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DE QUELQUES MOMENTS D'HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES

Henri-Jacques Stiker

L’Esprit du temps | Champ psy

2004/3 - no 35
pages 7 à 21

ISSN 2260-2100
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http://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2004-3-page-7.htm
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Pour citer cet article :


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Stiker Henri-Jacques,« De quelques moments d'histoire sur les corps extrêmes »,
Champ psy, 2004/3 no 35, p. 7-21. DOI : 10.3917/cpsy.035.0007
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De quelques moments d’histoire
sur les corps extrêmes
Henri-Jacques Stiker

Q ue les corps très abîmés, défigurés, tordus et pour tout


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dire considérés comme monstrueux aient posé des
énigmes à la pensée et aux attitudes sociales est une
affirmation banale. En revanche, découvrir les catégories de
pensée et les modes de traitements que l’on trouve au fil de
notre histoire occidentale est du plus haut intérêt pour
comprendre ce qui se joue encore éventuellement, à l’articula-
1. Cette perspective que
l’individuel et le social se
tion de la psyché individuelle et des systèmes de pensée.1 rencontrent dans la
Nous ne ferons pas ici une histoire continue, essayant de formation des représen-
suivre une chronologie sans faille. Trois moments principaux tations est évidemment
inspirée de Marcel
seront évoqués, éloignés dans le temps : le moment de l’Anti- Mauss. Quant à l’expres-
quité grecque relativement à la naissance difforme, que nous sion « systèmes de
rapprocherons de la bouffonnerie médiévale ; le moment du pensée » elle est due
comme on le sait par le
XVIIe siècle, avec les discussions de Locke et de Leibnitz sur titre même que portait sa
les « imbéciles » ; la fin du XIXe siècle autour du mal nommé chaire au Collège de
darwinisme social quand il fut alimenté par la notion de France, à Michel
Foucault.
dégénérescence. Ces trois moments sont à la fois des manières
de penser et des façons de traiter socialement les corps
extrêmes. À l’évidence on pourrait analyser ce qui s’est passé
à la fin de l’époque médiévale avec la folie ou les monstrations
de « phénomènes humains » dans les foires ou cabinets des
curiosités au long du XIXe siècle. Non seulement les dimen-
sions d’un article ne permettent pas de tout envisager, mais en
outre les trois moments choisis sont particulièrement saillants

Henri-Jacques Stiker – Directeur de Recherches, Laboratoire « Identités, cul-


tures, territoires » (anciennement sociétés occidentales), Université Paris 7-
Denis Diderot. 18 rue Mayet 75006 Paris.

Champ Psychosomatique, 2004, n° 35, 7-21.


8 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

par rapport à des périodes où « l’extrémité » de certains corps


posait moins de questions, comme à la période classique du
Moyen Age.

L’INFIRMITÉ MALÉFIQUE, LE MOMENT DE


L’ANTIQUITÉ

Le moment grec, et plus généralement le moment de ce que


l’on nomme l’Antiquité, doit être situé dans un vaste ensemble,
celui des sociétés que l’on peut appeler religieuses. C’est-à-
dire les sociétés, pour ne parler que des occidentales se consi-
déraient, jusqu’à la modernité, comme hétéronomes, fondées
sur un rapport avec un ailleurs, un extérieur, une transcen-
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dance, un divin 2. Dans ce contexte, la dominante des repré-
2. Marcel Gauchet,
Le désenchantement du
monde, une histoire sentations relatives aux infirmités consiste à considérer l’infir-
politique de la religion, mité comme un message. Message provenant de cet ailleurs,
Paris, Gallimard, 1985.
renvoyant donc à une demande ou une vindicte divine,
comportant presque toujours une liaison avec une faute (sans
forcément de culpabilité du reste) et exigeant une réponse
3. Henri-Jacques Stiker,
Corps infirmes et
avant tout symbolique, en fonction même du message. À l’évi-
sociétés, Paris,Aubier dence chaque culture produit sa symbolique propre.3
1982, Dunod, 1997. Dans cet univers religieux, partagé par un très grand
nombre de sociétés et sur des siècles, le corps infirme, même
peu difforme ou peu abîmé selon notre appréciation actuelle,
peut être considéré comme un corps extrême. Il déroge à
l’attente, tant de l’espèce que de la culture, et représente une
énigme ou un danger. Il se trouve dans une situation que
j’appelle « méta-sociale ». Situation qui leur confère des
places, ou peut-être mieux des fonctions, sociales d’ordre
symbolique en dehors de l’économique, du législatif ou du
quotidien.
Le caractère extrême d’un corps, c’est aujourd’hui un lieu
commun que de le souligner, est relatif aux contextes, et aux
concepts, des groupes sociaux. Cette relativité n’empêche
nullement que, à certains moments ou sous certains aspects,
les corps infirmes n’apparaissent pas comme extrêmes, alors
même qu’ils sont lourdement déficients. L’anthropologie histo-
rique est complexe et se doit de bien distinguer les figures et
les systèmes de pensée, très divers, qui parfois s’entrelacent à
une même époque.
Dans la Grèce Ancienne, l’infirmité de naissance est vue
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 9

