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2021 05:04
Études littéraires
Éditeur(s)
Département des littératures de l'Université Laval
ISSN
0014-214X (imprimé)
1708-9069 (numérique)
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Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1993 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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• L'image de la femme dans la lyrique popu- comme au dehors d'Haïti, donne à réfléchir.
laire haïtienne a fait l'objet de plusieurs études l. On pourrait, sur la base de cette thématique ero-
Mais, influencés sans doute par la vogue d'un tique ou anti-féminine, faire une intéressante
certain féminisme du Premier-Monde, la plu- comparaison des chansons haïtienne, martini-
part des analystes se sont surtout attachés à quaise et guadeloupéenne, de langue créole.
signaler la misogynie de nos chansonniers, en «Le Petit Chaperon noir» des Aiglons n'a rien
particulier de Gesner Armand dit Koupe Klwe, à envier aux compositions de Koupe Klwe.
qui fait l'unanimité des critiques contre lui. Ce dernier n'est donc pas un cas isolé. On
La thématique erotique du populaire anima- a d'ailleurs souligné la parenté de son inspira-
teur du « Lambi» lui donnait déjà du fil à retor- tion avec celle de Rodrigue Milien 2 . Et si on
dre avec la censure officielle. Maintes fois la pré- délaisse la chanson populaire urbaine de Koupe,
fecture est intervenue pour interdire la diffu- de Milien et de Toto Nécessité pour revenir au
sion sur les ondes de ses trop suggestives com- folklore, on s'aperçoit que cette thématique
positions. L'agressivité de ses pointes satiri- erotique et anti-féminine de la chanson en Haïti
ques contre les femmes ne pouvait que lui alié- mérite d'être considérée sous un angle plus
ner la sympathie des critiques, surtout de ceux large qu'on ne le fait d'ordinaire.
qui se piquent d'être progressistes. Pourtant
La lyrique h a ï t i e n n e : erotique o u
1 ' acharnement que Koupe met à clouer la femme
amoureuse?
au pilori devrait attirer l'attention sur cette ob-
session qui s'apparente à une forme d'angoisse. Des Haïtiens (Jean Fouchard et Yves L. Auguste)
Et puis le succès de ses chansons, au dedans et des étrangers (Louis Dantin et Léon-François
1 Signalons notamment l'article de Huguette Hérard, «le Thème de la femme dans la musique haïtienne »
2 Voir l'article de Jules Laventure, L. Raymond et Henriette Saint-Victor.
3 Je propose en annexe une traduction française de la plupart des poèmes et chansons cités dans cet article.
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par le grand public haïtien, nous donne une On aura remarqué que, dans les deux textes,
image de la femme assez semblable à celle que il est question de «mâche» (marché). Au sens
présentent Koupe Klwe, Rodrigue Milien et figuré, bien sûr : il s'agit du sexe de la femme
d'autres compositeurs contemporains: traî- qui, situé en bas («mâche anba»), est l'espace
tresse, plus intéressée à l'argent qu'aux senti- où les héros exercent leur savoir-faire. Mais ce
ments, aliénée en plus, puisqu'elle n'hésite pas marché est aussi le lieu des transactions écono-
à préférer le riche amant étranger au compa- miques, au propre et au figuré. La métaphore
triote amoureux mais pauvre ; tout le contraire économique est filée tout au long du texte de
en somme d'une Béatrice, d'une Laure ou d'une la chanson « Yoyo ». Il y a profit à négocier avec
Elvire. Voilà déjà la femme « kolokint » dont parle Yoyo, puisque son offre, que complète une ris-
Gesner Armand. tourne plus une commission, comble la deman-
Le héros mâle des chansons folkloriques ano- deresse au-delà de ses exigences. Entre la lyri-
nymes connaît un sort moins triste que l'amant que amoureuse et la lyrique erotique, la diffé-
de Choucoune. Yoyo ou Sovè peuvent même rence est d'ordre théâtral, comme on peut le
faire figure de véritables don Juans qui ont voir. Le «haut» lyrisme amoureux occulte, par
toutes les femmes à leur merci : une mise en scène appropriée, les ficelles éco-
nomiques que le « bas » lyrisme erotique expose
«Yoyo» «Sovè»
au grand jour.
