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Louis-Auguste Blanqui
L'Eternité par les astres
Texte intégral
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France: 36 FF
Suisse: 8.90 FS
9 782051 014649
Illustration de couverture:
/
Cellarius, Harmonia macrocosmica (1708)
L'ETERNITE
PAR LES ASTRES
Texte intégral
Maquette: Thomas Gehring
Art Center. College of Design (Europe)
La Tour-de-Peilz
Concept ct réalisation: Alain Babel Préface de
Lisa Black de Behar
1
André Mitry, Auguste Blanqui. Révolutionnaire trois fois
condamné à mort. Edité par André Marty, Société des
Amis de Blanqui, 1951.
8 INTRODUCTION INTRODUCTION 9
prolétaire en France" 2 , par Walter Benjamin excès de son action, ni l'infortune de sa con-
comme: "la voix d'airain (qui) avait ébranlé le damnation, ni les pénuries de la prison.
XIXème siècle" 3, il sera considéré par ses oppo- Une biographie remarquable de Gustave
sants comme leur adversaire le plus dangereux. Geffroy le présente comme L'enfermé, titre qui
Condamné pour ses actes insurrectionnels devient l'inscription emblématique de sa
contre la monarchie, redouté pour ses accusa- devise. En deux volumes, l'auteur embrasse les
tions violentes contre le clergé, contre la vicissitudes de sa lutte, les bouleversements
bourgeoisie, contre la Franc-Maçonnerie, d'une époque qui n'en a pas été avare, les
traqué comme organisateur de sociétés secrètes, tribulations de son sacrifice, la rédemption
victime des calomnies de ses anciens compa- doctrinale et visionnaire, raisonnée et poétique,
gnons, il fut jeté en prison, déporté et trois fois d'un siècle à venir. En dépit de la réclusion,
condamné à mort. ll passa plus de trente ans Blanqui a résisté sans renoncer ni à ses idées
de sa vie enfermé dans diverses prisons: Mont ni à ses desseins: . du fond de sa cellule, il
Saint-Michel, Belle-Ile-en Mer, pour ne citer déclare la guerre des rues, organise des barri-
que les plus fameuses; au Fort du Taureau où cades, écrit et publie les Instructions pour une
il fut soumis aux conditions de détention les prise d'armes, texte qui circule discrètement
plus atroces, à la suite des événements de la entre 1868 et 1869. Même prisonnier, il ne
Commune, pour le seul fait d'être soupçonné laisse pas de se trouver au centre des agita-
d'avoir pu y prendre part; c'est dans ces cir- tions; quand il est conduit devant les tribunaux,
constances qu'il écrit ce livre étranger à sa en 1861, il n'hésite pas à répondre:
ferveur politique, où ne s'immiscent ni les
- Malgré vos vingt-cinq ans de prison, vous
avez conservé vos mêmes idées?
2 - Parfaitement.
Dans une lettre de Marx au docteur Watteau le 10
- Et non seulement vos idées mais aussi le
novembre 1861.
3 désir de les faire triompher?
W. Benjamin: "Thèses d'histoire de la philosophie", in 2.
- Oui, jusqu'à la mort.
Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971, p. 284.
10 INTRODUCTION INTRODUCTION 11
Bans doute Blanqui n'esteil pas le personnage diens pour pénétrer en esprit dans un autre
de Jules Vallès; pourtant, en quelque façon, monde, l'aventure littéraire qui ébranle l'arrêt
l'enfermé est bien L'insurgé 4 • li apparaît à de Blanqui est aussi démesurée que son action
plusieurs reprises sous son vrai nom comme politique: elle ne se borne pas à creuser les
l'une de ces références obligées qui balisent la murs d'une forteresse pour passer de l'autre
vraisemblance au sein de la fiction, personnage côté, mais bien plutôt ouvre une faille ·vers
historique qui, tout réel qu'il soit, n'en prend 1' espace infiui. Les démarches de la fiction
pas moins une dimension épique dans une exigent une zone d'ambivalences, ni dehors ui
insurrection qui, si vraie soit-elle, n'en est pas dedans, entre la clôture et 1' espace, entre
moins légendaire. l'inertie et le vol, mi-vrai mi-faux, le passage
Plus récemment, dans un gros livre où il entre la terre et le ciel, que Blanqui arpente à
s'interroge sur l'actualité de Blanqui, grands pas. Les méditations astrales de Blanqui
A. Decaux détaille son image de révolution- multiplient ces dualités, se prévalant d'une
naire: Blanqui, l'insurgé 5, titre qui restitue en stratégie scientifique apte à donner un fonde-
creux les contradictions auxquelles il restera ment à la fantasmagorie de ses visions cosmi-
définitivement associé: l'enfermé est aussi un ques. En compensation au confinement de la
insurgé, la lutte active et la prison qui prétend cellule, point ne lui suffit d'imaginer des
l'interrompre ou l'entraver rencontrent dans la épisodes de liberté civile à l'échelle de la cité,
fiction le tiers arbitre qui va trancher entre ces et il invente un univers sans limites, un infini
opposés. à son usage. Mis à l'écart des hommes par la
Si toute fiction implique une mise à l'écart rigueur de la condanmation, il fait lui-même le
volontaire du monde des événements quoti- choix de s'en écarter plus encore en laissant de
côté son temps et la terre. Dans cette double
séparation les paradoxes se multiplient: un
4 homme d'action réduit à la passivité forcée; un
Jules Vallès, L'insurgé. Pub!. (posthume), 1896. Paris,
Garnier-Flammarion, 1970, pp. 160, 184, 185. dévouement à la communauté converti en
5
Paris, Librairie Académique Perrin, 1976.
12 INTRODUCTION INTRODUCTION l3
Benjamin avait écrit: «Ces dernières semaines, une véritable abduction" - en tous ses sens
j'ai eu la chance de faire une trouvaille rare de supposition géniale et d'enlèvement- dont
dont l'influence sur mon travail sera détermi- la vigueur se confirme à mesure que la multi-
nante; je suis tombé sur le texte écrit en plication technologique de copies et la prolifé-
dernier par Blanqui dans son ultime prison, le ration de satellites donnent force à ses
Fort du Taureau. C'est une spéculation cosmo- prémonitions poétiques. Dans ces anticipations
logique. ll s'appelle L'éternité par les astres fulgurantes, Blanqui formule une espèce d'allé-
et, que je sache, on ne lui a jusqu'ici prêté gorie mystique où, sous prétexte de discuter la
aucune attention.>> 10 célèbre hypothèse cosmogonique de Laplace, il
Ces initiatives ultérieures se sont proposées propose une forme d'accès à l'éternité: le
de sauver les écrits de Blanqui d'un silence qui suspens du temps, sa permanence, la ressem-
semblait prolonger les prohibitions de la blance entre corps en rotation, la fatalité d'un
prison, confirmer l'interdiction de l'homme qui retour mythique, les "rééditions" - selon ses
se débattait pour l'émancipation de la classe termes ...,... la monotonie de milliers de terres
ouvrière, pour la défense d'une patrie en péril, semblables, le caractère vain de toute nouveau-
pour une Commune en lutte, pour la connais- té, les accidents éphémères d'un jnfini et une
sance et l'imagination. ll est difficile de conce- conservation que le xxèmo siècle s'efforce de
voir qu'au moment même où il se rebellait résoudre par la technologie. Étrange est cette
contre le despotisme et diffusait une propa- préférence pour une éternité rendue actuelle
gande souterraine, il formulait, en partant de
1' étude des astres, une hypothèse inattendue,
11
J'emploie le terme au sens que lui donne Charles S.
Peirce. Sans doute avait-il entendu parler de Blanqui, de
son geste révolutionnaire, de ses sociétés secrètes, de
10
Walter Benjamin, Correspondance 1929-1940, t. II, l'hypothèse astronomique, quand il définissait la démarche
lettre 293, p. 231, édition établie et annotée par Gershom épistémologique qu'il appelle "abduction 11 : "an act of
Scholem et Theodor Adorno, Paris, Aubier-Montaigne, insight"- de pénétration et d'intériorité- , une vision
1979. intérieure "coming tous like a flash".
18 INTRODUCTION INTRODUCTION 19
chez celui qui voulait changer l'histoire, qui a Ses ennemis savent mieux que personne qu'il
frappé son cri "Ni Dieu ni maître!" comme est l'homme d'Etat le plus complet que possède
titre enragé d'un journal et comme mot d'ordre la Révolution, et Proudhon, qui le connaissait,
avait coutume de dire qu'il était le seul.
que d'autres ont adopté.
Ceci pour le politique.
Ce .fut sans doute pendant les affrontements
L'homme privé est plus extraordinaire peut-
de la Commune que Blanqui écrivit L'éternité être.»
par les astres, bien que sa passion pour l' astro-
nomie se fût déjà manifestée à Belle-Ile où il Mis à part les éloges qu'il multiplie dans les
avait ébauché une hypothèse sur l'univers. pages suivantes, il est intéressant de souligner
Il n'a pas dû passer trop de temps entre la l'observation qui explique la profonde aptitude
composition de ce texte énigmatique et ses de Blanqui à anticiper les événements par
écrits "au jour le jour", où il ne modère pas ses l'attention qu'il prête aux "principes éternels"
alarmes devant La patrie en danger, et qui et par la variété et l'étendue de ses connais-
furent l'objet d'une publication posthume en sances.
un livre12 présenté par Casimir Bouis: Geffroy commence son chapitre "Château du
Taureau" par cette déclaration lapidaire: <<Ce
<<Blanqui est un savant. Mathématicien, linguis- qui se passa ensuite stupéfiera l'avenir.>> 13
te, géographe, économiste, historien, il a dans
Animé de l'espoir que la publication puisse
sa tête toute une encyclopédie, d'autant plus
sérieuse qu'il a eu l'esprit d'en élaguer toutes avoir un effet favorable sur la révision de son
ses futilités, tout ce clinquant démodé dont les procès, Blanqui presse sa sœur de montrer le
savants d'occasion éblouissent le parterre, et qui manuscrit de L'Éternité par les astres à l'édi-
ne sont bons qu'à surcharger et embrouiller la teur Germer-Baillère: <<Peut-être dira-t-il que ce
mémoire.( ... )
13
G. Geffroy, t. 1, notations sur ces cahiers en date du 25
12
Paris, A. Chevalier, libraire-éditeur, 1871. juin 1857, p. 232.
20 INTRODUCTION INTRODUCTION 21
n'est pas sa spécialité. bites-lui que si, par le cratie, l'intègre et vaillant A. Blanqui, qui a
côté métaphysique de l'astronomie! C'est tout passé près de quarante années dans les geôles
à fait sa spécialité! Avertissez-le que c'est tout de la monarchie, sous Louis-Philippe l" et sous
à fait étranger à la politique et très modéré en Napoléon ill.
Cent-mille personnes, hommes et femmes, ont
tout.>> 14
accompagné la dépouille mortelle du grand
Mais si cet éditeur n'avait pas accepté,
patriote à sa dernière demeure. (... ) ·
Blanqui aurait conseillé Maurice Lachâtre, Tous ces citoyens venaient rendre hommage à
ancien membre de la Commune lui-même, celui qui avait mérité d'être appelé le Christ du
éditeur des œuvres de Marx comme des gros XIX'""' siècle.
romans d'Eugène Sue. Lachâtre lui non plus Que le nom de Blanqui demeure glorifié parmi
n'évite pas, à propos de Blanqui, d'entrecroiser les générations pour son courage indomptable,
l'espace littéraire et l'espace historique et son amour pour le peuple et ses vertus civi-
politique. A la fin d'un roman généalogique en ques.»15
dix volumes, moins en guise d'épilogue que de
manifestation fortement troublante, il ajoute la Rien ne facilite l'approche du texte qui,
scène de l'enterrement de Blanqui: comme l'observe W. Benjamin, «à lire les
premières pages (... ) paraît insipide et banal>>,
<<Hélas! en ce moment où nous achevons de mais il ne se lasse pas de citer de longs passa-
publier l'histoire de deux familles des trans- ges dont il ne peut déjà plus s'éloigner: sous
portés - 5 janvier 1881 - nous rendons les l'effet du texte, se font plus pressées ses
derniers devoirs à l'un des martyrs de la démo- réflexions sur le progrès impossible, les répéti-
tions, les citations, l'éternel retour. Blanqui
14
insiste sur la multiplication des doubles, sur
Il s'agit d'une lettre citée par Miguel Abensour et
Valentin Pelasse dans le prologue des Instructions pour
une prise d'armes qui précède la réédition de L'éternité
15
par les astres, Paris, Ed. de la Tête de Feuilles, Coll. Futur Je suis redevable à Liliane Durant-Dessert des photoco-
antérieur, 1972. pies de l'édition originale.
22 INTRODUCTION INTRODUCTION 23
de Borges, les nouvelles de Bioy Casares font bère - il vous est interdit de regarder la mer.>>
de l'œuvre de Blanqui un précédent incontour- Ne pas regarder le mur d'enceinte, ne pas
nable. Traversant les époques et leurs utopies, regarder la cour, ne pas regarder par la fenêtre,
les spectres de Blanqui, comme ses fameux ne pas regarder la mer, ne pas regarder: ri-
sosies, revenants de cet éternel retour, hantent gueurs qui n'empêchent pas Blanqui de regar-
1' imaginaire de ce temps comme s'ils assis- der plus loin.
taient aux sessions agitées de la Société répu-
blicaine centrale, plus connue sous le nom de Aussi ne peut-on se contenter d'imputer aux
"Club Blanqui", dont Baudelaire était un parti- tribulations d'une biographie malheureuse, aux
cipant assidu, où il a crayonné le portrait de événements de la Commune, aux trahisons, au
l'Enfermé. Outre les affinités politiques, le désespoir de la captivité, l'origine de son
poète et l'initiateur des barricades partagent intérêt pour les étoiles. Scellé dans son cachot,
1' obsession de la ville, des démolitions, des l'enfermé ne voit pas faiblir sa passion pour
rues passantes, du flâneur et de son ennui, le l'observation ruinutieuse et systématique des
désespoir à l'égard du progrès, l'angoisse de constellations, l'avidité avec laquelle il explore
l'infini, la fragmentation de l'individu qui se les énigmes d'un univers dont il se rapproche
perd dans la foule. sans bouger. De la double intériorité de sa
En la formulant comme hypothèse astrono- cellule, à partir d'une hypothèse poétique, pure
ruique en un siècle qui ne les évitait pas, conjecture, Blanqui fait apparaître une révolu-
Blanqui se débat avec l'éternité, une aspiration tion autre, une ré-volte où se marque un retour
cosruique par laquelle sont tentés les poètes de singulier, revenant d'autres espaces, il décou-
son temps: l' "éternullité" de Laforgue, la vaste vre et décrit la trajectoire des astres comme
clarté hors de ce monde de Baudelaire, Rim- origine de répliques qui renvoient au début:
baud et sa trouvaille d'une éternité de hasard, innombrables fantômes surpeuplant de copies
les abîmes de Mallarmé et le hasard infini des d'autres étoiles et planètes, calques qui s'igno-
conjonctions. «Mais - comme dit mon cer-
26 INTRODUCTION
1846 Blanqui proteste contre les 1849 Blanqui est envoyé à la prison
tuteurs qui éloignent son fils. de Doullens.
Dans une lettre il rappelle les 1849 Louis Ménard publie le
mots de sa femme mourante: Prologue d'une révolution.
