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de couverture : © iStock
Couverture : Sébastien Cerdelli

© Librairie Arthème Fayard, 2017


ISBN : 978-2-213-68533-5
DU MÊME AUTEUR :

Avicenne ou la route d’Ispahan, Denoël, 1989 ; Folio, 1990.


L’Égyptienne, Denoël, 1991 ; Folio, 1993.
La pourpre et l’olivier, Denoël, 1992 ; Folio, 1994.
La fille du Nil, Denoël, 1993 ; Folio, 1995.
Le livre de saphir, Denoël, 1996 ; Folio, 1997.
Le dernier pharaon, Pygmalion, 1997 ; J’ai Lu, 2000.
L’enfant de Bruges, Gallimard, 1999 ; Folio, 2001.
Le livre des sagesses d’Orient, Éditions No 1, 2000.
À mon fils : à l’aube du troisième millénaire, Gallimard, 2000 ; Folio, 2003.
Des jours et des nuits, Gallimard, 2001 ; Folio, 2002.
L’ambassadrice, Calmann-Lévy, 2002 ; Le Livre de poche, 2003.
Les silences de Dieu, Albin Michel, 2003 ; Le Livre de poche, 2005.
Akhenaton : le dieu maudit, Flammarion, 2004 ; Folio, 2005.
Un bateau pour l’enfer, Calmann-Lévy, 2005 ; Le Livre de poche, 2006.
La reine crucifiée, Albin Michel, 2005 ; Folio, 2007.
Le colonel et l’enfant-roi : mémoires d’Égypte, Lattès, 2006 ; Folio, 2008.
Moi, Jésus, Albin Michel, 2007 ; J’ai Lu, 2010.
La dame à la lampe : une vie de Florence Nightingale, Calmann-Lévy, 2008.
Erevan, Flammarion, 2009 ; J’ai Lu, 2010.
Inch’Allah I : Le souffle du jasmin, Flammarion, 2010 ; J’ai Lu, 2011.
Inch’Allah II : Le cri des pierres, Flammarion, 2010 ; J’ai Lu, 2011.
Impressions d’Égypte, La Martinière, 2011.
Douze femmes d’Orient qui ont changé l’histoire, Pygmalion, 2011 ; J’ai Lu, 2013.
L’homme qui regardait la nuit, Flammarion, 2012 ; J’ai Lu, 2014.
Les nuits du Caire, Arthaud, 2013.
La nuit de Maritzburg, Flammarion, 2014 ; J’ai Lu, 2015.
L’aigle égyptien : Nasser, Tallandier, 2015.
Douze passions amoureuses qui ont changé l’histoire, Pygmalion, 2015.
Le petit livre des grandes coïncidences, Télémaque, 2015 ; Le Livre de poche, 2016.
L’envoyé de Dieu, L’Archipel, 2015.
La découverte du tombeau de Toutankhamon, Larousse, 2016
Inch’Allah III : Les cinq quartiers de la lune, Flammarion 2016 ; J’ai Lu, 2017.
Irena Sendlerowa : Juste parmi les nations, Don Quichotte, 2016.
Le sabre d’Allah, Robert Laffont, 2016.
AVERTISSEMENT

Devant la profusion de noms de personnages, de lieux et de


dates cités par Averroès dans leur graphie arabe, nous avons
opté, chaque fois que cela fut possible, pour leurs équivalences
latines afin de rendre la lecture plus accessible.
Le calife al-Ma’mun vit en songe un homme au teint clair coloré de rouge,
au front large ; ses sourcils se rejoignaient ; il avait la tête chauve et les yeux
bleu foncé, ses manières étaient affables ; il était assis dans la chaire. J’étais,
dit al-Ma’mun, tout contre lui et j’en fus rempli de crainte. Je lui demandai :
« Qui es-tu ? » Il me répondit : « Je suis Aristote. » Cela me réjouit et je lui
dis : « Ô sage, je vais te questionner. » Il me dit : « Questionne. » Je lui dis :
« Qu’est-ce que le bien ? » Il me répondit : « Ce qui est bien selon la raison. »
Je lui dis : « Et après ? » Il répondit : « Ce qui est bien selon la Révélation. »
Je lui dis : « Et après ? » Il me répondit : « Ce qui est bien aux yeux de tous. »
Je lui dis : « Et après ? », il me répondit : « Après il n’y a pas d’après. »
Al Nadîm, Kitâb al fihrist.
1

Marrakech, 9 décembre 1198 de l’ère latine.



Venus des étoiles, descendent des parfums enivrants et résonnent des
mélopées anciennes, tandis que, adossée aux remparts de la Ville rouge, la
nuit parle à ma mémoire.
Je suis venu comme l’eau.
Je partirai comme le vent.
Bientôt, l’aube lancera dans la coupe des ténèbres la pierre qui fera
s’envoler les étoiles.
Qui suis-je ?
Les Latins me nomment Averroès. Les Juifs, Ben Rochd.
Pour les Arabes, je suis Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmad, Ibn Rochd.
J’ai vu le jour il y a soixante-douze ans à Cordoue, entre les contreforts de
la Sierra Morena et les riches plaines de Campiña. Nous vivions alors une
époque de grand savoir, mais aussi de grands tumultes.
Quatre siècles avant ma naissance, un chef de guerre berbère avait
traversé le détroit qui sépare l’Occident du Maghreb et débarqué en un lieu
connu de milliers d’hommes. Ce guerrier posa son empreinte sur tout le sud
avant de déferler vers le nord et de prendre Tolède.
Voilà donc quatre siècles que les Arabes occupent une vaste partie de la
Péninsule. Quatre siècles durant lesquels des dynasties successives s’y sont
déchirées. Omeyyades, Abbassides, Almoravides et, à l’heure où j’écris, ce
sont les Almohades qui règnent. Quant aux rois chrétiens, malgré leurs coups
de boutoir, ils n’ont toujours pas réussi à mettre fin à notre présence. Pour
combien de temps encore ?

J’écris pour mon fils, Jehad. Dernier survivant de mes trois enfants.
Je n’écris que pour lui.
Conscient de la dérive qui entraîne notre monde vers l’intolérance,
comment pourrais-je ne pas le mettre en garde et lui révéler ce qu’il me fut
interdit d’exprimer de mon vivant ? J’ai vécu bâillonné, j’ai vécu sous la
menace et, ce soir, mon ultime crainte est que ces pages tombent sous des
regards indiscrets. Je connaîtrais alors une double mort. Après m’avoir lu, les
théologiens qui ne savent d’Allah que le nom, les théologiens m’arracheront à
mon linceul pour me jeter en pâture aux chiens. Dans leur très grande
majorité, hélas, la quête de ces hommes n’est pas l’élucidation du Coran,
auquel ils ne comprennent rien. Ce sont des forces obscurantistes qui
s’emparent du texte sacré pour élaborer une autre forme de religion. En
agissant ainsi, ils représentent un danger de dissension pour la communauté
musulmane et menacent le consensus.
Si le Créateur des mondes m’accorde le temps d’achever ces mémoires, je
les confierai à mon fils, qui, après en avoir pris connaissance, les remettra à
quelqu’un de confiance, car je ne veux à aucun prix qu’il les conserve. Ce
serait trop dangereux. L’homme auquel je songe s’appelle Ibn Arabi. Il n’est
pas un ami ; nous fûmes même en désaccord. Mais la trahison ne vient-elle
pas souvent de nos proches ?
Ibn Arabi n’était encore qu’un adolescent imberbe lorsque je l’ai rencontré
pour la première fois. J’avais cinquante-trois ans, et lui quatorze. J’étais un
juriste et un philosophe reconnu, auteur de nombreux écrits, parmi lesquels
un livre que je considère essentiel tant par les critiques venimeuses qu’il a
soulevées que par la certitude d’avoir rédigé une œuvre majeure1.
Ce que j’avais entendu au sujet d’Ibn Arabi m’avait fort surpris. Au cours
de séances de méditation, le garçon aurait reçu des réponses aux questions
que nous, les philosophes, nous nous posons. Je tenais à me rendre compte
par moi-même comment quelqu’un, entré ignorant dans un séjour méditatif,
pouvait en sortir aussi transformé. Étant un ami de son père, j’ai prié celui-ci
d’organiser l’entrevue.
Le jour dit, l’adolescent s’est présenté à mon domicile. Je l’ai accueilli avec
chaleur. Je l’ai même embrassé. Lorsqu’il est reparti, mon opinion était faite.
Je n’avais pas eu en face de moi un philosophe comme je l’avais d’abord cru,
mais un mystique.
Ce garçon faisait partie de ces êtres qui revendiquent une expérience au
sein de laquelle la connaissance, l’amour, le pur intellect, les sens, bref, tout
se confond. Ils sont convaincus que la méditation leur permet de franchir les
bornes où la raison est parfois contrainte de s’enfermer. Il a mentionné au
cours de notre échange l’« inspiration divine ». Il n’existe pas d’« inspiration
divine » ! Pour accéder à la connaissance, seule compte la pensée rationnelle,
détachée de toute influence émotionnelle.
Pendant longtemps je n’ai pas eu de nouvelles d’Ibn Arabi. Et voilà que, il y
a peu, il me fit parvenir les vers d’un poème encore inachevé. Je les ai
retenus et les retranscrits tels quels : « Mon cœur est ouvert à toutes les
formes ; il est pâturage pour les gazelles, monastère pour les moines, temple
pour les idoles, et la Ka’aba pour qui en fait le tour. Il est les Tables de la
Torah et aussi les feuillets du Coran. Mienne est la religion de l’Amour. Où
que ses caravanes dirigent leurs pas, l’Amour est ma religion et ma foi. »
J’ai trouvé ce texte d’une très grande beauté, mais je ne doutais pas que s’il
venait à être publié un jour il serait frappé d’anathème par les religieux.
Nous savons combien il est périlleux de quitter leur sentier. Quoi qu’il en soit,
j’ai conservé pour ce penseur une sincère affection, bien que parfois il ait
déclaré ici et là n’avoir rien appris de mes œuvres.
On s’étonnera que je veuille confier ce manuscrit à quelqu’un que je n’ai
plus revu depuis son adolescence. La réponse est simple : ce sont les lignes
de ce poème qui m’ont décidé. Un homme capable d’exprimer ainsi l’amour
ne peut trahir. Un homme capable d’affronter les lois, de résister
farouchement à toutes les contraintes, cet homme conservera ces pages sans
peur et saura à qui les transmettre plus tard.

Certains jours de ciel clair, de ma terrasse, par-delà la plaine et le désert,
j’entraperçois les cimes enneigées de l’Atlas et j’imagine quelque part la
pointe majestueuse du djebel Toubkal. Immobile, éternelle.
La nature demeure.
Les hommes passent.
Seule la montagne, impassible comme le temps, sait la vérité. Elle a connu
les vainqueurs et les vaincus ; les sultans et les miséreux ; les palais et les
masures ; le couchant des Almoravides et le triomphe des Almohades. Deux
dynasties, deux aigles qui, tour à tour, se sont disputé le droit de creuser les
reins de la terre pour y déverser leur semence.
Tant de sang. Tant de morts. Tant de ruines, mais aussi tant de grandeur.

Lorsque je contemple mon visage dans le miroir de bronze, je ne peux plus
compter mes rides. Chacune d’elles figure les interrogations qui me
hantèrent et hantent encore ce qu’il me reste de vie.
Seul. Je partirai seul. Peu importe ! Nous ne sommes plus rien une fois les
ailes de la mort repliées sur nos os, sinon un souvenir ensablé dans la
mémoire de ceux qui nous ont connus. Nos enfants nous auront-ils aimés ?
Jugés certainement. Nos enfants, et peut-être un homme ou une femme qui
éprouva à notre endroit quelque considération, car, en vérité, bien rares sont
ceux qui se préoccupent de vous savoir vivant ou mort.

Qui suis-je ?
Quel grain du sablier déclenchera dans sa chute le décompte de ma
dernière heure ? Où ira mon âme ? Cette âme sur laquelle j’ai tant écrit. En
quelle palmeraie divine ?
Moi qui ai évoqué l’unicité du tout, affirmé que l’univers et son Créateur ne
forment qu’un, aujourd’hui je vacille sous la violence du doute, alors que,
dans ma chair, j’ai toujours su que la vérité ne saurait être contraire à la
vérité, que les êtres et leurs causes naissent de la science d’Allah. C’est
ainsi : ceux qui savent sont en proie au doute, et les ignorants se nourrissent
de certitudes.

Théologie, mathématiques, jurisprudence, philosophie, médecine, Aristote,
Aristote mon maître. Aristote source de tous mes savoirs. Fidèles amis,
compagnons d’infortune ! Grâce à vous, j’ai appréhendé le ciel. À cause de
vous, j’ai effleuré la Géhenne. On m’a aimé. Je fus bien plus haï qu’aimé. Je le
serai sans doute longtemps après ma mort, car l’ignorance mène à la peur et
la peur conduit à la haine. Voilà l’équation.
1. Averroès parle sans doute du Discours décisif, dont la rédaction se
situe aux alentours de 1179.
2

Douze ans après la mort d’Averroès.


Paris, novembre 1210.

Voilà quelques jours que, à l’instigation de Pierre de Corbeil, archevêque
de Sens, le concile s’était réuni à Paris. Paris, où le goût renaissant de la
science, de la recherche de la vérité – conforme ou non aux canons de
l’Église –, enfantait chaque matin de nouvelles idées, dont certaines –
évidemment – ne manquaient pas de soulever de violentes critiques, au point
que la recherche des hérétiques était devenue la principale occupation des
légats du pape. Les enquêtes avaient succédé aux enquêtes, pour aboutir à
l’arrestation de quatorze individus ; treize clercs et un laïque.
Le premier nommé, le plus ardent, était le sous-diacre Bernard, clerc de
Paris qui, disait-on, ignorait tout de la théologie. Il y avait aussi Guillaume
d’Aire, un impudent orfèvre, sectaire et dévot d’une religion nouvelle, ainsi
que ses complices : Étienne, diacre du Vieux-Corbeil ; Jean, curé d’Orsigny,
non loin de Palaiseau, et Pierre de Saint-Cloud. Ce dernier avait tenté, mais
en vain, de se soustraire aux recherches des émissaires épiscopaux. Déguisé
en moine, il était allé se cacher en toute hâte à l’abbaye de Saint-Denis.
L’évêque de Paris exigea qu’on le lui livre ; ce qui fut fait.
Aux yeux des prélats, la culpabilité de ces individus ne faisait guère de
doute. Ces clercs avaient osé nier la vertu des sacrements, annoncé la
dissolution prochaine de la communauté fondée par les disciples du Christ et
proclamé comme premier article d’un Évangile nouveau la liberté
individuelle des consciences !
La plupart des inculpés, n’ayant pu démentir les accusations à charge, ou
dédaignant de le faire, avaient fini par reconnaître devant le concile tout ce
qui leur était reproché.
Dans un ultime moment défi, le sous-diacre Bernard osa braver le rigorisme
orthodoxe de ses juges en faisant profession de cette doctrine pour le moins
originale : « Entre toutes les choses qui participent de la vie, une essence est
commune ; et cette commune essence de toutes les choses, c’est Dieu. Livrez,
livrez mon corps aux flammes du bûcher ou tourmentez-le par quelque autre
supplice ! Toute votre fureur ne détruira pas une parcelle de mon être, car,
étant ce que je suis, je suis Dieu. »
Comme il fallait s’y attendre, Bernard fut inscrit le premier sur la liste des
suppliciés. Certains se dirent que c’était peut-être la gloire qu’il avait
recherchée.
Un dénommé Maître Amaury, originaire de Bène, dans le pays chartrain, fut
lui aussi condamné. Mais, étrangeté de l’affaire, Amaury était déjà mort et
enterré depuis deux ans ! Il s’était fait une réputation dans l’enseignement de
la logique et avait entrepris d’enseigner la théologie selon une méthode qui
lui était personnelle. Il professait que tout chrétien était membre du Christ et
qu’il avait souffert avec lui le supplice de la croix. Amaury imaginait ainsi au
lieu du Dieu séparé des chrétiens, un Dieu profane inscrit dans les plus
infimes parcelles de la matière. Ces propos ne pouvaient que lui attirer les
malédictions du clergé.
En ce matin de novembre 1210, la condamnation des quatorze accusés,
parmi lesquels des disciples d’Amaury, fut l’affaire des évêques. Celle des
théologiens présents au concile fut ensuite de rechercher quelles semences
pernicieuses avaient introduit dans les cerveaux cette moisson d’hérésies. Où
ces individus avaient-ils puisé leur inspiration ? Auprès de qui ? Dans quelles
lectures ?
Voilà peu que l’université de Paris possédait une version latine de la
Métaphysique d’Aristote, à laquelle étaient accolés des commentaires
anonymes. Le coupable était donc trouvé. C’était Aristote ! Ce « misérable
Aristote », comme l’avait surnommé Tertullien. Voilà le responsable de la
folie qui s’était emparée de ces hommes.
Le 13 novembre, la sentence fut prononcée :
« Sous peine d’excommunication, il est désormais interdit de lire soit en
public, soit en secret, dans la ville de Paris les livres de philosophie qui
portent le nom d’Aristote et les commentaires qui l’accompagnent. Il est
interdit de les copier et de les retenir. Ils seront saisis, jetés au feu. »
Le 19 novembre, livrés au bras séculier, dix des accusés montèrent sur le
bûcher ; quatre furent condamnés à la prison à vie. Les ossements d’Amaury
furent déterrés et brûlés.
Quelqu’un s’interrogea ce jour-là : « Sait-on qui est l’auteur des
commentaires d’Aristote ? »
3

Je suis né à Cordoue en l’an 1126 des Latins.


Cordoue, ma ville, mon manque. Cordoue dont les parfums n’ont cessé de
voleter dans ma mémoire, dans la peine et dans la joie, sur les routes
d’argent de Séville à Lucena, de Fès à Marrakech. Toujours Cordoue. Ce soir
encore, alors que je dérive vers l’ultime estuaire, vibrent dans mon cœur les
huit cents colonnes de marbre de la Grande Mosquée, où, dès que je fus en
âge de marcher, mon père m’emmena louer le Seigneur des mondes. Et je
soutiens, contre ce grand médecin que fut Galien, qu’en plus des quatre
climats recensés : le chaud, le froid, l’humide et le sec, il en existe un
cinquième, le plus doux ; c’est le climat de Cordoue.
Cordoue, centre du bonheur, mais surtout cité du savoir.
Du temps de ma jeunesse, j’y ai compté pas moins de soixante-dix
bibliothèques ! Si, aujourd’hui encore, les livres latins demeurent inhumés
dans des abbayes à la seule disposition des religieux, les nôtres sont partout
dans la cité. Que ce soit dans les fastueux palais des émirs, les maisons des
juristes et des savants, ou même chez de simples citoyens.

Ma ville.
On y aurait dénombré plus de deux cent mille maisons occupées par la
plèbe, une soixantaine de mille, par les dignitaires et l’aristocratie, six cents
bains publics, quatre-vingt mille quatre cent cinquante-cinq boutiques.
Chiffres qui m’ont toujours paru excessifs, car ils conduiraient au nombre
improbable d’un million d’habitants. J’aurais penché pour celui de deux cent
mille.
Mais est-ce bien une ville que ce labyrinthe de langues et de sons, de peaux
brunes ou blanches ? Cette juxtaposition de visages, de mots et d’odeurs, de
lambeaux d’autres villes possibles ? Terre métisse où chrétiens et juifs, les
« gens du Livre », parlent et écrivent en arabe sans avoir jamais oublié leur
propre langue ; où personne, pas même les plus nobles parmi les nobles,
ceux dont le lignage remonte aux tribus premières, ne peut se targuer d’une
pureté de sang. Sans doute est-ce ce brassage qui nous a permis d’être une
passerelle entre Orient et Occident.
Tout autour de la médina, on comptait jusqu’à vingt et un faubourgs et
chacun d’entre eux avait ses propres murailles, ses bains publics, sa mosquée
et son souk. Le plus célèbre se trouvait sur la rive gauche de la Grande
Rivière.
Il était habité par des commerçants et des artisans muwalladins, ces
chrétiens qui s’étaient convertis à l’islam pour ne plus avoir à payer la jizîa,
l’impôt annuel réclamé aux hommes pubères non musulmans.
Du temps du calife Al-Hakam I, la population, qui le détestait, se souleva.
Une foule échauffée franchit le pont et encercla l’Alcazar, cherchant à en
défoncer les portes. Mais les soldats du calife – on les appelait les muets ou
les silencieux, car ils étaient des esclaves étrangers et ne comprenaient pas
l’arabe – prirent les émeutiers à revers et se livrèrent à un massacre qui dura
trois jours. Le faubourg tout entier fut mis à sac, comme une ville conquise
sur l’ennemi. Trois cents survivants furent exécutés et l’on crucifia leurs
cadavres ; quant aux autres, on leur laissa la vie sauve à condition qu’ils
abandonnent Al-Andalus pour ne plus jamais y revenir.
Je n’ai pas connu cette époque, mais les temps heureux de la convivencia,
ou l’art de vivre ensemble dans le respect des différences. Période pendant
laquelle juifs et chrétiens étaient autorisés à pratiquer librement leur culte, à
commercer, à exercer le métier qu’ils souhaitaient à la seule condition de
s’acquitter d’un impôt auprès des autorités musulmanes. Ils bénéficiaient
ainsi du statut de « sujets protégés ». C’est toujours le cas, bien que de
nombreux orages eussent grondé sur Al-Andalus et que de fortes inégalités
existent. À titre d’exemple, le témoignage d’un chrétien contre un musulman
n’est toujours pas recevable, et les châtiments infligés pour des infractions
égales sont inférieurs de moitié pour les musulmans.

Un poète a écrit : « Cordoue surpasse le monde par quatre éléments : son
pont sur le fleuve et sa mosquée. En voilà deux ! Le troisième est Madinat al-
Zahra, tandis que le quatrième et plus grand élément est le savoir ! »
La Zahra que le poète mentionne est une cité qui fut construite sur les
contreforts de la Sierra, la « montagne de l’Épousée », à l’instigation du
calife Abd al-Rahman III, dont on sait qu’il préférait les batailles de l’amour à
celles de la guerre. Une nuit, pendant une expédition militaire vers le nord, il
eut un rêve érotique qui lui procura une agréable éjaculation. Devant un
serviteur qui lui présentait la cuvette pour qu’il se purifie avec de l’eau
froide, il improvisa le début d’un poème que j’ai trouvé singulier : « Un
prolifique épanchement s’est répandu de nuit sans que je m’en rende
compte », et le serviteur lui aurait répondu, en vers aussi : « S’est-elle
présentée à toi dans les ténèbres ? Bienvenue soit celle qui vient te visiter la
nuit. »
À l’aube, toujours en proie à l’excitation, Abd al-Rahman délégua le
commandement à l’un de ses généraux et repartit au grand galop pour
Cordoue, aiguillonné par le désir de serrer au plus vite dans ses bras la fille
qu’il avait possédée en rêve !
Mais, en même temps qu’il s’exténuait en partageant ses heures de délices
entre ses trente-six femmes – mais je pense que le chiffre est exagéré –, il
aimait de passion une farouche concubine du nom de Latifa qui avait la
réputation d’être une âme égoïste, avide et sèche, faite pour l’intrigue. On
raconte qu’un soir, pris de désir, il voulut aller la retrouver dans sa chambre,
mais trouva porte close. Il frappa plusieurs fois, mais Latifa refusait d’ouvrir,
peut-être parce que la promiscuité de l’infatigable émir la lassait, ou parce
qu’elle préférait l’éconduire afin d’être plus désirée.
« Ouvre, gazelle solitaire, l’adjura le Commandeur des croyants, car la nuit
est mauvaise conseillère pour les cœurs faibles. Ne t’obstine pas contre celui
qui t’aime le plus, ne réponds pas par l’indifférence à un cœur vaincu. »
Mais Latifa ne voulut rien savoir. Abd al-Rahman se retira et, au bout d’un
moment, il revint discrètement, suivi par une troupe d’eunuques qui
portaient des coffrets emplis de pièces d’or, et il leur ordonna à voix basse de
les empiler contre la porte de la jeune femme. Quand elle se décida à ouvrir,
la muraille d’or se répandit lentement à l’intérieur de la chambre en
découvrant à l’arrière-plan la silhouette de Abd al-Rahman, qui attendait sur
le seuil. Alors, seulement, Latifa l’invita à partager sa couche. Cette nuit
aurait coûté au calife pas moins de vingt mille dinars.
Dans sa vieillesse, il semble qu’il succombât au repentir, poussé par de
redoutables théologiens qui lui prédisaient les châtiments de l’enfer s’il ne se
corrigeait pas ! J’incline à penser que ce fut plutôt son médecin personnel,
Ibn Shaprut, qui lui imposa de se ménager. Ibn Shaprut l’avait guéri d’une
maladie grave. À partir de ce jour dut naître entre les deux hommes une
grande confiance.

