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18. DES MOLLUSQUES POUR « FAIRE PARLER » LES RIVIÈRES ?

Christelle Gramaglia, Delaine Sampaio da Silva


in Sophie Houdart et al., Humains, non-humains

La Découverte | « Hors collection Sciences Humaines »

2011 | pages 221 à 233


ISBN 9782707165190
DOI 10.3917/dec.houda.2011.01.0221
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18
Des mollusques pour « faire parler »
les rivières ?

Christelle Gramaglia et Delaine Sampaio da Silva 1

E n juillet 1986, la rupture d’une canalisation, à


deux reprises en l’espace de dix jours, sur le site industriel de Vieille-
Montagne en Aveyron, a précipité 13 000 mètres cubes de boues
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chargées de zinc et de cadmium dans les cours d’eau voisins. Le Lot et le
Riou-Mort, son affluent, en furent très fortement pollués, sur au moins
cent kilomètres. La presse locale relate qu’à Cahors l’eau était devenue
verte, charriant des milliers de poissons morts 2. Les effets dramatiques
de ces accidents simultanés ont marqué les esprits et suscité une grande
indignation. Un procès en responsabilité pénale fut engagé, qui réunit
plus de 200 parties civiles, principalement originaires de la partie aval du
Lot. En 1991, au vu des preuves réunies, le tribunal de grande instance
de Rodez condamna le directeur de l’usine à une lourde amende et à des
dommages et intérêts. Consécutivement, plusieurs arrêtés préfectoraux
furent édictés. Les normes en matière de rejets furent renforcées, impo-
sant une limitation stricte des effluents. Peu à peu, sous la pression des
pouvoirs publics, l’industriel concerné consentit à sécuriser le site. La
pollution, semble-t-il, fut ainsi jugulée.
Malgré les travaux de réhabilitation engagés par l’exploitant la situa-
tion est loin d’être réglée. L’usine de Vieille-Montagne compte parmi les
plus anciens sites d’extraction et de laminage du zinc en France. Depuis
1837, date à laquelle la Société des mines et fonderies de zinc de Vieille-
Montagne a vu le jour, jusqu’aux accidents de l’été 1986, de grandes

1 Notre enquête, financée dans le cadre du projet ANR (Re-Syst 08-CES-014), nous a
conduites à interviewer six membres de l’équipe du GEEMA/AE de l’université
Bordeaux 1 — UMR CNRS EPOC 5805. Nous avons également pu les observer travailler
dans le laboratoire sur le terrain en Aveyron. Qu’ils soient tous remerciés pour leur
accueil chaleureux. Les auteures tiennent cependant à souligner que cet article
n’engage qu’elles.
2 La Dépêche du Midi, 13 juillet 1986.
222 La science en ses confins

quantités de métaux lourds, dont du cadmium très toxique, ont été


rejetées dans le milieu naturel sans réel contrôle. Ces contaminants se
sont accumulés de manière chronique dans les sédiments, notamment
dans les retenues des barrages. On les retrouve à tous les niveaux de la
chaîne alimentaire, affectant aussi bien la flore aquatique que les petits
crustacés et les poissons à des concentrations variables sur une distance
de plus de 400 kilomètres, c’est-à-dire jusqu’à l’estuaire de la Gironde où
les huîtres sont impropres à la consommation. Les risques de contami-
nation subsistent donc, de manière diffuse, en puissance.
Il serait d’ailleurs malaisé de procéder à une restauration environne-
mentale des cours d’eau affectés. On pourrait draguer les sédiments les
plus pollués pour les traiter, puis les stocker en décharge contrôlée. Cela
se fait ponctuellement, mais l’ampleur des travaux sur tout le conti-
nuum du Riou-Mort, du Lot et de l’estuaire de la Gironde serait déme-
surée, de même que le coût de cette entreprise. De plus, toute opération
de curage comporte des risques : non seulement elle perturberait les
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espèces encore présentes mais elle contribuerait surtout à remettre en
circulation des polluants piégés dans les sédiments. C’est pour prévenir
les conséquences inattendues de ce type de mesure que les écotoxico-
logues se sont donné pour tâche d’étudier la dynamique des pollutions
et le devenir des contaminants. Ils souhaitent évaluer au mieux leur
nocivité effective, en fonction des circonstances qui accentuent ou atté-
nuent leur impact sur les organismes vivants. Ainsi développent-ils de
nouveaux outils destinés à « faire parler les rivières », c’est-à-dire obtenir
d’elles des renseignements sur les effets provoqués par les divers
toxiques, quels que soient leur quantité ou leur état. Ils enrôlent pour
ce faire une cohorte variée d’êtres vivants qui peuplent et façonnent ces
milieux, mettant à profit leur capacité à y vivre, c’est-à-dire à s’y main-
tenir en dépit des altérations.
L’objectif de ce texte est de décrire le processus par lequel des
mollusques ordinaires, en l’occurrence des Corbicula fluminae, loin de se
cantonner au rôle subalterne de cobayes qu’on pourrait leur assigner,
deviennent des organismes sentinelles actifs, capables de renseigner les
scientifiques sur la qualité de l’eau des rivières, réalisant ce qui pourrait
être considéré comme un travail 3. Après avoir retracé l’histoire d’un
territoire et de ses rivières impactées par les pollutions métalliques, il
s’agit d’expliquer comment ils sont devenus, en deux décennies, un site-
atelier de référence pour les écotoxicologues. En s’inspirant des