Yoyo, se yon bon gason Yo bare Sovè sèt fwa Quand on examine un poème comme « Maria-
li vann viann nan bout mâche anba nan mâche anba, mezanmi na» de Paul Laraque, on s'aperçoit bien du rôle
Le ou mande'l pou senk Ewa, ewa! (bis) que joue l'illusion théâtrale dans la réception
li ba ou pou dis Ewa, ewa ! Yo bare Sovè, woy ! du poème d'amour.
le ou mande'l pou dis
li ba ou pou kenz Men Sovè, kote ou pase? «Mariana»
le ou mande'l pou kenz Nan mâche anba m'pase !
Mariana dous pasé kann kréôl
li ba ou pou ven
ay manman son tablèt kakôl
ak tout degi ladan'l Men di'm, Sovè, kote ou kache ?
Nan ravin-nan m'kache ! Tout tan do'l pa touché tè
Sependan Yoyo pa bel gason ou pa kap di ou amatè
mèzalô Yoyo trè senpatik Ewa, ewa! (bis) min kou ou pasé pié
Sa k' pa konn Yoyo Ewa, ewa, yo bare Sovè, woy! se li ki pi présé
Chache konnen Yoyo.
Mariana dous pasé kann kréol
ay manman son tablèt lakôl
Bien sûr, ces deux héros tiennent les femmes Vant li fré tankou nannan kok olé
par leur connaissance de l'art de faire l'amour, li cho pasé tizon difé
se jodi ou fi-n bout
leurs performances erotiques autrement dit.
Mariana ap di ou chéri pa banm tout.
Mais à la vérité, ce n'est là qu'un prétexte com-
mode pour appliquer satiriquement à l'amour Dans le cas de «Choucoune», nous avons vu
les lois du marché. que la réception du texte par le public pouvait
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volontairement en occulter certains aspects. il faut se référer à une étude de Manoel Tosta
Ignorant délibérément la structuration d'un Berlinck. Celui-ci nous fournit un modèle d'ana-
texte, le public jette un voile sur certaines lyse de l'image de la femme. Étudiant la samba
facettes du sens de l'œuvre. En oubliant certains comme forme de la culture populaire, il fait des
passages, en feignant de tenir pour complète considérations qui me paraissent précieuses
la version censurée, on place les faits repré- pour une comparaison des situations brési-
sentés dans un autre décor. Ils sont désormais lienne et haïtienne et surtout pour une inter-
vus selon une autre perspective. prétation de la lyrique populaire haïtienne.
Par contre, dans le poème de Paul Laraque, Tout d'abord, Berlinck pose comme pré-
nous constatons qu'une opération de dévoile- misse que toute image de la femme correspond
ment et d'occultation se réalise dans la cons- aussi à une image de l'homme. La femme étant
cience même des deux personnages représen- regardée par l'homme, l'image que ce dernier
tés. Pour le personnage narrateur, les voiles en donne renvoie forcément à son regard et à
sont tombés, et le véritable mécanisme des lui-même comme sujet regardant. Dialectique-
rapports amoureux ainsi que leur signification ment, avec l'image objective que nous considé-
sont évidents. Mais Mariana, sa partenaire, est rons, il nous faut voir aussi l'image du sujet qui
encore sous le coup de l'illusion théâtrale que la construit. À partir des paroles des sambas,
constitue la vision passée, traditionnelle, de ces Berlinck dégage trois images que les paroliers
rapports. L'histoire peut donc se terminer par ont successivement données de la femme : « très
un « happy end » pour les deux personnages : le imagens que chamarei de "a domestica", "a
narrateur-acteur et Mariana. Ce que le premier piranha" e "a onirica" » (p. 102). En traduction
sait, mais dont il ne dit mot, l'autre l'ignore. Ce libre, je dirais : les images de femmes « servante »,
déphasage des connaissances situe chaque per- «traîtresse» et «idole».
