuisse, Stuart ne put s’empêcher de penser que la séduction aurait été
beaucoup plus à son goût.
Lors de la première séance d’étirements, la douleur avait été assez vive pour que son désir en soit
refréné, et la révélation qui avait suivi assez choquante pour l’écarter.
Même s’il savait à présent quel drame lui était arrivé, ce n’était pas suffisant pour juguler
l’excitation qui s’éveillait en lui lorsqu’elle le touchait. Souviens-toi de ce qu’elle a été obligée de subir
aux mains d’un autre homme, ne cessait-il de se rappeler à lui-même. Mais son imagination masculine se
montrait obstinément rétive à des considérations aussi honorables.
La veille, il avait eu une lueur d’espoir en lui embrassant la main, et une autre un peu plus tôt ce jour
même, lorsqu’elle avait admis que l’imaginer avec une autre femme la rendait jalouse. Deux preuves
qu’elle ne lui était pas aussi indifférente qu’elle pouvait le sembler. Quoi qu’il en fût, il lui fallait
procéder avec Edie beaucoup plus lentement qu’il l’aurait souhaité. En rêvant de lui ôter ses vêtements
ou d’embrasser sa jolie peau, il ne faisait que se torturer lui-même, car toutes ces privautés étaient sans
doute encore loin de se réaliser. Mais cette pensée ne l’aidait guère non plus, et il ne put qu’en conclure
qu’il aimait se faire souffrir.
Au milieu du deuxième exercice, tandis que le poids du corps d’Edie derrière lui le poussait vers le
sol, il imagina combien ce serait délicieux s’il parvenait à inverser cette position, puis comprit qu’il
devait cesser sous peine de devenir fou.
Edie, elle, ne nourrissait certainement pas le fantasme de lui ôter ses vêtements et de l’embrasser, et
c’était bien là le cœur du problème. Il ne savait tout simplement que faire. Comment un homme pouvait-il
s’y prendre pour séduire une femme dans ces circonstances ? Comment l’amener à désirer ce qui ne lui
avait causé que de la souffrance ?
— Vous voilà bien silencieux, observa-t-elle en se rasseyant.
— Vous trouvez ?
Il étendit sa jambe, la remua un peu afin d’en soulager le muscle raide, puis la plia de nouveau pour
qu’Edie puisse commencer l’étirement de ses quadriceps. Il saisit alors sa montre.
— Allez-y.
Elle s’inclina, pressant l’avant-bras contre son dos, la main autour de son mollet et les seins contre
son… Bon sang, il fallait vraiment qu’il arrête de penser à ces choses !
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle. Vous avez très mal aujourd’hui ?
— Pas exactement.
Il cilla en essayant de se concentrer sur sa montre, mais chaque seconde qui s’égrenait lui semblait
durer une heure.
— C’est seulement que je ne suis pas d’humeur à converser, prétendit-il.
Cette réponse morose lui donna soudain une idée.
Lorsqu’il lui avait embrassé la paume la veille, il savait qu’Edie y avait pris plaisir. Mais elle lui
avait arraché sa main tout de suite, trop submergée par la crainte pour laisser ce plaisir se poursuivre.
Les mots, eux, étaient bien moins menaçants et pouvaient se révéler tout aussi séducteurs. Pas la flatterie
ni les compliments fleuris, non. Quelque chose d’entièrement différent.
— Trente secondes, lui dit-il.
Et tandis qu’elle se rasseyait, il reposa sa montre et se tourna sur le dos.
— Je ne parle pas beaucoup parce que les choses auxquelles je pense en ce moment ne sont sans
doute pas de celles dont je puisse discuter avec vous.
Il observa une pause en promenant son regard sur elle, et vit Edie se tendre tandis qu’elle appuyait
ses mains sur le sol, prête à s’enfuir telle une gazelle.
— Par exemple, murmura-t-il, je suis en train de me dire que j’aime beaucoup quand vous vous
habillez en blanc.
Elle laissa échapper un petit oh ! de surprise, peut-être mêlé d’un soupçon de soulagement. Dans un
geste à demi inconscient, elle porta sa main vers le col montant de sa robe d’après-midi, la même qu’elle
portait quelques jours plus tôt sur la terrasse.
— D’après les couturières, c’est une couleur qui me convient. Elles prétendent que cela flatte mon
teint et mes cheveux.
— Oui, je le pense. Mais ce n’est pas tout à fait pour cela que je l’aime.
Il se redressa, et Edie se raidit aussitôt en faisant un geste pour se lever. Mais il s’inclina
simplement en arrière pour s’accouder, et elle se détendit à nouveau, retombant sur les talons.
Il attendit que la curiosité l’emporte en elle.
— C’est parce que le blanc est votre couleur préférée ?
— Non, pas vraiment. Ma couleur favorite a toujours été le bleu. Mais, à présent, j’aime aussi le
blanc. Depuis que nous nous sommes assis ensemble sur la terrasse, il y a cinq ans.
Elle tressaillit, et Stuart se prit à espérer.
— Vous aimez rappeler ce jour.
— C’est un de mes meilleurs souvenirs. Vous portiez du blanc, et j’ai aimé cela parce que cela
suscitait des images en moi. Des images de vous, nue dans mon lit, dans la blancheur des draps.
Edie s’empourpra et crispa sa main sur son col, le pouce sur le camée bleu qui ornait sa gorge.
— Vous ne devriez pas dire des choses comme ça, chuchota-t-elle. C’est inconvenant.
— Mais c’est franc.
— Cela me gêne.
— Oui, je sais.
Il s’assit, sans faire un geste pour la toucher.
— Malheureusement, je crains que cela ne suffise pas à m’en dissuader. Car, lorsque je dis ça, j’ai
l’espoir que cela vous excite. Et je veux que vous soyez excitée.
Les joues d’Edie devinrent plus vermeilles encore, et il y vit le signe que cela pourrait marcher. Ses
lèvres rose pâle s’entrouvrirent, mais il n’en sortit pas un mot, et Stuart profita de son silence.
— Je vous imaginais entre ces draps blancs, avec vos cheveux d’or roux répandus sur vos épaules
et ce merveilleux sourire sur votre visage, et j’en ai eu le souffle coupé. Alors j’ai regardé ces jolies
éphélides dorées…
Il s’arrêta pour lui effleurer le nez et la joue d’une caresse si douce, si légère…
— Ne vous moquez pas de mes taches de rousseur ! s’étrangla-t-elle en repoussant sa main.
— Je ne me moque pas. Je les ai contemplées en me demandant si vous en aviez partout, et combien
de temps il me faudrait pour les embrasser toutes. J’y ai souvent repensé quand j’étais au loin.
Elle se figea, mais sa respiration s’était accélérée et il sut qu’il avait enfin marqué un point. Peut-
être cela inciterait-il la gazelle à s’approcher, suffisamment pour être capturée.
— Et l’autre jour, quand vous êtes sortie sur la terrasse dans cette robe, poursuivit-il en passant sa
main sur les flots de linon étalés autour d’elle sur le tapis, le soleil brillait derrière vous, et j’ai cru
entrevoir les contours de votre corps sous l’étoffe. Oh ! juste une esquisse — la courbe de votre hanche et
vos longues jambes, si longues. Mais c’était plus qu’il n’en fallait pour faire travailler mon imagination.
Il s’interrompit, un peu haletant lui-même en revivant cet instant, et rencontra son regard.
— C’est pour cela que j’aime quand vous êtes vêtue de blanc.
— Oh ! mon Dieu…
Elle détourna les yeux, une main pressée sur sa gorge.
— Et je portais trois jupons !
Il voyait bien qu’elle était excitée par ce qu’il venait de dire, mais elle était aussi terriblement
embarrassée, et il décida de ne pas insister. La danse de la séduction comportait toujours des mouvements
en avant et des retraits.
— Eh bien, nous, les hommes, avons l’imagination fertile, plaisanta-t-il. Pourquoi croyez-vous que
nous aimons regarder les dames jouer au tennis ?
Elle étouffa un rire.
— Oh ! Seigneur, si les femmes découvraient ce secret masculin, je crains qu’aucune d’entre elles
ne veuille plus porter de blanc à l’extérieur de chez elle.
— N’y renoncez pas, Edie, ou toute la gent masculine m’en voudrait. Cela ne m’affecterait en rien,
bien entendu, car dans mon cas le mal est déjà fait. Ces images de vos longues et ravissantes jambes sont
imprimées en moi, et je ne peux plus les oublier désormais.
Il regarda l’horloge sur ces mots.
— Ah, mes deux heures sont terminées. Nous ferions mieux de nous changer ou nous serons en
retard pour le dîner et Wellesley en sera fâché.
Il se leva en empoignant le bois de lit et tendit la main à Edie. Lorsqu’elle fut debout, il garda sa
main dans la sienne juste assez longtemps pour y déposer un rapide baiser. Mais il la relâcha tout de
suite, décidant de ne pas pousser la chance trop loin. L’anticipation faisait partie du jeu. Et, ainsi qu’il le
lui avait dit la veille, il jouait pour gagner.
Chapitre 15

Quand Edie, Joanna et Mme Simmons résidaient seules à Hyghcliffe, le dîner était habituellement
très simple et composé de cinq plats tout au plus, sauf lorsque Edie recevait des invités. Mais, depuis
l’arrivée de Stuart, Mme Bigelow et Wellesley l’avaient vivement incitée à adopter des menus plus
élaborés. Préoccupée par d’autres soucis concernant le retour de son époux, Edie n’avait pas eu le temps
de se pencher sur la question.
Aussi ce soir-là, la cuisinière et le majordome semblaient-ils avoir décidé de prendre les choses en
main.
Canapés, soupe, poisson, côtelettes d’agneau et champignons cuits au four apparurent tour à tour et,
lorsque le majordome apporta un rôti de bœuf et des pommes dauphines, Edie se sentit obligée de
s’enquérir plus avant du sujet.
— Grand Dieu, Mme Bigelow est bien ambitieuse ce soir, Wellesley. Combien de plats a-t-elle
préparés ?
— Dix, votre grâce.
— Dix ? Pour quatre personnes ?
— Mme Bigelow a pensé — et moi aussi, votre grâce — que le retour de monsieur le duc
nécessitait un rôti, une pièce de gibier, un second plat de légumes, un dessert plus élaboré, des fruits et du
fromage de caractère en plus de la chère habituelle.
— Je vois.
Elle jeta un coup d’œil à son mari, qui se contenta de lui sourire.
— Loin de moi la pensée de remettre en question les besoins d’un duc en fait de nourriture,
murmura-t-elle.
Mais dès que Wellesley fut sorti pour aller chercher une autre bouteille de vin, elle tourna les yeux
vers Stuart.
— Est-ce vous qui avez commandé tout cela ?
— Et usurpé vos fonctions, duchesse ? Jamais. Mais je ne m’en plains pas. Un repas de dix plats, ce
n’est pas à dédaigner lorsqu’on s’est nourri pendant cinq ans de boîtes de conserve et de nourriture en
sachet.
— Eh bien, j’espère que Mme Bigelow saura faire bon usage des restes. Dix plats, je vous demande
un peu !
— Je ne crois pas que nous ayons jamais eu un menu de dix plats, intervint Joanna, impressionnée.
Pas pour nous toutes seules. Comme c’est bien !
En dépit de son enthousiasme, Joanna bâillait abondamment quand le dessert arriva, conséquence
probable d’un excès de nourriture, et Edie décida que c’était assez. A peine les assiettes à dessert eurent-
elles été débarrassées qu’elle se leva.
— Passons à côté. Nous allons laisser Stuart à son porto et à son cigare.
Les trois autres se levèrent aussi, mais Stuart refusa d’observer la coutume masculine du porto
d’après-dîner dans la salle à manger.
— Non, Edie. Le retour à la société civilisée, c’est très bien. Mais je vais vous suivre et prendre
mon porto au salon. Je ne fume pas et je n’ai pas le moindre désir de rester assis ici à boire tout seul,
isolé dans ma dignité ducale. Wellesley, dites à Mme Bigelow de faire porter les fruits au salon ainsi que
le porto, voulez-vous ?
Si Edie avait donné à Wellesley des instructions aussi peu orthodoxes, il aurait pour le moins arqué
un sourcil et pris un air désapprobateur. Mais comme c’était Stuart, il se contenta de s’incliner en
murmurant :
— Très bien, votre grâce.
Puis il quitta la pièce, le valet de pied dans son sillage.
Edie poussa un soupir excédé.
— Vraiment, cet homme est impossible, marmonna-t-elle à l’adresse de Stuart tandis qu’ils
gagnaient le salon. Il ne discute jamais ce que vous dites.
— Bien sûr que non, Edie. Je suis le duc.
Il vint à l’esprit d’Edie que, si jamais elle perdait la tête et décidait de vivre définitivement avec
son mari, l’attitude de Wellesley risquerait fort de prendre un tour exaspérant.
— Et je suis la duchesse. Mais cela semble laisser Wellesley de marbre.
Stuart partit à rire.
— Vous arrivez toujours à vos fins avec lui, semble-t-il.
— Mais c’est toujours une telle bataille !
— C’est seulement parce que vous êtes américaine. Wellesley est snob au dernier degré, hélas.
— Si nous étions aux Etats-Unis, il y a longtemps que je l’aurais congédié.
— Mais nous ne sommes pas aux Etats-Unis et vous ne pouvez pas faire cela. Wellesley fait partie
de Highclyffe autant que les murs.
— Ce qui semble vous faire grand plaisir, commenta-t-elle en remarquant son expression ravie.
— Un peu comme le pasteur, ma chérie, répliqua-t-il avec un sourire malicieux. Ainsi vont les
choses.
Il s’arrêta sur le seuil du salon pour se tourner vers Joanna et Mme Simmons.
— Une partie de whist, mesdames ? Puisque nous sommes quatre…
Joanna secoua la tête en bâillant de nouveau à se décrocher la mâchoire.
— Je suis affreusement fatiguée. Je crois que je vais aller tout bonnement me coucher. Bonne nuit à
tous.
— Je pense que je vais vous accompagner, Joanna, déclara Mme Simmons en s’inclinant devant
Stuart. Bonne nuit, votre grâce.
— Vous n’êtes pas obligée de monter juste pour faire comme Joanna, intervint Edie, consternée.
Restez, je vous en prie. Je suis sûre que sa grâce n’y verra pas d’inconvénient. A trois, nous pourrons
jouer au piquet.
Mais Mme Simmons ne montra nul désir de seconder ce plan.
— Merci, mais j’ai des lettres à écrire et c’est un excellent moment pour le faire. Je suis très en
retard dans ma correspondance et je crains que ma famille ne se sente négligée. Si cela ne vous dérange
pas ?
Avec un sourire forcé, Edie résista à l’impulsion désespérée de rappeler qu’il y avait de quoi écrire
ici même, au salon.
— Non, bien sûr. Bonne nuit.
— Bonne nuit, votre grâce.
Le départ de sa sœur et de la gouvernante laissa Edie fort mal à l’aise, en partie à cause de la
torride confession dont l’avait gratifiée Stuart un peu plus tôt dans sa chambre. Même maintenant, le seul
fait d’y repenser la faisait rougir.
— Je vais peut-être monter aussi. Il est onze heures.
— Pourquoi ne restez-vous pas quelques instants ici avec moi ? Nous pouvons bavarder, ou lire.
Et montrant la table de jeu non loin de là :
— Ou jouer à quelque chose.
— Cela dépend du genre de jeu que vous avez à l’esprit, rétorqua-t-elle sèchement. Est-ce vous qui
vous êtes arrangé pour que Joanna et Mme Simmons se retirent en nous laissant seuls ?
— Non, sur mon honneur. Si vous préférez vous coucher, je n’insisterai pas. Mais j’aimerais
beaucoup que vous restiez.
Elle prit une profonde inspiration.
— Avez-vous l’intention de me faire des avances ?
— J’aimerais bien, admit-il avec un sourire taquin. Mais seulement si vous me faites des ouvertures.
— Je n’en ferai rien.
— Alors vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, n’est-ce pas ?
Il se dirigea vers la table de jeu et ouvrit un tiroir.
— Cartes ? proposa-t-il en prenant un paquet. Backgammon ? Echecs ?
Edie réfléchit. Quel jeu lui offrirait le plus de chances de gagner ?
— Echecs.
La grimace de Stuart lui parut rassurante.
— Très bien, acquiesça-t-il en rangeant le jeu de cartes. Mais vous m’avez déjà dit que vous jouiez
très bien, aussi je risque fort de ne pas être un adversaire à votre hauteur. Je ne joue pas souvent aux
échecs.
— Tant mieux pour moi, répondit-elle en s’installant sur la chaise qu’il lui avançait.
Il alla s’asseoir sur le siège opposé, et ils ouvrirent les tiroirs pour en sortir les pièces d’ivoire et
les placer sur l’échiquier. Mais lorsque Edie voulut disposer les blancs devant elle, il l’arrêta.
— Non, non, nous devons tirer au sort.
Il prit un pion de chaque couleur et les cacha dans son dos.
— En général, un gentleman laisse commencer la dame, lui rappela-t-elle.
— En général, répliqua-t-il en lui tendant ses poings fermés. Mais, à mon avis, vous n’avez pas
besoin de ce genre de faveur.
— Non, convint-elle en pointant du doigt l’une de ses mains.
Lorsqu’il ouvrit le poing, elle ne put s’empêcher de sourire en découvrant un pion blanc.
— Mais c’est tout de même agréable de l’obtenir.
— Hmm… Joanna m’avait prévenu que vous étiez une joueuse impitoyable, dit-il en disposant les
pièces. Elle assure que vous ne l’avez jamais laissée gagner, même quand elle était petite.
— Je ne vous laisserai pas gagner non plus sous prétexte que vous êtes un homme, avertit-elle en
avançant sa reine.
— J’espère bien, rétorqua-t-il, déplaçant une pièce à son tour. Parce que j’ai l’intention de réclamer
un baiser quand je gagnerai. Cependant, étant un homme d’honneur, je ne pourrai l’exiger que si je l’ai
dûment gagné.
Surprise par ces paroles et par l’intensité avec laquelle il les avait chuchotées, Edie leva les yeux
et, au regard de Stuart posé sur sa bouche, put constater qu’il le pensait vraiment. Elle eut l’impression
que ses lèvres brûlaient et fut parcourue d’un long frémissement. Elle chercha alors quelque chose de
spirituel à répliquer, mais en vain.
Dieu merci, Wellesley choisit ce moment pour entrer dans la pièce avec un plateau, lui épargnant
ainsi la nécessité de répondre.
— Votre porto, votre grâce, annonça le majordome. Et les fruits.
— Parfait, approuva Stuart. Posez cela sur cette table, mais rapprochez-la, voulez-vous ? Et versez-
nous du porto à tous les deux. A moins que la duchesse ne préfère autre chose ?
— Non, le porto sera parfait. Merci, Wellesley.
Le majordome remplit deux verres, bien qu’il brûlât sans doute de faire observer que le porto était
réservé aux hommes, tandis que les dames étaient supposées boire du madère ou du sherry.
— Aurez-vous besoin d’autre chose, votre grâce ?
— Non, merci, Wellesley, répondit Stuart en reportant son attention sur l’échiquier. Vous pouvez
disposer. Nous vous sonnerons si nous avons besoin de quoi que ce soit.
Wellesley s’inclina.
— Bien, votre grâce.
— Et fermez la porte derrière vous, lui intima Stuart, comme il atteignait le seuil.
— Etait-ce nécessaire ? demanda Edie en entendant le bruit du loquet.
— J’ai pensé qu’il serait mieux d’avoir un peu d’intimité.
Elle avança son cavalier.
— Dites plutôt que vous espérez qu’un peu d’intimité sera nécessaire.
Il lui sourit sans la moindre trace de contrition.
— Eh bien, oui, aussi. Mais vous auriez pu refuser.
C’était indéniable, s’avoua-t-elle avec tristesse. Elle inventa en hâte une raison à cet acquiescement
muet.
— Je ne sais pas ce que vous êtes capable de dire ou de faire. Vous pourriez me reprendre la main
ou… Dieu sait quoi. Il vaut donc mieux que les domestiques ne soient pas là. Ils pourraient être gênés par
de telles démonstrations.
— Oh ! je vois. C’est pour les serviteurs que vous vous inquiétez.
Il déplaça un autre pion.
— Je suis ravi de savoir que je peux vous faire subir les derniers outrages en privé sans crainte de
vous gêner.
— Bien sûr que non ! se récria-t-elle.
Elle aperçut trop tard le sourire qui jouait sur ses lèvres et poussa un soupir excédé.
— Ce n’était pas ce que je voulais dire, et vous le savez très bien. Cessez de vous moquer de moi.
— Mais, Edie, c’est important. Je ne sais pas lesquelles de mes avances sont susceptibles d’être
bien accueillies ou repoussées. Alors je tâte le terrain chaque fois que j’en ai l’occasion.
— Je ne vois pas pourquoi, puisque je les repousserai toutes.
— Est-ce bien certain ? Je sais que vous n’êtes pas indifférente à ma personne, sinon vous auriez
ordonné à Wellesley de laisser la porte ouverte. Et vous avez admis ce matin même que l’idée d’une autre
femme vous rendait jalouse.
Oh ! Seigneur, pourquoi fallait-il qu’il lui rappelle cela ? Elle baissa les yeux vers l’échiquier, le
corps de nouveau brûlant. Il était trop tard pour rattraper l’humiliant aveu, mais elle ne put s’empêcher de
le corriger.
— J’ai dit un tout petit peu jalouse.
— Au temps pour moi.
— Du reste, cela me semble une preuve bien mince.
— Peut-être, mais je n’ai pas oublié ce qui s’est passé entre nous sur la terrasse il y a cinq ans, et je
sais ce que vous avez ressenti, parce que je l’ai lu sur votre visage.
— Vous avez l’imagination fertile.
Stuart sourit plus largement.
— Eh bien, oui. Et je crois avoir décelé la même réaction cet après-midi.
Elle s’agita, le corps de plus en plus fiévreux au souvenir de la conversation à laquelle il faisait
allusion.
— Mais je n’ai pas besoin du secours de mon imagination pour savoir quand une femme est sensible
à mes charmes ou non, poursuivit-il.
Elle aurait voulu ne lui montrer que de l’indifférence, car peut-être aurait-il fini par abandonner
toute tentative de la conquérir. Mais il semblait qu’elle en soit incapable. Il traversait ses défenses, alors
qu’il n’y était pas parvenu cinq ans plus tôt, et elle ne comprenait pas vraiment pourquoi. Elle voulait
rester froide, car il conviendrait peut-être ainsi que se séparer était la seule chose à faire, mais il était
bien difficile d’être froide quand il évoquait les fantasmes qui surgissaient en lui lorsqu’elle portait une
robe blanche.
— Vous en savez beaucoup trop sur les femmes, si vous voulez mon avis.
— C’est juste. J’étais vraiment un homme à femmes dans mes jeunes années.
Elle s’abstint de lui confier que son amie Leonie lui avait fait la liste de tous les cœurs qu’il avait
brisés lorsqu’il était parti pour l’Afrique la première fois, et qu’elle n’avait eu aucun mal à la croire. Des
yeux gris pétillants d’humour, un visage mince aux traits réguliers, un sourire éblouissant, un corps
puissant, un esprit prompt et, par-dessus tout, cette instinctive connaissance de ce qui plaisait aux femmes
— tout cela avait dû les faire tomber en pâmoison les unes après les autres, dans ses jeunes années,
comme il disait.
Edie reporta son attention sur l’échiquier et tenta de se concentrer sur la partie.
— Malheureusement, cela ne m’a pas servi avec vous, car vous me remettez impitoyablement à ma
place à chaque occasion.
Sans répondre, elle avança un cavalier et lui prit son fou.
— Voilà qui prouve ce que je viens de dire, murmura-t-il. Mais je peux me montrer impitoyable moi
aussi, ajouta-t-il en déplaçant sa tour de façon à renverser le fou d’Edie.
— Echec !
Edie poussa une exclamation vexée tandis qu’il ôtait son fou de l’échiquier.
— Vous prétendiez que vous ne jouiez pas bien !
— J’ai seulement dit que je ne jouais pas souvent.
Elle se renfrogna.
— Puisque vous êtes si fort à ce jeu, pourquoi tentez-vous à tout prix de distraire mon attention ?
— Parce que c’est une stratégie de base aux échecs.
Il posa son coude sur la table, le menton dans sa main.
— Sérieusement, ce n’est pas pour gagner une partie d’échecs que j’essaie de vous distraire. Je
veux en savoir davantage sur vous.
Edie ne répondit rien, et son silence arracha à Stuart un lourd soupir.
— Vraiment, Edie, vous êtes d’une prudence exaspérante. Je ne veux pas me contenter d’être assis
là et de jouer aux échecs avec vous. Je veux savoir ce qui vous intéresse, ce que vous aimez et ce qui
vous fait rire. Je veux…
Il se tut et attendit qu’elle lève enfin les yeux, emportée par la curiosité.
— Edie, je veux savoir ce qui vous plaît.
Plongeant son regard dans le sien, la jeune femme sentit une faible réponse frémir en son for
intérieur.
Lentement, il se pencha vers elle et recouvrit sa main de la sienne.
— Et si je vous disais ce que j’aime et que vous me disiez si vous aimez aussi ?
La main de Stuart était chaude sur ses doigts. Edie repensa à la veille, lorsqu’il lui avait embrassé
la paume, et à cet après-midi même, quand il avait brossé ce portrait d’elle en blanc, et elle eut de
nouveau l’impression de fondre, une sensation qui lui était devenue familière ces derniers jours. Puis elle
se rappela ce qu’il désirait vraiment et ce qui était en jeu, et elle étouffa ce frémissement.
— Je pense que j’ai déjà une idée de ce que vous aimez, fit-elle d’un ton sec en retirant sa main.
— Et qu’est-ce donc ?
Il attendit, les yeux fixés sur elle, ses sourcils bruns arqués d’un air interrogateur, comme s’il ne
savait pas ce qu’elle voulait dire alors qu’ils le savaient tous deux. S’attendait-il à ce qu’elle évoque à
haute voix le désir masculin ?
Rougissante, elle esquiva son regard.
— Nous ne devrions pas parler de ces choses.
— Pourquoi pas ? Un mariage digne de ce nom se doit d’être honnête. Alors pourquoi tourner autour
du pot ? Parlez franchement. Qu’est-ce que j’aimerais, à votre avis ?
Le souvenir du pavillon de Saratoga fusa dans sa mémoire mais, au lieu de le repousser comme
d’habitude, elle s’en servit cette fois comme d’un bouclier.
— Vous aimeriez forniquer avec moi, fit-elle d’une voix dure.
Il y eut un instant de silence, puis Stuart lui répondit d’un ton tout aussi dur :
— Chaque fois que vous parlez de lui, regardez-moi. Regardez-moi dans les yeux. Ainsi, vous
commencerez à voir la différence.
Elle se redressa sur sa chaise, tournant la tête pour rencontrer son regard bien en face. Elle vit la
colère étinceler dans les profondeurs argentées de ses prunelles.
— Vous prétendez donc que je me trompe ?
— Oui, vous vous trompez. Complètement. Je ne veux pas forniquer avec vous. Je veux vous faire
l’amour.
Il se tut, et la colère dans ses yeux s’estompa pour se transformer en quelque chose de chaleureux.
— Il y a un monde entre les deux, Edie, et c’est là le problème auquel je suis confronté. Comment
vous faire comprendre cette différence ?
Elle le dévisagea, désemparée.
— Je ne sais pas, Stuart.
— Je sais que vous avez peur. Je sais que vous avez souffert.
Il pressa son poing sur sa bouche, luttant pour réprimer son émotion.
— J’effacerais tout cela si je le pouvais, reprit-il au bout d’un moment en laissant retomber sa main.
Mais je ne le peux pas. Tout ce que je puis faire, c’est essayer de vous faire découvrir l’autre côté des
choses, leur bon, juste et beau côté. Voilà ce que je veux.
Edie sentit frémir un espoir en elle, une faible étincelle jaillissant d’une froide obscurité. Saisissant
son verre, elle avala une longue gorgée de porto.
— Vous voulez quelque chose que je ne peux pas vous donner.
— Je ne le crois pas, mais je comprends que vous puissiez penser autrement.
Et comme elle ne répondait pas :
— Il est vrai que je désire vous embrasser et vous toucher et vous faire l’amour. Bien sûr que je
veux tout cela ! Je veux vous donner du plaisir. Je sais que vous ne croyez pas qu’il puisse y avoir du
plaisir dans l’acte amoureux, mais pourtant il existe, Edie. Un plaisir doux, très doux. Je veux que vous
viviez cela avec moi. Je le désire plus que n’importe quoi au monde.
Sa voix, basse et sonore, éveillait en elle des sensations dont elle ignorait jusqu’alors l’existence.
Des langues de feu sinuèrent dans son ventre, et elle crispa les doigts autour du pion qu’elle tenait à la
main en espérant éteindre cette flamme.
— Vous voilà bien torride, aujourd’hui. D’abord cette évocation de moi vêtue de blanc, et
maintenant ceci. Auriez-vous l’intention de me faire l’amour avec des mots ?
— Jusqu’à ce que je puisse vous faire l’amour avec mon corps, oui. Ai-je un autre choix ?
Décidément, il semblait doué d’un talent certain pour poser des questions auxquelles elle ne savait
pas répondre.
— Ce qui nous ramène à notre point de départ, ajouta-t-il avec enjouement. A savoir mes goûts, les
vôtres, et la recherche d’un terrain commun entre nous.
Il prit une pêche dans le compotier disposé près d’eux sur la table à thé et s’empara du couteau à
fruits.
— Par exemple, j’aime les pêches. Et vous ?
C’était là une interrogation bien innocente, et pourtant Edie éprouvait une étrange réticence à y
répondre, car elle sentait que Stuart jouait là un jeu dont elle ne connaissait pas les règles.
— J’adore les pêches, je pense que vous le savez déjà, dit-elle en lui jetant un regard ironique. Vous
avez dû parler avec Mme Bigelow à la cuisine, ou bien vous avez demandé à Reeves ou à Joanna. C’est
pourquoi Wellesley nous a apporté des pêches ce soir au lieu de framboises ou de mûres.
Il sourit.
— Je vous avais prévenue que je les impliquerais dans mes plans infâmes. Mais cela ne change rien
au fait que moi aussi j’adore les pêches.
Accoudé à la table de jeu, il enfonça la lame dans la chair du fruit.
— En voulez-vous un morceau ?
En d’autres circonstances, elle n’aurait pas soupçonné le moindre sous-entendu dans ces paroles,
mais l’expression malicieuse de Stuart la mit sur ses gardes. Pourtant, elle se sentait curieuse également
— et ce fut la curiosité qui l’emporta.
— D’accord, dit-elle en tendant la main.
Stuart fit alors passer le couteau dans sa main gauche avec le reste du fruit, et de sa main droite
porta le bout de pêche à la bouche d’Edie.
Elle baissa les yeux, puis les releva vers Stuart.
— Je ne suis pas une enfant, inutile de me donner la becquée.
Elle voulut lui prendre le morceau de fruit, mais il retira sa main.
— Mais cela me ferait plaisir de vous faire manger.
— Ce serait stupide.
— Vous n’aimeriez pas ?
— Pourquoi aimerais-je ?
Il s’esclaffa, sans qu’elle ait la moindre idée de ce qui le faisait rire ainsi.
— Il y a tant de choses que vous ne savez pas, Edie. J’espère avoir toute la vie pour vous apprendre
à apprécier les choses érotiques.
Elle ne se fatigua pas à préciser qu’elle n’avait pas la moindre intention de lui offrir toute une vie de
divertissements érotiques ou de quoi que ce soit d’autre. Discuter avec lui sur ce sujet aurait été une perte
de temps. Aussi se contenta-t-elle de renifler avec dédain.
— C’est un morceau de fruit. Je ne vois pas ce qu’il y a d’érotique là-dedans.
— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, déclara-t-il en lui tendant de nouveau le quartier de pêche.
Elle entrouvrit alors la bouche. La chair glissa entre ses lèvres, humide et sucrée. Elle la savoura
tandis qu’il coupait un autre morceau.
Mais, cette fois, il le lui offrit sur son couteau.
— Attention, lui recommanda-t-il comme elle tendait la main vers la lame.
Elle suivit le conseil et saisit précautionneusement la pulpe de pêche, mais les mots suivants
l’arrêtèrent net au moment où elle la portait à sa bouche.
— Vous ne voulez pas partager ?
Elle s’interrompit, la tranche à mi-chemin de ses lèvres.
Leurs yeux se rencontrèrent, et soudain elle comprit ce qu’il désirait. Elle en eut l’estomac noué,
tordu par un spasme nerveux. Lentement, avec une conscience aiguë de ses gestes, elle tendit le fruit vers
la bouche de Stuart.
Il le picora au bout de ses doigts, puis avança une autre portion de pêche vers elle. Sa main s’attarda
cette fois contre les lèvres d’Edie.
La jeune femme eut l’impression que son cœur s’arrêtait, avant de faire une embardée lorsqu’il
retira ses doigts.
Il l’observait, un sourire aux lèvres, et elle se sentit obligée de dire quelque chose, n’importe quoi.
— Cela me rappelle un peu quand j’étais petite et que j’ai appris à patiner sur la glace.
Stuart fronça les sourcils avec cet air amusé et interrogateur qu’il avait eu au bal de Hanford House.
— Je ne suis pas sûr de saisir les similitudes, fit-il en coupant un autre quartier.
Il le lui tendit, et Edie le fit glisser de la lame.
— J’éprouve exactement la même sensation.
— Oh ! laquelle ?
— Je me sens nerveuse, avoua-t-elle. Excitée.
Elle s’arrêta, cherchant d’autres adjectifs.
— Heureuse, chuchota-t-elle.
Le mot fit plaisir à Stuart, qui plissa les yeux dans un léger sourire.
— Bien.
— Et, ajouta-t-elle en approchant le fruit des lèvres de Stuart, j’ai l’impression que je vais
certainement tomber et que cela va faire mal.
— Je ne vous laisserai pas tomber, promit-il.
Il prit le quartier de pêche dans sa bouche, attirant en même temps les doigts d’Edie, dont il suça les
extrémités.
Le plaisir déferla en elle, pareil à une vague sombre et chaude. C’était trop.
Choquée, elle poussa un cri puis s’écarta d’une secousse et se leva, chancelante, en renversant sa
chaise du même coup.
Stuart bondit aussitôt sur ses pieds, reposant le couteau et la pêche.
— Edie…
— Il est tard, coupa-t-elle dans sa hâte d’en finir avec ce petit jeu.
Comme elle se maudissait d’avoir voulu savoir ce qu’il y avait d’érotique dans un fruit !
— Voilà ma gazelle qui s’enfuit à nouveau, murmura-t-il en contournant la table. Edie, dites-moi ce
qui ne va pas.
— Rien, prétendit-elle, luttant pour retrouver son calme alors que tous ses sens étaient en émoi.
— Vous tremblez.
— Vraiment ?
Elle se détourna, mortifiée, pour prendre sa serviette.
— Je ne voulais pas vous effrayer ni vous offenser.
— Vous n’avez fait ni l’un l’autre, assura-t-elle.
Sa panique ne lui venait pas de lui mais de ce qu’il lui faisait ressentir. C’était fou, terrifiant et
insensé. Jamais elle n’avait éprouvé une telle chose auparavant.
— Désolée de me comporter comme un lapin effrayé. C’est seulement que je ne suis pas… Je ne
suis pas habituée à être… touchée ou à avoir la main… euh… embrassée.
Et ce qu’il avait fait n’était pas précisément un baisemain.
— Je n’aime pas qu’on me touche.
— Je vous ai pourtant touchée hier, lui rappela-t-il doucement. Je vous ai embrassé la main, vous
vous souvenez ?
Comment aurait-elle pu oublier ? Ce baiser était toujours imprimé dans sa paume tel un tison ardent.
Sans le regarder, elle trempa un coin de sa serviette dans le rince-doigts et essuya les traces de jus de
pêche de son menton et de ses doigts, craignant qu’il ne lui soit pas aussi facile d’effacer le souvenir de
son toucher.
— Cela m’a surprise, voilà tout. Je ne m’attendais pas à…
— A quoi, Edie ? la pressa-t-il comme elle se taisait. Vous ne vous attendiez pas à être excitée par
ces caresses ?
Empourprée et gênée, elle fit passer le poids de son corps d’un pied sur l’autre, ses doigts crispés
sur l’étoffe.
— Non, avoua-t-elle. Mais, vous, je parie que vous le saviez.
— Il n’y a rien de mal à ressentir du désir, Edie.
Etait-ce donc cela qu’elle avait éprouvé ? Elle s’abstint de poser la question et reposa sa serviette.
— Je suis désolée, mais nous devrons finir la partie un autre jour. Je vais me coucher.
— Bien sûr, acquiesça Stuart, qui tendit la main vers sa canne. Je monte avec vous.
— Non, je vous en prie, ne vous dérangez pas.
— Cela ne me dérange nullement, affirma-t-il en se dirigeant vers la porte avec elle. Ce n’est pas
comme si nous logions dans des ailes opposées de la maison. Nos chambres sont contiguës. Et vous avez
raison, il se fait tard. Il vaut mieux aller au lit.
Ils s’arrêtèrent devant la porte close mais, au moment de l’ouvrir, Stuart, la main sur la poignée,
observa une pause.
— En parlant d’heure, je vous parie que le valet de service s’est endormi. On regarde ?
Lentement, il poussa le battant et jeta un coup d’œil par l’entrebâillement, puis adressa un
hochement de tête à Edie.
— C’est bien cela. Vraiment, duchesse, un tel laxisme au sein de la domesticité est tout à fait
choquant, chuchota-t-il en feignant la désapprobation. Wellesley serait dans tous ses états s’il savait.
Ce côté mutin de Stuart, c’était quelque chose qu’elle commençait à découvrir. Lorsqu’elle se
sentait embarrassée ou mal à l’aise, il se mettait souvent à plaisanter ou à la taquiner. C’était une
technique efficace, elle devait l’admettre, car elle sentit diminuer son appréhension.
— Alors ne le dites pas à Wellesley, souffla-t-elle. Ce pauvre garçon est sans doute exténué. Il est
plus de minuit.
— Cancaner auprès de Wellesley ? Jamais ! Il a déjà une bien trop haute opinion de lui-même. Mais
nous ne pouvons pas non plus nous contenter de passer devant ce garçon sur la pointe des pieds et laisser
les servantes le trouver ainsi demain matin.
Il ferma la porte sur ces mots et la rouvrit en prenant soin de faire beaucoup de bruit.
Le valet bondit instantanément de sa chaise et cligna des yeux d’un air endormi tout en s’efforçant de
ne pas le montrer.
— Vos grâces…
Edie serra les lèvres pour ne pas sourire, craignant de plonger le garçon dans l’embarras. Aussi
franchit-elle le seuil sans lui jeter un regard.
— Nous allons nous coucher, Jimmy, dit Stuart en suivant sa femme vers l’escalier. Eteignez les
lumières ici, voulez-vous ?
— Oui, votre grâce.
— Vous commencez à connaître le nom des domestiques, à ce que je vois, commenta Edie tandis
qu’ils gravissaient les marches. Je suppose que même les valets de pied et les servantes des cuisines sont
de votre côté à présent.
— Sally, la fille de cuisine, m’a suggéré de rendre visite à Mme Gillicuddy.
— La sorcière du village ? Pourquoi donc ?
— Un philtre d’amour, bien sûr. Pour vous attendrir le cœur à mon égard.
— Charmant, grogna-t-elle. Ils doivent tous penser que vous êtes le pauvre mari rejeté et que je suis
l’impardonnable épouse ?
— Non. Je crois qu’ils pensent que j’ai du mal à vous conquérir parce que je suis resté trop
longtemps absent.
Edie se dit qu’il enjolivait sans doute un peu, mais elle laissa tomber le sujet comme ils
s’engageaient dans le corridor menant à leurs chambres. Parvenue devant sa porte, elle se tourna pour lui
souhaiter bonne nuit, mais Stuart prit la parole avant elle.
— Alors, quels projets excitants avez-vous conçus pour demain ?
— Je me réjouis que vous en parliez. J’aimerais emmener Joanna pique-niquer au Wash. Elle aime
peindre là-bas et n’en aura sans doute plus l’occasion avant…
Elle s’interrompit, essayant d’ignorer le petit élancement de tristesse qui lui pinça soudain le cœur.
— Avant notre départ, acheva-t-elle.
— Edie, même si vous devez partir — ce que je n’accepte pas un seul instant du reste —, Joanna et
vous serez toujours les bienvenues ici. Joanna peut encore aller à Willowbank. C’est une excellente
école. Vous pourriez…
Il s’arrêta et prit une profonde inspiration.
— Vous pourriez vivre à Londres et l’amener ici pour les vacances.
Elle sentit le pincement s’intensifier.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Stuart. Ce serait dur pour elle, et douloureux pour
moi.
— Vraiment ? Alors pourquoi partir ?
— Cette soirée est assez parlante sur ce point, non ?
— Non. Tout ce qu’elle prouve, c’est que vous êtes une femme vibrante, capable de passions
profondes en dépit de ce qui vous est arrivé. Vous êtes aussi ma femme, vous le serez toujours, et même
une séparation légale ne défera pas cela. Quoi qu’il advienne entre nous, vous serez libre de venir à
Highclyffe et d’en repartir quand il vous plaira. C’est votre foyer. Et autant que cela me concerne, ce sera
toujours le vôtre.
Elle ne lui dit pas à quel point il lui serait difficile de revenir dans ce lieu qu’elle aimait quand elle
n’en ferait plus partie.
— Aller au Wash prend toute une journée, fit-elle en hâte, impatiente de changer de sujet. Aussi ne
pourrons-nous faire notre promenade habituelle alentour, je le crains. Mais nous pourrons tout de même
faire vos exercices après le dîner. Cela vous convient-il ?
— Cela dépend. Suis-je invité au pique-nique ?
— Bien sûr. Je pensais que mes deux heures en feraient partie.
— Oui, mais ces deux heures sont obligatoires. Ce que je veux savoir, c’est si vous désirez que je
vienne. Cela vous ferait-il plaisir ?
Elle haussa les épaules d’un geste qui se voulait désinvolte.
— Ce pourrait être agréable. Joanna vous aime bien. Et vous avez très bon goût en ce qui concerne
les provisions de pique-nique.
— Alors j’accepte votre invitation. Puisque vous faites autant confiance à mes talents en matière de
pique-nique, j’élaborerai le menu avec Mme Bigelow.
Il lui sourit et leva la main gauche comme pour la toucher, puis la laissa retomber.
Edie prit une profonde inspiration.
— Très bien. A demain alors. Nous partirons à neuf heures.
— Non, ne disparaissez pas. Restez encore un petit moment.
Et comme elle hésitait :
— Je garde mes mains dans mon dos, promis.
Posant sa canne, il croisa effectivement les mains derrière lui, ce qui ne fit que rapprocher son torse
d’Edie.
— Puisque nous avons parlé ce soir de ce que nous aimions, il y a encore une chose que
j’apprécierais avant que nous ne nous séparions.
Edie ne put empêcher la puissante embardée de son cœur dans sa poitrine. Elle serra la poignée à
s’en faire mal aux doigts, mais n’ouvrit pas la porte.
— Et de quoi s’agit-il ?
— J’aimerais vous embrasser pour vous souhaiter bonne nuit.
Son pouls s’accéléra de nouveau, encore plus douloureusement cette fois, la visualisation de cet
acte ajoutant à sa crainte et à tout ce qu’elle avait éprouvé ce jour-là.
— Nous n’avons pas fini notre partie d’échecs. Vous ne pouvez pas réclamer de baiser pour cela.
Il eut un rire léger.
— Peut-être pas. Mais j’aimerais quand même vous embrasser.
Il observa une pause avant d’ajouter doucement :
— C’est d’accord ?
— N…
Le refus avait jailli de façon machinale, mais elle s’arrêta au beau milieu, se reprit sans réfléchir et
rectifia sa réponse.
— Je ne sais pas.
— Voulez-vous que nous le découvrions ?
Il inclina la tête vers elle avec une infinie lenteur, lui laissant ainsi tout le temps de se détourner ou
de refuser.
Elle ne bougea pas, elle ne dit pas non mais chuchota simplement :
— Si c’est vous qui m’embrassez, cela ne compte pas.
— Je sais, fit-il.
Et il pressa ses lèvres sur les siennes.
Edie se figea à ce contact. Adossée à la porte, elle sentit le nœud de la peur se resserrer, brûlant,
dans sa poitrine. Les yeux écarquillés, elle le regardait de tout près, fascinée par l’éventail épais de ses
cils bruns abaissés sur sa peau bronzée. Puis l’odeur de sa savonnette au santal lui parvint.
Stuart, songea-t-elle, et le nœud douloureux se relâcha un peu. Lâchant la poignée de la porte, Edie
laissa retomber sa main, et la panique reflua en elle pour laisser place à d’autres sensations.
C’était un baiser étrangement léger. Pas de violence ni d’exigence, juste une chaude caresse contre
ses lèvres.
Elle ferma les yeux, et ses autres sens prirent aussitôt le relais. Seules leurs bouches se touchaient,
mais elle pouvait sentir la chaleur du corps de Stuart, presque comme s’il était pressé contre le sien. Sous
le santal, elle détecta d’autres parfums — des effluves plus charnels, plus profonds, qui n’appartenaient
qu’à lui. Elle entendit le froissement de sa robe de soie tandis qu’elle bougeait contre la porte et le
martèlement de son propre cœur.
La langue de Stuart toucha la ligne fermée de ses lèvres.
Aussitôt, Edie leva les mains entre eux dans un réflexe instinctif, appuyant les paumes sur son torse
pour le repousser.
Il s’arrêta net et s’écarta un peu.
Le satin épais de son gilet lui semblait doux sous ses mains. Elle percevait dessous la respiration
qui gonflait et abaissait sa poitrine, et la force de ses muscles durs.
— Je voudrais vous embrasser encore, Edie, chuchota-t-il en effleurant ses lèvres des siennes.
Aimeriez-vous cela ?
Elle était indécise, prise entre des forces aussi puissantes l’une que l’autre, et demeura là, hésitante,
pendant ce qui lui sembla une éternité.
Stuart attendait, immobile, son souffle chaud lui caressant le visage.
Elle ne savait pas si elle aimerait cela, elle savait seulement qu’elle ne voulait pas en avoir peur.
Elle acquiesça d’un bref mouvement de tête.
Il sourit contre sa bouche, pencha la tête et se remit à l’embrasser.
Elle sentit le plaisir se propager dans tous ses membres, telle une onde de chaleur. La langue de
Stuart toucha de nouveau ses lèvres, et elle comprit soudain ce qu’il voulait. Elle lui ouvrit sa bouche. Il
avait une riche saveur de pêche et de porto, et lorsque sa langue trouva la sienne, elle entendit un
gémissement monter de sa propre gorge, un gémissement qui n’avait rien d’une protestation et ne
ressemblait à aucun son qu’elle ait jamais produit.
Stuart remua en réponse et se rapprocha l’espace d’un instant. Mais il recula dès qu’il la sentit se
raidir, saisissant sa lèvre inférieure entre les siennes. Doucement, il se mit à la sucer tel un morceau de
sucre candi, éveillant en elle le souvenir de ce qu’elle avait éprouvé lorsqu’il lui avait léché le bout des
doigts et faisant naître des sensations dans tout son corps — le long de ses jambes, de son dos, à la
surface de son ventre.
Emportée par ses sens, elle gémit de nouveau et se cambra vers lui. Mais elle frôla alors de ses
hanches la protubérance dure de son érection, et dans un brusque sursaut reprit conscience de la réalité.
Elle lui arracha sa bouche en secouant violemment la tête puis le repoussa et se plaqua contre la porte.
— Arrêtez, haleta-t-elle. Oh ! arrêtez !
Il s’écarta sur-le-champ et se redressa, le souffle court, brûlant. Mais elle aussi respirait trop vite.
Le son de leurs respirations mêlées résonnait dans le corridor silencieux. Les yeux de Stuart semblaient
embrumés dans la pénombre et, lorsqu’ils plongèrent dans les siens, elle lut son désir dans leurs
profondeurs grises.
Les sens en émoi, elle soutint son regard. Ses lèvres picotaient. La tête lui tournait, et elle se sentait
terrifiée, heureuse et misérable à la fois, incapable de reprendre son souffle.
— Bonne nuit, Edie.
Il se pencha vers elle pour déposer un baiser sur son front et tourna les talons. Puis, saisissant sa
canne, il remonta le couloir pour regagner ses appartements.
Elle ne se retourna pas pour le voir partir. Les doigts pressés sur sa bouche et les yeux clos, elle
écoutait le bruit de ses pas et de sa canne tandis qu’il s’éloignait. Elle entendit sa porte s’ouvrir, mais le
temps qu’elle tourne enfin la tête il avait déjà disparu.
La porte se referma derrière lui avec un léger cliquetis.
Edie resta là un instant avant de gagner sa chambre, la main sur les lèvres, se demandant si tous les
baisers étaient censés déclencher ce genre de sensations.
Chapitre 16