3 Vinciane D ESPRET et Jocelyne P ORCHER , Être bête, Actes Sud, Arles, 2007 ; Donna
HARAWAY, When Species Meet, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2008.
Christelle Gramaglia et Delaine Sampaio da Silva Des mollusques pour « faire parler » les rivières ? 223

développements récents de la sociologie des sciences 4, mais avec le


souci d’accorder une attention plus grande encore aux compétences des
non-humains, il s’agit de décrire les performances accomplies par
certains d’entre eux pour la mise en évidence des pollutions de rivières.

L’histoire environnementale
d’un bassin industriel qui reste à écrire

Decazeville et Viviez ont été fondées en 1826 consécutivement à


l’ouverture des mines de charbon, préparée par le duc Élie Decazes 5. Son
objectif était de doter la France d’un site d’expansion industrielle de
premier plan, capable de rivaliser avec ceux qu’il avait observés en
Angleterre à la même époque. Dès la fin du XIXe siècle, les deux villes
voisines accueillaient de nombreuses usines attirées par la présence des
Houillères. Comme le montrent d’anciennes photographies, la vallée
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comptait déjà plusieurs hautes cheminées. Les paysages ont été durable-
ment affectés par leurs fumées : certains versants des montagnes envi-
ronnantes portent toujours la trace des retombées acides produites par
la transformation des métaux puis par une centrale thermique
construite dans les années 1940. Seuls quelques rares conifères subsis-
tent. La présence, aujourd’hui encore, de plusieurs crassiers témoigne
également de ce lourd passé industriel. Par ailleurs, le Riou-Mort qui
traverse successivement Decazeville et Viviez a lui aussi été fortement
touché. Il a d’abord été dévié pour permettre le développement de la
métallurgie. De même que les rus voisins, il a été utilisé comme exutoire
pour l’évacuation de l’ensemble des effluents urbains ou industriels et
transformé en véritable égout. La situation s’est dégradée jusqu’aux
années 1970, période où certaines usines ont fermé, où d’autres ont pu
moderniser leurs procédés et où l’émergence des questions environne-
mentales a contraint les autorités à appliquer les lois sur les installations
classées avec plus de rigueur 6.
Les habitants de Decazeville et Viviez, pour une bonne part des
immigrés européens venus par vagues successives 7, ont certainement

4 Madeleine AKRICH, Michel CALLON et Bruno LATOUR, Sociologie de la traduction. Textes


fondateurs, Presses de l’École des mines, Paris, 2006.
5 Jacques WOLFF, « Decazeville : expansion et déclin d’un pôle de croissance », Revue
économique, 23(5), 1972, p. 753-785.
6 Pierre L ASCOUMES, « La formalisation juridique du risque industriel en matière de
protection de l’environnement », Sociologie du travail, (3), 1989, p. 315-333.
7 Donald REID, The Miners of Decazeville. A Genealogy of Deindustrialization, Harvard
University Press, Cambridge (Mass.), 1989.
224 La science en ses confins