Madinat al-Zahra.
Qui se souvient encore que la route qui la reliait à Cordoue était éclairée la
nuit par des centaines de lanternes ? Du haut des remparts, on eût dit un
collier de perles qui se dénouait jusqu’au pied du palais. Ce devait être un
spectacle unique, même si la majorité des villes d’Al-Andalus étaient en ce
temps dotées d’un éclairage.
Plus de dix mille personnes travaillèrent quotidiennement à la construction
de cette cité et de son palais, pour lesquels on utilisa les matériaux les plus
précieux. Des jardins creusés de quatre bassins prolongeaient les édifices.
Selon la légende, l’un d’entre eux était rempli de mercure. Je me suis souvent
demandé ce que pouvait ressentir un visiteur arrivé d’Occident, d’une
contrée pauvre et barbare, où l’on habitait de lugubres maisons qui sentaient
la paille humide et le suif, lorsque, sur un ordre du calife, un esclave armé
d’un bâton agitait la surface du métal liquide. Le décor entier devait se
décomposer en centaines de reflets mouvants et tournoyants, brisant
l’ordonnance du temps et de l’espace, et il est probable qu’en repartant chez
lui le visiteur fût convaincu qu’un simple geste d’Abd al-Rahman pouvait
stopper ou rétablir la rotation de l’univers.
Madinat al-Zahra fut certainement un endroit magique. Je n’ai pas eu la
chance de le connaître. À la suite de la guerre civile qui embrasa Al-Andalus
et ravagea Cordoue, Al-Zahra sombra et toute sa population fut massacrée. Il
ne reste plus rien de cette magnifique cité et je la soupçonne aujourd’hui
d’être habitée par des djinns.
Étrangement, j’aimais me rendre parmi les ruines. Je m’asseyais alors par
terre, au centre de ce qui fut la salle de réception du calife et dont subsistent
quelques arcades et des pans de murs. Je fermais les yeux et tentais de me
projeter dans le passé. Mais, très vite, mon esprit était submergé de
questionnements : Pourquoi ? Pourquoi le besoin de grandeur, le désir de
puissance, l’or, l’avidité, la violence, l’aveuglement des princes, l’injustice et
la mort des étoiles ? Pourquoi l’univers ? Pourquoi Dieu ? Y a-t-il opposition
entre la raison et la foi ? Tout s’entrechoquait dans ma tête et je quittais Al-
Zahra l’esprit plus tourmenté que lorsque j’y étais entré.
Un jour que je discutais avec un médecin sévillan de la prééminence de nos
villes respectives, je lui fis remarquer : « Si un homme savant meurt à Séville,
ses livres seront aussitôt emportés à Cordoue, où l’on trouvera preneur à
coup sûr. Inversement, si c’est un musicien qui meurt à Cordoue, ses
instruments partiront pour Séville. »
Oui. Cordoue est bien la cité de la pensée.
Combien d’illustres personnages y virent le jour ? Sénèque, bien sûr.
Sénèque le philosophe, Sénèque le Tragique. Sénèque dont j’aime à me
souvenir qu’il écrivait : « Il est des heures qu’on nous enlève par la force,
d’autres, par surprise, d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse
perte est celle qui vient de nos négligences et, si nous n’y prenons garde, la
plus grande part de notre vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire,
le tout à faire autre chose que ce que l’on devrait. »
À Cordoue sont nés aussi le théologien Ibn al-Hazm, le savant aux quatre
cents ouvrages, et le poète Ibn Quzmân, que j’ai eu l’occasion de rencontrer.
Personnage singulier, membre d’une famille de secrétaires, il consacrait ses
loisirs à la recherche d’amours – féminines et masculines –, de fêtes, de
beuveries et surtout de mécènes disposés à payer ses panégyriques ; ce qui
n’ôtait rien à son talent. Avant de mourir, Quzmân exprima un souhait qui en
choqua plus d’un : il exigea d’être enterré enveloppé de pampres et qu’on
versât du vin sur son cadavre. Il est soit en enfer, soit au paradis. Je penche
pour le paradis.
Sénèque, Ibn al-Hazm, et comment oublierais-je ce vénérable penseur, que
les Latins connaissent sous le nom de Moïse Maïmonide et qui est, pour les
Arabes, Moussa Ibn Maïmoun ?
J’ai souvent entendu dire ici et là que nous fûmes amis. On a même assuré
qu’il fut mon disciple. Ce qui est faux. Lorsque lui et les siens ont fui Cordoue
pour échapper à la vindicte des nouveaux maîtres de l’Andalus, Ibn Maïmoun
n’avait guère plus de treize ans. J’en avais vingt-cinq. Lui et sa famille ont
erré une dizaine d’années à travers la Péninsule avant de s’exiler pour le
Maghreb. Nos chemins auraient pu s’épouser, ils n’ont fait que se manquer. Il
est surprenant que certains aient aussi assuré que j’étais juif et que lui, le
juif, se serait converti à l’islam. Nous sommes là dans le domaine de la
rumeur. Et les rumeurs ont ceci de pernicieux qu’elles font croire à l’ignorant
qu’il sait.
On a bien colporté que le médecin persan Avicenne serait venu à Cordoue,
où il aurait expiré sur la roue dans les plus affreux supplices, victime de la
haine que je lui vouais ! Quelles paroles creuses ! Ces ragots puisent leur
source dans le fait que j’ai souvent exprimé mon désaccord avec certaines
thèses défendues par celui qui reste à mes yeux le prince des médecins. Ces
accusations sont ineptes. Et pour cause : Avicenne n’a jamais quitté sa terre
d’origine, la Perse, et lorsque je suis né il était déjà mort depuis près d’un
siècle !
On a prétendu aussi que j’avais appris la philosophie aux côtés du médecin
et philosophe Avempace. Encore des mots creux ! Je n’avais pas douze ans
lorsque ce prestigieux savant est mort à Fès, empoisonné par des mécréants.

En ce temps, ainsi que je l’ai fait remarquer, bien que le nom d’Allah
dominât dans le ciel d’Al-Andalus, chrétiens, juifs et musulmans vivaient en
harmonie. Ce fut aux alentours de l’an 1106 que survint l’orage dont j’ai fait
mention plus haut : un Berbère du nom d’Ibn Tûmart, né dans un petit village
de l’Atlas, avait regroupé autour de lui une armée formée de montagnards
sédentaires. Tûmart se considérait comme le seul interprète infaillible du
Coran. On le surnommait « l’impeccable ». Il adopta le titre de Mahdi, saint
homme censé fondre à la fin du monde afin d’unir tous les musulmans sous
son étendard. Il n’existait à ses yeux que deux lois : le Coran d’un côté ;
l’épée de l’autre. Il donna à sa conception de la religion le nom de tawhid,
l’unitarisme. De là, l’appellation de ses adeptes : Al-Muwahhidun ou
Almohades, qui signifie que Dieu est Un, qu’Il n’a point d’associé.
Le personnage était donc imprégné de conceptions religieuses rigides et
prêchait le retour aux sources de l’islam. Il blâmait le luxe des habits et
brisait, partout où il les rencontrait, les instruments de musique et les
amphores de vin. Estimant que les mœurs des Almoravides s’étaient
gravement relâchées, contaminées par la douceur de vivre d’Al-Andalus, il
jugea de son devoir de les exterminer. Il fut mortellement blessé, un jour qu’il
tentait de s’emparer de Marrakech. Après une période de trois ans pendant
laquelle sa mort fut tenue secrète, son premier et plus proche disciple lui
succéda : Al-Mu’min1. Il prit le titre de Commandeur des croyants et
entreprit de conquérir les plaines et les cités almoravides avant de lancer ses
troupes vers Al-Andalus.
Dès lors, on frappa des monnaies carrées et non circulaires ; l’écriture
cursive fut préférée à l’écriture coufique2 ; les mosquées almoravides furent
purifiées et leur qibla3 corrigée dans certains cas ; de nouvelles formules
furent utilisées pour faire l’appel à la prière et il fallut former de nouveaux
muezzins.
Un monde s’écroulait, un autre allait émerger de ses ruines.

Toute ma vie, je fus contraint de frayer avec ces nouveaux princes, d’éviter
l’affrontement afin d’échapper au sabre ou à l’exil. « Baise la main que tu ne
peux pas mordre », dit le proverbe. Je l’avoue, j’ai baisé la main des
Almohades et j’en ai secrètement souffert. Moi, le rationaliste par excellence,
j’ai œuvré avec mes contraires, avec les tenants de la pratique religieuse la
plus extrême. À ceux qui pourraient m’accuser de faiblesse, ou pire,
d’opportunisme, je rétorquerai que ce qui compte n’est pas le créateur, mais
sa création. J’estimais que mes écrits, mes pensées, ma vision philosophique
devaient vivre quel que fût le prix à payer. Ce qui n’a pas empêché les heures
de disgrâce.

Cordoue tomba en 1148 de l’ère latine.
Je venais d’avoir vingt-deux ans. Ibn Maïmoun, treize.
Sitôt maîtres de la ville, les nouveaux conquérants soumirent les juifs à un
douloureux dilemme : l’exil ou la conversion. Aux dires de certains, la famille
Maïmoun – déchirée dans son cœur – se résigna à se convertir à l’islam.
D’autres affirment qu’ils refusèrent catégoriquement d’abjurer leur foi et
optèrent pour le départ. Quoi qu’il en fût, cet épisode met en exergue ce mal
qui sévit depuis la nuit du monde : le refus de reconnaître chez l’autre le
droit de penser autrement, de respirer à son rythme, d’aimer celui vers qui
son cœur l’entraîne. Ni les arbres, ni les fleurs, rien dans la nature n’est
double. Il n’existe pas de jumeaux parmi les astres, ni parmi les fleuves, et ni
parmi nos réflexions. J’ai tant souffert moi-même de cet aveuglement que
mes blessures saignent encore. Elles saigneront dans mon linceul.
Bien des années plus tard, en 1160, alors que j’effectuais un séjour à Ribat
al-Fath4, j’ai appris que Ibn Maïmoun vivait à Fès. Je lui ai écrit. Il m’a
répondu entre autres sur sa pseudo-conversion à l’islam. Nous avons entamé
une correspondance des plus fructueuses. Nous divergions sur certains
points de logique, mais ces divergences ne rendaient nos échanges que plus
riches. J’espère qu’après ma mort mon fils conservera nos lettres, mais se
gardera de les transmettre à qui que ce soit. Elles sont plus brûlantes que les
feux de l’aube lorsqu’ils éclairent l’immense mer de sable5.

Plus d’une fois, j’ai songé à me rendre auprès de Ibn Maïmoun, mais les
aléas de ma vie m’en ont empêché6. Il y a deux ans, en l’an 1196, il m’a fait
parvenir un exemplaire de son Guide des égarés. J’y ai noté de nombreuses
idées que je partage. L’ouvrage est brillant. Ibn Maïmoun s’adresse en fait à
ces croyants indécis, ces perplexes, dont l’esprit est troublé, car ils n’arrivent
pas à concilier sciences et religion. Je note d’ailleurs que, tout comme moi,
Ibn Maïmoun ne prétend pas que la foi en la raison épuise les raisons de la
foi, même si certains nous accusent, l’un comme l’autre, d’avoir indûment
accordé une importance excessive à la raison.
Dans sa dernière lettre, Ibn Maïmoun m’informait qu’il s’était fixé en
Égypte, à Fostat (le Vieux-Caire), promu médecin personnel de Saladin, le
conquérant de Jérusalem ; charge qui lui valut les inimitiés de nombreux
juifs, qui l’accusent de soutenir les intérêts des musulmans. On le voit
encore : tout n’est qu’absence de discernement et nous vivons un temps de
vains combats. Je ne remercierai jamais assez le Très-Haut de m’avoir permis
de naître dans une famille où régnaient l’indulgence et le savoir. Une famille
unie et heureuse.
1. Abd al Mu’min ben Ali al Kumi ou Abd al-Mu’min. Pour des raisons de
simplification, nous avons abrégé la plupart des noms arabes.
2. L’un des styles calligraphiques arabes, le plus ancien. Il tient son nom
de la ville de Koufa, en Irak, où il fut développé.
3. Direction vers laquelle doit se tourner le fidèle pour effectuer la prière.
4. Ancien nom de Rabat.
5. Cette correspondance que cite Averroès est étonnante. Elle n’est
mentionnée nulle part. Si elle a réellement existé, sa découverte serait tout
simplement prodigieuse.
6. Averroès n’a sans doute jamais su que, dans une lettre adressée du
Caire, en l’année 1190‑1191, à son disciple Joseph ben Juda, Maïmonide
disait ceci : « J’ai reçu dans ces derniers temps tout ce qu’Ibn Rochd a
composé sur les ouvrages d’Aristote, excepté le livre Du sens et du sensible,
et j’ai vu qu’il a rencontré le vrai avec une grande justesse. »
4

Douze ans après la mort d’Averroès.


Couvent Saint-Jacques, Paris, 1270.

La main du frère Thomas d’Aquin courait, rageuse, sur le parchemin, ne se
posant que le temps de puiser l’encre dans le godet.
« De même que par nature tous les hommes désirent connaître la vérité, il
y a en eux un désir naturel d’échapper à l’erreur et de la réfuter quand ils en
ont la possibilité. De toutes les erreurs, la plus indécente est celle qui porte
sur l’intellect, c’est-à-dire l’âme, la pensée, la faculté de connaître et de
comprendre. Or, cela fait quelque temps qu’une hérésie a commencé de se
répandre au cœur même de l’université de Paris. Elle tire son origine des
thèses d’un philosophe musulman du nom d’Averroès. Ce personnage affirme
(en s’appuyant sur Aristote) que l’intellect est séparé du corps. Qu’il ne serait
pas propre à chaque individu, mais ferait partie d’un tout. Au nom d’Aristote,
le Cordouan prétend qu’il n’y aurait qu’une seule intelligence pour toute
l’espèce humaine. C’est par l’intermédiaire de nos corps que nous nous
relions de notre vivant à cet intellect afin de penser. Par conséquent, une fois
morts, plus rien de personnel ou d’individuel ne subsiste !
« Nous avons déjà écrit plusieurs fois contre cet égarement, mais, puisque
l’impudence des partisans d’Averroès continue de résister à la vérité,
l’intention qui nous anime aujourd’hui est de produire contre ces idées de
nouveaux arguments pour la réfuter aux yeux de tous. »
Thomas marqua une pause et son regard obliqua vers la fenêtre, dans
laquelle il entrevit son reflet. Tête de taureau, coupe de cheveux à l’écuelle,
joues épaisses, avec cet air taciturne qui ne le quittait jamais. Ce n’était pas
pour rien que ses camarades dominicains l’avaient affublé du surnom de
« Bœuf de Lucanie ». Lui préférait, et de loin, celui de « prince de la
scolastique. »
Il posa sa plume et à l’aide de son pouce et de son index se massa
longuement à la jonction du nez et des yeux. Que de temps avait passé depuis
son séjour à la prison de Roccasecca en Italie, au cœur de la province de
Frosinone ! Séjour bref, heureusement. Séjour absurde ! Parce qu’à l’âge de
dix-neuf ans il avait décidé d’entrer chez les Frères dominicains à Paris, sa
famille n’avait rien imaginé de mieux que de le faire arrêter et jeter aux fers !
Sans l’intervention de l’empereur Frédéric II en personne, il serait encore à
croupir derrière les barreaux.
Il poussa un soupir et reprit son écriture.
« Notre démarche ne consistera pas à expliquer que la position d’Averroès
est erronée parce qu’elle est contraire à la vérité de la foi chrétienne. Cela
sauterait aux de yeux de n’importe qui ! Si l’être humain n’était pas doté
d’une pensée qui lui est propre, alors il n’y aurait plus de récompenses et
plus de châtiments, plus d’enfer et plus de paradis ! Non, notre intention est
de démontrer que l’averroïsme est un égarement philosophique. »
Le dominicain souleva sa main et constata qu’elle tremblait légèrement.
L’âge sans doute. Dans quelques jours, il aurait cinquante-six ans. Il ne lui
restait plus longtemps à vivre. Il le pressentait. Une fois son texte achevé, il
aurait le choix entre deux titres : De l’unité de l’intellect contre Averroès ou
Contre Averroès ? Ce second choix lui paraissait bien plus percutant. Oui.
Contre Averroès1.
Il était temps d’en finir avec cet hérétique !

Quelques toises plus bas, dans le jardin du couvent, frère Paul s’immobilisa,
rangea son chapelet dans sa tunique et leva les yeux vers la fenêtre, derrière
laquelle il imagina la silhouette penchée de son coreligionnaire.
— Il écrit encore, lâcha-t-il en conservant son attention fixée.
— Oui, acquiesça le moine qui se tenait à ses côtés. Il écrit. Je ne le vois pas
s’arrêter de sitôt. Je pense qu’il a raison. Il est plus que temps de mettre fin à
ce fourvoiement qui gangrène l’université de Paris. Il devenait urgent de
rétablir la vérité. Les commentaires d’Averroès du Traité de l’âme sont
blasphématoires.
Frère Paul risqua :
— Sais-tu sur quelle version du livre d’Averroès travaille notre ami
Thomas ?
Son collègue dominicain reconnut son ignorance.
— C’est une version qui a voyagé de Palerme à la Perse en passant par
l’Orient avant d’aboutir sur sa table. Il s’agit d’une piètre traduction de
l’arabe au latin, vieille de quarante ans, traduite par un Anglais, à moins qu’il
ne fût écossais, un certain Michael Scot, dont le vocabulaire et la syntaxe
chargés d’arabismes rendent totalement incertaine l’interprétation. En
résumé, frère Thomas se débat avec une version latine, issue d’une
traduction arabe, elle-même tirée d’une traduction syriaque d’un texte grec à
l’origine ! Il faut sans cesse lutter contre un texte obscur et tronqué, deviner
Averroès par Aristote, suivre parallèlement la pensée du disciple et du
maître. De plus, c’est la seule œuvre du philosophe arabe qui nous soit
parvenue à ce jour. Or, il semble qu’il en ait écrit plus d’une cinquantaine. Ce
serait comme si la postérité ne transmettait qu’un seul livre de notre frère
Thomas, négligeant l’immense somme de son travail. On jugerait donc un
savant sur un seul de ses textes ?
L’interlocuteur du frère Paul eut un geste d’agacement.
— Là n’est pas le problème ! Les idées du Cordouan font du mal à notre
communauté. Il n’est pas bien de voir des chrétiens se faire les disciples d’un
infidèle qui mérite moins le titre de philosophe que de corrupteur de la
philosophie ! Ni Avicenne, ni Aristote, ni Aphrodisias, ni Al-Ghazali, n’osèrent
évoquer la théorie démente que propose ce sinistre individu ! Il est temps de
mettre de l’ordre !
Paul garda le silence, laissant son collègue poursuivre.
— Selon Averroès, l’homme ne serait pas l’auteur de ses propres pensées.
Elles lui seraient insufflées par une sorte d’intellect supérieur qui flotterait
quelque part dans le cosmos. Ce qui voudrait dire qu’à titre individuel
l’homme ne pense pas ! « On » pense pour lui ! Plus blasphématoire encore,
il déclare qu’il n’existe pas d’immortalité de l’âme individuelle. L’âme naîtrait
avec l’homme et périrait avec lui, sans retour possible. En conclusion – je cite
Averroès –, « l’individu, en tant que tel, ne dure que ce que dure sa vie
terrestre ».
Paul rectifia :
— « En tant que tel », la précision compte.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que l’expression « en tant que tel » signifie que quelque
chose de l’homme lui survit quand il n’est plus.
— Et ce serait ?
— Cette âme universelle qui s’introduit dans son corps (mais sans se
mélanger à lui) quand il naît, qu’il développe ensuite tout au long de son
existence terrestre et perfectionne à mesure qu’il fait l’expérience du monde.
C’est cela qui reste et perdure dans l’univers. En conclusion, la pensée de
l’être humain serait le reflet d’une unique « intelligence » et toutes ses
réflexions le reflet de celle-ci.
— Mesures-tu l’énormité d’une telle théorie ?
Paul garda le silence. Dans son for intérieur, il comprenait l’émoi que
soulevait cette affaire, mais en aucun cas le Cordouan ne pouvait être
qualifié de blasphémateur, d’odieux personnage digne d’exécration. Non. Au
pire, il n’était probablement qu’un homme en quête de vérité.
1. De unitate intellectus contra Averroistas. Publié en 1270. Trad. par
Alain de Libera, Contre Averroès, Garnier-Flammarion, 2° éd. 1997.
5

Mon père s’appelait Abou al-Qasim Ahmad.


Il est né en 1094 de l’ère latine. Tout comme mon grand-père, il occupa les
fonctions de cadi de Cordoue. Un cadi est un juge de formation religieuse qui
a en charge d’appliquer la loi, car en terre d’islam le juridique et le religieux
ne peuvent être séparés l’un de l’autre. Les avis que prononcent les cadis
portent le nom de fatwas.
J’avais un frère, Djibril, et deux sœurs : Mariam et Malika. Mes aînés.
Je me souviens de mon père comme d’un homme docte et austère. Il faut
dire qu’il était assez âgé lorsque je suis né. Il avait passé la trentaine. Visage
émacié, orné d’une barbe trop tôt grisonnante, il en imposait. Croyant,
pratiquant, il m’a transmis ses connaissances en jurisprudence. Elles étaient
grandes.
Je l’aimais et le craignais. Lorsque je baisais sa main, il m’arrivait de
trembler d’émotion. Comment eût-il pu en être autrement ? Dans nos
familles, les pères sont symbole d’autorité ; le mien, de par sa fonction de
juge, l’était plus encore. Sans l’avoir jamais exprimé, je crois qu’il m’aimait
aussi.
Ma mère, Salma, était la douceur même. Elle avait dix ans de moins que
mon père. Je la vois. Elle est là.
On aime une mère d’un autre amour que celui que l’on ressent pour un
père. Un amour qui se tend vers vous et implore : « Prends-moi, prends-moi,
puisque tu es mien. » Du ventre de ma mère, quand suis-je sorti ? Quel roi se
déracine vraiment, définitivement, de ce royaume-là ? J’ai la certitude que
ceux qui ne tremblent pas au souvenir de leur mère ne sont pas des hommes.
À mon vieil âge, il m’arrive encore de me lover contre son souvenir. Blessé,
meurtri, insulté, trahi, c’est en son ventre que je panse mes blessures.
J’entends parfois sa voix pleine de reproches : « Pourquoi t’habilles-tu de la
sorte, mon fils ? Pourquoi ces vêtements élimés ? Tu es fils de cadi, tu es Ibn
Rochd et tu me donnes envie de te faire l’aumône. »
Elle avait raison. Alors que je pouvais m’offrir les plus beaux habits et de
confortables chaussures, je portais à longueur d’année les mêmes tuniques,
au point de les user, et je me contentais de vulgaires sandales qui n’étaient
en vérité que des patins de bois maintenus par une courroie. Désir de me
fondre dans la foule ? Recherche d’humilité ? Ascétisme ? Je ne saurais le
dire. En tout cas, mon apparence vestimentaire rejoignait mon peu d’intérêt
pour la nourriture : je me suis toujours satisfait d’un repas par jour.
Aux dires de mon père, quand je suis né, Al-Andalus traversait une époque
bien confuse. Cordoue avait perdu de son éclat. La Péninsule s’était morcelée
en dizaines de petits royaumes, certains roitelets n’hésitant pas à faire appel
à des mercenaires chrétiens pour renforcer leur armée. J’ai ouï dire que,
parmi ceux-ci, il en fut un qui fit beaucoup parler de lui, proposant ses
services au plus offrant. Un vendu en quelque sorte. Il se battait tantôt aux
côtés des musulmans, tantôt des chrétiens. Les Latins l’appelaient Al-Sid1.

Je n’ai pas connu mon grand-père, Abou al-Walid Mohammad. Il est décédé
trois mois après ma naissance. Je sais néanmoins qu’il jouissait d’un
extraordinaire prestige au sein de la magistrature. Ceux qui l’ont connu
vantaient ses vertus. Il jeûnait tous les vendredis, même lorsqu’il était en
voyage, et passait pour être le plus illustre jurisconsulte de son temps. Il fut,
comme mon père le serait après lui, un magistrat d’une grande probité.
Attitude qui mérite d’être saluée. Combien de fonctionnaires, de juristes, de
juges, de secrétaires profitent de leurs fonctions pour sombrer dans la
corruption ?
Pour me distinguer de mon grand-père, dont je porte le prénom, on me
surnomma longtemps Al-Hafid, le petit-fils. Ce n’est que plus tard, bien plus
tard, que, par ma vie, mes travaux, ce surnom fut oublié et que l’on ne
m’appela plus que Ibn Rochd.

Vers 1117, l’émir qui régnait à ce moment sur Al-Andalus nomma mon
grand-père juge suprême. Soit chef hiérarchique des cadis de la province. Le
cadi des cadis. Fonction des plus honorifiques qui soit. Le détenteur de ce
titre peut nommer les juges, les contrôler, voire les révoquer.
Mon grand-père eut à s’exprimer sur des sujets divers, comme le port du
voile. En effet, chez les Almoravides, les hommes continuaient de porter,
comme naguère au Sahara, une longue pièce d’étoffe sombre qui cachait le
bas du visage, alors que les femmes – survivance d’un temps où chez les
Berbères la mère détenait une grande autorité – marchaient le visage
découvert et jouissaient d’une totale liberté d’allure. De nombreux habitants
d’Al-Andalus estimaient qu’il devait en être ainsi pour les hommes et ils
manifestèrent pour que ceux-ci, à l’instar des femmes, se dévoilent.
Après mûre réflexion, mon grand-père trancha en faveur du port du voile
par les hommes. Selon lui, ce port était justifié, car il représentait un signe
distinctif et une marque de noblesse.

C’est à mon père que je dois d’avoir connu le meilleur système d’éducation.
L’apprentissage de la langue arabe était organisé à partir du Coran, que
l’élève devait connaître par cœur. Mais, contrairement à l’habitude
maghrébine de n’apprendre que ce livre sacré, nos maîtres nous proposaient
un choix de poésies. C’est ainsi que j’ai découvert les poèmes d’Al-
Mutanabbî, que l’on surnommait le « Prophète autoproclamé ». Il est à mes
yeux un maître du verbe et je le considère comme l’un des plus grands poètes
des lettres arabes et très certainement comme le plus majestueux d’entre
eux. Il possédait une extraordinaire capacité à décrire les émotions et une
compréhension profonde de la vie. Ses vers sur la nature humaine et les
fluctuations de la chance sont devenus des sources de sagesse qu’il m’arrive
de citer.
Mais est-ce uniquement pour ses qualités de versificateur que je l’ai tant
apprécié ? Je crois que c’est plutôt son caractère rebelle qui m’a séduit, cette
volonté farouche de se libérer des dogmes, qu’il considérait comme des
instruments d’oppression. L’homme était complexe, capable de flatter
servilement les puissants, alors que, dans le même temps, il pouvait faire
montre d’une impertinence rare à leur égard. Pour preuve, cette phrase
lapidaire adressée à un monarque dont j’ai oublié le nom : « Recevez les
éloges que je puis vous donner, ne me forcez pas à vous décerner les éloges
que vous méritez ! » Il est probable que la mort d’Al-Mutanabbî fut causée
par son orgueil démesuré. Agressé par des brigands alors qu’il se trouvait au
sud de Bagdad, sa première réaction fut de fuir. Mais il dut se souvenir
d’avoir écrit : « Si l’on pouvait vivre à jamais, quel sens y aurait-il au
courage ? Et puisqu’il faut que l’homme meure un jour, que ce ne soit pas en
lâche. » Il décida d’affronter ses agresseurs et fut tué.

Au cours de nos études, nos maîtres ne séparaient pas l’apprentissage de la
lecture de l’art de tracer les lettres avec élégance. Ce qui explique qu’Al-
Andalus ait donné plus de gens sachant mieux écrire que dans le reste du
monde arabe.
Mais c’est par mon père que j’ai appris la jurisprudence et c’est à son
instigation que, dès l’âge de quinze ans, j’ai étudié les actes et les propos du
Prophète (paix et salut sur Lui), que nous appelons les hadiths.
Ce soir, lorsque j’y repense, je constate que, de toute ma vie, je n’aurai
passé que trois nuits sans étudier : celle de mon mariage, celle de la mort de
mon père et une nuit de la honte dont je reparlerai. Et si je devais faire le
compte des feuillets noircis depuis l’âge de vingt ans, il ne serait pas très
éloigné de dix mille2.

