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Henri-Jacques Stiker
2004/3 - no 35
pages 7 à 21
ISSN 2260-2100
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De quelques moments d’histoire
sur les corps extrêmes
Henri-Jacques Stiker
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dire considérés comme monstrueux aient posé des
énigmes à la pensée et aux attitudes sociales est une
affirmation banale. En revanche, découvrir les catégories de
pensée et les modes de traitements que l’on trouve au fil de
notre histoire occidentale est du plus haut intérêt pour
comprendre ce qui se joue encore éventuellement, à l’articula-
1. Cette perspective que
l’individuel et le social se
tion de la psyché individuelle et des systèmes de pensée.1 rencontrent dans la
Nous ne ferons pas ici une histoire continue, essayant de formation des représen-
suivre une chronologie sans faille. Trois moments principaux tations est évidemment
inspirée de Marcel
seront évoqués, éloignés dans le temps : le moment de l’Anti- Mauss. Quant à l’expres-
quité grecque relativement à la naissance difforme, que nous sion « systèmes de
rapprocherons de la bouffonnerie médiévale ; le moment du pensée » elle est due
comme on le sait par le
XVIIe siècle, avec les discussions de Locke et de Leibnitz sur titre même que portait sa
les « imbéciles » ; la fin du XIXe siècle autour du mal nommé chaire au Collège de
darwinisme social quand il fut alimenté par la notion de France, à Michel
Foucault.
dégénérescence. Ces trois moments sont à la fois des manières
de penser et des façons de traiter socialement les corps
extrêmes. À l’évidence on pourrait analyser ce qui s’est passé
à la fin de l’époque médiévale avec la folie ou les monstrations
de « phénomènes humains » dans les foires ou cabinets des
curiosités au long du XIXe siècle. Non seulement les dimen-
sions d’un article ne permettent pas de tout envisager, mais en
outre les trois moments choisis sont particulièrement saillants
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dance, un divin 2. Dans ce contexte, la dominante des repré-
2. Marcel Gauchet,
Le désenchantement du
monde, une histoire sentations relatives aux infirmités consiste à considérer l’infir-
politique de la religion, mité comme un message. Message provenant de cet ailleurs,
Paris, Gallimard, 1985.
renvoyant donc à une demande ou une vindicte divine,
comportant presque toujours une liaison avec une faute (sans
forcément de culpabilité du reste) et exigeant une réponse
3. Henri-Jacques Stiker,
Corps infirmes et
avant tout symbolique, en fonction même du message. À l’évi-
sociétés, Paris,Aubier dence chaque culture produit sa symbolique propre.3
1982, Dunod, 1997. Dans cet univers religieux, partagé par un très grand
nombre de sociétés et sur des siècles, le corps infirme, même
peu difforme ou peu abîmé selon notre appréciation actuelle,
peut être considéré comme un corps extrême. Il déroge à
l’attente, tant de l’espèce que de la culture, et représente une
énigme ou un danger. Il se trouve dans une situation que
j’appelle « méta-sociale ». Situation qui leur confère des
places, ou peut-être mieux des fonctions, sociales d’ordre
symbolique en dehors de l’économique, du législatif ou du
quotidien.
Le caractère extrême d’un corps, c’est aujourd’hui un lieu
commun que de le souligner, est relatif aux contextes, et aux
concepts, des groupes sociaux. Cette relativité n’empêche
nullement que, à certains moments ou sous certains aspects,
les corps infirmes n’apparaissent pas comme extrêmes, alors
même qu’ils sont lourdement déficients. L’anthropologie histo-
rique est complexe et se doit de bien distinguer les figures et
les systèmes de pensée, très divers, qui parfois s’entrelacent à
une même époque.