comme un maléfice. La naissance difforme est un signe


avertisseur des dieux adressé à un groupe social en risque
d’altération, mais aussi fautif. On expose les enfants nés
difformes, « parce qu’ils faisaient peur ; ils étaient le signe de la
colère des dieux et ils en étaient aussi la raison» 4. Le signifiant 4. Marie Delcourt,
Stérilités mystérieuses et
qu’est le nouveau-né mal formé doit être renvoyé à ses desti- naissances maléfiques
nateurs pour montrer que le message est reçu. La pratique qui dans l’Antiquité
s’ensuit est ce que les grecs appelaient l’exposition de ces classique, Les Belles
lettres, 1986 (première
enfants, lui réservant un mot tout à fait particulier : apothésis. édition Liège, 1938).
Sur décision des responsables de la cité les enfants présentant
des anomalies (doigts palmés, membres inachevés, membres
difformes etc.) étaient emmenés hors de l’espace social, dans
des terrains vagues, des fondrières ou sur l’eau, où ils
mouraient. Non pas directement tués mais laissés au bon
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vouloir des dieux. Ceux qui survivaient, au moins dans l’ima-
ginaire social, devenaient sur-signifiants, à moins qu’ils ne
tombent entre les mains des marchands d’esclaves ou des trafi-
quants de prostitution. La mythologie grecque nous montre à
l’envie cette sur-signification des infirmes (Œdipe, Héphaïstos,
Hermaphrodite, Philoctète, Tirésias pour ne citer que quelques
grandes figures).
Le cas d’Œdipe est exemplaire. Œdipe représente le destin
de ceux qui deviennent, de ceux qui incarnent une forme
extrême de « différence », laquelle hante la mentalité grecque.
Qu’Œdipe ait été un enfant difforme à la suite d’une malédic-
tion pesant sur une lignée incestueuse ou qu’il soit considéré
comme maléfique parce qu’infirme dès la naissance 5, ne 5. Marie Delcourt,

modifie pas le fait qu’il allie infirmité et malédiction. Il est


Œdipe ou la légende du
conquérant (précédé de
voué à la répétition et à la mimésis puisqu’il épousera sa mère, Œdipe roi selon Freud
tuera son père et verra ses enfants se déchirer. Les grands inter- par Conrad Stein), Paris,
dits qui fondent la société, celui du parricide et de l’inceste
Les belles lettres, 1981
(première édition de
notamment, sont franchis par Œdipe. Il ne peut faire que le Marie Delcourt en 1944).
malheur extrême. Mais il y a un autre aspect dans la légende
d’Œdipe, par rapport aux corps infirmes. Œdipe ne connaît
pas sa situation et son destin, et pas davantage la cité de
Thèbes. Il est d’abord un héros, un roi, un sauveur. Il est reçu.
La naissance difforme est maléfique mais en même temps elle
fait signe vers l’acceptation, impossible, de ces autres. L’alté-
rité, radicale qui est inscrite dans le corps d’Œdipe, est à la fois
désirée et insupportable, présente et rejetée. Une fois mise à
jour, démasquée, elle apparaît comme destructrice. Il faut
maintenir la reproduction de l’espèce à l’identique et se
10 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

protéger de la colère des dieux, mais plus profondément encore


il faut trouver le compromis entre l’abyme du dissemblable et
la nécrose de la répétition du même. Œdipe et son corps autre-
ment formé, donc vu comme mal formé, est l’image même de
ce qui nous guette, nous menace et des bornes qu’il nous faut
mettre pour tenir ensemble dans l’espace humain. Dans cette
pensée antique les corps infirmes constituent un « lieu »
éminent de vigilance, étant donnée encore une fois la structure
fondamentalement religieuse de cette culture.