Le jour de mes vingt-trois ans, le 17 août 1149, tout en poursuivant avec
assiduité mes cours de jurisprudence, je décidai en parallèle d’étudier la
médecine. Je pense que mon intérêt pour cette science est né le jour où ma
sœur Mariam tomba malade. Un médecin convoqué à son chevet nous
annonça que son état était si grave que l’on pouvait craindre pour sa vie.
Tous les matins, il venait lui rendre visite pour lui administrer des
préparations savantes. Malheureusement, chaque fois qu’il repartait,
l’expression de son visage s’assombrissait, jusqu’au jour où il nous annonça
que l’âme de Mariam était au bord de ses lèvres, qu’il ne s’agissait plus que
d’une question d’heures avant qu’elle ne prenne son envol. Il avait vu juste.
À peine se fut-il retiré que ma mère et mes deux sœurs se recueillirent dans
la prière. Mon père, dévasté, quitta la maison pour aller pleurer loin de nos
regards. Tandis que mon frère Djibril se réfugia dans un coin de la maison,
rendu muet par la souffrance.
La nuit passa, la mort à l’affût.
Et voilà qu’à l’aube, au moment précis où s’éleva la voix du muezzin,
Mariam ouvrit les yeux et réclama à boire. Comme par magie, la maladie
avait déserté son corps.
Une question jaillit aussitôt dans mon cerveau. J’avais souvent entendu dire
que nous étions tous égaux devant la maladie, alors pourquoi existent-ils des
êtres qui possèdent le don mystérieux de vaincre là où la médecine est
impuissante ? Comment agissent les organes ? Quels sont-ils ? Quel est rôle
de chacun d’entre eux ?
Lorsque je lui ai fait part de mon souhait, mon père m’a répondu :
— C’est une belle et noble science, mon fils. J’adhère à ton choix et, je
l’avoue, il me soulage. Je préfère la médecine à la philosophie. La philosophie
est une discipline improbable qui soulève des interrogations auxquelles elle
répond par des interrogations. J’ai bien vu ton attirance pour cette forme de
spéculation. Mais je te conseille vivement de l’éviter.
J’ai protesté :
— Père, la philosophie est l’amie de la sagesse. C’est une discipline qui
ouvre le champ des interprétations et de la réflexion, elle…
— Mon fils, la philosophie est un caravansérail, on y trouve ce qu’on y
apporte. Revenons à la médecine… Son étude nécessite un grand maître. Or,
les plus prestigieux sont morts : Avicenne, Galien, Hippocrate, Rhazès. De
nos jours, je ne vois que deux médecins que l’on pourrait considérer comme
leurs dignes successeurs. Le premier s’appelle Abubacer. Il a la réputation
d’être un brillant praticien et de prodiguer d’excellents remèdes. Il est une
autorité dans tout l’Andalus et au-delà. Si tu décides de le rencontrer, tu
devras te rendre à Grenade, car c’est là-bas qu’il exerce actuellement. Le
second auquel je songe est Avenzoar3. Il vit à Séville et il est tout aussi
brillant que son confrère. Je les connais. Je peux leur proposer de te prendre
comme élève. Mais si tu veux mon avis : tu es fait pour la jurisprudence. Tu
as hérité des qualités de ton grand-père. Tu as l’étoffe d’un futur cadi.
J’ai souri. Si la médecine m’attirait, j’éprouvais surtout une passion pour la
falsafa, cette branche de la pensée arabe qui se référait en priorité à
l’héritage intellectuel hellénique, tout en étant pleinement conscient que cet
héritage nous venait de païens. Mais mon père n’eût pas apprécié.
Aussi ai-je déclaré :
— Très bien, père. Je suis disposé à me placer sous la protection de ces
hommes et de leur savoir.

Deux mois plus tard, j’arrivais à Grenade. Il faisait un froid glacial et des
taches neigeuses couvraient le sommet des montagnes. Après avoir franchi
l’épaisse enceinte qui cernait la ville, j’engageai ma monture sur la rive
droite du Daro. À un demi-mille se dressait le quartier de l’Albaicín perché au
sommet d’une colline. Au plus loin que portait le regard s’étendaient la plaine
de la Vega et des jardins d’oliviers et d’orangers. C’était la première fois que
je quittais Cordoue. J’avais franchi plus de soixante-dix milles, du nord au
sud, parcourant des marécages, des étendues désertes et des forêts denses,
des paysages sereins et déchirés, des villages blancs et des coteaux pleins
d’ombre, des champs fertiles et des terres arides.
Le lacis des ruelles était par moments si étroit que les flancs de mon cheval
frôlaient les murs. On m’avait prévenu que chaque propriétaire de terrain
était libre de fixer à sa guise la largeur des rues ou la hauteur des bâtiments.
Je n’imaginais pas que ce fût à ce point. Bientôt, j’arrivai devant une
habitation isolée, d’un blanc immaculé. Une fenêtre cintrée à meneaux se
découpait sur sa façade. J’ai mis pied à terre et j’ai saisi le heurtoir de fer et
frappé d’un coup sec. Un instant plus tard, un serviteur m’a introduit dans un
vestibule et m’a prié de patienter. Guère longtemps. À peine s’était-il éclipsé,
qu’Abubacer se présenta.
Je fus tout de suite frappé par l’acuité de son regard. Il était de petite taille
(je le dépassais de deux pouces) et son visage était orné d’une barbe poivre
et sel. Il n’avait pas plus de trente-cinq ans.
— La paix sur toi, Ibn Rochd. Sois le bienvenu. As-tu fait bon voyage ?
Tout en parlant, il m’invita à entrer dans un salon à alcôves ouvert sur un
jardinet. Dans un angle, j’aperçus un bureau posé sur un imposant tapis de
soie, et des étagères qui ployaient sous le poids des livres.
Abubacer m’indiqua un siège et prit place derrière son bureau. C’est à ce
moment seulement que j’aperçus un flacon de vin au long col et une coupe. Je
fus, je l’avoue, quelque peu choqué, mais n’en laissai rien paraître et gardai
les yeux baissés. J’étais d’autant plus intimidé qu’avant de venir je m’étais
plongé dans un ouvrage éblouissant dont mon hôte était l’auteur. Il s’agissait
d’un conte philosophique : Le Vivant Fils de l’Éveillé4. Un pur chef-d’œuvre.
Le livre relate comment un enfant isolé sur une île déserte réussit à pourvoir
à tous ses besoins et à découvrir par les seules forces de son raisonnement
les notions les plus élevées que la science humaine possède sur l’univers. Au
fil de la lecture, on voit que par la réflexion il nous est possible de parvenir à
la connaissance de la « cause première ». C’est-à-dire au Créateur.
Évidemment, j’avais caché cette lecture à mon père, loin de soupçonner
qu’Abubacer, qu’il m’avait recommandé, était aussi philosophe.
— Ainsi, tu veux apprendre la médecine ?
J’ai acquiescé.
— Sais-tu que cette science n’accomplit pas de miracles ? Que, malgré
toute ta dévotion, certains de tes patients mourront ? C’est une science qui
ne pose que des questionnements, Ibn Rochd. Es-tu déterminé à les
affronter ?
Sans me laisser le temps de répondre, il ajouta :
— Pourquoi ces poussées de fièvre soudaines ? Pourquoi le cœur
s’enflamme-t-il et s’éteint-il ? Quelles sont ces armes invisibles que détient le
corps pour résister aux assauts les plus redoutables ? Mystère, mystère,
l’être humain n’est que mystère.
Je lui ai confié :
— Un jour, j’ai vu ma sœur agoniser. Le médecin l’avait condamnée et
pourtant, sans raison apparente, elle a survécu et vaincu la maladie.
— C’est là toute l’énigme qui nous hante. L’homme aurait-il en lui le pouvoir
de surmonter le mal ?
Il saisit le flacon de vin.
— C’est du zabîbî de Séville, un excellent cru. En veux-tu ?
J’eus un mouvement de recul.
Abubacer éclata de rire.
— Ah ! Je vois. Tu fais partie de ceux qui condamnent la consommation de
l’alcool.
Il enchaîna avec un haussement d’épaules :
— Personnellement, j’apprécie ce breuvage et je ne suis pas le seul. Tous
les poètes et tous les princes, et même certaines femmes et le petit peuple,
en consomment ; d’autant qu’en obtenir n’est pas compliqué. On peut en
acheter dans tous les souks.
J’ai fait remarquer :
— On pourrait en interdire la vente.
— Tu n’es pas sérieux. Lorsque, après avoir ordonné la destruction de la
halle aux vins, un calife envisagea d’arracher toutes les vignes, ses
conseillers lui ont fait valoir que les gens s’enivreraient alors avec du moût
de figues !
Abubacer se tut, remplit sa coupe et enchaîna :
— Sourate contre sourate. Permets-moi de te rappeler la description du
Paradis qui a été promis aux pieux : « Il y aura là des ruisseaux d’une eau
jamais malodorante, et des ruisseaux d’un lait au goût inaltérable, et des
ruisseaux d’un vin délicieux à boire5. »
Il but une rasade.
— Pour ma part, je ne me sens nullement disposé à attendre la mort pour
assouvir mon plaisir. Tu ne t’es jamais rendu dans une khammara6 ?
Je secouai la tête.
— Libre à toi de tenter ou non l’expérience. J’appartiens aux croyants qui
estiment que certains versets furent circonstanciels. Du temps du Prophète,
boire du vin sous le soleil de La Mecque et livrer combat n’était évidemment
pas compatible.
Il sourit.
— Moi, je n’ai pas l’intention de prendre les armes. Et je bois à l’ombre.
Je me suis gardé de commenter. J’étais au courant, bien sûr, des beuveries
qui se déroulaient dans les majliss, les salons des émirs, et dans ceux des
maisons de notables. Comme je savais aussi les promenades que faisaient les
gens des deux sexes, à la nuit tombée, sur les bords de la Grande Rivière. On
louait une barque, on trouvait un endroit discret où accoster et là on se livrait
aux jeux de l’amour et l’on buvait jusqu’à s’enivrer. C’est un choix. Je ne le
condamne pas, mais ce n’est pas le mien.
Abubacer se pencha brusquement vers moi et tendit son poignet.
— Palpe mon pouls.
Un peu hésitant, j’obtempérai, imitant le geste que j’avais vu accomplir
maintes fois par le médecin qui avait soigné ma sœur. Je plaçai trois doigts,
l’index, le majeur et l’annulaire sur le trajet du sang.
— Que perçois-tu ? questionna Abubacer.
— Des pulsations…
Il éclata de rire.
— Me voilà soulagé ! Je ne suis donc pas mort. Mais ce n’était pas ma
question. Concentre-toi bien. Mon pouls est-il gazelant ? Filant ?
— Pardonnez, maître, je ne comprends pas.
Il retira son poignet.
— Sache qu’il n’existe pas un battement unique et indivisible. Le grand
Avicenne en a dénombré soixante variantes simples et trente complexes.
Cette seule étude nécessite des heures, voire des journées d’observation. La
médecine n’est pas une science facile, Ibn Rochd. Elle exige de la patience,
de l’assiduité, de la mémoire, le sens de l’observation et de l’écoute et
nombre de qualités qui ne sont pas données à tous. Sauras-tu être tenace ?
Je m’empressai de répondre :
— Oui, maître. Oui. Certainement.
Abubacer médita un court moment, avant d’annoncer :
— Très bien. Néanmoins, sache qu’à la moindre défaillance je te renverrai
chez ton père. J’imagine que tu n’as pas d’endroit où loger ?
— Si. Un oncle qui habite ici, à Grenade, a accepté de m’héberger le temps
qu’il faudra.
— Tu peux d’ores et déjà le rassurer. Dans un an tout au plus, si Dieu le
veut, j’emménagerai à Cordoue. Je suis las de Grenade.
Il se leva. Signe que l’entrevue était terminée.
Il me conduisit jusqu’à la porte et, posant la main droite sur son cœur, il
murmura :
— Que la paix t’accompagne.

C’est ainsi que commença mon long et difficile voyage sur le chemin de la
science. Grâce au Livre de la pratique d’Abulcassis, j’ai appris la technique
du plâtre pour maintenir les membres fracturés, et l’utilisation de la ligature
des vaisseaux en lieu et place de la cautérisation. J’ai maîtrisé l’emploi de
boyaux d’animaux pour suturer des plaies. Abulcassis aurait fait cette
découverte le jour où il constata que, après avoir mangé les cordes d’un luth,
un singe ne les avait pas rejetées. J’ai appris l’usage du coton comme
compresse pour le contrôle des hémorragies. La mise en place de sangsues
pour retirer le mauvais sang des parties du corps les plus profondes. La
manipulation du scalpel, des écarteurs, des pinces chirurgicales, des sondes,
des spéculums et des scies à os. Et, surtout, je fus mis en présence d’un
instrument étonnant : une aiguille creuse en verre, montée sur une seringue
métallique, qui permet par aspiration de traiter la cataracte.

J’aimais ces jours passés à Grenade aux côtés d’Abubacer. Après la lecture
du Vivant Fils de l’Eveillé, il m’était apparu comme une évidence que j’allais
à la rencontre d’un médecin doublé d’un philosophe. En revanche, jamais je
n’eus imaginé que l’homme fût aussi un brillant astronome. Il avait trouvé un
système astronomique et des principes pour les mouvements des étoiles,
différents de ceux exposés par Ptolémée dans son Almageste. Je lui ai fait
promettre qu’il écrirait là-dessus, mais, malheureusement, il ne l’a jamais
fait.
1. Il s’agit bien entendu de Rodrigo Diaz de Vivar, dont Corneille
s’inspirera pour écrire sa célèbre pièce.
2. Ce chiffre qui paraît exagéré fut confirmé plus tard dans un célèbre
répertoire biographique rédigée par Ibn al-Abbar (1199‑1260), diplomate et
historien de l’Espagne médiévale.
3. Noms latinisés de Ibn Tufayl et de Ibn Zohr.
4. Cet ouvrage, curieux à plus d’un égard, écrit six cents ans avant le
Robinson Crusoé de Daniel Defoe a constitué l’un des premiers « best-
sellers », antérieur même à l’imprimerie. Il est aussi le seul ouvrage
d’Abubacer connu à ce jour. Il ne reste rien de ses autres œuvres.
5. Coran, XLVII ,15.
6. Sorte de taverne. Le mot khammara est issu de khamra, le vin. Ce type
d’établissement était alors très répandu en Andalousie.
6

Je ne sais pas pourquoi me revient tout à coup le souvenir d’Al-Ghazali.


Si j’avais eu l’occasion de le rencontrer, aurions-nous pu éviter
l’affrontement1 ? Presque tout nous séparait. Je le soupçonne de n’avoir
étudié Aristote, Platon et d’autres que pour mieux les réfuter. Le titre de l’un
de ses ouvrages, L’Incohérence des philosophes, est suffisamment éloquent
pour ne pas avoir à expliquer en quel mépris il tenait les penseurs. Je lui ai
répliqué par L’Incohérence de l’incohérence.
Comment a-t-il pu déclarer que le monde fut créé à un moment précis ? Je
le cite : « Une volonté éternelle a décrété l’existence du monde à un moment
déterminé. L’existence n’avait pas été voulue avant, mais au moment où elle
commença d’exister. » Raisonnement dépourvu de logique ! Comment un
créateur, qui aurait de toute éternité décidé d’agir, pourrait retarder
l’apparition de sa création ? Dire que l’univers fut créé à un moment donné
dans le temps nous contraint d’envisager une cause extérieure qui aurait
alors inspiré la décision du Créateur. Un dieu sous influence ? Dieu aurait-il
changé d’idée ? Dans ce cas, peut-on encore dire que Dieu est parfait ? S’il
change d’idée, qu’est-ce qui le distingue de l’homme ?
N’est-ce pas absurde ?
Et, dans le cas contraire, s’il n’y a pas eu de cause extérieure, comment
expliquer que, d’inactif, Dieu fût devenu actif ?
On ne peut appliquer à Dieu une terminologie humaine. Pour preuve : si le
temps est créé à un moment précis, cela signifierait qu’il existerait après
avoir été non existant. Or, après ou avant sont eux-mêmes des données
temporelles ; le temps serait avant d’être produit !
Non, ni le temps ni le monde ne furent créés, ils coexistent naturellement
de toute éternité. Ils n’ont ni commencement ni fin. Ils sont Dieu. Et Dieu ne
connaît pas les particuliers, les individus, mais l’humanité dans son
ensemble.
Rien que de repenser à Al-Ghazali, l’agacement me gagne. Confronté au
problème de concilier philosophie et religion, Al-Ghazali l’a résolu en ces
termes : « La philosophie est dans le vrai dans la mesure où elle est conforme
aux principes de l’islam, et dans l’erreur lorsqu’elle est en contradiction avec
ses principes. » Il professait aussi de lire le Coran dans son sens littéral et
rejetait formellement toute tentative d’interprétation. Or, la société
musulmane a besoin de théologie comme elle a besoin de philosophie. Et à
ceux qui jugent cette approche blasphématoire, j’affirme qu’il ne peut exister
de désaccord entre la religion et la philosophie, car la vérité ne saurait
contredire la vérité, l’une et l’autre s’accordent et témoignent en leur faveur
respective. On ne peut interdire la spéculation philosophique sous prétexte
qu’elle commet parfois des erreurs, pas plus qu’on ne peut interdire à un
homme assoiffé de se désaltérer pour la seule raison que d’autres se sont
noyés ! Car la mort que l’eau produit par suffocation est un effet accidentel,
celle causée par la soif ne l’est pas.
Comment Al-Ghazali a-t-il pu proclamer qu’il n’existe pas de loi de la
nature, mais des volontés de Dieu, et que la science doit s’effacer devant la
toute-puissance de la religion ?
Il n’y aurait donc pas de libre arbitre ? Tout serait écrit par avance ? Si tel
est le cas, à quoi nous sert de vivre ? Il viendrait donc au monde, par la seule
volonté d’Allah, des enfants mort-nés, des éclopés, des aveugles, des sans-
espérance ? Les mendiants seraient voués à mourir en mendiants ; les
puissants prédestinés à l’être, les esclaves voués à l’esclavage ? Et qu’en est-
il des colères de la nature ? Des séismes, des tempêtes, des fleuves qui
dégorgent, de la sécheresse qui brûle les terres, des torrents de pluie ?
À tous ces bouleversements, on répondrait : Mektoub. C’est écrit ? La logique
et la science m’imposent de réfuter cette théorie et je rejoins l’immense
Aristote lorsqu’il déclare : « Les mouvements de la nature qui surviennent ne
sont dus qu’au hasard, et ne sont en aucune façon l’œuvre d’un être tout-
puissant qui gouverne et ordonne. » Et comme Aristote, je suis convaincu que
la pensée suprême qui flotte dans l’univers n’est en rien gestionnaire de nos
destins.
La morale rigoriste d’Al-Ghazali l’amena – toujours au nom de la pureté de
l’islam – jusqu’à condamner toute forme de distraction, dont la danse et la
musique. Bannir la musique de la vie des hommes ? Alors que Dieu n’est que
musique et l’univers un chant à sa gloire ? Quelle hérésie ! Heureusement,
son message n’a pas eu d’effet et les musiciens continuent de bercer nos
jours et nos nuits.
Le plus ironique, c’est que cet homme, dont je reconnais l’incontestable
érudition, fut lui-même victime de l’intolérance qu’il prêchait. Lorsqu’en
1109 arriva à Cordoue une œuvre dont il est l’auteur, La Revivification des
sciences de la religion, une foule de gens s’érigèrent contre son contenu,
spécialement un juge qui le détestait. Il n’hésita pas à traiter Al-Ghazali de
mécréant et demanda au prince qui gouvernait de prendre des mesures. Ce
dernier convoqua les savants et, après avoir débattu, tous s’accordèrent pour
brûler non seulement ce livre, mais toutes les œuvres d’Al-Ghazali, que l’on
alla chercher dans les bibliothèques de Cordoue. On les rassembla devant la
porte ouest, dans le jardin de la mosquée, et on y mit le feu.
Lorsque je repense à cette sinistre scène, j’ai du mal à masquer le
tremblement de ma main.
Je vois des flammes.
Un brasier.
Et mon nom qui s’y consume.

J’ai trouvé dans Le Guide des égarés d’Ibn Maïmoun un passage dans
lequel lui aussi discute de la question de la prédestination. « Par exemple,
écrit-il, selon Aristote, s’il souffle un vent violent, il agitera les flots de tel
océan, de sorte qu’un vaisseau qui se trouverait là, à ce moment, fera
naufrage et que tous les marins ou certains d’entre eux périront. Tous ces
événements ne sont dus qu’au seul hasard. »
Mais, au lieu d’adhérer à la conclusion du philosophe grec, Ibn Maïmoun la
rejette catégoriquement. Il considère que tout ce qui arrive à l’homme n’est
qu’une conséquence de ce qu’il a mérité, que Dieu ne châtie que celui qui
doit être châtié. C’est là, ajoute-t-il, ce que dit textuellement la loi de Moïse :
« On mesure l’homme selon la mesure qu’il a employée lui-même. » En
résumé, Ibn Maïmoun considère que c’est Dieu seul qui décide de qui doit
vivre et qui doit mourir.
Je ne peux souscrire à ce raisonnement. Je lui ai écrit à ce propos, en toute
franchise. Ce qui est passé a fui. Ce que nous espérons est absent. Mais le
présent, lui, est en nous. Et nous en sommes les maîtres.
Aux alentours du mois d’avril de l’an 1152 des Latins, je me trouvais à
Cordoue chez Abubacer qui venait d’y emménager. Nous avions passé la
matinée à étudier le livre II du Canon de la médecine d’Avicenne, consacré à
la pharmacologie.
Ce jour-là, Abubacer referma le livre et déclara :
— Lorsque tu te pencheras sur un patient, retiens bien ceci, qui est le fruit
de ma réflexion : la sphère céleste tout entière, avec tout ce qu’elle
comprend, est comme un corps humain dont les parties forment un tout, et
l’univers est tout à fait comparable à un individu. C’est une unité avec des
parties multiples. Il faut donc traiter l’ensemble et non l’unité. Et comme le
prescrit Avicenne, il est aussi essentiel de mener une vie saine si l’on veut
écarter la maladie. Dans son poème de la médecine, il propose des conseils
d’une grande sagesse.
Il énuméra :
— Éviter toute viande lourde et préférer les légumes et les laitages. Éviter
les aliments sucrés. Garder en mémoire que le sommeil est le repos des
forces tant motrices que sensitives. Parmi les exercices physiques, il en est
de modérés ; c’est à eux qu’il faut se livrer, car ils équilibrent le corps en
expulsant les impuretés et les résidus. Par contre, l’exercice immodéré
provoque l’effet inverse et vide le corps de son humidité. Lâche la bride aux
jeunes pour les rapports sexuels ; par eux, ils éviteront des maux pernicieux ;
et interdis-les aux vieillards et aux affaiblis.
Il s’interrompit soudain et me fixa :
— As-tu déjà pratiqué ces rapports ?
Je ne pus m’empêcher de rougir en répondant par la négative.
— Eh bien, tu as tort. Il serait temps à ton âge. À vingt-cinq ans, on est un
homme ! De grandes joies rendent le corps prospère et la relation charnelle
en fait partie. Les femmes aux mœurs légères ne manquent pas à Cordoue.
Tu en trouveras bien une à ton goût. Et puis, je pense que d’exulter dans le
corps d’une femme apaisera aussi tes pensées.
J’ai fait mine d’approuver, mais l’idée de payer les services d’une prostituée
me paraissait indigne.
Il posa le volume et me dévisagea avec une soudaine gravité.
— Ton intérêt pour la philosophie est légitime, il est même honorable, et tu
sais bien que je le partage. N’ai-je pas moi-même abordé l’âme dans Le
Vivant Fils de l’Eveillé ? N’est-il pas un livre philosophique par excellence ?
Cependant, tu sembles oublier que nos nouveaux maîtres, les Almohades,
souhaitent instaurer un pouvoir pieux, qui fasse respecter la loi divine et
rétablisse ce qu’ils appellent « l’islam authentique ». Bien que je n’en sois
pas certain, je soupçonne les Almohades de ne pas tenir les philosophes dans
leur cœur. Or, j’ai noté au cours de nos discussions que tu as parfois
tendance à faire des raisonnements que je qualifierais de « suspects ».
Prends garde, Ibn Rochd.
Je sourcillai.
— Suspects ?
— Plus d’une fois, tu as adopté une attitude critique à l’endroit de la
théologie et de la religion. Je veux bien attribuer ce comportement à ton
jeune âge, mais…
— Jamais !
J’avais crié malgré moi et, surtout, manque de correction inadmissible, je
l’avais coupé. Je me repris aussitôt sur un ton plus apaisé.
— Pardonnez-moi. Je veux dire que je n’ai jamais émis de critique à l’égard
de la religion. Bien que j’admette une opposition de pensée avec celle des
théologiens.
— Je ne me trompais donc pas. Pourquoi cette opposition ?
— Parce que j’estime que les théologiens ne laissent pas assez de place à la
diversité des points de vue là où le doute est permis. Ce sont des gens
dangereux.
Abubacer leva les yeux au ciel.
— Les théologiens enseignent le Coran. Et la Révélation ne se discute pas.
— Ne m’en tenez pas rigueur. Mais je ne vois pas les choses ainsi. Le Coran
est un texte où se lit un projet de connaissance, non pas au sens où l’on y
puiserait le savoir, mais au sens où on y trouve une injonction à connaître. La
Révélation nous appelle à réfléchir en faisant usage de la raison.
Il y eut un long silence. Le visage d’Abubacer s’était fermé.
— Méfie-toi, Ibn Rochd. Nous vivons des temps difficiles où beaucoup sont
convaincus que la philosophie mène à l’athéisme. Les athées portent une
charge de péchés et de malfaisance. C’est pourquoi Allah le Majestueux les
assimile aux bêtes quand Il dit : « Nous avons destiné beaucoup de djinns et
d’hommes pour l’Enfer. Ils ont des cœurs, mais ne comprennent pas. Ils ont
des yeux, mais ne voient pas. Ils ont des oreilles, mais n’entendent pas. Ceux-
là sont comme les bestiaux, même plus égarés encore. Tels sont les
insouciants2. » Ce que je te dis ici, sous ce toit, je ne le répéterai pas au
grand jour. Je ne réfute pas la spéculation. Au contraire. Je considère que
nous, les penseurs, sommes un pont entre la théologie et les croyants, mais il
ne faut pas que le pont soit plus large que la rivière. Alors, si tu veux garder
la tête sur ton cou, apprends à te maîtriser. Par ailleurs…
Il s’interrompit et je crus percevoir dans ses yeux une pointe de nostalgie.
— Aujourd’hui fut notre dernier cours.
J’affichai ma surprise.
— Pourquoi, maître ?
— J’ai été sollicité pour être le médecin du gouverneur de Ceuta. C’est un
poste honorable que j’aurais eu du mal à refuser. Je pars la semaine
prochaine. Toutefois, j’ai cru comprendre que ton père entretenait
d’excellents rapports avec mon illustre confrère, Avenzoar. Est-ce bien le
cas ?
J’ai confirmé.
— Il sera parfaitement apte à prendre ma relève. N’hésite pas à le solliciter.
Après un temps de silence, envahi par l’émotion, je ne pus m’empêcher de
lui baiser la main.
— Je ne vous remercierai jamais assez de m’avoir tant enrichi de votre
savoir. Vous allez me manquer.
— Tu me manqueras aussi et c’est bien. Lorsqu’au moment de se séparer
deux êtres n’éprouvent aucune tristesse, c’est que la séparation arrive trop
tard. Nous nous reverrons. J’en suis convaincu. Et n’oublie jamais…
Abubacer plongea ses yeux dans les miens et enchaîna :
— L’encre du savant est plus précieuse que le sang du martyr.
Adoptant un ton plus léger, il me demanda :
— As-tu entendu parler de Lobna ?
— Bien sûr. Son nom est connu de tout l’Andalus. Il s’agit bien de cette
femme qui fut aussi célèbre pour sa beauté que pour sa science ?
— Ce n’est pas de cette Lobna dont je parle, mais d’une autre femme qui
porte le même nom. Elle possède l’une des plus belles bibliothèques de
Cordoue, non par sa quantité de manuscrits, mais par leur qualité. Si je ne
t’en ai pas parlé jusqu’à cette heure, c’est parce que depuis deux ans elle
résidait à Séville. Elle est de retour. Tu devrais lui rendre visite. Je pense que
tu pourrais trouver ton bonheur parmi les livres qu’elle a rassemblés.
Qu’une femme possédât une bibliothèque ne me surprit pas. Non
seulement certaines accédaient à l’enseignement, mais on en trouvait qui
s’étaient spécialisées dans la transcription du Coran en caractères coufiques
ou qui donnaient des cours de calligraphie et de poésie aux jeunes filles. Leur
travail était d’autant plus apprécié qu’il était plus soigneux que celui des
hommes, alors que moins rémunéré.
Dans la bibliothèque du Commandeur des croyants, le calife Al-Hakam II,
travailla jusqu’à la fin de sa vie une vertueuse érudite. Je crois qu’elle
s’appelait Fatima. Elle était étrangère à tout ce qui n’était pas le plaisir des
livres et conserva jusqu’à son extrême vieillesse une main ferme pour la
calligraphie. Il y avait aussi Aïcha, fille d’une importante famille de Cordoue,
à qui les amours littéraires donnèrent de telles habitudes d’indépendance
qu’elle ne voulut jamais se marier, mourant pucelle à un âge avancé. Aux
dires de ceux qui l’ont connue, elle était un prodige d’éloquence dans ses
odes, un modèle d’expression dans ses vers, et une copiste si habile que les
manuscrits écrits de sa main suscitaient l’admiration.
Je demandai :
— Cette dame, Lobna, est-elle lettrée ?
— Elle l’est à coup sûr.
— Sa bibliothèque n’est donc pas le fruit d’un caprice.
Ma remarque aurait pu paraître anodine, elle ne l’était pas. Nous savions
que chaque Cordouan de l’aristocratie, même s’il n’avait qu’une culture
relative, se faisait un point d’honneur de se constituer une collection
d’ouvrages, n’hésitant jamais à surenchérir, même d’une façon
disproportionnée, sur la valeur d’un manuscrit mis à l’encan. Il n’était pas
rare que le moindre ministre ou secrétaire possédât une bibliothèque. Mon
père m’a raconté que, un jour qu’il assistait à une vente aux enchères, son
intérêt s’était porté sur un exemplaire élégamment relié du Timée de Platon,
traduit en arabe. À chaque fois qu’il renchérissait, un inconnu offrait un prix
plus élevé. Intrigué, il avait abordé l’homme, convaincu qu’il avait affaire à
un bibliophile, aussi passionné que lui. À son grand étonnement, l’inconnu lui
dit qu’il ne savait même pas ce dont traitait le livre pour lequel il était
disposé à dépenser autant d’argent : « Mais comme on doit se plier aux
exigences de la bonne société, lui expliqua-t-il, on est bien obligé de se
composer une bibliothèque. Sur les rayonnages de la mienne, il y a un creux
qui appelle un livre de cette taille précise. » En rentrant chez nous, mon père
me lança, dépité : « Ce que dit le proverbe est vrai, Allah donne des noix à
ceux qui n’ont pas de dents ! »
Jabir, un lointain cousin de mon père, avait amassé une fortune
considérable dans le négoce du sparte, un genre de plante qui servait à faire
des cordages, des nattes et même des tissus. Bien qu’inculte, il avait réuni
dans de vastes pièces de sa demeure plus de dix mille ouvrages. Certes, il
était loin de rivaliser avec la bibliothèque de feu l’émir Al-Hakam II, qui
passait pour la plus grande bibliothèque du monde connu, forte de 400 000
manuscrits, dont la plupart avaient été apportés de Bagdad par des milliers
de chameaux. Or, à la différence de Jabir, l’émir Al-Hakam était non
seulement un collectionneur, mais aussi un lecteur scrupuleux. Il lisait en
annotant ses réflexions en marge et consignait toujours le nom et la patrie de
l’auteur, ainsi que la date à laquelle il terminait la lecture de chaque volume.
Pas moins de cinq cents personnes s’occupaient de leur gestion.
Malheureusement, cette bibliothèque a connu un sort funeste. À peine au
pouvoir, l’un des successeurs d’Al-Hakam s’empressa d’expurger tous les
textes qu’il jugeait suspects d’hérésie. Des milliers.
J’ai fait observer :
— Maître, j’irais bien volontiers. Mais cette personne ne me connaît pas et
il n’est pas d’usage qu’un homme frappe à la porte d’une femme sans lui
avoir été présentée.
— N’aie crainte. Je lui ai parlé de toi. Elle est disposée à te laisser accéder
à sa bibliothèque. D’ailleurs, elle te recevra demain matin avant la prière de
la mi-journée. Elle habite derrière la Grande Mosquée. Une ardave, une
ruelle sans issue.
Nous nous sommes donné l’accolade.
J’avais les larmes aux yeux, mais j’apaisai mon chagrin en me répétant sa
phrase : « Nous nous reverrons. »
En effet, nous allions nous revoir. Je n’imaginais pas à quel point Abubacer
jouerait un rôle déterminant dans ma vie.
1. Ghazali est mort en 1111.
2. Coran, VII , 79.
7