Si on avait demandé à Stuart de donner le nom de toutes les filles qu’il avait embrassées dans sa
vie, il aurait pu offrir un compte approximatif, mais il y en avait tellement que l’exactitude d’une telle
liste aurait été sujette à caution. Si on l’avait prié de fournir des détails sur n’importe lequel de ces
baisers, il les aurait tous décrits de la même façon : un charmant prélude à des choses encore meilleures.
Or embrasser Edie, c’était quelque chose dont il se souviendrait tout le reste de sa vie, il le savait.
Le premier frôlement de ses lèvres, si chaste en apparence, avait fait jaillir en lui une excitation
immédiate. C’était un baiser affreusement frustrant — les mains dans le dos ! — et pourtant si érotique
qu’il lui avait donné le vertige. Il en vint à craindre que, sans l’accompagnement des baisers d’Edie et de
sa douce saveur, les pêches et le porto n’aient plus jamais le même goût.
Il savait qu’il n’avait pas embrassé une vierge au sens propre du terme, mais c’était son propre
baiser qui avait éveillé la sensualité d’Edie pour la première fois, il le savait aussi. Elle qui n’avait
expérimenté jusqu’ici que le côté sordide de l’amour en venait maintenant à découvrir son côté
merveilleux, et cela grâce à lui. Tel avait été son objectif depuis le début, et c’était devenu une obsession
depuis le moment où il avait appris quelle violence on avait exercée sur elle. Mais, à présent que ce but
était atteint, il se sentait presque intimidé, comme la première fois qu’il avait contemplé un coucher de
soleil en Afrique ou vu courir une gazelle à travers la plaine.
Couché dans son lit, les yeux au plafond, il se remémorait à chaque respiration l’odeur de la peau
d’Edie et de ses cheveux. Chaque fois qu’il s’humectait les lèvres, il retrouvait la saveur des pêches et du
porto. Quand il fermait les paupières, il revoyait son visage, ses lèvres légèrement gonflées par ses
baisers et ses yeux écarquillés de surprise. Chacune de ces images s’emparait de son esprit pour ne plus
le lâcher. Et soudain il sut. C’était cela que le destin avait tenté de lui dire cinq ans plus tôt.
Il ne s’était attendu à rien de tel. Il était rentré en Angleterre en pensant simplement construire une
vie avec la femme qu’il avait épousée, et durant le voyage de retour il avait nourri l’espoir que ce serait
une union heureuse, avec de tendres intermèdes d’amour physique et la naissance des enfants qui en
découleraient probablement. Mais il n’avait pas laissé ses attentes aller plus loin. Oh ! il était follement
attiré par elle depuis le début, il n’avait aucun doute à ce sujet, or il n’avait pas laissé cette attirance
s’approfondir et était resté au loin pendant une demi-décennie sans savoir vraiment ce qu’il avait manqué.
Désormais, il savait, et c’était si bouleversant qu’il n’en ferma pas l’œil de la nuit.
Au matin, chaque détail exquis de ce baiser s’était imprimé dans sa mémoire, son corps brûlait
douloureusement de désir insatisfait, et il commençait à craindre que son cœur aussi ne soit en danger.
Il ne savait pas vraiment si les jours suivants allaient le conduire aux portes du paradis ou de
l’enfer, mais il avait l’impression qu’il pourrait bien connaître les deux, au bout du compte.
* * *

Ils allèrent au Wash ce jour-là, ainsi qu’Edie l’avait projeté, et Stuart se réjouit que Joanna et
Mme Simmons les accompagnent, car il avait sacrément besoin de leur présence pour calmer ses ardeurs.
Une belle ironie ! A son retour d’Afrique, Edie et lui avaient tous deux présumé que Joanna ferait
rempart entre eux. Mais Stuart savait bien qu’un seul baiser ne suffirait pas à faire tomber Edie dans ses
bras. Et même si elle devait vraiment se jeter à son cou dans les six prochains jours, son désir pour elle
risquait de demeurer insatisfait bien plus longtemps que cela. Il savait donc qu’il allait avoir besoin de
tout son sang-froid. Rien de tel que la présence d’une fille de quinze ans et de sa gouvernante pour
rappeler un homme à l’ordre !
Ils disposèrent des couvertures et un parasol sur une agréable étendue d’herbe le long de la falaise
qui surplombait la côte, et Stuart en fut ravi également : se trouver ainsi au grand air n’offrait pas assez
d’intimité pour voler des baisers. Bien qu’on ne pût les voir de la plage en contrebas, les monticules
herbus autour d’eux ne les protégeaient aucunement des regards de quiconque descendrait vers la plage
depuis les champs ou le village. C’étaient là des terres appartenant aux Margrave, mais les locaux étaient
autorisés à y venir pêcher, se baigner ou faire du bateau à leur gré, et si Stuart se moquait bien que les
gens le voient embrasser sa femme, il se doutait bien qu’Edie ne se détendrait jamais assez pour lui
donner l’occasion d’essayer.
Pourtant, s’il avait cru pouvoir passer toute une journée avec elle sans mettre sa résolution à
l’épreuve, il s’était trompé. A peine avaient-ils fini de déjeuner que Joanna, qui avait passé le plus clair
de la matinée à peindre, voulut utiliser son après-midi autrement.
— J’aimerais descendre sur le rivage chercher des coquillages. On peut y aller ?
— Pouvons-nous y aller ? corrigèrent à l’unisson Edie et Mme Simmons, ce qui arracha à la jeune
fille un soupir résigné.
— D’accord. Pouvons-nous y aller ?
Comme Edie acquiesçait d’un hochement de tête, Joanna se leva d’un bond et se tourna vers Stuart.
— Vous venez aussi, n’est-ce pas ?
Mais il secoua la tête.
— Je crains que non, mon chou. Marcher sur le sable risque d’être un peu trop difficile pour moi.
— Oh ! désolée ! fit-elle avec un sourire d’excuse. J’avais oublié. Alors si vous ne pouvez pas
venir, il faut absolument qu’Edie reste pour vous tenir compagnie.
Stuart faillit sourire devant le clin d’œil de conspiratrice qu’elle lui adressa, or il n’était pas sûr
d’apprécier ce coup de pouce d’entremetteuse. Après tout, il s’efforçait de résister à la tentation. Mais
Edie allait sûrement suivre sa sœur et il n’y avait sans doute pas lieu de s’inquiéter.
Sa femme, pourtant, le surprit.
— Vous avez raison, Joanna, je vais rester ici avec Stuart. Madame Simmons, voulez-vous
accompagner ma sœur ? Et prenez Snuffles avec vous, ajouta-t-elle.
— Bien sûr, accepta la gouvernante.
Stuart posa son verre de vin sur le plateau à côté de lui et tendit la main à Mme Simmons pour
l’aider à se lever. Il attendit ensuite qu’élève et gouvernante aient descendu la pente avec le chien et
disparu derrière l’un des tertres sablonneux qui bordaient la côte pour s’allonger de nouveau sur la
couverture, en face de sa femme.
Appuyé sur les avant-bras, il promena ostensiblement un regard alentour.
— Eh bien, nous voilà seuls.
* * *