"lis l'éléveront contre toi." 1850 Transféré à la citadelle de
1846 Pierre-Joseph Proudhon publie Belle-lie-en Mer.
la Philosophie de la misère. 1853 Evasion manquée de Blanqui et
1847 Lamartine publie l'Histoire des d'un co-détenu.
girondins. 1853 Hugo publie Les Châtiments.
1847-1853 Michelet publie l'Histoire de la 1857 Baudelaire publie Les Fleurs du
Révolution française. mal.
1848 Abdication de Louis-Philippe. 1857 Flaubert publie Madame
Proclamation de la nèmo Bovary.
République. 1859 Blanqui cesse d'être un
1848 Organisation de la Société prisonnier pour devenir un
républicaine centrale (dite "Club déporté. Libéré par la loi
Blanqui"). d'amnistie générale.
1848 Evénements de juin: combats, 1861 Prison de Ste-Pélagie.
arrestations, fusillades, 1864 Fondation à Londres de
rétablissement de la peine de 1' Association internationale des
mort en matière politique. travailleurs.
1848 Louis-Napoléon investi 1865 Blanqui fonde le journal
président de la République. Candide où il signe Suzamel.
1848-1850 Marx publie Les Luttes de V a à Genève, puis à Bruxelles
classes en France. chez le docteur Watteau.
32 CHRONOLOGIE CHRONOLOGIE 33
L'UNIVERS - L'INFINI
sons-nous à l'un de ces <<centres de sphère>>, humain. Il existe, sans doute, quelque part,
qui sont partout, et dont la surface n'est nulle dans les globes errants, des cerveaux assez
part, et admettons un instant l'existence de vigoureux pour comprendre l'énigme impéné-
cette surface, qui se trouve dès lors la limite trable au nôtre. Il faut que notre jalousie en
du monde. fasse son deuil.
Cette limite sera-t-elle solide, liquide ou Cette énigme se pose la même pour l'infini
gazeuse? Quelle que soit sa nature, elle devient dans le temps que pour l'infini dans l'espace.
aussitôt la prolongation de ce qu'elle borne ou L'éternité du monde saisit l'intelligence plus
prétend borner. Prenons qu'il n'existe sur ce vivement encore que son immensité. Si l'cm ne
point ni solide, ni liquide, ni gaz, pas même peut consentir de bornes à l'univers, cominent
l'éther. Rien que l'espace, vide et noir. Cet supporter la pensée de sa non-existence? La
espace n'en possède pas moins les trois dimen- matière n'est pas sortie du néant. Elle n'y
sions, et il aura nécessairement pour limite, ce rentrera point. Elle est éternelle, impérissable.
qui veut dire continuation, une nouvelle portion Bien qu'en voie perpétuelle de transformation,
d'espace de même nature, et puis après, une elle ne peut ni diminuer, ni s'accroître d'un
autre, puis une autre encore, et ainsi de suite, atome.
indéfiniment. Infinie dans le temps, pourquoi ne le serait-
L'infini ne peut se présenter à nous que sous elle pas dans l'étendue ? Les deux infinis sont
l'aspect de l'indéfini. L'un conduit à l'autre par inséparables. L'un implique l'autre à peine de
l'impossibilité manifeste de trouver ou même contradiction et d'absurdité. La science n'a pas
de concevoir une limitation à l'espace. Certes, constaté encore une loi de solidarité entre
l'univers infini est incompréhensible, mais l'espace et les globes qui le sillonnent. La
l'univers limité est absurde. Cette certitude chaleur, le mouvement, la lumière, l'électricité,
absolue de l'infinité du monde, jointe à son sont une nécessité pour toute l'étendue. Les
incompréhensibilité, constitue une des plus hommes compétents pensent qu'aucune de ses
crispantes agaceries qui tourmentent l'esprit parties ne saurait demeurer veuve de ces
40 L. A. BLANQUI
obtenu créance et demeurent très problémati- doute. Car, sans données suffisantes, toute
ques. Ce sont des à peu près, ou plutôt un appréciation est une témérité.
minimum, qui rejette les étoiles les plus
proches au-delà de 7 000 milliards de lieues.
La mieux observée, la 61' du Cygne, a donné.
23 000 milliards de lieues, 658 700 fois la dis-
tance de la terre au soleil.
La lumière, marchant à raison de 75 000
lieues par seconde, ne franchit cet espace qu'en
dix ans et trois mois. Le voyage en chemin de
fer, à dix lieues par heure, sans une minute
d'arrêt ni de ralentissement, durerait 250
millions d'années. De ce même train, on irait
au soleil en 400 ans. La terre, qui fait 233
millions de lieues chaque année, n'arriverait à
la 61' du Cygne qu'en plus de cent mille ans.
Les étoiles sont des soleils semblables au
nôtre. On dit Sirius cent cinquante fois plus
gros. La chose est possible, mais peu vérifia-
ble. Sans contredit, ces foyers lumineux doi-
vent offrir de fortes inégalités de volume.
Seulement, la comparaison est hors de portée,
et les différences de grandeur et d'éclat ne
peuvent guère être pour nous que des questions
d'éloignement, ou plutôt des questions de
IV
CONSTITUTION PHYSIQUE
DES ASTRES
taire, qui doit présenter d'innombrables .séries d'apparences contraires l'identité de composi-
d'organisations diverses. n n'est même pas tion de l'univers. Les formes sont innombra-
besoin de quitter la terre pour voir cette diver- bles, les éléments sont les mêmes. Nous tou-
sité presque sans limites. chons ici à la question capitale, celle qui
Nous avons toujours considéré notre globe domine de bien haut et annihile presque toutes
comme la planète-reine, vanité bien souvent les autres; il faut donc 1' aborder en détail et
humiliée. Nous sommes presque des intrus procéder du connu à l'inconnu.
dans le groupe que notre gloriole prétend Sur notre globe jusqu'à nouvel ordre, la
agenouiller autour de sa suprématie. C'est la nature a pour éléments uniques à sa disposition
densité qui décide de la constitution physique les 64 corps simples, dont les noms viennent
d'un astre. Or, notre densité n'est point celle ci-après. Nous disons <<jusqu'à nouvel ordre>>,
du système solaire. Elle n'y forme qu'une parce que le nombre de ces corps n'était que
infime exception qui nous met à peu près en 53 il y a peu d'années. De temps à autre, leur
dehors de la véritable famille, composée du 1
nomenclature s'enrichit de la découverte de
soleil et des grosses planètes. Dans l'ensemble quelque métal, dégagé à grand-peine, par la
du cortège, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, chimie, des liens tenaces de ses combinaisons
comptent, comme volume, pour 2 sur 2 417, et avec l'oxygène. Les 64 arriveront à la centaine,
en y joignant le Soleil, pour 2 sur 1 281 684. c'est probable. Mais les acteurs sérieux ne vont
Autant compter pour zéro! guère au-delà de 25. Le reste ne figure qu'à
Devant un tel contraste, il y a quelques titre de comparses. On les dénomme corps
années seulement, le charup était ouvert à la simple, parce qu'on les a trouvés jusqu'à
fantaisie sur la structure des corps célestes. La présent irréductibles. Nous les rangeons à peu
seule chose qui ne parût point douteuse, c'est près dans l'ordre de leur importance:
qu'ils ne devaient en rien ressembler au nôtre.
On se trompait. L'analyse spectrale est venue
1. Hydrogène. 3. Azote.
dissiper cette erreur, et démontrer, malgré tant
2. Oxygène. 4. Carbone.
50 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 51
sur leur succès une théorie assez fantastique gazeuses. C'est la flamme de l'hydrogène,
que voici: <<Le soleil, simple corps opaque balayée par les tempêtes sur d'immenses
comme la première planète venue, est enve- surfaces, et qui laisse apercevoir, non pas
loppé de deux atmosphères, l'une, semblable à comme une opacité noire, mais comme. une
la nôtre, servant de parasol aux indigènes obscurité relative, le noyau de l'astre, soit à
contre la seconde, dite photosphère, source l'état liquide, soit à 1' état gazeux fortement
éternelle et inépuisable de lumière et de comprimé.
chaleur.» Donc, plus de chimères. Voici deux éléments
Cette doctrine, universellement acceptée, a terrestres qui éclairent l'univers, comme ils
longtemps régné dans la science, en dépit de éclairent les rues de Paris et de Londres. C'est
toutes les analogies. Le feu central qui gronde leur combinaison qui répand la lumière et la
sous nos pieds atteste suffisamment que la chaleur. C'est le produit de cette combinaison,
terre a été autrefois ce qu'est aujourd'hui le l'eau, qui crée et entretient la vie organique.
soleil, et la terre n'a jamais endossé de pho- Point d'eau, point dl atmosphère, point de flore
tosphère électrique, gratifiée du don de péren- ni de faune. Rien que le cadavre de la lune.
nité. Océan de flammes dans les étoiles pour
L'analyse spectrale a dissipé ces erreurs. li vivifier, océan d'eau sur les planètes pour
ne s'agit plus d'électricité inusable et perpé- organiser, l'association de l'hydrogène et de
tuelle, mais tout prosaïquement d'hydrogène l'oxygène est le gouvernement de la matière, et
brûlant, ici comme ailleurs, avec le concours le sodium est leur compagnon inséparable dans
de l'oxygène. Les protubérances roses sont des leurs deux formes opposées, le feu et l'eau. Au
jets prodigieux de ce gaz enflammé, qui débor- spectre solaire, il brille en première ligne; il est
dent le disque de la lune, pendant les éclipses l'élément principal du sel des mers.
totales de soleil. Quant aux taches solaires, on Ces mers, aujourd'hui si paisibles, malgré
avait eu raison de les représenter comme de leurs rides légères, ont connu de tout autres
vastes entonnoirs ouverts dans des masses tempêtes, quand elles tourbillonnaient en
54 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 55
flammes dévorantes sur les laves de notre leurs cortèges. Elle sait que l'univers entier
globe. C'est cependant bien la même masse reçoit la lumière, la chaleur et la vie organique,
d'hydrogène et d'oxygène; mais quelle méta- de l'hydrogène et de l'oxygène associés, flam-
morphose! L'évolution est accomplie. Elle mes ou eau.
s'accomplira également sur le soleil. Déjà ses Tous les corps simples ne se montrent pas
taches révèlent, dans la combustion de l' hydro- dans le spectre solaire, et réciproquement les
gène, des lacunes passagères, que le temps ne spectres du soleil et des étoiles accusent l' exis-
cessera d'agrandir et de tourner à la perma- tence d'éléments à nous inconnus. Mais cette
nence. Ce temps se comptera par siècles, sans science est neuve encore et inexpérimentée.
doute, mais la pente descend. Elle dit à peine son premier mot et il est
Le soleil est une étoile sur son déclin. Un décisif. Les éléments des corps célestes sont
jour viendra où le produit de la combinaison partout identiques. L'avenir ne fera que dérou-
de l'hydrogène avec l'oxygène, cessant de se ler chaque jour les preuves de cette identité.
décomposer à nouveau pour reconstituer à part Les écarts de densité, qui semblaient de prime
les deux éléments, restera ce qu'il doit être, de abord un obstacle insurmontable à toute simili-
l'eau. Ce jour verra finir le règne des flammes, tude entre les planètes de notre système,
et commencer celui des vapeurs aqueuses, dont perdent beaucoup de leur signification isolante,
le dernier mot est la mer. Ces vapeurs, enve- quand on voit le soleil, dont la densité est le
loppant de leurs masses épaisses 1' astre déchu, quart de la nôtre, renfermer des métaux tels
notre monde planétaire tombera dans la nuit que le fer (densité, 7,80), le nickel (8,67), le
éternelle. cuivre (9,95), le zinc (7,19), le cobalt (7,81), le
Avant ce terme fatal, l'humanité aura le cadmium (8,69), le chrome (5,90).
temps d'apprendre bien des choses. Elle sait Que les corps simples existent sur les divers
déjà, de par la spectrométrie, que la moitié des globes en proportions inégales, d'où résultent
64 corps simples, composant notre planète, fait des divergences de densité, rien de plus
également partie du soleil, des étoiles et de naturel. Evidemment, les matériaux d'une
56 L. A. BLANQUI
Tout le monde aujourd'hui en est arrivé à un comète ne peut produire sur la terre aucun
profond mépris des comètes, ces misérables effet sensible. li. est très probable que les
jouets des planètes supérieures qui les bouscu- comètes l'ont plusieurs fois enveloppée sans
lent, les tiraillent en cent façons, les gonflent avoir été aperçues... >> Et ailleurs: <<li est facile
aux feux solaires, et finissent par les jeter de se représenter les effets de ce choc (d'une
dehors en lambeaux. Déchéance complète! comète) sur la terre: l'axe et le mouvement de
Quel humble respect jadis, quand on saluait en rotation changés; les mers abandonnant leurs
elles des messagères de mort! Que de huées et anciennes positions pour se précipiter vers le
des sifflets depuis qu'on les sait inoffensives! nouvel équateur; une grande partie des
On reconnaît bien là les hommes. hommes et des animaux noyés dans ce déluge
Toutefois, 1' impertinence n'est pas sans une universel, ou détruits par la violente secousse
légère nuance d'inquiétude. Les oracles ne se imprimée au globe, des espèces entières anéan-
privent pas de contradictions. Ainsi Arago, ties ... ,>> etc.
après avoir proclamé vingt fois la nullité Des oui et non si catégoriques sont singuliers
absolue des comètes, après avoir assuré que le sous la plume de mathématiciens. L'attraction,
vide le plus parfait d'une machine pneumatique ce dogme fondamental de l'astronomie, est
est encore beaucoup plus dense que la subs- parfois tout aussi maltraitée. Nous l'allons voir
tance cométaire, n'en déclare pas moins, dans en disant un mot de la lumière zodiacale.
un chapitre de ses œuvres, que <<la transfor- Ce phénomène a déjà reçu bien des explica-
mation de la terre en satellite de comète est un tions différentes. On l'a d'abord attribué à
événement qui ne sort pas du cercle des proba- l'atmosphère du soleil, opinion combattue par
bilités». Laplace. Suivant lui, «l'atmosphère solaire
Laplace, savant si grave, si sérieux, professe n'arrive pas à mi-chemin de l'orbe de Mercure.
également le pour et Je contre sur cette ques- Les lueurs zodiacales proviennent des molécu-
tion. Il dit quelque part: <<La rencontre d'une les trop volatiles pour s'être unies aux planètes,
à l'époque de la grande formation primitive, et
60 L. A. BLANQŒ L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 61
qui circulent aujourd'hui autour de l'astre Il semble encore moins rationnel de chercher
central. Leur extrême ténuité n'oppose point de l'origine des lueurs mystérieuses de la région
résistance à la marche des corps célestes, et zodiacale dans un anneau de. météorites circu-
nous donne cette clarté perméable aux étoiles.>> lant autour du soleil. Les météorites, de leur
Une telle hypothèse est peu vraisemblable. nature, ne sont pas très perméables à la clarté
Des molécules planétaires, volatilisées par une des étoiles.
haute température, ne conservent pas éternelle- En remontant un peu haut, peut-être trouve-
ment leur chaleur, ni par conséquent la forme rait-on le chemin de la vérité. Arago a dit je ne
gazeuse, dans les déserts glacés de l'étendue. sais où: <<La matière cométaire a pu assez
De plus, quoi qu'en dise Laplace, cette matiè- fréquemment entrer dans notre atmosphère. Cet
re, si ténue qu'on la suppose, serait un obstacle événement est sans danger. Nous pouvons,
sérieux aux mouvements des corps célestes, et sans nous en apercevoir, traverser la queue
amènerait avec le temps de graves désordres. d'une comète ... >> Laplace n'est pas moins
· La même objection réfute une idée récente, explicite: <<Il est très probable, dit-il, que les
qui fait honneur de la lumière zodiacale aux comètes ont plusieurs fois enveloppé la terre
débris des comètes naufragées dans les tempê- sans être aperçues ... >>
tes du périhélie. Ces restes formeraient un Tout le monde sera de cet avis. Mais on peut
vaste océan qui englobe et dépasse même les demander aux deux astronomes ce que sont
orbites de Mercure, Vénus et la Terre. C'est devenues ces comètes. Ont-elles continué leur
pousser un peu loin le dédain des comètes que voyage? Leur est-il possible de s'arracher aux
de confondre leur nullité avec celle de l'éther, étreintes de la terre et de passer outre?
voire même du vide. Non, les planètes ne L'attraction est donc confisquée? Quoi! Cette
feraient pas bonne route au travers de ces vague effluve cométaire, qui fatigue la langue
nébulosités, et la gravitation ne tarderait pas à à définir son néant, braverait la force qui
s'en mal trouver. maîtrise l'uni vers!