Dans la Grèce Ancienne, l’infirmité de naissance est vue
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 9
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vouloir des dieux. Ceux qui survivaient, au moins dans l’ima-
ginaire social, devenaient sur-signifiants, à moins qu’ils ne
tombent entre les mains des marchands d’esclaves ou des trafi-
quants de prostitution. La mythologie grecque nous montre à
l’envie cette sur-signification des infirmes (Œdipe, Héphaïstos,
Hermaphrodite, Philoctète, Tirésias pour ne citer que quelques
grandes figures).
Le cas d’Œdipe est exemplaire. Œdipe représente le destin
de ceux qui deviennent, de ceux qui incarnent une forme
extrême de « différence », laquelle hante la mentalité grecque.
Qu’Œdipe ait été un enfant difforme à la suite d’une malédic-
tion pesant sur une lignée incestueuse ou qu’il soit considéré
comme maléfique parce qu’infirme dès la naissance 5, ne 5. Marie Delcourt,
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système de la bouffonnerie. Nous incluons sous ce terme aussi
bien la surévaluation mystique que la surévaluation du bouffon
de cour. Dans ce dernier cas l’infirme (nain, boiteux, difforme,
faible d’esprit principalement) se voit attribuer une fonction de
dérision. L’infirmité manifeste en permanence la fragilité,
l’arbitraire humain de l’ordre et des pouvoirs établis. Elle fait
signe vers un envers du monde et elle donne le privilège de
dire ce que personne d’autre ne peut dire, notamment aux
6. Maurice Lever, Le puissants 6. Dans le cas que j’appelle mystique l’infirme est
sceptre et la marotte,
considéré comme le « lieu » même de la contemplation de Dieu
Fayard, 1983.
et comme l’incarnation prolongée du Christ. Image de la trans-
cendance qui se fait proche il nous conduit vers l’au-delà, de
la même manière que le bouffon indique l’envers du monde.
Le bouffon auprès des princes et le lépreux embrassé par
François d’Assise ont en commun de déchirer le voile des
apparences, de l’ici-bas, et de nous montrer l’indicible, le
« méta-mondain ». La bouffonnerie de l’infirmité joue un rôle
de médiateur entre deux mondes et interroge les fondements
de la société.
Les infirmes bouffons parlent depuis un « ailleurs », ils sont
capables de juger le « ici et maintenant ». Ils participent à un
autre monde, qui est aussi un monde autre. Leur corps est
7. Sur ces monstres aux
extrême au sens où il est limite, frontière ; ils sont à l’extrémité
frontières voir Aspects du pays, à l’extrémité de la culture, à l’extrémité de la connais-
de la marginalité au sance ; de l’autre côté il y a les puissances occultes et les races
Moyen Age, collectif,
Montréal, Editions de
de monstres, hybrides entre l’animal et l’homme puisque
l’Aurore, 1975. composés des deux 7.
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 11
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tendement humain,
par des apparences, et il faut juger en fonction d’éléments
Paris, Bossange Père et
Firmin Didot, M.DCCC
réellement présents. Il ne faut pas se laisser abuser par les mots XXII (deux volumes).
qui semblent nous fournir les bonnes catégories : « pour la
rendre réelle (la connaissance) par rapport aux substances, les
idées doivent être déduites de l’existence réelle des choses »
(fin du § 12). Ainsi dit-il : « l’idée de la figure, du mouvement
et de la vie d’un homme destitué de raison, est aussi bien une
idée distincte, et constitue aussi bien une espèce de chose
distincte de l’homme et de la bête que l’idée de figure d’un
âne, accompagné de raison, serait différente de celle de
l’homme ou de la bête et constituerait une espèce d’animal qui
tiendrait le milieu entre l’homme et la bête, et qui serait distinct
de l’un et de l’autre » (§ 13). Locke se rend compte que cette
affirmation n’est pas facile à soutenir. Juste avant la citation
que nous venons de faire, il prévient : « Si je disais, de quel-
ques imbéciles, qui ont vécu quarante ans sans donner le 9. Il est curieux de noter
moindre signe de raison, qu’ils sont quelque chose qui tient le
que cette pensée de
Locke trouve
milieu entre l’homme et la bête, cela passerait peut-être pour aujourd’hui un écho chez
un paradoxe bien hardi ou même pour une fausseté d’une très nombre de penseurs qui
dangereuse conséquence. Mais ce ne serait qu’un préjugé,
veulent abolir la
séparation dite infran-
fondé uniquement sur la fausse supposition que ces deux chissable entre
noms, homme et bête, signifient des espèces distinctes, si bien l’animalité et
marquées par des essences réelles, que nulle autre espèce ne l’humanité. De là chez
certains la conclusion
peut intervenir entre elles » (§ 13).9 qu’il est aussi important
Ensuite de quoi dans le paragraphe suivant (14) il fait une de protéger les animaux
« réponse à l’objection contre ce que je dis, qu’un imbécile est que les enfants
d’hommes, surtout s’ils
quelque chose d’intermédiaire entre l’homme et la bête ». sont malformés ou poly-
De nouveau Locke sent qu’il faut défendre ferme sa position. handicapés.