Edie prit une gorgée de vin, puis jeta un coup d’œil, par-dessous le bord de son chapeau de paille,
vers Edward qui se tenait un peu plus loin, ganté de blanc, puis vers Roberts qui se prélassait près du
landau.
— Mais non, nous ne sommes pas seuls, objecta-t-elle.
Ce fut alors que Stuart donna la preuve de son absence totale de volonté dès lors qu’il s’agissait
d’Edie.
— Edward ? appela-t-il, sans quitter la jeune femme des yeux.
Le valet de pied s’avança aussitôt.
— Votre grâce ?
— Pourquoi Roberts et vous n’iriez-vous pas faire une petite promenade ? suggéra-t-il.
Il ne put se retenir de sourire en voyant un soupçon de rose monter aux joues d’Edie.
— Prenez une heure — non, deux — et profitez donc un peu de la campagne. C’est une belle
journée, et vous n’avez pas souvent l’occasion de disposer de votre après-midi.
— Oui, votre grâce. Merci, votre grâce.
Edie s’agita, l’air un peu mal à l’aise, tandis que le valet de pied et le cocher descendaient vers la
plage, bientôt hors de vue.
— Vous n’aviez pas besoin de les renvoyer. En restant avec vous, je n’avais aucune intention
particulière. Je pensais simplement que nous pourrions bavarder un peu, c’est tout.
— Eh bien, disons que je suis un gars plutôt optimiste.
Il se rapprocha de quelques centimètres, sa jambe gauche frôlant celle d’Edie. Ce mouvement releva
la robe vert pâle de la jeune femme et, bien que cela ne révélât rien d’autre au regard de Stuart qu’un bout
de chaussure en plus, il imagina ses jolies chevilles minces sous le cuir beige des souliers.
— J’espère davantage qu’une conversation, avoua-t-il.
Elle baissa les yeux vers son verre.
— Vous présumez beaucoup.
— J’ai dit que j’espérais davantage, Edie, corrigea-t-il avec douceur. Mais je ne présume pas que je
l’obtiendrai.
— Pourtant, vous êtes très sûr de vous dès lors qu’il est question de femmes.
Stuart ne put s’empêcher de rire.
Elle cligna des paupières, visiblement décontenancée.
— Qu’y a-t-il de si amusant ?
— Je ne suis jamais sûr de moi avec vous, avoua-t-il. Oh ! je fais semblant, oui. Un homme a son
amour-propre, après tout. Mais, avec vous, je n’ai jamais été sûr de moi, pas après la façon dont vous
m’avez réduit à néant à Hanford House en me déclarant que vous ne me trouviez pas le moins du monde
attirant. Voilà, ajouta-t-il d’un air morose en tendant la main vers son verre. Vous sentez-vous mieux après
cet aveu ?
— Non, pas vraiment. Car même si je vous croyais, ce qui n’est pas le cas, vous auriez toujours une
avance considérable sur moi. Moi, je n’ai aucune expérience des hommes. Ou du moins, ajouta-t-elle
avec une grimace, pas de bonne expérience.
Stuart déglutit nerveusement à ce rappel, mais elle reprit avant qu’il n’ait eu le temps de répliquer.
— Je n’avais pas l’intention de soulever ce sujet.
Et soupirant :
— Ce que je veux dire, c’est que je ne me sens jamais sur un pied d’égalité avec vous.
— Parce que nous ne le sommes pas.
Il s’assit et reposa son verre, puis écarta les bras.
— Je suis complètement à votre merci.
— Eh bien, voilà précisément ce que j’entendais par là. Vous trouvez toujours des choses si
charmeuses à dire !
— Je ne les dis que lorsqu’elles sont vraies, Edie.
Elle détourna les yeux.
— C’est absurde. Je ne vois pas en quoi vous seriez à ma merci.
Il aurait été heureux de le lui expliquer en détail, mais elle reprit la parole avant qu’il n’en ait eu le
temps.
— Stuart, puis-je vous poser une question ?
La soudaine intensité de sa voix le surprit.
— Bien sûr, affirma-t-il.
Qu’allait-elle bien pouvoir lui demander ? Avec Edie, tout était possible.
— Avez-vous…
Elle s’interrompit et avala une gorgée de vin.
— Avez-vous eu beaucoup de femmes pendant votre séjour en Afrique ?
Ce petit zeste de jalousie qui se manifestait pour la seconde fois fit sourire Stuart. Ainsi qu’il le lui
avait dit la veille, si elle était jalouse, c’était qu’elle n’était pas indifférente, et cela changeait tout.
Elle perçut aussitôt la raison de ce sourire, et détourna de nouveau les yeux en secouant la tête.
— Aucune importance, fit-elle. Cela ne me regarde pas.
— Mais si, cela vous regarde. Vous êtes mon épouse.
— Oui, mais nous avions un accord à propos des autres femmes.
Elle prit une autre gorgée de vin, puis reposa son verre et se mit à brosser sa jupe pour en ôter les
grains de sable.
— Aussi n’ai-je pas vraiment le droit de vous interroger à ce sujet.
Il observa un instant le visage penché de la jeune femme, et son amusement disparut lorsqu’il
réfléchit à sa question et à ce qu’il allait devoir lui apprendre.
— Vous avez le droit de me demander tout ce que vous voulez, quand vous voulez, sur quelque sujet
que ce soit, et je vous répondrai toujours. Vous n’aimerez peut-être pas la réponse, mais elle exprimera
toujours la vérité. Si vous désirez vraiment que je réponde à cette question, je le ferai.
Il attendit et, après quelques instants, la curiosité poussa Edie à relever les yeux vers lui.
— En avez-vous eu ? chuchota-t-elle.
— Non, Edie, je n’ai pas eu de femmes en Afrique. Ce qui ne veut pas dire que je sois resté chaste,
ajouta-t-il aussitôt, pour être bien clair. J’ai connu des femmes, oui, mais pas en Afrique. Tout simplement
parce que…
Il se tut, se sentant soudain terriblement maladroit. Mais il lui avait promis la vérité.
— La syphilis est monnaie courante, là-bas. Je ne voulais pas l’attraper.
La jeune femme rougit.
— Oh…
— Il m’était généralement plus facile d’éviter toute compagnie féminine. Mais quand les choses
devenaient pressantes, j’allais à Paris.
— Ainsi, vous aviez une maîtresse à Paris ?
Elle esquissa un petit haussement d’épaules, comme si cela n’avait pas d’importance, alors qu’il
savait fort bien le contraire.
— Non, Edie. Ni amoureuse, ni maîtresse, rien de ce genre. Seulement des courtisanes, et aucune
d’entre elles ne signifiait quoi que ce soit pour moi. C’était seulement un besoin basique à satisfaire, un
soulagement purement physique.
Il s’arrêta, grimaçant. Cette conversation devenait plus épineuse d’instant en instant.
Edie se mordit la lèvre et demeura silencieuse quelques secondes. Il n’avait pas la moindre idée de
ce qu’elle pensait.
— C’était un bien long trajet pour rendre visite à une courtisane, commenta-t-elle enfin.
Il prit une profonde inspiration.
— Quand un homme recherche ce genre de chose, Paris est le meilleur endroit où aller. Il est plus
facile d’y trouver des condoms et des femmes qui…
Il s’arrêta de nouveau, et cette fois ce fut son tour de détourner les yeux.
— Oh ! zut, marmonna-t-il en se frottant le visage et s’efforçant de rire. Ce n’est pas le genre de
discussion qu’un homme doit souvent avoir avec sa femme.
— Je crois bien que non.
Mieux valait faire dévier la conversation sur des plaisirs parisiens plus faciles à évoquer, décida-t-
il.
— Mais il n’y avait pas que les femmes, à Paris. J’avais aussi des amis là-bas. Trubridge y vivait
alors. Il partageait une maison avec Jack Featherstone. Tous deux étaient de grands amis à moi depuis
l’époque d’Eaton. Nous faisions la fête, jouions, buvions. Et, oui, nous courions aussi les jupons.
Il observa une pause avant d’ajouter :
— Vous ne le croirez peut-être pas, mais chaque fois que je me trouvais à Paris, je songeais à venir
jusqu’ici. Mais je n’en voyais pas l’utilité. Pas dans les circonstances d’alors.
— Non, approuva-t-elle. Il n’y aurait eu aucune raison. Et merci de vous être montré franc avec moi
au sujet des autres femmes. Je suis bien consciente que c’est un sujet difficile.
Stuart se sentit obligé de détendre l’atmosphère.
— Et maintenant, bien entendu, vous allez me demander ce que c’est qu’un condom, et je vais me
retrouver dans mes petits souliers !
Elle balaya la supposition d’un revers de main.
— Grand Dieu, non. Je sais déjà ce que c’est.
— Ah bon ?
Il en resta stupéfait.
— Bon sang, Edie, vous ne saviez même pas ce qu’était une lesbienne jusqu’à ce que je vous
l’apprenne. Comment diable sauriez-vous ce qu’est un condom ?
— Je suis une femme mariée, Stuart. Et les femmes mariées bavardent entre elles.
— Je vois.
— Mes amies m’en ont parlé depuis une éternité. Une ou deux ont même suggéré que je pourrais en
avoir besoin et ont offert de m’en procurer. Etant donné que vous étiez loin, et tout cela, elles devaient
penser que j’avais peut-être envie de compagnie masculine.
— Vraiment ? fit Stuart, qui commençait à se hérisser. Et qui sont ces amies ? Je ne suis pas certain
que vous devriez les fréquenter, Edie, vraiment. Et avaient-elles des hommes précis en vue pour vous
tenir compagnie ?
Il percevait la note d’irritation dans sa propre voix.
Edie l’entendit aussi et en fit immédiatement la remarque.
— A présent, c’est vous qui êtes jaloux.
— Pas le moins du monde, nia-t-il aussitôt.
— Oh ! si !
Elle rit, légèrement surprise.
— Vous l’êtes bel et bien.
— Oh ! très bien. Un peu. Eh bien, ajouta-t-il comme elle s’esclaffait encore, vous voilà satisfaite ?
Vengée ? Vous avez l’impression que nous sommes davantage à égalité ?
— Oui, avoua-t-elle avec ce sourire radieux qu’il aimait tant. J’en ai l’impression.
— Bon. Maintenant que j’ai répondu à vos questions, il y a quelque chose que je voudrais savoir.
Il se rapprocha d’elle sur la couverture, et Edie perdit son sourire. Mais cela en valait la peine,
jugea-t-il, lorsqu’il fut assez près pour que son genou lui frôlât la hanche. Son corps se mit à brûler de
désir.
— Je voudrais savoir si vos amies vous ont parlé des choses vraiment importantes. Par exemple,
combien l’amour peut-être délectable quand il est fait convenablement.
Edie s’empourpra de nouveau. Elle baissa les yeux, apparemment trop timide encore à ce sujet pour
soutenir son regard. Contre toute attente, pourtant, elle répondit à sa question.
— A la façon dont elles en parlaient, je pense qu’elles trouvaient cela agréable.
— Agréable ? répéta-t-il d’un ton incrédule. C’est tout ce qu’elles ont dit ?
— La plupart d’entre elles semblaient trouver que c’était une chose très plaisante.
— Un peu comme une bouillotte, en fait, marmonna-t-il.
Elle ne sembla pas remarquer la note de sarcasme dans sa voix.
— Certaines disaient que c’étaient de sacrés moments de plaisir. Je ne voyais pas comment il
pouvait y avoir du plaisir là-dedans, mais je n’en ai jamais rien dit.
— Et maintenant ? Depuis hier soir, pensez-vous que vous pourriez commencer à comprendre leur
point de vue ?
— Hier soir ? répéta-t-elle dans un murmure.
Elle tentait clairement de faire celle qui ne comprenait pas, mais elle ne le regardait toujours pas et
semblait prendre un grand intérêt à chasser un brin d’herbe de sa jupe.
— Il s’est passé quelque chose hier soir ?
— Et vous prétendez que vous ne flirtez pas ? Edie, vous êtes en train de flirter avec moi, là.
Il plia le genou, qu’il frotta avec intention contre sa jupe, savourant le désir qui s’éveillait en lui et
jouant avec le feu.
— Dites-moi encore ce que vos amies vous ont raconté sur l’amour, car je refuse de croire qu’elles
n’aient pas employé d’autres mots qu’« agréable » ou « plaisant ».
Il se pencha jusqu’à effleurer de son front le large bord de sa capeline.
— Vous ont-elles dit combien c’était divin d’être embrassée et caressée ?
Seule la moitié du visage d’Edie était visible et il ne pouvait donc lire dans ses yeux, mais il vit ses
lèvres s’entrouvrir avec un léger tremblement et c’était un encouragement suffisant. Il continua à la
taquiner tout en se torturant lui-même.
— Vous ont-elles dit que vous pouviez conduire un homme à l’extase ou au désespoir ? Que vous
pouviez le transformer en mendiant ou en roi ?
Et passant la tête sous son chapeau pour la regarder bien en face :
— Vous pouvez faire tout cela de moi, Edie, si vous le voulez. C’est pourquoi je suis à votre merci.
Il l’entendit retenir sa respiration. Sur son visage se lisait toute sa méfiance habituelle, mais aussi
quelque chose qu’il ne lui avait jamais vu auparavant. Peut-être commençait-elle à prendre conscience de
son propre pouvoir.
— Voilà, fit-il en basculant délicatement au-dessus d’elle, ses doigts enfoncés dans l’herbe au bord
de la couverture et son poignet lui effleurant la hanche. A partir de maintenant, vous pourrez faire de moi
ce que vous voudrez, je le crains.
Le désir qu’il avait tenté de tenir en lisière toute la journée prenait le dessus en lui à présent, dense
et brûlant, mais il ne se souciait plus de le réprimer. Il fallait qu’il l’embrasse à nouveau. Ici. Tout de
suite. Il s’inclina vers elle.
— Edie !
Ils tournèrent la tête en entendant Joanna, qu’ils virent surgir sur le tertre d’herbe et de sable le plus
proche.
Elle tenait dans les mains un énorme morceau de bois flotté tout noueux.
— Regardez ce que j’ai trouvé ! Est-ce que ce n’est pas magnifique ?
Stuart se rassit en gémissant.
— L’école, Edie, chuchota-t-il. Il faut envoyer cette fille à l’école !

* * *

Le soleil se couchait lorsqu’ils remballèrent les affaires du pique-nique et reprirent en voiture le


chemin de Highclyffe. Joanna parla pour trois pendant tout le trajet, et ce fut une bénédiction pour Edie,
qui n’était pas d’humeur à entretenir une conversation banale. Toutes sortes d’émotions tourbillonnaient
en elle, déroutantes et contradictoires.
D’abord la peur, bien sûr. Celle-ci ne la quittait jamais, et Edie avait appris à vivre avec depuis
longtemps. Mais d’autres sentiments se bousculaient encore et luttaient pour s’exprimer librement.
L’excitation et le désir, la langueur et l’espoir. L’angoisse et l’incertitude. La peur à côté semblait presque
confortable, telle une paire de chaussures longtemps portée ou un gant parfaitement ajusté — la peur, au
moins, lui était familière.
Elle sentait que Stuart l’observait, coulant de temps à autre de brefs regards vers son profil, mais
Dieu merci, il ne lui posa pas de questions sur son humeur songeuse. En fait, il ne lui parla pas du tout,
excepté pour lui demander poliment si elle était confortablement installée ou eût préféré être assise à
l’avant de la voiture plutôt que sur la banquette du fond. En dehors de cela, il bavarda surtout avec
Joanna, la taquinant au sujet de son énorme morceau de bois qui occupait presque tout le plancher de la
voiture, et la complimentant sans mesure sur les deux paysages de la côte qu’elle avait brossés à
l’aquarelle ce matin-là.
Il faisait presque nuit lorsqu’ils arrivèrent à la maison. On emmena Snuffles prendre un bain, et
chacun monta dans sa chambre afin de se changer pour le dîner. Mais, si Edie s’était imaginé que sa
chambre serait une sorte de havre, elle s’était trompée. Tandis que, debout devant la longue psyché, elle
regardait Reeves lacer son corset, les paroles prononcées par Stuart lui revinrent à l’esprit.
Vous pouvez transformer un homme en mendiant ou en roi.
Elle ne voyait pas comment. Elle étudia son reflet dans la glace, mais elle n’avait pas un visage à
ameuter les foules ou renverser des royaumes, elle le savait. Tout ce qu’elle pouvait en conclure, c’était
que Stuart la flattait pour l’amadouer, ou qu’il était aveugle. Car ce que lui renvoyait le miroir, c’était
l’image une femme quelconque, avec une tignasse blond-roux et bouclée, un menton têtu et une figure pâle
criblée de taches de rousseur.
Je les ai contemplées en me demandant si vous en aviez partout et combien de temps il me
faudrait pour les embrasser toutes.
Elle porta la main à sa clavicule, effleurant du bout des doigts les petits grains dorés.
Cela prendrait beaucoup de temps, Stuart, et des quantités de baisers.
A cette simple évocation… une chaleur se répandit dans tout son corps.
Son corps, c’était un tout autre problème.
Elle soupira, et le désir reflua en elle, balayé par la froide réalité. Dans la femme du miroir, elle
revoyait la jeune fille qui dominait tous ses cavaliers de sa haute taille, se faisait impitoyablement
taquiner à propos de ses taches de son et de ses dents en avant, et dont la poitrine était certainement l’une
des moins impressionnantes de New York.
… la courbe de votre hanche et vos longues jambes, si longues…
Peut-être avait-elle en effet d’assez jolies jambes, convint-elle, songeuse. Mais ce n’était guère
suffisant pour conduire un homme à l’extase ou au désespoir. Qu’est-ce que Stuart pouvait bien voir en
elle qu’elle ne voyait pas ?
Elle n’était pas sûre de souhaiter le savoir.
Elle s’était sensiblement posé la même question après Saratoga. Qu’y avait-il donc en elle qui avait
pu transformer ce gentleman de Frederick Van Hausen en animal ? Qu’est-ce qui l’avait poussé à la jeter
sur une vieille table en bois, à fendre ses culottes en deux, à se coucher sur elle si lourdement qu’elle ne
pouvait plus respirer, et à…
Elle reprit si brusquement sa respiration que Reeves s’arrêta de la lacer.
— Trop serré, votre grâce ?
Edie eut un sourire forcé.
— Peut-être un peu, mentit-elle.
— Désolée, votre grâce, s’excusa la femme de chambre. C’est seulement qu’une robe du soir doit
être un peu plus serrée.
Elle acheva son laçage au niveau des reins, noua les lacets, puis aida Edie à enfiler son cache-
corset et son jupon, avant de retirer du lit la robe d’après-midi en soie rose pâle qu’elle avait préparée un
peu plus tôt.
— Alors je vais chercher une robe du soir, déclara-t-elle. Si vous en êtes sûre ? ajouta-t-elle en
s’arrêtant, la robe rose sur le bras. Vous ne portez pas souvent de robe de soirée à la maison.
— Ce soir, je préfère.
Edie ne précisa pas ses raisons. La duchesse n’avait pas à expliquer quoi que ce soit, jamais. Sauf
peut-être au duc.
Reeves hocha la tête d’un air satisfait.
— Laquelle dois-je apporter ? Celle en soie bleu roi est si belle… Ou peut-être la vert Nil ? Ou la
violette ?
Edie secoua la tête.
— Non. Apportez-moi la brune.
— Oh ! non, votre grâce, non ! gémit Reeves. Pas la brune !
Edie se retourna, surprise.
Reeves, avec son inébranlable sens des convenances, n’avait jamais eu l’impertinence de la
contredire une seule fois.
— Reeves, qu’est-ce qui vous prend ?
La chambrière rougit aussitôt, le visage contrit.
— Je vous demande pardon, votre grâce. C’est seulement que la robe brune est…
Elle se tut, poussa un soupir et déglutit.
— Un peu austère. Une robe de matrone.
Edie hocha la tête. Une robe austère de femme d’un certain âge, c’était exactement ce qu’il lui fallait
pour se sentir plus en sécurité.
— Certains la qualifieraient même de peu flatteuse.
— Ne préféreriez-vous pas quelque chose de plus joli ? La bleu roi va si bien avec vos cheveux. Et
elle est un peu plus décolletée.
Edie fit la moue en se regardant.
— Comme si cela changeait quelque chose pour moi !
Reeves jeta un coup d’œil vers l’horloge.
— Nous pourrions ajouter un peu de garnissage. Nous avons tout le temps.
Edie s’adressa au reflet de sa chambrière dans le miroir :
— Et pourquoi voudriez-vous que nous fassions cela ? s’enquit-elle d’un ton soudain acerbe.
— Eh bien…
Reeves hésita.
— C’est seulement que le duc est à la maison désormais. Et je suis sûre qu’il apprécierait d’avoir
un spectacle séduisant en face de lui à table après être resté si longtemps dans la brousse. Et… et…
Observant le visage d’Edie dans la psyché, elle soupira et finit par abandonner.
— Très bien, je vais chercher la brune.
Reeves disparut dans le dressing, et Edie reporta son attention sur le miroir.
— Un garnissage, vraiment, marmonna-t-elle entre ses dents, tout en lissant son cache-corset sur ses
petits seins. Je n’ai pas porté de garnissage depuis l’âge de dix-huit ans !
La jeune fille d’avant Saratoga avait volontiers porté des rembourrages sous ses vêtements et divers
artifices pour embellir son buste. Elle avait aussi frotté du jus de cerise sur ses joues pâles et sa bouche,
et osé rêver qu’un certain gentilhomme de l’autre bout de Madison Avenue pourrait tomber amoureux
d’elle. Puis Saratoga était arrivé, tuant tous ses rêves juvéniles et ses idées romantiques, éteignant sa
passion avant même qu’elle n’ait eu la chance de la découvrir.
N’était-il pas trop tard à présent ?
Edie se mordit la lèvre, le regard fixé sur son reflet, mais c’était à Stuart qu’elle pensait, à ses yeux
la défiant de découvrir la félicité d’être embrassée et caressée.
Que voulait-elle ?
Une semaine plus tôt, il lui aurait été facile de répondre à cette question. Elle aurait dit qu’elle ne
voulait rien qu’elle n’eût déjà et que sa vie était parfaite. Elle ne s’était jamais aventurée à se demander
s’il lui manquait quelque chose.
Elle entendait encore la voix de Stuart affirmant qu’elle était une femme passionnée. Etait-ce vrai ?
Sans aucun doute, elle se sentait en ébullition depuis son retour. Si la passion, c’était de se trouver
dans un état constant d’incertitude, de se sentir torturée entre peur et excitation, alors Stuart avait raison.
Si c’était d’avoir l’esprit en déroute et d’être partagée entre l’exaltation et la pure terreur, alors oui, elle
était passionnée. Si Stuart pouvait créer un tel chaos en elle en moins d’une semaine, qu’en serait-il si
elle lui accordait toute une vie ?
Elle revit son visage, plus grave à présent que lorsqu’elle l’avait aperçu pour la première fois dans
la salle de bal, un peu plus âgé, un peu plus meurtri et soucieux, peut-être, mais encore si terriblement
séduisant, avec ses yeux gris aux reflets d’argent. Un homme qui, il l’avait reconnu lui-même, avait eu
beaucoup de femmes, savait en quoi les pêches pouvaient être érotiques et quels mots prononcer pour
affoler le cœur d’une fille sans beauté. Combien d’autres cœurs féminins avait-il fait battre comme le
sien ? Sans doute trop pour qu’on puisse les compter.
D’accord, ils étaient mariés, mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Un homme tel que Stuart
pouvait-il vraiment s’attacher à une femme comme elle ? Pouvait-il réellement la désirer, l’aimer, lui être
fidèle ?
Oh ! Seigneur ! songea-t-elle avec dégoût. Voilà qu’elle nourrissait plus d’espoirs romantiques
qu’une jeune fille de dix-huit ans.
Etait-ce donc cela qu’elle voulait ? Ressentir les choses comme autrefois ? Redevenir la fille
d’avant Saratoga ? Effacer ce qui s’était passé comme si cela n’avait jamais existé ? Etait-ce seulement
possible ?
Consternée, elle appuya ses mains sur ses joues empourprées. Où était passée la duchesse
débordante d’assurance qui dirigeait cinq maisonnées à elle seule, élevait sa jeune sœur, gérait une
douzaine d’œuvres charitables de grande envergure et offrait quelques-uns des goûters les plus
populaires de la saison londonienne ? Elle avait cru être devenue une femme indépendante et sûre d’elle,
mais elle comprenait à présent que tout ce qu’elle avait fait, c’était s’enfermer dans un cocon sécurisant
où rien ne pouvait venir remettre son assurance en cause, ébranler sa confiance en elle ou menacer son
indépendance.
Pas d’homme pour la restreindre, la rabaisser, la forcer. Certes.
Mais pas d’homme non plus pour l’embrasser avec une tendresse à lui en faire perdre la raison.
Edie pressa ses doigts sur ses lèvres. Elle n’avait pas besoin de décider encore si elle voulait ou
non passer sa vie avec lui. Du moment qu’elle ne l’embrassait pas, il lui restait cinq jours avant de
prendre sa décision. En attendant, peut-être que tout ce qu’elle avait à faire, c’était… jouir du plaisir
d’être une femme. Et laisser Stuart se charger des baisers.
Elle se retourna comme la chambrière sortait du dressing.
— J’ai changé d’avis. Apportez-moi la bleue.
Reeves — cette femme entre deux âges au visage impassible, modèle de la parfaite soubrette de
grande dame — sauta de joie et sourit comme une gamine.
— Puis-je aussi relever vos cheveux avec des pinces ? Cela ôtera les frisettes dues à l’humidité de
l’air marin.
— Oh ! entendu, répondit Edie comme la camériste disparaissait à nouveau dans le dressing. Mais
pas de rembourrage dans mon corsage, je vous prie !
Reportant son attention sur le miroir, elle chassa quelques boucles de son front.
— Inutile de pousser les choses aussi loin…
Chapitre 17

Lorsque Edie descendit, Stuart se trouvait seul dans le salon. Sirotant un verre de sherry, il
examinait les aquarelles que Joanna avait peintes ce matin-là et qui avaient été disposées sur une table
près du piano.
Il leva les yeux quand elle entra et la gratifia immédiatement d’un sourire lumineux.
— Comme vous êtes jolie dans cette robe !
Elle s’arrêta près de la porte et baissa la tête, soudain intimidée.
— C’est l’œuvre de Reeves, expliqua-t-elle, en jouant avec la jupe bleue chatoyante. Elle semble
penser qu’un duc qui revient de la brousse africaine mérite d’avoir une femme joliment vêtue en face de
lui à table.
Il éclata de rire.
— Je l’approuve chaudement. Nous devrions lui accorder une augmentation.
Frappée d’une pensée soudaine, Edie releva les yeux.
— Ce n’est pas vous qui l’y auriez incitée, par hasard ?
— Incitée à quoi ? A vous faire endosser une jolie robe avec un décolleté délicieusement
plongeant ?
Il sourit.
— Non, mais pardieu, je le regrette. Ou peut-être pas, ajouta-t-il en la regardant traverser la pièce
pour le rejoindre. Je crains que ce décolleté ne se révèle beaucoup trop distrayant pour moi.
— Si j’avais laissé faire Reeves, je pourrais peut-être vous croire, répondit-elle en s’arrêtant près
de lui. Elle m’a suggéré de l’étoffer avec un garnissage.
Il avala une gorgée de sherry avant de la dévisager.
— Pourquoi donc ?
— Pour vous séduire, bien sûr.
Il la regarda des pieds à la tête
— Vous n’avez pas besoin de garnissage pour cela, Edie.
— De toute façon, j’ai refusé.
Désignant la table d’un geste, elle détourna la conversation vers des sujets plus sûrs.
— Vous admirez les tableaux de Joanna, à ce que je vois.
— Si vous voulez me séduire, Edie, murmura-t-il, je peux vous suggérer des moyens bien plus
efficaces que le rembourrage de votre corsage.
Un fourmillement d’excitation la parcourut, remontant de ses jambes vers son dos et sa nuque.
C’était une sensation grisante. Elle frémit, non pas de peur mais avec cette étrange impression de
picotements au creux de l’estomac. Elle chercha désespérément quelque chose à dire.
— Je ne voudrais pas être aguicheuse et vous… vous faire marcher.
Il sourit.
— Cela, c’est mon problème, pas le vôtre.
Cette réponse la laissa dubitative.
— Il y a des hommes qui ne seraient pas d’accord.
Le sourire de Start s’évanouit.
— Alors ce sont de misérables chiens, pas des hommes.
Elle plongea dans ses yeux et y lut une infinie tendresse. Un brusque sanglot de bonheur lui gonfla la
poitrine, qu’elle réprima aussitôt. C’est absurde, se dit-elle farouchement. Avoir envie de pleurer en un
moment pareil !
— Oui, parvint-elle à articuler.
Stuart prit une longue inspiration et lui montra son verre.
— Je bois du sherry. En voulez-vous ?
Elle accueillit avec empressement le changement de sujet et l’idée d’une boisson, car elle avait fort
besoin des deux.
— Oui, merci.
Tandis qu’il la servait, Edie reporta son attention sur les peintures.
— Votre sœur a beaucoup de talent, déclara-t-il en lui apportant le sherry.
Edie prit le verre et tendit la main vers le mur.
— Vous avez vu sa représentation de votre papillon, je suppose ?
— Oui, bien sûr. Je crois qu’elle m’a montré toutes ses œuvres à présent. Je suis curieux de voir
comment elle va peindre ce morceau de bois flotté que nous avons traîné jusqu’à la maison aujourd’hui.
— Ce sera remarquable. Je parle en sœur très fière d’elle, bien entendu.
— Non. Vous parlez en critique d’art avertie.
Ils rirent tous deux, puis restèrent un temps à admirer les aquarelles.
— Willowbank est une excellente école pour les arts, Edie, reprit Stuart au bout d’un moment. C’est
sans doute pour cela que vous l’aviez choisie, non ? Elle devrait y aller.
Edie examina l’une des peintures, notant les contours exquis du sable et de l’herbe, et un morceau de
ciel oblique où se révélait la touche unique de Joanna.
— Elle ne veut pas y aller.
— Mais elle en a besoin, vous le savez aussi bien que moi. Vous étiez prête à l’y envoyer, et vous ne
l’avez pas fait à cause de moi.
Edie soupira.
— Non, vous n’étiez qu’un prétexte. La vérité, c’est que je n’ai pas voulu l’envoyer au loin. J’ai
beaucoup trop remis la chose à plus tard, je le sais, mais nous n’avons jamais été séparées, sauf pendant
ce mois après notre mariage, quand Papa l’a emmenée à Paris. Et je déteste l’idée de ne plus l’avoir sous
les yeux. Si quoi que ce soit lui arrivait…
— Elle sera constamment chaperonnée, Edie.
— Je sais, je sais. Et vous avez raison. Le jour où vous êtes rentré d’Afrique, j’avais enfin trouvé le
courage de l’envoyer là-bas, mais ensuite, lorsqu’elle a sauté du train pour rentrer à la maison, ç’a été un
tel soulagement de repousser la chose à nouveau et de pouvoir la garder un peu plus longtemps avec moi !
— Elle va vous manquer terriblement, c’est sûr. Mais les vacances scolaires sont faites pour cela.
Tandis qu’il parlait, Edie prit conscience que, si elle était tant réticente à l’idée d’envoyer Joanna
au loin, ce n’était pas seulement parce que sa sœur allait lui manquer ou qu’elle tenait à veiller sur elle.
C’était aussi la perspective de rester seule ici à Highclyffe qui lui avait rendu la décision si difficile.
L’absence de Joanna la renverrait à sa propre solitude. La solitude d’une femme indépendante qui gérait
des œuvres charitables et aménageait des jardins pour s’occuper mais savait que, à moins de recevoir
sans cesse des invités, elle devrait manger ses repas en solitaire dans la salle à manger ducale et pique-
niquer au Wash toute seule.
Tout était différent maintenant, bien sûr. Même sans tenir compte de ce qui s’était passé depuis cinq
jours, elle ne vivrait jamais seule à Highclyffe. Peut-être vivrait-elle seule ailleurs, mais pas ici.
— Je ne sais pas si je souhaite qu’elle aille à Willowbank. Je… moi-même je ne sais pas où je vais
vivre, et j’aimerais être près d’elle. Tant que les choses ne sont pas réglées entre nous, je ne pense pas
que je la confierai à une école en particulier.
Stuart resta muet quelques instants, puis hocha la tête et toussota.
— Oui, bien sûr. Néanmoins, Willowbank se trouve dans le Kent et il est facile d’y aller depuis…
depuis Londres. Et aussi depuis l’Europe, si… si vous choisissez de vous y établir.
Il parlait lentement et avec des pauses fréquentes, comme s’il avait du mal à articuler ses mots.
Et détournant les yeux :
— Bien sûr, si vous deviez retourner à New York, ce serait différent, poursuivit-il à voix basse.
C’est si loin…
Elle allait lui manquer, songea-t-elle. Bien entendu, il voulait avoir une véritable épouse et des
enfants, mais l’idée qu’il pût désirer sa compagnie et qu’elle lui manquerait si elle s’en allait la frappa
soudain. Cela ne lui était jamais venu à l’esprit.
— Je n’ai jamais eu l’intention de retourner à New York, laissa-t-elle échapper. C’était seulement
pour vous lancer sur une fausse piste, au cas où j’aurais décidé de m’enfuir.
— Quoi ?
Il la dévisagea, visiblement stupéfait.
— Un bluff tout à fait convaincant. Vous avez acheté les billets, si je me souviens bien.
Elle haussa les épaules.
— Un bluff doit être convaincant. Et je pouvais me le permettre.
— Vous êtes la femme la plus surprenante que je connaisse, Edie. Chaque fois que je crois vous
cerner, vous me déconcertez à nouveau.
— J’étais paniquée. Je ne connaissais pas vos intentions, ni si vous alliez me… me forcer, me
traîner à la maison, ou…
C’était elle à présent qui semblait avoir du mal à s’exprimer. Elle respira à fond.
— Mais je ne serais jamais retournée à New York. Jamais Je ne pourrais pas. Ce serait le… le
revoir, lui, revoir ce sourire narquois sur sa figure.
Elle se tut en voyant Stuart serrer les lèvres.
— Il paiera, Edie. Je vous le promets, il paiera.
Elle esquissa un sourire.
— Comme je vous l’ai dit, c’est très chevaleresque à vous de vouloir me venger, mais c’est sans
importance à présent. Le mal est fait, c’est fini.
— Vraiment ? Il y aurait peut-être…
Il s’interrompit brusquement et secoua la tête.
— Non, rien. Comment avons-nous dérivé vers cet affreux sujet de conversation ? Nous parlions de
Joanna et de son art.
Il prit une profonde inspiration.
— Ainsi que je vous le disais, Willowbank est très bien située, et c’est exactement l’école qu’il lui
faut pour ses talents. Si vous n’avez pas l’intention de retourner à New York, c’est le meilleur
établissement possible pour elle, du moins en Angleterre. Et, quoi qu’il arrive entre nous, il n’y a aucune
raison pour que vous ne restiez pas en Angleterre. Vous n’avez pas besoin de fuir en France ou en Italie
pour m’échapper.
— Je le sais à présent. Et je préférerais demeurer en Angleterre. C’est mon pays désormais. Quant à
Joanna…
Elle se tut et respira profondément.
— Vous avez raison, bien sûr. Je… Je vais le lui annoncer après le dîner.
Elle tournait déjà les talons quand Stuart l’arrêta.
— Attendez. Plutôt que de lui ordonner de partir, ne serait-il pas mieux qu’elle en ait envie ?
Il sourit.
— Ainsi, elle ne sautera pas du train à la dernière minute, ne refusera pas de vous écrire, ne fumera
pas de cigarettes et ne créera pas de problèmes juste pour se faire renvoyer.
Edie se mit à rire.
— C’est vrai, vous avez entendu notre conversation à ce sujet sur le quai de la gare. J’avais oublié.
— Vous êtes d’accord ?
— Bien sûr, mais elle est farouchement opposée à l’idée de partir. Comment arriver à la persuader ?
— Laissez-moi faire. Je vais commencer ma campagne pendant le dîner.