62 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 63
On conçoit que deux globes massifs, lancés Cependant on parle, comme d'une chose
à fond de train, se croisent par la tangente et toute simple, de comètes qui entourent, puis
continuent de fuir, après une double secousse. abandonnent notre globe. Personne n'a fait à
Mais que des inanités errantes viennent se cet égard la moindre observation. La marche
coller contre notre atmosphère, puis s'en rapide de ces astres suffit-elle pour les sous-
détachent paisiblement pour suivre leur route, traire à l'action terrestre, et poursuivent-ils leur
c'est d'un sans-gêne peu acceptable. Pourquoi course par l'impulsion acquise?
ces vapeurs diffuses ne demeurent-elles pas Une pareille atteinte à la gravitation est
clouées à notre planète par la pesanteur? impossible, et nous devons être sur la voie des
«Justement! Parce qu'elles ne pèsent pas, lueurs zodiacales. Les détachements cométai-
dira-t-on. Leur inconsistance même les dérobe. res, faits prisonniers dans ces rencontres sidé-
Point de masse, point d'attraction.» Mauvais rales, et refoulés vers l'équateur par la rotation,
raisonnement. Si elles se séparent de nous pour vont former ces renflements lenticulaires qui
rallier leur corps d'armée, c'est que le corps s'illuminent aux rayons du soleil; avant
d'armée les attire et nous les enlève. A quel l'aurore, et surtout après le crépuscule du soir.
titre? La terre leur est bien supérieure en La chaleur du jour les a dilatés et rend leur
puissance. Les comètes, on le sait, ne déran- luminosité plus sensible qu'elle ne l'est le
gent personne, et tout le monde les dérange, matin, après le refroidissement de la nuit.
parce qu'elles sont les humbles esclaves de Ces masses diaphanes, d'apparence toute
l'attraction. Comment cesseraient-elles de lui cométaire, perméables aux plus petites étoiles,
obéir, précisément quand notre globe les saisit occupent une étendue immense, depuis l'équa-
au corps et ne devrait plus lâcher prise? Le teur, leur centre et leur point culminant comme
soleil est trop loin pour les disputer à qui les altitude et comme éclat, jusque bien au-delà
tient de si près, et dût-il entraîner la tête de ces des tropiques, et probablement jusqu'aux deux
cohues, l'arrière-garde, rompue et disloquée, pôles, où elles s'abaissent, se contractent et
resterait au pouvoir de la terre. s'éteignent.
64 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 65
On avait toujours logé jusqu'ici la lumière me. En faction dans l'ombre, il les flaire, avant
zodiacale hors de la terre, et il était difficile de même qu'un rayon solaire les rende visibles, et
lui assigner une place ainsi qu'une nature les rabat éperdues vers les gorges périlleuses.
conciliables à la fois avec sa permanence et ses Là, saisies par la chaleur et dilatées jusqu'à la
variations. Mais c'est la terre elle-même qui monstruosité, elles perdent leur forme, s' allon-
en porte la cause, enroulée autour de son gent, se désagrègent et franchissent à la déban-
atmosphère, sans que le poids de la colonne dade la passe terrible, abandonnant partout des
atmosphérique en reçoive un atome d'augmen- traînards, et ne parvenant qu'à grand-peine,
tation. Cette pauvre substance ne pouvait sous la protection du froid, à regagner leurs
donner une preuve plus décisive de son inanité. solitudes inconnues.
Les comètes, dans leurs visites, renouvellent Celles-là seules échappent, qui n'ont pas
peut-être plus souvent qu'on ne le pense les donné dans les traquenards de la zone plané-
contingents prisonniers. Ces contingents, du taire. Ainsi, évitant de funestes défilés, et
reste, ne sauraient dépasser une certaine hau- laissant au loin, dansJes plaines zodiacales, les
teur sans être écumés par la force centrifuge, grosses araignées se promener au bord de leurs
qui emporte son butin dans l'espace. L' atmos- toiles, la comète de 1811 fond des hauteurs
phère terrestre se trouve ainsi doublée d'une polaires sur l'écliptique, déborde et tourne
enveloppe cométaire, à peu près impondérable, rapidement le soleil, puis rallie et reforme ses
siège et source de la lumière zodiacale. Cette immenses colonnes dispersées par le feu de
version s'accorde bien avec la diaphanéité des l'ennemi. Alors seulement, après le succès de
comètes, et de plus, elle tient compte des lois la manœuvre, elle déploie aux regards stupé-
de la pesanteur qui n'autorisent pas l'évasion faits les splendeurs de son armée, et continue
des détachements capturés par les planètes. majestueusement sa retraite victorieuse dans les
Reprenons l'histoire de ces nihilités cheve- profondeurs de 1' espace.
lues. Si elles évitent Saturne, c'est pour tomber Ces triomphes sont rares. Les pauvres
sous la coupe de Jupiter, le policier du systè~ comètes viennent par milliers, se brûler à la
66 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 67
chandelle. Comme les papillons, elles accou- nomades ont élu domicile chez nous? ... Trois .. ,
rent légères, du fond de la nuit, précipiter leur et encore peut-on dire qu'elles vivent sous la
volte autour de la flamme qui les attire, et ne tente. Un de ces jours, elles lèveront le pied et
se dérobent point sans joncher de leurs épaves s'en iront rejoindre leurs innombrables tribus
les champs .de l'écliptique. S'il faut en croire dans les espaces imaginaires. Il importe peu,
quelques chroniqueurs des cieux, depuis le en vérité, que ce soit par des ellipses, des
soleil jusque par-delà l'orbe terrestre, s'étend paraboles ou des hyperboles.
un vaste cimetière de comètes, aux lueurs Après tout, ce sont des créatures inoffensives
mystérieuses, apparaissant les soirs et matins et gracieuses, qui tiennent souvent la première
des jours purs. On reconnaît les mortes à ces place dans les plus belles nuits d'étoiles. Si
clartés-fantômes, qui se laissent traverser par la elles viennent se prendre comme des folles
lumière vivante des étoiles. dans la souricière, l'astronomie y est prise avec
Ne seraient-ce pas plutôt les captives sup- elles et s'en tire encore plus mal. Ce sont de
pliantes, enchaînées depuis des siècles aux vrais cauchemars scientifiques. Quel contraste
barrières de notre atmosphère, et demandant en avec les corps célestes! Les deux extrêmes de
vain ou la liberté ou l'hospitalité? De son l'antagonisme, des masses écrasantes et des
premier et de son dernier rayon, le soleil impondérabilités, l'excès du gigantesque et
intertropical nous montre ces pâles Bohémien- l'excès du rien.
nes, qui expient si durement leur visite indis- Et cependant, à propos de ce rien, Laplace
crète à des gens établis. parle de condensation, de vaporisation, comme
Les comètes sont véritablement des êtres s'il s'agissait du premier gaz venu. Il assure
fantastiques. Depuis l'installation du système que, par les chaleurs du périhélie, les comètes,
solaire, c'est par millions qu'elles ont passé au à la longue, se dissipent entièrement dans
périhélie. Notre monde particulier en regorge, l'espace. Que deviennent-elles après cette
et cependant, plus de la moitié échappent à la volatilisation? L'auteur ne le dit pas, et proba-
vue, et même au télescope. Combien de ces blement ne s'en inquiète guère. Dès qu'il ne
68 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 69
s'agit plus de géométrie, il procède sommaire- Laplace, des nébulosités, répandues à profusion
ment, sans beaucoup de scrupules. Or, si dans l'univers, forment, par un premier degré
éthérée que puisse et doive être la sublimation de condensation, soit des comètes, soit des
des astres chevelus, elle demeure pourtant nébuleuses à points brillants, irréductibles en
matière. Quelle sera sa destinée? Sans doute, étoiles, et qui se transforment en systèmes
de reprendre plus tard, par le froid, sa forme solaires. ll explique et décrit en détail cette
primitive. Soit. C'est de l'essence de comète transformation.
qui reproduit des diaphanéités ambulatoires. Quant aux comètes, il se borne à les repré-
Mais ces diaphanéités, suivant Laplace et senter comme de petites nébuleuses errantes
d'autres auteurs, sont identiques avec les qu'il ne définit pas, et ne cherche nullement à
nébuleuses fixes. différencier des nébuleuses en voie d'enfante-
Oh! par exemple, halte-là! il faut arrêter les ment stellaire. Il insiste, au contraire, sur leur
mots au passage pour vérifier leur contenu. ressemblance intime, qui ne permet de distin-
Nébuleuse est suspect. C'est un nom trop bien guer entre elles que par le déplacement des
mérité; car il a trois sens différents. On dési- comètes devenu visible aux rayons du soleiL
gne ainsi: 1a une lueur blanchâtre, qui est En un mot, il prend dans le télescope d'Hers-
décomposée par de forts télescopes en innom- chel! des nébuleuses irréductibles et en fait
brables petites étoiles très serrées; zo une clarté indifféremment des systèmes planétaires ou des
pâle, d'aspect semblable, piquetée d'un ou comètes. Ce n'est qu'une question d'orbites et
plusieurs petits points brillants, et qui ne se de fixité ou d'irrégularité dans la gravitation.
laisse pas résoudre en étoiles; .3° les comètes. Du reste, même origine: <<les nébulosités
La confrontation minutieuse de ces trois éparses dans l'univers>>, partant même consti-
individualités est indispensable. Pour la tution.
première, les amas de petites étoiles, point de Comment un si grand physicien a-t-il pu
difficulté. On est d'accord. La contestation assimiler des lueurs d'emprunt, glaciales et
porte tout entière sur les deux autres. Suivant vides, aux immenses gerbes de vapeurs arden-
70 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 71
tes qui seront un jour des soleils? Passe, si les quelconque entre de telles données est une
comètes étaient de l'hydrogène. On pourrait aberration.
supposer que de grandes masses de ce gaz, Répétons encore que, si pendant l'état volatil
restées en dehors des nébuleuses-étoiles, errent des nébuleuses, une partie de l'hydrogène se
en liberté à travers l'étendue, où elles jouent la dérobait en même temps à l'attraction et à la
petite pièce de la gravitation. Encore serait-ce combustion, pour s'échapper libre dans
du gaz froid et obscur, tandis que les berceaux l'espace et devenir comète, ces astres rentre-
stella-planétaires sont des incandescences, si raient ainsi dans la constitution générale de
bien que l'assimilation entre ces deux sortes de l'univers, et pourraient d'ailleurs jouer un rôle
nébuleuses resterait encore impossible. Mais ce redoutable. Impuissants, comme masse, dans
pis-aller même fait défaut. Comparé aux comè- une rencontre planétaire, mais embrasés au
tes, l'hydrogène est du granit. Entre la matière choc de l'air et au contact de son oxygène, ils
nébuleuse des systèmes stellaires et celle des feraient périr par le. feu tous les corps organi-
comètes, il ne peut rien y avoir de commun. sés, plantes et animaux. Seulement, de l'avis
L'une est force, lumière, poids et chaleur; unanime, l'hydrogène est à la substance comé-
l'autre, nullité, glace, vide et ténèbres. taire ce que serait un bloc de marbre pour
Laplace parle d'une similitude si parfaite l'hydrogène lui-même.
entre les deux gemes de nébuleuses qu'on a Qu'on suppose maintenant des lambeaux de
beaucoup de peine à les distinguer. Quoi l Les nébulosités stellaires, errant de système en
nébuleuses volatilisées sont à des distances système, à l'instar des comètes. Ces amas
incommensurables, les comètes sont presque à volatils, au maximum de température, passe-
portée de la main, et d'une vaine ressemblance raient autour de nous, non pas brouillard subtil,
entre deux corps séparés par de tels abîmes, on terne et transi, mais trombe effroyable de
conclut à l'identité de composition! mais la lumière et de chaleur, qui aurait bientôt coupé
comète est un infiniment petit, et la nébuleuse court à nos polémiques sur leur compte.
est presque un univers. Une comparaison L'incertitude s'éternise au sujet des comètes.
72 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 73
perait de son orbite en suivant la tangente, et au point d'être à peine visibles, et qui arrivent,
fuirait droit devant elle. par une suite de condensations, à l'état d'étoi-
La source de la force centripète est connue, les. Or, ces étoiles sont des globes gigantes-
c'est l'attraction ou gravitation. L'origine de la ques en pleine incandescence comme le soleil,
force centrifuge reste un mystère. Laplace a ce qui accuse une chaleur déjà fort respectable.
laissé de côté cet écueil. Dans sa théorie, le Quelle ne devait pas être leur température,
mouvement de translation, autrement dit, la lorsque entièrement réduites en vapeurs, ces
force centrifuge, a pour origine la rotation de masses énormes s'étaient dilatées jusqu'à un
la nébuleuse. Cette hypothèse est sans aucun tel degré de volatilisation qu'elles n'offraient
doute la vérité, car il est impossible de rendre plus à l'œil qu'une nébulosité à peine percepti-
un compte plus satisfaisant des phénomènes ble!
que présente notre groupe planétaire Seule- Ce sont précisément ces nébulosités que
ment, il est permis de demander à l'illustre Laplace représente comme répandues à profu-
géomètre: <<D'où venait la rotation de la nébu- sion dans l'univers, et donnant naissance aux
leuse? D'où venait la chaleur qui avait volati- comètes ainsi qu'aux systèmes stellaires.
lisé cette masse gigantesque, condensée plus Assertion inadmissible, comme nous l'avons
tard en soleil entouré de planètes?>> démontré à propos de la substance cométaire,
La chaleur! on dirait qu'il n'y a qu'à se qui ne peut rien avoir de commun avec celle
baisser et en prendre dans l'espace. Oui, de la des nébuleuses-étoiles. Si ces substances
chaleur à 270 degrés au-dessous de zéro. étaient semblables, les comètes se seraient,
Laplace veut-il parler de celle-là, quand il dit partout et toujours, mêlées aux matières stel-
qu'en vertu d'une chaleur excessive, l'atmos- laires, pour en partager l'existence, et ne
phère du soleil s'étendait primitivement au feraient pas constamment bande à part, étran-
delà des orbes de toutes les planètes? n gères à tous les autres astres, et par leur incon-
constate, d'après Herschell, l'existence, en sistance, et par leurs habitudes vagabondes, et
grand nombre, de nébulosités, d'abord diffuses par l'unité absolue de substance qui les caractérise.
