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II / Les deux faces de la Connaissance

S'Il [Allâh] te dit : ''Je Suis toi et tu es Moi'', écoute et tais-toi ! Et s'Il te dit : '' tu

es autre que Moi et Je Suis autre que toi'', écoute et conforme-toi à cela.

('Abd al-Qâdir – Livre des Haltes (kitâb al-mawâqif), mawqif 322)

Il est, en toute Vision intuitive (ru'yâ bi-l-qalb, jnâna-chakshus, visio beatifica, theôria,

chante ishta,...), possible de discerner deux « faces » complémentaires, représentant la dyade des

« perspectives » spirituelles fondamentales, auxquelles participe d'une façon ou d'une autre toute

Connaissance métaphysique véritable (que celle-ci soit simplement théorique ou bel et bien

effective)1 : 1) la perspective « discriminative » ou « exclusive », qui distingue le Réel de l'illusoire

ou l'Absolu du relatif en se basant sur l'incommensurabilité radicale entre l'Essence Inconditionnée

et l'existence transitoire (« discontinuité » traditionnellement figurée par une série de cercles

concentriques) ; 2) la perspective « unitive » ou « inclusive », approche non-duelle qui est

perception simultanée de l'Un dans le multiple et du multiple dans l'Un, envisageant la participation

1 La différence est effectivement importante entre connaissance théorique ou « virtuelle » et connaissance

effective ou « réalisation spirituelle », la première étant compréhension mentale ou « cérébrale » de la doctrine,

quand la seconde, « cardiaque », implique une acquisition définitive – faite d'Être et de pure Conscience - d'états

supérieurs ; c'est là, d'une certaine manière, le rapport même de l'« en-puissance » à l'« acte ». Ces degrés de la

connaissance correspondent, en doctrine Soufie, à la distinction ascendante entre « Science de la Certitude » ('ilm

al-yaqîn  : Qur'ân, CII, 5), compréhension théorique, « Œil de la Certitude » ('ayn al-yaqîn : Qur'ân, CII, 7),

Vision directe, et « Vérité de la Certitude » (haqq al-yaqîn  : Qur'ân, LVI, 95), Identification totale.
des mondes à leur Origine ou des « accidents » cosmiques à la « Substance » Principielle dont ils

sont des expressions différenciées (continuité qualitative que symbolise la spirale).

Toute la diversité des expériences contemplatives – dont deux des plus sublimes expressions

sont, d'une part, la « mort » radicale à tout phénomène par immersion ou « absorption » (sâyujya)

dans le Vide Transcendant, et d'autre part, l'« éblouissement » face à la profusion des Divines

Théophanies, c'est-à-dire face à l'indéfinité des modes de Présence de l'Immanent – peuvent être, en

dernière analyse, rattachées à l'un ou l'autre de ces deux types.

Si ces points de vue - consistant, d'après l'expression Talmudique, à « repousser de la main

gauche et rapprocher de la main droite » - peuvent sembler extérieurement contradictoires, ils ne

sauraient en vérité présenter d'incompatibilité irréductible, n'étant au fond séparables

qu'artificiellement (ou pour quelque raison bien précise de méthode 2) : « il n'y a pas de synthèse

véritable sans discernement »3. En effet, le « Constat » spirituel (shuhûd) de l'Absolue « Non-

dualité » contient de surcroît celui de l'abîme séparant Principiel et créaturiel, puisque percevoir la

2 C'est par exemple le cas du Bouddhisme qui, comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, fait de la

discrimination entre illusoire et Réel – ou entre le « vide existentiel » et le « Vide Principiel » - le premier d'entre

tous les moyens d'accès (upâya) à l’Illumination.