En contraste, et en connivence également, avec cette pensée


antique, il est instructif d’évoquer une des figures médiévales
de l’infirmité, car il y en a plusieurs autres dont nous ne parle-
rons pas ici, celle du bouffon. Il existe à nos yeux un véritable
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système de la bouffonnerie. Nous incluons sous ce terme aussi
bien la surévaluation mystique que la surévaluation du bouffon
de cour. Dans ce dernier cas l’infirme (nain, boiteux, difforme,
faible d’esprit principalement) se voit attribuer une fonction de
dérision. L’infirmité manifeste en permanence la fragilité,
l’arbitraire humain de l’ordre et des pouvoirs établis. Elle fait
signe vers un envers du monde et elle donne le privilège de
dire ce que personne d’autre ne peut dire, notamment aux
6. Maurice Lever, Le puissants 6. Dans le cas que j’appelle mystique l’infirme est
sceptre et la marotte,
considéré comme le « lieu » même de la contemplation de Dieu
Fayard, 1983.
et comme l’incarnation prolongée du Christ. Image de la trans-
cendance qui se fait proche il nous conduit vers l’au-delà, de
la même manière que le bouffon indique l’envers du monde.
Le bouffon auprès des princes et le lépreux embrassé par
François d’Assise ont en commun de déchirer le voile des
apparences, de l’ici-bas, et de nous montrer l’indicible, le
« méta-mondain ». La bouffonnerie de l’infirmité joue un rôle
de médiateur entre deux mondes et interroge les fondements
de la société.
Les infirmes bouffons parlent depuis un « ailleurs », ils sont
capables de juger le « ici et maintenant ». Ils participent à un
autre monde, qui est aussi un monde autre. Leur corps est
7. Sur ces monstres aux
extrême au sens où il est limite, frontière ; ils sont à l’extrémité
frontières voir Aspects du pays, à l’extrémité de la culture, à l’extrémité de la connais-
de la marginalité au sance ; de l’autre côté il y a les puissances occultes et les races
Moyen Age, collectif,
Montréal, Editions de
de monstres, hybrides entre l’animal et l’homme puisque
l’Aurore, 1975. composés des deux 7.
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 11

L’INFIRMITÉ INFRA HUMAINE, LE MOMENT


CLASSIQUE

Le XVIIe siècle, chez certains de ses philosophes, en consi-


dérant cette fois les infirmes réels, ne pensera plus hybridation
d’animalité et d’humanité, mais intermédiaire entre les deux.
C’est le cas de John Locke qui l’affirme franchement. Il est
bien évident que c’est à propos d’un problème philosophique
tout autre qu’il en arrive à cette assertion. Assertion que l’on
trouve au livre IV, chapitre IV, § 12 et suivants des Essais sur
l’entendement humain.8 Le problème philosophique ne nous 8. Œuvres philoso-
intéresse pas ici dans le détail, disons seulement que Locke se
phiques de Locke,
Nouvelle édition revue
demande comment on peut avoir une idée des « substances ». par M. Thurot, De l’en-
Or dit-il il faut faire très attention de ne pas se laisser tromper
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tendement humain,
par des apparences, et il faut juger en fonction d’éléments
Paris, Bossange Père et
Firmin Didot, M.DCCC
réellement présents. Il ne faut pas se laisser abuser par les mots XXII (deux volumes).
qui semblent nous fournir les bonnes catégories : « pour la
rendre réelle (la connaissance) par rapport aux substances, les
idées doivent être déduites de l’existence réelle des choses »
(fin du § 12). Ainsi dit-il : « l’idée de la figure, du mouvement
et de la vie d’un homme destitué de raison, est aussi bien une
idée distincte, et constitue aussi bien une espèce de chose
distincte de l’homme et de la bête que l’idée de figure d’un
âne, accompagné de raison, serait différente de celle de
l’homme ou de la bête et constituerait une espèce d’animal qui
tiendrait le milieu entre l’homme et la bête, et qui serait distinct
de l’un et de l’autre » (§ 13). Locke se rend compte que cette
affirmation n’est pas facile à soutenir. Juste avant la citation
que nous venons de faire, il prévient : « Si je disais, de quel-
ques imbéciles, qui ont vécu quarante ans sans donner le 9. Il est curieux de noter
moindre signe de raison, qu’ils sont quelque chose qui tient le
que cette pensée de
Locke trouve
milieu entre l’homme et la bête, cela passerait peut-être pour aujourd’hui un écho chez
un paradoxe bien hardi ou même pour une fausseté d’une très nombre de penseurs qui
dangereuse conséquence. Mais ce ne serait qu’un préjugé,
veulent abolir la
séparation dite infran-
fondé uniquement sur la fausse supposition que ces deux chissable entre
noms, homme et bête, signifient des espèces distinctes, si bien l’animalité et
marquées par des essences réelles, que nulle autre espèce ne l’humanité. De là chez
certains la conclusion
peut intervenir entre elles » (§ 13).9 qu’il est aussi important
Ensuite de quoi dans le paragraphe suivant (14) il fait une de protéger les animaux
« réponse à l’objection contre ce que je dis, qu’un imbécile est que les enfants
d’hommes, surtout s’ils
quelque chose d’intermédiaire entre l’homme et la bête ». sont malformés ou poly-
De nouveau Locke sent qu’il faut défendre ferme sa position. handicapés.
12 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