12 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
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que de dire qu’il y a une âme raisonnable dans un imbécile,
parce qu’il a l’extérieur d’une créature raisonnable, quoique,
durant tout le cours de sa vie, il ne paraisse dans ses actions
aucune marque de raison si expresse que celle qu’on peut
observer en plusieurs bêtes ». Suit alors un développement
pour rattacher les imbéciles à la monstruosité et ainsi finir en
affirmant : « Car je vous prie, qu’est-ce que leur monstre, en ce
cas-là (si le mot monstre signifie quoique ce soit) sinon une
chose qui n’est ni homme ni bête, mais qui participe de l’un et
de l’autre ? Or tel est justement l’imbécile dont on vient de
parler. Tant il est nécessaire de renoncer à la notion commune
des espèces et des essences, si nous voulons pénétrer vérita-
blement dans la nature des choses mêmes, et les examiner, par
ce que nos facultés nous y peuvent faire découvrir, en les
considérant telles qu’elles existent, et non pas par de vaines
fantaisies dont on s’est entêté sur leur sujet sans aucun fonde-
ment » (§ 16).
Il est vrai que l’imbécillité qu’envisageable Locke est la
pathologie lourde, mais ses descriptions font penser autant à
l’IMC qu’au polyhandicapé ou à la déficience intellectuelle
grave. Ceci ne saurait atténuer la netteté de l’affirmation qu’il
y a des « imbéciles » qui ne sont pas humains pleinement. Je
ne discrédite en rien Locke, par ailleurs penseur de la moder-
nité à travers sa théorie du contrat social. Mais on ne peut pas
ne pas constater qu’il était encore possible de penser, et que
l’on pensait avec force argument, l’appartenance subalterne
des déficients intellectuels, ou ceux paraissant tels, à la condi-
tion complète d’homme. Il est vrai aussi que Locke se reprend
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 13
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que dans cette matière conjecturale, on n’a rien de précis ».
(p. 270 du tome 4).
Il est assez étonnant, pour nous qui venons après la Révolu-
tion française et l’affirmation de l’égalité de tous les humains
issus d’autres humains, de trouver de tels propos chez un
philosophe aussi puissant que John Locke. Locke est pourtant
net, car il répond directement à cette conviction aujourd’hui
partagée : « mais un imbécile vient de parents raisonnables, et,
par conséquent, il faut qu’il ait une âme raisonnable. Je ne vois
pas par quelle règle logique vous pouvez tirer une telle consé-
quence qui certainement n’est reconnue dans aucun endroit de
la terre… » (début du § 16). Dans la suite de ce paragraphe
Locke joue d’ailleurs à prendre l’empirisme en défaut : ce qui
décide n’est point le corps mais la présence de l’âme raison-
nable. Ceci est de la plus haute importance : l’égalité de tous
les humains et la reconnaissance d’une dignité absolue à tout
être né d’humains n’est pas une question logique, ne s’impose
pas logiquement ; il y faut un autre apport, celui d’une autre
réflexion philosophique que celle portant sur la connaissance
rationnelle et surtout celui des religions et des spiritualités.
