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Couverture : Sébastien Cerdelli
Quatre mois sont passés, et Lobna n’était toujours pas revenue. Presque
tous les jours, je me suis rendu chez elle, en vain. J’en étais arrivé à croire
que j’avais été victime d’une illusion et que cette femme n’avait jamais existé
que dans ma tête. Était-ce possible ? Je n’ai jamais considéré que le Créateur
pouvait être responsable de nos malheurs ou de nos bonheurs, mais, dans le
tourment qui m’enveloppait, une interrogation a surgi : et s’Il avait décidé de
me châtier pour cette incroyance ?
Heureusement, la lecture me sauvait. J’avais trouvé chez un libraire juif un
exemplaire du Traité de l’âme, que je décidai d’acquérir, et j’y revenais sans
cesse comme un nageur regagne le rivage. Je prenais des notes, presque
aussi nombreuses que le texte original.
Obscurité, confusion. Combien d’années seraient nécessaires avant que je
sois capable de poser une lumière sur la pensée du Grec ? Je pressentais que
ce serait l’œuvre d’une vie.
Un matin que j’étais assis à ma table de travail, en proie à mes
questionnements, mon père fit irruption dans ma chambre et m’annonça :
— C’est fait !
— De quoi parlez-vous, père ?
— Al-Mu’min et les armées almohades sont entrés dans la ville d’Alger. Ils
ont défait les tribus qui s’opposaient à leur avancée, vaincu le prince qui
régnait sur le pays des Kabyles et, désormais, c’est l’ensemble du Maghreb
qui est entre leurs mains.
Je levai les bras au ciel.
— Quelle importance ?
— Pour nous, sans doute pas grand-chose, à condition d’être dans les
bonnes grâces des princes qui nous gouvernent. Mais, d’un point de vue
strictement politique, nous assistons à un séisme. Alors que jusque-là Al-
Andalus était soumis à l’autorité du calife de Bagdad, les Almohades ont
décidé d’affirmer leur prééminence sur tout le monde musulman. Désormais
leurs chefs porteront le titre de calife à part entière. Le califat de Bagdad a
vécu. Il y a plus grave encore. L’effondrement du pouvoir almoravide a permis
aux chrétiens du nord de la Péninsule d’accentuer leur pression et de réaliser
des avancées très importantes à l’est et à l’ouest. Qui sait si un jour ils ne
reprendront pas possession de tout l’Andalus ?
Mon père fit une pause et son visage, jusque-là crispé, parut se détendre.
— De tous ces bouleversements, un élément nous sera peut-être favorable.
D’après certaines rumeurs, le nouveau calife, Al-Mu’min, contrairement à ce
que l’on pourrait imaginer, aurait l’intention d’accorder sa protection à la
philosophie et aux philosophes. Voilà qui devrait te rendre heureux.
Avant que j’eusse le temps de commenter, mon père pointa son index sur le
Traité de l’âme.
— Aristote ?
J’ai confirmé.
— Mon fils, je ne condamne pas ta passion, mais la philosophie ne te
permettra pas de subvenir aux besoins de ta famille. Je t’ai enseigné tout ce
que je sais sur la jurisprudence, mais mon savoir n’est pas infini. Je souhaite
que tu approfondisses cette science auprès d’un autre maître. Nous en
reparlerons lorsque tu auras achevé tes études de médecine. Tu comptes
bien les poursuivre avec Avenzoar, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Il a reçu ton mot et Abubacer m’a chaudement recommandé. Il
m’attend.
— Me voilà rassuré. Ainsi, armé de la jurisprudence et de la science
médicale, tu pourras aspirer à de nobles fonctions et, qui sait, un jour à celle
de cadi.
— Que Dieu vous entende, père. Mais pourquoi me parlez-vous de famille ?
Je n’ai ni femme ni enfant !
— C’est affaire de mois. Il faudra que tu y songes sérieusement. Tes deux
sœurs sont mariées, tu es donc en droit de prendre femme. N’oublie pas que
la vie est un désert qu’il nous faut traverser. Voyager seul dans cet espace
aride n’est pas souhaitable.
Il passa sa paume le long de sa barbe avant de préciser :
— La fille de mon frère, ta cousine Sarah, fera une parfaite épouse. Dois-je
te vanter ses qualités ?
J’ai sursauté.
— Sarah ? Elle a tout juste quinze ans !
— Elle est pubère. Donc majeure. Ce n’est pas à toi que je rappellerai que
la charia ne stipule aucune limite d’âge au mariage. Et le Prophète, paix sur
Lui, n’a-t-il pas épousé Aïcha quand elle avait neuf ans ? Et chez les juifs,
n’est-il pas indiqué dans le Talmud qu’une femme est en âge de se marier à
partir de douze ans et six mois ? Alors pourquoi cette remarque ?
Que pouvais-je répondre à mon père ? Que je n’avais aucune envie de me
marier ? Que, pour l’heure, je ne tenais pas à partager mes jours et mes nuits
avec qui que ce soit, et que, surtout, je n’étais pas amoureux de Sarah ? Ma
cousine était d’un physique agréable, mais je n’ai jamais été attiré par
l’apparence d’une femme ; ce qui explique peut-être qu’à vingt-cinq ans je
n’avais toujours pas connu ces « rapports » tant loués par Abubacer. Si
harmonieux et attirant soit-il, un corps n’est qu’un corps. On s’en lasse. C’est
le cœur qui me captive. Et celui de Lobna avait emprisonné le mien. Je me
l’avouais avec peine, mais elle occupait le plus clair de mes pensées.
Seule ma mère avait fini par découvrir ce qui me consumait. Un jour que
j’étais en train de lire, assis dans un coin de la cour intérieure de notre
maison, elle m’aborda.
— Voilà un certain temps que je te sens perturbé, mon fils. Quel mal te
ronge ?
J’ai posé l’ouvrage sur le sol.
— Oui, a-t-elle repris, ne fais pas celui qui ne comprend pas. Tu ne manges
presque plus. Hier encore, alors que c’est ton plat préféré, c’est à peine si tu
as goûté ma tfaya1, et tu n’as pas touché mes beignets d’aubergine. Je te vois
t’amaigrir tous les jours un peu plus.
— Tout va bien. Je suis seulement pris par mes études.
— Tssst, tssst… a-t-elle sifflé en secouant la tête. Oublies-tu que je suis moi,
parce que tu es toi ; et que tu es toi, parce que je suis moi ? Un enfant peut
duper l’univers, mais pas celle qui l’a enfanté.
Ma mère croisa les bras.
— Je t’écoute. Parle.
Après avoir hésité un moment, je me suis livré.
— Je ne sais pas comment exprimer ce que je ressens. Ce sont des émotions
neuves, je…
— Est-elle libre ? Appartient-elle à une famille recommandable ?
J’ai dévisagé ma mère, interloqué.
— De… de qui parles-tu ?
— De la femme qui a mis le feu à ton âme. Même d’un enfant muet, sa mère
connaît le langage.
— J’ignore tout de sa famille. Je sais seulement qu’elle n’est pas de ces
femmes qui aspirent au mariage.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Toutes les femmes en rêvent ! Je n’en
connais pas une qui refuserait une demande, ou alors c’est qu’elle a le
cerveau à l’envers !
— En tout cas, celle-ci est forte comme le vent et subtile comme la
patience.
Ma mère éclata de rire.
— Mon pauvre enfant. Te voilà bien attrapé. Quel âge a-t-elle ?
— Bien plus âgée que moi. Vingt ans de plus, me semble-t-il.
— Quelle importance ? La Pure2 avait quarante ans lorsqu’elle a épousé
notre Prophète, alors qu’il en avait vingt-cinq. Ce n’est donc pas un obstacle.
Veux-tu que ton père se renseigne sur cette personne ?
— Non ! Je t’en supplie, mère. N’en parle pas. Je t’en conjure ! C’est notre
secret. Promets de le garder.
Elle promit.
La voix du muezzin résonna tout à coup, appelant les fidèles à la deuxième
prière de la journée. J’allais me lever, mais elle m’arrêta de la main.
— Dieu attendra. Connais-tu l’histoire de Quaïss et Leïla ?
— Non.
Salma s’assit à mes pieds et commença :
— Qaïss était le fils d’une illustre famille de Bédouins. Il tomba éperdument
amoureux de sa cousine Leïla et exprima à ses parents et à ceux de Leïla son
souhait de l’épouser. Désir impossible à concrétiser. Il avait oublié que, chez
les Bédouins, ce sont les pères qui décident du mariage de leurs enfants. Et
celui de Leïla refusa cette union. Dès lors, Qaïss, qui était poète, se servit de
ses poèmes comme d’une arme et se mit à proclamer son amour à qui voulait
l’entendre. Furieuse, la famille de sa bien-aimée demanda au calife la
permission de tuer l’arrogant. Le calife refusa, mais, intrigué, il fit venir Leïla
pour voir si elle était réellement aussi sublime que le clamait son amoureux.