été parmi les premiers touchés par les effets de la pollution, à la fois dans
les usines et leurs maisons. Le sujet n’est cependant abordé qu’avec
beaucoup de réticences. La place centrale occupée par les différentes
usines, parce qu’elles pourvoyaient des emplois convoités et des services
sociaux autour desquels s’organisait la vie de toute une communauté,
les restructurations successives qui ont vu alterner des périodes d’emploi
avec d’autres plus dramatiques où le chômage poussait les ouvriers à
accepter les tâches les plus pénibles, l’absence de législation adéquate 8,
tout cela a très longtemps bloqué l’émergence de revendications rela-
tives à l’impact des pollutions sur l’environnement et la santé. D’une
manière générale les syndicats eux-mêmes se sont rarement saisis de ces
questions 9. L’installation de populations déracinées n’ayant pas non
plus connu l’état antérieur du territoire a constitué un facteur limitant
supplémentaire 10.
Aujourd’hui, alors que les problèmes d’environnement sont en grande
partie reconnus comme problèmes publics et, à ce titre, inscrits à
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l’agenda politique, la question de la pollution y est toujours aussi peu
débattue. La crainte de mettre en péril les emplois maintenus après la
fermeture des Houillères et la restriction des activités autour du zinc est
régulièrement ravivée. Pourtant, les anecdotes sont nombreuses qui
disent les effets de la pollution : le linge qu’il ne fallait pas étendre les
jours de pluie sous peine de le voir trouer par les gouttes, la chaux distri-
buée par les responsables de Vieille-Montagne aux personnes possédant
un jardin pour réduire l’acidité des sols, l’air parfois irrespirable, les
châtaigneraies et les vignes qui ont dépéri. Sans qu’il soit besoin de les
vérifier, la simple circulation de ces histoires atteste à la fois la connais-
sance des nuisances et de certains des risques associés, mais aussi une
certaine forme de résignation de la part des populations dont on peut
penser qu’elles les subissaient sans pouvoir vraiment s’y opposer.
Le silence des autorités qui ont identifié le problème à partir des
années 1970, alors qu’était lancé le premier plan « Lot, rivière claire », à
la suite de deux rapports du Bureau d’études géologiques et minières et
de l’Agence de bassin Adour-Garonne, n’a pas non plus favorisé l’émer-
gence de revendications. Longtemps, aucune information scientifique

8 Gérard NOIRIEL, Les Ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècles, Seuil, Paris, 2002.
9 Denis Duclos, « Classe ouvrière et environnement. Les travailleurs et l’impact de l’acti-
vité industrielle sur les milieux naturels et urbains », Sociologie du travail, (3), 1980,
p. 324-345 ; Christoph BERNHARDT et Geneviève MASSARD-GUILBAUD (dir.), Le Démon
moderne. La pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Presses de l’univer-
sité Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2002.
10 Karl POLANYI, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps, Gallimard, Paris, 1983. Simone WEIL, L’Enracinement, Gallimard, Paris, 1949.
Christelle Gramaglia et Delaine Sampaio da Silva Des mollusques pour « faire parler » les rivières ? 225

ou technique n’a été diffusée. Les résultats des premières études


commandées par l’administration ou réalisées par les industriels n’ont
pas été rendus publics. Les alertes lancées par les gardes-pêche n’ont elles
aussi reçu que peu d’écho. Il est vrai qu’il aurait été malaisé d’identifier
formellement un responsable à moins de mener des investigations
poussées permettant de remonter le réseau dense et enchevêtré des cana-
lisations transportant les effluents des nombreuses usines jusqu’au petit
cours d’eau voisin. Plutôt que de mettre à l’index certains industriels,
notamment la société Vieille-Montagne dont elle connaissait les diffi-
cultés à respecter la règlementation, la Direction régionale de l’industrie
et de la recherche a préféré négocier, espérant parvenir à une normali-
sation progressive 11.
Les usines toujours en activité, telle Vieille-Montagne, ont depuis
beaucoup investi pour limiter leurs rejets et traiter leurs crassiers.
Dernièrement, la SAM, un équipementier automobile, a fini par installer
une station pour épurer ses rejets, sur pression de l’Agence de l’eau. Pour
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cette dernière, le bassin industriel de Decazeville reste cependant un
point noir, notamment parce qu’on y trouve de nombreuses friches
susceptibles de relarguer des contaminants dans la rivière. Les consé-
quences des activités passées et des pollutions corrélées se feront certai-
nement sentir encore longtemps même si elles sont devenues pour la
plupart indétectables à l’œil nu, contrairement aux « teintes
rougeâtres » et aux « épais précipités crème » que les premiers scienti-
fiques dépêchés sur les lieux ont observé en même temps qu’ils notaient
la disparition de la majorité de la faune et de la flore caractéristiques des
rivières de fond de vallée. Les écotoxicologues que nous avons suivis sur
le terrain à l’automne 2008 ont eux aussi remarqué la turbidité exces-
sive de l’eau mais ils ont tenu à préciser que la situation s’était nettement
améliorée. Mis à part une acidité élevée et un faible taux d’oxygénation à
l’exutoire du site historique de Vieille-Montagne, les pollutions métal-
liques du Riou-Mort se sont faites plus discrètes, du moins se manifes-
tent-elles plus occasionnellement, selon la survenue d’événements
pluvieux ou de perturbations mécaniques. Cette disparition des
éléments visuels les plus tangibles ajoute à la difficulté des riverains à
s’indigner, même si la sensibilité aux problèmes d’environnement n’est
pas simplement corrélée à la survenue de dommages. Le Riou-Mort ne
ressemble plus à l’égout qu’il a été. Les riverains s’en félicitent en même
temps qu’ils évoquent avec nostalgie la vitalité économique antérieure
du bassin de Decazeville. L’histoire environnementale des lieux n’a tout