L’affirmation de la dignité humaine, et de la plénitude
humaine, aux petits d’hommes quels qu’ils soient est une
conquête, lente et qui n’a abouti (pas encore dans toutes les 10. Pour ce caractère
sociétés) que dans une période récente. Il faut savoir que nous difficilement acquis, et à
tenons à cette reconnaissance comme à un axiome sans lequel conquérir encore, voir :
le pire est possible, mais que nous aurons encore à justifier, à Thomas De Koninck, De
la dignité humaine,
défendre, à conforter.10 Paris, PUF, 1995.
Toute nuance mise il demeure que chez les plus grands
14 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
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de la raison, mais comme nous savons par expérience qu’elle
est souvent liée et ne peut point paraître, et que cela arrive à
des hommes qui en ont montré et en montreront, nous faisons
vraisemblablement le même jugement de ces imbéciles sur
d’autres indices, c’est-à-dire sur la figure corporelle. Ce n’est
que sur ces indices, joints à la naissance que l’on présume que
les enfants sont des hommes et qu’ils montreront de la raison :
et on ne s’y trompe guère. Mais s’il y avait des animaux
raisonnables, d’une forme extérieure un peu différente de la
nôtre, nous serions embarrassés. Ce qui fait voir que nos
définitions, quand elles dépendent de l’extérieur des corps,
sont imparfaites et provisionnelles » (paragraphe 22, dans
l’édition Alcan de 1900, page 272). Leibnitz se rend compte
de la pente dangereuse où il glisserait, à propos des peuples
d’autres couleurs par exemple, aussi tient-il ferme pour sa
présomption. Il reste qu’il lui faut plusieurs dizaines de pages
pour pencher dans le sens positif. Ceci en dit long sur le fait
que la question se pose. Donc à ce premier niveau de la
question : humanité ou non des imbéciles, il existe une repré-
sentation, au moins latente et parfois explicite que les
imbéciles sont des intermédiaires entre le règne animal et le
règne humain.
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dans une certaine épistémè aurait dit Foucault. Sur ce fond il
y a une parenté entre l’incapacité à reconnaître que les
imbéciles soient des humains et l’enfermement des fous.
Quand bien même Locke parle en termes forts différents de
l’imbécillité et de la folie. Nous ne saurions ouvrir ce nouveau
chapitre sur la pensée du philosophe anglais.
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indemne dans cette
malingres. Que résulte-t-il de cette protection inintelligente
affaire, bien que les
textes où il s’exprime sur
l’homme sont largement accordée exclusivement aux faibles, aux infirmes, aux
postérieurs à son incurables, aux méchants eux-mêmes, enfin à tous les disgra-
ouvrage. Voir sur ce sujet
les remarques et la
ciés de la nature ? C’est que les maux dont ils sont atteints
discussion deAndré tendent à se perpétuer indéfiniment… Pendant que tous les
Pichot, Histoire de la soins, tous les dévouements de l’amour et de pitié sont consi-
notion de vie, Paris,
Gallimard, 1993,
dérés comme dus aux représentants déchus ou dégénérés de
Chapitre IX, Charles l’espèce, rien ne tend à aider la force naissante, à la développer,
Darwin et le darwinisme, à multiplier le mérite, le talent ou la vertu » (p. XXXIV-
notamment les pages 767
XXXV)12.