Trente et un ans après la mort d’Averroès.


Palerme, juin 1229 de l’ère latine.

Fréderic II, empereur des Romains, roi de Germanie, de Sicile et de
Jérusalem, celui qu’on surnommait « la stupeur du monde », partit d’un éclat
de rire tonitruant, immaîtrisable, un rire d’une incomparable insolence.
Il se frappa les cuisses et, reprenant son souffle, prit Michael Scot, celui
qu’il appelait le plus cher de ses maîtres, à témoin :
— Vous vous imaginez, mon cher ? Je dois être le seul être au monde à
avoir été excommunié deux fois ! Ce pape n’a décidément pas peur du
ridicule !
L’Anglais fit mine d’approuver, bien que le terme « excommunication » fût
quelque peu inapproprié. Le conflit entre l’Église et l’empereur datait de plus
de dix ans. Après avoir été couronné en juillet 1215 à Aix-la-Chapelle,
Frédéric avait promis au pape Innocent III, puis à son successeur
Grégoire IX, qu’il prendrait la tête d’une sixième croisade. Malheureusement,
forcé de rétablir son autorité dans son royaume sicilien et en Italie du Nord,
il avait constamment reporté son départ. En 1227, exaspéré par ses
atermoiements, le Saint-Père l’avait qualifié de « monstre sorti de la mer,
dont la gueule ne s’ouvrait que pour blasphémer ! », ce qui était ni plus ni
moins que l’identifier à la Bête de l’Apocalypse. Puis il l’avait excommunié.
Pourtant, un an plus tard, bien que banni de Terre sainte et faisant fi de
l’interdiction papale, Frédéric avait décidé de s’y rendre et s’embarqua de
Brindisi dans le courant du mois de juin 1228.
Ce fut donc, quel paradoxe, un empereur excommunié qui partait libérer
les Lieux saints ! Paradoxe plus surprenant encore : Frédéric ne partait pas
en ennemi du sultan Al-Kamil (qui n’était autre que le fils de Saladin), mais
en invité de celui-ci. Cela faisait quelque temps déjà que les deux hommes
entretenaient une relation épistolaire dans laquelle ils avaient abordé les
problèmes les plus divers : la course des étoiles, la logique d’Aristote, la
circulation du sang, l’application de l’algèbre à la géométrie, l’immortalité de
l’âme, l’éternité du monde. Chacun cherchant à surpasser l’autre en sagesse
et en savoir. Dans le même temps, les deux souverains rivalisaient en faste et
en générosité.
Lorsque, en octobre 1227, l’ambassadeur du sultan, l’émir Fakhr al-Din,
était venu rendre visite à Frédéric, il lui avait offert de la part de son maître
une caisse remplie d’or, une autre d’argent, des étoffes et des pierres rares,
mais aussi des dromadaires, des singes, un éléphant, qui étaient allés
rejoindre les innombrables animaux déjà présents de la ménagerie royale.
Fakhr al-Din fut adoubé chevalier !
Ainsi, au moment même où la papauté pressait Frédéric de partir pour
l’Orient et d’entreprendre une guerre sainte contre le sultan, celui-ci l’invitait
à y venir en ami et en allié. Bien sûr, il existait une communauté d’intérêts à
cette amitié improbable. Quelque temps auparavant, en conflit avec l’un de
ses frères, le sultan avait réclamé le soutien de Frédéric, en échange de quoi
il lui promettait de lui céder Jérusalem. Et bien que le frère fût mort entre-
temps, Al-Kamil respecta l’engagement qu’il avait pris.
C’est ainsi que Jérusalem, Nazareth et Bethléem furent récupérés sans
verser une goutte de sang et que, après avoir été accueilli dans la ville par le
sultan Al-Kamil en personne, Frédéric s’était couronné lui-même roi de
Jérusalem.
Il y avait peu de temps que l’empereur était rentré à Palerme. Et ce 15 juin
1229, un messager venait de l’informer que le pape, indigné par sa politique
trop conciliante à l’égard des Arabes, avait décidé de jeter l’interdit partout
où il passerait. Sa Sainteté estimait que la prise de Jérusalem s’était faite
dans des conditions humiliantes pour la chrétienté, que Frédéric avait vécu
dans une scandaleuse intimité avec les musulmans. Une intimité que l’Église
ne pouvait tolérer, elle qui sans appel condamnait tout contact avec les
adeptes de l’islam, qu’elle assimilait à une apostasie.
Aveuglé par la colère, dans une lettre circulaire à tous les évêques, le pape
avait déclaré : « Nous sommes prêts à prouver que ce roi de pestilence
affirme ouvertement que le monde a été trompé par trois imposteurs, Jésus-
Christ, Moïse et Mahomet, que deux d’entre eux sont morts pleins de gloire,
tandis que Jésus a été suspendu à une croix. De plus, il a osé prétendre que
ceux-là sont des sots qui se figurent qu’un Dieu créateur de l’univers a pu
naître d’une Vierge, déclarant enfin que l’homme ne doit absolument croire
que ce qui peut être démontré par la force des choses et par la raison
naturelle. »
De toute façon, rien n’eût pu altérer l’admiration sans bornes que Michael
Scot éprouvait pour l’empereur. Comment ne pas apprécier un prince qui
parlait cinq ou six langues dont l’arabe ?
Et pourtant, rien ne prédisposait Frédéric II à ce destin hors du commun.
À sept ans, il était tombé entre les griffes de Markward von Annweiler,
ancien écuyer tranchant de son père, Henri VI, qui n’avait eu de cesse de
l’humilier. Abandonné à lui-même, l’orphelin (il avait perdu son père alors
qu’il n’avait que trois ans et sa mère treize mois plus tard) vagabondait à
travers les rues de Palerme. C’est ainsi qu’il put voir la misère dans laquelle
était plongée la Sicile, mais, plus important encore, les vestiges de la
civilisation arabe, qui avait imprégné l’île avant l’arrivée des Normands,
c’est-à-dire pendant les deux siècles et demi où elle avait été gouvernée par
des émirs venus de Kairouan, eux-mêmes escortés d’une pléiade de lettrés,
de poètes et de savants.
Les Arabes qui le voyaient passer souffraient de constater le dénuement où
se trouvait ce « fils de roi ». Compatissants, ils lui ouvrirent leurs maisons,
l’invitèrent à leur table et tentèrent de remédier aux lacunes de son
instruction en le confiant aux soins d’un cadi de la communauté musulmane.
Cet homme cultivé se fit assister, semble-t-il, par plusieurs de ses
coreligionnaires, qui jouèrent un rôle important dans la formation de
Frédéric. Ils lui apprirent l’arabe, lui inculquèrent des rudiments de logique,
de calcul et d’algèbre et, enfin, l’initièrent aux écrits du célèbre géographe
Al-Idrisi. On lui parla aussi d’un grand philosophe cordouan du nom
d’Averroès…
Frédéric se trouva d’autant plus à son aise dans ce milieu qu’il était lui-
même de « sang mêlé » : Germanique par son père, Normand par sa mère, en
vérité plus Sicilienne que Normande.
Il était tombé sous le charme de la civilisation arabe. Lorsque certains
émettaient des réserves, Frédéric s’empressait de faire remarquer : « Songez
qu’à Rome vous ne pouvez pas traverser le Forum sans piétiner dans la bouse
de vache, alors qu’à Bagdad les rives du Tigre sont bordées de balustrades
en marbre, que, pareillement à Cordoue, la ville bénéficie de l’éclairage
urbain et que les établissements de bains publics s’y comptent par
douzaines ! »
Et de surenchérir : « Dites-vous qu’à l’époque où la plupart des barons de
Charlemagne savaient à peine signer leur nom, les émirs de Séville et de
Cordoue consacraient leurs loisirs à présider des tournois de poésie ! »

Voilà quelque temps déjà que la communauté musulmane de Sicile, qui
avait fait pendant près de trois siècles la prospérité de l’île, n’était plus que
l’ombre d’elle-même, une minorité en déshérence, montrée du doigt, sans
travail, sans avenir. Frédéric avait déjà observé qu’on ne gouvernait pas les
hommes à Naples et à Palerme comme on les gouverne à Augsbourg et à
Mayence. Il avait compris également qu’il ne suffisait pas de transférer les
Arabes sur le continent et de les disséminer à travers les campagnes en
espérant une hypothétique assimilation. Il estimait qu’il fallait au contraire
les regrouper, les restructurer, sans chercher à gommer leur culture.
Pour atteindre ce but, il avait conçu un plan incroyable. Il s’était mis en
quête d’un terrain suffisamment vaste, mais assez écarté des régions
habitées, pour y regrouper la totalité des populations arabes qui se
trouvaient alors en Italie du Sud. Il trouva ce terrain au nord-ouest de Foggia,
dans les Pouilles. Il y fit édifier une ville fortifiée, entourée d’un rempart
épais flanqué de grosses tours rondes, dont la superficie était suffisante pour
contenir près de soixante mille habitants. Dans la foulée, il restitua aux
Arabes leurs libertés fondamentales et leur accorda le droit de se regrouper,
de s’administrer, de se gouverner comme ils l’entendaient.
La réaction ne se fit pas longtemps attendre. Tandis que l’appel des
muezzins retentissait de nouveau du haut des minarets, les Arabes
retrouvèrent leur identité et se remirent au travail. Manifestant un zèle
accru, ils défrichèrent les alentours de la ville, plantèrent de la canne à
sucre, des mûriers, des arbres fruitiers ; ils bâtirent des routes et, à
l’intérieur des remparts, des rues et des palais ornés de patios et de
fontaines. En quelques années, la plaine grise et austère se transforma en
une contrée verdoyante. Ce bouleversement ne manqua pas de choquer
nombre de gens, le pape en premier, qui se demanda si Frédéric ne s’était
pas secrètement converti à la religion de Mahomet.

Comment, lorsqu’il fut sollicité par ce monarque hors du commun, Michael
Scot aurait-il pu décliner l’invitation ? Invitation d’autant plus agréable qu’il
avait appris que l’un de ses amis, le mathématicien italien Leonardo
Fibonacci, serait présent à Palerme au même moment.
Michael aimait beaucoup Leonardo. Il appréciait son charme si
typiquement « oriental », acquis lors de sa jeunesse au Maghreb, tout le
temps que son père occupait la fonction de représentant de la république de
Pise. Ce fut d’ailleurs de là-bas qu’il avait rapporté la notation numérique
indo-arabe. Mais, en vérité, si Leonardo faisait partie des invités à la cour,
c’était pour une curieuse histoire… de lapins. Quelques mois auparavant,
l’empereur avait eu vent d’un ouvrage de mathématiques, le Liber abaci,
dont l’Italien était l’auteur. Il y décrivait la croissance d’une population de
lapins sous des hypothèses très simplifiées que l’on pourrait résumer ainsi :
chaque couple de lapins, dès son troisième mois d’existence, engendre
chaque mois un nouveau couple de lapins, et ce, indéfiniment. Par
conséquent, à l’exception des deux premiers, chaque nombre de la suite est
égal à la somme des deux nombres qui le précèdent : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21,
34, 55, 89…
Les mauvaises langues affirmaient que le véritable auteur de cette suite
était un hindou du nom d’Acharaya Hemachandra. Quoi qu’il en soit, mis au
courant des travaux de Fibonacci, et alors qu’il était en pleins préparatifs de
la croisade, Frédéric s’était précipité à Pise où vivait le mathématicien. Après
l’avoir interrogé huit jours durant sur les algorithmes, il lui avait proposé de
venir lui rendre visite à Palerme.
Il avait agi pratiquement de la même manière avec Michael Scot. Alors que
celui-ci se trouvait à Tolède parmi l’équipe de traducteurs qui y travaillaient,
l’empereur lui avait fait parvenir une lettre de plusieurs pages. Toujours
prompt à s’entourer d’intellectuels, le souverain lui proposait de le retrouver
et de subventionner ses travaux de traduction. Des travaux qui rejoignaient
largement les visées de Frédéric, qui s’était donné pour mission de
transmettre les connaissances scientifiques et philosophiques du monde
musulman à l’Occident.
— Alors, Scot, votre travail progresse-t-il ?
L’interrogation du monarque rappela à l’Anglais, si besoin était, les motifs
premiers de sa présence en Sicile : Averroès. Une œuvre que Scot avait
découverte quelques années auparavant, en 1217, lors d’un séjour dans la
Péninsule ibérique, où son intérêt pour la culture arabe l’avait mené.
Michael se décida à répondre :
— Je vous avoue, Majesté, que je ne soupçonnais pas la difficulté de la
tâche. Décrypter le texte original d’Aristote est déjà d’une complexité inouïe.
La traduction en arabe d’Averroès l’est deux fois plus. Quant à ses
commentaires…
— Allons, allons, je vous fais confiance. Vous avez déjà prouvé votre
excellence avec votre traduction de la Métaphysique. Nul doute que là aussi
vous réussirez. Et puis, ne dit-on pas que vous possédez des pouvoirs
magiques et que vous seriez capable de transformer le plomb en or ?
Scot se mit à rire.
— Majesté, on a aussi raconté que le pape m’aurait nommé archevêque de
Cashel, en Irlande, et que j’aurais refusé. Non. Ce n’est pas sérieux.
Scot prit une courte inspiration et observa :
— Quand je pense au séisme que mes commentaires de la Métaphysique
déclenchèrent auprès de l’université de Paris, j’en tremble encore !
Heureusement que je m’étais gardé de les signer, sinon, le pape m’aurait fait
subir le même sort que ce pauvre Aristote. Sachez, cependant, que le livre
d’Averroès est autrement plus sulfureux. Rendons grâce à Dieu que le
malheureux soit mort. Sinon, ce n’est pas à coups d’interdits que l’Église
l’eût poursuivi, mais à coups de pierres.
Un large sourire écarta les lèvres de l’empereur.
— Tant mieux, mon cher, tant mieux. Tout ce qui peut secouer la torpeur de
notre monde sclérosé me réjouit.
8

J’ai traversé le jardin de Solomon ben Sarrouk. Les arbres étaient si


nombreux, et si épaisses leurs ramures, que le soleil ne pouvait apercevoir la
terre, et lorsque la brise soufflait, elle repartait chargée de mille parfums.
Bientôt j’arrivai devant le marché aux esclaves. Et comme à chaque fois, je
m’arrêtai pour observer la scène. Je la trouvais d’autant plus affligeante que
j’étais au courant des manigances auxquelles se livraient les vendeurs. Si une
esclave était trop basanée, on la baignait dans une préparation destinée à lui
éclaircir la peau. On fabriquait même de fausses vierges et on utilisait des
pâtes pour supprimer ou éclaircir les éventuelles taches du visage et les
grains de beauté. Car, plus une femme avait la peau blanche, plus son prix
était élevé. Tout ceci était déplorable. Et pourtant le Prophète (paix et salut
sur Lui) n’était-il pas opposé à l’esclavage ? Selon la tradition, le jour où
quelqu’un lui demanda que faire pour mériter le ciel, il lui fut répondu :
« Délivrez vos frères des chaînes de l’esclavage. Celui qui, possédant une
esclave, l’entretient, l’éduque, la traite bien, puis l’affranchit et l’épouse,
aura une double récompense divine. »
Autour de moi, des cris montaient, et des éclats de rire. Si, lorsque j’étais
adolescent, le spectacle de ces jeunes femmes presque dénudées provoquait
en moi un plaisir malsain, aujourd’hui il n’éveillait que de l’écœurement.
J’ai poursuivi ma marche et pris un raccourci à travers le cimetière d’Ibn
Abbas. Des femmes, toutes vêtues de blanc, qui est la couleur du deuil,
étaient là en train de se recueillir sur la sépulture d’un parent défunt. En
réalité, elles usaient de ce prétexte pour sortir de chez elles et échanger des
regards furtifs avec des jeunes gens qui épiaient leur visage dévoilé, entre les
camelots et les diseuses de bonne aventure. À la grande fureur des
théologiens obtus, il arrivait que des hommes boivent du vin sur la tombe
d’un défunt ou que, n’ayant pas d’autres lieux pour se voir, des amants s’y
retrouvent. J’ai déjà exprimé mon rejet de l’alcool, et pourtant je trouve que
d’en boire dans un cimetière est une belle manière de narguer la mort.
Bientôt j’arrivai dans la rue indiquée par Abubacer. Une esclave apparut, la
peau couleur d’ébène.
— Je viens de la part de maître Abubacer.
Elle me fit signe d’entrer.
— Je vais prévenir dame Lobna.
J’avançai dans la cour intérieure à ciel ouvert. Une fontaine déversait son
murmure d’eau claire. Comme dans la plupart des maisons de Cordoue, on
n’entendait que ce bruit et le roucoulement des colombes. Des banquettes
étaient alignées le long d’un mur, sous des pots de géraniums. Je faillis
m’asseoir, mais je me ravisai. Il n’eût pas été courtois de prendre cette
liberté.
— La paix soit sur toi, fils de la Sagesse.
Je me retournai. Une femme dans la quarantaine se tenait à quelques pas,
vêtue d’une djubba rose. Elle était brune, longiligne, avec de grands yeux de
gazelle et des cils ourlés de khôl, un éventail coloré à la main. En appuyant le
regard, on devinait aux commissures de ses lèvres comme une touche de
sécheresse désolée, celle d’un réceptacle que l’eau n’irrigue plus. Elle n’était
pas belle selon les critères habituels et pourtant d’une grande beauté, qui,
sans doute, émanait du fond de son âme. Me souvenant de la manière dont
elle m’avait interpellé, je rectifiai, un peu gauche.
— Je m’appelle Ibn Rochd.
— Rochd ne signifie-t-il pas la sagesse ? Ou encore la maturité ? Ou la
raison. Tu as le choix. Moi je préfère la sagesse, tout en me méfiant des êtres
trop sages. Ils peuvent très vite devenir ennuyeux.
Je ne sus que dire. J’ignore pourquoi, mon cœur courait dans ma poitrine.
— Ma servante a préparé une infusion d’hibiscus, poursuivit-elle, en
voudrais-tu ?
— Je ne veux surtout pas m’imposer. Mon maître, Abubacer, m’a…
Elle me tendit la main et m’entraîna à l’intérieur.
La pièce était meublée sobrement. Un plateau de cuivre posé sur des
trépieds trônait au centre. Aux murs, des tentures de laine ; au sol, des tapis
de couleurs vives et des coussins. Deux coffres en bois de pin et une jarre en
terre cuite étaient rangés dans un coin. Mon hôtesse m’invita à prendre place
sur un siège. Elle s’assit en face de moi, puis elle entrouvrit son éventail et,
par petits coups, le fit aller et venir devant son visage.
— Mon ami Abubacer m’a longuement parlé de toi et en des termes très
élogieux.
— Il fut mon maître, mais il est aussi mon ami. Je présume que c’est l’ami
qui parlait.
— Non. Détrompe-toi, il n’a vanté que tes capacités intellectuelles, non tes
qualités humaines. Mais peut-être que le mieux serait que tu me dises qui
est Ibn Rochd ?
J’ai souri.
— Sait-on vraiment qui nous sommes ? Ibn Rochd est sans doute un être
qui se cherche et qui cherche. Un bon musulman, un homme de foi.
— Donc qui place la religion au-dessus de tout.
J’attendis que la servante finisse de servir nos infusions d’hibiscus avant de
répliquer :
— À la condition qu’elle soit accompagnée par la réflexion. La réflexion
n’est pas un exercice abstrait, détaché de toute contingence religieuse.
Lobna hocha la tête, pensive.
— Abubacer m’a indiqué que tu étais le petit-fils du grand Abou al-Walid
Mohammad.
J’ai confirmé.
— Ton grand-père fut un immense personnage. J’espère que tu tiens de lui.
Encore qu’un ancêtre, si prestigieux soit-il, ne donne pas toujours un
descendant valeureux. C’est même parfois le contraire ! Es-tu marié ?
Je bus une gorgée d’hibiscus et fis non de la tête.
— Pourtant tu es en âge.
— Je n’ai que vingt-cinq ans.
J’ai presque chuchoté :
— Et toi ?
— Je n’ai que quarante-deux ans. Et je n’aime pas les hommes. Du moins, je
n’aime pas la trop longue promiscuité. Je n’aime pas être possédée. Et les
hommes ne se voient qu’en conquérants.
— Je ne sais pas si l’on peut généraliser. Il existe aussi des femmes
conquérantes.
— Elles sont rares. Aussi rares que les femmes médecins. As-tu décidé de
ta voie ?
— Entre la médecine, la philosophie et la jurisprudence, j’ai opté pour les
trois.
Alors que je m’attendais à une remarque ironique, elle déclara :
— Dans ce cas, tu dois être capable de répondre à cette question. Crois-tu à
la prédestination ?
Pris de court, je gardai le silence. Alors elle répéta sa question.
— La prédestination pose un problème des plus difficiles.
— Mais encore ?
— Il existe des versets pour et des versets contre. Il en va de même dans
les hadiths.
— Tu ne réponds pas.
Je pris une profonde respiration. Le sujet était délicat et j’ignorais à qui
j’avais affaire. Je songeais aussi à la mise en garde d’Abubacer : « Si tu veux
garder la tête sur ton cou, apprends à te maîtriser. »
Finalement, j’osai :
— L’expérience montre que l’homme dépend de nombreuses conditions qui
s’imposent à lui, mais l’homme sait aussi qu’il a le pouvoir de délibérer en
usant des facultés qu’Allah lui a données.
— Dois-je en déduire que, selon toi, tout n’est pas écrit ?
Comme j’hésitais, elle m’encouragea :
— Parle sans crainte !
— Ce qui se produit n’existe que parce qu’il succède à ce qui le précède. Et
ce qui le précède n’est cause que parce qu’il précède ce qui le suit.
Elle replia son éventail et le posa sur ses cuisses.
— Sois plus clair. Je n’ai pas ton savoir.
— Prenons un exemple. L’évaporation de l’eau donne des nuages, les
nuages donnent la pluie, et la pluie de l’eau. Il n’y a guère de place pour la
prédestination. Il en est ainsi du sort des hommes. Ce qui leur arrive dans
l’instant n’est que la conséquence de l’action qui a précédé. Ce que d’aucuns
appellent la prédestination n’est que la résultante de causes qui sont du
domaine de la science.
— Dans ce cas, comment expliques-tu que l’homme se tourne
systématiquement vers la religion dès que se produit un événement néfaste,
rendant le Très-Haut responsable de ce qui lui arrive ?
— Parce que l’homme souffre et il sait que ni la science ni la philosophie ne
sont en mesure de lui apporter d’explication rationnelle à sa souffrance.
Alors, il est naturel qu’il se tourne vers le Tout-Puissant et vers la religion,
seuls capables de lui procurer ce dont il manque le plus : l’espérance.
Un léger sourire anima les lèvres de la femme.
— Je suis soulagée.
Je plissai le front.
— Oui, reprit-elle, soulagée. Avant de te donner accès à ma bibliothèque, je
tenais à m’assurer de n’avoir pas affaire à l’un de ces cerveaux qui estiment
que le Créateur est assis sur un trône et descend chaque nuit sur le monde.
Le trouble qui m’avait envahi quelques instants plus tôt ne faisait que
s’accroître. Qu’un homme tînt ce genre de discours était exceptionnel en ces
temps où les Almohades prêchaient l’orthodoxie, alors une femme !
Elle posa son verre d’hibiscus.
— Viens ! Je vais te présenter mes trésors.
Nous avons gravi un escalier de pierre qui conduisait à l’étage supérieur.
Dans le sillage de Lobna flottait un parfum de musc. Là, au bout d’un couloir,
il y avait une porte en bois épais. Lobna glissa une clef dans la serrure,
écarta le battant et m’invita à entrer. Je découvris une vaste pièce sombre
aux murs tapissés d’armoires. Une table et une chaise étaient alignées
devant l’unique fenêtre, fermée par un rideau. Lobna l’écarta en expliquant :
— Le soleil et la poussière sont des assassins de manuscrits.
Elle alla vers l’une des armoires et l’ouvrit.
Des livres étaient empilés à l’intérieur, les plus épais en bas, sans doute
pour que la pile ne s’écroule pas. Le titre était inscrit sur la tranche.
— Ici, dit Lobna en pointant son doigt sur l’une des étagères, ce sont les
ouvrages qui traitent de…
Je poussai un cri.
— Rhazès ! C’est incroyable ! Le Livre complet de la médecine.
— Les vingt-deux volumes.
Submergé par l’émotion, ce fut dans un état second que j’entendis la voix
de Lobna chuchoter à mon oreille :
— Tu n’es qu’aux prémices de tes découvertes, ô fils de la Sagesse. Reste
ici autant que tu le voudras et considère désormais cette maison comme la
tienne.
Longtemps après son départ, son parfum continua de m’enivrer.