11 Christelle GRAMAGLIA et Ariane DEBOURDEAU, « Coping with the effects of cadmium on


soil, water and people through time », 4S-JSSTS Conference, Tokyo, Japon, 25-29 août
2010.
226 La science en ses confins

simplement pas encore été écrite et ne pourra sans doute l’être véritable-
ment tant que d’autres points de vue n’auront été pris en compte, en
particulier ceux des non-humains qui peuvent apporter des preuves
supplémentaires de la pollution grâce aux instruments de phonation
dont des chercheurs de l’université de Bordeaux tentent de les équiper 12.

L’identification d’un site d’intérêt scientifique

Jusqu’à la fin des années 1980, l’observation et le suivi des pollutions


métalliques reposaient sur des méthodes de chimie classiques permet-
tant d’identifier et de mesurer les concentrations de contaminants dans
l’eau. Si de telles analyses fournissent des indications précieuses sur la
présence d’un polluant particulier, elles ne nous apprennent rien quant
à son impact sur les êtres vivants, ni ne nous informent des effets des
faibles doses, encore moins des effets cumulés de divers contaminants.
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Ces méthodes posent par ailleurs des problèmes d’échantillonnage
puisque celui-ci doit être fait au bon moment — préférablement celui
où les effluents suspects sont rejetés dans le milieu —, ne donnant au
mieux qu’une information locale et datée et pour des polluants préala-
blement identifiés. Pour un site soumis à de multiples sources de pollu-
tion comme celui qui nous intéresse, c’est insuffisant.
Aujourd’hui, bien que la qualité de l’eau du Riou-Mort, du Lot et de
la Gironde fasse l’objet d’une surveillance régulière, il n’est pas simple
d’évaluer la toxicité effective de la centaine de tonnes de cadmium
piégée dans leurs lits respectifs ni celle que l’érosion y précipite réguliè-
rement (on y trouve aussi environ un millier de tonnes de zinc). La
contamination diffère selon que le métal est dissous ou bien lié à des
particules en suspension. Dans le premier cas, de très faibles quantités
peuvent présenter des risques importants parce que l’élément chimique
est biodisponible, c’est-à-dire immédiatement assimilable par les orga-
nismes aquatiques. Dans le second, de grandes quantités de métaux
associées à des matières en suspension grossières présentent des risques
moindres. Difficile dans ces conditions de déterminer des seuils d’inno-
cuité. Il faut sans cesse relancer l’enquête ou du moins trouver des
méthodes innovantes pour assurer un suivi en continu.
Si les premiers travaux recensés à proximité de Decazeville datent des
années 1970, décennie au cours de laquelle convergent les recherches de

12 Christelle GRAMAGLIA, « River sentinels : Finding a mouth for the Lot river », in Bruno
LATOUR et Peter WEIBEL (dir.), Making Things Public. Atmospheres of Democracy, MIT Press,
Londres, 2010, p. 478-481.
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deux scientifiques toulousains 13 et celles engagées par les services de