En premier contre la théologie qui va demander ce que les


imbéciles deviennent dans le monde futur. Locke répond que
ce n’est pas son problème mais celui de Dieu, qui est toute
bonté et sagesse. Mais cette première réponse n’est pas suffi-
sante car il faut aller contre l’affirmation que « tout ce qui a
une naissance humaine doit jouir de ce privilège (d’être destiné
à la vie divine) ». Locke n’hésite pas à dire que ce sont là des
« imaginations et vous verrez que ces sortes de questions sont
ridicules et sans fondement » (§ 15). Toute masse de chair n’est
pas forcément liée à une âme, laquelle seule est immortelle.
Locke conclut son développement en affirmant : « car il est
aussi raisonnable d’affirmer que le corps mort d’un homme,
en qui l’on ne peut trouver non plus d’apparence de vie ou de
mouvement que dans une statue, renferme une âme vivante,
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que de dire qu’il y a une âme raisonnable dans un imbécile,
parce qu’il a l’extérieur d’une créature raisonnable, quoique,
durant tout le cours de sa vie, il ne paraisse dans ses actions
aucune marque de raison si expresse que celle qu’on peut
observer en plusieurs bêtes ». Suit alors un développement
pour rattacher les imbéciles à la monstruosité et ainsi finir en
affirmant : « Car je vous prie, qu’est-ce que leur monstre, en ce
cas-là (si le mot monstre signifie quoique ce soit) sinon une
chose qui n’est ni homme ni bête, mais qui participe de l’un et
de l’autre ? Or tel est justement l’imbécile dont on vient de
parler. Tant il est nécessaire de renoncer à la notion commune
des espèces et des essences, si nous voulons pénétrer vérita-
blement dans la nature des choses mêmes, et les examiner, par
ce que nos facultés nous y peuvent faire découvrir, en les
considérant telles qu’elles existent, et non pas par de vaines
fantaisies dont on s’est entêté sur leur sujet sans aucun fonde-
ment » (§ 16).
Il est vrai que l’imbécillité qu’envisageable Locke est la
pathologie lourde, mais ses descriptions font penser autant à
l’IMC qu’au polyhandicapé ou à la déficience intellectuelle
grave. Ceci ne saurait atténuer la netteté de l’affirmation qu’il
y a des « imbéciles » qui ne sont pas humains pleinement. Je
ne discrédite en rien Locke, par ailleurs penseur de la moder-
nité à travers sa théorie du contrat social. Mais on ne peut pas
ne pas constater qu’il était encore possible de penser, et que
l’on pensait avec force argument, l’appartenance subalterne
des déficients intellectuels, ou ceux paraissant tels, à la condi-
tion complète d’homme. Il est vrai aussi que Locke se reprend
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 13

quelque peu, dans une note quand il parle seulement de


présomption. Cette note mérite d’être citée presque intégrale-
ment : « Si nous distinguons l’homme de la bête par la faculté
de raisonner, il n’y a pas de milieu ; il faut que l’animal dont il
s’agit l’ait ou ne l’ait pas : mais comme cette faculté ne paraît
pas quelques fois, on en juge par des indices qui ne sont pas
démonstratifs à la vérité, jusqu’à ce que cette raison se montre.
Car l’on sait par l’expérience de ceux qui l’ont perdue, ou qui
enfin en ont obtenu l’exercice, que sa fonction peut être
suspendue. La naissance et la figure donnent des présomptions
de ce qui est caché. Mais la présomption de la naissance est
effacée par une figure extrêmement différente de la figure
humaine… Comment donc peut-on déterminer les justes
limites de la figure qui doit passer pour humaine ? Je réponds
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que dans cette matière conjecturale, on n’a rien de précis ».
(p. 270 du tome 4).
Il est assez étonnant, pour nous qui venons après la Révolu-
tion française et l’affirmation de l’égalité de tous les humains
issus d’autres humains, de trouver de tels propos chez un
philosophe aussi puissant que John Locke. Locke est pourtant
net, car il répond directement à cette conviction aujourd’hui
partagée : « mais un imbécile vient de parents raisonnables, et,
par conséquent, il faut qu’il ait une âme raisonnable. Je ne vois
pas par quelle règle logique vous pouvez tirer une telle consé-
quence qui certainement n’est reconnue dans aucun endroit de
la terre… » (début du § 16). Dans la suite de ce paragraphe
Locke joue d’ailleurs à prendre l’empirisme en défaut : ce qui
décide n’est point le corps mais la présence de l’âme raison-
nable. Ceci est de la plus haute importance : l’égalité de tous
les humains et la reconnaissance d’une dignité absolue à tout
être né d’humains n’est pas une question logique, ne s’impose
pas logiquement ; il y faut un autre apport, celui d’une autre
réflexion philosophique que celle portant sur la connaissance
rationnelle et surtout celui des religions et des spiritualités.
L’affirmation de la dignité humaine, et de la plénitude
humaine, aux petits d’hommes quels qu’ils soient est une
conquête, lente et qui n’a abouti (pas encore dans toutes les 10. Pour ce caractère
sociétés) que dans une période récente. Il faut savoir que nous difficilement acquis, et à
tenons à cette reconnaissance comme à un axiome sans lequel conquérir encore, voir :
le pire est possible, mais que nous aurons encore à justifier, à Thomas De Koninck, De
la dignité humaine,
défendre, à conforter.10 Paris, PUF, 1995.
Toute nuance mise il demeure que chez les plus grands
14 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