Et là, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’il s’agissait d’une jeune
femme à l’aspect banal, plutôt maigre, au teint brûlé par le soleil. Il convoqua
alors Qaïss et l’interrogea : « Pourquoi aimes-tu cette femme qui n’a rien
d’extraordinaire ? Elle est moins belle que la moins belle de mes femmes. »
Et Qaïss a répondu : « C’est parce que vous n’avez pas mes yeux. »
— Une jolie réponse.
— La suite l’est moins. Qaïss a fini par perdre la raison. On l’emmena à
La Mecque pour qu’il retrouve ses esprits, mais, une fois là-bas, le jeune
homme ne vit rien, n’entendit rien, sinon une voix qui lui criait sans cesse le
prénom de son amour : Leïla, Leïla… Son obsession devint telle qu’on
l’appela le majnoun, le fou de Leïla. Le temps a passé et, un jour qu’il se
trouvait tranquillement chez lui, rêvant plus que jamais à son amour, un ami
vint le prévenir que Leïla se tenait devant sa porte, prête à l’épouser. Sais-tu
ce que le poète eut pour seule réponse ? Il a répondu : « Dis-lui de passer son
chemin, car Leïla m’empêcherait un instant de penser à l’amour de Leïla. »
Une expression grave apparut sur le visage de ma mère, qui conclut :
— L’amour non partagé rend fou. Allez, lève-toi. Dieu peut attendre, mais
pas longtemps. File !
*
J’entrai dans la cour des Orangers. Une dizaine de fidèles accomplissaient
leurs ablutions auprès des bassins. Après m’être déchaussé, je me suis lavé
les pieds jusqu’aux chevilles, le visage, et les mains jusqu’aux coudes. La
fraîcheur de l’eau atténua le feu du soleil sur ma peau.
Je me suis avancé sous les arcades, entre les piliers, si nombreux qu’on eût
dit une immense forêt composée d’arbres de pierre. Comme chaque fois que
je venais dans ce sanctuaire, j’étais pris de vertige face à son immensité.
Selon mon père, la mosquée de Cordoue était la plus grande du monde
connu, après celle de La Mecque, ce que je crois volontiers. Au bout de la nef
centrale, je me suis placé face au mihrab3. Je ne prie pas régulièrement, je le
reconnais, car je ne suis pas de ceux qui pensent que les croyants seront
jugés sur leur constance dans la prière. Je n’ai jamais adhéré non plus aux
propos de certains théologiens qui affirment qu’il n’est pas autorisé aux
musulmans de différer la pratique de ce second pilier de l’islam, même sur le
champ de bataille ou sur notre lit de mort. Dieu est autrement moins
intransigeant et bien plus généreux. De même, je ne crois pas aux promesses
de paradis ni aux menaces de l’enfer. Il est évident que de telles croyances ne
peuvent être appuyées par des démonstrations. Je considère aussi que la
résurrection des corps est improbable. La réflexion raisonnable la plus
élémentaire ne saurait cautionner cette hypothèse. S’il doit y avoir
résurrection, ce ne seront pas les cadavres qui reprendront vie et sortiront
de leurs tombeaux. Mais alors ? L’âme ? Oui. L’âme. Mais il n’est pas question
d’une âme « individuelle ». J’en ai parlé dans mes Commentaires d’Aristote et
dans mon Discours décisif.
Oui. Il m’arrive de prier. Suis-je pour autant un être religieux ? Je
répondrais par l’affirmative dans le sens où la religion ouvre la voie à la
réflexion du philosophe sur des domaines que la pure raison n’atteint pas.
J’ai terminé ma prière en prononçant la phrase rituelle : « Que le salut et la
miséricorde d’Allah soient sur vous », et je me suis dirigé vers la sortie.
Et je l’ai vue.
Dans l’espace réservé aux femmes.
Elle était drapée dans une robe noire, une mantille couvrait sa chevelure et
ses épaules.
Presque à mon insu, j’ai chuchoté son prénom : Lobna.
Je l’avais imaginée éloignée des sanctuaires. Je l’ai fixée un long moment,
cherchant à capter son attention ; mais sans succès. De toute façon, il m’était
interdit de me rendre vers elle et inversement. Une fois à l’extérieur, je me
suis placé derrière un cyprès. Un long moment, après que les hommes eurent
franchi le seuil, les femmes leur emboîtèrent le pas et Lobna apparut dans la
lumière. En vérité, j’eus l’impression qu’elle était la lumière. Elle s’engagea
dans la rue qui menait vers le souk, à l’est de la Grande Mosquée. L’ombre
dessinait ses pas et j’ai marché dans son ombre, entouré de senteurs de
menthe, de basilic et de safran.
Bientôt, elle arriva devant l’étal d’un drapier et je la vis saisir une étoffe de
soie. La négociation semblait âpre. Inconscience ? Témérité ? Je me suis
approché, j’ai pris le tissu des mains de Lobna et j’ai demandé au vendeur en
palpant le tissu :
— D’où provient-il ?
— Il sort des ateliers de Jaén.
— Faux ! C’est une soie d’Elvira.
— Non ! De Jaén ! Je te l’assure.
— Inutile d’insister. Combien ?
— Quinze dinars.
— Sept !
— Douze !
— Dix !
— C’est bon.
Alors, seulement, je me suis tourné vers Lobna.
— Ce prix te convient-il ?
Elle eut une expression amusée et régla son dû au marchand.
À peine nous sommes-nous éloignés de l’étal qu’elle me demanda avec une
pointe d’ironie :
— Tu as des talents cachés, fils de la Sagesse. Je te savais philosophe, pas
expert en soierie. Comment fais-tu la différence entre une soie de Jaén et
d’Elvira ?
— J’en suis incapable. Mais j’ai ouï dire que la soie d’Elvira est la plus
commune et la plus répandue. J’ai donc imaginé qu’elle était moins chère.
— Et si le vendeur disait vrai ? Si elle provenait de Jaén ?
J’ai haussé les épaules.
— Dans ce cas, il n’aurait pas divisé son prix par deux.
Nous avons poursuivi notre marche, en silence, jusqu’au moment où j’ai
confié :
— Je suis venu souvent te rendre visite. Tous les jours, puis un jour sur
deux.
Elle plaisanta :
— Ensuite un jour sur trois, puis un sur quatre…
— Toutes les semaines. Tu peux interroger ta servante.
— Inutile. Elle me l’a dit.
Elle s’arrêta et me fixa avec une intensité qui me surprit.
— À présent, je suis là.
Et elle m’interrogea sans me quitter des yeux :
— Lors de ta première visite, as-tu apprécié mon infusion d’hibiscus ?
Un peu surpris par la question, j’ai répondu oui.
— Très bien, allons chez moi.
1. Plat traditionnel à base de viande, toujours très apprécié de nos jours
dans le Maghreb.
2. Surnom donné à Khadija, première épouse de Muhammad.
3. Niche de marbre sculptée qui indique la direction de La Mecque.
10
Une odeur de suif flottait sous la voûte du réfectoire où étaient réunis une
vingtaine de dominicains. Et, dans le clair-obscur, les scapulaires noirs qui
recouvraient les tuniques blanches conféraient aux silhouettes l’apparence
de grands corbeaux.
Frère Paul fut parmi les premiers à prendre connaissance de la lettre
d’Étienne Tempier, l’évêque de Paris. Elle ne condamnait pas moins de 219
thèses philosophiques et théologiques, parmi lesquelles douze hérésies – ou
considérées comme telles – écrites par le philosophe musulman Averroès :
1. Il n’y a qu’un seul intellect identique pour tous les hommes.
2. La volonté humaine veut et choisit par nécessité.
3. Tout ce qui advient ici-bas est soumis à la nécessité des corps célestes.
4. Le monde est éternel.
5. Il n’y a jamais eu de premier homme.
6. L’âme, qui est la forme de l’homme en tant qu’homme, périt en même
temps que son corps.
8. Après la mort, l’âme étant séparée du corps ne peut brûler d’un feu
corporel.
9. Le libre arbitre est une puissance passive, non active, qui est mue par
la nécessité du désir.
10. Dieu ne connaît rien d’autre que lui-même. Il ne connaît pas les
singuliers.
11. Les actions de l’homme ne sont pas régies par la Providence divine.
12. Dieu ne peut conférer l’immortalité ou l’incorruptibilité à une réalité
mortelle ou corporelle.
Paul se pencha sur son voisin de table et lui chuchota :
— Quelle est ton opinion sur l’anathème que vient de prononcer notre
évêque ? C’est la seconde fois qu’il procède à une telle condamnation. La
première remonte à six ans et ne visait que treize thèses. Là on en dénombre
plus de deux cents !
— J’approuve, bien entendu. D’autant que Tempier est un maître en
théologie.
— Je dirais plutôt : autoritaire et ambitieux. Il ne t’a pas échappé que les
averroïstes sont les premiers visés.