3 Frithjof Schuon – Sentiers de Gnose, I, « A propos de la doctrine de l'illusion ».


« Présence » Miséricordieuse de l'Infini au cœur du fini (ce qui est « voir Dieu en toute chose »,

praesentia majestatis4) ou saisir intuitivement la sur-existence en mode Archétypal et Intelligible de

toutes les contingences dans la « Vie Divine » (ce qui est « voir toute chose en Dieu », modo

Divino5) nécessite, comme condition sine qua non, une conscience claire du discernement

hiérarchique entre l'Essence Suprême (Purushottama) et Ses productions impermanentes. En

d'autres termes, il est indispensable à « celui qui réunit » de savoir trancher, en un même être, entre

sa « Face » Éternelle ou purement Divine et sa « face » transitoire ou cosmique ; c'est bien là

l'orfèvre qui, dans les divers ornements qu'il examine, « ne voit que l'Or dont ils sont faits »6,

l'écrivain qui, dans toute les lettres qu'il trace, n'aperçoit que l'Encre dont chacune d'elle est

constituée7. Celui qui possède la Science Synthétique détient éminemment la Science

4 « Chercher et trouver Dieu en toute chose » est une des formules clés de l'enseignement de Saint Ignace

de Loyola. Pour davantage de précisions sur la notion théologique (commune aux doctrines Augustinienne et

Thomiste) de praesentia majestatis ou « Présence d'Immensité », voir ?.

5 Sur les Archétypes in divinis, voir ?

6 Râmana Mahârshi - La manifestation du Soi, entretien du 12 septembre 1947 (repris dans En présence de

Ramana Maharshi : le témoignage de Suri Nagamma).

7 « Les lettres sont les symboles de l'encre / Sans l'onction de l'encre, il n'est pas de lettre. / Illusoirement

leur appartient la couleur ; / C'est la couleur de l'encre venue à l'être manifesté. / Pourtant on ne peut dire que

l'encre se soit départie de ce qu'elle était. / La non-manifestation des lettres résidait dans le mystère de l'encre. /

Et leur manifestation est produite par sa propre détermination. / Elles sont ses déterminations, ses états

d'actualité. / Et il n'y à la rien d'autre que l'encre. Comprends cette parabole ! / Les lettres ne sont pas l'encre ;

ne dis pas qu'elles sont l'encre, / Ce serait une erreur, ni que l'encre est identique aux lettres, ce serait absurde. /

Car l'encre était, avant que ne fussent les lettres, / Et elle sera encore quand aucune lettre ne sera plus. / Regarde

bien chaque lettre et vois qu'elle a déjà péri / Hormis la face de l'encre, c'est-à-dire la face de Son Essence  ; / A

Lui toute Majesté et Exaltation ! / Ainsi, même en leur manifestation, les lettres sont cachées, / Submergées par

l'encre sublime car leur manifestation n'est autre que la sienne. / La lettre n'ajoute rien à l'encre et n'en retranche

rien, / Mais elle révèle l'intégral en mode distinctif, / Sans que l'encre en soit altérée. / Encre et lettre ensemble,

font-elles deux choses distinctes ? / Réalise donc la vérité de mes paroles  : il n'y a point là d'existence / Si ce n'est
Discriminative, comme « Dieu, en Se connaissant Lui-même, connaît toutes les créatures

existantes »8.

En effet, en réalisation spirituelle intégrale – impliquant l'évanouissement effectif de toute

polarité illusoire, par la Vision distinctive mais non séparative (bhedâbheda) de l'Existence dans

l'Essence et de l'Essence dans l'Existence -, il est nécessaire que soient équilibrés méthodiquement

la « Totalisation » (al-jam', yoga) et le « Discernement » (al-farq, vivêka), car contempler l’Éther

Divin en chaque être implique d'avoir préalablement dépouillé ce Soi Omnipénétrant (vyâpakatva)

de toute « surimposition » illusoire (adhyâsa), c'est-à-dire de toute attribution limitative

incompatible avec Sa Parfaite Liberté à l'égard des déterminations : « accoupler ainsi le Vrai (satya)

et le faux (anrita, ce qui est non-conforme à l'« Ordre » (rita, dharma)) en déclarant ‘'je suis cela

[le corps, le mental,...]'’ ou ‘'cela est à moi [possession matérielle, statut social,...]'’ est une pratique

naturelle du monde qui est le signe d’une connaissance erronée [de l'Âtmâ] » ; « considère

l’Indestructible et Tout-pénétrant Âtmâ comme Libéré de tous les upâdhis [conditions restrictives] –

corps, sens, vitalité, intelligence, égotisme et autres, – produits de l’ignorance » 9; etc.