penseurs la question est pour le moins en suspens. Quand on


se demande ce qu’il en est de l’appartenance à l’humanité de
certains êtres, il va de soi qu’on ne leur attribue pas les senti-
ments, les passions, les angoisses humaines. Pour montrer
cette hésitation je ferai part d’un autre auteur, Leibnitz. Dans
un texte très long des Nouveaux essais sur l’entendement
humain (chapitre VI du Livre III, intitulé : « des noms des
substances », alors que le livre est lui intitulé « des mots »),
Leibnitz disserte de la même question que Locke. Il conclut
quant à lui sur une présomption favorable d’humanité, mais ce
n’est qu’une conjecture à ses yeux : « ...Il y a parmi nous des
imbéciles, qui ont parfaitement la même forme que nous, mais
qui sont destitués de raison, et quelques-uns d’entre eux n’ont
pas l’usage de la parole… Les imbéciles manquent de l’usage
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de la raison, mais comme nous savons par expérience qu’elle
est souvent liée et ne peut point paraître, et que cela arrive à
des hommes qui en ont montré et en montreront, nous faisons
vraisemblablement le même jugement de ces imbéciles sur
d’autres indices, c’est-à-dire sur la figure corporelle. Ce n’est
que sur ces indices, joints à la naissance que l’on présume que
les enfants sont des hommes et qu’ils montreront de la raison :
et on ne s’y trompe guère. Mais s’il y avait des animaux
raisonnables, d’une forme extérieure un peu différente de la
nôtre, nous serions embarrassés. Ce qui fait voir que nos
définitions, quand elles dépendent de l’extérieur des corps,
sont imparfaites et provisionnelles » (paragraphe 22, dans
l’édition Alcan de 1900, page 272). Leibnitz se rend compte
de la pente dangereuse où il glisserait, à propos des peuples
d’autres couleurs par exemple, aussi tient-il ferme pour sa
présomption. Il reste qu’il lui faut plusieurs dizaines de pages
pour pencher dans le sens positif. Ceci en dit long sur le fait
que la question se pose. Donc à ce premier niveau de la
question : humanité ou non des imbéciles, il existe une repré-
sentation, au moins latente et parfois explicite que les
imbéciles sont des intermédiaires entre le règne animal et le
règne humain.

Faut-il rattacher cette indécision et ces hésitations au


XVIIe siècle, dont on sait qu’il fut, pour la folie surtout mais
aussi pour les autres infirmités, celui de la ségrégation. Nous
n’insisterons pas à nouveau sur le célèbre « grand enferme-
ment » si bien analysé par Michel Foucault dans son histoire
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 15

de la folie à l’âge classique, et ce, quelque soient un certain


nombre de critique adressées à Foucault. Notre question est de
savoir si les propos philosophiques que l’on trouve sous la
plume de Locke, et à un moindre degré chez Leibnitz, repré-
sentent uniquement des élaborations rationnelles ou sont en
lien avec les rejets ambiants ? Louis XIV décrétant le renfer-
mement des pauvres et autres marginaux pour créer l’hôpital
général (1664) n’avait lu ni Locke ni Leibnitz. Mais ce qui est
certain est que le siècle est habité par cette grande question du
rapport entre la raison, telle qu’elle se découvre, puissante,
dans les sciences, et la déraison. Quand y a-t-il raison ou folie
et donc appartenance ou non à l’humanité qui se définit, dans
notre occident philosophique, par cette raison même ? Le
siècle est pris dans une certaine façon de poser les questions,
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dans une certaine épistémè aurait dit Foucault. Sur ce fond il
y a une parenté entre l’incapacité à reconnaître que les
imbéciles soient des humains et l’enfermement des fous.
Quand bien même Locke parle en termes forts différents de
l’imbécillité et de la folie. Nous ne saurions ouvrir ce nouveau
chapitre sur la pensée du philosophe anglais.

L’INFIRMITÉ, DÉGÉNÉRESCENCE DE L’ESPÈCE, LE


MOMENT DARWINIEN

Les hésitations sur la pleine humanité de certains individus


sont réapparues avec force à la fin du XIXe siècle.
Une des idées qui a pesé le plus lourdement sur les enfants
et adultes déficients est celle de dégénérescence. Mise à
la mode comme catégorie psychiatrique englobante par
Bénédict-Augustin Morel (1809-1873), sur des critères du
reste flous, elle s’est propagée et maintenue comme catégorie
bio-sociale. Il y a des êtres dégénérés, au premier chef desquels
les crétins, idiots, imbéciles, arriérés, donc formant comme une
espèce humaine subalterne, et qui, l’hérédité aidant, peut se
propager. Non seulement ils représentent une dégénérescence
dans l’espèce humaine, mais ils nous avertissent et sont les
indices d’une possible dégénérescence de l’espèce ; ils sont
donc dangereux, déviants. Et il s’est trouvé que ce courant de
la pensée de la dégénérescence a rencontré le darwinisme
social, lui aussi eugéniste (au sens le pire de ce mot qui
recouvre des notions complexes, mais ce n’est pas ici le lieu
16 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