sonnage dans une position différente sur l'échelle De ces trois types on peut aisément retrou-
du temps. Et l'acte qu'ils accomplissent ensem- ver les deux premiers — la servante et la traî-
ble, donc dans le même temps, ils le voient de tresse — aussi bien dans les chansons folklo-
manière positive quoique sous un angle diffé- riques des campagnes que dans les composi-
rent. Pour l'un il y a le plaisir de savoir ce qui tions lyriques, populaires ou érudites, des villes
est. Pour l'autre, de vivre ce qu'elle croit. haïtiennes. Les textes haïtiens déjà cités le
font bien voir. La « servante » tout autant que la
Un m o d è l e brésilien
« traîtresse » est la femme que regarde un patri-
Pour comprendre le rapport entre ces deux arche, auquel elle est soumise dans le premier
situations : celle où la femme est malandra, cas, qu'elle trahit dans le deuxième cas. Ce
comme dans « Choucoune », et celle où l'homme rapport de domination que je qualifie de patriar-
ne peut être malandro que s'il a une claire cal, par référence à l'image archétypale du Patri-
conscience de la réalité pendant que la femme, arche latino-américain que nous a représentée
elle, garde des illusions que l'homme n'a plus, Garcia Marquez, n'apparaît pas tellement dans
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cal, et on pourrait même dire rural, par exem- Si nous gardons à l'esprit ce caractère déter-
ple celui du Brésil esclavagiste, fazeindeiro, minant du contexte socio-économique pour
du siècle passé, il va de soi que la femme ne expliquer les représentations de la femme dans
pouvait qu'être soumise, domestica. Mais avec la lyrique haïtienne, nous devons, avant toute
le développement urbain, le contexte nou- chose, prendre en considération la situation de
veau des relations de travail qui s'établissent diglossie qui, d'emblée, dans le système de
dans la grande ville industrialisée, à partir des signes, dans la langue, dans son choix et par les
années 30, la femme se rebelle, en pratique limites qu'elle impose, inscrit un premier sens.
sinon en discours. Elle ne se soumet plus aux On dit de la diglossie qu'elle est une répartition
diktats du patriarche qui, par nostalgie, la qua- fonctionnelle des langues en usage dans un
lifie de «traîtresse» et d'infidèle en attendant espace donné. Cette répartition des fonctions
de se réfugier carrément, devant l'impossibi- s'exerce aussi bien dans le champ de l'esthéti-
lité de la ramener dans le droit chemin de ses que que dans celui des compétences pratiques.
désirs, dans l'évocation d'une femme abstraite, Pour la langue dominée qui n'est pas affectée
idéale : l'idole, la «mulher onirica». aux fonctions de représentation prestigieuse
En effet, selon Berlinck, les trois images de mais de communication familière, qui au sur-
femme qui apparaissent dans les textes des plus ne dispose pas d'un appareil, et encore
sambas correspondent à une évolution par moins d'une tradition de théâtralisation, de
étapes des rapports socio-économiques dans la mise en scène des sentiments présumés nobles
collectivité d'abord et au sein du couple en- et distingués, le choix est d'avance fixé. À la langue
suite. Le personnage du malandro, l'homme haïtienne le familier, le quotidien, l'érotisme;
qui s'efforce par mille artifices de maintenir sa au français les sentiments rares et prestigieux.
domination sur la femme, notamment parce Mais au-delà de cette division du travail des
qu'il n'entend pas travailler comme l'exige la langues qui résulte de la contrainte imposée
condition urbaine, correspond à une période par la diglossie, il y a l'influence directe des rap-
bien précise de l'histoire sociale et économique ports socio-économiques. Haïti n'a pas connu
du Brésil : celle du passage de l'économie de un développement économique, industriel et
plantation à l'économie industrielle des grands urbain comparable à celui du Brésil. Comme
centres urbains. L'apparition de la femme- n'importe quel pays de la planète, Haïti se
idole correspond à l'échec confirmé de l'ancien trouve située de fait dans la modernité du capi-
patriarche âcsfazendas, recyclé en malandro talisme avancé, du village global des commu-
des villes. Au moment où il doit admettre l'im- nications et du marché planétaire des multina-
possibilité de retrouver dans la femme sa ser- tionales, mais ne jouit pas dans ce contexte de
vante d'autrefois, l'homme ne peut plus que la même marge de manœuvre que le Brésil.
se réfugier dans l'évocation compensatoire À la fin de l'Opéra do malandro, nous voyons
d'une femme idéale, la «mulher onirica», Max, le gangster carioca, épouser la fille d'Otto
l'idole. Strudel, le magnat étranger dont les biens sont
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On connaît le sens erotique du verbe corner règles qui associent le symbolique au pratique,
(manger), au Brésil comme partout ailleurs en qui maintiennent le poids de l'Histoire dans la
Amérique latine. Les poètes, en Haïti tout comme réalité présente et dans nos stratégies de survie
au Brésil, ont abondamment utilisé ce sens figu- ou de reproduction. Voilà pourquoi à la valeur
ré pour parler des relations amoureuses. Et des marchande s'ajoute une valeur d'échange. À la
multiples « jogos frutais » aux « receitas de mul- cotation de base d'un produit qui est fixée par
heres», l'amour, pour reprendre un calem- les règles de fonctionnement du marché s'ajoute
bour, est « un plat tonique qui n'a pas toujours une cotation fluctuante qui dépend de la con-
grand rapport avec l'activité platonique» que joncture de ce marché, et même de la position,
d'aucuns voudraient qu'il demeure. Mais, pla- à ce moment-là, dans ce marché, des acheteurs
çant par là même l'activité amoureuse ni trop et vendeurs concernés.