* * *

Si Edie avait eu des doutes sur la capacité de Stuart à faire changer Joanna d’avis au sujet de
l’école, à la fin du repas ils s’étaient envolés. Les femmes, elle aurait dû le savoir à présent, n’étaient que
cire molle entre ses mains.
Tout d’abord, il évoqua pour Mme Simmons le voyage qu’il avait effectué en Italie à l’âge de vingt
et un ans. Mme Simmons, grande amoureuse des arts, était aussi allée en Italie, et durant le repas, qui ne
comportait pas moins de six plats, tous deux discutèrent des exquises peintures de la chapelle Sixtine au
Vatican, des canaux pittoresques de Venise, du Ponte Vecchio et du palais Pitti à Florence, puis de la
beauté fabuleuse de la campagne toscane. Joanna écoutait avec une avide curiosité et leur posait de
nombreuses questions, mais comme Willowbank se trouvait dans le Kent et non en Italie, Edie ne fit aucun
rapprochement entre l’école et le voyage italien de Stuart.
Jusqu’au dessert.
— Oh ! j’adorerais aller en Italie ! s’écria Joanna en s’adossant à sa chaise avec un soupir rêveur.
Stuart se tourna vers elle, surpris.
— Vraiment ? Je ne l’aurais jamais pensé, Joanna.
Elle le dévisagea comme s’il était l’homme le plus désespérément obtus du monde.
— Vous plaisantez ? C’est un rêve, pour moi. Pensez aux paysages que je pourrais peindre là-bas !
Comment avez-vous jamais pu imaginer que je n’aimerais pas aller en Italie ?
Stuart plissa le front.
— Parce que vous ne voulez pas aller à Willowbank, bien entendu. C’est pourquoi j’ai supposé que
l’Italie ne vous intéressait pas non plus.
Joanna ne fut pas la seule à lui jeter un regard étonné. Mme Simmons semblait également perplexe et
Edie, bien qu’elle connût ses intentions, était tout aussi déconcertée.
— Qu’est-ce que Willowbank a à voir avec l’Italie ? s’enquit Joanna.
— C’est sans importance, puisque vous n’y allez pas, répondit Stuart.
Il s’interrompit pour savourer une gorgée de vin.
— Mme Calloway a l’intention d’emmener un groupe de ses plus talentueuses élèves de deuxième
année en Italie cet automne.
— Quoi ? fit Joanna, interloquée.
Elle n’était pas la seule.
— Je n’étais pas au courant, intervint Edie, qui tourna les yeux vers Mme Simmons. Et vous ?
— Moi non plus, assura la gouvernante. Il est vrai que Mme Calloway est une fervente admiratrice
des grands maîtres, et toutes les jeunes filles à Willowbank étudient leurs techniques, mais j’ignorais tout
de cette histoire d’Italie.
— Apparemment, cela faisait plusieurs années qu’elle rêvait de ce voyage, précisa Stuart. Mais elle
avait besoin d’un mécène. En apprenant que j’étais de retour, elle m’a écrit pour me demander si
j’accepterais de jouer ce rôle. Elle semble penser qu’un duc donnerait un certain cachet à l’affaire et,
comme Joanna était supposée aller dans son école, elle s’est dit que je pourrais m’intéresser au projet.
Bien entendu, je serais très heureux de financer leur voyage.
— Mais vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Joanna, dont la fourchette heurta bruyamment
l’assiette. Vous ne pouvez pas offrir un voyage en Italie à d’autres filles et pas à moi !
— Joanna ! la reprit Edie. Il est inutile de heurter l’argenterie et de vous montrer impertinente.
— Laissez, Edie, s’interposa Stuart. Je peux comprendre qu’elle soit bouleversée à l’idée que
d’autres filles fassent ce voyage à sa place.
Et se tournant vers Joanna :
— Je suis désolé, mon chou, mais je ne vois aucune raison d’ôter à d’autres jeunes filles
talentueuses la chance de peindre la campagne toscane et d’étudier les œuvres de Michel-Ange, sous
prétexte que vous ne voulez pas aller dans cette école.
Il avala une autre gorgée de vin puis porta à sa bouche une cuillerée de tarte aux myrtilles et à la
crème.
— Mais… mais… mais, bégaya Joanna.
Edie se sentit presque navrée pour elle : c’était la première fois depuis sa petite enfance que Joanna
semblait si près de fondre en larmes. Elle dégusta son dessert en observant sa sœur du coin de l’œil.
Quand elle la vit se mordre la lèvre, ainsi qu’elle le faisait chaque fois qu’elle devait prendre une
décision difficile, elle comprit que Joanna hésitait et ne fut pas étonnée de la voir enfin se tourner vers
elle.
— Edie, est-il trop tard pour que j’aille à Willowbank ?
Edie jeta un regard à Stuart, qui s’adossa à sa chaise et lui adressa un clin d’œil par-dessus son
verre.
— Non. Non, bien sûr, ce n’est pas trop tard.

* * *

Les lys étaient en fleurs. Edie le devina au parfum capiteux lui parvenant des portes-fenêtres
ouvertes, tandis qu’après le dîner ils empruntaient le couloir menant à la salle de musique. Elle regretta
presque que leur journée au Wash l’ait privée de sa quotidienne promenade du soir avec Stuart, car les
jardins sentaient délicieusement bon.
Stuart parut lire dans ses pensées.
— Superbe nuit, commenta-t-il. Idéale pour une promenade.
Elle lui adressa un sourire par-dessus l’épaule.
— Oui. Dommage que ce ne soit pas la pleine lune.
Mais, en pénétrant dans la salle de musique, Edie comprit qu’ils n’en auraient nul besoin. Par les
portes-fenêtres, elle aperçut des douzaines de lanternes à la flamme vacillante alignées sur la terrasse et
formant une ligne sinueuse dans les jardins en contrebas. Elle s’arrêta après avoir franchi le seuil et
poussa un cri de surprise.
— Stuart !
Il s’avança derrière elle.
— Qui a besoin de la lune ? murmura-t-il. Avant de partir ce matin, j’ai tout arrangé avec Wellesley.
Vous aimez ?
— Si j’aime ?
Elle rit, ravie, en lui lançant un nouveau coup d’œil.
— C’est magnifique !
Il ne sourit pas en retour, mais c’était inutile : elle savait qu’elle lui avait fait plaisir et le lut dans
ses yeux.
— Qu’est-ce qui est magnifique ? questionna Joanna qui les rejoignait. Et pourquoi bloquez-vous le
passage, tous les deux ?
Edie entra dans la pièce, laissant Mme Simmons et Joanna découvrir à leur tour l’œuvre de Stuart,
puis se dirigea vers la terrasse avec lui.
— Oooh… fit Joanna en les suivant dehors. C’est magique, vous ne trouvez pas ? Cela semble sortir
tout droit d’un conte de fées.
— Oh ! oui ! pouffa Edie.
Et regardant Stuart :
— Nous pouvons faire notre promenade en fin de compte.
Il désigna l’escalier de pierre.
— On y va, Edie ?
Et la douceur de sa voix, ainsi que l’expression de son regard lui coupèrent le souffle.
— Oui. Allons-y.
— Puis-je venir avec vous ? demanda Joanna.
— Non !
Les deux réponses avaient fusé en même temps, et Edie devina qu’ils avaient eu la même pensée en
refusant la requête de Joanna. Laissant la jeune fille les suivre des yeux d’un air penaud, ils s’engagèrent
dans l’allée éclairée par les lanternes.
— Nous avons oublié Snuffles, remarqua Stuart comme ils pénétraient dans la roseraie. Il doit être
encore quelque part en bas.
— Il peut bien manquer sa promenade pour une fois, le rassura Edie.
Et regardant autour d’elle :
— Joanna a raison. Les lanternes rendent tout vraiment magique.
— Pauvre fille ! fit Stuart en riant. Avez-vous vu sa figure quand nous lui avons dit qu’elle ne
pouvait pas venir avec nous ? Elle semblait si déconfite…
— Ce qui a précédé était pire, quand elle a appris qu’elle n’irait pas en Italie parce qu’elle n’était
pas élève à Willowbank. Vraiment, Stuart, Mme Calloway emmenant ses élèves en Italie ! ajouta-t-elle en
s’efforçant vainement de prendre un ton sévère. Et ne venez pas me dire qu’elle vous a écrit, car je n’en
crois pas un mot.
Il sourit en coin.
— Non, elle ne m’a pas écrit. Mais n’allez pas me trahir !
— Non, bien sûr. Mais que ferez-vous au sujet de l’Italie ?
— C’est évident, non ? Il faut qu’elles y aillent.
— Et tout cela pour persuader ma sœur d’aller à l’école ! Vous êtes si extravagant !
— Mais vous aimez ça, Edie. Admettez-le.
— Oui, je crois. Peut-être parce que je n’ai jamais rien fait d’extravagant moi-même !
Ils arrivèrent dans le jardin Secret, et Edie trouva une nouvelle raison de l’accuser d’extravagance :
des lanternes avaient été disposées tout autour de la fontaine, prêtant un éclat magique à la statue des trois
sœurs en marbre blanc et à l’eau qui jaillissait au-dessus d’elles.
— Vous voyez ? C’est précisément ce que je veux dire, ajouta-t-elle en riant. Vous avez dû
recommander à Wellesley de faire placer les lumières de façon à illuminer parfaitement la fontaine.
— En effet.
Il s’arrêta près de la vasque et, lorsque Edie s’immobilisa à son côté, il se tourna vers elle et tendit
la main vers un pli de sa jupe, dont il froissa la soie chatoyante entre ses doigts.
— J’aime cette robe. Ou plutôt, je vous aime vêtue ainsi.
— Vraiment ?
— Oui. Avez-vous mis du bleu parce que c’est ma couleur préférée ? Dites oui, la pria-t-il avec un
petit sourire en la voyant hésiter. Jetez-moi une miette !
Elle rit.
— Eh bien, oui, admit-elle.
Le sourire de Stuart disparut. Lâchant l’étoffe, il leva la main vers le décolleté profond de sa robe,
puis s’immobilisa, les doigts à un millimètre de sa peau dénudée, et la regarda dans les yeux.
— Je désire tellement vous toucher… Si je le fais, tout ira bien ?
Elle réfléchit un instant, puis hocha la tête.
— Oui.
Du bout de l’index, il effleura le côté de son cou.
Edie prit une brusque inspiration et souffla lentement tandis que le doigt glissait le long de sa gorge.
Elle s’efforça de rester parfaitement immobile, mais Stuart n’avait pas encore atteint sa clavicule que
déjà son cœur battait la chamade.
Le doigt vint se nicher là, dans le petit creux, et se mit à tracer des cercles, encore et encore.
— Je…
Elle se tut, oubliant tout à fait ce qu’elle avait eu l’intention de dire, car la douce caresse alanguie
répandait une onde chaude dans tout son corps et lui dérobait toute présence d’esprit. Elle sentit ses
genoux faiblir, et se réjouit de constater que le bras libre de Stuart lui encerclait la taille. Au moins, il la
maintenait debout.
— Je vais vous embrasser, murmura-t-il.
Il ne lui demanda pas si tout irait bien, il n’attendit pas de réponse, il se contenta d’agir en capturant
ses lèvres entre les siennes dans un voluptueux baiser. Tendre, certes, mais plus profond, plus entier cette
fois, avec quelque chose de nouveau — une urgence qui la prit par surprise.
Mais elle ne l’arrêta pas et, lorsqu’il resserra son bras autour d’elle pour l’attirer plus près, elle se
laissa aller sans résistance. Il la sentit s’abandonner, et elle comprit que cela l’excitait, car son corps
tressaillit contre le sien.
Elle leva la main pour lui enlacer la nuque, enfonçant les doigts dans ses cheveux. Sa langue, chaude
et consentante, rencontra celle de Stuart et, pendant un bref et lumineux moment, ce fut magnifique.
Stuart laissa échapper un son étouffé, et sans le moindre avertissement lui empoigna les bras pour
l’écarter de lui, puis laissa retomber ses mains.
Le souffle court, ils se regardèrent.
— Je ne vous ai pas demandé de cesser, haleta-t-elle, luttant pour reprendre le contrôle de ses sens.
Pourquoi faites-vous ça ?
— Pour mon propre salut, expliqua-t-il entre deux respirations entrecoupées.
Il se frotta le visage.
— Un instant de plus, et cela aurait été une torture pour moi d’arrêter.
Il se tut et la regarda dans les yeux.
— Mais, même alors, je l’aurais fait, Edie, je vous en donne ma parole.
Elle hocha la tête.
— Je vous crois, Stuart.
— Nous ferions mieux de rentrer, dit-il en se penchant pour ramasser sa canne.
Edie n’avait même pas remarqué à quel moment il l’avait laissée tomber sur le sol.
Aucun d’eux ne parla sur le chemin du retour.
Edie en était incapable, trop abasourdie, trop bouleversée par le baiser de Stuart et, sa propre
réaction pour engager une conversation. Sans doute ressentait-il la même chose, pensa-t-elle.
Elle savait aussi que Stuart était dans un état d’intense excitation, elle l’avait senti quand il avait
pressé son corps contre le sien. Ce n’était pas qu’elle en éprouvât de la peur. Mais elle ne pouvait
s’empêcher de se demander ce qui arriverait quand ils se retrouveraient dans sa chambre et qu’elle
l’aiderait à étirer sa jambe. L’embrasserait-il de nouveau ? s’interrogea-t-elle, affolée. Comment
pourrait-il ne pas l’embrasser encore ? Essaierait-il même de lui faire l’amour ? Et comment réagirait-
elle dans ce cas ?
Ils parvinrent devant les appartements d’Edie, mais Stuart ne la suivit pas quand elle en ouvrit la
porte et en franchit le seuil. Surprise, elle se retourna.
— Stuart ?
— Je pense que ce serait mieux de renoncer aux exercices ce soir.
Elle se sentit un peu soulagée, et éprouva en même temps un petit élancement de déception à voir
leur soirée se terminer de manière aussi abrupte. Elle tâcha de ne laisser transparaître aucune de ces deux
émotions sur son visage.
— Vous êtes sûr ?
— Oui. Il est tard, et je dois partir très tôt demain matin.
— Partir ? répéta-t-elle, désemparée.
— Je compte prendre le premier train, qui quitte la gare de très bonne heure.
Elle secoua la tête, stupéfaite.
— Mais où allez-vous ?
Il parut surpris par sa question.
— Dans le Kent, bien sûr. A présent que j’ai réussi à convaincre Joanna d’aller à Willowbank, il
faut que je me dépêche de la précéder pour voir Mme Calloway. D’une façon ou d’une autre, il faudra
que je persuade cette brave dame, que je n’ai jamais rencontrée de ma vie, d’emmener un groupe
d’écolières en Italie à nos frais et de faire croire à toutes les élèves que c’était son idée.
Edie leva la main à sa gorge, à l’endroit où il l’avait touchée tout à l’heure, et eut la certitude qu’il
n’aurait aucun mal à circonvenir Mme Calloway. Même la redoutable et pragmatique directrice d’une
école de filles ne serait pas imperméable à son charme. Elle, en tout cas, ne l’était pas.
— Je suis sûre que vous trouverez un moyen de la convaincre, fit-elle d’une voix faible.
— Je l’espère. Sinon, je vais vraiment avoir un problème avec Joanna.
— Quand reviendrez-vous ?
— Après-demain, j’espère. Je m’arrêterai à Londres à l’aller. Je veux voir le Dr Cahill et lui
demander comment va ma jambe. J’ai également une autre affaire à régler. Aussi passerai-je cette nuit-là
à mon club et je partirai pour le Kent très tôt le lendemain afin d’avoir une entrevue avec Mme Calloway.
Je serai de retour ici pour l’heure du thé, je pense.
— Vous souhaitez donc que j’attende votre retour pour envoyer Joanna à l’école ?
— Oui. J’aimerais lui dire au revoir avant qu’elle ne s’en aille, si cela ne vous fait rien.
— Non, bien sûr.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Eh bien, bonne nuit alors.
Avec un petit sourire, il se pencha vers elle, les paupières baissées. Elle savait ce que cela voulait
dire, et cette fois elle accomplit la moitié du chemin.
A l’instant où ses lèvres touchèrent les siennes, toutes les sensations grisantes qu’il avait éveillées
en elle un peu plus tôt dans le jardin la submergèrent à nouveau, mais elle eut à peine le temps de les
goûter que déjà il s’écartait d’elle.
— Bonne nuit, Edie.
Lorsqu’elle releva enfin les paupières, il tournait déjà les talons. Elle résista à l’impulsion de
tendre la main vers lui, mais n’en resta pas moins sur le seuil de sa chambre, abasourdie, à le regarder
s’éloigner dans le corridor en se demandant soudain si elle n’était pas en train de perdre leur pari.
Car si quelqu’un lui avait prédit une semaine plus tôt qu’elle resterait là à réprimer son excitation,
dépitée parce que son mari n’était pas entré dans sa chambre, frustrée parce que son baiser du soir avait
été beaucoup trop court, et affreusement abattue parce qu’il allait la laisser pendant deux jours entiers,
elle aurait traité son interlocuteur de fou.

* * *

Stuart savait que, parfois, une retraite stratégique s’imposait dans le jeu amoureux. En général,
c’était un acte délibéré pour accroître le désir de l’autre. Dans son cas, c’était plutôt afin de rétablir une
distance qui lui permettrait de recouvrer son sang-froid.
Il gaspillait ainsi deux de ses précieux dix jours, mais il n’avait pas le choix. Il avait besoin de
s’éloigner un certain temps — il avait failli perdre la tête dans le jardin, sans parler de cette minute
devant la porte d’Edie, grande ouverte sur sa chambre. Il ne pouvait plus prendre le risque de tentations
pareilles avec elle.
Se trouver dans le jardin avec Edie, sa bouche contre la sienne, entrouverte et consentante, avait été
si doux ! Et elle s’était laissé attirer dans ses bras sans résistance. Mais Stuart avait su d’instinct qu’elle
n’était pas encore prête. Pas pour ce qu’il attendait.
Il se consumait de désir, et c’en était douloureux. La veille, il aurait voulu relever la jupe de cette
luisante robe bleue et coucher la femme qui la portait dans l’herbe, là, dans le jardin. La repousser avait
été un déchirement pour lui.
Ensuite, quand elle lui avait ouvert la porte de sa chambre, il avait eu l’impression que cette
invitation le conviait tout droit en enfer. Sentir ses mains sur lui, au point où il en était, aurait été une
torture, et peut-être même la damnation, car il n’était pas très sûr de ce qu’il aurait fait ensuite.
Non, résister avait été plus sage, bien que ce fût la chose la plus difficile qu’il eût jamais faite. Il
avait saisi le prétexte du voyage dans le Kent et à Londres. Ainsi qu’il l’avait dit à Edie, il avait une
affaire à régler là-bas, une affaire qui l’aiderait à se souvenir de ses priorités, et ses besoins n’en
faisaient pas partie. Dans l’état où se trouvait son corps, il lui fallait accomplir quelque chose d’utile
pour s’occuper l’esprit.
Comme il avait pris le premier train, il arriva à Londres en milieu de matinée. Il trouva à son club,
ainsi qu’il s’y attendait, des lettres de Trubridge, de Featherstone et de ses autres amis les plus proches,
le vicomte Somerton et le comte Hayward.
Ils avaient reçu les télégrammes que Stuart leur avait envoyés le jour où il avait fait les boutiques
avec Edie dans High Street, et étaient d’accord pour une réunion en ville afin de fêter son retour. Tous les
quatre promettaient d’être là, il ne restait plus qu’à préciser le jour.
Une cinquième lettre lui était également destinée, en réponse à un autre de ses télégrammes. C’était
une lettre que Stuart n’espérait pas encore recevoir, et il se dit que Pinkerton’s n’avait pas volé sa
réputation de meilleure agence de détectives au monde : ceux-là devaient être diablement efficaces.
Il envoya sur-le-champ un messager en ville pour leur demander un rendez-vous, puis monta prendre
un bain, se raser et faire repasser le costume qu’il avait apporté avec lui. Convenablement vêtu pour la
ville, il descendit enfin dans la salle à manger pour le déjeuner et attendit la réponse à sa requête.
Elle arriva vers treize heures trente et, à quatorze heures, un cab de louage le déposait devant les
bureaux londoniens de Pinkerton’s. Il fut aussitôt introduit dans le cabinet luxueusement meublé de
M. Duncan Ashe, détective en chef de l’agence.
— Votre grâce…
Ashe, un grand gars sensiblement du même âge que lui, aux cheveux brun-roux et à l’agréable visage
imberbe, lui désigna le confortable fauteuil de cuir disposé devant son bureau.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
— Merci, fit Stuart en lui obéissant. Et merci également de me consacrer du temps aujourd’hui
même. Vous devez être très occupé.
— Je vous en prie. Nous sommes très honorés de vous avoir pour client, votre grâce, et heureux de
pouvoir vous aider à n’importe quel moment.
Stuart sourit. Le statut de duc avait indéniablement ses privilèges.
— Vous affirmez dans votre lettre que vous possédez certains des renseignements que j’avais
demandés ?
— Oui. Une partie. Comme cela fait seulement deux jours, tout ce qui provient de nos bureaux de
New York a dû être envoyé par télégramme.
Ashe observa une pause.
— La dépense pour cet échange va être assez élevée, je le crains.
Stuart balaya ce détail du revers de la main.
— C’est sans importance. L’argent n’est pas un problème.
— C’est ce que je me suis cru autorisé à penser, étant donné l’urgence exprimée dans votre
télégramme. J’ai complété ce que nous a fourni notre agence de New York par les informations que nous
avons pu collecter dans les archives des journaux, ici à Londres. Des feuilles à scandale, pour la plupart,
à la fois anglaises et américaines. Ce n’est pas beaucoup, je vous l’ai dit, mais j’espère obtenir pour vous
un dossier complet dès la semaine prochaine. En attendant, j’ai pensé que vous souhaiteriez peut-être
entendre ce que nous avons glané jusqu’ici ?
— Je suis tout ouïe.
Ashe ouvrit le dossier posé devant lui.
— Frederick Van Hausen. Né à New York, trente et un an, unique fils — et enfant unique —
d’Albert et Lydia Van Hausen. Eduqué à Harvard, où il a été impliqué dans un scandale, quelque chose
d’illégal, mais il n’a pas été poursuivi. Son père a étouffé l’affaire, apparemment. Je n’ai pas les détails,
mais je pourrai sans doute les obtenir si vous le désirez.
— J’aimerais bien. Rassemblez tout ce que vous pouvez. Mais je vous en prie.
— Il est célibataire. L’an dernier, il a été brièvement fiancé à Mlle Susan Avermore, également
issue d’une éminente famille new-yorkaise, mais le mariage ne s’est pas fait. Certains prétendent que
c’est parce qu’il espérait que Mlle Avermore apporterait en dot une rente versée par son père, mais le
père de la jeune fille aurait purement et simplement refusé. Nous n’avons pas eu le temps de le vérifier.
Ses parents habitent dans Madison Avenue, mais il ne vit plus avec eux. Il a son propre logement tout près
de Central Park et possède aussi une maison d’été à Newport. Van Hausen est un sportif accompli, il joue
au tennis et au golf, pratique le yachting, possède des chevaux de course…
— Des chevaux ?
Stuart fronça les sourcils en se rappelant la brève et sèche réponse d’Edie, l’autre jour, à propos des
chevaux de course de son père.
— Votre grâce ?
Il secoua la tête.
— Rien, continuez je vous prie.
— La famille Van Hausen est l’une des plus riches et des plus anciennes familles d’Amérique. Des
knickerbockers, votre grâce, si vous connaissez ce terme…
— Oui, murmura-t-il. Donc, ce Van Hausen se prend pour un aristocrate, je suppose ?
— Ainsi que le font tous les knickerbockers. Et c’est ainsi que les autres Américains les considèrent
aussi. Un peu comme des hommes de ma classe sociale, ici en Angleterre, regardent un homme tel que
vous. Non pas qu’un knickerbocker soit comparable à un duc, bien entendu, précisa le détective en hâte.
Stuart le rassura d’un sourire.
— Je ne le prends pas mal. Continuez.
Ashe tourna une page.
— Le père possède une compagnie de bateaux et réussit très bien, il est vraiment prospère. Il a doté
son fils d’un énorme capital lorsque celui-ci a atteint l’âge adulte, mais les Américains sont également
censés choisir une profession et gagner leur vie. Sur ce point, la pression sociale est considérable.
— Ah… Il a dû regimber, je présume ? Comment cela s’est-il passé pour lui ?
— Pas très bien. Il a tenté le barreau et a échoué. Alors il s’est tourné vers les affaires et a spéculé
avec son argent, dont il a perdu une grande partie. Les courses, par exemple, lui ont coûté cher. Il a un
penchant pour les investissements risqués qui promettent d’importants profits.
Stuart réfléchit.
— C’est donc un joueur. Et un homme outrancier. Avide de se faire une place dans le monde, et
promptement. Un homme qui se soucie de ce que les autres pensent de lui.
— Oui, il semble bien.
C’était un bon présage.
Le regard lointain, Stuart s’adossa à son siège, un doigt replié sur ses lèvres. Il ne voyait plus le
détective, ni le tableau de la Tamise accroché au mur devant lui. En esprit, il était à New York, essayant
de cerner la personnalité de celui qu’il avait l’intention de détruire.
— C’est le genre d’homme qui désire le pouvoir. Il n’en a pas, mais il pense qu’il y a droit de
naissance. Il est incapable de gagner ce qu’il souhaite, alors il veut obtenir ce qu’il n’a pas gagné. Le
genre d’individu qui, lorsqu’il désire quelque chose, trouve normal de s’en emparer.
— Peut-être, fit Ashe. Pour l’instant, je ne peux pas dire.
— Mais moi je peux.
Stuart rencontra les yeux de son interlocuteur par-dessus le bureau.
— Je peux, répéta-t-il.
Il médita un instant.
— Pas d’autres scandales, Ashe ? Rien qui implique des femmes ?
Le détective hésita, jouant avec un crayon sur sa table.
— Autres que votre épouse, vous voulez dire ?
— Vous pouvez inclure ma femme. Et vous n’avez pas besoin de ménager mes sentiments à ce sujet.
— Si vous cherchez des informations sur son ancien amoureux en pensant que leur liaison dure peut-
être toujours et que cela pourrait vous fournir un motif de divorce, je ne peux pas vous aider. Chez
Pinkerton, nous ne faisons pas ce genre de chose. Nous avons certaines limites éthiques que nous ne
franchissons jamais.
— Je peux vous assurer que je n’ai pas la moindre intention de divorcer. Et je sais déjà la vérité sur
le… l’incident avec Van Hausen qui a ruiné la réputation de ma femme. Mais je veux connaître aussi les
on-dit, pour des raisons qui me sont propres. Vous n’enfreignez donc pas votre code moral.
Ashe hocha la tête, satisfait.
— Excepté la duchesse, nous n’avons encore rien au sujet d’autres femmes. L’incident qui concerne
Mlle Edith Ann Jewell, ainsi qu’elle se nommait alors, s’est passé à Saratoga.
— Saratoga Springs, New York ?
— Oui. On y fait courir des chevaux. C’était il y a six ans, pendant le week-end de Travers Stakes.
Le Travers, c’est un peu comme notre derby d’Epsom.
— Je sais. Poursuivez.
— Votre beau-père et Van Hausen avaient tous deux des chevaux qui couraient pour le prix cette
année-là. Les commérages prétendent que Mlle Jewell a « coincé » Van Hausen dans un pavillon d’été
abandonné non loin du champ de courses. On les a vus y pénétrer tous deux, d’abord lui, puis elle un peu
plus tard. Il en est ressorti un quart d’heure après son arrivée à elle.
Stuart se frotta le visage.
Un quart d’heure ? Seulement ? Pardieu, cet individu avait dû lui sauter littéralement dessus dès
qu’elle avait franchi la porte. Oh ! il détruirait cet homme ! Il le réduirait à néant…
— Continuez.
— Elle a reparu un peu plus tard. Ses…
Ashe s’arrêta.
— Allez-y, répéta Stuart d’une voix dure.
— Ses vêtements étaient tout froissés, son chapeau de travers, de sorte qu’on a supposé…
Sa voix mourut, et il toussa discrètement.
— Aussitôt, le bruit s’est répandu partout, bien sûr, et c’est devenu un énorme scandale. Le père de
la jeune fille a demandé réparation, mais Van Hausen a refusé tout net de l’épouser. C’était une parvenue,
elle ne faisait pas partie de sa classe. Il a argué qu’il était innocent et qu’elle voulait le compromettre en
l’acculant au mariage afin de s’élever dans la société. C’est sa version à lui qu’on a crue. Mais, bien sûr,
cela n’a plus d’importance à présent.
Stuart se redressa sur sa chaise.
— Seulement parce qu’elle m’a épousé. Ainsi, que savons-nous ? Nous avons là un homme cupide,
trop gâté, avide de pouvoir, un brin joueur. Et un goujat, de toute évidence.
— Voilà qui semble un résumé pertinent, étant donné ce que nous connaissons.
Stuart sourit, satisfait des nombreuses options que pouvait lui offrir un tel profil. Mais il avait su à
l’avance que ces possibilités existaient : un homme capable de violer une femme ne pouvait que fournir
des armes à ses ennemis et, même si Van Hausen l’ignorait peut-être encore, Stuart était irrémédiablement
son ennemi.
— Excellent travail, Ashe. Je suis impressionné.
— Merci, votre grâce.
— Mais il me faut beaucoup, beaucoup plus. Nous nous reverrons lorsque vous aurez le dossier que
vous êtes en train d’élaborer, cependant je suis certain que même cela ne suffira pas. Je veux tout savoir
sur cet homme, sur ses parents, ses amis, ses associés, ses maîtresses, tout. Continuez à creuser jusqu’à ce
que vous ayez exploré sa vie de fond en comble, de sa naissance à maintenant.
Il se leva, imité par son interlocuteur.
— Employez autant d’hommes qu’il vous en faudra. N’épargnez pas la dépense. Je veux connaître
tous les détails que vous pourrez découvrir, y compris l’étoffe de ses sous-vêtements et ce qu’il mange au
petit déjeuner.
— Bien, votre grâce.
Sur ces mots, Stuart quitta l’agence pour regagner son club et ne s’arrêta en chemin que pour
expédier un télégramme, au père d’Edie cette fois. De retour au White’s, il se rendit tout droit jusqu’au
bar et commanda un verre. Il en avait besoin.
Chapitre 18