11. On connaît les de le dire), excluant. Il est nécessaire de rappeler certains


étranges quiproquos qui
naquirent de la parution
propos terrifiants que l’on pouvait lire au moment de la consti-
de L’origine des espèces tution de cette pensée, qui du reste n’est pas sans appui chez
de Darwin, qui ne parlait Darwin lui-même 11. Dans la préface à la première traduction
pas de l’homme, encore
de l’ouvrage de Darwin, L’origine des espèces, voici ce
moins de la société. Ce
qui a été désigné comme qu’écrivait Clémence Royer : « …Je veux parler de cette
le darwinisme social est charité imprudente et aveugle pour les êtres mal constitués où
une application des idées notre ère chrétienne a toujours cherché l’idéal de la vertu
du transformisme de
Darwin à tout autre chose sociale et que la démocratie voudrait transformer en une source
qu’à ce dont parlait de solidarité obligatoire, bien que sa conséquence la plus
Darwin, et Clémence directe soit d’aggraver et de multiplier dans la race humaine
les maux auxquels elle prétend porter remède. On arrive ainsi
Royer en est une des
fondatrices. Pourtant
Darwin n’est pas à sacrifier ce qui fort à ce qui est faible, les bons aux mauvais,
les êtres biens doués d’esprit et de corps aux êtres vicieux et
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indemne dans cette
malingres. Que résulte-t-il de cette protection inintelligente
affaire, bien que les
textes où il s’exprime sur
l’homme sont largement accordée exclusivement aux faibles, aux infirmes, aux
postérieurs à son incurables, aux méchants eux-mêmes, enfin à tous les disgra-
ouvrage. Voir sur ce sujet
les remarques et la
ciés de la nature ? C’est que les maux dont ils sont atteints
discussion deAndré tendent à se perpétuer indéfiniment… Pendant que tous les
Pichot, Histoire de la soins, tous les dévouements de l’amour et de pitié sont consi-
notion de vie, Paris,
Gallimard, 1993,
dérés comme dus aux représentants déchus ou dégénérés de
Chapitre IX, Charles l’espèce, rien ne tend à aider la force naissante, à la développer,
Darwin et le darwinisme, à multiplier le mérite, le talent ou la vertu » (p. XXXIV-
notamment les pages 767
XXXV)12.
et sq. Citons quelques
phrases de l’ouvrage de De telles citations se passent de longs commentaires telle-
Darwin intitulé La ment ils font froids dans le dos et présagent des horreurs que
descendance de l’homme nous avons connues avec le nazisme. Clémence Royer en écrit
une bonne quarantaine de pages de la même eau. Mais (voir la
et la sélection sexuelle,
Paris, 1881, Bruxelles,
Editions complexes, note 11) il ne paraît pas possible que ces propos soient seule-
1981. « Quant à nous ment issus de Darwin, bien qu’il n’y soit pas tout à fait pour
rien. C’est pourquoi l’idée de dégénérescence nous semble
hommes civilisés, nous
faisons au contraire (des
animaux) tous nos efforts constituer une base pour cette pensée. Si l’on considère que
pour arrêter la marche de par naissance ou par déchéance, ou encore par déviance, il
existe des humains qui se sont arrêtés en chemin d’évolution
l’élimination, les
membres débiles de nos
sociétés civilisées et de progrès, ou qui sont en retard, ou qui sont en régression,
peuvent se reproduire c’est-à-dire dégénérés, alors un classement des individus et des
indéfiniment. Or
quiconque s’est occupé
groupes sociaux est possible sur une échelle de valeur. En cette
de la reproduction des fin de XIXe siècle le colonialisme est en pleine montée et cette
animaux domestiques notion d’échelle d’humanité et de degrés d’évolution, permet
sait, à n’en pas douter,
combien cette reproduc-
de donner à la « race blanche » le meilleur rôle, justifiant
tion des êtres débiles doit l’esclavage des noirs, des Indiens d’Amérique ou autres. Elle
être nuisible à la race permet également à l’ordre psychiatrique de régner sur les
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 17