haut (la cervelle, le cœur) ni trop bas (le bas J'ai souligné plus haut la cécité ou l'oubli
ventre, le « mâche anba ») mais au centre de notre volontaire, conscient, des auditeurs / lecteurs
espace corporel (l'estomac), cette métaphore actuels de « Choucoune ». Ceux-ci préfèrent igno-
de l'amour comme repas nous invite à en tirer, rer les dernières strophes « réalistes » du poème
dans la perspective même que nous adoptons, qui parlent de l'engrossement de l'Haïtienne
le maximum de significations. par un étranger blanc, qui l'abandonne de sur-
Ainsi Affonso Romano de Sant'Anna est croît, et de la décision de l'amoureux de par-
tout à fait justifié de parler de cannibalismo donner à l'infidèle. Cette situation aujourd'hui
amoroso. Et il a d'ailleurs fort bien montré, peut nous paraître anachronique ; du moins, la
surtout pour le Brésil esclavagiste du siècle réalité de la domination étrangère sur Haïti ne
passé, combien cette expression pouvait s'em- s'exerce plus au niveau de la séduction brutale
ployer pour caractériser les rapports du maître mais au niveau plus « civilisé » de l'amour vénal,
blanc et de ses esclaves noires. Le racisme, le donc d'une exploitation acceptée. Il suffit à
colonialisme, le capitalisme, l'esclavagisme sont cet égard de comparer les romans de l'époque
des systèmes aussi bien économiques qu'an- de Durand, ceux de Fernand Hibbert en particu-
thropophagiques, au sens le plus fort, premier, lier, à des romans actuels, par exemple celui
du mot. La lutte des classes est une entre- d'Alexis que j'ai déjà mentionné.
dévoration des classes. La parabole est claire dans l'Espace d'un
L'anthropophagie culturelle et matérielle, cillement d'Alexis. La Nina Estrellita, en cou-
l'économie réelle et symbolique ont partie chant avec les marins yankees, se vend comme
liée 8 . Nous nous entre-dévorons, oui, mais le font les gouvernements latino-américains. Il
avant de nous manger, il nous faut nous ache- s'agit de prostitution, donc d'une activité
ter. Et notre valeur marchande est fixée sur ce théoriquement ou relativement libre, en tout
marché précis où nous nous trouvons par des cas consciente. Tandis que le comportement
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des bourgeoises de 1900 que dépeint Hibbert table (Goody, p. 405). Au lieu de simplement
dans ses romans (les Thazar, Séna) relève du nous sustenter et de dévorer, nous pouvons, à
bovarysme culturel, c'est-à-dire d'une forme l'usage, apprendre à déguster, savourer, goûter.
d'aliénation. Dans leur folie d'« éclaircir la race », L'anthropophagie peut se changer en art, en
ces dames du temps jadis n'hésitaient pas à gastronomie. La valeur gourmande dès lors est
aller acheter, à proprement parler, en Alle- ce qui, au niveau métaréel, fictionnel, esthétique,
magne surtout, le premier Aryen venu. L'amour donne au texte, à la représentation de l'acte
et le commerce empruntaient en ce temps-là d'amour associé au fait de manger, une valeur
des voies identiques. Un Allemand engagé à inscrite au tableau d'une subjectivité individuelle
Hambourg, Paris ou Londres comme simple et collective dont il serait illusoire de vouloir
employé d'une maison de commerce de Port- retrouver l'équivalence avec des prix réels.
au-Prince se changeait bien vite en homme de Ainsi on peut, comme je le tente ici à l'aide
confiance de la maison, pour finir par devenir d'une poétique comparée, saisir les corres-
le gendre du propriétaire haïtien. À la Bourse pondances qui existent entre deux sociétés,
haïtienne des valeurs amoureuses, l'Allemand deux littératures et leurs visions respectives
était donc haut coté au début du siècle. On peut de l'amour et de la femme. Quand on rappro-
ainsi comprendre jusqu'à quel point le poème che les lyriques populaire et savante d'Haïti et
d'Oswald Durand est réaliste dans sa représen- du Brésil, on s'aperçoit qu'il existe dans les
tation des rapports amoureux. Pourquoi aussi, deux cas une même tradition qui combine les
les choses ayant changé, le public d'aujourd'hui images erotiques et culinaires pour évoquer la
peut se permettre d'oublier une partie du poème. femme.