Une fois cet élagage dûment accompli (d'ailleurs symbolisé en doctrine Hindoue par le

Cygne (hamsa) séparant le lait de l'eau10), « tout ce que, par erreur, l’on avait cru différent du Réel,

celle de l'encre, pour celui qui comprend bien  ; / Où que soit la lettre, son encre est toujours avec elle. / Ouvre ton

intelligence et sois attentif à ces paraboles. » ('Abd al-Ghanî an-Nâbulusî – Le Recueil des Réalités (dîwân al-

Haqâ'iq))

8 Jacob ben Sheshet – Livre de la foi et de l'abandon (Sefer ha-emunah ve-ha-bitahon)

9 Shrî Shankarâçârya – Commentaire aux Brahma-Sûtras, introduction ; Le plus beau Fleuron de la

Discrimination (Vivêka-chûdâmani), 387.

10 Un symbolisme analogue se rencontre d'ailleurs - quoique d'après une perspective différente - en Islâm,

où, d'après le récit traditionnel de l'Ascension (mi'râj) de Muhammad (cf. Ibn 'Abbâss – al-'isrâ' wa-l-mi'râj),

l'Ange Jibrîl proposa à l'Envoyé de Dieu (rasûl Allâh) de choisir entre trois coupes remplies respectivement de

vin, de lait et d'eau ; le Prophète choisissant le lait, Jibrîl lui répondit : « Si tu avais choisi le vin, ta communauté
apparaît comme ce Réel Lui-même. Quand l’erreur disparaît, ce que l’on prenait pour un serpent

est reconnu comme étant une corde [cf. Mândûkya Kârikâ, II, 17] ; il en est de même en ce qui

concerne l’Univers, qui est en réalité Âtmâ ». Les « voiles de l'ignorance » tombés, « le Yogi dont

l'Intellect est parfait contemple toutes choses comme demeurant en lui-même, et ainsi, par l'Œil de

la Connaissance, il perçoit que toute chose est Âtmâ. Il connaît que toutes ces formes corporelles

des choses sont Âtmâ, et que hors de l'Âtmâ il n'existe rien ; comme la même argile est dans tous

les pots et cruches, ainsi il perçoit que lui-même est toute chose »11. C'est là, en termes Islâmiques,

la « station Ultime », désignée par al-Jurjânî comme « Synthèse de la Synthèse » (jam' al-jam') ou

« degré de l'Unité Absolue » (martaba Ahadiyah), et qui est « contemplation des choses par Dieu

[c'est-à-dire « par l’Œil du Seigneur » (bi-'ayn Rabbihi), non plus « par l'œil du moi » (bi-'ayn

nafsihi)] (…), désintégration de l'ensemble [de l'être individuel] et extinction à tout autre que

Dieu »12.

se serait égarée, et si tu avais choisi l'eau, elle se serait noyée ». Le vin symbolise, d'après le commentaire

traditionnel, l'« ivresse spirituelle » (as-sukr) qui ôte toute responsabilité légale par évanouissement ou

« extinction » totale en Dieu (fanâ') ; l'exemple le plus fameux, dans l'histoire du Soufisme, est bien sûr Mançûr

al-Hallâj. L'eau représente, quant à elle, la pure réceptivité plastique et passive de l'âme (inévitablement « noyée »

face aux fulgurations incessantes des Divines Théophanies (at-tajjalî)). Le lait, enfin, correspond à la

Connaissance, à la Science (al-ma'arifa, al-'ilm), qui apparaît ici comme « sobriété » (as-sahw), car assurant la

conservation des facultés discriminantes là où l'« ivresse », par totale absorption en l'Un, ne laisse rien subsister

d'autre que l'Unicité exclusive d'Allâh (al-Wahdaniyah). Cette dernière interprétation prend notamment appui sur

cette autre tradition rapportant que Muhammad « reçut en rêve une bassine de lait et (…) la but [d'après ses

dires :] ''jusqu'à ce que la satiété sortit de mes ongles ; et c'est ainsi que me fut donné ce dont j'ai comblé Omar.''