— Frère Thomas d’Aquin a donc eu raison de sonner l’alarme.
— Le saint homme étant mort depuis trois ans, il ne pourra, hélas, pas
savourer son triomphe. Cependant, il existe un petit détail qui t’a échappé :
certaines théories défendues par Thomas font elles aussi l’objet d’une
condamnation. Relis bien son Contre Averroès, tu constateras qu’il émet des
idées très proches de celles du Cordouan. Parmi les 219 condamnations, j’en
ai noté une vingtaine.
Son interlocuteur faillit s’étrangler.
— Tu soupçonnerais Thomas d’averroïsme ?
— Je n’irais pas jusque-là… Mais…
— Peu importe ! Il a fait ce qu’il devait faire et son œuvre lui survivra bien
plus longtemps que celle de ce philosophe.
Un petit sourire énigmatique anima les lèvres du frère Paul.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables.
— Je trouve ton attitude bien inquiétante. Je n’ose croire que tu adhères
aux théories de cet impie ?
— Disons que, d’un côté, il y a un homme qui voit l’âme humaine comme
étant le reflet d’une seule réalité universelle, de l’autre, l’affirmation
individualiste d’âmes différentes les unes des autres. La vision d’Averroès est
sans doute contestable, mais – ce n’est que mon avis – elle ne mérite pas la
condamnation de l’Eglise. Encore moins la censure. Par ailleurs, nous
oublions un élément d’une importance majeure : Averroès reste notre
meilleure, notre seule voie d’accès à la compréhension d’Aristote.
— Je n’en disconviens pas. Mais il a outrepassé le travail d’un simple
exégète. Il s’est permis de greffer sur l’œuvre du Grec ses propres idées.
Dans un cas comme celui-là, la sévérité est de mise, d’autant que le ver est
déjà dans le fruit. D’ailleurs, je me suis laissé dire que c’est le Saint-Père en
personne qui a exigé que l’on enquête sur ces dérives et incité l’évêque à y
mettre fin.
Une expression lasse se dessina sur les traits du frère Paul.
— Jean XXI est réputé pour ses connaissances médicales. Ce qui, à mon
humble avis, ne lui confère aucune autorité en théologie. Et quel crédit
accorder à un ex-cardinal qui, une fois élu, a adopté le titre de Jean XXI alors
qu’il n’y a jamais eu de Jean XX !
— Là tu es dans l’ironie, mon ami.
— L’ironie est parfois tout ce qui nous reste pour affronter l’absurde.
15
J’ai rangé mon calame dans ma besace, ainsi que mon encrier et des
feuillets de papier encore vierges. Le soleil serait bientôt au midi. Il était
l’heure de partir. L’escorte que m’avait offerte le calife devait s’impatienter.
Trois ans s’étaient écoulés depuis mon arrivée ici, à Ribat al-Fath. Mon
travail étant achevé, j’ai estimé qu’il était temps de rentrer chez moi. Al-
Mu’min, lui, avait pris la route six mois plutôt pour poursuivre ses conquêtes.
Avant son départ, comme s’il cherchait à me rassurer, il réitéra les propos
déjà exprimés lors de nos nombreuses discussions : aussi longtemps qu’il
serait calife, les philosophes, les penseurs et les intellectuels n’auraient rien
à craindre. Il se portait garant de leur liberté d’expression. Il était très
désireux d’encourager la vie intellectuelle et le développement des arts. Au
moment d’enfourcher son cheval, il dit encore :
— Souviens-toi de ceci, Ibn Rochd : lorsque l’Histoire jugera mon règne,
elle le qualifiera « d’âge d’or des Almohades ».
À l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes en l’an 1198 de l’ère latine.
Al-Mu’min est mort il y a trente-cinq ans.
Moi-même, je ne vivrai pas assez longtemps pour savoir quel regard
poseront sur lui les historiens. Néanmoins, je peux déjà affirmer que, contre
toute attente, le goût du luxe et des arts a fini par l’emporter sur le
puritanisme et l’intransigeance des premiers temps. La culture, la musique,
la philosophie ont connu un magnifique essor. Même l’architecture n’a pas
été en reste. Elle nous a offert des chefs-d’œuvre, telles la mosquée
Kutubiyya, ici, à Marrakech, où tous les vendredis je vais rendre grâce au
Très-Haut, et cette merveille qu’est le minaret de la mosquée de Séville. Il
faudra sans doute aussi compter avec la mosquée de Ribat al-Fath, qui est
toujours en travaux. On affirme qu’une fois achevée elle sera la plus grande
mosquée du monde1.
Finalement, hormis une brève période durant laquelle l’obscurantisme a
resurgi, causant ma perte, cette dynastie se révéla plus tolérante qu’on avait
pu le craindre. Force est de constater aussi que le rêve d’Al-Mu’min s’est
matérialisé : les Berbères triomphants sont devenus les maîtres de tout le
Maghreb, des côtes atlantiques aux Syrtes. Seule Tolède résiste encore à
leurs assauts.
J’ai relu une dernière fois la conclusion de l’abrégé de l’Almageste :
« Il faut donc que l’astronome construise un système astronomique, tel
qu’il n’implique aucune impossibilité au point de vue de la physique.
Ptolémée n’a pas réussi à faire reposer l’astronomie sur de véritables
fondements. Il est donc nécessaire de se livrer à de nouvelles recherches.
Selon moi, cette astronomie doit reposer sur la consolidation du mouvement
d’un seul orbe qui tourne simultanément autour de deux ou de plusieurs
pôles différents ; le nombre de ces pôles est celui qui convient à l’explication
des phénomènes ; de tels mouvements peuvent rendre compte de la vitesse
ou de la lenteur des étoiles, de leur mouvement direct ou rétrograde, en un
mot, de toutes les apparences que Ptolémée n’a pu expliquer au moyen d’une
astronomie correcte.
« En réalité, l’astronomie de notre temps n’existe pas ; elle convient au
calcul, mais ne s’accorde pas avec ce qui est2. »
J’ai enveloppé mon exemplaire dans une peau de chèvre et l’ai glissé dans
ma besace. Il me restait une dernière chose à emporter : les lettres
échangées durant mon séjour avec Ibn Maïmoun. La dernière m’était
parvenue le matin même. Avant de la ranger, j’ai eu envie de la relire tant
elle me comblait.
J’ai plié la lettre et je l’ai rangée avec les précédentes. Après avoir jeté un
dernier coup d’œil à la chambre où j’avais vécu si longtemps, j’ai gagné la
sortie du palais.
*
Trois années s’étaient consumées depuis mon retour du Maghreb.
Un deuxième enfant était né ; une fille cette fois, le 12 avril 1161 de l’ère
des Latins. Nous l’avons appelée Zeynab, comme la cinquième épouse du
Prophète, paix et salut sur Lui. Une petite merveille qui, disait-on,
ressemblait trait pour trait à sa grand-mère. Mon fils, Jehad, allait vers ses
neuf ans. Et il ne se passait pas un jour sans qu’il fût pour moi motif
d’émerveillement. Je lui avais appris à lire et il lisait couramment le Coran ;
texte ardu qui n’est pourtant pas à la portée de tous. Entre lui et moi
s’étaient instaurés des rapports complices où le regard remplaçait le mot.
Une modification du timbre de la voix, une expression du visage suffisait.
Plus d’une fois il se montra capable de percevoir (et plus rapidement que sa
mère) les moments où la mélancolie me prenait le cœur. C’est-à-dire
souvent ; car l’homme qui s’interroge est voué à vivre dans la désespérance.
Il m’arrivait d’envier ceux qui naviguaient à l’abri des tempêtes. Sereins. Je
n’ai jamais connu la sérénité. Ni à vingt ans, ni dans ma vieillesse. J’avais fait
mien l’aphorisme de Lobna : « Ni le malheur ni le bonheur ne durent. Ce ne
sont que de petits morceaux de vie qui vont et viennent. »
J’ai profité de mes rares moments de loisir pour rédiger un traité de
médecine : le Livre des généralités médicales4. Un travail, me semble-t-il,
assez complet. Il contient une introduction et sept parties : sur l’anatomie,
sur la santé, sur les différentes pathologies, les diagnostics, le matériel
médical, l’hygiène et les thérapies.
J’aurais tant voulu le soumettre au jugement de celui qui fut l’un de mes
maîtres : Avenzoar. Hélas, il est mort deux ans après mon retour à Cordoue,
avant que mon traité ne soit achevé. Se sentant proche de la fin, il s’était
appliqué divers traitements que je considérais peu efficaces. Le jour où je le
lui ai fait remarquer, il m’a répondu par cette phrase étonnante venant d’un
homme de science : « Ibn Rochd, si Dieu voulait, il modifierait la complexion
de mon corps, car il ne me donne le pouvoir d’employer un médicament que
quand tel est son bon plaisir. » Et puis, j’ai très vite compris : quand
s’approche la fin, les hommes, qu’ils aient été faibles ou vaillants, penseurs
ou illettrés, sont saisis d’effroi et d’humilité et s’en remettent à leur Créateur.