La conjoncture variant, la valeur d'échange de- Les poètes brésiliens, surtout ceux qui ont
vient autre. évoqué les négresses esclaves du XIXe siècle,
Mais il ne faut pas négliger, dans cette fluctua- ont volontiers parlé de déguster l'amour et ont
tion des prix, la part qui revient à la valeur gour- vu la femme comme un fruit. Même après l'ère
mande. Il n'y a pas en effet que des lois objec- de l'esclavage, cette habitude s'est maintenue,
tives à régler le marché amoureux. Le fait même par exemple dans les paroles des sambas ; Alceu
qu'il s'agisse de transiger à propos, non pas Valença, chantant la tropicana (la beauté tro-
seulement ou tellement d'un objet, mais du plai- picale) fredonne : «Tropicana, eu quero o teu
sir ou encore, comme nous le voyions plus haut, sabor » (brune tropicale, je raffole de ta saveur).
qu'il s'agisse de manger non seulement pour Dans les œuvres savantes aussi : Lima Barreto,
vivre mais pour se reproduire et, partant, pour dans Vida e morte de Severina, donne le ton
s'améliorer, est déterminant aussi. Manger est dès les premiers vers de son poème « Jogos fru-
un plaisir en soi mais aussi une valeur qui tais». On pourrait même dire plus justement
résulte d'un usage : la cuisine, les manières de qu'il indique la saveur :
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les correspondances s'établissent entre des Voilà pourquoi le grand poète concrétiste,
sensations inédites. Tout comme le Brésilien Haroldo de Campos, a voulu non pas simple-
Moraes qui opérait un déplacement fonda- ment traduire mais transposer ces images dans
mental en transformant l'image du mangeur les termes de la gastronomie et de la culture
en celle du cuisinier, Roumer nous fait passer brésiliennes :
de l'appétit à assouvir à la dégustation à médi-
Morena-marabu peitos de tangerina,
ter. Les deux poètes, en déplaçant le point de bobô de camarào, meu quindim, papa-fina.
vue (de l'acte de consommation à celui de Melhor que siri-mole em molho de dendê
minha barba-de-moça, arroz de canjerê.
création), remplacent l'esthétique de la dévora- Mulher que é meu jaba, meu xinxim, minha pinga,
tion par celle de la manducation, métamorpho- meu travo de pimenta, mél na minha lingua.
sant le simple mangeur en gastronome et donc Buchada fumegante, sal do meu assado,
sabor de milho verde e mandobi torrado :
en esthète. minha gula de amor segue per onde passas,
Après Poèmes d'Haïti et de France, Emile teu gingo que arredonda um zabumba de graças.
Roumer aurait pu donner à ses Poèmes en vers
Ce dédoublement d'une représentation haï-
le titre de « Poèmes d'Haïti et du Brésil», tant il
tienne de la femme en une représentation bré-
est vrai que la correspondance des sensibilités
silienne montre bien qu'entre les deux visions,
brésilienne et haïtienne est frappante dans ses
la distance n'est pas si grande qu'il pour-rait
vers, notamment dans « Marabout de mon cœur» : sembler; l'application aux meringues haïtien-
Marabout de mon cœur aux seins de mandarine, nes d'une grille d'analyse inspirée par les sambas
tu m'es plus savoureuse que crabe en aubergine. brésiliennes le souligne. Mais de cela les dan-
Tu es un afiba dedans mon calalou, seurs des carnavals, tant de Port-au-Prince que
le doumboeuil de mon pois, mon thé de z'herbe à clou.
Tu es le bœuf salé dont mon cœur est la couane, de Rio, étaient déjà convaincus depuis belle
l'acassan au sirop qui coule en ma gargane. lurette. Les premiers n'évoluent-ils pas volon-
Tu es un plat fumant, diondion avec du riz, tiers sur les airs les plus célèbres des Cariocas?
des akras croustillants et des thazars bien frits.
Ma fringale d'amour te suit où que tu ailles; Et ces derniers ne chantent-ils pas depuis bien
ta fesse est un boumba chargé de victuailles. longtemps les charmes des « chicas da Martinica » ?