On lui dit : ''Et pour quelle chose le prends-tu [ce lait], ô Envoyé de Dieu ?'' Il répondit  : ''Pour de la

connaissance'' » (Ibn 'Arabi – La Sagesse des Prophètes, éditions Albin Michel, 1995, De la Sagesse de la Vérité

dans le Verbe d'Isaac, pp.91-92).

11 Shrî Shankarâçârya – Le plus beau Fleuron de la Discrimination, 390 ; La Connaissance du Soi (Âtmâ-

bodha), 47-48.

12 Rappelons, à ce propos, que l'expression Soufie servant à désigner le gnostique est 'ârif bi-Llâh
Nous pourrions donc dire, quoi qu'assez schématiquement, que la Discrimination - ce

«  glaive » qu'a apporté le Christ (Matthieu, X, 34), et qui est «  Verbe de Dieu, Vivant et Efficace,

plus tranchant que toute épée à deux tranchants, Pénétrant jusqu’à séparer âme [mortelle,

individuelle] et Esprit [Éternel, Universel] » (Hébreux, IV, 12) -, envisagée en tant que « méthode »

spirituelle, représente une étape préliminaire et initiatiquement opportune à la réalisation active du

Rassemblement13 ; en revanche, lorsque la « Cime de la Connaissance » est définitivement atteinte,

la Réalité Une n'a plus a être méthodiquement dissociée de l'illusion, et il n'y a plus à se prémunir

contre le faux : qui est uni au Vrai, par le Vrai ne voit que le Vrai. C'est là l'être qui, ayant « cessé de

nourrir le feu (du moi) » (nir-vana : « sans combustible »), peut sans encourir de blâme « prendre

son plaisir pour guide »14, car celui-ci n'est plus désormais impulsion descendante et terrestre du

(« Connaissant par Dieu »).

13 « Initiatiquement opportune », disons-nous, puisqu'une claire conscience de la disproportion entre le

corruptible et l'Immuable est en mesure de donner à l'être le sens du détachement ou du « dépouillement » (la

Kénose des théologiens Chrétiens), le pressentiment de l'Illimitation Divine et, partant, l'« impulsion » vertébrale

vers l'Inconditionné ; le Bouddhisme tout entier, répétons-le à nouveau, s'est fondé sur la validité intrinsèque de

cette perspective.

14 Parole que Virgile adresse à Dante (Divine Comédie, Purgatoire, XXVII, 131) au sortir de la montagne du

Purgatorio, dont le sommet marque la limite du « monde terrestre » et donc le début des degrés paradisiaques ou

des états supra-individuels de l'être - conformément aux données les plus répandues du symbolisme traditionnel,

dont le Qâf Islâmique, le Meru Hindou, le Kailasha Tibétain, le Sinaï Judaïque ou le Mont-salvat des légendes

Arthuriennes représentent quelques exemples ; c'est là, d'après la terminologie Grecque, le passage des « Petits

Mystères » aux « Grands Mystères » (figurés respectivement, dans le symbolisme général du « pouvoir des clés »,

par une clé d'argent et une clé d'or). En termes Hindous, il s'agit du dépassement de la « Sphère de la Lune »

(chandra-loka, identique au « monde sublunaire » Aristotélicien, domaine de la « génération et de la corruption »

ou du « courant des formes ») vers la « Sphère du Soleil » (sûrya-loka , monde « supra-lunaire »). Cette élévation

est rendue possible par l'obtention de ce que les monothéismes Sémitiques appellent l'« état édénique »

(l'« Homme Véritable » (chenn-jenn) de la tradition Chinoise), perfection de l'état individuel humain ; à ce sujet,
« cheval noir » contre lequel le « cheval blanc » doit lutter15, mais conformité impeccable ('içma) à

l'Ordre Universel. L'« attelage ailé » est alors verticalement unifié, et « son jugement est Libre,

Droit et Sain  : ce serait une faute de ne pas agir à son gré », étant rendu identique au Divin Vouloir

qui « Agit » en lui et par lui, à l’Être-Conscience-Béatitude qui « Est », « Connaît » et « Jouit » en

tout et par tout.