l’État, il a fallu attendre plusieurs années pour que des chercheurs de
Bordeaux travaillant sur la contamination des huîtres de l’estuaire de la
Gironde remontent jusqu’au Riou-Mort 14. L’équipe à laquelle nous
nous sommes intéressées est arrivée sur le site à peu près à la même
époque 15 , avec l’intention de développer de nouvelles techniques
écotoxicologiques. La pollution ancienne du Riou-Mort et du Lot leur a
fourni un terrain d’étude exceptionnel. Comme l’expliquait un cher-
cheur de l’équipe interrogé : « C’est un super site parce que la pollution
aux métaux est très marquée. » Plusieurs générations de spécialistes s’y
sont effectivement formées depuis. L’originalité de leur démarche a
consisté à associer aux analyses chimiques normalisées de l’eau des
travaux sur les conditions et les effets d’exposition aux pollutions métal-
liques. Pour ce faire, ils ont enrôlé plusieurs organismes appartenant à
différents groupes zoologiques : des poissons, des mollusques et des
algues qui, par leur seule présence et/ou survie dans la rivière, donnent
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des indications sur la qualité de l’eau. Ils ont ensuite soumis ceux-ci à de
nombreux tests, qui sont autant de questions qu’ils leur ont adressées
et qu’ils affinent encore dans des allers-retours continus entre le labora-
toire et le terrain. Car, ainsi que l’exprimait l’ancien directeur de
l’équipe, « pour faire parler une rivière, il faut mobiliser beaucoup
d’instruments et d’êtres différents » capables d’apporter des « réponses »
complémentaires sur l’état des milieux, comme pour réassembler un
collectif, ici un cours d’eau et les êtres qui le composent, que nos
pratiques ont largement contribué à désassembler 16.

13 R. LABAT, C. ROQUEPLO, J.-M. RICARD, P. LIM et M. BURGAT, « Actions écotoxicologiques de


certains métaux (Cu, Zn, Pb, Cd) chez les poissons dulçaquicoles de la rivière Lot »,
Annls. Limnol., 13 (2), 1977, p. 191-207 ; P.-J. SAY, « Le Riou-Mort, affluent du Lot pollué
par métaux lourds. I. Étude préliminaire de la chimie et des algues benthiques », Annls.
Limnol., 14, 1978, p. 113-131.
14 F. GROUSSET, J.-M. JOUANNEAU, P. CASTAING, G. LAVAUX et C. LATOUCHE, « A 70 year records
of contaminations from industrial activity along the Garonne river and its tributaries
(SW France) », Estuar. Coast., Shelf Sci., 48, 1999, p. 401-414.
15 S. ANDRES, M. BAUDRIMONT, Y. LAPAQUELLERIE, F. RIBEYRE, N. MAILLET, C. LATOUCHE et
A. BOUDOU, « Field transplantation of the freshwater bivalve Corbicula fluminea along a
polymetallic contamination gradient (river Lot, France). Part I : Geochemical characte-
ristics of the sampling sites and cadmium and zinc bioaccumulation kinetics », Environ-
mental Toxicology and Chemistry, 18, 1999, p. 2462-2471 ; M. BAUDRIMONT, S. ANDRES,
J. METIVAUD, Y. LAPAQUELLERIE, F. RIBEYRE, N. MAILLET, C. LATOUCHE et A. BOUDOU, « Field
transplantation of the freshwater bivalve Corbicula fluminea along a polymetallic
contamination gradient (river Lot, France). Part II : Metallothionein response to metal
exposure : a field illustration of the metal spillover theory », Environmental Toxicology
and Chemistry, 18, 1999, p. 2472-2477.
16 R. WHITE, The Organic Machine, Hill & Wang, New York, 1995.
228 La science en ses confins

L’enrôlement d’organismes sentinelles


pour rendre visibles les pollutions

Ces chercheurs ont d’ailleurs rapidement compris que les bivalves du


genre Corbicula, espèce invasive originaire d’Asie, pouvaient devenir des
auxiliaires de recherche privilégiés et les aider à mieux comprendre la
dynamique de pollutions que les instruments anciens ne saisissaient que
partiellement. Ces mollusques, à la biologie bien connue, ont pour
particularité de vivre à l’interface eau/sédiment. Leur activité ventila-
toire pour la respiration et la nutrition les conduit à filtrer de grandes
quantités d’eau et à incorporer les contaminants qui s’y trouvent 17.
De plus, ils présentent plusieurs avantages. Inutile de se lancer dans de
coûteuses opérations pour les élever en animalerie, les Corbicula peuvent
être prélevés dans des sites non pollués et exposés ensuite aux pollu-
tions que l’on souhaite étudier. Les soins qu’ils requièrent sont minimes.
Le laborantin animalier que nous avons rencontré affirme ainsi qu’« ils
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peuvent vivre jusqu’à un mois et demi sans manger » si tant est qu’on
leur assure des conditions de vie minimales, soit une eau suffisamment
oxygénée. Peu mobiles, ils s’adaptent relativement bien aux rivières arti-
ficielles du laboratoire, constituées de tuyaux en PVC, de graviers et
d’eau du robinet. Bien qu’il ne soit pas aussi court que celui des droso-
philes, le cycle de vie des Corbicula permet aux chercheurs d’observer
leur développement et leur reproduction dans un temps adapté au
rythme du laboratoire 18 . Cela en fait des animaux modèles plutôt
accommodants, « des bons candidats pour servir d’organisme sentinelle
et de laboratoire », selon les écotoxicologues. Les mollusques sont, d’une
manière générale, capables de déceler les métaux lourds qui se trouvent
dans l’eau à de très faibles doses. Les Corbicula ont de plus la particularité
d’être résistants à plusieurs contaminants à la fois (contrairement aux
moules zébrées). Sauf si la dose est létale, ils peuvent les assimiler et les
accumuler. Leur physiologie et leur mode de vie en sont affectés,