Stuart rentra à la maison deux jours plus tard vers l’heure du thé, ainsi qu’il l’avait promis à Edie.
Bien qu’engagée dans une partie de croquet avec Joanna, elle ne cessait de surveiller la maison en
espérant en voir sortir le duc dès son arrivée pour les saluer.
C’est ce qu’il fit, et elle eut une immense bouffée de joie quand elle le vit enfin traverser la pelouse
pour la rejoindre.
Snuffles l’aperçut en même temps et s’élança pour l’accueillir.
Edie se fit violence pour ne pas l’imiter et s’efforça de ne pas accélérer le pas. Lorsqu’ils se
rencontrèrent au milieu du gazon, elle crispa les doigts autour de son maillet en luttant contre l’impulsion
de le jeter au loin pour enlacer Stuart et l’embrasser.
— Vous voilà donc de retour.
Cessant de caresser le terrier, il se redressa et sourit à Edie.
— Je vous ai manqué ?
Follement, songea-t-elle.
Mais elle se contenta de hausser les épaules.
— Un peu.
— Seulement un peu ?
Il secoua la tête et soupira.
— Insensible Edie ! Mais vous portez du blanc aujourd’hui, aussi je ne peux pas me plaindre.
Elle leva une main vers son col montant.
— Seulement mon chemisier, se sentit-elle obligée de préciser. Ma jupe n’est pas blanche.
Il baissa les yeux.
— Quel dommage !
Comme toujours lorsqu’il lui tenait de tels propos, elle sentit son cœur faire une embardée et
s’empara d’un sujet plus neutre.
— Il fait très chaud.
— Oui, en effet.
Une remarque parfaitement ordinaire, et pourtant, la façon dont il la prononça déclencha en elle une
sensation de chaleur qui n’avait rien à voir avec le beau temps.
— Stuart !
Le joyeux salut de Joanna la sauva.
Celle-ci avait traversé la pelouse en courant et s’arrêta près de sa sœur, haletante. La jeune fille
n’éprouvait en rien la douloureuse timidité qu’Edie ressentait en présence de Stuart.
— Vous êtes revenu !
— Hello, mon chou !
Il lui sourit tout en jetant un coup d’œil à Edie.
— J’espère que je vous ai manqué ?
Joanna lui sourit à son tour.
— Cela dépend. Savez-vous jouer au croquet ?
— Bien sûr.
— Mais y jouez-vous bien ?
— Autrefois, oui. Mais je n’ai pas joué depuis des années.
— De toute façon, vous devez être meilleur que moi, alors il faut que vous veniez m’aider. Edie m’a
déjà battue trois fois, et je suis sur le point de perdre à nouveau parce que j’ai un tir risqué à faire et je ne
pense pas que je vais y arriver. Vous pouvez le faire à ma place.
— Sûrement pas ! protesta Edie. Ce serait tricher.
— Edie, Edie, la gronda Stuart en riant. Vous êtes si impitoyable au jeu !
— Oh ! oui, intervint Joanna avant que sa sœur puisse répondre. Je ne sais pas pourquoi je joue
avec elle. Et elle est excellente. S’il vous plaît, Stuart, aidez-moi !
— Volontiers, mais ce sera pour une autre fois. Je monte me changer pendant que vous achevez votre
partie. Puis je prendrai le thé sur la terrasse. Je suis resté tout l’après-midi dans un train étouffant et
bondé.
— Ensuite, vous jouerez ?
— Pas aujourd’hui. Après le thé, je souhaite passer un peu de temps avec votre sœur.
Il jeta un coup d’œil à Edie avant de préciser :
— Seuls.
— Oh ! très bien, lâcha Joanna. C’était l’occasion idéale de gagner, pour une fois, grommela-t-elle
en tournant les talons. Et voilà que ça tombe à l’eau. Je n’arriverai jamais à la battre !
— Vraiment, Edie, chuchota Stuart tandis que Joanna s’éloignait pour effectuer son tir. Quatre
parties à la suite ? Soyez chic et laissez-la en gagner une.
Elle vit son sourire enjôleur et céda.
— Oh ! très bien. Vous devez être en train de m’amollir, ajouta-t-elle d’un ton accusateur.
— Bon sang, j’espère bien !
Avançant la tête sous la capeline d’Edie, il planta un furtif baiser sur ses lèvres.
— Ah, oui, je l’espère bien !

* * *

Après le thé, ils sortirent pour leur promenade habituelle. Cependant, au lieu d’arpenter les jardins,
Stuart exprima cette fois le désir d’aller voir la ferme, aussi traversèrent-ils la pelouse avant de
s’engager dans le sentier.
Edie ne put s’empêcher de remarquer qu’il marchait d’un pas plus lent aujourd’hui.
— Votre jambe vous fait-elle souffrir ?
— Un peu, admit-il. On est tellement à l’étroit dans les trains, c’est difficile. Et je ne vous avais pas
pour faire mes étirements ces deux derniers jours.
— Nous pouvons les faire avant le dîner.
— Très volontiers, agréa-t-il aussitôt.
De nouveau, elle ressentit une absurde bouffée de joie.
— Comment cela s’est-il passé à Londres ? Vous avez vu le docteur ?
— Oui. Il se réjouit que je semble aller mieux et m’a donné des exercices supplémentaires à ajouter
à mes séances. J’ai vu aussi Mme Calloway, et l’idée de faire un voyage en Italie l’année prochaine la
ravit.
Edie s’assombrit un peu au souvenir du prochain départ de Joanna.
— Elle me manquera aussi, Edie, murmura Stuart en réponse à son brusque silence.
Elle hocha la tête mais ne se sentit pas mieux pour autant.
— Je sais, Stuart.
Il s’immobilisa soudain.
— Regardez donc où nous sommes !
Edie s’arrêta et jeta un œil alentour.
— Nous arrivons aux poulaillers.
— Exactement, répondit Stuart en s’emparant de sa main. Venez !
Elle rit en se laissant entraîner avec Snuffles.
— Vous voulez voir les poulets ? Le chien va adorer ça.
Il la considéra comme si elle était décidément obtuse.
— Pas les poulets, chérie. Les plumes.
— Les plumes ? Mais pourquoi donc ?
Il s’abstint d’expliquer et la guida le long des poulaillers.
Le chien aboya et grogna, effrayant les poules qui disparurent dans les abris en voletant.
— Nous faisons peur à la volaille, observa Edie. S’il n’y a pas d’œufs demain, je dirai à
Mme Bigelow que c’est votre faute.
Stuart ne se laissa pas dissuader pour autant. Il tourna au coin des poulaillers en direction de la
remise aux plumes, qui se trouvait environ dix mètres plus loin. Là, il prit la laisse de Snuffles des mains
d’Edie et l’attacha solidement à un piquet de clôture. Puis il ouvrit la porte du bâtiment, poussa Edie à
l’intérieur et referma derrière eux.
La jeune femme cligna des paupières. Bien que la remise comportât des fenêtres, l’intérieur semblait
plongé dans la pénombre après le radieux soleil du dehors, et il lui fallut plusieurs minutes pour que ses
yeux s’y habituent.
— Eh bien, que faisons-nous là ? demanda-t-elle en considérant les compartiments de bois où l’on
stockait les plumes après les avoir nettoyées et séchées.
Il ne répondit pas. Jetant sa canne dans l’un des casiers, il se retourna, appuya les mains sur les
lattes de bois derrière lui et se souleva pour se percher sur le rebord. Puis il sourit à Edie.
— Vous me regardez comme si j’avais perdu l’esprit.
— Eh bien…, commença-t-elle.
Stuart sourit plus largement.
— Allons, ne me dites pas que vous n’en avez jamais eu envie !
Elle fronça les sourcils, interloquée.
— Envie de quoi ?
Sans lui répondre, il se renversa en arrière et se laissa choir tout droit dans les plumes.
Edie éclata de rire tandis que de minuscules duvets voletaient vers le plafond, puis vint se pencher
pour observer le visage hilare de Stuart.
— C’est pour cela que vous avez voulu venir ici ?
— Bien sûr ! Mes amis et moi venions souvent jouer ici. Cela faisait sans doute grogner le vieux
Treves que nous salissions ainsi ses plumes, mais il ne nous l’a jamais dit.
Il se mit à rire devant l’air dubitatif d’Edie.
— Je vois que vous n’avez pas grandi à la campagne.
— Non. J’ai été élevée dans une immense maison au milieu de Manhattan, avec toutes les
commodités de la vie moderne. Nos matelas et oreillers provenaient d’un magasin.
— Alors vous n’avez jamais joué dans les plumes ? Eh bien, vous avez été privée de l’une des plus
grandes joies de l’enfance que je connaisse.
Elle lança un coup d’œil vers les parois en bois de près d’un mètre de haut.
— Vous arriverez à sortir ?
— Bon sang, je n’y ai même pas pensé !
Et s’esclaffant :
— Bah, je m’en inquiéterai plus tard.
Il se laissa glisser en arrière, de façon à se retrouver entièrement dans le compartiment.
— Eh bien, venez ! Qu’attendez-vous ?
Edie ôta son chapeau et le jeta à terre, puis elle se tourna, plaça ses paumes sur le rebord et, après
s’être assurée que Stuart ne se trouvait pas sur sa trajectoire, se laissa tomber à son tour. Riant aux éclats,
elle atterrit près de lui dans un nuage blanc.
— Amusant, hein ?
Elle acquiesça, les yeux levés vers le plafond en bois qui constituait le sol du grenier au-dessus.
— Alors on ne vous permettait pas de venir jouer ici ?
— Seigneur, non. Ces plumes sont destinées aux oreillers et matelas de la maison, et non au jeu.
Mon père m’aurait donné des coups de cravache s’il avait su.
— De cravache ?
Elle tourna la tête pour le regarder.
— Mais c’est affreux ! Votre père devait être un tyran.
— Oui, plutôt. Mais…
Il s’interrompit, haussant les épaules.
— Il s’inquiétait si peu de nous que c’était sans importance. Nous ne le voyions presque jamais.
Edie fut un peu surprise par son ton désinvolte. Elle songea à la mère de Stuart, froide et hautaine, et
ne sut que répondre.
— C’est une honte, commenta-t-elle enfin. Mes parents étaient très attentionnés envers ma sœur et
moi, du moins jusqu’à la mort de ma mère. Cet événement a changé mon père, je pense. Sans ma mère, il
ne savait que faire avec deux filles sur les bras et se sentait un peu perdu.
Stuart roula de côté et passa la main dans ses cheveux courts pour en ôter les bouts de duvet. Puis il
s’appuya sur le coude, la joue dans sa main et le regard fixé sur Edie.
— Ainsi, vous avez dû être à la fois une sœur et une mère pour Joanna ?
— Exactement. J’avais dix-sept ans quand ma mère est décédée. Joanna n’en avait que huit. J’ai
senti qu’il me fallait prendre le relais.
— Je comprends. Nadine et moi avons exactement la même différence d’âge. Lorsque mon père est
mort, ma sœur avait déjà seize ans. Mais si elle avait été encore une fillette, j’aurais été un père pour elle
en même temps qu’un frère. Je regrette presque que cela n’ait pas été le cas. Peut-être aurais-je pu
l’empêcher de devenir aussi frivole.
— J’en doute. Je déteste critiquer votre famille, Stuart, mais votre sœur n’est pas une lumière.
— Non, hein ? admit-il en riant.
Edie se pelotonna un peu plus, appréciant l’agréable contact des plumes sous elle.
— Ainsi, vos amis et vous veniez jouer ici ? Que faisiez-vous donc ?
— Oh ! des batailles de plumes, bien sûr ! N’avez-vous jamais fait de batailles de polochons avec
vos camarades ?
— Si, mais nous n’avons jamais eu de plumes voletant librement comme ici.
— Alors cela ne compte pas.
— Pourquoi donc ? se récria-t-elle, un peu indignée.
— Vraiment, Edie, si vous ne frappez pas votre adversaire assez fort pour déchirer le tissu et faire
voler les plumes partout, ce n’est pas un vrai combat d’oreillers.
Elle le regarda soulever une poignée de duvet.
— Non, Stuart !
Mais il ne lui jeta pas les plumes, et en choisit une petite parmi toutes les autres pour la lui passer
sous le menton.
Edie secoua la tête en riant.
— Vous êtes chatouilleuse ! lança-t-il, beaucoup trop ravi par cette découverte.
— Non, ce n’est pas vrai.
Mais tout en niant, elle riait de plus en plus, plissant les paupières et gigotant tandis que la plume lui
effleurait la joue.
— Edie, j’ignorais cela de vous, la taquina-t-il. Nous voilà un peu plus à égalité.
Elle sentit la main de Stuart s’incurver autour de sa taille.
— Non ! cria-t-elle, toujours hilare. Ne me chatouillez pas !
Il s’en abstint et, sans raison, s’immobilisa.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Stuart la contemplait, le visage grave et les prunelles assombries.
Elle déglutit convulsivement.
— A quoi pensez-vous ? chuchota-t-elle.
Elle connaissait déjà la réponse.
— Je pense que nous ne sommes pas entre des draps, murmura-t-il en ôtant doucement un duvet
blanc de ses cheveux. Mais cela devrait aller quand même.
Il se pencha sur elle et l’embrassa.
C’était davantage un baiser comme l’autre soir, dans le jardin, que les doux au-revoir à la porte de
sa chambre.
Habitué aux baisers à présent, le corps d’Edie réagit presque sur-le-champ et se détendit, à l’aise et
accueillant.
Stuart explora sa bouche, caressa sa langue de la sienne puis se retira, la cajolant pour l’inciter à
répondre avec son propre désir. Il observa une pause, mais elle eut tout juste le temps de prendre une
inspiration avant qu’il ne recommence à l’embrasser.
Le baiser s’approfondit, et la chaleur en elle s’intensifia, brûlante, logée dans sa poitrine et son bas-
ventre, entre ses cuisses. Elle gémit contre sa bouche.
De nouveau, il interrompit leur baiser, et elle sentit qu’il s’écartait un peu. Au lieu de le laisser
s’éloigner, cette fois, elle le saisit par le gilet pour le garder près d’elle. Elle ne voulait pas que ces
baisers-là s’arrêtent, pas encore.
— Edie ?
Elle savait ce qu’il lui demandait et ouvrit les yeux.
— Vous m’avez bien dit que c’était divin d’être embrassée et caressée, n’est-ce pas ? chuchota-t-
elle. Voilà l’occasion de me le prouver.
Il esquissa un sourire, baissant les yeux vers sa main qui reposait sur la taille d’Edie. D’un geste
lent, il la fit remonter vers sa poitrine. Edie prit une brusque inspiration, et il s’immobilisa aussitôt avant
de l’interroger du regard.
Elle fit oui de la tête.
La paume de Stuart semblait la brûler à travers les couches de tissu qu’elle portait, et pourtant elle
frissonnait.
Les yeux toujours plongés dans les siens, il palpa son sein menu dans le carcan raide du corset, et
Edie réagit aussitôt.
Remuant sur le lit, elle plia la jambe, puis la redressa, le buste cambré pour rapprocher sa poitrine
des lèvres de Stuart. Elle se sentait étrangement agitée, comme si chaque partie de son corps éprouvait le
besoin de bouger.
Stuart, pourtant, ne s’attarda pas et glissa la main jusqu’au col de son chemisier. Tâtonnant parmi les
volants, il trouva un bouton et entreprit de l’ouvrir. Lentement, il déboutonna tout le corsage.
Lorsqu’il atteignit sa taille, Edie frémit en silence, observant sa main qui repoussait la patte
d’étoffe, une main si brune contre le chemisier blanc et le rose pâle du corset, si puissamment masculine
sur la soie et les dentelles. Puis il écarta sa main, et elle le regarda pencher la tête pour embrasser la
naissance de sa poitrine, juste au-dessus du cache-corset.
Elle ouvrit la bouche, suffoquée, et se cambra davantage vers lui, fouillant dans sa chevelure sombre
tandis qu’il faisait pleuvoir les baisers sur sa poitrine, le creux de sa clavicule et son épaule nue.
Puis, lorsque la langue de Stuart revint savourer la sienne, Edie inspira profondément et imprégna
tous ses sens de son odeur de santal. De nouveau, il arrondit sa paume autour de son sein, et elle ne put
empêcher son corps de s’offrir à la caresse. Cela, oui, elle voulait bien, encore et encore.
Par-dessus le bord du corset, il plongea sa main brûlante sous les couches de sous-vêtements et
palpa sa peau nue, l’enfonçant assez loin sous l’étroit bustier pour effleurer son mamelon.
Une sensation aiguë se propagea dans tout le corps d’Edie. C’était trop, et elle poussa un cri, les
hanches agitées d’une secousse.
Stuart s’écarta et retira sa main. Il lui embrassa les lèvres, les joues et l’oreille, puis fit glisser ses
doigts le long de la jupe, qu’il commença à remonter lentement.
Elle eut un accès de panique.
— Stuart ?
Il se figea aussitôt.
— Voulez-vous que j’arrête ?
Il respirait vite, le souffle haché. Puis, très doucement, il lui taquina l’oreille…
Elle déglutit et repoussa sa peur. C’était Stuart, se rappela-t-elle. Stuart. Aussi longtemps qu’elle
pourrait le voir, tout irait bien. En le regardant dans les yeux, elle se souviendrait de la différence.
— Non, ne vous arrêtez pas, parvint-elle à chuchoter. Mais regardez-moi. Regardez-moi quand…
quand vous me touchez.
Il releva la tête tandis que sa main se frayait un chemin sous les épaisseurs des jupons.
Même si elle pouvait toujours voir son visage et plonger dans ses beaux yeux gris, elle se crispa, la
poitrine comprimée par la peur, et serra les jambes lorsqu’il les lui toucha.
Stuart s’interrompit.
Elle hésitait entre l’effroi et le désir, et devant cet impossible dilemme le courage commença à la
quitter.
— Prononcez mon nom, lui intima-t-il.
— Stuart.
Ses jambes se rouvrirent légèrement tandis qu’elle murmurait ainsi, et il passa la main entre ses
genoux.
— Stuart…
C’était un doux gémissement cette fois, qui le fit sourire, et elle se détendit un peu plus.
Il lui caressa l’intérieur de la cuisse, les cals de sa main accrochant la mousseline délicate comme il
la glissait toujours plus haut. Parvenu au sommet de ses jambes, il trouva l’ouverture de ses culottes. Du
bout des doigts, il effleura la partie la plus intime de son corps, et elle cria de nouveau.
— Stuart !
Puis la crainte se transforma en quelque chose de différent, quelque chose qui la fit haleter. Ce
n’était plus du tout de la peur, mais bien du plaisir. Il fit bouger son doigt en traçant de minuscules
cercles, une taquinerie exquise qui la fit frissonner et gémir.
C’était cela qu’il voulait dire lorsqu’il parlait de plaisir divin, songea-t-elle. Oui, c’était cela.
Il approfondit la caresse, glissant son doigt dans les replis de sa féminité et se frayant un chemin à
l’intérieur d’elle.
Le souvenir de ce qu’elle avait subi jadis lui arracha une exclamation d’effroi. Elle rouvrit les
paupières et se souleva sur les coudes, craignant la douleur et se préparant d’instinct à la combattre. Mais
il n’y en eut aucune.
Elle regarda le visage de Stuart, si près du sien. Il avait les yeux clos à présent, mais elle pouvait
encore voir son expression tandis qu’il la caressait.
A chaque mouvement de son doigt, sa chair répondait en tressaillant, chacune de ses respirations se
transformait en halètement. Le plaisir tourna en fringale, puis en besoin primitif ; il montait dans son
corps, l’envahissant tout entière avec un mouvement de roulis de plus en plus profond, dense et puissant.
Puis, sans le moindre avertissement, il explosa soudain en elle, faisant jaillir une gerbe de sensations si
délicieuses qu’elle exhala le nom de Stuart dans un sanglot.
Il l’embrassa avec passion, étouffant son cri avec sa bouche tandis que ses doigts continuaient leur
caresse, et chacun de leurs gestes prestes et délectables renouvelait le plaisir, jusqu’au moment où elle
sentit revenir la sublime jouissance. Elle s’était trompée tout à l’heure, songea-t-elle en retombant,
pantelante, sur la couche de plumes. C’était cela qui était divin. Elle ferma de nouveau les yeux.
— Stuart.
Ce soupir, c’était tout ce qu’elle était capable de dire. Il n’existait pas d’autres mots.
Le cœur de Stuart cognait si fort qu’il l’entendit à peine prononcer son nom, mais il savait que ce
chuchotement-là reviendrait dans ses rêves jusqu’à la fin de ses jours. Et plus rien ne serait pareil pour
lui désormais.
— Je sais, ma chérie, susurra-t-il en lui redonnant un baiser. Je sais.
Il aurait voulu le refaire encore, la transporter jusqu’aux sommets de l’extase et la regarder jouir,
entendre encore ce doux soupir chuchoté, mais sa maîtrise de lui-même l’abandonnait définitivement, son
corps brûlait et le besoin montait en lui, incontrôlable.
Il la désirait tellement qu’il tremblait en déboutonnant sa braguette. Il murmura le nom d’Edie sans
cesser de l’embrasser, tout en faisant descendre son pantalon autour de ses genoux.
Mais il savait qu’il ne pouvait pas la prendre ainsi. Faisant rouler la jeune femme sur le côté pour la
regarder bien en face, il rapprocha ses hanches d’Edie, et elle retint son souffle quand le bout de son sexe
la frôla.
— Tout va bien se passer, promit-il. Cela ne vous fera pas mal.
Il se cala entre ses jambes et vit Edie écarquiller les yeux, apeurée.
Elle entrouvrit ses lèvres tremblantes, les narines retroussées par la crainte.
— Dites mon nom !
— Stuart.
Il poussa plus avant et la pénétra.
— Oh ! Dieu…, gémit-il en fermant les yeux, tout son corps frémissant de plaisir.
Il savait qu’il aurait dû lui demander si elle voulait qu’il arrête, mais il n’en fit rien. Tous les
instincts primitifs qu’il avait tant contenus jaillissaient à présent du tréfonds de lui. Glissant sa main sous
les reins d’Edie pour la soulever, il s’introduisit un peu plus loin en elle.
Le souffle court, elle reprit sa respiration, et il pria ardemment pour qu’elle ne lui dise pas de
cesser. Il patienta, tendu, mais elle ne dit mot et frétilla des hanches comme pour l’attirer plus
profondément dans son corps.
Stuart en eut le souffle coupé.
— Oh ! Edie…
Ce fut tout ce qu’il parvint à articuler. Dès lors, il ne put tout simplement plus attendre. Il fit rouler
Edie sur le dos, basculant avec elle et la pressant contre lui tout en semant des baisers sur son visage, ses
cheveux, sa joue, partout où il le pouvait. Malgré le sang qui bruissait dans ses oreilles, il l’entendit
prononcer son nom.
Mais elle ne lui demanda pas d’arrêter.
D’un coup de reins, il s’enfonça en elle. Elle poussa un cri, auquel il fit écho. Ils se trouvaient aussi
proches que deux personnes peuvent l’être, et pourtant il l’aurait voulue plus près encore. Resserrant les
bras autour d’elle, il enfouit son visage dans son cou et se mit à aller et venir en elle, de plus en plus fort,
de plus en plus vite, chaque pression l’emportant toujours plus haut. La jouissance déferla en lui telle une
vague de pures sensations, si puissante qu’elle inonda de volupté chaque parcelle de son corps. C’était si
suave et délicieux qu’il essaya de retenir ces instants, puis il se coucha enfin sur elle, haletant contre son
cou.
— Edie.
Le nom parut résonner dans le silence de l’après-midi d’été. Stuart fronça les sourcils, avec le
sentiment aigu et soudain que quelque chose n’allait pas du tout.
Une émotion qu’il n’avait pas éprouvée depuis six mois le fit frissonner. La peur au ventre, il leva la
tête pour regarder Edie, et ce qu’il découvrit confirma ses pires craintes : elle avait les yeux fermés et le
visage pincé, tout humide de pleurs. Il vit une larme filtrer entre ses paupières closes et glisser sur sa
joue, et cela lui déchira le cœur.
— C’est fini ? chuchota-t-elle sans ouvrir les yeux.
Cette question le lacéra, et il eut vraiment l’impression d’être un monstre.
— Edie, murmura-t-il en déposant un baiser sur sa larme.
Elle sursauta, pas très fort, mais assez pour le faire tressaillir lui aussi. Les mains sur ses épaules,
elle le poussait pour le déloger.
Il ne bougea pas.
— Edie, ouvrez les yeux, regardez-moi !
Elle obéit, mais il y avait sur son visage strié de larmes une expression vide encore plus déchirante
que ses pleurs. Elle le regardait en face et ne semblait pas le voir.
— S’il vous plaît, ôtez-vous de moi, chuchota-t-elle en le repoussant de nouveau. Je vous en prie…
Je ne peux pas respirer.
Il décela de la panique dans sa voix. Ne sachant que faire, malade de désarroi, il se laissa rouler sur
le dos, les yeux levés vers le plafond de bois. A peine un court instant plus tôt, ils riaient encore
ensemble. Et maintenant… Oh ! Dieu ! Il se passa les mains sur le visage, craignant que tout ne fût perdu.
Avait-elle dit « non » sans qu’il l’entende ? Avait-elle crié « stop » quand il avait imaginé qu’elle
prononçait son nom ?
Il reboutonna son pantalon. La culpabilité l’accablait, là, sur ce lit de plumes. Il l’avait fait pleurer
et il aurait voulu s’arracher le cœur.
Plongé dans les affres de l’angoisse, il ferma les yeux, écoutant le bruissement des étoffes tandis
qu’elle ajustait son corsage et rabaissait ses jupes. Puis elle s’éloigna en rampant vers le bord du
compartiment, et il sut qu’il ne pouvait pas en rester là.
— Edie, attendez, fit-il en s’asseyant. Ne partez pas.
Sa détresse dut transparaître dans sa voix, car elle s’immobilisa près de la cloison.
— Ce n’est pas votre faute, Stuart, fit-elle par-dessus son épaule, mais sans le regarder. Ce n’est pas
votre faute. Je…
Elle se tut et inspira fébrilement.
— Je ne vous ai pas dit d’arrêter.
Ce n’était guère une consolation, pas quand il voyait encore des larmes briller sur sa joue.
Elle se retourna pour escalader le rebord et, gênée par ses jupes, se laissa glisser de l’autre côté
avec des gestes maladroits. Puis elle ramassa son chapeau.
Mais Stuart n’attendit pas qu’elle s’en aille.
— Edie. Je vous en prie, regardez-moi.
Elle carra les épaules comme pour affronter une difficulté, leva le visage et se tourna vers lui.
— Je vais bien, Stuart. Je vais très bien.
Ce fut la légère réserve, le subtil changement de ton dans la seconde assertion qui le blessa le plus,
lui transperçant littéralement le cœur. Et il ne put que rester là, impuissant, tandis que la femme qu’il
désirait plus que tout, plus que sa propre vie, lui tournait le dos et s’éloignait.
Chapitre 19

Stuart s’attarda sur le lit de plumes un bon moment après le départ d’Edie. Si seulement il avait pu
revenir en arrière et tout recommencer autrement ! Mais c’était impossible.
Il sortit du compartiment en escaladant la cloison, brossa ses vêtements et quitta la remise.
Bien entendu, Edie avait disparu depuis longtemps avec Snuffles, aussi Stuart rentra-t-il seul. Il
marcha lentement, non à cause de sa jambe mais aussi de son appréhension, de la culpabilité qui pesait
sur lui et de son cœur meurtri.
Arrivé dans la maison, il s’arrêta en bas de l’escalier et leva les yeux vers les rampes de fer forgé
et les marches de marbre qui menaient à l’étage. Il savait qu’il lui fallait les gravir pour aller voir Edie et
lui parler. Il devait affronter cela, discuter et parlementer, bien qu’il ne sût pas vraiment ce qui en
résulterait. Il fallait qu’il la tienne dans ses bras, même s’il doutait qu’elle le laisse faire, et qu’il la
réconforte, même s’il ne savait pas comment. En cet instant, naviguer sur le Congo ou faire face à une
lionne rugissante lui aurait paru beaucoup moins intimidant. S’il la faisait pleurer à nouveau, c’en serait
trop pour lui.
— Votre grâce ?
Il se retourna, presque soulagé d’avoir un prétexte pour retarder, ne fût-ce que brièvement, le
moment de monter. Le premier valet de pied se tenait devant lui.
— Oui, Edward ? Qu’y a-t-il ?
— Il est arrivé ceci pour vous.
Le valet lui tendit un plateau où était posée une feuille de papier pliée.
— Un télégramme.
Stuart le prit et le déplia, tandis que le valet de pied s’écartait et attendait, au cas où son maître
aurait besoin de rédiger une réponse.
Un brave garçon, cet Edward, songea distraitement Stuart avant de lire le message.