L'Homme ainsi « universalisé », ayant positivement intégré tous les degrés de la Réalité

Totale (aussi bien cosmiques que Principiels), ne s'applique plus à dégager le Soi des « formes

illusoires » (mâyâvi-rûpa) qu'Il n'est pas en Sa Pureté Essentielle : à jamais Établi, il se repose

« comme l'eau dans l'eau, l'éther dans l'éther, le feu dans le feu »16 dans l'Absoluité du « Principe

voir ?.

15 Cf. Platon - Phèdre, XXV-XXIX ; un symbolisme analogue se retrouve également, entre autres, chez

Philon d'Alexandrie, avec « le cocher monté sur le char ailé de l'Univers ». De même : «  Sache-le, Âtmâ est le

passager, le corps est le chariot, l'intellect est le cocher, le mental est les rênes. Les sens sont, dit-on, les chevaux,

les objets visibles sont leurs pistes. Âtmâ qui est couplé au corps, au sens et au mental est appelé par le sage ''le

Jouisseur''. Si l'intellect, lorsqu'il est couplé à un mental qui sautille de distraction en distraction, perd à la

longue sa capacité discriminante, les sens sont alors aussi peu contrôlables que des chevaux vicieux pour un

cocher. Inversement, si l'intellect, lorsqu'il est couplé à un mental qui se refrène et reste concentré, développe une

forte capacité discriminante, les sens sont alors aisément contrôlables, tels des chevaux dociles pour un cocher »

(Katha Upanishad, I, 3 : 3-6) ; ceci nous permettra, d'ailleurs, d'indiquer la signification profonde du char de la

Bhagavad-Gîtâ - alors désignée comme Âtmâ-Gîtâ lorsqu'elle est ainsi interprétée -, Arjuna et Krishna

(littéralement : le « blanc » et le « noir ») représentant respectivement le « moi » et le « Soi », maître véritable du

véhicule (rathî), à la fois passager et propriétaire, et, donc, seul décisionnaire de la destination. Ainsi  : « Prends

pour cocher la noble Connaissance, qui est au-dessus de tout » (Pythagore – Les Vers d'Or, 75). Des données

similaires se rencontrent encore dans les enseignements du Bouddha, et notamment dans l'épisode – fameux s'il en

est - des « quatre rencontres » (cf. Vinaya pitaka) ; rappelons aussi le « char de feu avec des chevaux de feu »

grâce auquel Élie est emporté au ciel dans l'Ancien Testament (2 Rois, II, 11), le char des « quatre Vivants » de la

Vision d’Ézéchiel (Ézéchiel, I, 1) et, à partir de celle-ci, les Écrits du Char Céleste (merkava) de la tradition Juive.

16 Shrî Shankarâçârya – La Connaissance du Soi (Âtmâ-bodha), 53.


qui n'est rien de ce dont Il est le Principe »17, mais qui, pourtant, irradie l'éphémère par Sa seule

« Pénétration » Immanente, et « supporte l'Univers entier par une [infime] parcelle de Son Être » ,

«  par une simple étincelle de Sa Personne » (Bhagavad-Gîtâ, X, 42). Celui qui est « Affranchi »

(mukta) de tous les « liens » cosmiques (pâshas), Celui qui est Éveillé à ce qui n'a jamais cessé

d'Être comme on prend conscience que le collier recherché est déjà à notre cou 18, Celui qui est

« Parvenu à l'autre Rive » (pâramitâ) prend les choses par leur Sommet et les regarde avec l'« Œil

Divin » (bi 'ayn Ilâhi) ou « sous l'angle de l’Éternité » (sub specie aeternitatis), puisque l'Un Sans-

second ne Se contemple que Lui-même dans les projection existentielles de Sa Toute-Possibilité ;

cet « Œil de la Synthèse et de la Réalisation » ('aynu-l-jam'i wa-l-wujûd) « voit les Nombres comme

étant un ''Unique'', le nombre ''Un'' (Wâhid), qui, cependant, voyage dans les degrés numéraux et

qui par ce voyage manifeste les entités des Nombres »19.