J’ai passé la journée à compulser les ouvrages de Rhazès. Je lisais encore
lorsque le crépuscule commença à envahir le ciel, rendant la lecture de plus
en plus difficile. C’est à contrecœur que je décidai de rentrer chez moi. J’ai
rangé soigneusement les manuscrits, refermé l’armoire, et je suis
redescendu. Quelques bougies éclairaient le salon où Lobna m’avait accueilli.
Je l’ai appelée. Il n’y eut pas de réponse. Je me suis rendu dans le patio et je
la vis allongée sur l’une des banquettes, un livre posé sur sa poitrine. Elle ne
parut pas se rendre compte de ma présence. Elle semblait dormir. Partir sans
la remercier eût été discourtois ; la réveiller l’eût été encore plus.
Finalement, au moment où j’allais me résigner à faire demi-tour, elle me
questionna :
— Fils de la Sagesse, as-tu trouvé ton bonheur ?
— Oui, je te remercie infiniment.
Elle se redressa.
— Tu peux revenir ici autant que tu le voudras. Je te l’ai dit : cette maison
est désormais la tienne. Mais j’y mets une condition, s’empressa-t-elle de
préciser. Aimes-tu la poésie ?
J’acquiesçai.
— As-tu un poète préféré ?
— Oui. Al-Mutanabbî. Mais bien d’autres aussi.
— Parfait. Alors chaque fois que tu me rendras visite, tu me liras un poème.
Sommes-nous d’accord ?
Comment aurais-je pu refuser ?
— Ce sera pour moi un honneur et une joie.
— À demain, donc. Ou après-demain. Au jour qu’il plaira à Dieu, ajouta-t-
elle avec un sourire en coin.
De retour chez moi, j’ai refusé le dîner que me proposait ma mère et je suis
allé me coucher. À quelle heure ai-je trouvé le sommeil ? Je suis incapable de
le dire. Je me souviens seulement que les écrits de Rhazès se mêlaient à la
voix de Lobna et je sais que, lorsque les premières lueurs de l’aube se
glissèrent dans ma chambre, je rendis grâce au Très-Haut, car ce nouveau
jour allait me permettre de la retrouver.
J’ai bondi hors du lit, fait mes ablutions, récité ma prière et me suis
précipité chez elle. Hélas, à ma grande déception, la servante m’informa que
sa maîtresse était partie en voyage.
Je m’étonnai :
— En pleine nuit ?
— Non. Tout de suite après la prière de l’aube. Mais vous pouvez entrer.
Dame Lobna m’a donné des instructions. Je peux même vous préparer un
repas si vous le souhaitez.
Je l’ai remerciée et je me suis rendu dans la bibliothèque comme si je fuyais
un incendie.
Lobna ne revint ni le lendemain, ni les jours suivants. Alors, j’ai cessé de la
guetter pour me consacrer uniquement à la lecture et à mes recherches.
Au fil de mes visites, j’ai découvert des ouvrages extrêmement précieux,
parmi lesquels un trésor absolu : le Traité de l’âme, d’Aristote.
Aristote ne m’était bien sûr pas inconnu. Pas plus qu’il ne l’était aux
philosophes arabes.
Depuis plus de trois siècles, son œuvre était scrutée.
Déjà en l’an mille de l’ère latine, Avicenne avait abordé la Métaphysique et
la Théologie. Il semble même qu’il aurait lu la Théologie pas moins de
quarante fois sans rien y comprendre, ce qui l’avait terriblement frustré. Car
Aristote était son maître, or son maître le décevait. Cette pensée fit naître en
lui un sentiment de révolte et de colère. Il préféra se convaincre que c’était
lui, le disciple, qui manquait de clairvoyance. En fait, l’incompréhension
d’Avicenne s’explique. Nous savons depuis que ce qu’il croyait être la
Théologie n’était en réalité que des extraits des Ennéades de Plotin. Le
malheureux est mort sans le savoir.

J’ai été envoûté par ce Traité de l’âme. J’en ai bu chaque ligne, savourant
chaque mot, conscient d’être en face d’un monument. Et quand le souvenir
de Lobna revenait prendre possession de mon esprit, je me disais que le
Prophète avait eu raison lorsqu’il affirmait : « Il m’a été donné d’aimer de
votre monde ici-bas le parfum et les femmes, mais le comble de mon bonheur
réside dans la prière. »
Et je priais.
9

Quatre mois sont passés, et Lobna n’était toujours pas revenue. Presque
tous les jours, je me suis rendu chez elle, en vain. J’en étais arrivé à croire
que j’avais été victime d’une illusion et que cette femme n’avait jamais existé
que dans ma tête. Était-ce possible ? Je n’ai jamais considéré que le Créateur
pouvait être responsable de nos malheurs ou de nos bonheurs, mais, dans le
tourment qui m’enveloppait, une interrogation a surgi : et s’Il avait décidé de
me châtier pour cette incroyance ?
Heureusement, la lecture me sauvait. J’avais trouvé chez un libraire juif un
exemplaire du Traité de l’âme, que je décidai d’acquérir, et j’y revenais sans
cesse comme un nageur regagne le rivage. Je prenais des notes, presque
aussi nombreuses que le texte original.
Obscurité, confusion. Combien d’années seraient nécessaires avant que je
sois capable de poser une lumière sur la pensée du Grec ? Je pressentais que
ce serait l’œuvre d’une vie.
Un matin que j’étais assis à ma table de travail, en proie à mes
questionnements, mon père fit irruption dans ma chambre et m’annonça :
— C’est fait !
— De quoi parlez-vous, père ?
— Al-Mu’min et les armées almohades sont entrés dans la ville d’Alger. Ils
ont défait les tribus qui s’opposaient à leur avancée, vaincu le prince qui
régnait sur le pays des Kabyles et, désormais, c’est l’ensemble du Maghreb
qui est entre leurs mains.
Je levai les bras au ciel.
— Quelle importance ?
— Pour nous, sans doute pas grand-chose, à condition d’être dans les
bonnes grâces des princes qui nous gouvernent. Mais, d’un point de vue
strictement politique, nous assistons à un séisme. Alors que jusque-là Al-
Andalus était soumis à l’autorité du calife de Bagdad, les Almohades ont
décidé d’affirmer leur prééminence sur tout le monde musulman. Désormais
leurs chefs porteront le titre de calife à part entière. Le califat de Bagdad a
vécu. Il y a plus grave encore. L’effondrement du pouvoir almoravide a permis
aux chrétiens du nord de la Péninsule d’accentuer leur pression et de réaliser
des avancées très importantes à l’est et à l’ouest. Qui sait si un jour ils ne
reprendront pas possession de tout l’Andalus ?
Mon père fit une pause et son visage, jusque-là crispé, parut se détendre.
— De tous ces bouleversements, un élément nous sera peut-être favorable.
D’après certaines rumeurs, le nouveau calife, Al-Mu’min, contrairement à ce
que l’on pourrait imaginer, aurait l’intention d’accorder sa protection à la
philosophie et aux philosophes. Voilà qui devrait te rendre heureux.
Avant que j’eusse le temps de commenter, mon père pointa son index sur le
Traité de l’âme.
— Aristote ?
J’ai confirmé.
— Mon fils, je ne condamne pas ta passion, mais la philosophie ne te
permettra pas de subvenir aux besoins de ta famille. Je t’ai enseigné tout ce
que je sais sur la jurisprudence, mais mon savoir n’est pas infini. Je souhaite
que tu approfondisses cette science auprès d’un autre maître. Nous en
reparlerons lorsque tu auras achevé tes études de médecine. Tu comptes
bien les poursuivre avec Avenzoar, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Il a reçu ton mot et Abubacer m’a chaudement recommandé. Il
m’attend.
— Me voilà rassuré. Ainsi, armé de la jurisprudence et de la science
médicale, tu pourras aspirer à de nobles fonctions et, qui sait, un jour à celle
de cadi.
— Que Dieu vous entende, père. Mais pourquoi me parlez-vous de famille ?
Je n’ai ni femme ni enfant !
— C’est affaire de mois. Il faudra que tu y songes sérieusement. Tes deux
sœurs sont mariées, tu es donc en droit de prendre femme. N’oublie pas que
la vie est un désert qu’il nous faut traverser. Voyager seul dans cet espace
aride n’est pas souhaitable.
Il passa sa paume le long de sa barbe avant de préciser :
— La fille de mon frère, ta cousine Sarah, fera une parfaite épouse. Dois-je
te vanter ses qualités ?
J’ai sursauté.
— Sarah ? Elle a tout juste quinze ans !
— Elle est pubère. Donc majeure. Ce n’est pas à toi que je rappellerai que
la charia ne stipule aucune limite d’âge au mariage. Et le Prophète, paix sur
Lui, n’a-t-il pas épousé Aïcha quand elle avait neuf ans ? Et chez les juifs,
n’est-il pas indiqué dans le Talmud qu’une femme est en âge de se marier à
partir de douze ans et six mois ? Alors pourquoi cette remarque ?
Que pouvais-je répondre à mon père ? Que je n’avais aucune envie de me
marier ? Que, pour l’heure, je ne tenais pas à partager mes jours et mes nuits
avec qui que ce soit, et que, surtout, je n’étais pas amoureux de Sarah ? Ma
cousine était d’un physique agréable, mais je n’ai jamais été attiré par
l’apparence d’une femme ; ce qui explique peut-être qu’à vingt-cinq ans je
n’avais toujours pas connu ces « rapports » tant loués par Abubacer. Si
harmonieux et attirant soit-il, un corps n’est qu’un corps. On s’en lasse. C’est
le cœur qui me captive. Et celui de Lobna avait emprisonné le mien. Je me
l’avouais avec peine, mais elle occupait le plus clair de mes pensées.
Seule ma mère avait fini par découvrir ce qui me consumait. Un jour que
j’étais en train de lire, assis dans un coin de la cour intérieure de notre
maison, elle m’aborda.
— Voilà un certain temps que je te sens perturbé, mon fils. Quel mal te
ronge ?
J’ai posé l’ouvrage sur le sol.
— Oui, a-t-elle repris, ne fais pas celui qui ne comprend pas. Tu ne manges
presque plus. Hier encore, alors que c’est ton plat préféré, c’est à peine si tu
as goûté ma tfaya1, et tu n’as pas touché mes beignets d’aubergine. Je te vois
t’amaigrir tous les jours un peu plus.
— Tout va bien. Je suis seulement pris par mes études.
— Tssst, tssst… a-t-elle sifflé en secouant la tête. Oublies-tu que je suis moi,
parce que tu es toi ; et que tu es toi, parce que je suis moi ? Un enfant peut
duper l’univers, mais pas celle qui l’a enfanté.
Ma mère croisa les bras.
— Je t’écoute. Parle.
Après avoir hésité un moment, je me suis livré.
— Je ne sais pas comment exprimer ce que je ressens. Ce sont des émotions
neuves, je…
— Est-elle libre ? Appartient-elle à une famille recommandable ?
J’ai dévisagé ma mère, interloqué.
— De… de qui parles-tu ?
— De la femme qui a mis le feu à ton âme. Même d’un enfant muet, sa mère
connaît le langage.
— J’ignore tout de sa famille. Je sais seulement qu’elle n’est pas de ces
femmes qui aspirent au mariage.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Toutes les femmes en rêvent ! Je n’en
connais pas une qui refuserait une demande, ou alors c’est qu’elle a le
cerveau à l’envers !
— En tout cas, celle-ci est forte comme le vent et subtile comme la
patience.
Ma mère éclata de rire.
— Mon pauvre enfant. Te voilà bien attrapé. Quel âge a-t-elle ?
— Bien plus âgée que moi. Vingt ans de plus, me semble-t-il.
— Quelle importance ? La Pure2 avait quarante ans lorsqu’elle a épousé
notre Prophète, alors qu’il en avait vingt-cinq. Ce n’est donc pas un obstacle.
Veux-tu que ton père se renseigne sur cette personne ?
— Non ! Je t’en supplie, mère. N’en parle pas. Je t’en conjure ! C’est notre
secret. Promets de le garder.
Elle promit.
La voix du muezzin résonna tout à coup, appelant les fidèles à la deuxième
prière de la journée. J’allais me lever, mais elle m’arrêta de la main.
— Dieu attendra. Connais-tu l’histoire de Quaïss et Leïla ?
— Non.
Salma s’assit à mes pieds et commença :
— Qaïss était le fils d’une illustre famille de Bédouins. Il tomba éperdument
amoureux de sa cousine Leïla et exprima à ses parents et à ceux de Leïla son
souhait de l’épouser. Désir impossible à concrétiser. Il avait oublié que, chez
les Bédouins, ce sont les pères qui décident du mariage de leurs enfants. Et
celui de Leïla refusa cette union. Dès lors, Qaïss, qui était poète, se servit de
ses poèmes comme d’une arme et se mit à proclamer son amour à qui voulait
l’entendre. Furieuse, la famille de sa bien-aimée demanda au calife la
permission de tuer l’arrogant. Le calife refusa, mais, intrigué, il fit venir Leïla
pour voir si elle était réellement aussi sublime que le clamait son amoureux.
Et là, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu’il s’agissait d’une jeune
femme à l’aspect banal, plutôt maigre, au teint brûlé par le soleil. Il convoqua
alors Qaïss et l’interrogea : « Pourquoi aimes-tu cette femme qui n’a rien
d’extraordinaire ? Elle est moins belle que la moins belle de mes femmes. »
Et Qaïss a répondu : « C’est parce que vous n’avez pas mes yeux. »
— Une jolie réponse.
— La suite l’est moins. Qaïss a fini par perdre la raison. On l’emmena à
La Mecque pour qu’il retrouve ses esprits, mais, une fois là-bas, le jeune
homme ne vit rien, n’entendit rien, sinon une voix qui lui criait sans cesse le
prénom de son amour : Leïla, Leïla… Son obsession devint telle qu’on
l’appela le majnoun, le fou de Leïla. Le temps a passé et, un jour qu’il se
trouvait tranquillement chez lui, rêvant plus que jamais à son amour, un ami
vint le prévenir que Leïla se tenait devant sa porte, prête à l’épouser. Sais-tu
ce que le poète eut pour seule réponse ? Il a répondu : « Dis-lui de passer son
chemin, car Leïla m’empêcherait un instant de penser à l’amour de Leïla. »
Une expression grave apparut sur le visage de ma mère, qui conclut :
— L’amour non partagé rend fou. Allez, lève-toi. Dieu peut attendre, mais
pas longtemps. File !

*

J’entrai dans la cour des Orangers. Une dizaine de fidèles accomplissaient
leurs ablutions auprès des bassins. Après m’être déchaussé, je me suis lavé
les pieds jusqu’aux chevilles, le visage, et les mains jusqu’aux coudes. La
fraîcheur de l’eau atténua le feu du soleil sur ma peau.
Je me suis avancé sous les arcades, entre les piliers, si nombreux qu’on eût
dit une immense forêt composée d’arbres de pierre. Comme chaque fois que
je venais dans ce sanctuaire, j’étais pris de vertige face à son immensité.
Selon mon père, la mosquée de Cordoue était la plus grande du monde
connu, après celle de La Mecque, ce que je crois volontiers. Au bout de la nef
centrale, je me suis placé face au mihrab3. Je ne prie pas régulièrement, je le
reconnais, car je ne suis pas de ceux qui pensent que les croyants seront
jugés sur leur constance dans la prière. Je n’ai jamais adhéré non plus aux
propos de certains théologiens qui affirment qu’il n’est pas autorisé aux
musulmans de différer la pratique de ce second pilier de l’islam, même sur le
champ de bataille ou sur notre lit de mort. Dieu est autrement moins
intransigeant et bien plus généreux. De même, je ne crois pas aux promesses
de paradis ni aux menaces de l’enfer. Il est évident que de telles croyances ne
peuvent être appuyées par des démonstrations. Je considère aussi que la
résurrection des corps est improbable. La réflexion raisonnable la plus
élémentaire ne saurait cautionner cette hypothèse. S’il doit y avoir
résurrection, ce ne seront pas les cadavres qui reprendront vie et sortiront
de leurs tombeaux. Mais alors ? L’âme ? Oui. L’âme. Mais il n’est pas question
d’une âme « individuelle ». J’en ai parlé dans mes Commentaires d’Aristote et
dans mon Discours décisif.
Oui. Il m’arrive de prier. Suis-je pour autant un être religieux ? Je
répondrais par l’affirmative dans le sens où la religion ouvre la voie à la
réflexion du philosophe sur des domaines que la pure raison n’atteint pas.
J’ai terminé ma prière en prononçant la phrase rituelle : « Que le salut et la
miséricorde d’Allah soient sur vous », et je me suis dirigé vers la sortie.

Et je l’ai vue.
Dans l’espace réservé aux femmes.
Elle était drapée dans une robe noire, une mantille couvrait sa chevelure et
ses épaules.
Presque à mon insu, j’ai chuchoté son prénom : Lobna.
Je l’avais imaginée éloignée des sanctuaires. Je l’ai fixée un long moment,
cherchant à capter son attention ; mais sans succès. De toute façon, il m’était
interdit de me rendre vers elle et inversement. Une fois à l’extérieur, je me
suis placé derrière un cyprès. Un long moment, après que les hommes eurent
franchi le seuil, les femmes leur emboîtèrent le pas et Lobna apparut dans la
lumière. En vérité, j’eus l’impression qu’elle était la lumière. Elle s’engagea
dans la rue qui menait vers le souk, à l’est de la Grande Mosquée. L’ombre
dessinait ses pas et j’ai marché dans son ombre, entouré de senteurs de
menthe, de basilic et de safran.
Bientôt, elle arriva devant l’étal d’un drapier et je la vis saisir une étoffe de
soie. La négociation semblait âpre. Inconscience ? Témérité ? Je me suis
approché, j’ai pris le tissu des mains de Lobna et j’ai demandé au vendeur en
palpant le tissu :
— D’où provient-il ?
— Il sort des ateliers de Jaén.
— Faux ! C’est une soie d’Elvira.
— Non ! De Jaén ! Je te l’assure.
— Inutile d’insister. Combien ?
— Quinze dinars.
— Sept !
— Douze !
— Dix !
— C’est bon.
Alors, seulement, je me suis tourné vers Lobna.
— Ce prix te convient-il ?
Elle eut une expression amusée et régla son dû au marchand.
À peine nous sommes-nous éloignés de l’étal qu’elle me demanda avec une
pointe d’ironie :
— Tu as des talents cachés, fils de la Sagesse. Je te savais philosophe, pas
expert en soierie. Comment fais-tu la différence entre une soie de Jaén et
d’Elvira ?
— J’en suis incapable. Mais j’ai ouï dire que la soie d’Elvira est la plus
commune et la plus répandue. J’ai donc imaginé qu’elle était moins chère.
— Et si le vendeur disait vrai ? Si elle provenait de Jaén ?
J’ai haussé les épaules.
— Dans ce cas, il n’aurait pas divisé son prix par deux.
Nous avons poursuivi notre marche, en silence, jusqu’au moment où j’ai
confié :
— Je suis venu souvent te rendre visite. Tous les jours, puis un jour sur
deux.
Elle plaisanta :
— Ensuite un jour sur trois, puis un sur quatre…
— Toutes les semaines. Tu peux interroger ta servante.
— Inutile. Elle me l’a dit.
Elle s’arrêta et me fixa avec une intensité qui me surprit.
— À présent, je suis là.
Et elle m’interrogea sans me quitter des yeux :
— Lors de ta première visite, as-tu apprécié mon infusion d’hibiscus ?
Un peu surpris par la question, j’ai répondu oui.
— Très bien, allons chez moi.
1. Plat traditionnel à base de viande, toujours très apprécié de nos jours
dans le Maghreb.
2. Surnom donné à Khadija, première épouse de Muhammad.
3. Niche de marbre sculptée qui indique la direction de La Mecque.
10

Son corps sentait l’ambre et sa bouche exhalait le parfum des orangers.


Lorsqu’elle m’a entraîné dans sa chambre, j’ai été pris d’un mouvement de
panique. Lorsqu’elle m’a déshabillé, je me suis senti aussi démuni qu’un
moineau qui voit l’aigle fondre sur lui. Mais quand elle s’est dénudée, toutes
mes peurs ont cédé la place à l’éblouissement. C’était donc cela, un corps de
femme ? Un appel, un cri, un désir. Une fragrance de fleurs et d’aromates.
Aussitôt me revinrent ces versets : « Qu’elles ne montrent leurs atours qu’à
leurs maris, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs maris, ou à leurs fils, ou
aux fils de leurs maris, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux
fils de leurs sœurs, ou aux femmes musulmanes, ou aux esclaves qu’elles
possèdent, ou aux domestiques mâles impuissants, ou aux garçons impubères
qui ignorent tout des parties cachées des femmes. »
Dans quelle catégorie Lobna m’avait-elle rangé ?
Elle m’a guidé vers le lit et m’a soufflé de m’allonger sur le dos. Pendant un
long moment ses lèvres ont effleuré mon sexe sans le capturer. Ensuite,
lentement, elle est venue s’unir à moi. C’est ainsi que j’ai vécu mes premières
dérives vers la mer du Milieu, entre levers et couchants, et mes premiers
naufrages sur la mer des Ténèbres. Nous nous sommes pris, délaissés, repris
jusqu’à ce que la voix du muezzin appelant à la prière de l’aube couvre mon
dernier cri de jouissance.
Reprenant notre souffle, nous étions là, allongés, couverts de sueur, tandis
que je m’interrogeais une fois encore sur la réalité des choses. Étais-je en
train de vivre un rêve éveillé ?
— Ce fut un joli voyage. Je t’en remercie.
— Pour moi, une découverte.
— D’une certaine façon, pour moi aussi. Jamais je ne me suis abandonnée à
un corps aussi juvénile.
Après un temps de silence, elle ajouta :
— Nous avions un accord.
J’ai sourcillé.
— Nous étions convenus que, chaque fois que tu me rendrais visite, tu me
réciterais un poème.
— C’est exact.
Elle s’assit et remonta le drap sur ses seins.
— Je t’écoute.
— Ici ? Tout de suite ?
— Ici. Tout de suite.
J’avais la gorge sèche et la mémoire embrouillée. J’ai articulé péniblement :

Ce que j’aime en elle c’est ce que j’imagine
Le reste est aux autres
Le reste je le devine.
La nuit n’est rien d’autre que la paupière du jour
Pour moi elle est une autre :
C’est elle mon amour.

