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), La filosofía como
mediación, México, Universidad Iberoamericana –
COMIUCAP, 2007, 55-76.
Affectivité et transcendance
Paul Gilbert, Rome
Luther et Rome
Commençons en rappelant les éléments les plus essentiels de la protestation
de Luther contre ce qu’on a appelé le dogmatisme romain. Notre histoire
actuelle serait inintelligible sans cette référence. Ce n’est toutefois pas la
dispute théologique de l’époque qui détermine notre temps, mais ce qui y
devînt alors manifeste en radicalisant des ruptures que les mentalités de
l’Occident connaissaient depuis l’émergence du nominalisme au 14e siècle,
émergence qui est elle-même à inscrire dans une suite d’événements culturels
qui formèrent l’Europe depuis qu’elle prit conscience, au 9e siècle, des
possibilités que lui offre le travail technique de la terre, et depuis le renaissance
de la logique au 11e siècle. La montée en puissance de l’aristotélisme et de son
rationalisme au 13e siècle, conformément aux changements culturels de
l’époque, a écarté la tradition augustinienne ; si, pour Augustin, l’amour est
source de connaissance, pour l’aristotélisme les chemins de la science sont
balisés de manière critique. Aux temps de Luther, la dispute s’établit entre
ceux qui soutiennent l’importance de l’affectus fidei et ceux qui insistent au
contraire sur la priorité du savoir et l’importance « d’une adhésion doctrinal et
1
On verra par exemple le colloque organisé à Liège les 14 et 15 juin 2002, sur le thème
Commencer par la phénoménologie hylétique ?, avec des interventions de Fr.D. Sebbah, R. Kühn,
J.M. Longneaux ; voir aussi de R. KÜHN, L’art et la sensibilité. De Kant à Michel Henry, Paris,
Vrin, 1996.
2
On pourra voir à ce sujet M. HENRY, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987.
3
PierAngelo SEQUERI, Il Dio affidabile, Brescia, Morcelliana, 1996, 288.
4
Voir DENZINGER-HÜNERMANN, 1525-1526.
5
Voir par exemple DENZINGER-HÜNERMANN, 1562. La confiance est aussi ‘catholique’,
à titre de préparation – voir DENZINGER-HÜNERMAN, 1526.
6
Voir M. BLONDEL, Lettre sur l’apologétique (1896), dans ID., Premiers écrits, Paris, PUF,
1950,
7
Cité pourtant dans DENZINGER-HÜNERMANN, 1524. Sur l’accusation de scotisme, voir
A. GARDEIL, dans Revue Thomiste (1898)
Emmanuel Kant
Avec Luther et Trente, des structures essentielles du savoir sont opposées
les unes aux autres, d’un côté l’obéissance de la foi dans l’immédiateté de la
révélation, de l’autre l’obéissance à la médiation de l’autorité ecclésiastique.
Ces oppositions se sont engouffrées dans des idéologies exclusivistes et dans
les polémiques que l’on connaît. L’épistémologie moderne semble avoir pris la
tournure favorable au subjectivisme qu’on attribue au protestantisme : c’est en
effet la subjectivité qui se pose à l’origine immédiate du sens. Toutefois, cette
subjectivité n’est pas libre d’elle-même : la thèse catholique semble la plus
cohérente avec les médiations nécessaires de la pratique scientifique.
Les critiques de Kant à Hume sont emblématiques des débats. Pour le
philosophe écossais, l’essence de la réalité est amenée en certitude grâce à
notre monde intérieur de sentiments et à l’occasion de la variété et de la
continuité de nos expériences sensibles ; l’empirisme humien est en stricte
parenté avec le subjectivisme. De cela, Kant a voulu prendre distance, sans
perdre toutefois l’excellence de la thèse de Hume en libérant l’idéalisme de ses
formes abstraites et scolaires. Pour la Critique de la raison pure, la sensibilité est
passive, certes, mais elle n’est pas livrée au seul hasard de nos habitudes ; sa
forme a priori l’élève dès le seuil de son exercice au dessus du jeu indéfini de
nos expériences fugaces. Avec Kant, la sensibilité se révèle ainsi passive, non
seulement psychologiquement, mais surtout transcendentalement – il y a déjà
là, doit-on reconnaître, une position favorable à la pensée de quelque
transcendance.
8
En 1784, Kant était manifestement en symbiose avec les ‘Lumières’ (c’était l’année de
l’article intitulé « Qu’est-ce que les Lumières »), mais ce n’était déjà plus le cas en 1792, lors
de la publication de l’essai sur le mal radical.
11
Id., 103.