17 D. TRAN, A. BOUDOU et J.-C. MASSABUAU, « How water oxygenation level influences


cadmium accumulation pattern in the Asiatic clam Corbicula fluminea. A laboratory
and field study », Environmental Toxicology and Chemistry, 20(9), 2001, p. 2073-2080 ;
E. FOURNIER, D. TRAN, F. DENISON, J.-C. MASSABUAU et J. GARNIER-LAPLACE, « Valve closure
response to uranium exposure for a freshwater bivalve (Corbicula fluminea) : Quantifi-
cation of the influence of PH », Environmental Toxicology and Chemistry, 23(5), 2004,
p. 1108-1114.
18 G. MITMAN et A. FAUSTO-STERLING, « Qu’est-il arrivé à Planaria ? C.M. Child et la physio-
logie de l’hérédité », in A. CLARKE et J. FUJIMURA (dir.), La Matérialité des sciences. Savoir-
faire et instruments dans les sciences de la vie, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris,
1996, p. 227-257 ; R.-E. KOHLER, Landscapes and Labscapes : exploring the lab-field border in
biology, University of Chicago Press, Chicago, 2002.
Christelle Gramaglia et Delaine Sampaio da Silva Des mollusques pour « faire parler » les rivières ? 229

fournissant dès lors de précieuses indications pour les scientifiques


chargés d’évaluer précisément la toxicité induite.
Notons que les notions d’organismes sentinelles et d’espèces bio-indi-
catrices, également présentes dans la littérature scientifique, sont très
proches et procèdent de la même idée : ces êtres sont à même de fournir
des informations très fines sur les milieux où ils vivent 19. Il y a cepen-
dant une différence d’échelle et d’objectif. Pour une espèce bio-indica-
trice, le principal critère retenu est l’abondance plus ou moins
importante d’individus, alors que pour l’organisme sentinelle on fait
appel à la variation de paramètres au niveau organique, tissulaire, cellu-
laire ou moléculaire de l’individu. L’espèce bio-indicatrice est destinée à
donner une idée de la « qualité écologique » du milieu ou à fournir des
éléments typologiques permettant de classer les écosystèmes, alors que
l’organisme sentinelle fournit plus spécifiquement des informations sur
la pollution.
Les chercheurs que nous avons suivis avec une approche ethnogra-
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phique sur le terrain et dans le laboratoire convoquent les Corbicula de
différentes manières dans leurs expériences. Ces organismes font l’objet
d’attentions particulières parce que leur performance dépend directe-
ment de leur survie et même de leur bien-être. Dans les conditions
simplifiées, mais très contrôlées du laboratoire, la mesure du rythme
respiratoire des Corbicula, rendue possible par la présence d’électrodes
placées sur ses valves, permet d’identifier la présence de cadmium dans
l’eau à des teneurs infinitésimales (à partir de 16 µmg/l), en quelques
heures. Cette technique se nomme valvométrie 20. L’animal, soumis à
des pollutions métalliques d’intensité variable, se referme progressive-
ment sur lui-même, limitant au minimum ses échanges avec l’exté-
rieur. Les écophysiologistes de Bordeaux les placent dans ces caissons
sensoriels pour réduire au minimum les perturbations, isoler et évaluer
celles qui les intéressent. Quand ils ne sont pas plongés dans des rivières
artificielles où les polluants peuvent être introduits à la demande, les
Corbicula sont installés dans des cages sur le terrain, soigneusement
transportés dans une glacière oxygénée par une pompe depuis
Bordeaux, puis placés par petits groupes de vingt-cinq en différents
points du Riou-Mort et du Lot. Ils sont récupérés quinze jours plus tard
par des techniciens et des doctorants qui font le trajet exprès pour les
ramener au laboratoire. Chaque groupe de Corbicula est accompagné
d’une étiquette d’identification permettant d’assigner les données qu’il