et sq. Citons quelques
phrases de l’ouvrage de De telles citations se passent de longs commentaires telle-
Darwin intitulé La ment ils font froids dans le dos et présagent des horreurs que
descendance de l’homme nous avons connues avec le nazisme. Clémence Royer en écrit
une bonne quarantaine de pages de la même eau. Mais (voir la
et la sélection sexuelle,
Paris, 1881, Bruxelles,
Editions complexes, note 11) il ne paraît pas possible que ces propos soient seule-
1981. « Quant à nous ment issus de Darwin, bien qu’il n’y soit pas tout à fait pour
rien. C’est pourquoi l’idée de dégénérescence nous semble
hommes civilisés, nous
faisons au contraire (des
animaux) tous nos efforts constituer une base pour cette pensée. Si l’on considère que
pour arrêter la marche de par naissance ou par déchéance, ou encore par déviance, il
existe des humains qui se sont arrêtés en chemin d’évolution
l’élimination, les
membres débiles de nos
sociétés civilisées et de progrès, ou qui sont en retard, ou qui sont en régression,
peuvent se reproduire c’est-à-dire dégénérés, alors un classement des individus et des
indéfiniment. Or
quiconque s’est occupé
groupes sociaux est possible sur une échelle de valeur. En cette
de la reproduction des fin de XIXe siècle le colonialisme est en pleine montée et cette
animaux domestiques notion d’échelle d’humanité et de degrés d’évolution, permet
sait, à n’en pas douter,
combien cette reproduc-
de donner à la « race blanche » le meilleur rôle, justifiant
tion des êtres débiles doit l’esclavage des noirs, des Indiens d’Amérique ou autres. Elle
être nuisible à la race permet également à l’ordre psychiatrique de régner sur les
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 17
esprits et d’opérer le tri entre les citoyens qui vaillent la peine humaine. » « D’autre
d’être favorisés afin qu’ils forment l’élite et ceux que l’on part comme l’a fait
remarquer M. Galton si
condescendra peut-être à laisser vivre, sans qu’ils freinent les les gens prudents évitent
forts. À l’évidence les infirmes sévères, du corps ou de l’esprit le mariage, pendant que
mais l’esprit s’inscrit dans le corps, ne sont que rebut, ou du les insouciants se
marient, les individus
moins humanité seconde. inférieurs de la société
tendent à supplanter les
individus supérieurs ».
Comme le fait remarquer
LES PROLONGEMENTS DÉROBÉS André Pichot, ce sont là
des remarques incidentes
Au début de notre XXe siècle des représentations anthropo- de Darwin, il n’empêche
logiques comme celles que je viens d’évoquer, et qui peuvent
qu’elles en disent long
sur la possibilité,
toucher de larges populations, placent les déficients à la frange exploitée par Clémence
de la saine humanité. Si nous ne sommes plus dans la discus-
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Royer par exemple, de
sion sur leur caractère animalo-humain, nous sommes encore,
tirer des conclusions
eugénistes du maître.
souvent, dans une perspective liminale, pour reprendre la
catégorie que Robert Murphy a utilisée 13. 12. Clémence Royer,
Même dans ce qui surgit de meilleur, chez les médecins ou dans Charles Darwin De
l’origine des espèces par
les éducateurs, pour considérer ces corps très infirmes comme sélection naturelle ou
des humains à part entière, on les place néanmoins dans l’incu- des lois de transforma-
rabilité, donc dans un statut de seuil, dans une liminarité. Robert tion des êtres organisés,
avant-propos, préface de
Murphy, dont l’œuvre commence à faire son chemin et qui la première édition,
analyse l’ensemble de la position des personnes handicapées traduction et note de
dans notre société comme relevant d’un statut intermédiaire, à Clémence Royer,
Guillaumin-Masson,
la manière de ceux que créent les sociétés traditionnelles quand Paris, 1866.
il s’agit de transiter d’une condition à une autre. Quand on passe
de l’enfance au statut d’adulte, de la condition de célibataire au 13. Robert Murphy, Vivre
à corps perdu, Plon,
statut de marié etc. les sociétés traditionnelles établissent des Terre humaine, 1990.
rites de passage, à l’entrée et à la sortie d’une période de seuil, Aremarquer
d’une période liminale. Mais alors qu’en ethnologie on constate l’ambiguïté, très
le caractère transitoire de ce statut intermédiaire, permettant le
contestable, du jeu de
mot de ce titre français
plus souvent l’initiation à la future condition sociale, les alors que le livre, en
personnes handicapées sont vouées à demeurer « entre deux » : anglais, de 1987, portait
ni exclues, ni inclues ; ni rejetées ni acceptées ; ni anormales ni
The body silent.