12
Ibid. Le thème du don, si riche dans la philosophie contemporaine, a ici l’une de ses
sources majeures, antérieurement à Husserl.
13
Ibid.
14
Em. Kant, Opus postumum, 103.
15
Id., 318, n. 217.
16
Voir l’analogie de l’expérience et son analyse par V. MELCHIORRE,
17
Tel est le cas de M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,
1945.
18
« Ænésidème et, avec lui, Sextus Empiricus n’ont donné qu’aux phénomènes seuls une
réalité véritable » (Grand Larousse, 1960).
19
Em. Kant, Opus postumum, 238. Il faut sans doute comprendre ici le terme ‘expérience’
conformément au concept aristotélicien d’‘emperia’ (voir début de la Métaphysique).
20
Ibid. Il faut sans doute comprendre ici le terme ‘expérience’ conformément au
concept aristotélicien de l’empirie (voir début de la Métaphysique).
Paul Ricoeur
Les publications qui continuent la méditation sur l’affection et sur les
domaines qui lui sont contigus (le sentiment surtout) sont très nombreuses
aujourd’hui24. Elles communient certainement avec un sens renouvelé, post-
scientifique, post-cosmologique, de l’excellence humaine. Elles évitent de
distinguer nos facultés cognitive et volitive et de rendre ainsi impossible
l’entente de l’unité humaine. Le savoir ne constitue plus le seul critère de la
‘raisonnabilité’ de l’homme : l’affection est à la racine de chacun de nos actes
de connaissance et de volonté et les unit. Les thèses kantiennes que nous
avons commentées sont définitivement accueillies. Il faut cependant les
approfondir encore : l’auto-affection y est encore trop épistémologique. La
philosophie française, attentive à l’action au sens large, élargira la réflexion. Je
m’arrêterai maintenant à quelques textes de Paul Ricoeur et de Michel Henry,
deux auteurs qui tiennent des positions quasi diamétralement opposées sur la
question, chacun ayant ses raisons précises qui viennent de sa manière
particulière de considérer l’essence du travail philosophique.
Nous lirons d’abord quelques pages que Ricoeur dédie à l’affectif dans
L’homme faillible. Ces pages articulent tout d’abord ‘connaître’ et ‘sentir’,
manifestant ainsi que l’auteur se situe spontanément dans la perspective de la
21
Id., 226.
22
La distinction proposée au § 57 des Prolégomènes entre ‘limite’ et ‘frontière’ est ici
essentielle.
23
Kant n’ignore évidemment pas les formes proprement psychologiques de l’affection, à
traiter cependant en anthropologie, non pas dans la mentalité des critiques.
24
Mentionnons en italien Remo Bodei (Geometria delle passioni, Milano, Feltrinelli, 1191),
en anglais Martha Nussbaum (par exemple The Fragility of Goodness), en français
l’interprétation par Michel Meyer de l’histoire de la philosophie occidentale à partir des
thèses sur la passion (Le philosophe et les passions, Paris, Le Livre de Poche, 1991), etc.
(L’)intentionnalité [du sentiment est] bien étrange, qui d’une part désigne des
qualités senties sur les choses, sur les personnes, sur le monde, d’autre part
manifeste, révèle la manière dont le moi est intimement affecté […]. Dans le
même vécu, coïncident une intention et une affection, une visée transcendante et
la révélation d’une intimité. Bien plus, c’est en venant des qualités senties sur le
monde que le sentiment manifeste un moi affecté27.
25
L’ouvrage de F. ALQUIÉ, La conscience affective, Paris, Vrin, 1979, traite amplement du
thème bien après Ricoeur, mais au sein d’une même tradition philosophique.
26
P. RICOEUR, L’homme faillible, Paris, Aubier (Philosophie de l’esprit), 1960, 99.
27
Id., 100.
28
Voir le titre d’un article repris dans P. RICOEUR, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986,
29
P. RICOEUR, L’homme faillible, 100.
30
Id., 100-101.
31
Id., 101.
Ce lien de connaturalité, nous l’opérons de façon silencieuse dans toute notre vie
tendancielle ; nous le ressentons de manière consciente et sensible dans toutes
nos affections, mais nous ne le comprenons, dans la réflexion, que par contraste
avec le mouvement d’objectivation du connaître […]. Le sentiment atteste notre
cooptation, nos harmonies et nos disharmonies électives, à l’égard de réalités
dont nous portons en nous l’effigie affective sur le mode du ‘bon’ et du
‘mauvais’33.
32
Id., 102.
33
Id., 104.