78 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 79
Laplace a parfaitement raison de dire: <<Ainsi, fugaces, instables, toujours sans lendemain, on
on descend, par les progrès de la condensation les. connaît pour une substance simple; une,
de la matière nébuleuse à la considération du invariable, inaccessible à toute modification
'
soleil environné autrefois d'une vaste atmos- pouvant se séparer, se réunir, former des
phère, considération à laquelle on remonte, masses ou se déchirer en lambeaux, jamais
comme nous l'avons vu, par l'examen des changer. Donc, elles n'interviennent pas dans
phénomènes du système solaire. Une rencontre le perpétuel devenir de la nature. Consolons-
aussi remarquable donne à l'existence de cet nous de ce logogriphe par la nullité de son
état antérieur du soleil une probabilité fort rôle.
approchante de la certitude.>> La question des origines est beaucoup plus
En revanche, rien de plus faux que l' assimi- sérieuse. Laplace en a fait bon marché, ou
lation des comètes, inanités impondérables et plutôt il n'en tient nul compte, et ne daigne ou
glacées, aux nébuleuses stellaires qui représen- n'ose même pas en parler. Herschel, au moyen
tent les parties massives de la nature, portées de son télescope, a constaté dans l'espace de
par la volatilisation au maximum de tempéra- nombreux arnas de matière nébuleuse, à diffé-
ture et de lumière. Assurément, les comètes rents degrés de diffusion, arnas qui, par refroi-
sont une énigme désespérante, car, demeurant dissements progressifs, aboutissent en étoiles.
inexplicables quand tout le reste s'explique, L'illustre géomètre raconte et explique fort
elles deviennent un obstacle presque insurmon- bien les transformations. Mais de l'origine de
table à la connaissance de l'univers. Mais on ces nébulosités, pas un mot. On se demande
ne triomphe pas d'un obstacle par une absur- naturellement: <<Ces nébuleuses, qu'un froid
dité. Mieux vaut faire la part du feu en accor- relatif amène à 1' état de soleils et de planètes,
dant à ces impalpabilités une existence spéciale d'où viennent-elles?»
en dehors de la matière proprement dite, qui D'après certaines théories, il existerait dans
peut bien agir sur elles par la gravitation, mais 1' étendue une matière chaotique, laquelle, grâce
sans s'y mêler ni subir leur influence. Bien que au. concours de la chaleur et de 1' attraction
'
80 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 81
s'agglomérerait pour former les nébuleuses satellites par les progrès du refroidissement.
planétaires. Pourquoi et depuis quand cette Mais cette matière nébuleuse sans origine,
matière chaotique? D'où sort cette chaleur attirée de partout, on ne sait ni comment ni
extraordinaire qui vient aider à la besogne? pourquoi, est aussi un singulier réfrigérant de
Autant de questions qu'on ne se pose pas, ce l'enthousiasme. ll n'est vraiment pas convena-
qui dispense d'y répondre. ble d'asseoir son lecteur sur une hypothèse
Pas n'est besoin de dire que la matière chao- posée dans le vide, et de le planter là.
tique, constituant les étoiles modernes, a aussi La chaleur, la lumière, ne s'accumulent point
constitué les anciennes, d'où il suit que dans l'espace, elles s'y dissipent. Elles ont une
l'univers ne remonte pas au-delà des plus source qui s'épuise. Tous les corps célestes se
vieilles étoiles sur pied. On accorde volontiers refroidissent par le rayonnement. Les étoiles,
des durées immenses à ces astres; mais de leur incandescences formidables à leur début,
commencement, point d'autres nouvelles que aboutissent à une congélation noire. Nos mers
l'agglomération de la matière chaotique, et sur étaient jadis un océan de flammes Elles ne sont
leur fin, silence. La plaisanterie commune à · plus que de l'eau. Le soleil éteint, elles seront
ces théories, c'est l'établissement d'une fabri- un bloc de glace. Les cosmogonies qui préten-
que de chaleur à discrétion dans les espaces dent le monde d'hier peuvent croire que les
imaginaires, pour fournir à la volatilisation astres en sont encore à brûler leur première
indéfinie de toutes les nébuleuses et de toutes huile. Après? Ces millions d'étoiles, illumina-
les matières chaotiques possibles. tion de nos nuits, n'ont qu'une existence
Laplace, si scrupuleux géomètre, est un limitée. Elles ont commencé dans l'incendie,
physicien peu rigoriste. ll vaporise sans façon, elles finiront dans le froid et les ténèbres.
en vertu d'une chaleur excessive. Etant donnée Suffit-il de dire: «Cela durera toujours plus
une fois la nébuleuse qui se condense, on le que nous? Prenons ce qui est. Carpe diem.
suit avec admiration dans son tableau de la Qu'importe ce qui a précédé! Qu'importe ce
naissance successive des planètes et de leurs qui suivra? avant et après nous le déluge!>>
82 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 83
Non, l'énigme de l'univers est en permanence Il faut cependant distinguer entre l'univers et
devant chaque pensée. L'esprit humain veut la une horloge.
déchiffrer à tout prix. Laplace était sur la voie, Quand une horloge se dérange, on la règle.
en écrivant ces mots: «Vue du soleil, la lune Quand elle se détériore, on la raccommode.
paraît décrire une suite d'épicycloïdes, dont les Quand elle est usée, on la remplace. Mais les
centres sont sur la circonférence de l'orbe corps célestes, qui les§are ou les renouvelle?
terrestre. Pareillement, la terre décrit une suite Ces globes de flammes, si splendides représen-
d'épicycloïdes, dont les centres sont sur la tants de la matière, jouissent-ils du privilège de
courbe que le soleil décrit autour du centre de la pérennité? Non, la matière n'est éternelle
gravité du groupe d'étoiles dont il fait partie. que dans ses éléments et son ensemble. Toutes
Enfin, le soleil lui-même décrit une suite ses formes, humbles ou sublimes, sont transi-
d'épicycloïdes dont les centres sont sur la toires et périssables. Les astres naissent, bril-
courbe décrite par le centre de gravité de ce lent, s'éteignent, et survivant des milliers de
groupe autour de celui de l'univers.>> siècles peut-être à leur splendeur évanouie, ne
<<De l'univers!>> c'est beaucoup dire. Ce livrent plus aux lois de la gravitation que des
prétendu centre de l'univers, avec l'immense tombes flottantes. Combien de milliards de ces
cortège qui gravite autour de lui, n'est qu'un cadavres· glacés rampent ainsi dans la nuit de
point imperceptible dans l'étendue. Laplace l'espace, en attendant l'heure de la destruction,
était cependant bien sur le chemin de la vérité, qui sera, du même coup, celle de la résurrec-
et touchait presque la clef de l'énigme. Seule- tion\
ment, ce mot: <<De l'univers>> prouve qu'il la Car les trépassés de la matière rentrent tous
touchait sans la voir, ou du moins. sans la dans la vie, quelle que soit leur condition. Si la
regarder. C'était un ultra-mathématicien. ll nuit du tombeau est longue pour les astres
avait, jusqu'à la moelle des os, la conviction finis, le moment vient où leur flamme se
d'une harmonie et d'une solidité inaltérable de rallume comme la foudre. A la surface des
la mécanique céleste. Solide, très solide, soit. planètes, sous les rayons solaires, la forme qui
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meurt se désagrège vite, pour restituer ses de vapeurs, ressaisies aussitôt par la gravitation
éléments à une forme nouvelle. Les métamor- qui les groupe en nébuleuses tournant sur elles-
phoses se succèdent sans interruption. Mais mêmes par l'impulsion du choc, et les lance
quand un soleil s'éteint glacé, qui lui rendra la dans une circulation régulière autour de
chaleur et la lumière? Il ne peut renaître que nouveaux centres. Les observateurs lointains
soleil. Il donne la vie en détail à des myriades peuvent alors, à travers leurs télescopes,
d'êtres divers. Il ne peut la transmettre à ses apercevoir le théâtre de ces grandes révolu-
fils que par mariage. Quelles peuvent être les tions, sous l'aspect d'une lueur pâle, mêlée de
noces et les enfantements de ces géants de la points plus lumineux. La lueur n'est qu'une
lumière? tache, mais cette tache est un peuple de globes
Lorsqu'après des millions de siècles, un de qui ressuscitent.
ces immenses tourbillons d'étoiles, nées, gravi- Chacun des nouveau·nés vivra d'abord son
tant, mortes ensemble, achève de parcourir les enfance solitaire, nuée embrasée et tumultueu-
régions de l'espace ouvertes devant lui, il se se. Plus calme avec le temps, le jeune astre
heurte sur ses frontières avec d'autres tourbil- détachera peu à peu de son sein une nom-
lons éteints, arrivant à sa rencontre. Une mêlée breuse famille, bientôt refroidie par l'isole-
furieuse s'engage durant d'innombrables ment, et ne vivant plus que de la chaleur
années, sur un champ de bataille de milliards paternelle. ll en sera l'unique représentant dans
de milliards de lieues d'étendue. Cette partie le monde qui ne connaîtra que lui, et n' aperce-
de l'univers n'est plus qu'une vaste atmosphère vra jamais ses enfants. Voilà notre système
de flammes, sillonnées sans relâche par la planétaire, et nous habitons l'une des plus
foudre des conflagrations qui volatilisent jeunes filles, suivie seulement d'une sœur,
instantanément étoiles et planètes. Vénus, et d'un tout petit frère, Mercure, le
Ce pandémonium ne suspend pas un instant dernier éclos du nid.
son obéissance aux lois de la nature. Les chocs Est-ce bien exactement ainsi que renaissent
successifs réduisent les masses solides à l'état les mondes? Je ne sais. Peut-être les légions
!;
86 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 87
mortes qui se heurtent pour ressaisir la vie, sés. Le mouvement n'est que le résultat de
sont-elles moins nombreuses, le champ de la l'attraction, et l'attraction est impérissable,
résurrection moins vaste. Mais certainement, ce comme propriété permanente de tous les corps.
n'est qu'une question de chiffre et d'étendue, Le mouvement renaît soudain du choc lui-
non de moyen. Que la rencontre ait lieu, soit même, dans de nouvelles directions peut-être,
entre deux groupes stellaires simplement, soit mais toujours effet de la même cause, la pesan-
entre deux systèmes où chaque étoile, avec son teur.
cortège, ne joue déjà que le rôle de planète, Direz-vous que ces bouleversements sont une
soit encore entre deux centres où elle n'est atteinte aux lois de la gravitation? Vous n'en
plus qu'un modeste satellite, soit enfin entre savez rien, ni moi non plus. Notre unique
deux foyers qui représentent un coin de l'uni- ressource est de consulter l'analogie. Elle nous
vers, c'est ce qu'il n'est permis à personne de répond: <<Depuis des siècles, les météorites
décider en connaissance de cause. La seule tombent par millions sur notre globe, et sans
affl.lUlation légitime, la voici: nul doute, sur les planètes de tous les systèmes
La matière ne saurait diminuer, ni s'accroître stellaires. C'est un manquement grave à
d'un atome. Les étoiles ne sont que des flam- l'attraction, telle que vous l'entendez. En fait,
beaux éphémères. Donc, une fois éteints, s'ils c'est une forme de l'attraction que vous ne
ne se rallument, la nuit et la mort, dans un connaissez pas, ou plutôt que vous dédaignez,
temps donné, se saisissent de l'univers. Or, parce qu'elle s'applique aux astéroïdes, non
comment pourraient-ils se rallumer, sinon par aux astres. Après avoir gravité des milliers
le mouvement transformé en chaleur dans des d'années, selon toutes les règles, un beau jour,
proportions gigantesques, c'est -à-dire par un ils ont pénétré dans 1' atmosphère, en violation
entre-choc qui les volatilise et les appelle à une de la règle, et y ont transformé le mouvement
nouvelle existence? Qu'on n'objecte pas que, en chaleur, par leur fusion ou leur volatilisa-
par sa transformation en chaleur, le mouvement tion, au frottement de l'air. Ce qui arrive aux
serait anéanti, et dès lors les globes immobili- petits, peut et doit arriver aux grands. Tradui-
88 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 89
sez la gravitation au tribunal de l'Observatoire, matière chez les individualités sidérales. Par
comme prévenue d'avoir, malicieusement et quel autre procédé pourraient-elles obéir à la
illégitimement précipité ou laissé choir sur la loi commune du changement, et se dérober à
terre, des aérolithes qu'on lui avait confiés l'immobilisation éternelle? Laplace dit: «Il
pour les maintenir en promenade dans le vide.>> existe dans 1' espace des corps obscurs, aussi
Oui, la gravitation les a laissés, les laisse et considérables, et peut-être aussi nombreux que
les laissera choir, comme elle a cogné, cogne les étoiles.>> Ces corps sont tout simplement les
et cognera les unes contre les autres, de vieilles étoiles éteintes. Sont-elles condamnées à la
planètes, de vieilles étoiles, de vieilles défuntes perpétuité cadavérique? Et toutes les vivantes,
enfin, cheminant lugubrement dans un vieux sans exception, iront-elles les rejoindre pour
cimetière, et alors les trépassés éclatent comme toujours? Comment pourvoir à ces vacances?
un bouquet d'artifice, et des flambeaux res- L'origine donnée, très vaguement du reste,
plendissent pour illuminer le monde. Si le par Laplace aux nébuleuses stellaires, est sans
moyen ne vous convient pas, trouvez-en un vraisemblance. Ce serait une agrégation de
meilleur. Mais prenez garde. Les étoiles n'ont nébulosités, de nuages cosmiques volatilisés,
qu'un temps et, en y joignant leurs planètes, agrégation formée incessamment dans l'espace.
elles sont toute la matière. Si vous ne les Mais comment? L'espace est partout ce que
ressuscitez pas, l'univers est fini. Du reste, nous le voyons, froideur et ténèbres. Les
nous poursuivrons notre démonstration sur tous systèmes stellaires sont des masses énormes de
les modes, majeur et mineur, sans crainte des matière: D'où sortent-ils? du vide? Ces impro-
redites. Le sujet en vaut la peine. Il n'est pas visations de nébulosités ne sont pas accepta-
indifférent de savoir ou d'ignorer comment bles.
l'univers subsiste. Quant à la matière chaotique, elle n'aurait
Ainsi, jusqu'à preuve contraire, les astres pas dO reparaître au XIX' siècle. Il n'a jamais
s'éteignent de vieillesse, et se rallument par un existé, il n'existera jamais l'ombre d'un chaos
choc. Tel est le mode de transformation de la nulle part. L'organisation de l'univers est de
90 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 91
toute éternité. Elle n'a jamais varié d'un Notre soleil a ses flancs assurés. Sa sphère
cheveu, ni fait relâche d'une seconde. li n'y a d'activité doit toucher sans doute celle des
point de chaos, même sur ces champs de attractions les plus proches. Il n'y a point de
bataille où des milliards d'étoiles se heurtent et champs neutres pour la gravitation. Ici, les
s'embrasent durant une série de siècles, pour données nous manquent. Nous connaissons
refaire des vivants avec les morts. La loi de notre entourage. Il serait intéressant de déter-
l'attraction préside à ces refontes foudroyantes, miner ceux de ces foyers lumineux dont les
avec autant de rigueur qu'aux plus paisibles sphères d'attraction sont limitrophes de la
évolutions de la lune. nôtre, et de les ranger autour d'elle, comme on
Ces cataclysmes sont rares dans tous les enferme un boulet entre d'autres boulets. Notre
cantons de l'univers, car les naissances ne domaine dans l'univers se trouverait ainsi
sauraient excéder les décès dans l'état civil de cadastré. La chose est impossible, sinon elle
l'infini, et ses habitants jouissent d'une très serait déjà faite. Malheureusement on ne va pas
belle longévité. L'étendue, libre sur leur route, mesurer de parallaxes à bord de Jupiter ou de
est plus que suffisante pour leur existence, et Saturne.