En hommage à ce grand homme, j’ai indiqué dans mon traité médical que
mon livre ne pourrait mieux trouver comme complément que le Taysir
d’Avenzoar.
Dès 1162, je me suis attelé à un nouvel ouvrage, la Bidaya, un livre
consacré à des questions discutées en matière de droit. Je mettrai dix-huit
mois à le terminer.
Au cours de notre existence, il est des événements que l’on n’oublie jamais.
Notre mémoire s’en empare, les grave et, des années plus tard, nous sommes
capables de décrire le temps qu’il faisait ce jour-là, si nous étions seuls ou
accompagnés, à quelle occupation nous nous livrions et en quel endroit nous
nous trouvions.
Le 30 avril 1163 fait partie de ceux-là.
Convoqué par le gouverneur de Cordoue, j’étais bien loin d’imaginer les
répercussions que cette rencontre aurait sur mon avenir.
En entrant dans son cabinet, j’eus la surprise de constater qu’un grand
nombre de personnes m’y avaient précédé. La plupart étaient des savants
réputés avec qui j’entretenais des relations sinon amicales, du moins
courtoises. Les autres visages m’étaient inconnus, à l’exception de celui d’un
certain Al-Assi, un astrologue.
À l’instar de ses collègues, l’homme se disait capable de décrypter l’avenir
dans les astres ; pratique formellement condamnée par la religion
musulmane, autant que par la chrétienne, d’ailleurs. Alors, pour écarter toute
critique, il assurait que les configurations astrales représentaient les signes
des intentions du Créateur et il qualifiait son travail de « science des
jugements des étoiles ». De la sorte, il profitait en toute impunité de la
crédulité de ceux qui, de tout temps, ont éprouvé le besoin de connaître leur
avenir.
Je me suis toujours farouchement opposé à cette pseudo-science, et je
n’étais pas le seul. Bien avant moi, Avicenne avait publié une Réfutation de
l’astrologie, recueil dans lequel il nie formellement que les astres puissent
avoir le moindre effet sur nos destinées. Avicenne, mais aussi Ibn Maïmoun.
Dans l’une des lettres qu’il m’adressa, il déclare ceci : « Sachez bien que tous
les discours des astrologues qui prédisent ce qui adviendra sont de la pure
sottise et nullement de la science. J’ai des preuves claires, irréfutables, qui
sapent les principes sur lesquels ces discours se fondent. Jamais aucun des
savants grecs, qui furent d’authentiques savants, ne traita de cette matière,
ni n’en fit le sujet d’un quelconque traité. »
Ces critiques, je les fais miennes, bien que n’étant pas de l’avis d’Ibn
Maïmoun lorsqu’il mentionne l’existence de mécanismes qui régleraient
l’interaction entre le divin et le terrestre et déclare que les sphères célestes
seraient « mues et régies par des anges ». Quoi qu’il en soit, reconnaître des
fondements à l’astrologie, c’est admettre que notre existence serait
déterminée par le cosmos et que le sort d’un être engloberait le sort de tous
les hommes. Ce qui est totalement ridicule.
Al-Assi appartenait à ces esprits – de plus en plus rares, il est vrai – qui
persistaient à croire que la Terre était plate. « Il n’est nullement besoin
d’être mathématicien, lui ai-je expliqué un jour, pour acquérir la preuve de la
sphéricité de la Terre. Il suffit d’aller au bord d’un océan et d’observer le va-
et-vient des bateaux. Lorsqu’ils arrivent de l’horizon, c’est le mât que l’on
aperçoit en premier, puis la proue. Alors qu’à l’inverse, lorsqu’un bateau
s’éloigne, le mât disparaît en dernier. »
Il s’est mis en colère et m’a lancé : « Et c’est Allah qui vous a fait de la
Terre un tapis » ; puis : « N’avons-Nous pas fait de la Terre une couche5 ? »
Selon lui, ces versets prouvaient largement qu’il avait raison et que ceux
qui croyaient le contraire n’étaient que des mécréants. Et d’ajouter :
« Personne ne peut croire qu’il existe des lieux où les choses sont suspendues
de bas en haut. » Sans le savoir, il plagiait les déclarations d’un auteur
chrétien qui avait écrit il y a bien longtemps : « Existe-t-il quelqu’un d’assez
inepte pour croire qu’il y a des hommes dont les plantes des pieds sont au-
dessus de leurs têtes ? Que les herbes et les arbres croissent vers le bas ?
Que les pluies, la neige et la grêle tombent sur terre vers le haut6 ? »
— La paix sur toi, Ibn Rochd, s’exclama le gouverneur en me voyant sur le
seuil. Entre donc. Nous avons hâte d’entendre ton opinion sur un sujet qui
agite notre illustre cercle et qui nous contrarie.
Après m’avoir présenté, le gouverneur commença :
— Il ne t’a pas échappé que, depuis trois jours, les rues et les places de
notre ville sont désertes.
J’ai acquiescé. J’avais constaté effectivement cette étrangeté, que j’avais
imputée à ce printemps exceptionnellement froid.
— Or, poursuivit le gouverneur, Cordoue n’est pas la seule victime de cette
situation. Il en est de même à Séville, à Grenade, et dans la plupart des cités
d’Al-Andalus. Les gens se terrent chez eux et n’osent plus sortir. Il y en a
même qui ont pris la route pour fuir je ne sais où. Tout ceci, tu t’en doutes,
est très fâcheux, car le commerce et la vie publique en souffrent. Après
enquête, nous avons été informés de la raison : des astronomes de Grenade
ont prévu qu’un terrible ouragan n’allait pas tarder à s’abattre sur Al-Andalus
et amènerait de grands malheurs. Ils ont même précisé que l’événement
surviendrait très précisément dans onze jours, soit le 24. Nous voudrions
savoir si ce type de prédiction météorologique est possible ou s’il ne faut pas
y accorder foi. J’ai pensé que les esprits les plus savants de Cordoue
pouvaient me fournir la réponse.
— Excellence, mes éminents collègues ont-ils déjà donné leur avis ?
Le gouverneur adopta un air affligé.
— Oui. Et malheureusement ils sont partagés. La moitié des personnes
affirment qu’il est possible de prédire le temps par l’observation de la
nature ; les autres affirment le contraire. C’est pourquoi nous souhaitions ton
opinion.
J’ai jeté un regard circulaire, puis :
— Excellence, les anciens Grecs nous ont laissé des écrits où sont recensés
les signes annonciateurs d’un changement de temps et la description des
nuages. Ces savants, parmi lesquels Aristote, se sont livrés à l’étude d’un
certain nombre de phénomènes qui se passent dans notre ciel et qui sont
soumis à des lois moins régulières que celles des sphères supérieures où tout
semble obéir à un ordre admirable. Je rejoins donc, mais avec de grandes
réserves, ceux de mes collègues qui estiment la prédiction météorologique
possible.
— Pourquoi ces réserves, Ibn Rochd ? s’exclama l’un des savants.
— Car notre connaissance de cette science est pauvre. Si bien des
changements sont prévisibles à court terme, ils ne le sont pas dans un délai
plus long. Il me paraît impossible de prédire, onze jours par avance, et avec
certitude, l’arrivée d’un ouragan.
Un brouhaha s’éleva qui emplit la pièce.
Certains m’approuvaient, d’autres non. Finalement, une voix, plus forte que
les autres, lança :
— Ibn Rochd a tort !
Celui qui venait de parler n’était autre qu’Al-Assi.
— Je t’écoute.
Adoptant un air inspiré, il récita :
— « N’as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi avec les ’Aad et avec Iram,
la cité à la colonne remarquable, dont jamais pareille ne fut construite parmi
les villes ? »
Le gouverneur s’étonna.
— De quoi parles-tu ?
— Excellence, je viens de vous citer les versets de la sourate LXXXIX ,
L’Aube.
J’ai demandé :
— Quel rapport avec les prédictions météorologiques ?
Al-Assi se récria en se frappant la poitrine de la main droite :
— Comment ? Ne sais-tu pas que la ville d’Iram fut détruite par Allah après
que le peuple de ’Aad transgressa les lois et se mit à adorer des idoles ? Et
cela fut prédit.
Il récita derechef :
— « Et, lorsque vint Notre ordre, Nous renversâmes la cité de fond en
comble, et fîmes pleuvoir sur elle en masse des pierres d’argile succédant les
unes aux autres, portant une marque connue de ton Seigneur7. »
— Je regrette, ai-je rétorqué, mais je ne vois toujours pas le lien. Que
cherches-tu à prouver ?
Il se rejeta en arrière, choqué de constater mon incompréhension.