esprits et d’opérer le tri entre les citoyens qui vaillent la peine humaine. » « D’autre
d’être favorisés afin qu’ils forment l’élite et ceux que l’on part comme l’a fait
remarquer M. Galton si
condescendra peut-être à laisser vivre, sans qu’ils freinent les les gens prudents évitent
forts. À l’évidence les infirmes sévères, du corps ou de l’esprit le mariage, pendant que
mais l’esprit s’inscrit dans le corps, ne sont que rebut, ou du les insouciants se
marient, les individus
moins humanité seconde. inférieurs de la société
tendent à supplanter les
individus supérieurs ».
Comme le fait remarquer
LES PROLONGEMENTS DÉROBÉS André Pichot, ce sont là
des remarques incidentes
Au début de notre XXe siècle des représentations anthropo- de Darwin, il n’empêche
logiques comme celles que je viens d’évoquer, et qui peuvent
qu’elles en disent long
sur la possibilité,
toucher de larges populations, placent les déficients à la frange exploitée par Clémence
de la saine humanité. Si nous ne sommes plus dans la discus-
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Royer par exemple, de
sion sur leur caractère animalo-humain, nous sommes encore,
tirer des conclusions
eugénistes du maître.
souvent, dans une perspective liminale, pour reprendre la
catégorie que Robert Murphy a utilisée 13. 12. Clémence Royer,
Même dans ce qui surgit de meilleur, chez les médecins ou dans Charles Darwin De
l’origine des espèces par
les éducateurs, pour considérer ces corps très infirmes comme sélection naturelle ou
des humains à part entière, on les place néanmoins dans l’incu- des lois de transforma-
rabilité, donc dans un statut de seuil, dans une liminarité. Robert tion des êtres organisés,
avant-propos, préface de
Murphy, dont l’œuvre commence à faire son chemin et qui la première édition,
analyse l’ensemble de la position des personnes handicapées traduction et note de
dans notre société comme relevant d’un statut intermédiaire, à Clémence Royer,
Guillaumin-Masson,
la manière de ceux que créent les sociétés traditionnelles quand Paris, 1866.
il s’agit de transiter d’une condition à une autre. Quand on passe
de l’enfance au statut d’adulte, de la condition de célibataire au 13. Robert Murphy, Vivre
à corps perdu, Plon,
statut de marié etc. les sociétés traditionnelles établissent des Terre humaine, 1990.
rites de passage, à l’entrée et à la sortie d’une période de seuil, Aremarquer
d’une période liminale. Mais alors qu’en ethnologie on constate l’ambiguïté, très
le caractère transitoire de ce statut intermédiaire, permettant le
contestable, du jeu de
mot de ce titre français
plus souvent l’initiation à la future condition sociale, les alors que le livre, en
personnes handicapées sont vouées à demeurer « entre deux » : anglais, de 1987, portait
ni exclues, ni inclues ; ni rejetées ni acceptées ; ni anormales ni
The body silent.

normales etc. Je pense que le caractère intermédiaire, notam-


ment des déficients intellectuels est une très vieille chose et que
l’on retrouve à divers niveaux de l’évolution des idées, des
mentalités comme l’on dit. Au XVIIe siècle on pensait encore
intermédiaire entre l’homme et la bête, au XIXe siècle on pensait
encore intermédiaire entre la bonne humanité et la déviance
radicale, et au sein même de la reconnaissance démocratique
intermédiaire entre la santé et la maladie.
18 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

On peut encore poursuivre dans la même ligne d’analyse,


en considérant, du côté de l’enfance, ce qui s’est passé après
1909, date de la première loi sur l’instruction des « arriérés et
anormaux ». Quand Binet et Simon, dont les célèbres tests
n’ont pas besoin d’être présentés, instaurent l’idée de mesure
métrique de l’intelligence, ils sont dans la double perspective
d’une naturalisation des degrés de l’intelligence et du fixisme
de l’enfant mesuré. En dessous d’un certain Q.I. on est pour
toujours classé parmi les intelligences inférieures, inapte, et
pas seulement incapable, à une série déterminée de tâches, de
pratiques, d’écoles etc. Placés bas, voire très bas, sur l’échelle
métrique les enfants ainsi stigmatisés forment une catégorie
14. Nomenclature et d’enfants bien spécifiés, biens particuliers, ce qui revient à dire
qu’ils constituent, à un nouveau plan certes mais pourtant
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classification des jeunes
encore, un groupe en position de seuil.
inadaptés. Dr Lagache
avec le concours de MM.
Dechaume, Dublineau, L’idée fixiste, liée à celle d’aptitude et de donné naturel
Girard, Guillemain, (dont le malheur est encore moins d’être naturel que d’être
Heuyer, Launay, Male,
Préaut, Wallon.
indépassable), va se retrouver en 1946 quand l’enfance
Sauvegarde, n°2, 3, 4, inadaptée aura été constituée comme secteur d’intervention et
1946. de travail social. Lisons la définition de l’inadaptation, sous la
15. Certes la phrase qui
plume des maîtres les plus incontestés de l’époque : « Est
suit celle que je cite, dans inadapté un enfant, un adolescent ou plus généralement un
le préambule de la jeune de moins de vingt et un ans que l’insuffisance de ses
nomenclature dit que
aptitudes ou les défauts de son caractère mettent en conflit
l’inadaptation se qualifie
selon la situation dont prolongé avec la réalité et les exigences de l’entourage
elle est corrélative ; avec conformes à l’âge et au milieu social du jeune »14. On voit
pour exemple : inadapta- nettement ici que l’inadaptation est avant tout considérée, dans
tion familiale, inadapta-
tion scolaire. Mais ceci une perspective quasi naturaliste, comme caractérisant l’indi-
n’invalide pas cela. vidu, et non pas le groupe social de référence (famille, école,
L’inadaptation est entreprise), tout le chemin de l’adaptation ou de réadaptation
devant se faire dans le sens individu-société, et non l’inverse 15.
différente en fonction
des groupes de référence
et de leurs normes, elle La nomenclature en question regroupe sous la bannière de
n’en reste pas moins un l’inadaptation tous les jeunes malades (notamment psychiques,
y compris les troubles dits pubertaires), tous les jeunes
trait qui fait corps avec
l’individu et dont on ne
dit pas qu’il puisse être déficients (moteurs, aveugles, sourds, déficients du langage,
provoqué par l’inadapta- arriération mentale ou intellectuelle16), tous les jeunes carac-
tion de ces groupes
normés.
tériels (troubles du caractère, troubles de la moralité). Pour
faire bonne mesure on y ajoute une classification des établis-
16. La référence au Q.I. sements spéciaux correspondant aux grandes catégories de
est explicite, dans la
nomenclature de 1946, et
troubles et d’infirmités. On ne voit pas bien ce qui pourrait
l’on en donne la formule encore échapper à la notion d’inadaptation, définie comme il
et des exemples. est indiqué dans le préambule.
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 19