PRET A AIDER STOP AI PLUSIEURS IDEES STOP LETTRE SUIT AVEC PLUS DE
DETAILS STOP ENVERRAI FUTURE CORRESPONDANCE AU WHITE’S COMME VOUS
LE DEMANDEZ STOP RAVI QUE VOUS AYEZ EU LE BON SENS DE REVENIR AUPRES
DE MA FILLE STOP ARTHUR JEWELL

Stuart observa le télégramme, un peu soulagé d’avoir un allié de plus, mais pas assez pour dissiper
son appréhension à l’idée de parler à Edie. Il était rentré à la maison auprès de la fille d’Arthur, certes,
mais il n’était guère doué pour la rendre heureuse, semblait-il. Enfonçant le télégramme dans sa poche, il
se tourna vers le valet de pied.
— Edward ?
Le serviteur s’avança.
— Oui, votre grâce ?
La tête inclinée, Stuart examina le garçon.
Edward était un peu plus jeune que lui mais bien plus soigné. Il avait les cheveux parfaitement
peignés, sa livrée était remarquablement ajustée, ses chaussures cirées luisaient et le nœud de sa cravate
était impeccable.
— Edward… Brown, n’est-ce pas ?
— Brownley, votre grâce.
— Brownley, bien sûr. Pardonnez-moi.
Il s’interrompit, réfléchit encore un instant, puis prit sa décision.
— Cela vous plairait-il de devenir valet de chambre, monsieur Brownley ?
L’homme lui lança un regard surpris.
— Votre grâce ?
— Je suppose que c’est vous qui empesez mes chemises et repassez mes costumes depuis que je
suis de retour ?
Et comme le valet de pied acquiesçait :
— Je présume que vous avez déjà exercé les fonctions de valet lorsque l’occasion s’en présentait ?
— Oui, votre grâce. Quand des messieurs séjournent à Highclyffe sans leur valet, j’ai parfois
l’honneur de les servir.
— Parfait. Je vous préviens, je ne suis pas facile. Je déteste les faux-cols, dénoue constamment mes
cravates et desserre mes cols de chemise, et ma jambe me cause des ennuis sans fin. Je n’ai jamais eu
qu’un seul valet, et il est mort.
— M. Jones, oui, votre grâce. Un excellent homme, à ce que j’ai entendu dire.
— Oui, vraiment.
Stuart marqua une pause.
— A mon service, vous voyagerez. A Londres pendant la saison, et en Italie ou en France quand ma
femme et moi prendrons des vacances, notamment. Mais je ne vous retiendrai jamais longtemps loin de
l’Angleterre. Aimeriez-vous cet emploi ?
— Oui, votre grâce. Merci.
— Alors c’est entendu. Pour commencer, vous pourriez dresser la liste des vêtements qu’il me
faudrait, car je suis sûr que ma garde-robe est désespérément démodée. Et informez Wellesley qu’il devra
trouver un autre valet de pied. Vous pouvez disposer à présent.
Le serviteur s’inclina avant de regagner la salle des domestiques.
Et maintenant, songea Stuart, plus question de rester là à repousser l’inévitable. Il se tourna et
gravit l’escalier.
Parvenu devant la porte de sa femme, il frappa.
— Edie ? Puis-je entrer ?
Il n’y eut pas de réponse. Il attendit un moment, puis leva la main pour frapper de nouveau.
La porte s’ouvrit au même instant, et Reeves apparut sur le seuil. Elle jeta un coup d’œil par-dessus
son épaule et se glissa dans le corridor en refermant derrière elle.
— Est-elle…, commença Stuart.
Il inspira à fond.
— Comment va-t-elle ?
— Plutôt bien.
Reeves dut lire sur son visage ce qu’il ressentait, car son attitude habituellement raide et policée
s’adoucit.
— Ça va aller, votre grâce. Elle est un peu bouleversée, c’est tout.
— Puis-je la voir ?
La femme de chambre hésita.
— Je vous demande pardon, monsieur, mais je ne pense pas que ce serait opportun. Elle… elle est
en train de prendre un bain, voyez-vous.
Le genre de chose qu’aurait fait n’importe qui après l’amour. Avec une autre femme, cela n’aurait
rien signifié. Mais Edie… Il avait l’impression qu’elle ne lavait pas seulement les traces de leurs ébats
mais qu’elle effaçait aussi le souvenir. De l’autre homme, ou de lui-même ?
Il recula, s’appuyant contre le mur en face de la porte.
— Vous n’avez rien à vous reprocher.
La voix de la chambrière exprimait la compréhension.
— Ce qui lui est arrivé n’est pas votre faute.
Il la dévisagea, surpris.
— Vous savez donc ?
Elle n’eut pas besoin de lui demander ce qu’il entendait par là.
— Oui.
— Est-ce… Est-ce elle qui vous l’a dit ?
Reeves lui lança un regard compatissant.
— Je suis sa femme de chambre depuis qu’elle a relevé pour la première fois ses cheveux. J’ai
toujours su.
Elle observa une pause.
— Elle vous a donc raconté, votre grâce ?
On décelait une note de surprise dans sa voix.
Stuart secoua la tête.
— Je… j’ai deviné. Mais elle a confirmé.
Il eut un geste d’impuissance.
— Que puis-je faire ?
— Donnez-lui du temps, monsieur. Elle est perturbée, mais elle finira par aller mieux. Elle a juste
besoin de rester un peu seule, et elle surmontera cela.
— Y parviendra-t-elle ?
Cela lui semblait si peu probable.
— Y parviendra-t-elle ? répéta-t-il en détournant les yeux.
— Cela fait à peine plus d’une semaine que vous êtes à la maison. Elle a seulement besoin de
respirer un peu, si je puis dire.
— Bien sûr.
Il réfléchit un instant.
— Je vais retourner à Londres. J’ai une affaire à traiter là-bas qui me prendra une semaine environ.
Sera-ce suffisant ?
Reeves sourit légèrement.
— Je pense. Mais ne restez pas absent pendant cinq ans cette fois-ci !
Il s’efforça de lui sourire à son tour.
— J’aurai de la chance si je réussis à rester cinq jours loin d’elle.
La femme de chambre hocha la tête, visiblement satisfaite.
— Bien. Parce qu’elle a besoin de vous.
Elle s’arrêta, hésitante, comme si elle voulait ajouter autre chose. Puis, se décidant :
— Elle a toujours eu besoin de vous.
Etrangement, ces paroles ne surprirent pas Stuart. L’image de la jeune fille dans la salle de bal de
Hanford House lui revint à l’esprit.
— Je l’ai senti depuis le début, fit-il lentement. Je pense que je n’étais pas prêt à assumer le fait
qu’on ait besoin de moi. Jusqu’à maintenant.
Il inspira profondément et s’écarta du mur.
— Je serai à mon club. Prenez soin d’elle, Reeves, jusqu’à mon retour.
— Oui, votre grâce. C’est ce que j’ai toujours fait.
Il pivota pour rejoindre sa propre chambre, mais se figea aussitôt.
— Et, Reeves…
La femme de chambre s’immobilisa, la main sur la poignée de la porte.
— Oui, votre grâce ?
Il pencha la tête, les yeux fixés au sol. Les dix jours seraient achevés avant son retour. Edie ne lui
avait pas donné de baiser. C’était lui qui l’avait embrassée, et elle avait à juste titre souligné que cela ne
comptait pas. La main droite crispée sur sa canne, il pressa son autre poing sur sa bouche, luttant pour
parvenir à exprimer ce qu’il avait à dire. Puis il laissa retomber son bras et, regardant la chambrière par-
dessus son épaule, ajouta enfin :
— Ne la laissez pas me quitter. Quoi que cela vous oblige à faire, ne la laissez pas s’enfuir et me
quitter. C’est un ordre.
Un ordre impossible à exécuter, il le savait. Si Edie voulait le quitter, sa femme de chambre n’y
pourrait pas grand-chose. Mais il en était réduit aux solutions désespérées.
— Si elle veut s’en aller, je ferai de mon mieux pour la convaincre de n’en rien faire, votre grâce.
Mais…
Reeves se tut un instant.
— Mais je ne crois pas qu’elle s’enfuira.
— J’espère que non, Reeves. Moi aussi, voyez-vous, j’ai besoin d’elle.
Il s’éloigna, sachant qu’il lui fallait en rester là, du moins pour le moment.

* * *

Il était tout juste dix heures ce soir-là quand Stuart et son valet de chambre arrivèrent en ville et
s’installèrent au White’s.
Le lendemain matin, Stuart envoya une nouvelle série de lettres à ses amis afin de leur proposer de
se retrouver pour une soirée au White’s cinq jours plus tard, jugeant que d’ici là Pinkerton lui aurait
préparé un dossier tout à fait complet sur Van Hausen.
En attendant, Stuart devait bien s’occuper. Traînant Edward dans son sillage, il rendit visite à divers
tailleurs, bottiers et chemisiers. Responsable du linge de Stuart depuis son retour, son nouveau valet
connaissait assez l’état actuel de sa penderie pour savoir ce dont il avait besoin. Il était également doté
d’un goût excellent en matière d’habillement et avait un jugement sûr concernant les étoffes. Ce n’était pas
Jones, bien entendu, mais il ferait l’affaire.
Stuart se déplaça aussi à Park Lane pour inspecter Margrave House, mais la tâche se révéla inutile.
Bien que fermée pour le moment, avec tous ses meubles enveloppés de housses, sa résidence londonienne
était impeccable et parfaitement en ordre, ainsi qu’il put le constater. Ce n’était pas la première fois qu’il
pouvait apprécier l’excellente façon dont Edie avait géré ses domaines en son absence. En parcourant les
pièces, il pria pour ne jamais devoir y habiter sans elle.
Il assista à une réunion de la Société géographique de Londres, au cours de laquelle les membres
présents se levèrent spontanément pour le gratifier d’une ovation en l’honneur de ses explorations au
Congo, ce qu’il trouva affreusement embarrassant.
Il visita le British Museum et y vit son papillon. Lorsqu’il se présenta au conservateur en charge des
expositions scientifiques du musée, Stuart fut amusé par son air impressionné : cet homme semblait
penser qu’il avait fait quelque chose d’important. En comparaison de ce qu’il lui restait à accomplir pour
redresser les choses avec Edie, une nouvelle espèce de papillon, cela semblait bien insignifiant.
Le dixième jour de leur pari s’écoula, et il se demanda ce qu’elle avait l’intention de faire. Avait-il
commis une erreur en s’éloignant sans avoir utilisé chaque minute du précieux temps qu’il lui restait ? Il
tenta de se convaincre que deux jours ne comptaient guère et que c’était un pari stupide de toute façon. Il
tâcha de se persuader que, même si elle ne l’avait pas embrassé, même s’il l’avait poussée trop loin et
trop vite, elle resterait avec lui. Du moins voulait-il le croire.
Il essayait de ne pas trop penser à elle, mais l’effort était parfaitement vain. Tout lui rappelait Edie :
prendre le thé au Savoy, croiser dans Hyde Park une fille aux cheveux blond-roux… Et puis il voyait du
blanc partout. Le pire, c’était quand il était au lit. Les draps immaculés, les oreillers de plumes… Il se
souvenait de la première fois qu’il l’avait embrassée et de l’insomnie qui s’en était suivie, à revivre ce
baiser encore et encore.
Il aurait voulu lui écrire, lui demander si elle avait besoin de quoi que ce soit, mais bien entendu il
n’en fit rien. Si le temps et la distance pouvaient l’aider à ne pas la perdre, il devait les lui donner. Il
espérait qu’elle lui écrirait, pour lui demander de rentrer à la maison, mais il avait beau vérifier ses
lettres deux fois par jour, il n’en vit aucune qui portât la couronne de la duchesse de Margrave.
Néanmoins, celles qu’il reçut le réconfortèrent un peu. Ses amis confirmaient leur rendez-vous de
vendredi soir au club. Pinkerton l’informait qu’il possédait un dossier. Et Arthur Jewell lui envoya le
résumé détaillé des diverses façons dont Frederick Van Hausen pouvait se révéler vulnérable. Son beau-
père pensait qu’il leur faudrait élaborer un plan ensemble, lorsqu’il viendrait en Angleterre pour son
habituelle visite de Noël. Stuart lui répondit favorablement, en espérant qu’Edie serait toujours auprès de
lui à la fin de l’année.
Il réserva une salle à manger privée au White’s pour la soirée de vendredi. Quand ses amis l’y
rejoignirent enfin, une bouteille de single-malt trônait sur la table, le menu du dîner était commandé, et
toutes les informations qu’il possédait sur Van Hausen se trouvaient dans une mallette près de sa chaise.
Le marquis de Trubridge fut le premier à faire son apparition.
— Comment va votre jambe ? s’enquit-il, tout en acceptant la boisson que lui proposait son ami.
Il prit le siège en face de Stuart, à la table ronde du dîner.
— Vous aviez raison, admit Stuart. Votre Dr Cahill est un as.
Nick eut un sourire ravi.
— Je vous l’avais bien dit. Au fait, Denys arrive. Nous sommes revenus du Kent ensemble. Il est en
train de payer le fiacre.
Denys, vicomte Somerton, entra juste à cet instant. Mais à peine eut-il salué Stuart d’une poignée de
main et d’une tape dans le dos et accepté un verre que la porte s’ouvrit de nouveau, livrant passage au
comte de Hayward.
— Pongo ! s’exclamèrent en chœur les trois hommes, ce qui arracha une grimace au comte.
Lord Hayward, fils du marquis de Wetherford, avait été baptisé James, mais depuis son enfance,
pour une raison qu’aucun d’eux ne se rappelait, ses plus proches amis l’appelaient Pongo. C’était un
surnom qu’il détestait.
— Appelez-moi par mon nom, abrutis, ou au diable cette réunion et vous tous !
Il examina Stuart des pieds à la tête.
— Comment va votre jambe, mon vieux ?
— C’est ça, grogna Nick. Demandez-lui des nouvelles de sa jambe, mais surtout pas de mon épaule.
D’un geste, James balaya l’allusion à la vieille blessure de Nick tout en s’asseyant près de lui.
— Bon, je vous ai tiré dessus. Et alors ?
— Pendant que je lui sauvais la vie ! précisa Nick, en pointant son verre de whisky vers Denys.
Vous vouliez le tuer, je me suis interposé d’un bond, et c’est moi qui ai pris cette maudite balle. L’action
la plus stupide que j’aie jamais accomplie !
— J’ignorais cette histoire, Nick, intervint Stuart. Vous avez fait tellement de choses stupides.
— Et il le méritait, ajouta Denys en prenant place de l’autre côté de Nick, près de Stuart. Ne vous
sentez pas coupable, Pongo.
James sourit.
— Oh ! mais je ne ressens rien de tel. Mais je me rappelle parfaitement vous avoir pris pour cible,
Somerton. Vous aviez décampé avec ma maîtresse.
— Elle s’est jetée à ma tête sans la moindre vergogne, se justifia Denys. Je n’ai pas pu l’en
empêcher.
— J’étais là, intervint Stuart, et ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. En fait, c’était moi
qu’elle poursuivait et…
Cette déclaration fut immédiatement étouffée par une série de vigoureux quolibets et un débat
s’ensuivit sur le sujet, lequel fut interrompu sans avoir été résolu par l’arrivée du dernier invité, lord
Featherstone.
— Excusez-moi d’être en retard, messieurs, dit Jack en refermant la porte derrière lui.
— Pardonnez-nous si nous n’en sommes pas surpris, rétorqua Denys par-dessus son épaule. Vous
êtes toujours en retard.
— Lâchez-moi un peu, voulez-vous ? Je rentre tout juste de Paris, après tout. Il y a vingt minutes à
peine que je suis descendu du train de Douvres.
Jack contourna la table, tandis que Stuart se levait pour l’accueillir.
— Alors, vous vous êtes fait déchiqueter par un lion, hein ? Prêt à tout pour rigoler un peu !
— Oui, sacrebleu. Un verre ?
— Bien sûr. Vous ne pensez tout de même pas que je suis venu ici pour vous !
Jack saisit le whisky que Stuart venait de lui servir, puis tira la chaise vide à sa droite et s’y assit.
— Eh bien, messieurs, à présent que nous avons tous salué le retour du pourfendeur de lions,
qu’allons-nous faire ce soir ? D’abord dîner, je présume ? Puis jouer aux cartes ? Ensuite, s’encanailler
un peu dans les bars d’East End, peut-être ? Ou ferons-nous la tournée des music-halls londoniens, pour y
trouver les plus jolies danseuses et les enlever ?
— Rien de tout cela pour moi, répondit Nicholas avec un geste de protestation. Je suis un mari
comblé.
Il prit son verre et le leva avant d’ajouter :
— Avec un bébé en route !
La nouvelle fut accueillie par de chaleureuses félicitations, accompagnées d’un toast.
Jack remplit de nouveau son verre et fit passer la bouteille.
— Nick n’est peut-être pas dans le coup, mais vous autres ?
Devant le regard interrogateur de Jack, Stuart secoua la tête.
— Ma femme et moi nous sommes réconciliés, affirma-t-il.
Il ne lui restait plus qu’à espérer que ce soit vrai.
Il y eut un moment de silence, tandis que tous ses amis le dévisageaient, incertains. Ce fut Jack qui
posa la question qu’ils avaient tous à l’esprit.
— Et vous en êtes heureux ?
— Je le suis, oui.
Quant à savoir s’il serait capable ou non de rendre Edie heureuse, c’était un autre problème.
— Et je me réjouis également d’être rentré à la maison.
— Alors c’est parfait.
Jack leva son verre.
— Au chasseur de retour des montagnes !
Les verres s’entrechoquèrent et furent dûment vidés, puis la bouteille circula de nouveau.
— Alors, reprit Jack, que sommes-nous censés faire, nous autres ? Les maris heureux sont
d’ennuyeuse compagnie.
Et jetant un coup d’œil à James et Denys :
— Ne me dites pas que l’un de vous deux s’est laissé prendre au piège ?
Denys leva son verre.
— Pas moi. Je suis encore un insouciant célibataire !
— Moi aussi, ajouta James.
— Ah, voilà qui me rassure. Tout à l’heure, nous pourrons laisser ces deux-là…
Il désigna Stuart et Nicholas.
— Et nous irons nous amuser un peu, d’accord ?
— Vous pourrez tous les trois courir les lupanars, tavernes et tripots de Londres autant qu’il vous
plaira une autre fois, déclara Stuart. Mais pas ce soir. Je ne vous ai pas tous réunis ici pour que vous
alliez faire la fête en ville. Du reste, Londres en août est mortellement ennuyeuse, aussi ne manquerez-
vous pas grand-chose.
Jack le gratifia d’un sourire effronté.
— Alors pourquoi sommes-nous ici, à part pour admirer vos cicatrices, tout apprendre sur votre
accident et nous montrer dûment impressionnés par la façon courageuse dont vous avez combattu les
lions ?
Stuart se resservit un whisky.
— Je n’ai pas l’intention de parler de cela.
— Allons donc ! fit Jack, incrédule. Vous avez là une occasion unique de faire un peu le vantard et
vous ne voulez pas en parler ? Pourquoi donc ?
Et jetant un coup d’œil sous la table :
— Les lions ne vous ont rien mangé d’important, j’espère ?
Stuart avala une gorgée de whisky et lâcha la nouvelle :
— Jones est mort.
— Quoi ? chuchota Jack, tandis que les autres se taisaient, stupéfaits.
Lentement, il se redressa sur sa chaise.
— Votre valet est mort ? Que s’est-il passé ? Ce sont aussi les lions ?
— Oui.
Jack soupira en passant une main dans ses cheveux noirs.
— Bon sang ! Et moi qui plaisantais… Désolé, Stuart.
Les autres ajoutèrent des propos du même genre, mais Stuart ne put supporter leurs condoléances et
les balaya d’un geste.
— Parlons d’autre chose, voulez-vous ?
Et sans leur laisser le temps de choisir un sujet, il détourna la conversation vers ce qui lui tenait à
cœur.
— Messieurs, même si je me réjouis de vous voir tous, ce n’est pas pour une réunion amicale que je
vous ai convoqués ici.
Il observa une pause, s’assurant d’avoir toute leur attention avant de poursuivre.
— Il y a quelque chose dont je veux discuter avec vous, et je voudrais le faire avant que la bouteille
ne fasse encore le tour de la table, car il s’agit d’une affaire très sérieuse.
Aussitôt, on reposa les verres et écarta le whisky.
Stuart fouilla dans sa mallette et en sortit le dossier sur Van Hausen. Il se leva, déposa la liasse de
papiers au milieu de la table, puis regarda tour à tour les visages tournés vers lui.
— Je veux ruiner un homme, déclara-t-il enfin. Je veux l’humilier et le détruire. Complètement, sur
tous les plans et sans pitié.
Il y eut un nouveau silence, et ce fut Jack qui le rompit.
— Bon sang, ricana-t-il en se laissant contre le dossier de sa chaise et souriant à Stuart. En fait de
plaisanterie, c’est tout à fait mon genre, on dirait.
Denys s’éclaircit la gorge.
— Il va sans dire que l’homme en question le mérite, mais pouvez-vous nous dire pourquoi ?
— L’essentiel, oui, mais pas les détails. Et je vous assure que c’est là une affaire d’honneur. Et de
justice.
James s’adossa à son siège, les yeux fixés sur Stuart.
— Les tribunaux ne peuvent rien contre lui, je présume ?
— Non. Il est américain, un knickerbocker, avec un père très riche et très puissant.
— Pfft ! fit Jack, balayant ces bagatelles avec dédain.
— Messieurs, reprit Stuart en appuyant la paume de ses mains sur la table, le regard baissé vers la
liasse de papiers, j’agirais seul en cette affaire si je le pouvais, mais c’est impossible. J’ai besoin de
votre aide.
Il leva les yeux pour examiner les visages de ses plus proches amis — ses amis d’enfance.
— Nous sommes tous des anciens d’Eaton.
Les quatre hommes hochèrent la tête pour signifier qu’ils comprenaient. Cette fois, ce fut Nicholas
qui parla le premier :
— Il n’y a rien à ajouter. Que devons-nous faire ?
Chapitre 20

— Vous êtes sûre ?


Joanna se détourna de la portière du train pour interroger Edie du regard. Sous son canotier de
paille, elle semblait légèrement inquiète et la suppliait de ses ravissants yeux bruns.
— Je devrais attendre le retour de Stuart.
— Non, lui répéta Edie pour la dixième fois peut-être. Le trimestre commence lundi à Willowbank.
Cela vous laisse seulement deux jours pour vous installer. Et je ne sais pas exactement combien de temps
Stuart restera absent.
— Une semaine, d’après Reeves, vous me l’avez dit vous-même. Or cela fait dix jours qu’il est
parti. Je suis sûre qu’il va revenir bientôt, peut-être même aujourd’hui. Je devrais l’attendre. Je n’ai pas
eu l’occasion de lui dire au revoir avant son départ.
Le train siffla, annonçant son départ imminent, et Edie saisit sa sœur par les épaules.
— Je suis certaine que Stuart comprendra pourquoi vous ne lui avez pas fait vos adieux. A présent,
il faut monter dans le wagon, ma chérie. Vous nous reverrez tous les deux dans trois semaines.
— Comment puis-je en être sûre ? Vous pouvez très bien le quitter. C’est ce que vous avez dit quand
il est revenu à la maison.
Edie repensa à ce qu’elle éprouvait lorsqu’elle avait affirmé cela et constata avec un certain
amusement combien une quinzaine de jours pouvaient changer quelqu’un.
— Je ne le quitterai pas.
— Vous le promettez ?
— Oui, je le promets.
Elle planta deux baisers sur les joues de sa sœur et voulut la faire pivoter vers le train. Mais comme
Joanna résistait encore, Edie soupira et se campa devant elle, les mains sur les hanches.
— Joanna Arlene Jewell, ai-je jamais enfreint une promesse que je vous avais faite ?
Joanna haussa les épaules, regarda autour d’elle et remua les pieds.
— Non, admit-elle enfin.
— Ah, vous voyez ! Vous aurez votre premier jour de sortie dans trois semaines, et Stuart et moi
viendrons tous les deux vous voir là-bas.
— Vous emmènerez aussi Snuffles ?
— Oui, c’est promis.
Joanna semblait encore dubitative.
— Comment allez-vous faire, toute seule ? Vous n’aurez personne pour vous tenir compagnie
jusqu’au retour de Stuart.
— Je me débrouillerai, assura Edie.
Elle vit la vapeur s’élever et cette fois, Dieu merci, Joanna ne résista pas lorsqu’elle la poussa vers
le train.
En se hissant dans le wagon, toutefois, la jeune fille crut bon d’ajouter par-dessus son épaule :
— Vous êtes sûre ? La maison est tellement grande !
— J’en suis sûre, ma chérie. Montez à présent. Mme Simmons vous attend.
Joanna pénétra enfin dans le compartiment. Mais, comme la dernière fois, elle ouvrit la première
fenêtre qu’elle put trouver afin de continuer à parler :
— Je vais à l’école puisqu’il le faut mais, si vous quittez Stuart pour vous enfuir, je lui dirai où vous
êtes. Je n’ai pas pour habitude de rapporter, et je suis de votre côté. Je vous l’ai dit et c’est vrai,
honnêtement. Mais, avant son départ, je lui ai promis que, si vous quittiez la maison, je lui dirais où vous
êtes allée.
— Quoi ? Quand cela s’est-il passé ?
— Au dîner, pendant que vous mangiez dans votre chambre. Il m’a informée qu’il allait s’absenter
quelque temps.
Edie sauta sur cette révélation.
— Oh ! Vous avez donc eu l’occasion de lui dire au revoir.
— Aucune importance, fit Joanna, agitant avec impatience sa main gantée de blanc. Il m’a précisé
qu’il retournait à Londres et, quand je lui ai demandé pourquoi, il a dit que c’était pour des affaires. Mais
il a ajouté que vous vous étiez querellés, que vous sembliez malheureuse et que je ne devais pas vous en
parler ni poser de questions, mais essayer de vous réconforter et de veiller sur vous. Il voulait aussi
revenir avant mon départ pour l’école, mais il n’était pas sûr de le pouvoir, et c’est là qu’il m’a fait
promettre de lui dire où vous trouver, si vous veniez à vous enfuir. Il a affirmé qu’il ne vous laisserait pas
le quitter sous prétexte qu’il avait commis une action stupide.
— Il a dit cela ? gémit Edie.
Voilà qui confirmait bien ce qu’elle avait redouté depuis le départ de Stuart…
— Oui, alors…
Le sifflement du départ retentit de nouveau, le train s’ébranla et Joanna dut se cramponner au châssis
pour garder son équilibre.
— Alors ne vous avisez pas de prendre la fuite, Edie, continua-t-elle en passant la tête par la
fenêtre. Sinon je lui dirai où vous êtes.
Et se mettant à pleurer :
— Je vous jure que je le ferai !
Edie était prête à fondre en larmes elle aussi, mais elle se retint, pour Joanna.
— Je n’irai nulle part ! cria-t-elle, dans l’espoir que sa sœur l’entendrait malgré le bruit de la
chaudière.
Elle attendit que Joanna ait quitté la fenêtre avant de laisser couler ses larmes, puis resta sur le quai
jusqu’au moment où le train fut complètement hors de vue. Avec Joanna, on ne pouvait jamais savoir.