— De qui sont ces vers ?
— J’aurais pu les écrire.
Un sourire éclaira ses lèvres, dont je n’aurais su dire s’il était tendre ou
amusé. J’ai demandé :
— Où étais-tu tout ce temps ?
— À Grenade, Séville, Tolède…
Elle se redressa sur un coude.
— Comment crois-tu que j’aie pu rassembler ces manuscrits qui te
fascinent tant ? Je ne suis ni fille d’émir ni de calife et les livres coûtent cher.
— Donc ?
— La sandaraque.
— La sandaraque ?
— Étonnant que toi qui écris ne saches pas ce que c’est. Ne t’arrive-t-il pas
de gratter un mot sur un parchemin pour le remplacer par un autre ? Tu as
dû t’apercevoir que le papier boit l’encre si l’on repasse le calame dessus.
— Certes. Dans ce cas, je frotte la surface avec une poudre qui empêche…
Je m’interrompis pour m’exclamer :
— La sandaraque !
— Ce n’est que l’un des usages de cette résine. On l’emploie aussi pour
vernir le cuir ou les reliures.
— Et tu en fais le commerce ?
— J’y excelle, avec le soutien d’un cousin, et quand je ne suis pas
confrontée à la police des marchés, qui passe son temps à nous imposer des
lois aussi absurdes que contradictoires. Il faut dire que les femmes
négociantes sont très rares dans la Péninsule. Mes consœurs sont poètes,
calligraphes, enseignantes, rarement commerçantes.
Comme je conservais le silence, elle s’inquiéta.
— Serais-tu opposé à ce qu’une femme se livre au négoce ? Serais-tu de
ceux qui estiment que son rôle est d’élever des enfants et de pourvoir aux
besoins de son mari ?
— Aucunement. S’il me souvient bien, j’ai même écrit tout récemment, dans
un commentaire sur La République de Platon, que la femme est semblable à
l’homme, bien que je concède qu’il existe entre les deux sexes plus ou moins
de différences. Il est évident qu’elle peut et doit accomplir les mêmes tâches
que les hommes.
— Des différences, as-tu dit ?
— Physiques, bien entendu.
— Allah nous garde de vous ressembler !
Lobna déposa un baiser sur mes lèvres.
— Voilà pourquoi je t’apprécie tant, fils de la Sagesse.
Elle adopta un ton rêveur pour poursuivre :
— J’ai l’intention d’arrêter. Je commence à être un peu lasse de ces
voyages. La vieillesse est pour une femme le pire des maux.
— Quand elle ne fut que belle, sûrement. Sois rassurée, les rides ne
changeront rien à ce que tu es.
— Je prends ces mots pour un compliment. Qu’as-tu fait pendant mon
absence ?
— J’ai poursuivi mes études de jurisprudence auprès de mon père. Et dès
demain, je compléterai mes études de médecine aux côtés d’Avenzoar.
— Et la philosophie ?
— Je consacre ce qu’il me reste de temps libre à l’œuvre d’Aristote et tout
particulièrement à son Traité de l’âme. Je prends des notes, je me torture
pour appréhender le sens de certains passages. Mon père n’apprécie pas. Il
estime que la philosophie ne nourrit pas son homme et encore moins sa
famille.
J’ai failli lui parler de Sarah et des fiançailles que mon père envisageait,
mais je me suis ravisé. Sans doute de peur de briser l’envoûtement. Et pour
la première fois de mon existence, j’ai prononcé le verbe sacré d’une voix
presque inaudible :
— Je t’aime.
Pour seule réaction, elle me dévisagea avec bienveillance.
— Fils de la Sagesse, sais-tu au moins ce qu’est l’amour ?
— Un besoin irrépressible de se fondre dans l’autre au point de n’être plus
que l’autre.
— Ou de vouloir qu’il soit nous. Est-il un désir de posséder ou d’être
possédé ?
— Les deux sans doute.
— Si je te disais que je ne veux ni l’un ni l’autre, seras-tu malheureux ?
— Je ne sais pas. Tout est si nouveau.
— Laisse-moi te dire une chose : l’amour est un noble voyage, certes, mais
il mène toujours à une fin. Soit l’autre vous quitte, soit nous le quittons, soit
la mort enlève l’un des deux. Et tout ce qui s’achève me rend triste. Je ne
veux vivre que l’instant. L’éphémère. Tu comprends ?
Je comprenais. Je comprenais surtout que j’avais déjà commencé le voyage,
que j’étais seul et que je risquais de l’être longtemps, à moins qu’elle ne me
rejoigne. Était-ce impossible ? Utopique ?
J’ai articulé, à mon insu :
— Nous partagerons donc l’éphémère.
Je me suis allongé sur elle et nos corps se sont à nouveau embrasés. J’en
avais le vertige. Je me suis surpris à gémir. Plus elle s’abandonnait, plus je
me livrais ; elle et moi toujours altérés. Et quand nous retombions épuisés,
haletants, c’était pour mieux nous reprendre. À mesure que nos étreintes
s’enchaînaient, se révélaient à moi des ivresses insoupçonnées, bien plus
intenses que si j’avais bu tous les vins d’Al-Andalus. Le bonheur seulement.
Ce fut ainsi jusqu’au crépuscule, puis jusqu’à l’heure où le premier rayon de
soleil se glissa dans la chambre, traversa la pièce et vint se poser sur nos
jambes entremêlées.
En quittant Lobna, me sont revenus les mots de Qaïss : « Leïla
m’empêcherait un instant de penser à l’amour de Leïla. » Il était vraiment
majnoun. Jamais Lobna ne m’empêcherait de penser à mon amour pour
Lobna.
Lorsque je suis rentré chez moi, ma mère et mon père m’attendaient. Mon
père avait les traits durs. Ma mère, elle, paraissait éplorée.
Sitôt que j’ai franchi le seuil, elle s’est jetée sur moi et m’a couvert de
baisers, de sanglots, balbutiant des phrases sans suite où il était question de
peurs et de visions funestes.
— Arrête ! lui a ordonné mon père.
Elle s’est détachée de moi.
— As-tu perdu la tête ? a repris mon père. Où étais-tu ? Nous t’avons
cherché partout, nous t’avons cru mort ! Où étais-tu ?
Emporté par mon ivresse, j’avais été coupé du temps. À aucun moment,
l’idée que mon absence aurait pu provoquer de l’inquiétude ne m’avait
effleuré.
J’ai menti.
— J’étudiais à la mosquée. La fatigue m’a surpris, et je me suis endormi.
— Voilà qui est bien curieux. Le premier endroit où ton frère Djibril s’est
rendu est précisément à la madrasa1.
— Je n’étais pas dans la Grande Mosquée, mais dans celle d’Ajab.
— Dois-je te croire ?
J’ai pris une profonde inspiration.
— Père, je ne suis plus un enfant. Vous êtes-vous inquiété lorsque j’ai
traversé tout l’Andalus pour me rendre chez Abubacer ? Lorsque…
— Paroles stupides ! C’est l’incertitude qui fait naître le doute. Tu aurais
été chez les djinns, je ne m’en serais pas préoccupé, sachant où tu te
trouvais. Je te savais sur les routes, comme je te savais à Grenade !
J’ai lâché d’une voix sourde :
— Je vous présente mes excuses.
— Inutile ! Le mal est fait.
— Puis-je me retirer ?
Mon père se contenta de me dévisager longuement avant de pivoter sur les
talons, sans un mot.

Une fois dans ma chambre, je me suis assis à ma table de travail et j’ai
ouvert le livre II du Traité de l’âme, celui qui traitait des sens et des
sensations.
« Quel est l’organe de la faculté du toucher ? Est-ce la chair, et, chez les
autres êtres qui n’ont pas de chair, l’analogue de la chair ? Ou bien n’en est-il
rien, mais la chair est-elle seulement l’intermédiaire, l’organe sensoriel
premier étant, en réalité, quelque autre organe interne ? »
J’étais incapable de trouver une réponse.
J’avais seulement conscience que quelque chose qui ressemblait à la vie
coulait dans la chair de Lobna.
1. Ecole, lieu d’enseignement, souvent accolé à la mosquée.
11

Cinquantenaire de la mort d’Averroès.


Séville, 1248.

Dans les feux du couchant, la Giralda, ce haut minaret, faisait penser à une
flèche de sang lancée en direction du ciel.
Dans l’école qui jouxtait la mosquée, une vingtaine d’étudiants étaient assis
sur des tapis, formant un demi-cercle. La maison d’Allah n’étant pas
seulement lieu de prière, mais le siège principal de l’enseignement islamique.
Elle sert aussi de bibliothèque et de tribunal.
La moyenne d’âge des personnes présentes oscillait entre dix-huit et trente
ans. On trouvait aussi des auditeurs plus âgés et des férus de savoir, qui
avaient pour habitude d’aller de ville en ville à la recherche de nouveaux
maîtres.
Aujourd’hui, ils étaient venus pour écouter Al-Jahiz. Un docteur de la loi
émérite dont on disait que, dès l’âge de six ans, il savait réciter de mémoire
les 114 sourates.
Al-Jahiz avait pris place par terre, à hauteur de ses élèves, respectant
l’usage qui veut qu’un enseignant ne s’élevât pas au-dessus du cercle de ses
auditeurs ; seuls ses vêtements reflétaient l’importance de sa fonction. Il était
vêtu du costume des savants, une djubba, une robe flottante à larges
manches. Sa tête était enveloppée d’un turban savamment noué.
Il commença par rappeler les règles de vie en société, l’adab, qui désigne à
la fois la culture dans un sens très large, mais aussi la politesse, la courtoisie
et les bonnes manières. Il enchaîna sur le sens des cinq piliers de l’islam. Il
répondit aux questions des étudiants, puis les échanges s’interrompirent, le
temps d’accomplir la prière de la mi-journée, pour reprendre deux heures
plus tard, après une brève collation.
— À présent, annonça le maître, j’aimerais vous parler d’un philosophe
dont nous commémorons aujourd’hui le cinquantenaire de la mort. Son nom
ne vous est peut-être pas inconnu…
Il fit une pause avant de lâcher :
— Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd.
Des murmures réprobateurs s’élevèrent parmi l’assistance.
— Voilà, reprit Al-Jahiz, un pseudo-philosophe qui osa déclarer que le
monde est incréé, qu’il n’a ni commencement ni fin, que la philosophie et la
science sont indispensables à la compréhension du Coran. Avez-vous
conscience de ce que signifient de tels propos ? Si le monde est incréé…
Les traits d’Al-Jahiz se durcirent d’un seul coup.
— …il n’y aurait pas de Créateur ! L’athéisme, donc ! Ce n’est pas tout…
Le maître brandit un manuscrit :
— L’un d’entre vous a-t-il lu ce traité ?
Sans attendre la réponse, il enchaîna :
— Il s’agit de L’Incohérence des philosophes d’Al-Ghazali. Un géant de la
pensée ! Il existe dans l’histoire de l’humanité des êtres qui sont des étoiles
dans le ciel de la religion, pareils aux configurations stellaires qui orientent
les marins dans la nuit. Le nom d’Al-Ghazali vaut celui d’une constellation. Et
Ibn Rochd a eu l’audace de s’opposer à lui en écrivant une insanité qu’il a
intitulée L’Incohérence de l’incohérence !
— Qu’il soit damné ! gronda une voix.
— Il est damné !
Al-Jahiz apaisa les cris d’un mouvement de la main.
— Méfiez-vous, mes frères ! Méfiez-vous des philosophes et des
spéculateurs ! Ils représentent un danger pour l’islam. Il n’existe pas de loi
de la nature, mais des volontés de Dieu, et la science doit s’effacer devant la
toute-puissance de la religion. C’est Dieu qui relie les phénomènes, car les
axiomes premiers de la science sont indémontrables et la raison impuissante
à expliquer l’existence de Dieu, la création du monde ou l’immortalité de
l’âme !
Le maître redressa son turban, qui avait glissé sur son crâne, et vociféra en
levant son index vers le ciel :
— Il n’y a de force qu’en Dieu ! Au-dessus de la sphère de la raison existe
une autre sphère bien supérieure, bien plus sacrée : celle de la manifestation
divine !
Il conclut :
— Maudit soit la mémoire d’Ibn Rochd !
La foule reprit en chœur la malédiction.
Et le soleil se voila.
12

J’ai revu Lobna.


Le lendemain et les jours suivants. Et les mois suivants.
Il nous arrivait d’aller marcher dans Cordoue, le long des rives de la
Grande Rivière. Et dans ces moments précieux, le parfum de Lobna se mêlait
à celui du jasmin et des fleurs d’oranger. Jamais je n’eusse imaginé qu’un
seul être fût capable d’autant vous combler. Jusque-là, j’avais cru à la seule
richesse que m’apportaient mes lectures, à la vérité du savoir, à celle des
sciences, à la rigueur des lois, à la spéculation. Avec Lobna, je découvrais le
monde des vivants. L’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher, autant de sens que je
pensais secondaires.
Dans le même temps, je poursuivais avec plus de zèle encore mes études de
médecine sous la tutelle d’Avenzoar.
En plus de sa pratique de la chirurgie, l’homme s’intéressait aux maladies
de la tête, des oreilles, du nez, de la bouche, des poumons, du cœur, ainsi
qu’aux divers types de fièvres, et aux épidémies. Un jour que nous discutions
des épanchements péricardiques et que je m’étonnais de son extraordinaire
connaissance de l’anatomie, il m’avoua (sous le sceau du secret) qu’il lui était
arrivé de disséquer des cadavres humains ; acte blasphématoire aux yeux de
l’islam.
J’étais si ébloui par sa science que je le suppliai de coucher par écrit une
part de son savoir afin d’en faire bénéficier le monde. Il commença par
refuser, estimant que le temps lui manquait. Je revins à la charge, en vain. Et
puis, un jour, je le vis s’avancer vers moi et me tendre deux épais volumes
intitulés le Taysir. « Voilà, mon fils, me dit-il avec détachement, il en
adviendra ce que Dieu décidera. »
Cet ouvrage magistral regroupe la plupart des expériences auxquelles s’est
livré Avenzoar et ses apports en chirurgie. Il y décrit entre autres les assoab1,
qui sont de petits poux qui rampent sous la peau des mains, des cuisses et
des pieds et ressortent vivants quand on gratte l’épiderme. Ils sont si
minuscules que l’œil peut à peine les voir. À la différence des autres
médecins, il accordait une grande importance à l’observation et à
l’expérience, qu’il considérait comme les meilleures bases de la pratique
médicale. Il insistait tout particulièrement – et j’en fus témoin – sur l’examen
clinique du patient avant toute prescription. Il excellait aussi dans le soin des
maladies digestives et, à ma grande stupéfaction, je le vis un soir nourrir un
malade dénutri en plaçant une sonde dans le canal qui va de la gorge à
l’estomac2. Une autre fois, il me montra une tumeur qu’un patient avait
évacuée dans ses selles. Elle était de la taille d’une pomme. Comme je
m’étonnais, il m’expliqua que cette tumeur provenait d’une portion du gros
intestin et me décrivit la maladie qui en résultait3.
Le soir venu, j’allais retrouver Lobna et je me régénérais en elle, je
m’abreuvais comme s’abreuvent les désespérés. Car, intuitivement, je
pressentais que chaque instant vécu auprès de cet être m’était compté, que
chaque jour me serait reproché par un Dieu dont j’étais pourtant convaincu
qu’il n’avait de prise que sur l’univers et non sur les singuliers.

*

Depuis l’arrivée des Almohades, une tension perceptible régnait sur Al-
Andalus. Leur rigorisme suscitait des craintes parmi les savants et l’on
cachait les livres qui traitaient de philosophie. Même mon cher maître,
Avenzoar, était contraint de taire certaines de ses pensées. Un jour qu’il était
arrivé à l’heure habituelle pour nous prodiguer son enseignement, il vit que
j’avais dans mes mains le livre I du traité Météorologiques d’Aristote. Il s’en
empara, se jeta sur moi, prêt à me battre, et je dus mon salut à la fuite.
Quelques jours plus tard, m’armant de courage, je retournai le voir et
m’empressai de m’excuser d’avoir apporté sous son toit un livre
apparemment défendu. Avenzoar accepta ma contrition et reprit son cours
avec cette différence que, après l’avoir fini, il me fit répéter des versets du
Coran en m’enjoignant, quand je serais chez moi, d’accomplir avec rigueur
mes devoirs religieux. Venant d’un homme de science, je trouvais ces
recommandations déconcertantes et je me demandais avec tristesse s’il
n’avait pas été endoctriné par les discours rigoristes des théologiens
almohades. J’avais peine à le croire, sachant de quelle façon ces
obscurantistes développaient les arguments les plus fallacieux pour engager
le peuple à les croire, sans lui donner l’occasion de les vérifier ou d’en
débattre. Au contraire, ils suscitaient de l’aversion pour les philosophes et les
véritables savants, de peur que la raison que ces derniers enseignaient aux
gens ne fasse connaître les erreurs où on les plongeait. Et voilà qu’un jour, à
ma grande surprise, tel un voleur qui craint d’être pris, Avenzoar récupéra
d’un coffret le livre I des Météorologiques, celui-là même qu’il m’avait
confisqué, et me déclara : « À présent que tu es préparé à la lecture de cet
ouvrage, rien ne m’empêche de le lire avec toi. »

*

Bientôt, la médecine n’eut plus de secret pour moi, ni le droit canonique, ni
la jurisprudence, et je commençai à m’intéresser à l’astronomie et à la
physique. Mais c’est essentiellement dans le domaine de la jurisprudence que
ma réputation grandissait. Régulièrement, en dépit de mon jeune âge, et
pour la plus grande fierté de mon père, des gens venaient de tout l’Andalus
pour me consulter à propos de telle ou telle question juridique. Je leur
apportais des réponses en privilégiant la « méthode comparative », qui
consistait à résoudre un cas en cherchant les similitudes avec un autre cas.
J’affirme que les vrais juristes ne se distinguent pas par la somme de leurs
connaissances, pas plus que le vrai bottier ne se distingue par le nombre de
ses chaussures. Le vrai juriste est celui qui est capable d’appliquer la loi avec
sagesse et sans aveuglement.
Je me suis aussi beaucoup consacré à l’étude du Kalam, terme qui qualifie
la théologie musulmane. C’est une pratique bien lointaine qui, au cours des
siècles, s’est fragmentée en quatre écoles4. L’une d’entre elles domine
aujourd’hui la Péninsule et porte le nom d’acharisme, d’après celui de son
fondateur, Al-Ashari, un théologien originaire de Bagdad. Je l’aurais trouvée
non dépourvue d’intérêt si l’on n’y dénombrait des prises de position que je
considère non seulement radicales, mais dangereuses. Selon les asharites,
notre monde serait constitué d’infimes parties dépourvues de toute aptitude
et de toute autonomie. Ce serait Dieu qui les agrégerait, les déplacerait, les
imbriquerait, comme Il le veut, autant qu’Il le veut. Ainsi, champ libre serait
donné à un Créateur tout-puissant d’organiser le monde à tout instant, selon
son gré. À leurs yeux, la raison n’aurait donc pas été donnée à l’homme pour
découvrir par elle-même les vérités supérieures, celles qui s’élèvent au-
dessus de nous.
L’autre thèse défendue par les asharites est la non-existence de causes dans
l’univers. Ce qui sous-entend que les êtres ne sont dotés d’aucun pouvoir.
C’est Dieu seul qui, à tout instant, agit en leur lieu et place.
Imaginons que j’allume une bougie, que je saisisse un tissu et que je
l’approche de la flamme. En toute logique, le tissu s’embrasera. Du point de
vue des asharites, ce n’est pas moi qui ai allumé la bougie, ni déplacé ma
main, ni provoqué cet embrasement. Cet ensemble d’actions et de causes,
c’est Dieu qui en est responsable.
Ce qui me ramène – comment l’éviter – à Al-Ghazali, qui fut un asharite
convaincu avant d’opter pour le soufisme.
Le drame de tous les gouvernements qui se sont succédé est d’avoir laissé
trop de champ aux théologiens asharites. Quand les fera-t-on taire ? Peut-être
faudra-t-il que je me décide à rédiger un « contre-Kalam ». Une théologie
alternative. Car je n’imagine pas détruire une construction sans en proposer
une autre.
Mon grand-père, mon père, moi-même sommes des adeptes d’une école
que je considère bien plus libérale et moins rétrograde : l’école malékite. Sa
doctrine est centrée sur l’enseignement de l’imam Malik, qui passa la plus
grande partie de sa vie à Médine. On lui doit une œuvre religieuse
monumentale qu’il a intitulée Al-Muwatta et qu’il ne cessa d’enrichir pendant
près de quarante ans. À l’origine, l’ouvrage se voulait être un recensement
des traditions et des lois en cours à Médine du temps du Prophète. Mais, au
fil de l’écriture, le contenu acquit une telle densité qu’il devint le fondement
du malékisme5. Il a souvent été dit : « Nul livre n’existe sur la terre qui soit
plus proche du Coran que le Muwatta de Malik. » Malgré son prestige et son
autorité, Malik était resté un homme modeste. Souvent, lorsqu’il n’avait pas
de certitude, il répondait : « Je ne sais pas. » C’était aussi un modéré qui
refusait qu’on le fixât dans un parti et qui écarta tous les hadiths qui lui
paraissaient liés à une faction.
À la différence des asharites, nous préférons le consensus juridique. C’est-
à-dire l’accord des juristes et des savants musulmans sur une question
donnée. Et à l’instar de l’imam, nous considérons que la pratique courante
vaut mieux qu’un dire isolé : « Mille venant de mille valent mieux qu’un
venant d’un. » Nous admettons aussi qu’une analogie indésirable puisse être
écartée au nom de l’intérêt général. L’intérêt général étant la notion centrale
de notre doctrine, nous estimons qu’il est préférable de se fonder sur lui en
cas d’absence de texte clair du Coran.

En vérité, la théologie est une matière bien trop sérieuse pour la laisser aux
mains des théologiens. D’une part, ils sont trop intelligents pour s’adresser
au peuple, en s’en tenant uniquement au texte sacré, d’autre part, ils ne le
sont pas assez pour expliquer avec clarté les passages les plus obscurs et les
plus complexes de la Révélation. Sans compter que l’on ne doit jamais
enseigner de la même manière à l’élite et au vulgaire. Oui, j’ai conscience de
la gravité de ces mots et je sais ce qu’ils peuvent susciter des cris outragés.
Pourtant, j’en suis convaincu. Il y a le peuple et l’élite. On ne s’adresse pas à
l’un comme à l’autre lorsque l’on parle de religion.
L’élite est formée de gens qui possèdent une vivacité intellectuelle, une
culture, mais cela demande du temps, des études, de l’enseignement, une
bonne mémoire et un corps sain. Mieux se porte le corps d’un individu, mieux
il pense.
La nature, nous le savons, ne dispense pas ses bienfaits également et à
tous. C’est ainsi que certains font des raisonnements purement primaires :
« Il y a un rôdeur, c’est donc un voleur. »
Le danger des asharites est qu’ils cherchent à tout prix à imposer aux
masses des raisonnements erronés. Raisonner mal, c’est une chose, mais
vouloir diffuser son mauvais raisonnement en est une autre. C’est une
attitude très grave en soi, et très grave pour l’islam.
La religion ne doit pas être autre chose que la vérité expliquée par la
raison. Et lorsque l’on me demande quelle est la place de la philosophie dans
l’islam ? L’acte de philosopher est-il permis dans la charia ? Est-il
condamnable ? Est-il recommandé ou obligatoire ? Je réponds : au regard de
la charia, la philosophie est une activité non seulement recommandée, mais
obligatoire. Néanmoins, je m’empresse de préciser : uniquement pour ceux
qui sont aptes à la pratiquer. Ceux-là sont assurés que l’islam ne peut s’élever
et ne doit pas s’élever contre eux, mais au contraire les encourager.
Religion et philosophie n’entrent pas en contradiction. Car, comme je l’ai
écrit dans mes premières pages : « La vérité ne saurait être contraire à la
vérité. »
Dans le Coran, les savants sont appelés à exercer leur science, et ceux qui
pratiquent la philosophie seront en mesure de vérifier non seulement
l’intégralité du texte révélé, mais d’une certaine manière celle des autres
textes sacrés. Grâce à l’interprétation, que seuls les philosophes maîtrisent, il
devient possible d’aboutir à des conclusions conformes à celles de la raison.
Je ne le répéterai jamais assez : le socle de tout est la rationalité. Éviter la
raison lorsque l’on aborde la religion, c’est aller vers des errements
irréversibles.

*

Nous étions mi-janvier 1152 lorsque mon père m’annonça :
— Sarah attend notre visite. Nous nous rendrons chez ses parents demain.
J’ai vacillé et un courant glacial m’a parcouru le corps.
— Sarah ?
— As-tu oublié que nous nous sommes engagés auprès de mon frère ?
— Pardon. Vous vous êtes engagés.
— Ne suis-je pas ton père ? Ma parole est la tienne.
— A-t-elle donné son accord pour ce mariage ? Son consentement me paraît
essentiel.
— Bien sûr qu’elle est favorable. Si elle ne l’était pas, rien ne l’eût empêché
d’exprimer son refus. Toute femme a le droit d’accepter ou de refuser une
proposition de mariage.
Je me suis retranché dans une prière muette.
— Alors ?
J’ai articulé, la bouche sèche :
— Je ne suis pas prêt, père. J’ai besoin de temps.
Il secoua la tête de droite à gauche.
— Ce n’est pas bien, Ibn Rochd. Tu n’es pas sans savoir que l’islam
condamne le célibat.
— Ne venez-vous pas de me dire que toute femme a le droit d’accepter ou
de refuser une proposition de mariage ? Ce qui lui est accordé ne me le serait
pas ?
— Mon fils, tu commets une grave erreur. Que vais-je dire aux parents de
Sarah ?
J’ai répété :
— J’ai besoin de temps.
Mon père me scruta, comme s’il cherchait à décrypter mon âme.
— Songerais-tu à une autre femme ? Si c’est le cas, et à la condition qu’elle
soit vertueuse et de bonne famille, je ne m’y opposerai pas.
Je me suis contenté de hocher la tête.

*

Un mois, puis deux ont passé.
Chaque fois que mon père revenait à la charge, je lui faisais la même
réponse et j’avais mal de voir qu’il en souffrait.
Je ne pouvais plus continuer à vivre de la sorte. Peu importait que Lobna
fût de dix-sept ans mon aînée. Comme ma mère me l’avait fait remarquer,
n’était-ce pas l’écart qui séparait le Prophète de son épouse ?
J’ai décidé de me confier à Lobna.
Je me souviens de ce jour. C’était au milieu de l’été 1152 des Latins.
Nous venions de faire l’amour. J’ai respiré profondément et annoncé :
— Mon père veut que je marie.
J’ai vu le visage de Lobna changer. J’ai vu une émotion indéfinissable qui
traversait son regard.
— Il n’a pas tort. Tu es à un âge où le mariage s’impose.
— Il voudrait que cette union se fasse rapidement.
— Tu sais que chez nous la hâte est de mise dans trois cas : enterrer les
morts, ouvrir sa porte à un étranger et… marier ses filles.
Pourquoi avais-je l’impression qu’elle récitait un texte ?
— Mes sœurs sont déjà mariées.
— Raison de plus pour que ce soit ton tour.
J’ai fait observer avec une pointe d’amertume :
— Que je me marie t’importe si peu ? Je n’existe donc pas à tes yeux ?
— Fils de la Sagesse, tu déraisonnes.
Je me suis écrié :
— Alors, épouse-moi !
Tout à coup, j’ai eu l’impression qu’un masque s’était plaqué sur ses traits.
Ce n’était plus la même femme.
Elle rejeta le drap et quitta le lit pour se rendre près de la fenêtre qui
ouvrait sur le patio et dit, en me tournant le dos :
— Ibn Rochd, sais-tu ce qui est écrit dans le Coran ? « Vos épouses sont
pour vous un champ de labour ; allez à votre champ comme et quand vous le
voulez. » Je ne me suis jamais considérée comme un champ de labour. Et
puis, je te l’ai confié le premier jour : je n’aime pas la trop longue
promiscuité.
J’ai bondi à mon tour hors du lit.
— Puisque tu cites le Livre, tu dois savoir qu’il est aussi rapporté dans un
hadith que toutes les fois qu’un homme est seul avec une femme, alors Satan
est leur troisième. Tu me demandes de continuer à vivre dans le péché ?
Elle se retourna et m’examina avec stupeur.
— T’aurais-je demandé quoi que ce soit, Ibn Rochd ? Tu as aimé mes
infusions d’hibiscus, nos routes se sont croisées et nos corps se sont unis. Ai-
je exigé ? As-tu promis ? La vie est la plupart du temps synonyme de
ténèbres. Nous nous sommes apporté un peu de lumière. Qui ? Qui de nous
est lié ? Et à qui ?
— Nous ! Nous sommes liés l’un à l’autre !
— Et quel est le nom de ce lien, fils de la Sagesse ?
J’ai hésité un court instant avant de répondre :
— L’amour. L’amour est ce lien.
— L’amour est un mot. Mes lèvres l’ont-elles jamais prononcé ?
— A-t-on besoin de dire pour éprouver ?
— Dans ce cas, je vais te décevoir. Je n’éprouve pas d’amour pour toi, Ibn
Rochd. Seulement une immense tendresse. C’est tout.
Mes épaules se sont voûtées.
— Te rencontrer aura donc fait mon malheur.
— Fils de la Sagesse, ni le malheur ni le bonheur ne durent. Ce ne sont que
de petits morceaux de vie qui vont et viennent.
Elle chuchota presque :
— Et il faut avoir voulu mourir pour savoir combien il est bon de vivre.
Déconcerté, ne trouvant plus les mots justes, j’ai lancé avec rage :
— Tu t’es jouée de moi…
— Allons, fils de la Sagesse. Tu es un enfant. Va donc. Retourne auprès des
tiens. Tu y seras plus en sécurité.
Le ton de sa voix se fit plus sec lorsqu’elle ajouta :
— Mais, en partant, assure-toi d’emmener Satan avec toi et ne reviens plus
jamais.
Je me suis rhabillé, tremblant, luttant contre mes larmes, et j’ai couru vers
le seuil.