— Le Coran indique bien que la prédiction d’une catastrophe est
parfaitement possible, et peu importe le délai qui s’écoule entre le moment
où l’annonce est faite et celui où elle survient.
C’est alors que, perdant mon calme, j’ai signé ma perte.
— Pauvre ignorant ! Ce sont des fables ! Iram, le peuple de ’Aad… des
fables !
Cette fois, ce n’est pas un brouhaha que mes mots déclenchèrent, mais des
hurlements d’effroi.
— Des fables, répéta Al-Assi, atterré. Nierais-tu que le peuple de ’Aad ait
existé ? Et la ville d’Iram ?
— Je ne peux nier sans preuve. Je ne peux admettre sans preuve. Qu’un
peuple nommé ’Aad ait pu voir le jour et bâtir une cité, là n’est pas la
question, mais prendre au pied de la lettre les mots de la Révélation est non
seulement dangereux, mais conduit à des égarements. Une ville peut
disparaître par la faute d’un ouragan, d’un séisme, mais pas parce qu’Allah
l’a décidé. Il n’y a pas de prédictions qui tiennent ! Il n’existe pas de Dieu
sanguinaire !
Un silence comme je n’en avais jamais connu enveloppa le cabinet du
gouverneur. Un silence plein de terreur et de sidération.
Quelqu’un chuchota :
— Astaghfiru Allah al-Azim. Je demande pardon à Dieu le Magnifique.
Un autre lui fit écho.
— As-tu conscience de la gravité des propos que tu viens de tenir ?
murmura le gouverneur, les traits blêmes.
Il me parut évident que ma place n’était plus là8.
Après avoir salué l’assistance, je me suis retiré, contraint par moments de
me frayer un passage entre les visages hostiles.
1. Averroès, qui décédera en 1198, ignore qu’elle ne le sera jamais.
Commencés sous le règne du petit-fils d’Al-Mu’min, les travaux seront
abandonnés après sa mort, en 1199. Ne demeure que le minaret, appelé
improprement la « tour Hassan. »
2. Nous ne connaissons de ce livre qu’une traduction en hébreu faite au
XII e siècle par Jacob Anatoli. Ouvrage réservé aux initiés. On en conclut
qu’Averroès envisageait une réforme de l’astronomie de son époque.
3. 28 février 1160 de l’ère latine.
4. Il fut traduit en latin en 1255, sous le titre de Colliget, et en hébreu,
puis publié en 1482 et en 1560 à Venise et enseigné officiellement dans les
facultés et écoles de médecine occidentales jusqu’aux XVII e et XVIII e siècles.
5. Coran, LXXI , 19 et LXXVIII , 6.
6. Averroès parle sans doute de Lucius Caecilius Firmianus, dit Lactance.
Un rhéteur né vers 250, en Afrique romaine.
7. Sourate XI , versets 82 et 83.
8. Cette scène semble être véridique si l’on en croit Salomon Munk
(1803‑1867), un érudit qui a consacré une grande partie de sa vie à l’étude
de la littérature judéo-arabe médiévale. Elle est décrite page 424, dans son
livre Mélanges de philosophie juive et arabe, publié en 1859 aux éditions
Chez A. Franck.
20
— Allume une lampe, ordonna mon père. On n’y voit presque plus.
C’était vrai. Cela faisait un moment que la pièce s’était remplie d’ombres.
Ma mère s’exécuta en silence et, avant de s’éclipser, me proposa d’une voix
timide :
— Veux-tu que je te prépare à manger ?
— Merci, mais je ne vais pas tarder à rentrer. Sarah doit s’inquiéter.
En sortant, elle m’effleura la joue au passage en chuchotant :
— Appuie-toi sur Dieu. Tout ira bien.
Après un temps sans paroles, mon père demanda :
— Comment as-tu pu ?
C’était la seconde fois qu’il posait la question.
— Je te répondrai ceci : lorsque la bêtise ne cesse de gifler l’intelligence,
l’intelligence a le droit de se conduire bêtement. J’étais à bout. Tu aurais dû
entendre les inepties de cet astrologue ! Ce sont…
— Majnoun ! Tu es fou ! L’homme est né pour rester vivant, pas pour
appeler l’ange de la mort. Les propos que tu as tenus sont des hérésies. Oser
qualifier les versets du saint Coran de fables ?
— Non ! Ce ne sont pas les versets, mais les paroles d’un âne, que j’ai
qualifiées ainsi.
— Parce que tu crois que ceux qui les ont entendus ont fait la différence ?
Non, Ibn Rochd, tu ne peux pas continuer ainsi. Les thèses que tu professes,
l’adulation que tu portes aux anciens Grecs, scandalisent ! Cette théorie sur
la pensée séparée de l’être, sur la négation de la résurrection, comment
peux-tu imaginer un seul instant qu’elle ne heurte pas les croyants ? Je t’ai
écouté durant toutes ces années. Je t’ai lu. Je me suis tu. Je ne peux plus à
présent.
Il récupéra son chapelet, en fit rouler nerveusement les grains, avant de
laisser tomber à voix basse :
— Je ne veux pas te perdre.
Ma mère réapparut avec un plateau et deux verres de thé fumant qu’elle
déposa furtivement sur une table. Puis elle repartit.
— Je suis extrêmement surpris, reprit mon père, que le gouverneur ne t’ait
pas fait arrêter sur-le-champ et encore plus surpris que ces gens n’aient pas
cherché à te lyncher.
— Ils savent, comme tout le monde ici, que le calife m’a accueilli à Ribat al-
Fath, et qu’il me tient en haute estime. Peut-être ont-ils craint de le
contrarier ?
— Ce n’est pas impossible. Mais combien de temps durera leur crainte ?
Il prit l’un des verres et but une gorgée.
J’ai proposé :
— Je vais écrire au calife et lui réclamer son soutien.
Mon père exhala un soupir.
— Tu es un homme brillant, un juriste émérite, un philosophe
incomparable, mais lorsqu’il s’agit des réalités de la vie, tu ne sais plus
penser. Lorsque ta lettre parviendra à Al-Mu’min, tu seras déjà un homme
mort. Non. Écoute-moi. J’ai appris ce matin que Youssouf1, le fils du calife,
avait été nommé gouverneur de Séville. Il s’y trouve à l’heure où nous
parlons. Je ne doute pas que son père ait dû lui parler de toi. Lui seul, s’il le
souhaite, pourrait agir. Si j’ai un conseil à te donner, va sans tarder à sa
rencontre.
J’ai saisi à mon tour un verre et je l’ai reposé aussitôt. Mon corps se
refusait à ingérer quoi que ce soit.
— Me recevra-t-il ? N’entre pas qui veut à l’Alcazar.
— Tu sembles oublier qui tu es. Énoncer ton nom suffira.
— Très bien. Je suivrai ton conseil. Néanmoins, je…
Un cri venait de retentir, un cri glaçant, suivi d’un bruit de chute.
J’ai bondi le premier et foncé vers la chambre de ma mère.
Arrivé sur le seuil, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Ma mère était
allongée par terre, un rictus tiraillait ses lèvres. Je me suis agenouillé,
essayant de maîtriser le tremblement de mes mains. Le pouls était
impalpable. Pourtant elle respirait.
— Que lui arrive-t-il ? hurla mon père.
— Je… je ne sais pas… je…
— N’es-tu pas médecin ?
Étais-je médecin ? Tout mon savoir s’embrouillait dans ma tête. Et la voix
d’Abubacer et celle d’Avenzoar, et les pages de Galien. Qui étais-je ? Un fils
qui voit mourir sa mère et qui n’a plus que les mots.
J’ai posé mon oreille sur ses lèvres en quête d’un souffle. J’ai recueilli le
dernier. Celui qu’exhale la mort.
— Alors ? gémit mon père. Tu vas la sauver, n’est-ce pas ?
J’ai fermé les paupières de ma mère et je me suis redressé. J’ai pris mon
père dans mes bras. Mes yeux étaient secs. Pas une larme. J’ai seulement
murmuré :
— Qu’Allah t’accorde les années qu’il lui restait à vivre.
*
Je crois n’avoir jamais vu un ciel aussi bleu sur Cordoue.
Une foule nombreuse était réunie autour de la tombe ; essentiellement des
amis de mon père. Un bref instant, je me suis revu en train de traverser ce
même cimetière entre les amoureux et les diseuses de bonne aventure, alors
que je me rendais pour la première fois chez Lobna. Lobna qui reposait à
quelques pas d’ici. Huit ans, déjà.
La veille, comme il se doit, mes deux sœurs, Mariam et Malika, et l’épouse
de mon frère avaient lavé la dépouille, enduit les cheveux de henné, rasé le
pubis et les aisselles, puis l’avait enveloppée de cinq draps ainsi que l’exige
la coutume. J’avais insisté pour que ne soit pas interdit à ces femmes l’accès
au cimetière ; leur présence étant en principe déconseillée par la loi de
crainte d’assister à des lamentations excessives : « N’est pas des nôtres celui
qui se frappe les joues, déchire ses vêtements et appelle sur lui-même
le malheur. »
L’imam venait de s’avancer devant le cercueil.