l'heure de la mort arrive longtemps avant la fin Notre soleil marche, c'est incontestable ,
de la traversée. L'infini n'est pauvre ni de d'après son mouvement de rotation. Il circule
temps ni d'espace. Il en distribue à ses peuples de conserve avec des milliers, et peut-être des
une juste et large proportion. Nous ignorons le millions d'étoiles qui nous enveloppent et sont
temps accordé, mais on peut se former quelque de notre armée. Il voyage depuis des siècles, et
idée de l'espace par la distance des étoiles, nos nous ignorons son itinéraire passé, présent et
voisines. futur. La période historique de l'humanité date
L'intervalle minimum qui nous en sépare est déjà de six mille ans. On observait en Egypte
de dix mille milliards de lieues, un abîme. dès ces temps reculés. Sauf un déplacement
N'est-ce point là une voie magnifique, et assez des constellations zodiacales, dû à la préces-
spacieuse pour y cheminer en toute sécurité? sion des équinoxes, aucun changement n'a été
92 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 93
constaté dans l'aspect du ciel. En six mille ans, fois sont ces conflagrations gigantesques, selon
notre système aurait pu faire du chemin daris que l'on considère l'univers ou une seule de
une direction quelconque. ses régions. Quel autre moyen pourrait y
Six mille ans, c'est pour un marcheur médio- suppléer pour le maintien de la vie générale?
cre comme notre globe, le cinquième de la Les nébuleuses-comètes sont des fantômes, les
route jusqu'à Sirius. Pas un indice, rien. Le nébulosités stellaires, colligées on ne sait
rapprochement vers la constellation d'Hercule comment, sont des chimères. li n'y a rien dans
reste une hypothèse. Nous sommes figés sur l'étendue que les astres, petits et gros, enfants,
place, les étoiles aussi. Et cependant, nous adultes ou morts., et toute leur existence est à
sommes en route avec elles vers le même but. jour. Enfants, ce sont les nébuleuses volatili-
Elles sont nos contemporaines, nos compagnes sées; adultes, ce sont les étoiles et leurs planè-
de voyage, et de là vient peut-être leur appa- tes; mortes ce sont leurs cadavres ténébreux.
rente immobilité: nous avançons ensemble. Le La chaleur, la lumière, le mouvement, sont
chemin sera long, le temps aussi, jusqu'à des forces de la matière, et non la matière elle-
l'heure des vieillesses, puis des morts, et enfin même. L'attraction qui précipite dans une
des résurrections. Mais ce temps et ce chemin course incessante tant de milliards de globes,
devant l'infini, c'est un tout petit point, et pas n'y pourrait ajouter un atome. Mais elle est la
un millième de seconde. Entre l'étoile et grande force fécondatrice, la force inépuisable
l'éphémère l'éternité ne distingue pas. Que que nulle prodigalité n'entame, puisqu'elle est
sont ces milliards de soleils se succédant à la propriété commune et permanente des corps.
travers les siècles et l'espace? Une pluie C'est elle qui niet en branle toute la mécanique
d'étincelles. Cette pluie féconde l'univers. céleste, et lance les mondes dans leurs pérégri- .
C'est pourquoi le renouvellement des mondes nations sans fin. Elle est assez riche pour
par le choc et la volatilisation des étoiles fournir à la revivification des astres le mouve-
trépassées, s'accomplit à toute minute dans les ment que le choc transforme en chaleur.
champs de l'infini. Innombrables et rares à la
94 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 95
chacun d'eux a passé par des milliards d'exis- Dans chaque système stellaire, les densités
tences. La gravitation, par ses chocs résurrec- doivent donc s'échelonner selon le même
teurs, les divise, les mêle, les pétrit incessam- ordre, de sorte que les planètes se ressemblent,
ment, si bien qu'il n'en est pas un seul qui ne non point si elles appartiennent au même
soit un composé de la poussière de tous les soleil, mais si leur rang correspond chez tous
autres. · Chaque pouce du terrain que nous les groupes. En effet, elles possèdent alors des
foulons a fait partie de l'univers entier. Mais conditions identiques de chaleur, de lumière et
ce n'est qu'un témoin muet, qui ne raconte pas de densité. Quant aux étoiles, leur constitution
ce qu'il a vu dans l'Etemité. est assurément pareille, car elles reproduisent
L'analyse spectrale, en révélant la présence les mélanges issus, des milliards de fois, du
de plusieurs corps simples dans les étoiles, n'a choc et de la volatilisation. Les planètes, au
dit qu'une partie de la vérité. Elle dit le reste contraire, représentent le triage accompli par la
peu à peu, avec les progrès de l'expérimenta- différence et le classement des densités. Certes,
tion. Deux remarques importantes. Les densités le mélange des éléments steno-planétaires,
de nos planètes diffèrent. Mais celle du soleil préparé par 1' infini, est autrement complet et
en est le résumé proportionnel très-précis, et intime que celui de drogues qui seraient soumi-
par là il demeure le représentant fidèle de la ses, cent ans, au pilon continu de trois généra-
nébuleuse primitive. Même phénomène sans tions de pharmaciens.
doute dans toutes les étoiles. Quand les astres Mais j'entends des voix s'écrier: <<ÜÙ prend-
sont volatilisés par une rencontre sidérale, on le droit de supposer dans les cieux cette
toutes les substances se confondent en une tourmente perpétuelle qui dévore les astres,
masse gazeuse qui jaillit du choc. Puis elles se sous prétexte de refonte, et qui inflige un si
classent lentement, d'après les lois de la pesan- étrange démenti à la régularité de la gravita-
teur, par le travail d'organisation de la nébu- tion? Où sont les preuves de ces chocs, de ces
leuse. conflagrations résurrectionnistes? Les hommes
ont toujours admiré la majesté imposante des
98 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 99
mouvements célestes, et l'on voudrait rempla- le temps, ni l'étendue n'ont rien montré. Ces
cer un si bel ordre par le désordre en bouleversements gigantesques sont des rêves.»
permanence! Qui a jamais aperçu nulle part le On n'a rien vu, c'est vrai, mais parce qu'on
moindre symptôme d'un pareil tohu-bohu? ne peut rien voir. Bien que fréquentes dans
>>Les astronomes sont unanimes à proclamer l'étendue, ces scènes-là n'ont de public nulle
l'invariabilité des phénomènes de l'attraction. part. Les observations faites sur les astres
De l'aveu de tous, elle est un gage absolu de lumineux ne concernent que les étoiles de
stabilité, de sécurité, et voici surgir des notre province céleste, contemporaines et
théories qui prétendent 1' ériger en instrument compagnes du soleil, associées par conséquent
de cataclysmes. L'expérience des siècles et le à sa destinée. On ne peut conclure du calme de
témoignage universel repoussent avec énergie nos parages à la monotone tranquillité de
de telles hallucinations. l'univers. Les conflagrations rénovatrices n'ont
»Les changements observés jusqu'ici dans les jamais de témoins. Si on les aperçoit, c'est au
étoiles ne sont que des irrégularités presque bout d'une lunette qui les montre sous l'aspect
toutes périodiques, dès lors exclusives de l'idée d'une lueur presque imperceptible. Le téles-
de catastrophe. L'étoile de la constellation de cope en révèle ainsi des milliers. Lorsqu'à son
Cassiopée en 1572, celle de Képler en 1604, tour notre province redeviendra le théâtre de
n'ont brillé que d'un éclat temporaire, circons- ces drames, les populations auront déménagé
tance inconciliable avec l'hypothèse d'une depuis longtemps.
volatilisation. L'univers paraît fort tranquille et Les incidents de Cassiopée en 1572, de
suit son chemin à petit bruit. Depuis cinq à six l'étoile de Képler en 1604, ne sont que des
mille ans, l'humanité a le spectacle du ciel. phénomènes secondaires. On est libre de les
Elle n'y a constaté aucun trouble sérieux. Les attribuer à une éruption d'hydrogène, ou à la
comètes n'ont jamais fait que peur sans mal. chute d'une comète, qui sera tombée sur
Six mille ans, c'est quelque chose! c'est quel- l'étoile comme un verre d'huile ou d'alcool
que chose aussi que le champ du télescope. Ni dans un brasier, en y provoquant une explosion
100 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 101
de flammes éphémères. Dans ce dernier cas, ces globes se courent dessus et n'évitent le
les comètes seraient un gaz combustible. Qui choc que par des biais. On ne peut pas toujours
le sait et qu'importe? Newton croyait qu'elles biaiser. Qui se cherche se trouve.
alimentent le soleil. Veut-on généraliser De tout ce qui précède, on est en droit de
l'hypothèse, et considérer ces perruques vaga- conclure à l'unité de composition de l'univers,
bondes comme la nourriture réglementaire des ce qui ne veut pas dire <<à l'unité de substan-
étoiles? Maigre ordinaire! bien incapable ce>>. Les 64 ... , disons les cent corps simples,
d'allumer ni de rallumer ces flambeaux du qui forment notre terre, constituent également
monde. tous les globes sans distinction, moins les
Reste donc toujours le problème de la nais- comètes qui demeurent un mythe indéchiffrable
sance et de la mort des astres lumineux. Qui a et indifférent, et qui d'ailleurs ne sont pas des
pu les enflammer? et quand ils cessent de globes. La nature a donc peu de variété dans
briller, qui les remplace? il ne peut se créer un ses matériaux. Il est vrai qu'elle sait en tirer·
atome de matière, et si les étoiles trépassées ne parti, et quand on la voit, de deux corps sim-
se rallument pas, l'univers s'éteint. Je défie ples, l'hydrogène et l'oxygène, faire tour à tour
qu'on sorte de ce dilemme: «Ou la résurrection le feu, l'eau, la vapeur, la glace, on demeure
des étoiles, ou la mort universelle ... » C'est la quelque peu abasourdi. La chimie en sait long
troisième fois que je le répète. Or, le monde sur cet article, bien qu'elle soit loin de tout
sidéral est vivant, bien vivant, et comme cha- savoir. Malgré tant de puissance néanmoins,
que étoile n'a dans la vie générale que la durée cent éléments sont une marge bien étroite,
d'un éclair, tous les astres ont déjà fini et quand le chantier est l'infini. Venons au fait.
recommencé des milliards de fois. J'ai dit Tous les corps célestes, sans exception, ont
comment. Eh bien, on trouve extraordinaire une même origine, l'embrasement par entre-
l'idée de collision entre des globes parcourant choc. Chaque étoile est un système solaire, issu
l'espace avec la violence de la foudre. Il n'y a d'une nébuleuse volatilisée dans la rencontre.
d'extraordinaire que cet étonnement. Car enfin, Elle est le centre d'un groupe de planètes déjà
102 L. A. BLANQUI
qu'il vient d'autorité sous la plume; il ment feuilles de chêne exactement pareilles, et des
alors au-delà du possible, il ment encore lors- grains de sable, par milliards.
qu'il s'agit simplement d'indéfini. Dans les A coup sûr, les cent corps simples peuvent
pages suivantes, les chiffres, seul langage fournir un nombre effrayant de combinaisons
disponible, manquent tous de justesse, ou sont stello-planétaires différentes. Les X et les Y se
vides de sens. Ce n'est pas leur faute ni la tireraient avec peine de ce calcul. En somme,
mienne, c'est la faute du sujet. L'arithmétique ce nombre n'est pas même indéfini, il est fini.
ne lui va pas. Il a une limite fixe. Une fois atteinte, défense
La nature a donc sous la main cent corps d'aller plus loin. Cette limite devient celle de
simples pour forger toutes ses œuvres et les l'univers, qui, dès lors, n'est pas infini. Les
couler dans un moule uniforme: «le système corps célestes, malgré leur inénarrable multi-
stello-planétaire». Rien à construire que des tude, n'occuperaient qu'un point dans l'espace.
systèmes stellaires, et cent corps simples pour Est-ce admissible? lamatière est éternelle. On
tous matériaux, c'est beaucoup de besogne et ne peut concevoir un seul instant où elle n'ait
peu d'outils. Certes, avec un plan si monotone pas été constituée en globes réguliers, soumis
et des éléments si peu variés, il n'est pas facile aux lois de la gravitation, et ce privilège serait
d'enfanter des combinaisons différentes, qui l'attribut de quelques ébauches perdues au
suffisent à peupler l'infini. Le recours aux milieu du vide! Une masure dans l'infini! C'est
répétitions devient indispensable. absurde. Nous posons en principe l'infinité de
On prétend que la nature ne se répète jamais, l'univers, conséquence de l'infmité de l'espace.
et qu'il n'existe pas deux hommes, ni deux Or, la nature n'est pas tenue à l'impossible.
feuilles semblables. Cela est possible à la L'uniformité de sa méthode, partout visible,
rigueur chez les hommes de notre terre, dont le dément l'hypothèse de créations infinies,
chiffre total, assez restreint, est réparti entre exclusivement originales. Le chiffre en est
plusieurs races. Mais il est, par milliers, des borné de droit par le nombre très fini des corps
simples. Ce sont en quelque sorte des combi-
106 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 107
naisons-types, dont les répétitions sans fin en entier d'une série infinie de ces systèmes,
remplissent l'étendue. Différentes, différen- provenant tous d'une nébuleuse volatilisée, qui
czees, distinctes, primordiales, originales, s'est condensée en soleil et en planètes. Ces
spéciales, tous ces mots, exprimant la même derniers corps, successivement refroidis, circu-
idée, sont pour nous synonymes de combinai- lent autour du foyer central, que l'énormité de
sons-types. La fixation de leur nombre appar- son volume maintient en combustion. lis
tiendrait à l'algèbre, si dans l'espèce le doivent donc se mouvoir dans la limite
problème ne restait indéterminé, autrement dit d'attraction de leur soleil, et ne sauraient
insoluble, par défaut de données. Cette indé- d'ailleurs dépasser la circonférence de la
termination, d'ailleurs, ne saurait équivaloir, ni nébuleuse primitive qui les a engendrés. Leur
conclure à l'infini. Chacun des corps simples nombre se trouve ainsi fort restreint. li dépend
est sans doute une quantité infinie, puisqu'ils de la grandeur originelle de la nébuleuse. Chez
forment à eux seuls toute la matière. Mais ce nous, on en compte neuf, Mercure, Vénus, la
qui ne l'est pas, infini, c'est la variété de ces Terre, (Mars, la planète avortée), représentée
éléments qui ne dépassent pas cent. Fussent-ils par ses bribes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptu-
mille, et cela n'est pas, le nombre des combi- ne. Allons jusqu'à la douzaine par l'admission
naisons-types s'accroîtrait jusqu'au fabuleux, de trois inconnues. Leur écart s'accroit dans
mais ne pouvant atteindre à l'infini, resterait une telle progression qu'il devient difficile
insignifiant en sa présence. On peut donc tenir d'étendre plus loin les limites de notre groupe.
pour démontrée leur impuissance à peupler Les autres systèmes stellaires varient sans
l'étendue de types originaux. doute de grandeur, mais dans des proportions
Reste ce point acquis: L'univers a pour unité fort circonscrites par les lois de l'équilibre. On
organique le groupe stella-planétaire, ou suppose Sirius cent cinquante fois plus gros
simplement stellaire, ou planétaire, ou bien que notre soleil. Qu'en sait-on? il n'a jusqu'ici
encore solaire, quatre noms également conve- que des parallaxes problématiques, sans valeur.