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ANNEXE
« Choucoune »
I
Derrière une grosse touffe de pingouins 1
L'autre jour, je rencontrai Choucoune;
Elle sourit quand elle me vit;
Je dis : « Ciel ! oh ! la belle personne ! » (bis)
Elle dit : «Vous le trouvez, cher?»
Les petits oiseaux nous écoutaient dans l'air... (bis)
Quand je songe à cela, j'ai de la peine,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes ! (bis)
II
Choucoune, c'est une marabout 2 :
Ses yeux brillent comme des chandelles.
Elle a des seins droits...
— Ah ! si Choucoune avait été fidèle ! —
Nous restâmes à causer longtemps,
Au point que les oiseaux dans les bois en parurent contents!...
Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes!
III
Les petites dents de Choucoune sont blanches comme du lait :
Sa bouche est de la couleur de la caïmite 3 :
Elle n'est pas une grosse femme, elle est grassette :
Les femmes pareilles me plaisent tout de suite...
Le temps passé n'est pas le temps d'aujourd'hui!...
Les oiseaux avaient entendu tout ce qu'elle avait dit!...
S'ils songent à cela, ils doivent être dans la tristesse,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes!
1 Cactus.
2 Haïtienne très brune, à la peau fine et à la chevelure lisse. C'est la malabaraise de Baudelaire.
3 Fruit tropical violacé et juteux, de la grosseur d'une pomme.
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IMAGES DE LA FEMME DANS LA LYRIQUE POPULAIRE HAÏTIENNE
IV
Nous allâmes à la case de sa maman;
— Une vieille qui est bien honnête ! —
Aussitôt qu'elle me vit, elle dit :
«Ah! je suis contente de celui-là, nettement!»
Nous bûmes du chocolat aux noix...
Est-ce que tout cela est fini, petits oiseaux qui êtes dans les bois?...
— Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes!
V
Les meubles étaient prêts : beau lit bateau,
Chaise de rotin, table ronde, dodine
Deux matelas, un porte-manteau,
Des nappes, des serviettes, des rideaux de mousseline...
Il ne restait plus que quinze jours...
Petits oiseaux qui êtes dans les bois, écoutez-moi, écoutez!...
Vous aussi vous allez comprendre si je suis dans le chagrin,
Si depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes!
VI
Voilà qu'un petit Blanc arrive :
Petite barbe rouge, belle figure rose,
Montre au côté, beaux cheveux...
— Mon malheur, c'est lui qui en est la cause!
Il trouve Choucoune jolie,
Il parle français... Choucoune l'aime...
Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine,
Choucoune me quitte, mes deux pieds sont dans les chaînes!
VII
Le plus triste de tout cela,
Ce qui va surprendre tout le monde,
C'est de voir que, malgré ce contretemps-là,
J'aime toujours Choucoune!
— Elle va faire un petit quarteron 4 !
Petits oiseaux, regardez! Son petit ventre est bien rond!
Taisez-vous! Fermez vos becs! C'est une trop grande peine:
Les deux pieds de petit Pierre, ses deux pieds sont dans les chaînes.
Oswald Durand
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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 25 N° 3 HIVER 1992-1993
« Yoyo » «Sauveur»
« Mariana »
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IMAGES DE LA FEMME DANS LA LYRIQUE POPULAIRE HAÏTIENNE
«Anjelik o!»
Tu as le velouté d'un fruit. Que celles qui sont très laides me pardonnent
mais la beauté passe avant tout. Il faut
Ta peau qu'il y ait un peu de fleur dans tout cela
a le goût d'un fruit du Nord-Est. Un peu de danse, un peu de haute couture
dans tout cela (ou alors
Tu es gracile que la femme, même col bleu, soit l'élégance
comme une flèche de canne à sucre. même comme en République populaire de Chine).
Lima Barreto Vinîcius de Moraes
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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 25 N° 3 HIVER 1992-1993
Références
ALEXIS, Jacques Stéphen, l'Espace d'un cillement, Paris, Gallimard (L'Imaginaire), 1983 [1959].
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Mercure, 1928.
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des Antilles (Les Classiques de la littérature haïtienne), s.d., p . 49-50; et pour la version complète, dans Anthologie
d'un siècle de poésie haïtienne, 1817-1925, Louis Morneau éd., Paris, Éditions Bossard, 1925, p . 23-28.
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