Même si l’on a évolué depuis la notion de dégénérescence


et même si l’on se trouve ici à l’intérieur d’un courant éducatif,
on voit encore comment les déficients constituent une frange
dont la pleine appartenance à la « bonne citoyenneté normée »
fait difficulté. L’idée d’une capacité inférieure, fixe, naturelle,
freine encore une reconnaissance complète en dignité, et donc
en droit, à l’émancipation. L’utilisation du fameux Q.I. est un
instrument pour maintenir les déficients intellectuels dans un
état intermédiaire, dans un statut de seuil. Cette notion de
liminalité rend parfaitement compte de cette étape, de cette
phase où l’on a appréhendé la faiblesse cognitive sous la
notion d’inadaptation. Les personnes handicapées se trouvent
toujours « entre-deux », entre une acceptation et un rejet, entre
une insertion et une exclusion, entre une mise à part et une
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participation à la vie de tous etc. Pour être sans doute disposés
à reconnaître aux personnes lourdement déficientes une vie
psychique et cognitive, donc un rapport à la mort, comme à la
sexualité, la société et les institutionnels n’en sont pas moins
encore dans le silence, la réserve, la crainte, et une forme de
déni important.

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RÉSUMÉ

En prenant trois moments historiques particulièrement significatifs,


relatifs à la vision sociale des corps lourdement infirmes, nous saisissons
combien nos sociétés et nos cultures éprouvent du mal à les situer en pleine
humanité. Surestimés comme des signes divins, dans l’Antiquité, sous-
estimés comme des espèces intermédiaires entre l’animalité et l’humanité,
chez un philosophe comme John Locke, considérés comme des dégénérés
indignes que l’on s’en préoccupe, dans le darwinisme social de la fin du XXe
siècle, les corps difformes, défigurés, amputés ou présentant des traits de
faiblesse mentale, demeurent aujourd’hui dans une liminalité subtilement
cachée. La raison raisonnante n’a pas suffi pour imposer l’absolue dignité de
tout être humain né d’humains, il y a fallu encore une vision spirituelle.

Mots-clés : Corps extrêmes – Corps infirmes – Imbéciles – Maléfice –


Liminalité – Dignité – Espèce humaine – Philosophie – Darwinisme social.
DE QUELQUES MOMENTS D’HISTOIRE SUR LES CORPS EXTRÊMES 21

SUMMARY

By taking three particularly significant moments in history related to the


social vision of the seriously infirm bodies, we realize the extent to which our
societies and cultures have difficulty in considering them as fully human.
Overvalued as divine signs in Antiquity, undervalued as intermediary species
between animality and humanity by a philosopher like John Locke, consi-
dered as degenerates unworthy of concern in the social Darwinism of the late
XXth century, deformed, disfigured, amputated bodies or bodies presenting
signs of mental weakness, still remain today in a subtle hidden liminality.
Enlightened reason did not suffice to impose the absolute dignity of every
human being born of humans – a spiritual vision was also necessary.

Key-words : Extreme bodies – Infirm bodies – Imbeciles – Evil spell –


Liminality – Dignity – Human species – Philosophy – Social Darwinism.
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