19 J.-L. RIVIÈRE, « Les animaux sentinelles », Courrier de l’Environnement, 20, 1993, p. 59-68.
20 D. TRAN, P. CIRET, A. CIUTAT, G. DURRIEU et J.-C. MASSABUAU, « Estimation of potential and
limits of bivalve closure response to detect contaminants : Application to cadmium »,
Environmental Toxicology and Chemistry, (22)4, 2003, p. 914-920.
230 La science en ses confins

pourra contribuer à produire 21. Une fois arrivés, les organismes sont
congelés ou immédiatement préparés pour une série de tests ultérieurs.
Ils sont alors pesés et disséqués. Leurs branchies, viscères et muscles sont
séparés, broyés, déshydratés ou bien passés à l’acide. Toutes ces opéra-
tions sont consignées dans un carnet de laboratoire de façon à garantir
la lisibilité des informations dont chaque entité est porteuse, mais aussi
leur traçabilité en cas de doute ultérieur 22.
Plusieurs analyses sont ensuite possibles, aux niveaux physiologique,
biomoléculaire et génétique. Dans les zones les plus contaminées,
immédiatement en aval du site de Vieille-Montagne, les écotoxico-
logues de l’équipe de Bordeaux ont ainsi montré que les Corbicula ne
survivaient pas longtemps. À mesure que l’on descend la rivière vers le
Lot, la biodisponibilité des métaux décroît et les mollusques résistent
mieux. Ils sont cependant très affectés par la pollution. Ils sont plus
petits et se reproduisent moins bien. L’analyse spectrométrique des
tissus permet de doser la quantité de zinc et de cadmium qu’ils ont filtrée
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et concentrée. D’autres mesures comme celle du taux de métallothio-
néine, une protéine de la cellule qui capte les métaux lourds afin de
protéger le mollusque, fournissent des indications supplémentaires sur
les toxiques. Sa production est en effet corrélée avec l’absorption de
métaux. Les dommages sur l’ADN peuvent être également visualisés
grâce aux images produites avec la technique de réaction en chaîne par
polymérase (PCR). La structure de certains gènes sains est alors
comparée à d’autres qui ont été exposés à la pollution, constituant des
indices supplémentaires des risques encourus. Ces différentes opéra-
tions sont réalisées à partir de mollusques prélevés jusqu’à l’entrée de
l’estuaire de la Gironde où la toxicité croît à nouveau à cause de la
présence d’eau marine salée qui provoque une réaction chimique et
libère les métaux lourds de leur prison sédimentaire par désorption.
Le rythme soutenu des campagnes de prélèvement sur le terrain
constitue un outil performant de suivi biologique et écotoxicologique.
Les Corbicula y jouent un rôle déterminant puisqu’un grand nombre
d’entre eux peut être interrogé, régulièrement, sur un réseau hydrogra-
phique étendu en combinant plusieurs méthodes. Le traitement des
données ainsi recueillies livre aux chercheurs des informations inédites
sur leur milieu et ses évolutions. Des comparaisons sont effectuées à
l’aide d’autres organismes, principalement des diatomées et des

21 Bruno LATOUR, L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, La
Découverte, Paris, 2001.
22 M. LYNCH, « Sacrifice and the transformation of the animal body into a scientific object.
Laboratory culture and ritual practice in the neurosciences », Social Studies of Science,
(18)2, 1988, p. 265-289.
Christelle Gramaglia et Delaine Sampaio da Silva Des mollusques pour « faire parler » les rivières ? 231

Photo 1. Doctorante occupée à disséquer des Corbicula avant de les soumettre à


analyse.
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Photo de Christelle Gramaglia.

poissons comme le chevaine, de façon à mesurer et comparer les effets


des polluants sur plusieurs êtres vivants à la fois 23. Même si les travaux
des écotoxicologues de Bordeaux sont encore au stade expérimental,
l’agrégation des résultats déjà disponibles leur permet de construire des
indicateurs pertinents de la qualité de l’eau des rivières et, ce faisant,
d’expliciter les propriétés d’un milieu à partir des vulnérabilités 24.