Après avoir récité les quatre incantations, il conclut :
— « C’est de la terre que Nous vous avons créée, et en elle Nous vous
retournerons, et d’elle Nous vous ferons sortir une fois encore. »
Lentement, avec l’aide de Djibril mon frère et de deux cousins, nous avons
soulevé le corps et déposé délicatement celui-ci à même la terre ; visage
tourné vers La Mecque.
Chacune des personnes présentes prit alors trois poignées de terre et les
jeta dans la tombe.
Tout était fini.
Nous sommes sortis à pas lents du cimetière. Le ciel était toujours bleu. Un
bleu indécent devant tant de tristesse. Mon père, soutenu par mon frère et
moi, vacillait à chaque pas. Il venait d’abandonner à la poussière trente-sept
ans de vie commune et le seul amour qu’il eût jamais connu. Malgré ses
protestations, nous sommes convenus avec Mariam, veuve depuis trois ans,
qu’il irait dorénavant habiter chez elle. Livré à lui-même, à soixante-sept ans,
après une telle perte, il ne faisait pas de doute que sans cela il se laisserait
mourir.
Le soir, Sarah et moi avons accueilli le cortège des personnes venues
présenter leurs condoléances. Leur grand nombre s’expliquait par la
notoriété dont jouissait mon père.
Le lendemain, dès l’aube, après une nuit sans sommeil, je suis parti pour
Séville.
Tout au long du parcours, le visage de ma mère ne m’a pas quitté. Je la
voyais partout. Entre les palmiers et les hibiscus, incrustée dans le souffle
chaud des figuiers de Barbarie.
Cinq jours plus tard, j’arrivai en vue de Séville. La ville, presque circulaire,
était située dans une vaste plaine, gorgée de vignobles et d’oliviers. J’ai vu
aussi des champs de blé et des moulins. La Grande Rivière coulait en
direction de l’ouest. Je passai sous l’aqueduc et parvins au pied des murailles
en tabya, mélange d’argile, de sable et de chaux, jalonnées de centaines de
tours et percées de portes. J’empruntai l’une d’elles et entrai dans la cité.
Séville avait la réputation d’être la ville des contrastes, celle de la misère la
plus criante et des fortunes insolentes. Une réputation confirmée au fur et à
mesure que je progressais vers l’Alcazar : je n’ai jamais croisé autant
d’enfants livrés à eux-mêmes et de mendiants. Jamais autant de magnifiques
demeures.
Comme je l’avais fait lors de mon arrivée à Ribat al-Fath, une fois devant
l’entrée de l’Alcazar, j’ai décliné mon identité. La sentinelle ne parut pas
impressionnée et me dévisagea au contraire d’un air soupçonneux. J’ai pensé
à mon père avec tendresse. Comme tous les pères, il me voyait plus
important que je n’étais, ou n’avait pas imaginé que les gardes ne lisent pas
Aristote ni les traités de médecine et encore moins les livres de
jurisprudence.
— As-tu un sauf-conduit ?
— Prévenez le gouverneur. Mon nom suffira.
— C’est que…
J’ai menti.
— Je porte un message urgent de son père.
— Le calife ?
J’ai fait oui de la tête.
À voir son expression confuse, je me suis dit qu’une affreuse bataille devait
se livrer dans la tête du pauvre homme. En toute logique, il aurait dû me
renvoyer sans discussion, mais c’eût été prendre le risque de voir s’abattre
sur lui toutes les malédictions du ciel. Finalement, il m’autorisa à entrer.
De l’extérieur, les murailles m’avaient présenté l’aspect sévère d’une
forteresse, et l’on ne pouvait soupçonner qu’elles cachaient tant de
splendeurs. En d’autres temps, j’aurais dû m’extasier, mais je n’en avais ni le
cœur ni l’esprit. Aussi, c’est dans l’indifférence totale que j’ai longé la
centaine de colonnes, le patio, les chambres aux plafonds précieux, ornés de
stuc, et toutes les merveilles que je croisais.
Un second garde m’intercepta alors que j’arrivais au pied d’un escalier de
marbre. Mon nom ne lui fit pas plus d’effet qu’à son collègue. J’ai réitéré mon
mensonge. Il bougea la tête de droite à gauche et, soudain, en un éclair, je
me suis vu entouré par une dizaine de Berbères, sabre à la ceinture.
Le garde échangea quelques mots avec l’un des hommes, le plus âgé, qui
paraissait être le chef. Ce dernier marcha vers moi, me toisa et dit :
— Tu es Ibn Rochd ?
— Je suis bien Ibn Rochd.
— Le fils d’Abu al-Qasim ?
— Le fils d’Abu al-Qasim
— Le petit-fils du grand Abou al-Walid ?
J’ai une fois de plus répondu par l’affirmative.
Alors l’homme me salua en mettant la main sur son cœur.
— La paix soit sur toi. Tu es le bienvenu.
Mon père, finalement, n’avait pas eu totalement tort.
— Je dois voir le seigneur Youssouf. Il s’agit d’une affaire urgente.
— Je comprends. Mais je n’ai malheureusement pas le pouvoir de décider.
Je vais t’accompagner auprès de son secrétaire.
Youssouf avait ordonné que je le retrouve au hammam. Lorsque je l’ai
rejoint, il venait de sortir de la chambre chaude et se reposait dans la salle de
départ. Je me suis assis en face de lui, une serviette nouée autour de la taille.
Allongé sur une banquette, yeux mi-clos, il semblait vivre pleinement cet
instant de volupté où le corps, dans une torpeur humide, ne s’appartient plus.
Il était tout jeune, entre vingt-cinq et vingt-huit ans. Assez svelte, il avait le
visage allongé, un nez busqué qui surplombait une bouche aux lèvres
charnues, d’où s’amorçait la courbe d’un menton effilé. Partageait-il la même
vision politique qu’Al-Mu’min, les mêmes rêves d’expansion ? Le même
intérêt pour les sciences et la même tolérance pour les philosophes ? Mon
avenir dépendrait de ses réponses.
Brusquement, il s’est relevé et il a frappé dans ses mains.
— Des boissons fraîches ! a-t-il commandé à l’un des porteurs d’éventail.
Puis, il me fixa.
— Ibn Rochd, sais-tu combien mon père t’admire ?
— J’accueille cela comme un grand honneur.
— Mon père, mais aussi ton ami et maître Abubacer. J’ai eu l’occasion de
faire appel à ses soins l’an passé, alors que je rendais visite au gouverneur de
Ceuta.
J’ai senti une émotion m’envahir. C’était la seconde fois que, sans le savoir,
Abubacer jouait un rôle protecteur.
Le prince ajouta :
— C’est un grand personnage, Abubacer. As-tu lu Le Vivant Fils de
l’Éveillé ?
— Bien sûr. Une œuvre majeure. Éternelle.
Youssouf ôta sa serviette pour essuyer la sueur qui perlait à son front et la
reposa sur son intimité.
— Est-il concevable qu’un enfant livré à lui-même sur une île puisse
acquérir le savoir, alors qu’au départ il est ignorant de tout, sans bagage,
sans mémoire ?
Venu réclamer de l’aide auprès d’un prince, voilà que je me retrouvais
soudain dans un lieu insolite en train de débattre d’un livre initiatique.
— Vous avez certainement pu observer que ce conte, car c’est avant tout un
conte, est divisé en sept parties, qui s’étendent sur une durée de quarante-
neuf ans. Sept fois sept. Il faut comprendre que chacune de ces étapes
correspond à un cheminement : celui de l’intelligence et celui de l’âme.
— C’est donc une sorte de parcours initiatique.
— Absolument. De sa naissance à l’âge de sept ans, Vivant découvre
l’affection des êtres qui lui ressemblent : les animaux. De sept à quatorze
ans, il explore un monde plus vaste, acquiert et développe le sens de
l’observation et de l’intuition, jusqu’au moment où il est confronté à la mort
de l’être le plus cher – la mort de la « mère-gazelle ». Entre quatorze et vingt
et un ans, il aborde le temps de l’invention. Il utilise des instruments pour
construire, produire. Ce n’est qu’à l’ultime étape qu’il accède à la méditation
métaphysique, qu’il s’interroge sur l’homme et sur l’âme, et découvre une
pratique religieuse exempte de toute révélation externe, jusqu’à atteindre
l’extase. Ce moment que je qualifierais de rencontre avec l’absolu.
— Intéressant, a reconnu Youssouf. Un livre qui soulève de nombreuses
questions.
— Dont l’une est fondamentale.
— Laquelle ?
J’ai essuyé à mon tour la sueur de mon visage. Était-elle due à la peur ou à
la chaleur ? Je n’aurais pu le dire avec exactitude.