* * *

— Non, je veux que le portrait de Stuart soit placé à la droite du mien, Henry, dit-elle au valet de
pied perché sur l’échelle. A droite, répéta-t-elle.
A côté d’elle, dans la galerie des portraits, Wellesley toussota.
— La duchesse douairière a toujours eu le portrait du duc à la gauche du sien, votre grâce.
Et voilà, cela recommence, songea Edie. Pourquoi fallait-il que changer quelques tableaux de place
soit une bataille ?
— Je suis sûre que le huitième duc devait être magnifique à sa gauche. Mais je veux que le portrait
du neuvième soit à la droite du mien.
Wellesley soupira, avec la résignation d’un majordome anglais obligé de traiter avec une duchesse
américaine qui ne connaissait rien aux convenances.
— Oui, votre grâce. C’est seulement qu’à Highclyffe nous n’avons pas l’habitude d’avoir le portrait
du duc à droite.
— Effectivement, déclara-t-elle, du ton à la fois enjoué et ferme qu’elle employait toujours dans ces
circonstances. Mais…
— Votre grâce !
Surprise, Edie se retourna et vit Reeves entrer en courant dans la longue galerie restée ouverte.
— Il est revenu, annonça la camériste, haletante. Le duc est revenu. Il vous cherchait et s’est rendu
tout droit dans votre chambre. Je lui ai suggéré de vous y attendre pendant que je partais à votre
recherche.
Edie traversa la galerie en accélérant le pas malgré elle, si bien qu’elle galopait presque lorsqu’elle
rejoignit la domestique.
— Dans ma chambre ?
Reeves hocha la tête.
Edie s’apprêtait à sortir en trombe quand elle s’arrêta brusquement.
— Wellesley, et le cadeau de sa grâce ?
Le majordome lui jeta un coup d’œil impassible.
— J’ai suivi exactement vos instructions, votre grâce.
Edie hocha la tête en pivotant vers la porte.
— Cela, j’y croirai quand je l’aurai vu, murmura-t-elle en quittant la pièce.
Et faisant halte sur le seuil pour faire un geste dans sa direction :
— A droite, Wellesley, rappela-t-elle.
En s’éloignant, elle entendit le lourd soupir du majordome résonner dans la galerie. Elle remonta le
couloir au pas de course jusqu’à l’escalier, gravit les marches deux à deux et tourna dans le corridor
menant aux chambres familiales. Avant d’atteindre la sienne cependant, elle prit un temps pour se
préparer.
Il était important qu’elle ne commette pas d’erreur, c’était elle qui avait tout gâché la dernière fois
qu’ils s’étaient trouvés ensemble. Elle fut soudain prise de panique, mais ce n’était pas la peur à laquelle
elle était habituée — ce n’était pas de la crainte, mais une terrible nervosité.
Elle resta dans le couloir pendant plusieurs minutes à respirer profondément pour recouvrer son
sang-froid. Il fallait qu’elle garde son calme et s’explique entièrement ; il fallait surtout qu’elle retienne
ses larmes, sous peine de ne pas parvenir à s’exprimer.
Elle parcourut les derniers mètres qui la séparaient de sa chambre et y pénétra.
Debout près de son bureau, Stuart regardait par la fenêtre.
— Vous voilà revenu. Reeves avait dit une semaine, mais cela fait plus longtemps…
Elle s’arrêta net. Il ne s’était pas retourné tandis qu’elle parlait, et quelque chose dans sa roide
immobilité lui arracha un frisson d’inquiétude.
— Stuart ?
Il tapota la surface du bureau.
— Keeting vous a envoyé l’accord de séparation, à ce que je vois.
Edie jeta un coup d’œil vers l’écritoire, où le document s’étalait, bien en vue. Seigneur, elle avait
complètement oublié cela !
— Oui, c’est arrivé par la poste en votre absence. Mais…
Il bougea légèrement la tête, laissant voir son profil.
— Pardonnez-moi d’avoir fait irruption dans votre intimité. Je suis monté vous voir à mon arrivée,
et Reeves m’a suggéré d’attendre ici pendant qu’elle allait vous chercher. Je ne voulais pas fouiner. J’ai
seulement marché jusqu’à la fenêtre, et le courrier était là. Je n’avais pas l’intention de lire votre
correspondance.
— Non, bien sûr. Je n’ai même pas…
— Voulez-vous que je le signe, Edie ?
Il se tourna vers elle, le dos à la fenêtre. La vive lumière qui l’éclairait par-derrière rendait son
expression difficile à lire.
— Parce que je le ferai si c’est ce que vous voulez. Les dix jours dont nous étions convenus sont
passés, ajouta-t-il avant qu’elle ne puisse répondre. Et je sais qu’essayer de vous retenir de force ne
ferait que vous causer encore plus de peine. Je préférerais mourir plutôt que d’agir ainsi.
— Mais Stuart, je ne veux pas…
— Vous vous rappelez quand vous m’avez demandé ce qui était arrivé à Jones et que j’ai refusé de
vous le raconter ? Il est peut-être temps de vous le dire à présent.
Elle plissa le front, interloquée, non seulement par le changement de sujet mais aussi par son air
sombre et le timbre lointain de sa voix.
— Très bien, fit-elle avec un petit frisson.
— Nous devions amener un troupeau depuis la gare de Nairobi jusqu’à une ferme au sud des
montagnes du Ngong et c’était une tâche ardue, commença-t-il après un instant. En termes de distance, ce
n’est pas si loin, mais cela représente un voyage de trois jours. Il n’est pas facile de déplacer cinq cents
têtes de bétail à travers une contrée peuplée de lions. C’était notre deuxième nuit dehors. Les hommes
avaient allumé les feux comme à l’ordinaire, je les ai vérifiés moi-même, selon mon habitude. Mais l’un
d’eux au moins a dû s’éteindre. Comment savoir pourquoi ? C’est cela, l’Afrique. Une minute tout va
bien, et la suivante…
Il s’interrompit et pencha la tête.
— La suivante, votre valet est mort et vous regardez des hommes creuser votre tombe.
— Que s’est-il passé ?
— Des lions ont attaqué le troupeau. L’un d’eux s’en est pris à Jones et l’a tué.
Il leva les yeux sans la regarder.
— J’ai tout vu. J’ai vu la lionne bondir, j’ai vu Jones tomber, mais j’avais usé mes cartouches et je
n’avais pas le temps de recharger mon fusil. Je me suis servi de mon fouet pour la forcer à lâcher prise,
mais…
Sa voix se brisa.
Edie ne supportait plus de ne pouvoir le regarder dans les yeux et traversa la pièce.
— Mais ? insista-t-elle en s’approchant de lui.
— Mais il était trop tard. Il était déjà mort. Il était mon serviteur depuis mes seize ans, Edie. Il me
suivait partout où j’allais. Il…
Sa voix défaillit, et il se tut de nouveau.
Edie s’arrêta devant lui. Elle compatissait sincèrement, car elle savait ce que c’était que de s’en
vouloir à soi-même.
— Ce n’était pas votre faute. C’est le genre de chose qui pourrait arriver à n’importe qui dans le
bush, j’en suis sûre.
— Vous m’avez un jour traité de « charmeur », murmura-t-il, passant une fois de plus à un tout autre
sujet. Je vais vous dire pourquoi je peux paraître ainsi. Je n’avais pas dix ans quand j’ai compris que je
ne serais jamais aimé par ma propre famille. Alors j’ai voulu être aimé par tous les autres. A vingt ans, il
n’y avait pas une seule fille désirable que je ne sois capable de conquérir, pas un seul homme avec qui je
ne puisse me lier d’amitié ni un seul jeu que je ne sache jouer, pas un problème que je ne trouve le moyen
de résoudre. J’ai toujours eu une chance insolente, et cela a fait de moi un sacré vaniteux. Prenez notre
histoire, par exemple. Quand je vous ai rencontrée, ma famille était à sec, nos créditeurs sur le point de
tout prendre, et voilà que vous apparaissez et me jetez tout votre argent. Un pur coup de chance.
Il prit un air railleur.
— Faut-il s’étonner que Cecil ne puisse pas me sentir ?
— Cecil est idiot.
Il eut un petit rire.
— Oui, assez.
Puis son sourire disparut.
— C’est moi qui ai persuadé Jones de m’accompagner en Afrique. Il ne voulait pas venir, mais je
l’ai convaincu. Toujours mon fameux charme. Et comme j’étais le genre de gars pour qui « non » n’est pas
une réponse, je suis parvenu à mes fins.
— Vous ne devez pas vous en blâmer, Stuart. Il ne faut pas. Jones adorait l’Afrique. Il écrivait aux
autres serviteurs et parfois Reeves me rapportait ses propos. Peut-être ne voulait-il pas y aller au départ,
mais il a vécu là-bas les meilleures années de sa vie, à votre service.
— Je sais, mais c’est seulement que…
Des larmes brillèrent dans ses yeux, mais il les essuya farouchement du pouce.
— Il me manque.
Elle avança la main pour toucher sa joue et ses cheveux.
— Bien sûr qu’il vous manque.
Il s’appuya contre le bureau, les paumes sur le rebord.
— Savez-vous pourquoi j’ai voulu partir en Afrique, la première fois ? Comme je vous l’ai dit, je
ne me prenais pas pour rien. Même un continent n’était pas de taille à me vaincre, bon sang.
Il étendit sa jambe obliquement devant Edie, le regard fixé sur sa cuisse.
— J’ai échappé à la malaria, à la fièvre bilieuse, à la dysenterie et aux morsures de serpent mais, à
la fin, l’Afrique a tout de même réussi à me remettre à ma place.
Edie ne sut que répondre à cela.
— Je suis désolée, Stuart. Si sincèrement désolée. Pour Jones, pour votre jambe, pour…
— Moi je suis désolé pour Jones, Edie, mais pas pour ma jambe. Je boiterai peut-être jusqu’à la fin
de ma vie, mais je ne le déplore pas le moins du monde et je vais vous dire pourquoi.
Il s’écarta du bureau et se dressa devant elle.
— Si cela ne m’était pas arrivé, je n’aurais peut-être fini par rentrer à la maison que dans un
cercueil, et je n’aurais pas pu savoir que la meilleure chose que j’ai eue dans ma vie était ici. C’est vrai
que je n’ai jamais rencontré de femme que je n’aie su conquérir, mais je n’en ai jamais rencontré non plus
qui compte vraiment pour moi. Jusqu’à ce que je vous connaisse.
Edie émit un son étouffé, redoutant de se mettre à pleurer — et adieu son sang-froid conquis de
haute lutte !
— Stuart…
— Le soir de notre première rencontre, dès que je vous ai vue, j’ai eu l’impression que le destin
m’obligeait à m’arrêter et à vous prêter attention, comme s’il me disait : « Regarde, regarde vraiment
cette fille, parce qu’elle est importante pour toi. Elle va changer ta vie. » Plus tard, quand vous m’avez
suivi dans le labyrinthe, j’ai pensé que j’avais ressenti cela à cause de l’argent, mais c’était faux. Vous
m’avez demandé une fois ce que je pouvais bien attendre de vous. Ce que je veux, Edie, c’est savoir que
ma vie n’a pas été un total gaspillage. Que tout ce que je prenais comme un dû a en réalité un sens plus
profond. Que je peux faire le bien autour de moi et non pas prendre seulement du bon temps. Mais,
surtout, j’aimerais savoir qu’il existe une personne dans le monde qui a besoin de moi et dont la vie est
meilleure parce que j’en fais partie. Et je veux que cette personne, ce soit vous, Edie. Parce que je vous
aime.
Edie fut transportée de joie — de bonheur, de soulagement, et d’une douce, d’une poignante
tendresse.
— Stuart…
— Je signerai l’accord de séparation, si c’est ce que vous souhaitez. Mais je vous demande de ne
pas abandonner en ce qui nous concerne, Edie. Et je me moque que cela prenne dix jours de plus ou même
dix ans ou tout le reste de ma vie, mais je vous promets qu’avant ma mort je vous démontrerai que vous
serez toujours en sécurité avec moi. Même quand je vous désire à ne pas en fermer l’œil de la nuit,
j’attendrai que vous vouliez de moi. Je le promets.
Edie attendit puis, voyant qu’il n’ajoutait rien, parla enfin :
— Est-ce tout ?
Une lueur de défi scintilla dans les beaux yeux gris de Stuart.
— Oui.
— Très bien.
Enserrant alors le visage de Stuart dans ses mains, elle se souleva sur la pointe des pieds et posa
ses lèvres sur les siennes.
— Voici ma réponse.
Il plissa le front et secoua la tête, lui signifiant ainsi qu’elle venait de lui couper la parole. Mais
lorsqu’il ouvrit la bouche, elle refusa de le laisser monologuer une seconde de plus.
— Je reste, déclara-t-elle en hâte pour le devancer. Je ne vais pas partir, jamais. Et si vous m’aviez
laissé placer un mot, je vous l’aurais dit à l’instant même où j’ai franchi cette porte.
— Mais cela ?
Il se tourna pour prendre le document sur le bureau.
Edie le lui arracha des mains.
— Keating me l’a envoyé parce que je le lui avais demandé lorsque je suis allée le voir à Londres,
mais je ne l’ai même pas lu et il est hors de question que je le signe.
Sur ces mots, elle déchira le maudit document et en jeta les morceaux en l’air.
Stuart déglutit, le regard plongé dans celui d’Edie tandis que les bouts de papier retombaient en
flottant autour d’eux.
— Etes-vous sûre que vous voulez rester ? Même après ce qui s’est passé dans la remise aux
plumes ?
— Ce n’était pas votre faute. J’ai eu un accès de panique. Cela m’arrive. Cela m’arrivera sans doute
encore.
Edie savait qu’elle devait aborder ce sujet, et c’était à cela qu’elle se préparait depuis le départ de
Stuart.
Elle respira profondément, pressa ses mains l’une contre l’autre et les porta à sa bouche, dans
l’espoir que les mots qu’elle cherchait désespérément depuis des jours en sortiraient enfin.
— Rappelez-vous quand nous avons joué aux échecs. Vous m’avez dit que, si je parlais de lui, je
devais vous regarder dans les yeux et qu’alors je verrais la différence.
— Je m’en souviens. Avec le recul, je me rends compte que je ne pouvais guère espérer que vous
perceviez la différence entre lui et moi. Mais, à ce moment-là, j’étais furieux que vous puissiez penser
que je lui ressemblais en quoi que ce soit.
— Je sais que vous étiez en colère. Mais vous avez eu raison de dire cela, car ensuite, chaque fois
que nous nous sommes retrouvés seuls ensemble et que je vous ai regardé dans les yeux, je me suis
rappelé ce que vous aviez dit et cela m’a aidée à ne pas avoir peur. Cet après-midi dans la remise à
plumes, tout était…
Sa voix se brisa, et elle dut s’arrêter une seconde avant de poursuivre :
— C’était merveilleux, Stuart, tout était merveilleux… jusqu’à ce que je ne puisse plus voir votre
visage. Quand vous… quand vous vous êtes allongé sur moi, cela… cela m’a rappelé la fois précédente,
avec lui. Parce que je ne pouvais plus vous voir.
Stuart eut une expression douloureuse, et Edie en eut le cœur serré. Elle détestait lui faire du mal,
mais il fallait que ce soit dit, afin qu’il comprenne. Ensuite, ils n’auraient plus jamais besoin d’en
reparler.
— Il m’a poussée sur une table, a remonté ma jupe et déchiré ma culotte.
Elle parlait vite, s’extirpant les mots de la bouche.
— Je lui ai dit d’arrêter. Il ne l’a pas fait. Il s’est couché sur moi et… et il a fait la chose. Cela
s’était passé si vite, j’étais sous le choc. Je n’arrêtais pas de lui dire de cesser mais…
Elle secoua la tête, une main posée sur sa joue.
— Sa figure était enfouie dans mon cou, aussi ne pouvais-je pas le voir, et il ne m’a jamais
regardée, jusqu’au moment où il s’est relevé. Là, quand il a enfin posé les yeux sur moi, il a ricané en me
disant qu’il faudrait que nous recommencions un de ces jours. Il n’a même pas baissé ma jupe avant de
s’en aller.
Elle vit Stuart presser son poing sur sa bouche, un geste qu’il n’accomplissait que lorsqu’il
éprouvait une émotion intense et tentait de la réprimer. En cet instant il avait mal, mal pour elle, elle le
savait, et elle se hâta d’ajouter :
— Rien de tout cela n’a plus d’importance à présent. C’est seulement que…
— C’est important, Edie, assura-t-il en baissant son poing. Pardieu, c’est important. Il paiera.
— Ce que je voulais dire, c’est que lorsque nous étions dans la remise aux plumes, vous et moi,
quand vous… quand vous vous êtes positionné sur moi, j’ai commencé à m’affoler, mais je pouvais
encore voir votre visage, alors… alors tout allait bien. Mais ensuite, vous avez enfoui votre visage dans
mon cou.
Elle s’arrêta, cillant désespérément pour refouler ses larmes.
— Je ne pouvais plus vous regarder. Je ne pouvais plus voir vos yeux. Je ne pouvais plus… me
rappeler la différence.
— Je comprends.
Il prit une profonde inspiration et hocha la tête.
— Oui, je comprends.
— J’ai essayé de vous dire cela tout de suite, de vous dire ce qui m’arrivait et pourquoi je pleurais,
mais je n’ai pas pu, Stuart, je n’ai tout simplement pas pu.
Un sanglot jaillit du tréfonds d’elle-même, et le sang-froid qui la tenait depuis tant d’années
s’évanouit. Le nœud en elle, ce nœud dur et serré de peur, de colère et de honte se défit brusquement et
elle se mit à pleurer.
— Je n’avais jamais raconté ça à personne.
Stuart referma aussitôt ses bras sur Edie et la tint serrée contre lui tandis qu’elle versait des larmes
— les mêmes larmes qu’elle avait essayé de réprimer pendant six ans et qui avaient jailli cet après-midi-
là dans la remise aux plumes.
Ces pleurs le faisaient souffrir, lui aussi, Edie le savait bien. Mais elle ne pouvait plus les retenir.
Ils coulaient, mouillant la chemise blanche de Stuart et son gilet en piqué cependant qu’il lui caressait les
cheveux et chuchotait son nom, encore et toujours. Et la sensation de nœud dur et serré en elle finit par
lentement disparaître.
Enfin, elle releva la tête et s’écarta de lui, acceptant le mouchoir que lui tendait Stuart.
— Je m’étais juré de ne pas pleurer, dit-elle en se tamponnant le visage. Je sais qu’à Londres vous
avez dû vous reprocher ce qui s’est passé entre nous, mais j’avais besoin de temps pour… pour retrouver
mon calme. Je savais qu’il me fallait m’expliquer, mais je ne voulais pas pleurer pour ne pas vous rendre
les choses plus difficiles. Je ne voulais pas que vous vous sentiez encore plus mal…
Stuart enserra le visage d’Edie entre ses mains.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, intima-t-il farouchement. Jamais. Si vous avez besoin de me
reparler de cela ou de lui, faites-le. Je le supporterai. Si vous désirez être seule, dites-le-moi. Pleurez
toutes les larmes de votre corps chaque fois que vous le voudrez, martelez-moi de coups de poing en
maudissant son nom, jetez des assiettes contre le mur ou lancez-les moi à la tête. Mais, quoi que vous
fassiez, ne vous préoccupez pas de savoir si cela me fait mal ou non. Vous comprenez ? Et si ce qui s’est
passé dans la remise devait se reproduire, si vous êtes encore prise de panique pendant que nous faisons
l’amour, empoignez-moi par les cheveux, tirez ma tête en arrière et criez : « Stuart, le diable vous
emporte, regardez-moi ! »
Ce discours était si absurde et sa véhémence si touchante qu’Edie ne put s’empêcher de glousser,
laissant échapper un son moitié rire moitié sanglot.
— J’essaierai, promis.
— Y a-t-il autre chose encore qui vous effraie ou vous rappelle cet homme ? Chaque fois que vous
pensez à quelque chose de ce genre, il faut me le dire.
Elle réfléchit un instant.
— Ne portez jamais d’eau de Cologne. Jamais.
Il fit la grimace.
— Je n’en mets jamais, vous n’avez pas à vous inquiéter.
— Dieu merci.
Elle s’essuya de nouveau le visage.
— Seigneur ! Dix jours entiers pour me calmer, et cela n’a servi à rien en fin de compte !
— Mais que ressentez-vous, ma chérie ?
Il lui caressa la joue, effleurant ses taches de rousseur.
— Oui, que ressentez-vous ?
Elle prit un temps.
— Je suis soulagée, dit-elle enfin en pressant une main sur sa poitrine. Oui, c’est un tel
soulagement…
Stuart apprécia la réponse, car il plissa le coin des yeux en un soupçon de sourire.
— Bien.
— Mais je dois être à faire peur et c’est bien dommage, car j’avais préparé une surprise pour votre
retour.
— Une surprise ?
— Oui, et il me tarde de vous l’offrir. Alors allez maintenant, et laissez-moi arranger mon visage.
Elle plia le mouchoir et le posa sur son bureau.
— Changeons-nous tous deux pour le dîner, voulez-vous ? Puis je vous demande de m’attendre au
pied de l’escalier.
— Mais quelle sorte de surprise ?
— Je ne vous le dirai pas.
Et le poussant vers la porte :
— Soyez patient.
Une heure plus tard, après quelques compresses froides de feuilles de thé préparées par Reeves,
Edie semblait à nouveau presque reposée. Elle n’avait plus les yeux rouges ni les paupières gonflées, et
avait appliqué sur sa peau un soupçon de poudre. Lacée dans une robe du soir en soie bleue, ses cheveux
bouclés relevés en un joli chignon laissant quelques frisons encadrer son visage, Edie songea qu’elle
pouvait même être agréable à regarder.
Etonnée, elle se contempla dans la psyché.
— Reeves, vous faites des miracles. Merci.
La chambrière rencontra ses yeux dans le miroir et lui sourit.
— Le miracle, c’est que vous m’ayez laissé mettre un peu de poudre sur vos joues et un soupçon de
rouge sur vos lèvres.
— Mais pas de rembourrage dans mon corsage. Je n’en ai pas besoin.
Elle se tut, lissant la soie de sa robe.
— C’est ce que l’on m’a dit.
Reeves arrangea la dentelle sur son épaule.
— C’est bon de vous voir heureuse, votre grâce.
— Oui, je suis heureuse, confirma Edie.
Et en prononçant ces paroles, elle comprit à quel point c’était vrai.
— Personne n’aurait pu s’en douter il y a une heure, ajouta-t-elle en souriant. J’avoue, Reeves, qu’il
me plaît bien d’être le spectacle séduisant qu’il a devant les yeux à table.
Au souvenir de leur conversation à ce sujet, la femme de chambre sourit.
— C’est un homme bon, votre grâce.
— Oui. Un homme très bon. En parlant de lui, je ferais mieux de le rejoindre, ou je n’aurai pas le
temps de lui offrir son cadeau avant le dîner.
Edie se détourna du miroir et fit quelques pas avant de s’arrêter près de la porte.
— Et, Reeves…
— Oui, votre grâce ?
— Prenez votre soirée. Et gardez Snuffles dans votre chambre cette nuit.
Elle sortit sur ces mots et descendit retrouver Stuart, qui l’attendait au pied de l’escalier. En voyant
son expression quand il la découvrit dans sa ravissante robe bleue, Edie se réjouit du tournant que venait
de prendre sa vie.
— Je vous ai acheté quelque chose en votre absence, dit-elle lorsqu’elle arriva en bas des marches.
Je mourais d’impatience de vous le montrer.
Et s’emparant de sa main :
— Venez avec moi.
Elle l’entraîna dans le corridor et passa devant la bibliothèque sans ralentir le pas.
Stuart ne dit rien, mais lorsqu’ils eurent dépassé la salle de musique et celle de billard, il sut qu’il
ne restait plus qu’une destination possible.
— La salle de bal ? Pourquoi ici, Edie ?
— Vous allez voir, dit-elle en en poussant les deux battants. Venez.
Il la suivit dans la scintillante salle de bal ducale blanc et or, mais à peine en eut-il franchi les
portes qu’il s’immobilisa, étonné, les yeux fixés sur le fameux cadeau.
— La boîte à musique de Mme Mullins ? Vous l’avez achetée ?
— Oui. Maintenant, restez là.
Elle se dirigea vers l’instrument, disposé contre le mur sur sa table assortie, et en actionna la
poignée. Un instant plus tard, les accents des Voix du printemps de Strauss flottaient dans la pièce.
Edie se tourna vers Stuart. Elle s’arrêta à la même distance de lui que lors de leur première
rencontre à Hanford House, et sentit sa respiration se bloquer quand, la tête penchée et un léger sourire
aux lèvres, il lui jeta le même regard interrogateur qu’alors.
— Les secondes chances existent, Stuart. Et c’en est une.
Elle se tut, en attente.
— Je suis ici. L’orchestre joue du Strauss. Venez danser avec moi.
— Ici ? Maintenant ?
Une ombre d’anxiété traversa son visage.
— Edie, je ne peux plus danser, je vous l’ai déjà dit.
— Vous ne pouvez plus valser, je le sais. Mais comme j’en serais moi-même incapable, ma vie fût-
elle en jeu, c’est sans importance. Vous n’avez pas besoin de me faire tournoyer dans la pièce, mais vous
pouvez vous balancer en mesure tout en me tenant dans vos bras, non ?
Il ouvrit la bouche, puis la referma. Les yeux brillants, il cilla une ou deux fois, et il lui fallut un
instant avant de pouvoir parler.
— Je crois que je peux faire cela, acquiesça-t-il enfin.
Il s’avança vers elle. Il n’était plus l’homme athlétique à la démarche féline qu’elle avait vu dans la
salle de bal de Hanford House, mais un animal blessé. Son mari, son amant. Son meilleur ami.
Il s’arrêta devant elle et lui tendit la main.
— Me ferez-vous l’honneur de m’accorder cette danse ?
— Volontiers, murmura-t-elle, avec une gravité égale à la sienne.
Ensemble, ils marchèrent vers le centre de la salle.
Stuart prit la main droite d’Edie et lui enlaça la taille, tandis qu’elle plaçait sa main libre sur son
épaule et refaisait les gestes que lui avaient enseignés ses précédentes expériences de cavalière.
Mais en dehors de cela, son cavalier était plus grand qu’elle, il ne la poussait pas ni n’essayait de
contrôler ses mouvements. C’était lui, et non elle, qui se mouvait lentement, maladroitement, en tâchant de
ne pas lui marcher sur les pieds. C’était difficile pour lui, elle le savait, et douloureux — physiquement,
mais aussi, sans doute, émotionnellement. Aussi s’arrêta-t-elle après quelques pas, car c’était assez pour
illustrer ce qu’elle avait voulu lui signifier.
— Cela demandera un peu d’entraînement, je pense.
— Oui, murmura-t-il, les paupières toujours baissées vers leurs pieds et l’air terriblement
embarrassé.
— Mais cela ne fait rien, Stuart, parce que nous avons toute la vie pour apprendre. N’est-ce pas ?
Il leva vers elle ce beau regard gris qui semblait voir jusqu’au fond de son âme et lui transperçait le
cœur.
— Oui, nous avons toute la vie.
— Je vous aime, dit-elle avant de l’embrasser sur les lèvres. Je crois que je vous ai aimé depuis le
premier instant. Mais j’avais trop peur pour m’en rendre compte.
— Il en est de même pour moi, je crois.
Elle garda les yeux ouverts pour observer les siens tandis qu’il abaissait ses épais cils noirs. Puis
elle ferma les paupières à son tour et respira le parfum du savon au santal qui imprégnait sa peau. Alors
les lèvres de Stuart touchèrent les siennes et elle savoura le goût de sa bouche.
Stuart. Mon amour.
Elle se rapprocha, et lorsqu’elle le sentit contre elle, dur et dressé, elle se délecta de cela aussi.
Elle l’aimait, elle aimait l’homme qu’il était et tout ce que cela signifiait.
— Stuart ? fit-elle en s’écartant enfin.
Il leva une main pour lui caresser les cheveux.
— Oui ?
— A propos de ces histoires d’amour physique…
Il suspendit son geste.
— Oui ?
Elle se mordit la lèvre en réfléchissant à la meilleure façon de s’exprimer.
— Puisque nous parlions de pratique, je voulais vous avertir que l’amour, pour moi, cela risque
d’être un peu comme la danse… ou le patinage sur glace.
Il eut un petit rire et son souffle lui effleura le visage.
— Il me faudra de la pratique, Stuart. Beaucoup de pratique.
— C’est ce que vous désirez ?
Elle plongea dans ce tendre regard embrumé qu’elle aimait tant.
— Oui.
Elle se tut quelques secondes.
— Stuart ?
— Oui, Edie.
— Je voudrais m’entraîner maintenant.
Stuart changea d’expression, et Edie lut tant de bonheur sur son beau visage qu’elle sentit son cœur
chavirer.
— Si vous êtes sûre…
— Oui, je le suis.
Les doigts encore entrelacés aux siens, elle se tourna vers la porte.
— Décidée à mener de nouveau la danse, hein ? s’enquit-il comme elle le tirait à travers la pièce.
— Aussi souvent que possible, rétorqua-t-elle, ce qui amusa Stuart.
Il reprit sa canne en quittant la salle de bal, puis ils gravirent l’escalier jusqu’à la chambre d’Edie.
Lorsqu’ils furent à l’intérieur, elle tourna la clé dans la serrure.
— J’ai donné sa soirée à Reeves.
La jeune femme avait la voix tremblante, mais elle le regardait dans les yeux.
— Je compte sur vous pour me délacer. Vous avez assez d’expérience pour cela, n’est-ce pas ?
Il secoua la tête en riant tandis qu’elle s’approchait de lui.
— En cet instant, je souhaiterais presque être puceau.
— Pourquoi cela ? s’enquit-elle, surprise.
— J’ai été si fier de moi autrefois pour avoir connu tant de femmes… Si futilement fier. A présent,
j’en ai presque honte, car aucune de ces femmes n’a jamais été pour moi ce que vous êtes aujourd’hui.
Il leva les yeux.
— Je vous aime, Edie. Je vous aime de toute mon âme.
Elle fut submergée par une joie si douce qu’elle resta quelques instants sans pouvoir parler.
— Mais, si vous étiez puceau, nous n’en serions sans doute pas où nous en sommes, objecta-t-elle
enfin. J’ai juste besoin que vous soyez l’homme que vous êtes, Stuart. J’ai besoin qu’on me rappelle
chaque jour que je suis une femme jolie et passionnée, avec des taches de rousseur dorées et de belles
jambes. J’ai besoin que vous me touchiez et me caressiez, et que vous fassiez de cela un enchantement.
J’ai besoin que vous me fassiez l’amour et me donniez ce plaisir si doux, si doux…
Il éclata de rire à nouveau, de si bon cœur cette fois qu’elle en fut un peu piquée.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Qui est torride à présent ? la taquina-t-il.
Mais il retrouva presque aussitôt son sérieux.
— Je peux faire tout cela, promit-il en posant les mains sur ses épaules. Tournez-vous.
Elle obtempéra, et il commença à déboutonner le haut de sa robe. C’était une longue opération, car
les boutons étaient recouverts d’étoffe et il lui fallut plusieurs minutes pour atteindre sa taille. Enfin, il fit
glisser sa robe de ses épaules, puis de ses hanches. Le vêtement tomba sur le sol en un amas de soie
bleue, qu’il repoussa du pied lorsque Edie l’eut enjambé. Il lui retira ensuite son cache-corset, qu’il lança
au loin avant de s’attaquer aux lacets de son corset.
Ses gestes étaient assurés, malgré la complexité des vêtements, et Edie se demanda combien
d’autres femmes il avait déjà déshabillées. Mais, ainsi qu’elle le lui avait dit, elle ne lui en voulait pas
pour ses expériences passées. Même si les semaines écoulées avaient révélé en elle une propension à la
jalousie, à présent qu’il la dévêtait elle ne ressentait plus que du désir — un désir qui s’intensifiait à
chaque vêtement si adroitement ôté. Et lorsqu’elle n’eut plus sur elle que ses derniers sous-vêtements,
elle était si excitée qu’elle pouvait à peine respirer.
Il la fit pivoter et s’agenouilla devant elle pour lui ôter ses souliers de soirée. Puis il fit remonter
ses paumes chaudes le long de ses mollets, et en enfonçant les mains dans son pantalon pour défaire les
jarretières qui retenaient ses bas, il lui chatouilla l’arrière des genoux, ce qui la fit gigoter vivement.
Riant sous cape, il dénoua les rubans de ses jarretières et fit descendre ses bas le long de ses
jambes.
— Ma chère petite chatouilleuse ! Heureusement que j’ai des atouts en réserve pour négocier avec
vous.
— Mais…
Elle se tut, s’efforçant de ne pas pousser de petits cris tandis qu’il glissait ses mains plus haut pour
caresser l’arrière de ses cuisses.
— Mais quel sera l’enjeu ?
— Hmm… Il existe tant de possibilités.
Il réfléchit un instant, laissant ses doigts aller et venir doucement sur sa peau nue, juste en dessous
de ses fesses.
C’était une sensation si exquise qu’elle sentit ses genoux se dérober sous elle. Reprenant sa
respiration, elle dut se tenir aux épaules de Stuart pour ne pas s’effondrer sur le parquet.
Il suspendit son geste.
— Aimez-vous cela ?
— Oui, souffla-t-elle.
Retirant les mains de son pantalon, il dégrafa le vêtement au niveau de la taille et le fit glisser sur
ses hanches.
— Et ceci ? demanda-t-il en enfouissant la tête sous sa chemise pour embrasser son ventre nu.
Elle poussa un cri, les mains crispées sur ses épaules.
— Oh ! Stuart, gémit-elle doucement, ondulant contre sa bouche tandis qu’il léchait son nombril du
bout de la langue. Oooh… C’est trop !
Emergeant de dessous l’étoffe, il se releva.
— Un jour, fit-il en penchant la tête vers elle, je vous montrerai combien les chatouilles peuvent être
agréables.
Il s’empara de ses lèvres avant qu’elle n’ait eu le temps de nier. Le baiser fut l’un de ceux, profonds
et ardents, qu’Edie appréciait tant à présent. Mais, lorsque Stuart saisit l’ourlet de sa chemise et
commença à la tirer vers le haut pour la lui ôter, elle fut prise d’un soudain accès de timidité. La
perspective de lui dévoiler l’une des parties les plus décevantes de son corps fit vaciller son ardeur et
elle lui retira sa bouche.
— Attendez !
Il se figea.
— Qu’y a-t-il ?
Elle ne voulait pas s’expliquer. Elle souhaitait retrouver le désir de tout à l’heure. Posant les mains
sur les larges épaules de Stuart, elle entreprit de lui ôter sa veste noire.
— C’est à mon tour de vous déshabiller, non ?
Cela le fit sourire.
— On mène de nouveau la danse, je vois.
— Oui, confirma-t-elle en le débarrassant du vêtement. J’aime diriger les choses.
Stuart sourit plus largement.
— Je ne déteste pas cela… tant que vous ne m’obligez pas à prendre le thé avec le pasteur.
Elle pouffa en se rappelant cette journée.
— Je ne le ferai plus, promit-elle en tirant sur les extrémités de sa cravate de soie blanche. Je vous
aime beaucoup trop désormais pour vous faire subir ce genre de torture.
— Grâce au ciel, marmonna-t-il tandis qu’elle s’attaquait à son bouton de col.
Comme elle tâtonnait un peu, il lui montra comment le défaire, ainsi que ses boutons de manchettes.
Il enleva lui-même ses chaussures et, pendant qu’elle allait déposer ses boutons et agrafes sur sa
coiffeuse, il se dépouilla de sa chemise, qu’il jeta dans un fauteuil. Edie se retourna pour lui faire face
juste au moment où il déroulait son maillot de corps, et la vue de son torse dénudé lui coupa le souffle.
Sa peau nue, hâlée par le soleil d’Afrique, luisait tel du bronze. Sa poitrine musclée et sculpturale
révélait tant de force que la jeune femme sentit son cœur cogner contre ses côtes. Mais ce martèlement
n’était pas provoqué par la peur. Ce qu’elle ressentait, en promenant son regard des disques bruns de ses
mamelons au creux de son nombril, n’était autre que du désir.
Elle toucha sa poitrine, appréciant sans crainte la puissance de son corps et, lorsqu’elle porta la
main à sa ceinture, la sensation de son membre dur sous ses doigts n’éveilla pas de peur en elle, mais une
faim croissante et un besoin d’assouvissement.
Mais il l’arrêta avant qu’elle ne fasse descendre son pantalon sur ses hanches.
— A mon tour.
Il saisit de nouveau le bord de sa chemise, mais elle résista encore une fois.
— Qu’y a-t-il, Edie ?
— Rien. C’est seulement que…
Les joues en feu, elle détourna les yeux. Pourtant elle savait qu’il était absurde de se sentir gênée à
présent.
— Je suis un peu timide, je crois.
— Encore ? Mais pourquoi ?
Comme elle ne répondait pas, il l’embrassa.
— Dites-moi.
— Mes seins sont trop petits, avoua-t-elle enfin.
Il laissa échapper une exclamation incrédule.
— Quoi ? Je n’en crois pas un mot. Montrez-les-moi.
— Ils sont si petits qu’on ne les voit pas, marmonna-t-elle, tandis qu’il relevait sa chemise. Même
moi, je ne les vois pas !
Il se mit à rire, et la gêne d’Edie ne fit que croître. Mais elle tendit les mains vers le plafond, et il
put passer sa chemise par-dessus sa tête. Laissant choir le vêtement sur le sol, il la saisit alors par les
poignets et lui écarta les bras avant qu’elle ait le temps de se couvrir la poitrine.
Edie serra les paupières, et le désir reflua en elle, remplacé par un terrible sentiment d’impuissance.
Elle eut l’impression qu’une éternité s’écoulait avant que Stuart ne se remette à parler.
— Edie, je crains que vous n’ayez un problème de vue, dit-il enfin.
Elle rouvrit les yeux et rencontra son regard.
— Je vois parfaitement vos seins, ma chérie.
Et lâchant ses poignets :
— Voulez-vous que je vous les décrive ?
Il sourit si tendrement qu’elle craignit de se remettre à pleurer.
— Puisque vous ne les voyez pas vous-même, semble-t-il, je crois que cela s’impose.
Il leva les mains pour les lui effleurer.
— Ils sont petits, en effet, et ronds, et parfaitement galbés.
Du bout des doigts, il frôla les contours de ses seins.
— Ils sont aussi très jolis, d’un blanc crémeux, parsemés de taches d’or, avec de ravissants tétons
roses.
Edie regardait son visage tandis qu’il caressait ses seins en lui décrivant la façon dont il les voyait,
et un sentiment nouveau et merveilleux s’empara d’elle. Jamais, jusqu’à cet instant, elle ne s’était sentie
vraiment belle, et la joie afflua en elle, lumineuse et puissante, gonflant sa poitrine d’un bonheur
indicible.
— Vos seins sont parfaits, Edie.
Il pétrit doucement ses mamelons entre ses doigts, et elle sentit une vague de chaleur se propager
dans son corps.
— Séduisants et parfaits, et je brûle de les embrasser et de les sucer et de jouer avec eux pendant
des heures.
Il semblait hésiter tout à coup, Edie le perçut dans sa voix.
— Mais je crains que ce ne soit pas pour cette fois. Je ne sais pas combien de temps encore je
pourrai tenir avant de perdre complètement le contrôle.
Interrompant sa caresse, il prit Edie par la main et la conduisit vers le lit, où il la fit s’étendre.
Il commençait à déboutonner son pantalon, quand elle l’arrêta.
— Attendez, intima-t-elle en se redressant. Cela, c’est moi qui suis censée le faire.
— Vraiment ?
Et comme il continuait sa tâche, elle lui saisit les poignets.
— Oui.
Elle sentit sa résistance et en fut surprise.
— C’est à mon tour de vous demander ce qui ne va pas. Vous n’aimeriez pas que je vous
déshabille ?
— J’adorerais cela, mais…
Il se tut, faisant passer son poids d’un pied sur l’autre.
— Je voudrais d’abord vous prévenir…
Il s’éclaircit la gorge avant de reprendre :
— C’est juste que ma jambe n’est pas très belle à voir. Ne soyez pas choquée quand vous la
découvrirez.
Edie sut alors que, s’il lui arrivait encore d’être timide avec lui à l’avenir, elle n’aurait qu’à se
rappeler ce moment, car elle ne l’avait jamais autant aimé qu’en cet instant.
— Moi, je vous ai montré, chuchota-t-elle. N’est-ce pas ?
— Très bien, acquiesça-t-il en la laissant tirer sur son pantalon. Mais ne dites pas que je ne vous
avais pas prévenue.
Edie baissa les yeux. Il était en pleine érection, mais la vue de son sexe ne lui inspira qu’une
tendresse profonde et passionnée. Puis son regard descendit vers les cicatrices qui s’entrecroisaient sur
sa cuisse droite, et en avisant ces marques blanches, elle songea à toute la souffrance qu’il avait endurée
et en eut mal pour lui.
Elle tendit la main et, délicatement, fit glisser ses doigts sur les entailles de sa jambe. Elle sentit un
frémissement le parcourir à cette légère caresse.
— Je vous aime, dit-elle.
Elle l’entendit soupirer de soulagement, et pressa ses lèvres sur l’une des cicatrices aux bords
irréguliers.
— Je vous aime.
Il gémit en réponse et, plongeant la main dans les cheveux d’Edie, lui tira doucement la tête en
arrière.
— Bon sang, Edie, ne faites pas ça. Je ne suis déjà pas sûr de pouvoir tenir longtemps.
— Et pourquoi devriez-vous tenir ?
Elle se laissa retomber sur le lit en l’entraînant avec elle. Il s’allongea près d’elle sur le flanc, en
appui sur un coude.
— Parce que j’ai des choses importantes à faire, répondit-il en tendant la main vers sa poitrine pour
la lui effleurer.
Puis il s’aventura plus bas, sur son buste, son ventre, et plus bas encore.
Quand il atteignit l’endroit secret entre ses cuisses, il leva les paupières pour rencontrer son regard
tandis qu’il glissait un doigt en elle. Les yeux dans les siens, il la caressa dans un incessant et tendre
mouvement de va-et-vient, jusqu’au moment où chaque souffle qu’elle exhalait ne fut plus qu’un
halètement et où elle ondula frénétiquement contre lui en chuchotant son prénom dans un sanglot. Puis elle
jouit, la tête en arrière, criant son nom encore et encore pendant que le plaisir déferlait en elle vague
après vague, avant de s’effondrer contre les oreillers, pantelante.
Il se pencha sur elle pour embrasser sa bouche.
— Je veux être en vous, dit-il sans cesser de la caresser. Le voulez-vous aussi ?
Elle hocha la tête.
— Oui. Oh ! oui !
— Alors venez sur moi.
Il guida ses gestes lorsqu’elle écarta les cuisses au-dessus des hanches de Stuart pour introduire son
sexe rigide dans son corps.
Elle le sentait à présent en elle, si brûlant. Le chevaucher avait quelque chose d’exaltant, et elle
gémit, penchée vers lui.
Il émit un son rauque en haussant les hanches pour la presser de continuer. Comprenant ce qu’il
voulait, elle commença à bouger, se soulevant et s’abaissant au-dessus de lui.
— Oui, Edie, l’encouragea-t-il en soulevant les reins vers elle encore et encore. Oh ! oui, c’est
cela !
Elle se mouvait en rythme avec lui, les yeux fixés sur lui, savourant ce tout nouveau pouvoir de lui
donner du plaisir. Lorsqu’il vint enfin, elle se glorifia de sa jouissance, et quand ce fut fini et qu’il
s’enfonça en elle d’une dernière poussée vigoureuse, elle le suivit jusqu’à ce sommet-là avant de
basculer dans l’orgasme. Alors, tandis qu’elle s’étendait contre lui dans la blancheur des draps, le nom
de Stuart jaillit sur ses lèvres tel un doux soupir contenant tout ce qu’elle ressentait, tout son amour pour
lui.
— A présent, c’est dit, murmura-t-il lorsqu’ils furent allongés côte à côte, les doigts entrelacés et
les yeux au plafond. Je ne mènerai plus jamais la danse.
— Bien sûr que si.
Et se laissant rouler sur le côté pour le regarder en face, elle sourit :
— De temps en temps !
Epilogue
Highclyffe, onze mois plus tard