*

Je ne sais pas si le diable m’a suivi. Mais l’enfer, lui, m’attendait.
Comment pouvais-je avoir été si jeune un instant plus tôt et si vieux tout à
coup ? Toute cette douleur qui montait des profondeurs de mon être, et mon
sang qui se transformait en lave et embrasait mes veines. Je repensais à la
mise en garde de ma mère : « L’amour non partagé rend fou. » Je repensais
aussi au conte de Qaïss et Leïla, à la passion qui dévora Ibn Zeydoun. J’étais
devenu le réceptacle de toutes les désespérances amoureuses ; celles d’hier
et de demain, de tous les hommes et de toutes les femmes.
Après avoir erré dans Cordoue jusqu’au crépuscule, j’ai traversé Al-Kasaba
et suis revenu sur mes pas. Je sentais bien le regard méfiant des gens ; je
devais ressembler à l’un de ces majnouns, ces fous qui, par leurs
gémissements et leurs visages défigurés, font peur aux enfants. Mille idées
confuses bataillaient dans mon cerveau sans aucun espoir que l’une d’entre
elles l’emportât sur les autres. Et il y avait ce parfum d’ambre et ce goût
d’orange qui obsédaient mes sens.
Soudain, je me suis retrouvé dans le quartier juif, devant la porte de l’une
de ces khammaras dont parlait Abubacer.
J’entends dire que les amants du vin seront damnés. Il n’y a pas de vérités,
mais il y a des mensonges évidents. Si les amants du vin et de l’amour vont
en Enfer, alors, le Paradis est nécessairement vide.
Je dus déclamer ce quatrain de Khayyâm en franchissant le seuil de ce lieu
de perdition. De toute façon, personne n’aurait pu m’entendre, tant à
l’intérieur on parlait et riait fort. Assis dans un coin, un jeune homme aux
traits fins grattait les cordes d’un ou’d. Peut-être était-il l’un de ces
« efféminés professionnels » qui vendent leurs faveurs, ce qui ne m’eût pas
étonné. Derrière le comptoir se tenait un personnage replet. Son visage
avenant contrastait avec le portrait que je me faisais jusque-là des
khammars. Je lui ai chuchoté :
— Du vin.
— Quel cru ?
— Peu importe. Du vin.
— Peu importe aussi le prix ?
Je sortis une quinzaine de dinars.
— Cela suffira ?
— Pour commencer, deux feront l’affaire.
Le khammar saisit un gobelet, se dirigea vers l’un des fûts appuyés contre
un mur et revint vers le comptoir.
— Tiens. C’est du minorque. Il est excellent. Kasher bien entendu.
— Tu veux dire hallal ?
— Tu sais faire la différence ?
J’éludai la question et portai le gobelet à mes lèvres.
Deux voix soufflaient à mon oreille. L’une me disait : « Ô les croyants ! Le
vin est une abomination ! » L’autre : « S’il faut mourir demain, tu verras qui
de nous deux aura le plus soif ! »
J’ai bu.
J’ai bu encore.
J’ai bu jusqu’à noyer mon cerveau, que des nefs invisibles y tournent,
tournent ; que des djinns dansent sous mes yeux et tourbillonnent.
J’ai bu jusqu’à ce que la mort coule dans mes veines. Jusqu’à me convaincre
que ma disparition entraînerait celle de tous les hommes et de toutes les
femmes.
Et celle de Lobna.
Quand les premiers feux de l’aube embrasèrent la ville et que l’appel à la
prière retentit, je me suis écroulé et un voile noir m’enveloppa.

*

À quel moment ai-je entendu la voix de mon père ? Quel jour ?
Il me souvient seulement que, lorsque j’ai recouvré la vue, il était debout,
près de moi. Mais aussi ma mère ; Djibril, mon frère, et mes deux sœurs,
Mariam et Malika. Tous formaient un demi-cercle au pied de mon lit et
portaient sur leur visage l’expression qu’ont les familles au chevet des
agonisants.
Constatant que je revenais à la vie, ma mère m’a pris la main, qu’elle a
couverte de baisers.
Mon père, lui, se contentait de me fixer en silence.
J’ai croisé son regard.
Il y brillait les flammes de l’Enfer.
1. Il s’agit des parasites de la gale.
2. De toute évidence, Averroès fut témoin d’une alimentation par sonde
œsophagienne.
3. Averroès ignore à ce moment qu’il est devant le premier diagnostic du
cancer du côlon.
4. L’école hanafite, la plus ancienne des écoles sunnites ; l’école malékite ;
l’école shâfi’ite et l’école hanbalite.
5. Seules deux versions ont survécu.
13

Le temps guérit de tous les maux à condition d’oublier la cause de notre


mal. Pendant longtemps, j’ai souhaité que les étoiles s’éteignent, que l’on
démonte la Lune et le Soleil, que l’on couvre de noir les minarets, les
clochers des églises et les portes des synagogues. Mais je devinais, sans être
capable de l’expliquer, que l’histoire n’était pas finie, qu’un jour ou l’autre je
reverrais Lobna. Je ne me doutais pas que ce serait dans des circonstances si
tristes.
Au cours de mes journées studieuses, il arrivait que, semblable à un éclair
zébrant le ciel, le souvenir de Lobna traverse ma mémoire. Dans ces
moments-là, je n’avais d’autre choix que d’attendre que le ciel se vide de ses
nuées. Plus d’une fois, je fus à deux doigts de céder à la tentation d’aller
frapper à sa porte. Mais je résistais. C’était une lutte constante. Usante.
« Il faut avoir voulu mourir pour savoir combien il est bon de vivre. »
Pourquoi étais-je persuadé que ces mots devaient refléter les blessures les
plus profondes de son être ? Qu’avait-elle voulu dire ?
Un jour, je l’apprendrais. Un jour, j’apprendrais combien je m’étais
fourvoyé.

Alors que l’été allait vers sa fin, j’ai abordé mon père.
— Je suis décidé. Allons voir Sarah.
— Es-tu sûr de ta décision ?
Il y avait de l’incrédulité dans sa voix.
J’ai acquiescé, tout en étant conscient que je ne pourrais jamais donner
mon cœur à ma future femme puisqu’il était calciné.
Une semaine plus tard, à l’heure convenue, nous avons pris la direction des
bains publics. Salah, mon oncle, et son épouse Amal habitaient une rue
adjacente. Le couple nous a accueillis comme il se doit. On nous a servi des
rafraîchissements, des pâtisseries, et on en vint à la raison principale de
cette réunion.
Assez rapidement, mon père et mon oncle fixèrent le montant de la dot,
rappelèrent – mais pour la forme – la nafaka, cette obligation qui revient au
mari de prendre en charge intégralement son épouse, qu’il s’agisse de
l’alimentation, de l’habillement, de l’habitation. Le jour de la cérémonie fut
décidé, le choix de la mosquée et de l’imam, celui des témoins, et finalement
fut abordée la question du lieu où Sarah et moi habiterions. Serait-ce chez
ses parents ou chez les miens ?
J’ai décidé d’intervenir.
— Si vous m’y autorisez, je souhaite que ma future épouse et moi vivions
sous un toit commun. Séparés de nos familles respectives.
Mon oncle et mon père se dévisagèrent, interloqués. Mon père
m’interrogea le premier :
— Et où iriez-vous vivre mon fils ?
— Je trouverai une maison. Pas aussi belle que les vôtres, mais elle nous
suffira. Mes cours de jurisprudence et mes consultations médicales me
permettront de subvenir à nos besoins.
Les deux frères étaient perplexes.
— Mais il est possible, objecta mon oncle, que Sarah souhaite continuer à
vivre auprès de nous. Dans ce cas, j’ose espérer que tu ne t’y opposeras pas ?
— Pourquoi ne pas lui poser la question ?
— Tu as raison.
Salah se tourna vers sa femme et la pria d’aller chercher leur fille. Elle
s’exécuta et, peu de temps après, elle réapparut accompagnée par Sarah.
On l’avait drapée dans une robe rose, un peu trop grande pour sa taille. Le
bas de son visage était voilé par un khimar, un fin mouchoir de gaze, et elle
avait les pieds chaussés d’escarpins dorés à bouts recourbés. Mais cette
tenue de femme ne parvenait pas à faire oublier ses quinze ans.
Guidée par sa mère, elle me salua d’une inclinaison de la tête. Je lui ai
rendu son salut.
— Ma fille, commença mon oncle sans attendre, nous aimerions te poser
une question. Ton promis souhaiterait que vous habitiez ensemble, dans une
maison, loin de ta mère et moi. Que penses-tu de cette requête ?
Sarah tressaillit, probablement gênée d’être si vite confrontée à un choix
aussi important. Elle dit d’une toute petite voix :
— Je ne sais, père.
— Ne préférerais-tu pas continuer à vivre avec nous ? suggéra sa mère.
Il n’y eut pas de réponse.
Je me suis levé et je suis allé vers ma cousine.
— Il est écrit que les femmes ont des droits comme elles ont des devoirs,
conformément à la bienséance. Cependant, les hommes ont une préséance
sur elles. Sache d’ores et déjà que je n’en ai et n’en aurai jamais sur toi.
Décide selon ton cœur.
Elle tressaillit à nouveau et cita, à mon grand étonnement :
— Il est écrit aussi : « Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison
des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des
dépenses qu’ils font de leurs biens. » Je me plierai donc à ton désir.
— Ainsi, tu connais les Écritures ?
— Oh non ! Uniquement celles que mon père m’a enseignées et qui
concernent le devoir de la femme envers son époux.
— Alors, Sarah, puisque j’ai autorité sur toi, j’exige aujourd’hui que mon
désir soit esclave du tien. Agis comme bon te semble.
Elle plongea ses petits yeux noirs dans les miens et, après un temps très
bref, elle murmura :
— Puisque tu l’exiges, je répondrai selon mon désir.
Elle se tourna vers ses parents et annonça :
— Je vivrai sous le toit de mon mari.

Un an après notre union, Sarah donna naissance à un garçon. Nous l’avons
appelé Jehad ; un prénom choisi par mon épouse. « Pourquoi ? » lui ai-je
demandé. Elle m’a répondu : « Parce qu’il te ressemble. » J’ai souri et lui ai
fait observer qu’il était au contraire le portrait de sa mère ; toute la famille
d’ailleurs en convenait. Sarah a secoué la tête : « Jehad signifie “qui
s’efforce”. Et tu n’es fait que d’efforts. Je l’ai remarqué dès les premiers
jours. Tu t’efforces de te dépasser, tu t’efforces d’appréhender tous les
savoirs du monde, et tu t’efforces d’être un bon mari. » Puis elle ajouta en me
fixant : « Alors que tu n’as jamais souhaité ce mariage. »
J’avoue avoir été surpris. Lorsqu’elle m’a tenu ces propos, elle n’avait alors
que seize ans. Je n’imaginais pas qu’à cet âge on pût lire dans les
profondeurs de l’âme. Je ne sais pas si Sarah surestimait ou non mes efforts
de dépassement, mais concernant notre mariage elle disait vrai. S’il n’avait
tenu qu’à moi, je ne me serais jamais lié avec un être aussi jeune et dont je
n’étais pas amoureux. Comment aurais-je pu l’être ? Une autre gardait
toujours mon cœur en otage. Et si elles s’étaient refermées, les plaies
brûlaient encore. Cependant, le temps passant, mon attachement pour Sarah
était allé croissant, et même s’il ne s’agissait pas d’amour, ce que j’éprouvais
y ressemblait de plus en plus.
Je me suis souvenu des mots de Lobna, lorsque je lui avais déclaré que je
l’aimais. « Sais-tu ce qu’est aimer ? » Elle avait conclu : « C’est un noble
voyage, mais qui mène toujours vers une fin. »
Ce voyage, je n’entendais plus le revivre. Non par égoïsme ou par crainte
d’éprouver de nouvelles souffrances, mais parce que mon esprit, tout occupé
à se nourrir, obsédé par une quête d’infini qui consistait à trouver des
réponses à des questions dont je savais pourtant qu’elles étaient sans
réponses, mon esprit avait besoin d’espace.
La première nuit, devant le corps de Sarah, je me suis senti perdu. J’avais
connu l’impudeur de Lobna, ses seins alourdis, ses mains, son ventre alangui.
Quel contraste avec la retenue de Sarah, les courbes irréprochables, la
fermeté de sa poitrine, la pureté et l’innocence. Je découvrais une autre
forme de jouissance, moins impétueuse, comparable aux eaux tranquilles de
la Grande Rivière.
Je continuais de travailler d’arrache-pied, partagé entre mes cours de
jurisprudence et mes patients. La malhonnêteté de certains d’entre eux
m’obligea plus d’une fois à réclamer mon dû devant les juges. Il faut savoir
qu’entre médecins et patients existait une forme d’accord moral : on
convenait d’une somme, mais on ne vous payait qu’en cas de réussite.
Malheureusement, j’ai souvent été confronté à la mauvaise foi. Une fois
guéris, des malades contestaient les honoraires. Et comme ceux-ci n’avaient
été précisés qu’oralement, la seule voie de règlement consistait à aller
devant le juge qui exigeait le serment de chacune des parties. Solution vaine,
lorsque le patient n’hésitait pas à se parjurer. J’étais si las de ces agissements
que je ne cherchais plus à obtenir gain de cause. Par-dessus le marché,
j’avais affaire à des personnes qui se targuaient d’être médecins et qui
n’étaient en réalité que des vendeurs de talismans et des faiseurs de
saignées. Il en existait même parmi les contrôleurs des marchés. Le plus
affligeant est que ces charlatans trouvaient la reconnaissance auprès de
juges illettrés qui exigeaient seulement que les talismans et autres formules
magiques soient élaborés au nom d’Allah et que soient inclus des versets du
Coran. Pour justifier leurs pratiques, ces imposteurs assuraient s’appuyer sur
la manière dont le Prophète avait soigné ou conseillé les malades de son
entourage, omettant de mentionner que ce type de pratique datait de plus de
cinq siècles.
Dès que j’en avais le loisir, je me rendais chez Avenzoar et nous débattions
de la vie, de la politique, de la science. Un matin que nous discutions, nous
avons vu débarquer un personnage qui se présenta comme étant un envoyé
du calife Al-Mu’min. Ce dernier exigeait qu’Avenzoar reprenne le texte du
Taysir, son prodigieux traité de médecine, afin qu’il le rende plus accessible
aux étudiants et plus conforme à un « modèle général ». Bien que fortement
irrité, il dut se résigner à rédiger un succédané de son œuvre, qu’il intitula
Kitab al-Jâmi. Comme j’exprimais mon étonnement devant son abnégation, il
me confia une information qui me laissa sans voix.
— Dix ans ! Dix ans, j’ai vécu dix ans enfermé dans les geôles des
Almoravides, à Marrakech. Crois-moi, Ibn Rochd, si tu avais connu pareilles
souffrances, ton abnégation eût été le double de la mienne.
Il ne m’a pas révélé le motif. Il semble que le calife de l’époque ait opté
pour ce châtiment après avoir été injurié par le père d’Avenzoar.

*

Nous étions en février 1155 de l’ère des Latins. Je venais tout juste de
donner mon cours dans la madrasa de la mosquée Ajab, lorsque l’un de mes
élèves me présenta une petite bourse à lacet coulant.
— Maître, on m’a chargé de vous remettre ceci.
— Qui ?
— Une femme.
— Son nom ?
— Elle ne me l’a pas dit, maître. Elle m’a seulement fait promettre de vous
confier cet objet.
J’ai remercié le jeune homme et ôté l’anneau qui fermait la bourse.
Il n’y avait qu’une fleur à l’intérieur.
Une fleur d’hibiscus.
Elle est étonnante, la rapidité avec laquelle le cerveau est capable
d’associer des objets, des odeurs ou des couleurs à un être. Je ne doutai pas
un instant de l’identité de l’expéditrice.
Mais pourquoi cette curieuse manière de se rappeler à moi ? Pourquoi
uniquement cette fleur ? Sans explication, sans requête ? L’instant d’émotion
retombé, j’ai senti monter une colère en moi. À tort ou à raison, je comparais
cette fleur à un claquement des doigts. Qu’imaginait-elle donc ? Que j’allais
me précipiter chez elle, lui faire l’amour pour être ensuite éconduit comme
un importun ? Et même si je taisais mon orgueil, comment aurais-je pu céder
à pareille sollicitation alors que j’étais désormais marié et père ? J’ai jeté la
fleur et la bourse à terre, je suis rentré chez moi et, comme je devais m’y
attendre, je n’ai plus trouvé le sommeil.
Et si je me trompais ? Et si cette fleur avait un autre sens que celui que je
lui donnais ?
Le muezzin venait d’appeler à la prière de l’asr, celle qui commence quand
l’ombre dépasse la taille de l’objet, lorsque j’ai décidé d’en finir avec mes
questionnements. Je me suis rendu chez Lobna.
La servante, toujours la même, m’a ouvert la porte.
À ma grande surprise, elle me prit vivement la main et la baisa.
— Merci, seigneur, merci, chuchota-t-elle. Qu’Allah vous bénisse. J’ai pensé
qu’on ne vous avait pas remis la fleur.
— La fleur ? C’était toi ?
Elle a fait oui de la tête et expliqua, penaude :
— Je ne sais ni lire ni écrire. Je me suis souvenue de vos visites. Des
infusions. Je me suis dit que vous comprendriez.
— Mais… et ta maîtresse ?
— Elle n’est pas au courant. J’ai pris sur moi de vous joindre. Elle refusait.
Elle m’a même injuriée lorsque j’ai prononcé votre nom.
Elle désigna une porte au bout du couloir.
— Elle est malade. Très malade. Voilà des semaines qu’elle se consume. Un
médecin est venu. Un incapable. Depuis son passage, l’état de ma maîtresse
a empiré. Alors, j’ai pensé à vous. Votre réputation est grande. Je vous en
prie. Venez, venez…
Sans attendre mon approbation, elle m’a saisi le bras et littéralement traîné
jusqu’à la chambre de Lobna.
— Je vous laisse, dit-elle en s’enfuyant.
Lobna était allongée dans son lit. Elle paraissait dormir.
Je me suis approché et j’ai tout de suite été frappé par l’effrayante pâleur
de ses traits.
Je me suis agenouillé et j’ai chuchoté son nom.
Comme elle ne réagissait pas, j’ai répété : « Lobna ».
Elle a battu des paupières et presque aussitôt une expression de terreur
s’est affichée sur son visage.
— Non ! Pars ! Va-t’en !
— Ne crains rien. Je partirai. Mais après t’avoir examinée.
— Je ne suis pas malade. Pars !
— Je ne peux pas. Ce serait trahir un serment.
— Un serment ?
— Oui. J’ai promis et juré d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité
dans l’exercice de la médecine. Je…
— Tais-toi, Ibn Rochd !
Des larmes perlaient à ses yeux.
Comme elle parut résignée, j’ai pris son poignet gauche. Elle se laissa faire.
Les battements étaient galopants, mais réguliers.
J’ai questionné :
— Que ressens-tu ?
— Je meurs.
— Explique-moi, Lobna.
— J’ai mal. Chaque os de mon corps est une douleur. Je vomis tout ce que je
mange, si je mange. Je suis incapable de me rendre de mon lit au patio tant je
suis à court de souffle. Par moments, je crois que ma tête va se fendre, par
moments aussi je vois les objets en double.
Je lui ai demandé d’ôter sa tunique. Après un petit instant d’hésitation, elle
s’est exécutée. Tout à coup, on eût dit une enfant.
Les préceptes d’Hippocrate résonnaient en moi comme si le Grec me
soufflait à l’oreille : « Souviens-toi. La vue est le premier sens qui permet
d’avoir une impression générale du patient. Elle permet aussi de définir si le
comportement est calme ou agité, cohérent ou délirant. Plus mobile chez les
femmes que chez les hommes, la face a besoin chez elles d’un examen plus
attentif. Soit pour éviter de se laisser troubler par des plaintes ou une
expression de douleurs souvent exagérées, soit dans le cas de maladies
réelles pour reconnaître avec certitude les véritables lésions qui existent.
« Le toucher est le deuxième sens sollicité : l’examen d’une plaie, d’une
fracture ou de toute région sur laquelle le malade appelle l’attention du
médecin. Le médecin peut ainsi observer une déformation, un changement de
température ou de consistance, une sensibilité ou une douleur. L’oreille collée
sur le thorax, l’ouïe peut percevoir de nombreux bruits : souffles, frottements
ou impressions de liquide. »

J’ai examiné avec soin chaque partie de son corps, jusqu’au moment où mes
doigts furent en contact avec une bosse de taille importante qui occupait la
moitié externe du sein droit.
— Depuis quand cette grosseur est-elle là ?
— Elle est apparue peu de temps après ton départ.
— C’est de ce jour que ta santé a décliné ?
— Je ne saurais le dire.
— Est-ce douloureux ?
— Non. Parfois gênant.
J’ai relevé son bras droit pour bien dégager le sein et vérifier si
l’excroissance bougeait ou si elle était fixée à la paroi du thorax. Elle l’était.
J’ai aussi noté une ulcération du mamelon.
Je n’osais me l’avouer, mais le diagnostic de notre maître, Hippocrate,
s’imposait : karkinos1 ; cette terrible maladie que décrivait aussi Rhazès
dans son volume XII.
« Maintes fois, nous avons vu aux mamelles une tumeur exactement
semblable à un crabe. En effet, de même que chez cet animal il existe des
pattes des deux côtés du corps, de même, dans cette affection, les veines
étendues sur cette tumeur contre nature présentent une forme semblable à
celle d’un crabe. Nous avons guéri souvent cette affection à son début.
Quand elle a pris une étendue considérable, personne ne peut en guérir sans
opération. »
Et à en juger par la taille de la tumeur, l’intervention s’imposait.
Pourtant, Hippocrate estimait qu’il valait mieux ne pas traiter ceux dont la
maladie était avancée. Il avait observé que, si on les traitait, ils mouraient
rapidement, tandis que, si on ne les traitait pas, ils vivraient longtemps. Que
faire ? D’autre part, dans les propos de Lobna, un élément me troublait
particulièrement, car il rejoignait mes observations. Elle disait que cette
tumeur était apparue après notre rupture. Or, par le passé, il m’avait été
donné de voir que, souvent, cette maladie survenait après que l’organisme
eut été modifié par des peines, des contrariétés, de grandes frayeurs ou
autres impressions morales fâcheuses plus ou moins vives. Était-ce une règle,
ou un hasard ?
Perdu dans mes réflexions, j’ai entendu la voix de Lobna qui disait :
— J’espère que tu es plus perspicace en médecine qu’en amour.
J’ai souri malgré moi et l’ai aidée à se rhabiller.
— Alors ? reprit-elle, je vais mourir, n’est-ce pas ?
Elle leva sa main en guise de mise en garde.
— Ne me mens pas !
À nouveau les recommandations d’Hippocrate me vinrent à l’esprit : « Si le
mensonge est utile au patient à la manière d’un médicament, mentir devient
nécessaire. » Dans le cas de Lobna, c’eût été lui faire injure.
— Je te répondrai d’abord par le diagnostic : il n’est pas bon. Tu souffres
d’une maladie grave due à un excès de melankholia, la bile noire.
Un petit rire secoua Lobna.
— Je me meurs donc de trop de mélancolie.
Je n’ai pas répondu.
Elle insista :
— Je vais mourir. Mais quand ?
— Le pronostic est parent de l’incertitude. Mon maître Abubacer posait
cette question : « Quelles sont ces armes invisibles que détient le corps pour
résister aux assauts les plus redoutables ? » Le fait même de s’interroger
sous-entend que dans certains cas un patient est capable de vaincre sa
maladie.
— Très bien. Quelle est ta conclusion ?
— J’envisage d’opérer. Arracher le centre du mal.
Je me suis empressé de préciser :
— Sans certitude de guérison.
— Ce sera douloureux ?
— Oui.
Elle emprisonna son sein.
— Douloureux et ravageur.
Elle garda un temps de silence et poursuivit :
— Te souviens-tu de ce que je t’avais dit un jour ? Il faut avoir voulu mourir
pour savoir combien il est bon de vivre.
— Oui, je me suis souvent interrogé sur le sens de cette phrase.
Elle révéla :
— J’avais un enfant.
— Un enfant ? Je croyais que tu n’avais jamais été mariée.
— Où est-il écrit que seul le mariage permet à une femme d’enfanter ?
Elle prit une brève inspiration.
— J’ai aimé un homme. Passionnément. Je devais avoir vingt-cinq ou vingt-
six ans, et lui dix ans de plus. C’était un négociant byzantin. Il était de
passage à Séville et commerçait avec mon père. J’ai cru que les sentiments
que j’éprouvais pour lui étaient partagés. J’ai cru aussi que sa folie égalait la
mienne. On ne peut aimer vraiment que dans la démesure. Il m’a prise ou
plutôt je me suis offerte. Il est reparti pour Constantinople en promettant
qu’il reviendrait. Bien entendu, il n’est jamais revenu. Il serait vain, je pense,
de te décrire l’état de désespérance et de furie dans lequel mes parents
furent plongés en apprenant que j’étais porteuse d’un enfant. Mon père a
songé à me chasser. Ma mère s’y est opposée. Neuf mois après le départ de
mon amoureux, j’ai accouché d’un garçon.
Elle s’interrompit, le regard dans le vague, comme si elle cherchait à
rassembler ses souvenirs.
— Un garçon beau comme le sont les fruits de l’amour. À l’âge de six ans, il
est tombé malade. Aucun médecin ne fut capable de le soigner ni même de
comprendre l’origine de son mal. Sa santé a décliné. Il maigrissait, jour après
jour, se consumait, s’étiolait comme une fleur privée d’eau et de lumière. Il
est mort dans mes bras.
Dans un élan presque inconscient, j’ai attiré Lobna contre moi.
Elle continua.
— La perte d’un enfant, c’est de la souffrance multipliée par l’infini. Elle ne
m’a jamais quittée. Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? De ce jour, je n’ai plus
voulu aimer. Aimer ne pouvait être que synonyme de mort.
J’avais la bouche asséchée par l’émotion. Quel sot ! Je m’étais laissé
prendre au piège le plus terrible : le feu de la passion. Cet incendie qui
embrase tout et vous laisse l’esprit et le cœur en cendres. Qui vous rend
aveugle et incapable de la moindre réflexion éclairée.
— Pardonne-moi. Si le pardon a encore un sens.
— Fils de la Sagesse, le pardon est parfois une forme de vengeance. Je
préfère l’oubli. Comment aurais-tu pu savoir ?
Elle s’est détachée de moi et a déclaré :
— Je ne veux pas que tu m’opères. Je ne veux pas que mon sein soit enlaidi,
souillé, blessé. Parce que j’ai voulu mourir un jour et que je n’ai plus peur de
la mort, je veux lui livrer un corps intègre.
Je me sentais perdu.
J’allai vers la fenêtre qui ouvrait sur le patio.
La fontaine déversait toujours son murmure d’eau claire.
J’avais suffisamment lu Galien, Avicenne et les autres pour être convaincu
de l’issue funeste de cette maladie. Dans ce cas, pourquoi ajouter aux
souffrances de nouvelles souffrances en creusant dans la chair de la
patiente ?
— J’ai besoin de réfléchir, dis-je en retournant près de Lobna. Je reviendrai
demain. Je te le promets.