J’ai répondu :
— La religion révélée, dans son interprétation littérale, peut-elle tolérer la
sagesse naturelle d’un esprit libre ?
Le prince a hoché la tête à plusieurs reprises.
— Oui. Cette interrogation ne m’a pas échappé. Comment y répondrais-tu ?
Je n’osais répondre. Je pressentais que, selon la réponse que je fournirais,
mon sort serait scellé.
Contre toute attente, il a pris les devants.
— Je pense qu’un esprit libre doit le rester. Mais ai-je besoin de le
préciser ? Une liberté sans limites s’appelle l’anarchie.
Il s’est tu et m’a scruté, l’air grave.
— Les nouvelles vont vite, Ibn Rochd.
Comme j’allais me défendre, il me stoppa d’un geste de la main.
— Inutile. Pas besoin de te disculper. Mon jugement a déjà été prononcé.
Il grommela en quittant la banquette :
— Je n’aime pas les astrologues.
C’est à ce moment que la porte s’est ouverte et qu’un homme, haletant,
échevelé, est tombé à genoux en s’écriant :
— Seigneur ! Notre calife, votre père, est mort !
1. Averroès cite son nom au complet : Abou Yacoub Youssouf.
21
Médecin personnel du calife ?
Quitter ma femme et mes enfants ? Repartir encore ? Une fois de plus, le
destin m’imposait sa loi. Pourtant, n’est-ce pas moi qui ai écrit que nous en
étions les maîtres ?
— Alors ? questionna Sarah.
J’ai pris sa main et je l’ai invitée à s’asseoir près de moi.
— Abubacer me propose de le remplacer comme médecin personnel du
calife.
Un léger tremblement la fit tressaillir.
— À Marrakech ?
— Oui.
— Et tu vas accepter ?
— Je pourrais décliner l’offre à la condition d’assumer les conséquences.
Elles seront funestes. Le calife prendra mon refus pour une injure. Voire pour
une humiliation.
Elle confessa son impuissance.
— Je n’ai aucun pouvoir.
— Me croirais-tu si je te disais que je n’aime guère ce bouleversement, qu’il
m’effraie même ?
— Il t’effraie ? De quoi as-tu peur ?
— Je suis incapable de définir ce que je ressens. Peut-être que j’appréhende
l’idée d’aller vivre au cœur même du pouvoir. Parmi les intrigants et les
courtisans.
Je me suis empressé d’ajouter :
— Mais je reviendrai. Sois-en sûre. Je reviendrai vous voir chaque fois que
j’en aurai l’occasion. Je ne veux pas imaginer que le calife m’imposera de le
suivre dans ses déplacements.
Elle ne me laissa pas poursuivre. Elle fondit en larmes, ses bras
entourèrent mon cou, et son visage se pressa contre le mien. Dans ce
moment, j’aurais souhaité avoir vécu dans l’ignorance, n’avoir maîtrisé
aucune science, n’être qu’un homme simple, un tanneur, un potier, un fripier,
un paysan. N’être plus Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmad, Ibn Rochd.
Deux semaines plus tard, j’ai pris la route que j’avais déjà empruntée vingt-
cinq ans auparavant. Je me souviens des derniers mots de mon fils :
— Pars tranquille, père. Tout ce que tu m’as transmis est dans mon cœur. Je
saurai être le gardien de notre famille.
La traversée du détroit fut encore plus éprouvante que la première fois. Et
lorsque je suis arrivé à Marrakech, à l’orée de la Ville rouge, ma fatigue était
si grande que je suis descendu de ma monture pour m’allonger sur le sable,
tout près de l’imposante porte du palais, le Bab Agnaou.
Aldébaran venait tout juste d’apparaître dans le ciel nocturne et j’ai vu
alors défiler le nom des étoiles recensées dans l’Almageste.
Je n’ai qu’un vague souvenir de la suite. Des gardes ont dû m’apercevoir.
J’ai bredouillé mon nom. On m’a soulevé. On m’a emmené au palais et couché
dans une chambre. Combien de temps ai-je dormi ? Des heures ? Des jours ?
Lorsque j’ai ouvert les yeux, le visage d’Abubacer était penché sur moi.
— Bienvenue, mon ami. Tu m’as inquiété.
Il m’a tendu un gobelet.
— Bois.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il plaisanta.
— Une potion magique. Du jus de grenade. Si je te disais que tes ongles
sont aussi blancs que ton visage et que l’intérieur de tes paupières, que ton
cœur est filant, que tu as des vertiges, des maux de tête, une fatigue
persistante, quel diagnostic proposerais-tu ?
— Étisie3 ?
— Parfait. Tu feras un bon médecin.
— Mais à quel moment m’as-tu interrogé ?
— Le lendemain de ton arrivée. Rassure-toi. Pendant ces deux jours, tu as
parlé et tu as mangé. Je t’ai gavé de dattes, de graines de sésame et… de jus
de grenade. Comment te sens-tu à présent ?
— Bien. Je crois. Très bien même.
— Parfait. Fais tes ablutions, et je reviendrai tout à l’heure te chercher pour
te montrer cette ville qui sera la tienne.
Avant de se retirer, Abubacer m’a dévisagé un moment, puis il a dit :
— Je suis heureux de te retrouver, Ibn Rochd. Le temps a passé, nous avons
quelques rides de plus. Moi, surtout.
Ensuite, il a mis la main sur son cœur et a ajouté avec une réelle émotion :
— Mais, dedans, rien n’a changé.
*
— Va à Marrakech, mon chien, et tu seras sacré seigneur ! lança Abubacer
alors que nous franchissions l’énorme portail qui séparait la kasbah royale de
la ville. C’est un vieux dicton des gens d’ici. Il sous-entend que, dès qu’elle
arrive dans la ville, même une personne insignifiante acquiert de
l’importance.
Autour de nous se détachaient sous l’azur les remparts d’argile. Assez
rapidement, nous nous sommes retrouvés dans un lacis de ruelles chaudes et
bourdonnantes, où régnait un jour amorti, ondoyant de poussière. Puis est
apparu un déferlement d’étroites galeries, d’alcôves, d’étals, de cris, de
courtines et de murs couverts de chaux. Ici des chameaux, là des files d’ânes,
le tout formant une cohue sombre en perpétuel mouvement.
— La kissaria, dit Abubacer. Le plus grand souk du monde. C’est d’ici que
s’exportent notamment le cuir, le papier et le sucre de canne.
Abubacer en a acheté un demi-ratl4 et me l’a offert.
— Tu vas le goûter. Il est succulent. Ce qui est étonnant, c’est que les
habitants semblent lui préférer le miel des abeilles de l’Atlas, moins onéreux
sans doute. Ils n’emploient le sucre de canne que pour les malades, les
étrangers, les réceptions et les grands personnages.
La mosaïque humaine m’a paru moins dense que celle de Cordoue ; elle
était essentiellement composée d’Arabes et de Berbères ; encore que j’aie
croisé quelques juifs, reconnaissables à leurs calottes et à leurs robes de
deuil. Je devais apprendre plus tard que cent cinquante mille âmes environ
vivaient ici. Soit presque autant que dans ma ville natale. J’ai cru comprendre
que, devenue point de mire de l’empire almohade, la cité attirait tous les
jours plus d’habitants, des gens de toutes sortes, des notables, des
fonctionnaires, de petites gens ou de riches campagnards, qui tous voulaient
y vivre.
Abubacer m’a guidé ensuite vers un jardin d’une grande beauté, qui m’a
fait l’effet d’un oasis en plein désert, une sorte de paradis vert, qui m’a
rappelé celui décrit par le Prophète : « Les jardins d’Éden, où ils entreront,
ainsi que tous ceux de leurs ascendants, conjoints et descendants, qui ont été
de bons croyants. De chaque porte, les Anges entreront auprès d’eux5. » On
avait réussi à faire sortir de cette terre ardente et écorchée des centaines
d’orangers, des grenadiers, des oliviers, des fleurs, à côté d’une armée de
palmiers qui s’étendait au nord vers la plaine, rouge comme les remparts. On
avait nommé le lieu Agdal.
— Mais d’où vient l’eau ? Comment toute cette flore est-elle irriguée ?
— Ils ont mis au point un système très astucieux qui consiste en un
enchaînement de bassins alimentés par les eaux des montagnes. En été, je
viens souvent me réfugier ici quand la chaleur de ma chambre est trop dense.
Je te conseille vivement d’en faire autant.
Ma plus grande surprise m’attendait dans la mosquée Koutoubia. Elle
devait probablement son nom à la centaine de libraires qui en occupaient le
parvis. Le bâtiment était en cours de reconstruction, car Youssouf avait
donné des ordres pour qu’il fût remanié de fond en comble.