nables et de même signification. li est formé De plus, le télescope ne grossissant pas les
108 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 109
étoiles, l'oeil seul les apprécie, et ne peut outre, l'analyse spectrale révèle l'unité de
estimer que des apparences dépendant de composition des corps célestes. Mêmes élé-
causes diverses. On ne voit donc pas à quel ments intimes partout; l'univers n'est qu'un
titre il serait permis de leur assigner des ensemble de familles unies en quelque sorte
grandeurs variées et même des grandeurs par la chair et par le sang. Même matière,
quelconques. Ce sont des soleils, voilà tout. Si classée et organisée par la même méthode,
le nôtre gouverne douze astres au maximum, dans le même ordre. Fond et gouvernement
pourquoi ses confrères auraient-ils de beaucoup identiques. Voilà qui semble limiter singulière-
plus grands royaumes? - «Pourquoi non>>? ment les dissemblances et ouvrir bien large la
peut-on répondre. Et au fait, la réponse vaut la porte aux ménechmes. Néanmoins, répétons-le,
demande. de ces données il peut sortir, en nombres
Accordons-les, soit. Les causes de diversité inimaginables, des combinaisons différentes de
restent toujours assez faibles, En quoi consis- systèmes planétaires .. Ces nombres vont-ils à
tent-elles? La principale git dans les inégalités l'infini? Non, parce qu'ils sont tous formés
de volume des nébuleuses, qui entraînent des avec cent corps simples, chiffre imperceptible.
inégalités correspondantes dans la grosseur et L'infini relève de la géométrie et n'a rien à
le nombre des planètes de leur fabrique. voir avec l'algèbre. L'algèbre est quelquefois
Viennent ensuite les inégalités de choc qui un jeu, la géométrie jamais. L'algèbre fouille
modifient les vitesses de rotation et de transla- à l'aveuglette, comme la taupe. Elle ne trouve
tion, l'aplatissement des pôles, les inclinaisons qu'au bout de cette course à tâtons un résultat
de l'axe sur l'écliptique, etc., etc, qui est souvent une belle formule, parfois une
Disons aussi les causes de similitude. Identité mystification. La géométrie n'entre jamais dans
de formation et de mécanisme: une étoile, l'ombre, elle tient nos yeux fixés sur les trois
condensation d'une nébuleuse et centre de dimensions qui n'admettent pas les sophismes
plusieurs orbites planétaires, échelonnées à et les tours de passe-passe. Elle nous dit:
certains intervalles, tel est le fond commun. En Regardez ces milliers de globes, faible coin de
llO L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 111
l'univers, et rappelez-vous leur histoire. Une aboutir à la fréquence de 1' identité. Les
conflagration les a tirés du sein de la mort et ménechmes deviennent sosies.
les a lancés dans l'espace, nébuleuses immen- Tel est notre point de départ pour affirmer la
ses, origine d'une nouvelle voie lactée. Par limitation des combinaisons différenciées de la
une, nous saurons la destinée de toutes. matière et, par conséquent, leur insuffisance à
Le choc résurrecteur a confondu en les semer de corps célestes les champs de l' éten-
volatilisant tous les corps simples de la due. Ces combinaisons, malgré leur multitude,
nébuleuse. La condensation les a séparés de ont un terme et, dès lors, doivent se répéter,
nouveau, puis classés selon les lois de la pour atteindre à l'infini. La nature tire chacun
pesanteur, et dans chaque planète et dans de ses ouvrages à milliards d'exemplaires.
l'ensemble du groupe. Les parties légères Dans la texture des astres, la similitude et la
· prédominent chez les planètes excentriques, les répétition forment la règle, la dissemblance et
parties denses chez les centrales. De là, pour la la variété, l'exception.
proportion des corps simples, et même pour le Aux prises avec ces idées de nombre,
volume total des globes, tendance nécessaire à comment les formuler sinon par des chiffres,
la similitude entre les planètes de même rang leurs uniques interprètes? Or, ces interprètes
de tous les systèmes stellaires; grandeur et obligés sont ici infidèles ou impuissants; infi-
légèreté progressives, de la capitale aux fron- dèles, quand il s'agit des combinaisons-types
tières; petitesse et densité de plus en plus de la matière dont le nombre est limité;
prononcées, des frontières à la capitale. La impuissants et vides, dès qu'on parle des
conclusion s'entrevoit. Déjà l'uniformité du répétitions infinies de ces combinaisons. Dans
mode de création des astres et la communauté le premier cas, celui des combinaisons origina-
de leurs éléments, impliquaient entre eux des les ou types, les chiffres seront arbitraires,
ressemblances plus que fraternelles. Ces parités vagues, pris au hasard, sans valeur même
croissantes de constitution doivent évidemment approximative. Mille, cent mille, un million, un
trillion, etc., erreur toujours, mais erreur en
112 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 113
plus ou en moins, simplement. Dans le second signifient purement beaucoup. Pour la seconde
cas, au contraire, celui des répétitions infinies, classe, savoir, les copies, répétitions, exemplai-
tout chiffre devient un non-sens absolu, puis- res, épreuves (mots tous synonymes), le terme
qu'il veut exprimer ce qui est inexprimable. milliard sera seul mis en usage; il voudra dire
A vrai dire, il ne peut être question de infini.
chiffres réels: ils ne sont pour nous qu'une On conçoit que les astres pourraient être en
locution. Deux éléments seuls se trouvent en nombre infini et reproduire tous un seul et
présence, le fini et l'infini. Notre thèse soutient même type. Admettons un instant que tous les
que les cent corps simples ne sauraient se systèmes stellaires, matériel et personnel,
prêter à la formation de combinaisons origina- soient un calque absolu du nôtre, planète par
les infinies. Il n'y aura donc en lutte, au fond, planète, sans un iota de différence. Cette col-
que le fini représenté par des chiffres indéter- lection de copies formerait à elle seule l'infmi.
minés, et 1' infini par un chiffre conventionnel. Il n'y aurait qu'un type pour l'univers entier. Il
Les corps célestes sont ainsi classés par n'en est point ainsi, bien entendu. Le nombre
originaux et par copies. Les originaux, c'est des combinaisons types est incalculable quoi-
l'ensemble des globes qui forment chacun un que fini.
type spécial. Les copies, ce sont les répétitions, Appuyée sur les faits et les raisonnements
exemplaires ou épreuves de ce type. Le nom- qui précèdent, notre thèse affirme que la
bre des types originaux est borné, celui des matière ne saurait atteindre à l'infini, dans la
copies ou répétitions, infini. C'est par lui que diversité des combinaisons sidérales. Oh! si les
l'infini se constitue. Chaque type a derrière lui éléments dont elle dispose étaient eux-mêmes
une armée de sosies dont le nombre est sans d'une variété infinie, si l'on avait pu se
limites. convaincre que les astres lointains n'ont rien
Pour la première classe ou catégorie, celle de commun avec notre terre dans leur compo-
des types, les chiffres divers, pris à volonté, ne sition, que partout la nature travaille avec de
peuvent avoir et n'auront aucune exactitude; ils l'inconnu, on aurait pu lui concéder l'infini à
114 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 115
discrétion. Encore, pensions-nous déjà, il y a ensemble, à la même minute. On sait que tous
trente ans, que par le fait de l'infinité des ces groupes, en quelque sorte de même sang,
corps célestes, notre planète devait exister à de même chair, de même ossature, se dévelop-
milliers d'exemplaires. Seulement, cette opi- pent aussi par la même méthode. Dans les
nion n'était qu'une affaire d'instinct et ne divers systèmes, les planètes se rangent symé-
s'appuyait absolument que sur la donnée de triquement, selon l'intimité de leur ressem-
l'infini. L'analyse spectrale a complètement blance, et ces similitudes les poussent de
changé la situation et ouvert les portes à la concert à l'identité. Cent corps simples, maté-
réalité qui s'y précipite. riaux uniques et communs d'un ensemble
L'illusion sur les structures fantastiques est foncièrement solidaire, seront-ils capables de
tombée. Point d'autres matériaux nulle part que fournir une combinaison différente et spéciale
la centaine de corps simples, dont nous avons pour chaque globe, .c'est-à-dire un nombre
les deux tiers sous les yeux. C'est avec ce infini d'originaux distincts? Non, certes, car les
maigre assortiment qu'il faut faire et refaire diversités de toute espèce qui font varier les
sans trêve l'univers. M. Haussmann en avait combinaisons, dépendent d'un nombre bien
autant pour rebâtir Paris. ll avait les mêmes. restreint, cent. Les astres différenciés ou types
Ce n'est pas la variété qui brille dans ses sont dès lors réduits à un chiffre limité, et
bâtisses. La nature, qui démolit aussi pour l'infinité des globes ne peut surgir que de
reconstruire, réussit un peu mieux ses architec- l'infinité des répétitions.
tures. Elle sait tirer de son indigence un si Ainsi, voilà les combinaisons originales
riche parti, qu'on hésite avant d'assigner un épuisées sans avoir pu atteindre à l'infini. Des
terme à l'originalité de ses œuvres. myriades de systèmes stello-planétaires diffé-
Serrons le problème. Supposant tous les rents circulent dans une province de l'étendue,
systèmes stellaires d'égale durée, mille billions car ils ne sauraient peupler qu'une province.
d'années, par exemple, imaginons aussi par La matière va-t-elle en rester là et faire figure
hypothèse qu'ils commencent et finissent d'un point dans le ciel? ou se contenter de
116 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 117
mille, dix mille, cent mille points qui élargi- choses, n'a de titres personnels à l'infini. Par
raient d'une insignifiance son maigre domaine? lui-même, il n'est qu'un éphémère. C'est le
Non, sa vocation, sa loi, c'est l'infini. Elle ne globe dont il est l'enfant qui le fait participer
se laissera point déborder par le vide. L'espace à son brevet d'infinité dans le temps et dans
ne deviendra pas son cachot. Elle saura l'espace. Chacun de nos sosies est le fils d'une
l'envahir pour le vivifier. Pourquoi, d'ailleurs, terre, sosie elle-même de la terre actuelle.
l'infini ne serait-il pas l'universel apanage? la Nous faisons partie du calque. La terre-sosie
propriété du brin et du ciron aussi bien que du reproduit exactement tout ce qui se trouve sur
grand Tout? la nôtre et, par suite, chaque individu, avec sa
Telle est en effet la vérité qui ressort de ces famille, sa maison, quand il en a, tous les
vastes problèmes. Ecartons maintenant événements de sa vie. C'est un duplicata de
l'hypothèse qui a fait jaillir la démonstration. notre globe, contenant et contenu. Rien n'y
Les systèmes planétaires ne fournissent nulle- manque.
ment, on le pense bien, une carrière contempo- Les systèmes stellaires échelonnent leurs
raine. Loin de là: leurs âges s'enchevêtrent et planètes autour du soleil, dans un ordre réglé
s'entrecroisent dans tous les sens et à tous les par les lois de la pesanteur, qui assignent ainsi,
instants, depuis la naissance embrasée de la dans chaque groupe, une place symétrique aux
nébuleuse jusqu'au trépassement de l'étoile, créations analogues. La terre est la troisième
jusqu'au choc qui la ressuscite. planète à partir du soleil, et ce rang tient sans
Laissons un moment de côté les systèmes doute à des conditions particulières de
stellaires originaux, pour nous ,occuper plus grandeur, de densité, d'atmosphère, etc. Des
spécialement de la terre. Nous la rattacherons millions de systèmes stellaires se rapprochent
tout à l'heure à l'un d'eux, à notre système certainement du nôtre, pour le chiffre et la
solaire, dont elle fait partie et qui règle sa disposition de leurs astres. Car le cortège est
destinée. On comprend que, dans notre thèse, strictement disposé selon les lois de la gravita-
l'homme, pas plus que les animaux et les tion. Dans tous les groupes de huit à douze
118 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 119
déjà des milliards de fois. li ne sera qu'une la mort, que l'on vit sur une foule de terres, on
copie imprimée d'avance par les siècles. en vit sur d'autres dix mille éditions diffé-
Les événements ne créent pas seuls des rentes.
variantes humaines. Quel homme ne se trouve Les grands événements de notre globe ont
parfois en présence de deux carrières? Celle leur contrepartie, surtout quand la fatalité y a
dont il se détourne lui ferait une vie bien joué un rôle. Les Anglais ont perdu peut-être
différente, tout en lui laissant la même indivi- bien des fois la bataille de Waterloo sur les
dualité. L'une conduit à la misère, à la honte, globes où leur adversaire n'a pas commis la
à la servitude. L'autre menait à la gloire, à la bévue de Grouchy. Elle a tenu à peu. En
liberté. Ici une femme charmante et le bonheur; revanche, Bonaparte ne remporte pas toujours
là une furie et la désolation. Je parle pour les ailleurs la victoire de Marengo qui a été ici un
deux sexes. On prend au hasard ou au choix, raccroc.
n'importe, on n'échappe pas à la fatalité. Mais J'entends des clameurs <<Hé! quelle folie
la fatalité ne trouve pas pied dans l'infini, qui nous arrive là en droite ligne de Bedlarn! Quoi
ne connaît point l'alternative et a place pour des milliards d'exemplaires de terres analo-
tout. Une terre existe où l'homme suit la route gues! D'autres milliards pour des commence-
dédaignée dans l'autre par le sosie. Son exis- ments de ressemblance! des centaines de
tence se dédouble, un globe pour chacune, puis millions pour les sottises et les crimes de
se bifurque une seconde, une troisième fois, l'humanité! Puis des milliers de millions pour
des milliers de fois. li possède ainsi des sosies les fantaisies individuelles. Chacune de nos
complets et des variantes innombrables de. bonnes ou de nos mauvaises humeurs aura un
sosies, qui multiplient et représentent toujours échantillon spécial de globe à ses ordres. Tous
sa personne, mais ne prennent que des larn- les carrefours du ciel sont encombrés de nos
beaux de sa destinée. Tout ce qu'on aurait pu doublures!>>
être ici-bas, on l'est quelque part ailleurs. Non, non, ces doublures ne font foule nulle
Outre son existence entière, de la naissance à part. Elles sont même fort rares, quoique
122 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 123
comptant par milliards, c'est-à-dire ne comp- pour chacune des secondes de sa durée. C'est
tant plus. Nos télescopes, qui ont un assez sa destinée comme répétition d'une combinai-
beau champ à parcourir, n'y découvriraient son originale, et toutes les répétitions des
pas, fût -elle visible, une seule édition de notre autres types la partagent.
planète. C'est mille ou cent mille fois peut-être L'annonce d'un duplicata de notre résidence
cet intervalle qui serait à franchir, avant d'a- terrestre, avec tous ses hôtes sans distinction,
voir la chance d'une de ces rencontres. Parmi depuis le grain de sable jusqu'à l'empereur
mille millions de systèmes stellaires, qui peut d'Allemagne, peut paraître une hardiesse
dire si 1' on trouverait une seule reproduction légèrement fantastique, surtout quand il s'agit
de notre groupe ou de l'un de ses membres? Et de duplicata tirés à milliards. L'auteur, naturel-
pourtant, le nombre en est infini. Nous disions lement, trouve ses raisons excellentes, puisqu'il
au début: «Chaque parole fût -elle l'énoncé des les a rééditées déjà cinq à six fois, sans préju-
plus effroyables distances, on parlerait ainsi dice de 1' avenir. Il lui semble difficile que la
des milliards de milliards de siècles, à un mot nature, exécutant la même besogne avec les
par seconde, pour n'exprimer en somme mêmes matériaux et sur le même patron, ne
qu'une insignifiance, dès qu'il s'agit de soit pas contrainte de couler souvent sa fonte
l'infmi.>> dans le même moule. Il faudrait plutôt s' éton-
Cette pensée trouve ici son application. ner du contraire.