A ces deux modes de Connaissance correspondent les deux épithètes du Livre Sacré de

l'Islâm : al-Qur'ân (la « Lecture », la « Récitation » ou la « Réunion », aspect totalisateur et

unitif grâce auquel les jinn purent, d'après la tradition, écouter Muhammad réciter la Parole Divine

(kalimat Allâh) sans être chassés, pour ensuite se convertir à l'Islâm (cf. Qur'ân, LXXII, 1-15))20 et

al-Furqân (le « Discernement », le « Critère » distinguant le Réel de l'apparent : « Nous lançons

contre le faux (al-bâtin) la Vérité (al-Haqq) qui le subjugue, et le voilà qui disparaît » (Qur'ân,

17 Plotin - Ennéades, III, 8, 10.

18 Cf. Shrî Shankarâçârya – La Connaissance du Soi (Âtmâ-Bodha), 44

19 Ibn 'Arabî – Le livre de l'Extinction dans la Contemplation (kitâbu-l-fanâ'i fî-l-mushahâdah).

20 Il pourrait d'ailleurs être intéressant de comparer ce rapprochement de la « Lecture » à la Totalité avec ce

qu'enseigne de façon très marquée l'initiation Franc-Maçonne, où l'apprenti en cours de voyage ne sait

qu’« épeler » (c'est-à-dire envisager les êtres en mode séparatif, comme les différentes lettres d'un mot unique) ; le

Maître réalisé, quant à lui, ayant appris à « lire et écrire », a « rassemblé ce qui est épars » et retrouvée la « Parole

Perdue ».
XXI, 18)). Les « maîtres de la Voie » (shuyûkh at-tarîq) enseignent ainsi que seul al-Furqân, en tant

que discrimination active et « virile » entre le Supérieur et l'inférieur, rejette positivement Iblîs,

tandis qu'al-Qur'ân, de par son caractère essentiellement synthétique et matriciel, englobe non-

duellement le périgée comme l'apogée (ou, pour employer un symbolisme Akbarien, le sabot

(zighâgh) comme la pointe ('âliya) de la lance) : « Sur le Qur’ân de l’Union qui renferme le Non-

Manifesté et le Non-Manifestable et sur le Furqân de la Distinction qui discrimine entre l’éphémère

et l’Éternel »21.

Ces deux Noms doivent être encore rapportés, d'un point de vue cette fois initiatique, à la

« réalisation ascendante » (voyage vertical ou « anabase » spirituelle dont le terme est

l'Identification à Allâh, contenant en Lui - comme le firmament contient les astres - la Science

Instantanée, Simultanée et Permanente de toute chose) et à la « réalisation descendante », également

désignée comme « séparation après l'Union » (al-farq ath-thânî, retour vers les êtres après obtention

de l'« Identité Suprême », alors perçus en tant que pures manifestations du Soi ou « Faces de Dieu »

(wujûh Allâh (Qur'ân, II, 115))22.

21 Ibn 'Arabî - Prière sur le Prophète.

Sur le caractère « axial » de la lance, voir Le Livre de l'Arbre et des Quatre Oiseaux (risâlat al-ittihâd al-

kawnî), éditions Les Deux Océans, 1984, p.36. L'association symbolique de la lance à l'« Axe du Monde » est,

implicitement, assimilation de l'âlif à celui-ci, puisque dans ses Ouvertures Mecquoises (Futûhat al-Makkiyah, II),

Ibn 'Arabî associe l'« âlif intelligible » (mesurant la circonférence du cercle formé par la réunion du nûn inférieur

ou « formel » et du nûn supérieur ou « spirituel », point sur lequel nous aurons à revenir en ?) à une lance, ou tout

au moins à une arme « axiale ». D'une façon générale, cette question doit être mise en rapport avec celle, riche,

des armes symboliques ; en guise d'indication immédiate, relevons le symbolisme Péruvien de l'« Homme-

couteau », figure commune de l'Axis Mundi (Fernand Schwarz – Les traditions de l'Amérique ancienne, éditions

Dangles, 1982, II, p.52).