Une fois à l’intérieur, Abubacer m’a entraîné vers une cloison mobile située
à la droite de la qibla. Elle isolait la partie de l’oratoire où se tenaient
habituellement le calife et son entourage. Je n’ai jamais pu m’assurer de la
véracité des propos de mon ami. Selon lui, tous les vendredis, cette cloison,
animée par je ne sais quel prodige, s’élevait du sol et s’abaissait au début et
à la fin des prières. J’ai pu de même admirer un pupitre assez extraordinaire
conçu pour porter un Coran décoré de pierreries et d’émaux. Il semble qu’Al-
Mu’min l’emmenait lors de tous ses déplacements.
Sur le chemin du retour, Abubacer m’a confié :
— Il faut que tu saches que, depuis qu’il a succédé à son père, le calife s’est
affiché en protecteur des arts. Oui. C’est surprenant venant d’un Almohade.
Je peux t’assurer qu’il ne s’est pas passé un seul jour sans que je voie arriver
au palais des pléiades de savants, d’intellectuels, de poètes de tout l’Occident
musulman. Tu ne vas pas tarder à t’en rendre compte par toi-même. Il nous
attend.
1. Plus connue sous le nom de bleuet des montagnes ou bleuet des
champs. Elle stimule la sécrétion des sucs digestifs et peut avoir un effet
anti-inflammatoire et analgésique.
2. À ceux qui s’étonneraient du délai relativement court entre la date
d’envoi et celle de sa réception, il faut rappeler que, dès la seconde moitié
du VIII e siècle, les Arabes avaient découvert que les pigeons voyageurs
pouvaient servir un système postal. Toutes les grandes villes de l’empire
islamique regorgeaient de pigeonniers. À titre d’exemple, il ne fallait qu’un
jour pour porter une lettre du Caire à Damas ou inversement.
3. Maladie qui consume le corps. Amaigrissement progressif.
4. Environ 300 grammes.
5. Coran, XIII , 23.
26
La terre n’avait pas tremblé sous mes pas, mais j’eus la conviction qu’elle
tremblait pourtant.
— Tu m’as trahi, Ibn Rochd ! Trahi et injurié !
Le visage du calife Al-Mansour ressemblait au visage de la mort. La
mienne.
Sans s’interrompre, il me jeta à la face les feuillets qu’il avait tenus tout ce
temps entre ses mains et s’écria :
— Tu as écrit : « J’ai vu une girafe chez le roi des Berbères ! » Comment as-
tu osé m’affubler de ce titre : le « roi des Berbères » ? Moi, le Commandeur
des croyants !
— Seigneur…
— N’essaye pas de nier. Ibrahim al-Wakil, ici présent (il désigna du doigt le
vizir), m’a montré le livre dans lequel se trouvent ces propos infamants.
— Le Livre des animaux, oui, seigneur. N’y voyez aucune injure. Lorsque
les savants ont à nommer le prince d’un pays, ils ont pour habitude de se
dispenser des formules élogieuses qu’emploient les courtisans et les
secrétaires. Ce…
— Silence ! Des notables de Cordoue m’ont aussi rapporté que selon toi le
Coran n’est qu’une fable ! Que tes derniers ouvrages ne sont que
blasphèmes, reniements de la religion du Prophète (paix et salut soit sur Lui).
Tu as même affirmé que la planète Al-Zahra1 était une divinité !
J’ai tenté à nouveau de me disculper, en vain.
Le calife conclut :
— Sache que ce sont uniquement les liens d’amitié que tu as entretenus
avec mon père, et avant lui avec mon grand-père, qui t’évitent la corde et
parce que j’éprouve encore quelque affection à ton égard. Dès demain, sous
escorte, tu quitteras Marrakech et tu prendras le chemin de l’exil. Tu te
rendras à Lucena parmi les juifs, banni des cités musulmanes, et tu y
attendras que la mort t’emporte.
Il me chassa d’un geste de la main comme on chasse un chien.
*
J’aurais pu franchir à pied la distance qui me séparait de Cordoue. Une
trentaine de milles. Une quinzaine d’heures de marche. Mais, à soixante-
douze ans, c’est une semaine qu’il m’eût fallu. Même si je m’y étais risqué,
poussé par le manque de ma ville, et le désir irrépressible de revoir mon fils,
je n’aurais pu. Nous étions en avril 1197. Ma maison de Lucena était
entourée de soldats. Je n’avais ni le droit de sortir, ni celui de recevoir, et je
n’étais servi que par un esclave qui, je le précise, avait été mis à ma
disposition par des membres importants de la communauté juive de la ville.
J’ignore comment, mais ils avaient réussi à plaider ma cause auprès des
autorités. Peut-être parce que de tout temps cette petite bourgade avait été
habitée par des Hébreux, et lorsque je m’y suis trouvé, leur nombre était
toujours majoritaire. Peut-être que, en m’exilant ici, on avait songé à
m’humilier, me rabaisser. C’eût été mal connaître la Révélation, où il est dit :
« Nous croyons en Allah et en ce qu’on nous a révélé, et en ce qu’on a fait
descendre vers Abraham et Ismaël et Isaac et Jacob et les Tribus, et en ce qui
a été donné à Moïse et à Jésus, et en ce qui a été donné aux prophètes,
venant de leur Seigneur : nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à
Lui nous sommes Soumis. »
C’est par cette communauté que me parvenaient, par intermittence, des
nouvelles du monde extérieur. C’est par elle que j’ai appris que mes livres,
mes manuscrits, avaient été arrachés aux bibliothèques de Marrakech, de
Fès, de Cordoue, de Séville, de toutes les grandes villes d’Al-Andalus, pour
être brûlés sur les places publiques. Par leur bouche que m’ont été
rapportées les exhortations de certains théologiens et même de savants,
incitant les « pieux musulmans » à faire le siège de ma demeure, à m’en
extirper pour me jeter à mon tour dans les flammes.
J’ai pleuré. Bien qu’il ne soit pas noble qu’un homme pleurât.
J’ai versé des larmes.
Non de tristesse, mais d’amertume.
À quoi m’aura servi de louvoyer, de courber l’échine face au pouvoir
almohade ? Car, en dépit des apparences, je m’étais bâillonné. Sans ce
bâillon, il y a des choses que j’aurais sans doute criées au grand jour, sans
retenue.
D’aucuns me rétorqueront que les princes m’ont laissé suffisamment la
bride sur le cou ; bien au-delà de mes espérances. Peut-être. Mais à quoi se
mesure la soif de liberté, si ce n’est à l’aune des limites que l’on veut nous
dicter ?
C’est une illusion. Mais l’odeur de cendres est partout.
Sur ma peau, mes draps, dans ma bouche et mes lèvres et les murs de ma
chambre.
J’imagine avec effroi mes écrits, toutes ces heures de labeur, ces moments
de fusion entre mon âme et celles de mes prédécesseurs, mes maîtres,
réduits à néant, en poussière de savoir et en humiliations.
Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ? Ai-je fait preuve de trop de suffisance en
allant au-delà des pensées d’Aristote ? Ou pas assez ? L’exégète a-t-il desservi
ou corrompu le maître ?
Au fond, la réponse à peu d’importance. Ce qui a compté, et qui compte,
c’est de chercher, puiser, raisonner. Le questionnement mène à la sagesse.
L’absence d’interrogation, à la décadence de l’esprit. Et s’il arrive que la
vérité heurte et bouleverse, ce n’est pas la faute de la vérité.
Dix mois plus tard, au début du mois de septembre 1198, sur un revirement
totalement incompréhensible, le calife Al-Mansour a exigé mon retour à
Marrakech.
J’ai accepté. Là encore, avais-je le choix ? S’il n’avait tenu qu’à moi je
serais resté à Lucena, car je savais la mort à quelques pas de mon lit.
Je suis donc rentré au Maghreb. Dans la Ville rouge.
Le calife m’a présenté ses excuses. Il avait, semble-t-il, cédé aux pressions
de certains groupes, il était tombé dans le piège d’une machination de
religieux qui n’éprouvaient que haine envers moi. Il m’a demandé de lui
pardonner.
Je me suis contenté de porter ma main sur mon cœur.
Tout est consommé.
J’entends qu’on frappe à ma porte.
C’est mon fils, Jehad.
1. Vénus.
ÉPILOGUE
D’après l’historien Salomon Munk, Averroès est mort dans la nuit du jeudi
10 décembre 1198, et il fut enterré à Marrakech.
Trois mois plus tard, son cercueil fut exhumé et transporté jusqu’à Cordoue
et inhumé pour la seconde fois.
Trois personnages étaient présents.
Un juriste. Un copiste. Et Ibn Arabi.
Averroès incarne indiscutablement un islam éclairé, marqué par la volonté
de concilier la foi et la raison, la philosophie et la Révélation, Aristote et
Mohammad. Calomnié par les uns, magnifié par les autres, en fait rarement
compris : il demeure, envers et contre tout, le dernier grand penseur de
l’islam des Lumières, voire de l’islam tout court.
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES
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Épilogue
Bibliographie et sources
Remerciements