Comme types spéciaux, chacun à un seul Quant aux profusions du tirage, il n'y a pas
exemplaire, les myriades de terres à différence à se gêner avec l'infini, il est riche. Si insatia-
quelconque ne seraient qu'un point dans ble qu'on puisse être, il possède plus que
l'espace. Chacune d'elles doit être répétée à toutes les demandes, plus que tous les rêves.
l'infini, avant de compter pour quelque chose. D'ailleurs, cette pluie d'épreuves ne tombe pas
La terre, sosie exact de la nôtre, du jour de sa en averse sur une localité. Elle s'éparpille à
naissance au jour de sa mort, puis de sa résur- travers des champs incommensurables. Il nous
rection, cette terre existe à milliards de copies, importe assez peu que nos sosies soient nos
124 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 125
voisins. Fussent-ils dans la lune, la conver- leur épargnerait bien des sottises et des cha-
sation n'en serait pas plus commode, ni la con- grins ...
naissance plus aisée à faire. li est même flat- Ceci au fond malgré la plaisanterie, est très
teur de se savoir là-bas, bien loin, plus loin sérieux. li ne s'agit nullement d'anti-lions,
que le diable Vauvert, lisant en pantoufles son d' anti-tigres, ni d' œils au bout de la queue; il
journal, ou assistant à la bataille de Valmy, qui s'agit de mathématiques et de faits positifs. Je
se livre en ce moment dans des milliers de défie la nature de ne pas fabriquer à la journée,
Républiques françaises. depuis que le monde est monde, des milliards
Pensez-vous· qu'à l'autre bout de l'infini, de systèmes solaires, calques serviles du nôtre,
dans quelque terre compatissante, le prince matériel et personnel. Je lui permets d'épuiser
royal, arrivant trop tard sur Sadowa, ait permis le calcul des probabilités, sans en manquer
au malheureux Benedeck de gagner sa une. Dès qu'elle sera au bout de son rouleau,
bataille? ... Mais voici Pompée qui vient de je la rabats sur 1' infini, et je la somme de
perdre celle de Pharsale. Pauvre homme! il s'exécuter, c'est-à-dire d'exécuter sans fin des
s'en va chercher des consolations à Alexandrie, duplicata. Je n'ai garde d'alléguer pour motif
auprès de son bon ami le roi Ptolémée... César la beauté d'échantillons qu'il serait grand
rira bien... Eh! tout juste, il est en train de dommage de ne pas multiplier à satiété. li me
recevoir en plein Sénat ses vingt-deux coups semble au contraire malsain et barbare d'em-
de poignard... Bah! c'est sa ration quotidienne poisonner l'espace d'un tas de pays fétides.
depuis le non-commencement du monde, et il Observations inutiles, d'ailleurs. La nature ne
les emmagasine avec une philosophie impertur- connaît ni ne pratique la morale en action. Ce
bable. li est vrai que ses sosies ne lui donnent qu'elle fait, elle ne le fait pas exprès. Elle
pas l'alarme. Voilà le terrible! on ne peut pas travaille à colin-maillard, détruit, crée, trans-
s'avertir. S'il était permis de faire passer l'his- forme. Le reste ne la regarde pas. Les yeux
toire de sa vie, avec quelques bons conseils, fermés, elle applique le calcul des probabilités
aux doubles qu'on possède dans l'espace, on mieux que tous les mathématiciens ne l'expli-
126 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 127
quent, les yeux très ouverts. Pas une variante conditions, il vit et vivra exactement la même
ne l'esquive, pas une chance ne demeure au vie d'ensemble et de détails que durant ses
fond de l'ume. Elle tire tous les numéros. avatars antérieurs.
Quand il ne reste rien au fond du sac, elle Tous les astres sont des répétitions d'une
ouvre la boîte aux répétitions, tonneau sans combinaison originale ou type. Il ne saurait se
fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à former de nouveaux types. Le nombre en est
l'inverse du tonneau des Danàides qui ne nécessairement épuisé dès l'origine des choses,
pouvait se remplir. - quoique les choses n'aient point eu d' ori-
Ainsi procède la matière, depuis qu'elle est gine. Cela signifie qu'un nombre fixe de
la matière, ce qui ne date pas de huitaine. combinaisons originales existe de toute éterni-
Travaillant sur un plan uniforme, avec cent té, et n'est pas plus susceptible d'augmenter ni
corps simples, qui ne diminuent ni n'augmen- de diminuer que la matière. Il est et restera le
tent jamais d'un atome, elle ne peut que même jusqu'à la fin des choses qui ne peuvent
répéter sans fin une certaine quantité de com- pas plus finir que commencer. Etemité des
binaisons différentes, qu'à ce titre on appelle types actuels dans le passé comme dans le
primordiales, originales, etc.; il ne sort de son futur, et pas un astre qui ne soit un type répété
chantier que des systèmes stellaires. à l'infini, dans le temps et dans l'espace, telle
Par cela seul qu'il existe, tout astre a est la réalité.
toujours existé, existera toujours, non pas dans Notre terre, ainsi que les autres corps
sa personnalité actuelle, temporaire et périssa- célestes, est la répétition d'une combinaison
ble, mais dans une série infinie de person- primordiale, qui se reproduit toujours la même,
nalités semblables, qui se reproduisent à travers et qui existe simultanément en milliards
les siècles. Il appartient à une des combinai- d'exemplaires identiques. Chaque exemplaire
sons originales, permises par les arrangements naît, vit et meurt à son tour. Il en naît, il en
divers des cent corps simples. Identique à ses meurt par milliards à chaque seconde qui
incarnations précédentes, placé dans les mêmes s'écoule. Sur chacun d'eux se succèdent toutes
128 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 129
les choses matérielles, tous les êtres organisés, Sans doute ces corps subissent leur influence
dans le même ordre, au même lieu, à la même réciproque, et l'absence de Jupiter, par exem-
minute où ils se succèdent sur les autres terres, ple, ou sa réduction des neuf dixièmes seraient
ses sosies. Par conséquent, tous les faits pour ses voisins une cause sensible de modifi-
accomplis ou à accomplir sur notre globe, cation. Toutefois, l'éloignement atténue ces
avant sa mort, s'accomplissent exactement les causes et peut même les annuler. En outre, le
mêmes dans les milliards de ses pareils. Et soleil règne seul, comme lumière et comme
comme il en est ainsi pour tous les systèmes chaleur, et quand on songe que sa masse est à
stellaires, l'univers entier est la reproduction celle de son cortège planétaire comme 741 est
permanente, sans fin, d'un matériel et d'un à 1, il semble que cette puissance énorme
personnel toujours renouvelé et toujours le d'attraction doit anéantir toute rivalité. Cela
même. n'est pas cependant. Les planètes exercent sur
L'identité de deux planètes exige-t-elle la terre une action bien avérée.
l'identité de leurs systèmes solaires? A coup La question, du reste, est assez indifférente et
sûr, celle des deux soleils est de nécessité n'engage pas notre thèse. S'il est possible que
absolue, à peine d'un changement dans les l'identité existe entre deux terres, sans se
conditions d'existence, qui entraînerait les deux reproduire aussi entre les autres planètes corré-
astres vers des destinées différentes, malgré latives, c'est chose faite d'emblée, car la nature
leur identité originelle, du reste peu probable. ne rate pas une combinaison. Dans le cas
Mais dans les deux groupes stellaires, la simili- contraire, peu importe. Que les terres sosies
tude complète est-elle aussi de rigueur entre exigent, pour condition sine qua non, des
tous les globes correspondants par leur numéro systèmes solaires sosies, soit. ll en résulte
d'ordre? Faut-il double Mercure, double Mars, simplement, pour conséquence, des millions de
double Neptune, etc.? Question insoluble par groupes stellaires, où notre globe, au lieu de
insuffisance de données. sosies, possède des ménechmes à divers
130 L. A. BLANQlli L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 131
degrés, combinaisons originales, répétées à intervient avec eux. Ce n'est pas qu'ils puis-
l'infini, ainsi que toutes les autres. sent toucher beaucoup à la planète. Leurs plus
Des systèmes solaires, parfaitement identi- gigantesques efforts ne remuent pas une taupi-
ques et en nombre infini satisfont d'ailleurs nière, ce qui ne les empêche pas de poser en
sans peine au programme obligé. lls constituent conquérants et de tomber en extase devant leur
un type original. Là, toutes les planètes corres- génie et leur puissance. La matière a bientôt
pondantes par échelon, offrent la plus irrépro- balayé ces travaux de myrmidons, dès qu'ils
chable identité. Mercure y est le sosie de cessent de les défendre contre elle. Cherchez
Mercure, Vénus de Vénus, la Terre de la Terre, ces villes fameuses, Ninive, Babylone, Thèbes,
etc. C'est par milliards que ces systèmes sont Memphis, Persépolis, Palmyre, où pullulaient
répandus dans l'espace, comme répétitions des millions d'habitants avec leur activité
d'un type. fiévreuse. Qu'en reste-t-il? Pas même les
Parmi les combinaisons différenciées, en est- décombres. L'herbe· ou le sable recouvrent
il dont les différences surviennent dans des leurs tombeaux. Que les œuvres humaines
globes identiques d'abord à l'heure de leur soient négligées un instant, la nature com-
naissance? Il faut distinguer. Ces mutations ne mence paisiblement à les démolir, et pour peu
sont guère admissibles comme œuvres sponta- qu'on tarde, on la trouve réinstallée florissante
nées de la matière elle-même. La minute sur leurs débris.
initiale d'un astre détermine toute la série de Si les hommes dérangent peu la matière, en
ses transformations matérielles. La nature n'a revanche, ils se dérangent beaucoup eux-
que des lois inflexibles, immuables. Tant mêmes. Leur turbulence ne trouble jamais
qu'elles gouvernent seules, tout suit une sérieusement la marche naturelle des phénomè-
marche fixe et fatale. Mais les variations nes physiques, mais elle bouleverse l'humanité.
commencent avec les êtres animés qui ont des Il faut donc prévoir cette influence subversive
volontés, autrement dit, des caprices. Dès que qui change le cours des destinées individuelles,
les hommes interviennent surtout, la fantaisie détruit ou modifie les races animales, déchire
132 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 133
les nations et culbute les empires. Certes, ces mille, la troisième des millions, et ainsi de
brutalités s'accomplissent, sans même égrati- suite, avec un crescendo proportionnel au
gner l'épiderme terrestre. La disparition des progrès qui se manifeste, comme on sait, par
perturbateurs ne laisserait pas trace de leur des procédés extraordinaires.
présence soi-disant souveraine, et suffirait pour Ces différentes collectivités humaines n'ont
rendre à la nature sa virginité à peine effleurée. qu'une chose de commun, la durée, puisque
C'est parmi eux-mêmes que les hommes font nées sur des copies du même type originel,
des victimes et amènent d'immenses change- chacune en écrit son exemplaire à sa façon. Le
ments. Au souffle des passions et des intérêts nombre de ces histoires particulières, si grand
en lutte, leur espèce s'agite avec plus de vio- qu'on le fasse, est toujours un nombre fini, et
lence que l'océan sous l'effort de la tempête. nous savons que la combinaison primordiale
Que de différences entre la marche d'humani- est infinie par répétitions. Chacune des histoi-
tés qui ont cependant commencé leur carrière res particulières, représentant une même collec-
avec le même personnel, dû à l'identité des tivité, se tire à des milliards d'épreuves pareil-
conditions matérielles de leurs planètes! Si l'on les, et chaque individu, partie intégrante de
considère la mobilité des individus, les mille cette collectivité, possède en conséquence des
troubles qui viennent sans cesse dévoyer leur sosies par milliards. On sait que tout homme
existence, on arrivera facilement à des sextil- peut figurer à la fois sur plusieurs variantes,
lions de sextillions de variantes dans le genre par suite de changements dans la route que
humain. Mais une seule combinaison originale suivent ses sosies sur leurs terres respectives,
de la matière, celle de notre systèll}e planétaire, changements qui dédoublent la vie, sans tou-
fournit, par répétitions, des milli;ltds de terres, cher à la personnalité.
qui assurent des sosies aux sextillions d'Huma- Condensons: La matière, obligée de ne
nités diverses, sorties des effervescences de construire que des nébuleuses, formées plus
l'homme. La première année de la route ne tard en groupes stello-planétaires, ne peut,
donnera que dix variantes, la seconde dix malgré sa fécondité, dépasser un certain
L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 135
nombre de combinaisons spéciales. Chacun de de compte à une vie et à une histoire diffé-
ces types est un système stellaire qui se répète rentes.
sans fin, seul moyen de pourvoir au peuple- Mais le chiffre restreint des habitants de
ment de l'étendue. Notre soleil, avec son chaque terre ne permet pas à ces variantes de
cortège de planètes, est une des combinaisons l'Humanité de dépasser un nombre déterminé.
originales, et celle-là, comme toutes les autres, Donc, si prodigieux qu'il puisse être, ce nom-
est tirée à des milliards d'épreuves. De bre des collectivités humaines particulières est
/
chacune de ces épreuves fait partie naturel- fini. Dès lors il n'est rien, comparé à la quan-
lement une terre identique avec la nôtre, une tité infinie des terres identiques, domaine de la
terre sosie quant à sa constitution matérielle, combinaison solaire type, et qui possédaient
et par suite engendrant les mêmes espèces toutes, à leur origine, des Humanités naissantes
végétales et animales qui naissent à la surface pareilles, bien que modifiées ensuite sans
terrestre. relâche. II s'ensuit que chaque terre, contenant
Toutes les Humanités, identiques à l'heure de une de ces collectivités humaines particulières,
l'éclosion, suivent, chacune sur sa planète, la résultat de modifications incessantes, doit se
route tracée par les passions, et les individus répéter des milliards de fois, pour faire face
contribuent à la modification de cette route par aux nécessités de l'infini. De là des milliards
leur influence particulière. Il résulte de là que, de terres, absolument sosies; personnel et
malgré l'identité constante de son début, matériel, où pas un fétu ne varie, soit en
l'Humanité n'a pas le même personnel sur tous temps, soit en lieu, ni d'un millième de secon-
les globes semblables, et que chacun de ces de, ni d'un fil d'araignée. II en est de ces
globes, en quelque sorte, a son Humanité variantes terrestres ou collectivités humaines,
spéciale, sortie de la même source, et partie du comme des systèmes stellaires originaux. Leur
même point que les autres, mais dérivée en chiffre est limité, parce qu'il a pour éléments
chemin par mille sentiers, pour aboutir en fin des nombres finis, les hommes d'une terre, de
même que les systèmes stellaires originaux ont
136 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 137
pour éléments un nombre fini, les cent corps faire tant de monnaie avec une pièce fausse.