22 A ce sujet, voir ?.
*

«  Dans la mesure même où [l'Intellect] unifie ''à l'intérieur'', il discerne ''à

l'extérieur'' »23 : la perspective « inclusive » semble, ainsi, plus directement Principielle que l'

« exclusive » - comme la non-distinction est supérieure à la distinction. Toutefois, s'il fallait parler

en toute justesse métaphysique, il faudrait encore dire que si l'Union contient de surcroît la

Discrimination, l'inverse est également vrai, puisque - nous l'avons vu - professer que la Déité est

rigoureusement Transcendante, c'est affirmer qu'Elle l'est à l'égard de toute limitation ; or, cette

Illimitation Essentielle implique que la manifestation soit intégralement « contenue » en Dieu et

« pénétrée » par Lui, puisque rien ne saurait demeurer hors de Son Infinité Totalisante,

Enveloppante, Assiégeante : l'Universelle Immanence apparaît, dès lors, comme l'inévitable corrélat

de la Toute-Transcendance, et de la « Vacuité » Originaire découle la « Présence » Salvifique. Ainsi,

pour toute doctrine métaphysiquement exhaustive, trancher entre Absolu et relatif - ou attester que

« Dieu Est, et rien n'est avec Lui »24 - impose de considérer que ce « Tout » qu'est le Principe

déborde sur ce « rien » qu'est l'Existence, celle-ci étant entièrement soumise à la « force attractive »

de l'Unique et pleinement investie par Son Unicité.

Nous pourrions donc dire, à la manière d'un kôan : les mondes sont illusoires en tant qu'ils

sont mondes ; les mondes sont réels en tant qu'ils sont mondes. C'est bien parce que le relatif est

« vide » ontologique qu'il est dépourvu de toute réalité propre et indépendante ou de toute « aséité »

véritable, mais c'est encore parce que le relatif est relativité qu'il ne saurait échapper, de par sa

précarité même, à la « force conquérante » de l'Unicité Divine (imprégnant tout être de Sa Vérité et

ramenant toute chose à Sa Simplicité, car « Dieu est un amant jaloux qui ne souffre point de

23 Frithjof Schuon – Sentiers de Gnose, I, « A propos de la doctrine de l'illusion ».

24 D'après le fameux hadîth relaté par 'Imrân Ibn Huçayn et rapporté par al-Bukhârî.
partage »25) ; il est donc impossible aux mondes corruptibles et finis, radicalement passifs face à

l'Infinité Principielle, d'être totalement irréel ou de ne pas participer aux « Perfections

Dominicales » : puisque les contingences sont ce qu'elles sont, elles ne peuvent pas ne pas être

« vraies » à quelque degré. La Déité seule, dans sa Pure et Exclusive Réalité, pourrait – si cela était

possible - être purement et exclusivement irréelle : ne peut être Absolument Soi que l'Absolu26.

La stricte complémentarité de ces deux approches, rendue évidente par ce qui précède, est,

dans le symbolisme Soufi, figurée par les deux « yeux » ('ayân) de l'« Homme Universel » : l'« Œil

de la Distinction » et l'« Œil de l'Union »27. Ainsi, si la tradition Hindoue enseigne que « tout est

25 Le nuage d'inconnaissance, éditions du Seuil, 1977, II, p.21.

26 Frithjof Schuon écrit, quant à lui, « Dieu Seul pourrait aller éternellement en enfer, s'Il pouvait pêcher »

(Comprendre l'Islam, éditions du Seuil, 1976, II, p.83), ce qui, par delà la formulation volontairement paradoxale

et l'apparente absurdité, est d'une très grande profondeur et susceptible de nombreux développements, en

particulier par rapport à la doctrine exotérique de l'« éternité infernale ».