Des agencements qui rendent bavard

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, on sait encore peu de


choses sur les contaminations qui touchent les organismes vivants et les

23 T. DUONG, S. MORIN, O. HERLORY, A. FEURTET-MAZEL, M. COSTE et A. BOUDOU, « Seasonal


effects of cadmium accumulation in periphytic diatom communities of freshwater
biofilms », Aquatic Toxicology, (90)1, 2008, p. 19-28 ; S. A NDRES , F. R IBEYRE ,
J.-N. TOURENCQ et A. BOUDOU, « Interspecific comparison of cadmium and zinc contami-
nation in the organs of four fish species along a polymetallic pollution gradient (Lot
river, France) », Science of the Total Environment, (248), 2000, p. 11-25.
24 Peter SLOTERDIJK, Écumes. Sphères III, Maren Sell, Paris, 2005.
232 La science en ses confins

milieux, notamment aquatiques. L’enrôlement des Corbicula et d’autres


espèces sentinelles dans des protocoles expérimentaux permet aux
scientifiques de développer des outils pointus et de rendre visibles des
phénomènes qui ne le seraient pas autrement. Ces expériences écotoxi-
cologiques se présentent comme autant de tentatives pour donner la
parole à des êtres jusque-là muets, incapables d’exprimer leurs exigences
en matière de qualité de l’eau. Ainsi, ces êtres nous informent sur l’état
des rivières dans lesquelles ils vivent.
Avec une approche de sociologie classique focalisée sur le sujet
humain, les Corbicula seraient considérés comme de simples cobayes
reproduisant un comportement stéréotypé, au mieux comme des subs-
tituts efficaces aux machines. L’action serait le fait du seul scientifique
capable de manipuler les organismes pour en extraire des informations
sur la présence d’un ou plusieurs toxiques. Les approches de sociologie
des sciences dont nous nous sommes inspirées, plus particulièrement la
théorie de l’acteur-réseau 25 , permettent au contraire de regarder
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l’animal comme un médiateur ou plutôt comme un partenaire de
recherche qu’il s’agit de bien traiter. Les Corbicula doivent être protégés
de toute source de perturbation parasite pour bien travailler. Les cher-
cheurs doivent apprendre à les connaître, à anticiper leurs besoins de
manière à les enrôler efficacement dans leurs dispositifs expérimen-
taux. Il ne s’agit toutefois pas uniquement de soulager la souffrance
animale. Les soins font partie intégrante de l’agencement constitué
autour des mollusques pour les rendre « bavards ». Quand bien même
tous meurent à l’issue des expériences, leur sacrifice compte comme
travail. Il n’entame en rien leur capacité d’action qui se prolonge par-
delà de la mort. On peut même dire que cette dernière s’amplifie grâce à
l’explicitation et la mise en correspondance des assemblages qui consti-
tuent les milieux tout autant que les organismes qui les habitent.
Les Corbicula sont des organismes assez simples et même aveugles. Ils
ont un monde dont on peut dire qu’il est réduit mais duquel ils sont
capables d’extraire des signaux qui nous échappent parce qu’ils sont en
relation très étroite avec lui 26. Ils en dépendent vitalement et peuvent
dès lors nous aider à identifier ses caractéristiques, celles qui comptent
pour eux et devraient aussi compter pour nous, par extension. Leurs
compétences en la matière sont tout à fait remarquables et mériteraient
d’être valorisées comme telles. En effet, ces mollusques permettent aux
scientifiques d’abaisser les seuils de détection par rapport à tous les outils
disponibles, mais surtout de réaliser des chroniques de l’état des milieux

25 Bruno LATOUR, Changer de société. Refaire de la sociologie, La Découverte, Paris, 2006.


26 Benoît GOETZ, « L’araignée, le lézard et la tique : Deleuze et Heidegger lecteurs de
Uexküll », Le Portique, (21). URL : http://leportique.revues.org/index1364.html.
Christelle Gramaglia et Delaine Sampaio da Silva Des mollusques pour « faire parler » les rivières ? 233

en fonction des effets de différents polluants. Celles-ci constituent


autant de contributions à l’écriture nécessaire — mais non encore
réalisée — de l’histoire environnementale du bassin industriel de Deca-
zeville et Viviez. Avec la cohorte des autres organismes vivants habilités
par les scientifiques à « parler pour les rivières », les Corbicula pourraient
certainement aussi nous suggérer d’autres façons de faire avec ce que
nous avons en partie rendu étranger à nous-mêmes, l’environnement.
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