simples. Mais chaque variante tire ses épreuves En effet, quand un infini unique est dénié à
par milliards. l'étendue, lui en adjuger des millions, le pro-
Telle est la destinée commune de nos cédé semble sans gêne. Rien de plus simple
planètes, Mercure, Vénus, la Terre, etc ... et des cependant. L'espace étant sans limites, on peut
planètes de tous les systèmes stellaires lui prêter toutes les figures, précisément parce
primordiaux ou types. Ajoutons que parmi ces qu'il n'en a aucune. Tout à l'heure sphère, le
systèmes, des millions se rapprochent du nôtre, voici maintenant cylindre.
sans en être les duplicata, et comptent d'in- Que neuf traits de scie partagent en dix
nombrables terres, non plus identiques avec planches, perpendiculairement à son axe, un
celle où nous vivons, mais ayant avec elle tous bloc de bois cylindrique. Que, par la pensée,
les degrés possibles de ressemblance ou d'ana- on étende à l'infini le périmètre circulaire de
logie. chacune de ces planches. Qu'on les écarte
Tous ces systèmes, toutes ces variantes et aussi, par la pensée, les unes des autres de
leurs répétitions forment d'innombrables séries quelques quatrillions de quatrillions de lieues.
d'infinis partiels, qui vont s'engouffrer dans le Voilà dix infinis partiels irréprochables quoi-
grand infini, comme les fleuves dans l'océan. que un peu maigres. Tous les astres, issus de
Qu'on ne se récrie point contre ces globes nos calculs, tiendraient à l'aise, avec leurs
tombant de la plume par milliards. Il ne faut domaines respectifs, dans chacun de ces com-
pas dire ici: Où trouver de la place pour tant partiments. De plus, rien n'empêche d'en
de monde? Mais, où trouver des mondes pour juxtaposer d'autres, et d'ajouter ainsi de
tant de place? On peut milliarder sans scrupule l'infini à discrétion.
avec l'infini, il demandera toujours son reste. Il est bien entendu que ces astres ne restent
Les doctrines, qui ont parfois le mot pour point parqués en catégories par identités. Les
rire aussi bien que pour pleurer, railleront peut- conflagrations rénovatrices les fusionnent et les
être nos infinis partiels, en nous félicitant de mêlent sans cesse. Un système solaire ne renaît
138 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 139
point, comme le phénix, de sa propre combus- aux premiers pas sur la route de l'infini. li est
tion, qui contribue, au contraire, à former des cependant aussi clair qu'impénétrable; et se
combinaisons différentes. li prend sa revanche démontre merveilleusement en deux mots:
ailleurs, réenfanté par d'autres volatilisations. L'espace plein de corps célestes, toujours, sans
Les matériaux se trouvant partout les mêmes, fin. C'est fort simple, bien qu'incompréhen-
cent corps simples, et la donnée étant l'infini, sible.
les probabilités s'égalisent. Le résultat est la Notre analyse de l'univers a surtout mis en
permanence invariable de l'ensemble par la scène les planètes, seul théâtre de la vie orga-
transformation perpétuelle des parties. nique. Les étoiles sont restées à l'arrière-plan.
Que si la chicane, à cheval sur l'Indéfini, C'est que là, point de formes changeantes,
nous cherche des querelles d'allemand pour point de métamorphoses. Rien que le tumulte
nous contraindre à comprendre et à lui expli- de l'incendie colossal, source de la chaleur et
quer l'Infini, nous la renverrons aux jupité- de la lumière, puis sa décroissance progressive,
riens, pourvus sans doute d'une plus grosse et enfin les ténèbres glacées. L'étoile n'en est
cervelle. Non, nous ne pouvons dépasser pas moins le foyer vital des groupes constitués
l'indéfini. C'est connu et l'on ne tente que par la condensation des nébuleuses. C'est elle
sous cette forme de concevoir l'Infini. On qui classe et règle le système dont elle forme
ajoute l'espace à l'espace, et la pensée arrive le centre. Dans chaque combinaison-type, elle
fort bien à cette conclusion qu'il est sans est différente de grandeur et de mouvement.
limites. Assurément, on additionnerait durant Elle demeure immuable pour toutes les répéti-
des myriades de siècles que le total serait tions de ce type, y compris les variantes plané-
toujours un nombre fini. Qu'est-ce que cela taires qui sont le fait de l'humanité.
prouve? L'Infini d'abord par l'impossibilité Il ne faut pas s'imaginer, en effet, que ces
d'aboutir, puis la faiblesse de notre cerveau. reproductions de globes se fassent pour les
Oui, après avoir semé des chiffres à soulever beaux yeu)( des sosies qui les habitent. Le
les rires et les épaules, on demeure essoufflé préjugé d'égoïsme et d'éducation qui rapporte
140 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 141
tout à nous, est une sottise. La nature ne rôle de splendeur n'est qu'un rôle de sacrifice.
s'occupe pas de nous. Elle fabrique des grou- Créatrices et servantes de la puissance produc-
pes stellaires dans la mesure des matériaux à trice des planètes, elles ne la possèdent point
sa disposition. Les uns sont des originaux, les elles-mêmes, et doivent se résigner à leur
autres des duplicata, édités à milliards. li n'y a carrière ingrate et monotone de flambeaux.
même pas proprement d'originaux, c'est-à-dire Elles ont l'éclat sans la jouissance; derrière
des premiers en date, mais des types divers, elles, se cachent invisibles les réalités vivantes.
derrière lesquels se rangent les systèmes stel- Ces reines-esclaves sont cependant de la même
laires. pâte que leurs heureuses sujettes. Les cent
Que les planètes de ces groupes produisent corps simples en font tous les frais. Mais ceux-
ou non des hommes, ce n'est pas le souci de la là ne retrouveront la fécondité qu'en dépouil-
nature, qui n'a aucune espèce de soucis, qui lant la grandeur. Maintenant flammes éblouis-
fait sa besogne, sans s'inquiéter des conséquen- santes, ils seront un jour ténèbres et glaces, et
ce. Elle applique 998 millièmes de la matière ne pourront renaître à la vie que planètes, après
aux étoiles, où ne poussent ni un brin d'herbe le choc qui volatilisera le cortège et sa reine en
ni un ciron, et le reste, «deux millièmes!>> aux nébuleuse.
planètes, dont la moitié, sinon plus, se dispense En attendant le bonheur de cette déchéance,
également de loger et de nourrir des bipèdes de les souveraines sans le savoir gouvernent leurs
notre module. En somme, pourtant, elle fait royaumes par les bienfaits. Elles font les
assez bien les choses. Il ne faut pas murmurer. moissons, jamais la récolte. Elles ont toutes les
Plus modeste, la lampe qui nous éclaire et qui charges, sans bénéfice. Seules maîtresses de la
nous chauffe nous abandonnerait vite à la nuit force, elles n'en usent qu'au profit de la
éternelle, ou plutôt nous ne serions jamais faiblesse. Chères étoiles! vous trouvez peu
entrés dans la lumière. d'imitateurs.
Les étoiles seules auraient à se plaindre, mais Concluons enfin à l'immanence des moindres
elles ne se plaignent pas. Pauvres étoiles! leur parcelles de la matière. Si leur durée n'est
142 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 143
qu'une seconde, leur renaissance n'a point de liards de terres sosies de la nôtre et portant nos
limites. L'infinité dans le temps et dans sosies personnels.
l'espace n'est point l'apanage exclusif de Ainsi chacun de nous a vécu, vit et vivra
l'univers entier. Elle appartient aussi à toutes sans fin, sous la forme de milliards d'alter ego.
les formes de la matière, même à l'infusoire et Tel on est à chaque seconde de sa vie, tel on
au grain de sable. est stéréotypé à milliards d'épreuves dans
Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque l'éternité. Nous partageons la destinée des
homme possède dans l'étendue un nombre sans planètes, nos mères nourricières, au sein
fm de doublures qui vivent sa vie, absolument desquelles s'accomplit cette inépuisable exis-
telle qu'il la vit lui-même. n est infini et tence. Les systèmes stellaires nous entraînent
éternel dans la personne d'autres lui-même, dans leur pérennité. Unique organisation de la
non seulement de son âge actuel, mais de tous matière, ils ont en même temps sa fixité et sa
ses âges. n a simultanément, par milliards, à mobilité. Chacun d'eux n'est qu'un éclair, mais
chaque seconde présente, des sosies qui nais- ces éclairs illuminent éternellement l'espace.
sent, d'autres qui meurent, d'autres dont l'âge L'univers est infini dans son ensemble et
s'échelonne, de seconde en seconde, depuis sa dans chacune de ses fractions, étoile ou grain
naissance jusqu'à sa mort. de poussière. Tel il est à la minute qui sonne,
Si quelqu'un interroge les régions célestes tel il fut, tel il sera toujours, sans un atome ni
pour leur demander leur secret, des milliards une seconde de variation. ll n'y a rien de
de ses sosies lèvent en même temps les yeux, nouveau sous les soleils. Tout ce qui se fait,
avec la même question dans la pensée, et tous s'est fait et se fera. Et cependant, quoique le
ces regards se croisent invisibles. Et ce n'est même, l'univers de tout à l'heure n'est plus
pas seulement une fois que ces muettes interro- celui d'à présent, et celui d'à présent ne sera
gations traversent 1'espace, mais toujours. pas davantage celui de tantôt; car il ne
Chaque seconde de l'éternité a vu et verra la demeure point immuable et immobile. Bien au
situation d'aujourd'hui, c'est-à-dire des mil• contraire, il se modifie sans cesse. Toutes ses
144 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 145
parties sont dans un mouvement indiscontinu. Il serait impossible de refluer jusqu'à une
Détruites ici, elles se reproduisent simultané- époque où tous les astres n'aient pas déjà été
ment ailleurs, comme individualités nouvelles. détruits et remplacés, donc nous aussi, habi-
Les systèmes stellaires finissent, puis recom- tants de ces astres; et jamais, dans l'avenir, un
mencent avec des éléments semblables associés instant ne s'écoulera sans que des milliards
par d'autres alliances, reproduction infatigable d'autres nous-mêmes ne soient en train de
d'exemplaires pareils puisés dans des débris naître, de vivre et de mourir. L'homme est, à
différents. C'est une alternance, un échange l'égal de l'univers, l'énigme de l'infini et de
perpétuels de renaissances par transformation. l'éternité, et le grain de sable l'est à l'égal de
L'univers est à la fois la vie et la mort, la l'homme.
destruction et la création, le changement et la
stabilité, le tumulte et le repos. ll se noue et se
dénoue sans fin, toujours le même, avec des
êtres toujours renouvelés. Malgré son perpétuel
devenir, il est cliché en bronze et tire inces-
samment la même page. Ensemble et détails, il
est éternellement la transformation et l'imma-
nence.
L'homme est un de ces détails. ll partage la
mobilité de la permanence du grand Tout. Pas
un être humain qui n'ait figuré sur des mil-
liards de globes, rentrés depuis longtemps dans
le creuset des refontes. On remonterait en vain
le torrent des siècles pour trouver un moment
où l'on n'ait pas vécu. Car l'univers n'a point
commencé, par conséquent l'homme non plus.
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RÉSUMÉ
La terre est l'un de ces astres. Tout être vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des
humain est donc éternel dans chacune des mondes passés, tels ceux des mondes futurs.
secondes de son existence. Ce que j'écris en ce Seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à
moment dans un cachot du fort du Taureau, je l'espérance. N'oublions pas que tout ce qu'on
l'ai écrit et je l'écrirai pendant l'éternité, sur aurait pu être ici-bas, on l'est quelque part
une table, avec une plume, sous des habits, ailleurs.
dans des circonstances toutes semblables. Ainsi Le progrès n'est ici-bas que pour nos neveux.
de chacun. ils ont plus de chance que nous. Toutes les
Toutes ces terres s'abîment, l'une après belles choses que verra notre globe, nos futurs
l'autre, dans les flammes rénovatrices, pour en descendants les ont déjà vues, les voient en ce
renaître et y retomber encore, écoulement moment et les verront toujours, bien entendu,
monotone d'un sablier qui se retourne et se sous la forme de sosies qui les ont précédés et
vide éternellement lui-même. C'est du nouveau qui lés suivront. Fils d'une humanité meilleure,
toujours vieux, et du vieux toujours nouveau. ils nous ont déjà bien bafoués et bien conspués
Les curieux de vie ultra-terrestre pourront sur les terres mortes, en y passant après nous.
cependant sourire à une conclusion mathéma- ils continuent à. nous fustiger sur les terres
tique qui leur octroie, non pas seulement vivantes d'où nous avons disparu, et nous
l'immortalité, mais l'éternité? Le nombre de poursuivrons à jamais de leur mépris sur les
nos sosies est infini dans le temps et dans terres à naître.
l'espace. En conscience, on ne peut guère Eux et nous, et tous les hôtes de notre
exiger davantage. Ces sosies sont en chair et planète, nous renaissons prisonniers du moment
en os, voir en pantalon et paletot, en crinoline et du lieu que les destins nous assignent dans
et en chignon. Ce ne sont point là des fantô- la série de ses avatars. Notre pérennité est un
mes, c'est de l'actualité éternisée. appendice de la sienne. Nous ne sommes que
Voici néanmoins un grand défaut: il n'y a des phénomènes partiels de ses résurrections.
pas progrès. Hélas! non, ce sont des rééditions Hommes du XIX' siècle, l'heure de nos appa-
150 L. A. BLANQUI L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES 151
ritions est fixée à jamais, et nous ramène ment, dans notre siècle de désillusions et de
toujours les mêmes, tout au plus avec la pers- scepticismè.
pective de variantes heureuses. Rien là pour Au fond, elle est mélancolique cette éternité
flatter beaucoup la soif du mieux. Qu'y faire? de l'homme par les astres, et plus triste encore
Je n'ai point cherché mon plaisir, j'ai cherché cette séquestration des mondes-frères par
la vérité. n n y a ici ni révélation, ni prophète, l'inexorable barrière de l'espace. Tant de popu-
mais une simple déduction de l'analyse spec- lations identiques qui passent sans avoir soup-
trale et de la cosmogonie de Laplace. Ces deux çonné leur mutuelle existence! Si, bien. On la
découvertes nous font éternels. Est-ce une découvre enfm au XIX' siècle. Mais qui
aubaine? Profitons-en. Est-ce une mystifica- voudra y croire?
tion? Résignons-nous. Et puis, jusqu'ici, le passé pour nous repré-
Mais n'est-ce point une consolation de se sentait la barbarie, et 1' avenir signifiait progrès,
savoir constamment, sur des milliards de terres, science, bonheur, illusions! Ce passé a vu sur
en compagnie de personnes aimées qui ne sont tous nos globes-sosies les plus brillantes civili-
plus aujourd'hui pour nous qu'un souvenir? En sations disparaître, sans laisser une trace, et
est-ce une autre, en revanche, de penser qu'on elles disparaîtront encore sans en laisser davan-
a goûté et qu'on goûtera éternellement ce tage. L'avenir reverra sur des milliards de
bonheur, sous la figure d'un sosie, de milliards terres les ignorances, les sottises, les cruautés
de sosies? C'est pourtant bien nous. Pour de nos vieux âges!
beaucoup de petits esprits, ces félicités par A l'heure présente, la vie entière de notre
substitution manquent un peu d'ivresse. lls planète, depuis la naissance jusqu'à la mort, se
préféreraient à tous les duplicata de l'infini détaille, jour par jour, sur des myriades
trois ou quatre années de supplément dans d'astres-frères, avec tous ses crimes et ses
l'édition courante. On est âpre au cramponne- malheurs. Ce que nous appelons le progrès est
claquemuré sur chaque terre, et s'évanouit avec
elle. Toujours et partout, dans le camp terres-
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