Michel Henry
La problématique de l’affectivité constitue l’un des thèmes cardinaux de la
philosophie de Michel Henry, dont les thèses sont déjà essentiellement
contenues dans L’Essence de la manifestation, de 1963, particulièrement dans les
paragraphes qui, au début de la IVe section de cet ouvrage, entreprennent
l’explication de l’« Interprétation ontologique fondamentale de l’essence
originaire de la révélation comme affectivité ». La perspective de Michel
Henry est très fortement marquée par la recherche de l’originaire qui, selon la
tradition philosophique la plus constante, est simplicité, unité recueillie en soi
en même temps que féconde, ce que Henry nomme « vie »35. L’exigence
spéculative, qui soutient les efforts philosophiques depuis Platon jusqu’à
Blondel, prend ici une forme nouvelle issue de la phénoménologie et de son
approfondissement récent. En fait, la phénoménologie, faut-il maintenir
contre certains de ses usages humanistes, ne se contente pas de décrire ce qui
est, pas même les circonstances de nos existences ; elle tente plutôt, surtout
dans ses formes contemporaines françaises, d’accompagner le mouvement de
venue en présence de ce qui est, de donation d’être. La phénoménologie
considère moins les phénomènes en leur état achevé ou en leur essence
objective disponible pour l’analyse qu’en leur venue en présence, moins en
leur apparence qu’en leur apparaître qui provoque l’esprit. L’exigence de l’un,
reconnue par la tradition philosophique comme essentielle, est à accueillir elle-
même de façon phénoménologique puisque l’un est moins une forme
mathématique ou transcendantale qui imposerait sa mesure nécessaire et
extrinsèque au déploiement de la raison, que ce en quoi la pensée demeure ou
est engagée depuis toujours.
Une telle manière d’approfondissement de la réflexion philosophique a-t-
34
P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990,
35
Voir Ph. CAPELLE, « Phénoménologie et vérité chrétienne. Réponse à Michel Henry »
dans ID. (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry. Les derniers écrits de Michel Henry
en débat, Paris, Cerf (Philosophie & Théologie), 2004, 45-46.
36
Voir M. HENRY, « Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la
phénoménologie à venir » dans D. JANICAUD (éd.), L’intentionnalité en question. Entre
phénoménologie et recherche cognitive, Paris, Vrin, 1995, 383-397 ; Em. LÉVINAS, « La méthode
phénoménologique » dans ID., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, .
Selon Ph. Capelle, « Phénoménologie et vérité chrétienne » 48, Husserl n’échappe pas « au
schème de la matière informée, c’est-à-dire à la soumission de l’impressionnalité à
l’intentionnalité, de la matière à la forme, du sensible à l’idéal » ; le fondateur de la
phénoménologie contemporaine demeure prisonnier de présomptions dualistes ; voir à ce
propos M. HENRY, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, 82.
37
Le principe, venu de J.F. Herbart, est repris par Ed. HUSSERL, Méditations cartésiennes, §
46. Voir J.L. MARION, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997,
19.
38
M. HENRY, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF (Épiméthée), ³2003, 575.
39
M. HENRY, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, 27.
L’epochè husserlienne du « monde » a ici sa signification radicale.
40
M. HENRY, C’est moi la vérité, 28.
41
M. HENRY, L’Essence de la manifestation, 308.
42
Ibid.
43
Ibid.
44
M. HENRY, Incarnation, 82.
45
Id., 83.
46
Voir M. HENRY, L’Essence de la manifestation, 597.
47
Id., 385-386.
48
Id., 386.
49
Id., 319.
Conclusion
Culture, philosophie et religion, en régime de Modernité, s’entendent
comme des savoirs conflictuels. Nous comprenons cependant aujourd’hui que
ce sont avant tout des attitudes, des manières de vivre dont il importe
d’assumer l’unité nécessaire pour notre vie humaine personnelle. La réflexion
de Michel Henry nous engage à approfondir l’essence de la philosophie
comme attitude médiatrice entre une culture positiviste et décidément exposée
en représentations peu critiques d’elles-mêmes, une culture fermée sur ce dont
elle peut prendre possession, et la religion qui consiste en une attitude radicale
de désir, d’ouverture, que l’homme connaît ainsi et pratique en un acte de
confiance et de don de soi à ce qui n’est pas à sa mesure.
54
E. HOUSSET, L’intelligence de la pitié, 106.
55
Voir M. HENRY, Phénoménologie matérielle, 160-179 : « Pour une phénoménologie de la
communauté ».
56
Id., 126.
57
M. HENRY, L’Essence de la manifestation, 388.
58
M. HENRY, Incarnation, 348.