27 Dans le symbolisme traditionnel, l’œil gauche est d'une manière générale conçu comme « passif » ou

« réceptif », et l’œil droit comme « actif » ou « pénétrant » ; ainsi Shiva dans la tradition Hindoue, dont les yeux

gauche et droit sont, respectivement, « lunaire » ou « féminin » et « solaire » ou « masculin » (en lien avec sa

« polarisation » androgyne en Ardhanârîshwara (« Seigneur Androgyne »), Parvatî à gauche et Shiva Lui-même à

droite - ceci devant être rattaché bien sûr au thème, largement répandu en Orient comme en Occident, de

l'« Androgyne Primordial ») ; Indra, principe Solaire, est aussi régulièrement désigné comme le « Personnage

dans l’œil droit ». En doctrine Tantrique, l'âjnâ chakra, identifié au « Troisième Œil », possède deux pétales (les

chakras étant symbolisés par des lotus (padmas), dotés chacun d'un nombre de pétales différent) dont l'une est

rapportée au Soleil et l'autre à la Lune ; dans la mise en correspondance des 7 chakras et des 7 niveaux de

l'« Arbre Séphirotique » Qabbalistique (cf. René Guénon – Kundalinî-Yoga), âjnâ correspond au couple Hokmah-
Brahma », que l'Âtmâ est « Intérieur à tout » et « Omnipénétrant  », que « Cela est tout » ou que

«  tout est mon Soi »28, la tradition Védique enseigne encore de l'Esprit Universel qu'il est « distinct

de ce qu'Il pénètre », « ni ceci ni cela », « Extérieur à tout » et « comme l'eau sur la feuille de

lotus » : touchant mais n'adhérant pas29.

Il serait aisé d'extraire de chaque tradition des affirmations extérieurement contradictoires

devant, pour qui espère en effleurer la compréhension, être successivement rattachées à l'un ou

l'autre de ces points de vue ; tous deux sont doctrinalement indispensables, puisque les rayons

lumineux « sont » le Soleil par identité d'essence (de même que toute étincelle est identique au Feu

lui-même) mais ne « sont pas » Celui-ci en tant que rayons particuliers. Cette totale contingence et

cette totale Nécessité exigent que l'Existence soit « Lui » et « autre que Lui » (Huwa wa ghayruhu) :

« Tu n'es pas toi, mais Lui ; Lui et non toi  », mais, parallèlement et simultanément, «  Le Réel est le

Réel, le créaturiel est le créaturiel »30. Pour cette raison précisément, les Vêdântins disent de Mâyâ

qu'elle n'est « ni réelle ni irréelle », et, dès lors, proprement « indescriptible » ou « indéfinissable »

(anirdeshyam) : « Si tu dis [de l'Univers] qu'il est réel, tu dis vrai. Si tu dis qu'il est illusoire, tu ne

mens pas »31.

Binah - d'ailleurs rattachable, d'après une perspective complémentaire, à Purusha et Prakriti. Mention doit être

encore faite de la tradition Égyptienne, avec l'« Œil de Râ » (œil droit, solaire) et l'« Œil d'Horus » ou « Œil

Oudjat » (œil gauche, lunaire), polarité unifiée dans la figure de Hormerty, l'«  Horus des deux Yeux » .

28 Chhândogya Upanishad, III, 14 : 1 ; Ishâ Upanishad, 5 et 8 ; Tejabindu Upanishad, 11 ; Avadhûta-Gîtâ,

VII, 4 ou 18.

29 Shrî Shankarâçârya – La Connaissance du Soi (Âtmâ-Bodha), 57 ; Brihadâranyaka Upanishad, III, 9 :

26 ou IV, 2 : 4 ; Ishâ Upanishad, 5 ; Bhagavad-Gîtâ, V, 10.

Un symbolisme équivalent se retrouve avec le cygne (Hamsa) qui, en tant qu'il est capable d'entrer en

contact avec l'eau sans être mouillé, représente le Soi non-affecté par les contingences dans lesquelles Il n'est

impliqué qu'en apparence.

30 Al-Balyânî – Épître sur l'Unicité Absolue (risâlat al-Ahadiyah). ; Ibn 'Arabî - Les Ouvertures Mecquoises

(al-Futûhât al-Makkiyah).

31 Ibid.

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