— Pourquoi faut-il que vous pilliez toujours mon assiette ? gronda Edie comme Stuart piochait un
morceau de bacon sur son plateau.
— Parce que je suis toujours dans votre lit quand Reeves vous apporte votre petit déjeuner, voilà
pourquoi !
Il sourit sans le moindre repentir, et enfourna la tranche de bacon dans sa bouche.
Edie renifla.
— Vous pourriez vous faire monter un plateau séparé, il vous suffit de demander, observa-t-elle en
s’emparant du Daily Sketch, dont un exemplaire avait été placé près de son assiette comme à
l’accoutumée.
— Je pourrais, mais c’est bien plus amusant comme ça, affirma Stuart.
Il se pencha pour l’embrasser, mais Edie ne lui en assena pas moins une tape sur la main pour
empêcher un nouveau vol de bacon.
— Il va donc falloir que je me fasse monter un plateau, soupira-t-il tandis qu’elle ouvrait le journal.
Puisque vous êtes si radine !
Il tendit la main pour sonner Reeves mais s’arrêta à mi-parcours en entendant Edie.
— Oh ! mon Dieu !
— Qu’y a-t-il ? demanda Stuart, surpris.
Edie leva les yeux de son journal et posa sur lui un regard stupéfait.
— Frederick Van Hausen est mort.
Stuart haussa un sourcil. C’était là une suite à laquelle il ne s’attendait pas.
— C’est vrai ?
Hochant la tête, elle reporta son attention sur le journal.
— Il s’est tiré un coup de pistolet il y a quatre jours.
— Il s’est suicidé ?
Stuart réfléchit. Bien sûr, il savait que la vérité allait bientôt être divulguée. Le dernier télégramme
de Jack envoyé depuis New York avait été laconique mais clair :

POISSON PRIS STOP REVELATION PUBLIQUE IMMINENTE

Mais Stuart n’avait pas envisagé un instant que Van Hausen pût se suicider. L’humiliation, oui. La
ruine, d’accord. La prison, très probablement. Mais le suicide ? Non, il n’avait pas du tout imaginé cela.
— Il a été impliqué dans une sorte d’escroquerie concernant des placements, précisa Edie après un
moment.
— Vraiment ? fit Stuart en essayant d’adopter un ton surpris. Plutôt choquant !
— Oui. Il avait persuadé ses amis et ses associés, ainsi que certains investisseurs anglais, de mettre
de l’argent dans une compagnie qu’il venait de fonder, poursuivit-elle, le nez dans son journal. Mais il
s’est avéré que c’était une escroquerie de sa part. Le scandale était sur le point d’éclater et de le ruiner. Il
aurait dû aller en prison.
Stuart sourit.
— Ainsi, il s’est tué plutôt que d’affronter cela.
— De toute évidence. Il avait entendu parler de certaines mines d’or et avait créé une société pour
leur exploitation, mais il s’est trouvé en fin de compte que les mines ne contenaient pas d’or. On pense
qu’il le savait depuis le début, mais…
Elle se tut brusquement et posa sur son mari un regard avisé.
— Les mines étaient situées en Afrique du Sud ! Stuart, avez-vous quelque chose à voir avec cette
histoire ?
— Eh bien…
Il prit le temps de réfléchir à sa réponse.
— Disons que j’ai disposé les pions, ou plutôt les personnes qu’il fallait pour le mener tout droit où
je voulais qu’il aille, voyez-vous ?
Elle secoua la tête, visiblement perplexe.
— Que voulez-vous dire ? Quelles personnes ?
— Mes amis. Lord Trubridge, lord Featherstone, lord Somerton et lord Hayward sont les
investisseurs anglais qu’il a escroqués. Votre père nous a été d’une aide inestimable pour ce qui
concernait New York.
— Mon père ? Vous avez entraîné Papa là-dedans ?
— Bien sûr. Il ne sait pas ce que Van Hausen vous a fait. Mais quand je lui ai demandé, il y a onze
mois, s’il voulait se venger de l’ignoble individu qui avait détruit votre réputation, il a accepté avec joie.
— Vous avez arrangé cela il y a près d’un an ?
— C’est alors que j’ai commencé, oui. Il a fallu ce temps-là pour que toutes les pièces se mettent en
place.
Et rencontrant son regard par-dessus le journal déployé :
— Je vous avais bien dit qu’il paierait pour ce qu’il vous a fait. C’est le cas, maintenant. Plus que je
ne l’avais espéré.
Elle baissa le quotidien, dévisageant Stuart comme si elle n’arrivait pas tout à fait à intégrer la
réalité.
— Je me demande si Papa sait que Frederick est mort…
— Comme il est en train de naviguer sur son yacht du côté des îles grecques avec sa maîtresse, j’en
doute beaucoup.
— Mais il vous a aidé à faire cela ?
— Il a sauté sur l’occasion. Il y avait longtemps qu’il voulait faire quelque chose de ce genre. En
fait, tout le plan concernant les investissements était son idée à lui, car il savait que Van Hausen était de
la graine d’escroc. Mais il ne pouvait mettre en œuvre un tel stratagème tout seul, car bien qu’il ait une
fille duchesse, il ne possédait pas assez d’influence dans la société des knickerbockers pour mener tout
cela à bien. C’est là que sont intervenus mes amis anglais titrés, qui se sont donc rendus à New York.
Lady Astor et sa société béaient d’admiration pour eux. J’ai ouï dire que Jack la flattait outrageusement.
— Ce qu’elle a dû apprécier, je n’en doute pas. Cette femme adore être encensée.
— Elle a donc présenté mes amis à Van Hausen, ainsi qu’à beaucoup d’autres de ses contacts. Vous
connaissez la suite.
— Mais Frederick a dû se renseigner sur vos amis. Comment n’a-t-il rien soupçonné en découvrant
qu’ils vous connaissaient ?
— Ils étaient censés être brouillés avec moi. Non content d’avoir épousé pour son argent une femme
qui n’était pas de mon rang, j’étais rentré d’Afrique et voulais avoir des enfants avec elle ! Van Hausen a
cru tous ces commérages sans sourciller et ne s’est pas soucié de creuser davantage. Et quand il a entendu
dire par mes prétendus ex-amis que j’avais découvert des mines d’or en Afrique et qu’ils souhaitaient me
damer le pion, Van Hausen s’est empressé de créer la compagnie.
Stuart observa une pause avant de poursuivre :
— Je pense que, pour lui, l’idée de prendre l’avantage sur moi ajoutait à l’attrait de la chose.
— Pourquoi ? Parce que cela ravivait son plaisir d’écraser une petite parvenue comme moi ?
— Quelque chose de ce genre, fit-il avec douceur.
— Alors vous l’avez ruiné.
— Nous lui avons donné une chance d’échapper au piège. Un rapport d’ingénieur dévoilait que les
mines ne contenaient pas d’or. S’il avait eu un grain de bon sens, Van Hausen se serait retiré en
l’apprenant. Il aurait rendu leur argent aux investisseurs et passé son chemin. Mais il s’est obstiné et a
gardé l’argent, qu’il a investi ailleurs — sur de discrets conseils soufflés par mes amis aux siens, bien
entendu —, puis il a tout perdu. Il a commis une fraude et c’est alors que nous l’avons pris sur le fait.
Edie réfléchit.
— Mais vous ne pouviez pas savoir qu’il préférerait se tuer plutôt que d’aller en prison ?
Stuart secoua la tête.
— Non, bien que ce ne soit pas surprenant en fin de compte. C’était un lâche. C’était aussi un type
cupide, égoïste et insignifiant, qui voulait devenir important. Il croyait avoir des droits sur ce qui ne lui
appartenait pas. L’argent, le succès.
Et regardant son épouse dans les yeux :
— Les femmes.
Elle acquiesça d’un hochement de tête, songeuse.
— Et vos amis ont fait tout cela pour vous ?
— Oui. Je ne leur ai pas raconté ce qu’il vous était vraiment arrivé.
Il n’ajouta pas que ses amis avaient certainement deviné cette partie-là de l’histoire.
— Ils n’avaient pas besoin d’en connaître les détails pour être à mes côtés. Ils savaient que votre
réputation avait été ruinée et votre honneur traîné dans la boue. Nous sommes tous des anciens d’Eaton.
L’honneur signifie beaucoup pour nous.
— Mais ce qui m’est arrivé s’est passé un an avant que vous ne m’épousiez, et ils vous ont tout de
même aidé à me venger ?
Stuart sourit.
— Ce sont de sacrés bons amis.
— Pensez-vous que Frederick se soit rendu compte que c’était vous l’instigateur de tout cela ?
— J’en doute, mais c’est sans importance.
Edie parut surprise.
— N’auriez-vous pas préféré qu’il sache que c’était vous, à la fin ?
Il haussa les épaules.
— Pourquoi ? Il me suffisait de lui faire mordre la poussière.
Elle émit un son étouffé, entre rire et sanglot.
— Et vous avez fait tout cela pour moi. Oh ! Stuart !
— Ma chérie…
Il retira le plateau qu’elle avait sur les genoux et lui ouvrit les bras.
Elle lâcha le journal et se précipita vers lui, le visage enfoui contre sa poitrine.
Il sentait son corps trembler sous l’effet de la nouvelle.
— Je n’arrive pas complètement à y croire, murmura-t-elle. Il est mort. Il est mort.
— Oui.
Il lui caressa le dos et déposa un baiser dans ses cheveux.
— Tout va bien, Edie. C’est fini. Il ne peut plus vous faire de mal, ni à vous ni à aucune autre
femme. Plus jamais.
Elle releva la tête, frappée par ces mots.
— Il y en a eu d’autres ?
Et comme il ne répondait pas :
— Dites-moi !
— Il y en a deux pour lesquelles je suis certain. Dans les deux cas, cela s’est passé avant vous, dans
des circonstances semblables. Mais son père est parvenu à étouffer l’affaire, car les filles étaient des
domestiques. Il les a payées et renvoyées. Mais…
Stuart hésita. Il n’avait pas envie de lui raconter cela, mais il lui avait promis de toujours lui dire la
vérité lorsqu’elle la demanderait.
— Mais il est peu probable qu’un homme tel que lui s’arrête, expliqua-t-il aussi délicatement que
possible.
— Je n’ai jamais pensé qu’il pouvait y en avoir d’autres. J’ai toujours eu la conviction que c’était
moi, quelque chose que j’avais fait, quelque chose dans mon attitude qui… avait déclenché la chose en
lui. Le fait que je me sois montrée aguicheuse ou… ou que j’aie accepté un rendez-vous. J’avais dû lui
donner un espoir, ou l’encourager, ou…
— Non, ma chérie, l’interrompit Stuart. Ses actions n’avaient rien à voir avec votre comportement.
Rien n’était votre faute.
— Mais il y a eu sans doute d’autres femmes à qui il a fait du mal après moi ? Oh ! non, non, gémit-
elle d’un air consterné. J’aurais dû le savoir. J’aurais dû faire quelque chose.
— Non, Edie, non…, protesta Stuart.
Enserrant son visage dans ses mains, il essuya ses larmes avec ses pouces.
— J’aurais dû dévoiler à la face du monde ce qu’il m’avait fait, afin que les autres femmes le
sachent et se méfient de lui.
— Et qu’est-ce qui vous fait penser qu’on vous aurait crue ? Etant donné sa position et la vôtre,
vous aurait-on écoutée ? Non. Vous ne pouviez offrir aucune preuve. Si vous aviez clamé qu’il vous avait
forcée, vous auriez dû affronter encore plus de blâme et d’humiliation. Pour la société, ces choses-là sont
toujours la faute de la femme, surtout qu’il s’est arrangé pour que vous arriviez au pavillon après lui. Je
suis sûr qu’il avait convenu de cela avec vous délibérément.
Elle hocha la tête.
— Oui, c’était son idée. Ensuite, il a prétendu que j’avais essayé de le prendre au piège.
— Eh bien, vous voyez ? Si vous aviez raconté à tout le monde ce qui s’était vraiment passé, la
société vous aurait davantage condamnée pour votre indiscrétion que lui pour son acte. Quant à vous
venger de la façon dont je l’ai fait, vous n’auriez pu réunir un groupe d’investisseurs pour faire tomber
Van Hausen. Même votre père n’aurait pas eu l’influence nécessaire pour y arriver tout seul.
— Mais…
Il pressa un pouce sur ses lèvres.
— Ecoutez-moi, Edie. Vous ne devez pas vous accabler de reproches. Vous avez jugé avec raison
que vous ne pouviez rien faire sinon le tuer. Mais si vous vous étiez fait prendre, vous auriez été pendue
ou envoyée en prison. Il vous fallait penser aussi à Joanna. Et même si vous n’aviez pas été prise, auriez-
vous pu vivre avec un meurtre sur la conscience ?
Il secoua la tête.
— Non, c’était à moi de vous venger. Je l’ai su dès l’instant où j’ai appris ce qu’il vous avait fait.
J’aurais voulu pouvoir tout effacer et faire que cela n’ait jamais été, mais…
— Tout effacer ? Ce n’est pas ce que je désire, Stuart, interrompit-elle en s’asseyant.
Il plissa le front.
— Bien sûr que si !
— Mais non, je ne regrette pas que ce soit arrivé. En fait, ajouta-t-elle en pesant ses mots, si je
pouvais revenir en arrière et changer les événements, je ne le ferais pas.
— Quoi ?
Il la dévisagea, éberlué. Voilà un an qu’ils vivaient ensemble, et il arrivait encore à Edie de tenir
des propos qui le sidéraient.
— Vous n’êtes pas sérieuse ?
— Mais si. Aussi terrible que cela ait été, si ce n’était pas arrivé, je ne serais pas venue en
Angleterre et je ne vous aurais jamais rencontré.
Il secoua la tête.
— Peut-être. Mais tout de même…
— Rappelez-vous ce que vous m’avez dit ici même dans cette chambre — que cela vous était égal
de boiter tout le reste de votre vie parce que, si cette lionne ne vous avait pas déchiqueté la cuisse, vous
ne seriez peut-être jamais rentré à la maison ?
Elle sourit en lui caressant le visage.
— Eh bien, je ressens la même chose. Même du pire il peut sortir du bien. Même ce qui est sordide
ou douloureux peut mener à quelque chose de beau.
Stuart sentit sa poitrine se serrer à la vue de cette beauté qu’il avait là, sous les yeux, et que le
destin lui avait fait la grâce de lui montrer.
— Dieu, comme je vous aime !
— Moi aussi je vous aime.
Elle l’embrassa, puis se laissa retomber sur les oreillers.
— Ceci dit, je n’irai pas jusqu’à dire que la mort de Frederick Van Hausen ne me fait pas plaisir.
— Je suis bien d’accord, répondit-il.
Il se carra contre elle et ferma les yeux. Aussitôt, l’image de Van Hausen introduisant le canon d’un
pistolet dans sa bouche lui vint à l’esprit et il la savoura — juste un instant. C’était terminé, enfin. Il était
temps d’oublier.
— Stuart ?
Edie posa la main sur sa poitrine nue, et il rouvrit les yeux.
— A quoi pensez-vous ?
Il regarda alors sa femme, dans sa chemise de nuit blanche au milieu des draps et des oreillers de
plumes, avec sa chevelure d’or roux incandescente dans la lumière matinale.
— Je pense à tout ce dont j’ai lieu de me réjouir. Je me réjouis d’être allé au bal de Hanford House.
Je me réjouis que vous m’ayez suivi dehors pour me demander en mariage. Je me réjouis moins que vous
ayez réduit mon amour-propre à néant, mais…
— Oh ! vous en aviez besoin, interrompit-elle. Vous étiez si terriblement infatué de vous-même !
Il lui saisit la main et pressa un baiser dans sa paume, heureux de la sentir trembler en réponse.
— Je me réjouis que vous aimiez que je vous embrasse la main. Je me réjouis que vous ayez fait
avec moi cet absurde pari des dix jours et m’ayez donné ainsi une chance de vous conquérir.
— Cela fait bien plus de dix jours à présent, observa-t-elle.
Et repoussant les draps qui couvraient le bas de son corps, elle remonta sa chemise de nuit et se
plaça à califourchon sur Stuart.
— Cela fait trois cent trente jours et des poussières.
— Oui, et vous essayez encore de mener la danse, à ce que je vois.
Il se pencha en avant pour l’embrasser, mais elle l’arrêta.
— Cela vous plairait-il ? demanda-t-elle. De mener la danse, je veux dire ?
— Cela dépend, répondit-il comme il jouait avec l’un des boutons de nacre de la chemise d’Edie.
Aimeriez-vous cela ?
— Oui, Stuart. Je crois que oui.
Il sourit en faisant glisser les boutons hors de leurs boutonnières et saisit Edie pour la coucher sur le
dos. Il écarta alors les deux pans de sa chemise de nuit puis, lentement, se positionna sur elle.
— Tant que vous vous rappelez la différence, ma chérie…
— Je n’ai pas besoin de me la rappeler, Stuart.
Elle ferma les yeux en souriant, et tourna la tête pour qu’il puisse lui embrasser le cou.
— Je le sais dans mon cœur.

* * *


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dans votre collection Victoria !
TITRE ORIGINAL : HOW TO LOSE A DUKE IN TEN DAYS
Traduction française : M arie-France Balazs-Knopp

HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe Harlequin

VICTORIA®
est une marque déposée par Harlequin
© 2014, Laura Lee Guhrke.
© 2016, Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Femme : © ARCANGEL/REKHA GARTON
Réalisation graphique couverture : C. ESCARBELT (Harlequin)
Tous droits réservés.
Publié avec l’aimable autorisation de HarperCollins Publishers, LLC, New York, U.S.A
ISBN 978-2-2803-6280-1

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation de
HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des
événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises Limited
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