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classification des jeunes
encore, un groupe en position de seuil.
inadaptés. Dr Lagache
avec le concours de MM.
Dechaume, Dublineau, L’idée fixiste, liée à celle d’aptitude et de donné naturel
Girard, Guillemain, (dont le malheur est encore moins d’être naturel que d’être
Heuyer, Launay, Male,
Préaut, Wallon.
indépassable), va se retrouver en 1946 quand l’enfance
Sauvegarde, n°2, 3, 4, inadaptée aura été constituée comme secteur d’intervention et
1946. de travail social. Lisons la définition de l’inadaptation, sous la
15. Certes la phrase qui
plume des maîtres les plus incontestés de l’époque : « Est
suit celle que je cite, dans inadapté un enfant, un adolescent ou plus généralement un
le préambule de la jeune de moins de vingt et un ans que l’insuffisance de ses
nomenclature dit que
aptitudes ou les défauts de son caractère mettent en conflit
l’inadaptation se qualifie
selon la situation dont prolongé avec la réalité et les exigences de l’entourage
elle est corrélative ; avec conformes à l’âge et au milieu social du jeune »14. On voit
pour exemple : inadapta- nettement ici que l’inadaptation est avant tout considérée, dans
tion familiale, inadapta-
tion scolaire. Mais ceci une perspective quasi naturaliste, comme caractérisant l’indi-
n’invalide pas cela. vidu, et non pas le groupe social de référence (famille, école,
L’inadaptation est entreprise), tout le chemin de l’adaptation ou de réadaptation
devant se faire dans le sens individu-société, et non l’inverse 15.
différente en fonction
des groupes de référence
et de leurs normes, elle La nomenclature en question regroupe sous la bannière de
n’en reste pas moins un l’inadaptation tous les jeunes malades (notamment psychiques,
y compris les troubles dits pubertaires), tous les jeunes
trait qui fait corps avec
l’individu et dont on ne
dit pas qu’il puisse être déficients (moteurs, aveugles, sourds, déficients du langage,
provoqué par l’inadapta- arriération mentale ou intellectuelle16), tous les jeunes carac-
tion de ces groupes
normés.
tériels (troubles du caractère, troubles de la moralité). Pour
faire bonne mesure on y ajoute une classification des établis-
16. La référence au Q.I. sements spéciaux correspondant aux grandes catégories de
est explicite, dans la
nomenclature de 1946, et
troubles et d’infirmités. On ne voit pas bien ce qui pourrait
l’on en donne la formule encore échapper à la notion d’inadaptation, définie comme il
et des exemples. est indiqué dans le préambule.
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 19
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participation à la vie de tous etc. Pour être sans doute disposés
à reconnaître aux personnes lourdement déficientes une vie
psychique et cognitive, donc un rapport à la mort, comme à la
sexualité, la société et les institutionnels n’en sont pas moins
encore dans le silence, la réserve, la crainte, et une forme de
déni important.
BIBLIOGRAPHIE
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morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés
maladives, Paris, Baillière, 1857.
MOREL B.A., Traité des maladies mentales, Paris, Masson, 1860.
MURPHY R., Vivre à corps perdu, Paris, Plon, Col. Terre Humaine, 1990.
Nomenclature et classification des jeunes inadaptés. Dr Lagache avec le
concours de MM. Dechaume, Dublineau, Girard, Guillemain, Heuyer,
Launay, Male, Préaut, Wallon. Sauvegarde, n°2, 3, 4, 1946.
PICHOT A., Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993.
STIKER H.-J., Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier, 1982, Dunod 1997.
VIAL M., Les enfants anormaux à l’école, aux origines de l’éducation
spécialisée 1882-1909, Paris, Armand Colin, 1990.
RÉSUMÉ
SUMMARY
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