*

Je me suis rendu à la mosquée, où mes étudiants m’attendaient. J’étais à la
fois présent et absent.
Je connaissais l’origine de mon trouble. L’attachement du médecin pour un
patient induit la peur et le doute. Le trop d’émotions peut brouiller son
analyse. La thérapie que j’envisageais eût-elle été différente s’il ne s’était pas
agi de Lobna ? L’opération serait brutale. Je devrais inciser au-dessus de la
tumeur et cautériser pour bloquer le sang, puis disséquer le sein.
L’anesthésiant dont je disposais ne garantissait nullement l’insensibilité à la
douleur : une éponge imbibée d’un mélange d’opium et de jusquiame.
Le cours terminé, je suis resté seul dans la cour des ablutions et je me suis
assis, le visage entre les mains. Qu’aurait fait Avenzoar ? Ou Abubacer ?
Quelles décisions auraient-ils prises, confrontés à la même situation ?
Lorsque je suis revenu chez moi, le crépuscule descendait sur Cordoue et
les lanternes jetaient déjà leur lumière ocre sur les maisons.
Mon fils Jehad a trottiné vers moi en poussant des cris de joie.
— Tu sembles épuisé, fit remarquer Sarah en m’aidant à ôter mon manteau
de laine.
— Pas épuisé. Contrarié.
— Je t’ai préparé un bon repas. Des beignets au fromage. J’imagine que tu
dois être mort de faim.
— Que tes mains soient remerciées. Mais je ne mangerai rien ce soir. Peut-
être juste quelques dattes.
Je me suis laissé choir sur le divan. En vérité, j’étais anéanti. J’ai entendu la
voix de Sarah qui disait à Jehad qu’il était temps d’aller dormir. J’ai senti le
baiser que mon fils me donnait sur la joue avant de se retirer, mais toutes ces
perceptions me semblaient irréelles.
Ce fut seulement lorsque, un long moment plus tard, mon épouse est venue
se lover contre moi et m’a interrogé que je suis sorti de ma léthargie.
— Mon cœur, veux-tu me parler ? Il est vrai que je n’ai que dix-neuf ans,
mais je te jure par Dieu que je peux comprendre certaines choses.
J’ai pris de ma poche mon chapelet d’ambre et fait rouler les grains entre le
pouce et l’index.
— Dis-moi. Que ferais-tu si tu avais le choix d’amputer le membre d’un
malade ou tenter de le soigner par la pharmacologie ?
Elle a répliqué sans la moindre hésitation.
— Si en l’amputant j’ai la certitude de lui sauver la vie, alors j’amputerais.
Mais s’il existe un doute, alors jamais je n’ôterais ne fût-ce qu’une parcelle de
sa peau. S’agit-il d’un homme ou d’une femme ?
— Une femme.
— Alors, le doute doit lui profiter. Je ne sais pas de quelle partie de son
corps tu songes la priver, mais retiens que c’est avant tout sa féminité qui
sera meurtrie.
Elle écarta les bras comme pour me dévoiler son corps.
— Imagine qu’il s’agisse de moi.
— Je ne veux même pas y penser !
Un rai de lumière lactaire s’écrasa sur le sol.
J’ai regardé la nuit qui avait envahi le ciel. La lune était pleine. Selon les
légendes, c’est à ce moment que les compositions magiques seraient le plus
puissantes, et que les morts sortiraient de leurs tombes en souvenir des
soleils d’autrefois.

*

Le lendemain, j’ai annoncé à Lobna :
— Tu refuses l’intervention et je ne peux pas te contraindre. Mais tu devras
suivre mon traitement sans faillir. Je me chargerai moi-même de sa
préparation. Tu poseras tous les jours sur ton sein un cataplasme composé de
poudre de feuilles de ciguë et de pulpe fraîche de carotte crue2. Et matin et
soir tu boiras un grand bol d’infusion de hindibia.
— Hindibia ?
— De la chicorée sauvage. Elle possède des vertus thérapeutiques
incomparables dans ce type de maladie3.
— Très bien, maître Ibn Rochd. Je serai la plus docile des patientes.
— Il le faudra, car je viendrai tous les jours te surveiller, t’apporter les
ingrédients et changer ton cataplasme.
Elle me serra la main et dit d’une voix faible :
— Qu’Allah te bénisse. Merci.
— Parfois, ce que l’on croit être du malheur est un bonheur caché. Ta
maladie nous a permis de nous retrouver.
1. Une hypothèse avance que la forme de certaines lésions cancéreuses
évoquait la forme d’un crabe ; ce qui expliquerait l’origine du mot
« karkinos », cité pour la première fois par Hippocrate (460‑377 avant J-C).
Rhazès rejoint le Grec dans sa description.
2. La ciguë n’est pas qu’un poison qui causa la mort de Socrate. Bien
dosée, elle est aussi sédative et analgésique. Quant à la carotte, nul n’en
ignore aujourd’hui les bienfaits antioxydants. Les Anciens les connaissaient
déjà, tout en ne sachant pas en déterminer la raison.
3. On se demande comment Averroès était au courant des propriétés anti-
cancéreuses de la chicorée. C’est une quarantaine d’années après sa mort
que, pour la première fois, un médecin et botaniste arabe, Ibn al-Baita,
mentionna la hindibia et ses vertus dans un ouvrage où sont recensées plus
1 400 espèces de plantes. Il est possible qu’Averroès en ait eu connaissance
à travers les écrits d’Avicenne.
14

Soixante-dix-huit ans après la mort d’Averroès.


Paris, 8 mars 1276



Étienne, par la permission divine, serviteur indigne de l’Église de Paris,
salue dans le Fils de la Vierge glorieuse tous ceux qui prendront connaissance
de la présente lettre.
Un rapport réitéré, qui émane de personnes éminentes et sérieuses, animées
d’un zèle ardent pour la foi, nous a fait savoir qu’à Paris certains hommes
d’étude, outrepassant les limites de leur propre faculté, osent débattre et
discuter dans les écoles, comme s’il était possible de douter de leur fausseté,
de théories exécrables, ou plutôt de mensonges et de déraisons, contenus sur
le rouleau ou sur les fiches en annexe de la présente lettre.
Ces hommes s’appuient sur des erreurs proclamées tout haut par des écrits
de païens ! Lorsqu’on les interroge sur leurs absurdités, ils ne savent que
répondre, ou déguisent leurs réponses de telle façon que, pensant éviter
Scylla, ils tombent en Charybde.
Ils disent en effet que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi
catholique ! Comme s’il pouvait exister deux vérités contraires, et comme si,
contre la vérité de l’Écriture sainte, il y avait du vrai dans les dires de ces
païens damnés !
Ils auraient mieux fait d’écouter attentivement le conseil du sage qui dit :
« Si tu as de l’intelligence, réponds à ton prochain : sinon, mets ta main sur ta
bouche, afin de ne pas être pris à dire une parole irréfléchie et d’être ainsi
confondu. »
Par conséquent, afin que cette manière imprudente de parler n’induise pas
les gens simples en erreur, sur le conseil qui nous a été communiqué autant
par des docteurs en Écriture sainte que par d’autres hommes prudents, nous
interdisons strictement que de telles et semblables choses ne se produisent et
nous les condamnons totalement, excommuniant tous ceux qui auront professé
ou auront osé défendre ou soutenir, de quelque façon que ce soit, lesdites
erreurs ou l’une d’entre elles, ainsi que leurs auditeurs.
Par cette même lettre, nous émettons donc une sentence d’excommunication
contre tous ceux qui auront enseigné ou écouté le contenu desdits rouleaux,
livres et cahiers, à moins qu’ils ne se dévoilent en deçà de sept jours, à nous
ou devant le chancelier de Paris comme il a été dit plus haut. Auquel cas nous
procéderons tout de même à d’autres sanctions, telles qu’elles seront exigées
en proportion de la nature de la faute.
Donné à la Curie de Paris, en l’an du Seigneur mille deux cent soixante-
seize, le dimanche où l’on chante letare iherusalem.


Une odeur de suif flottait sous la voûte du réfectoire où étaient réunis une
vingtaine de dominicains. Et, dans le clair-obscur, les scapulaires noirs qui
recouvraient les tuniques blanches conféraient aux silhouettes l’apparence
de grands corbeaux.
Frère Paul fut parmi les premiers à prendre connaissance de la lettre
d’Étienne Tempier, l’évêque de Paris. Elle ne condamnait pas moins de 219
thèses philosophiques et théologiques, parmi lesquelles douze hérésies – ou
considérées comme telles – écrites par le philosophe musulman Averroès :

1. Il n’y a qu’un seul intellect identique pour tous les hommes.
2. La volonté humaine veut et choisit par nécessité.
3. Tout ce qui advient ici-bas est soumis à la nécessité des corps célestes.
4. Le monde est éternel.
5. Il n’y a jamais eu de premier homme.
6. L’âme, qui est la forme de l’homme en tant qu’homme, périt en même
temps que son corps.
8. Après la mort, l’âme étant séparée du corps ne peut brûler d’un feu
corporel.
9. Le libre arbitre est une puissance passive, non active, qui est mue par
la nécessité du désir.
10. Dieu ne connaît rien d’autre que lui-même. Il ne connaît pas les
singuliers.
11. Les actions de l’homme ne sont pas régies par la Providence divine.
12. Dieu ne peut conférer l’immortalité ou l’incorruptibilité à une réalité
mortelle ou corporelle.

Paul se pencha sur son voisin de table et lui chuchota :
— Quelle est ton opinion sur l’anathème que vient de prononcer notre
évêque ? C’est la seconde fois qu’il procède à une telle condamnation. La
première remonte à six ans et ne visait que treize thèses. Là on en dénombre
plus de deux cents !
— J’approuve, bien entendu. D’autant que Tempier est un maître en
théologie.
— Je dirais plutôt : autoritaire et ambitieux. Il ne t’a pas échappé que les
averroïstes sont les premiers visés.
— Frère Thomas d’Aquin a donc eu raison de sonner l’alarme.
— Le saint homme étant mort depuis trois ans, il ne pourra, hélas, pas
savourer son triomphe. Cependant, il existe un petit détail qui t’a échappé :
certaines théories défendues par Thomas font elles aussi l’objet d’une
condamnation. Relis bien son Contre Averroès, tu constateras qu’il émet des
idées très proches de celles du Cordouan. Parmi les 219 condamnations, j’en
ai noté une vingtaine.
Son interlocuteur faillit s’étrangler.
— Tu soupçonnerais Thomas d’averroïsme ?
— Je n’irais pas jusque-là… Mais…
— Peu importe ! Il a fait ce qu’il devait faire et son œuvre lui survivra bien
plus longtemps que celle de ce philosophe.
Un petit sourire énigmatique anima les lèvres du frère Paul.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables.
— Je trouve ton attitude bien inquiétante. Je n’ose croire que tu adhères
aux théories de cet impie ?
— Disons que, d’un côté, il y a un homme qui voit l’âme humaine comme
étant le reflet d’une seule réalité universelle, de l’autre, l’affirmation
individualiste d’âmes différentes les unes des autres. La vision d’Averroès est
sans doute contestable, mais – ce n’est que mon avis – elle ne mérite pas la
condamnation de l’Eglise. Encore moins la censure. Par ailleurs, nous
oublions un élément d’une importance majeure : Averroès reste notre
meilleure, notre seule voie d’accès à la compréhension d’Aristote.
— Je n’en disconviens pas. Mais il a outrepassé le travail d’un simple
exégète. Il s’est permis de greffer sur l’œuvre du Grec ses propres idées.
Dans un cas comme celui-là, la sévérité est de mise, d’autant que le ver est
déjà dans le fruit. D’ailleurs, je me suis laissé dire que c’est le Saint-Père en
personne qui a exigé que l’on enquête sur ces dérives et incité l’évêque à y
mettre fin.
Une expression lasse se dessina sur les traits du frère Paul.
— Jean XXI est réputé pour ses connaissances médicales. Ce qui, à mon
humble avis, ne lui confère aucune autorité en théologie. Et quel crédit
accorder à un ex-cardinal qui, une fois élu, a adopté le titre de Jean XXI alors
qu’il n’y a jamais eu de Jean XX !
— Là tu es dans l’ironie, mon ami.
— L’ironie est parfois tout ce qui nous reste pour affronter l’absurde.
15

Après un sursis, l’état de Lobna s’était fortement aggravé. J’avais modifié


mon traitement plusieurs fois, tenté de remplacer la ciguë par de l’arsenic,
me souvenant qu’Hippocrate l’employait pour soigner les ulcères cutanés.
Plus d’un mois nous séparait du jour où la servante m’avait fait parvenir
cette fleur d’hibiscus. Un mois pendant lequel je me suis rendu tous les soirs
au chevet de Lobna. Quand elle en avait la force, nous parlions de la vie, des
gens, de la vanité des choses.
Un soir, elle m’a posé la question que je redoutais :
— Existe-t-il une vie après la mort ?
Comment aurais-je pu lui livrer ma conviction ? Comment lui dire que l’âme
individuelle est périssable, qu’elle meurt avec le corps, que seul l’intellect
universel est immortel ; de même que l’humanité seule est éternelle.
Comment, à cet instant terrifiant où un être humain voit sa fin approcher, lui
expliquer que le dogme de la résurrection individuelle n’est qu’un mythe ?
Je lui ai menti. Je lui ai affirmé que la résurrection était une évidence. Je ne
sais pas si elle m’a cru, mais j’ai eu l’impression d’entrevoir dans ses
prunelles éteintes comme une infime lueur.

L’été avait repris ses droits sur Al-Andalus et les jardins embaumaient.
Lorsque la servante m’a ouvert la porte, à l’expression de son visage, j’ai
pressenti le pire. Et j’avais raison. Je me suis précipité dans la chambre.
Lobna avait les yeux ouverts et fixait quelque chose au-dessus d’elle que je
ne voyais pas. Je me suis assis au bord du lit et j’ai palpé son pouls. Il était
presque imperceptible et s’en allait mourant.
Soudain, elle a tourné la tête vers moi. Elle avait l’air sereine.
— Heureuse de te voir, fils de la Sagesse. Tu m’as comblé plus qu’aucun
autre homme ne l’a jamais fait. Te souviens-tu d’une phrase que j’ai
prononcée un jour ?
Elle rappela :
— Ni le malheur ni le bonheur ne durent. Ce ne sont que de petits
morceaux de vie qui vont et viennent.
J’ai conservé le silence. Aurais-je pu la contredire ?
Je me suis penché et j’ai posé mes lèvres sur les siennes. Lorsque je me
suis redressé, elle a murmuré :
— Je t’ai menti. Je t’ai menti le jour où je t’ai dit que je n’éprouvais pas
d’amour pour toi. Je me suis menti aussi. Je…
Son corps se tendit, elle m’emprisonna le bras. Le serra très fort.
— Mes livres, haleta-t-elle, ma bibliothèque, elle est tienne désormais. Je
sais que tu en prendras soin.
Ses doigts se dénouèrent.
Elle voulut ajouter quelque chose, mais n’y parvint pas.
Son bras retomba sur le côté.
Je n’ai pu retenir mes larmes. J’ai pleuré, sans pudeur.
Mais ma tristesse fut bientôt décuplée.
J’ai interrogé la servante.
— Il faudrait que l’on procède sans tarder au lavage du corps. Te sens-tu
capable de le faire ?
Elle a répondu entre deux sanglots.
— Oui. Bien sûr. Je demanderai à ma sœur de m’aider.
— Dame Lobna a-t-elle de la famille à Cordoue ? Quelqu’un qui s’occuperait
de l’enterrement ?
En posant la question, je comprenais tout à coup que je ne savais rien de la
vie familiale de la femme que j’avais côtoyée durant tous ces mois.
— Elle a un cousin avec qui elle travaillait. Vous savez… le commerce de la
sandaraque.
— Oui, elle m’en avait parlé. Il faut le prévenir sans tarder. Où habite-t-il ?
— Dans la médina. Rue des Potiers. Collée à la Mozarabia. Je peux vous y
accompagner. Puis je reviendrai avec ma sœur pour m’occuper de dame
Lobna.
— Je t’en saurais gré. Partons de suite.
— Un instant, seigneur. Je dois vous dire quelque chose de très important.
Elle m’a pris la main et l’a gardée dans la sienne.
— Lorsque vous êtes parti d’ici il y a quelques mois, après que vous vous
étiez fâché avec dame Lobna… Vous vous souvenez ?
J’ai acquiescé. Comment aurais-je pu oublier ?
— Elle s’est effondrée en larmes. Elle criait. Gémissait. De toute ma vie, je
n’ai été témoin d’une si grande douleur.
— Pourtant…
— Oui. Je sais. J’ai tout entendu ce jour-là. Elle vous a chassé. Elle vous a
chassé parce qu’elle vous aimait trop. Jusqu’au sacrifice.
— Je ne comprends pas.
— C’était une belle personne. Elle ne voulait que votre bonheur et, ce
bonheur, elle savait qu’elle ne pourrait pas vous l’offrir.
— Pourquoi ? Il…
— L’écart d’âge. Elle ne voulait pas vieillir et être confrontée tous les jours
à votre jeunesse. Elle voyait ce futur comme une torture. Et surtout, elle ne
pouvait plus avoir d’enfants. Or, qu’est-ce qu’une union sans enfants ?
— Elle m’a donc menti quand elle affirmait n’éprouver pour moi que de la
tendresse ?
— Oui, seigneur. Elle a menti. Car son amour pour vous surpassait l’amour.

*

L’enterrement fut triste, comme tous les enterrements. Nous n’étions que
cinq personnes réunies autour de la tombe dans le cimetière de la Tour. Le
cousin de Lobna et son épouse, la servante, un imam et moi. Une brise légère
soufflait entre les stèles, sans parfums, sans odeurs. Sèche et aride comme la
mort.
J’ai attendu jusqu’au dernier instant. Jusqu’à ce que les préposés
recouvrent entièrement de terre la dépouille. Jusqu’à ce que plus rien ne fût
visible de ce corps que j’avais étreint.
Elle aura été mon premier et mon dernier amour.

*

Le 9 juillet de l’an 1157 des Latins, notre maison s’emplit de nos deux
familles rassemblées : la mienne et celle de mon épouse. Nous fêtions les
vingt ans de Sarah. Il y avait là mon père, étonnamment plein d’énergie bien
que septuagénaire, ma mère, mon frère Djibril et mes deux sœurs Mariam et
Malika, tous trois dûment mariés et parents. Amal, la mère de Sarah, était
décédée un an auparavant, emportée par une maladie que j’avais d’abord
refusé de soigner. L’expérience vécue avec Lobna m’avait servi de leçon.
Mais, devant l’insistance de la famille, j’avais cédé. Bien mal m’en a pris. Le
diagnostic paraissait évident : violents maux de tête, yeux rouges, difficulté
respiratoire, front brûlant. J’en avais déduit qu’il s’agissait d’une fièvre
éruptive. Opposé à la saignée, j’avais prescrit à la malade de boire trois fois
par jour des décoctions d’écorce de saule blanc1. Hélas, le traitement échoua.
Une fois de plus, je me suis retrouvé confronté à l’invincibilité de l’Ange de la
mort et revinrent à ma mémoire – mais m’avaient-elles jamais quitté ? – les
mises en garde d’Abubacer : « Sais-tu que cette science n’accomplit pas de
miracles ? Que, malgré toute ta dévotion, certains de tes patients
mourront ? »
Évidemment, s’il ne l’a pas exprimé, j’ai bien vu la déception de mon oncle.
J’avais sauvé la vie de patients anonymes, et je m’étais montré incapable de
guérir la propre mère de mon épouse. Je suis convaincu qu’il n’a jamais cessé
de m’en tenir rigueur.

J’étais donc père depuis trois ans. Dans les premiers temps, je reconnais
n’avoir rien ressenti de particulier, sinon un émerveillement « scientifique ».
Je me disais quel miracle que cette vie qui, après avoir germé neuf mois au
creux d’une autre vie, venait au monde. Et il y avait eu ce cri que le nouveau-
né avait poussé au moment où la sage-femme le prenait dans ses bras. Était-
ce un cri de douleur ou déjà l’expression du refus de naître pour mourir ? Peu
à peu, ce petit être est devenu une part de moi. Il avait quitté la chair de sa
mère pour entrer dans la mienne. En tout cas, c’est ainsi que je le vivais. Et
s’il arrivait que des larmes perlent aux yeux de mon Jehad, pendant le temps
que je consacrais à le consoler, j’oubliais Aristote et Galien, Avicenne, Platon,
Dioscoride, Rhazès et tous les phares de l’humanité.
— Qu’attends-tu pour nous offrir un deuxième enfant ?
Mon père était venu me rejoindre dans le patio où je m’étais isolé quelques
instants loin des bruits de la fête.
— Voilà qui n’est point en mon pouvoir. L’homme ensemence, mais c’est la
terre qui décide.
— À vingt et un ans, Sarah est pourtant dans la fleur de l’âge. Serait-elle
malade ?
— Pas le moins du monde. Mais on ne commande pas à la nature. Le temps
viendra s’il doit venir.
— Qu’Allah t’entende !
Mon père saisit une ka’k2 fourrée au miel et poursuivit :
— Car il n’est pas bon qu’un fils soit unique. Il occupe toutes les pensées
des parents, qui, tôt ou tard, en font un émir. Et surtout, à Dieu ne plaise, s’il
leur est enlevé, alors le chagrin est inconsolable.
La remarque eut le don de m’exaspérer.
— Abi3, crachez, je vous prie, ces mots de votre bouche ! On ne parle pas
de l’éventualité de la mort d’un enfant, encore moins de celle de votre petit-
fils !
— Tu as raison. Pardonne-moi. L’âge me fait déraisonner. Changeons de
sujet. Il y a quelque temps, tu m’as fait part d’un projet d’écriture, d’un
ouvrage qui traiterait de la jurisprudence. Où en es-tu ?
— J’y travaille. Je prends des notes. Mais pour l’heure je ne suis satisfait
que du titre : Le commencement pour celui qui fait l’effort d’un jugement
personnel et la fin pour celui qui se contente d’un savoir reçu4.
Mon père se mit à rire.
— Titre éloquent de par sa longueur ! Mais encore ?
— Je songe à un travail de jurisprudence comparée. J’y discuterai des
règles proposées par les quatre écoles sunnites, des sources, des raisons
attenantes et des différentes opinions sur chaque point litigieux.
— Tu comptes remettre en question la charia ?
— Pas du tout. Je veux seulement proposer une manière de l’interpréter.
— Interpréter ? Je ne comprends pas.
J’ai réfléchi un instant. Mon père était avant tout un juriste. Il convenait
donc que je m’adresse à lui en tant que tel.
— J’imagine que vous avez dû être confronté un jour ou l’autre à un article
de la loi dont le sens vous paraissait discutable ?
— Plus d’une fois. Et grand fut mon embarras.
— Précisément. C’est pour éviter cette situation que je propose de laisser la
place au raisonnement, et donc de ne pas s’en tenir à la lettre.
— Ce qui sous-entendrait…
— Que sur les questions sur lesquelles il n’existe pas d’accord, il ne
faudrait apporter aucune réponse qui ne soit strictement argumentée. D’où le
sens de mon titre : Le commencement pour celui qui fait l’effort…
— Un travail sans fin, mon fils. Tu en as pour mille ans !
J’allais répliquer lorsque mon attention fut attirée par des éclats de voix.
Trois individus venaient de faire irruption dans le patio. À la manière dont
leur turban était noué, j’ai tout de suite reconnu qu’ils appartenaient à la
hisba, la police. L’un des hommes s’adressa à moi en s’inclinant
respectueusement.
— Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd. La paix soit sur toi.
Je lui ai rendu son salut.
— Nous sommes envoyés par le cadi al-gama’a. Nous te prions de bien
vouloir nous suivre. Il nous attend chez lui.
Mon père s’affola.
— Le cadi al-gama’a ? Pour quelle raison ?
Son inquiétude était compréhensible. Le cadi al-gama’a, ou cadi de la
communauté, était une sorte de juge suprême chargé d’intervenir à
l’intérieur du cadre judiciaire dans toutes les affaires intéressant le droit
pénal, et plus généralement l’ordre public et la sécurité de l’État.
Le fonctionnaire se contenta d’une réponse timide :
— Je ne sais la raison, seigneur.
Sarah avait surgi à son tour, suivie des autres membres de la famille. Mes
frères s’interposèrent aussitôt entre les deux hommes et moi.
— Je vous en prie, ne faites pas d’histoire, gémit l’homme. Nous ne faisons
qu’obéir à la requête du cadi.
J’ai demandé, sachant par avance la réponse :
— S’agit-il d’Ibn Saïd ?
— Oui. C’est bien lui.
J’ai hoché la tête.
J’avais entendu parler du personnage. Il passait pour un asharite
convaincu, mais aussi pour quelqu’un de juste et d’incorruptible.
— Très bien. Je vous suis.
— Non ! s’écria Sarah en se blottissant contre moi. N’y va pas !
La voix de mon père et celle de mes frères lui firent écho.
— Le cadi n’a qu’à se déplacer ! gronda mon beau-père. Un Ibn Rochd ne
se rend pas à une convocation comme un malfrat !
J’ai levé la main en signe d’apaisement.
— J’enseigne la jurisprudence. Je connais les lois. Si je ne m’y conforme
pas, alors qui ?

*

Dans une grande pièce inondée de lumière, Ibn Saïd m’attendait, assis sur
des coussins, les jambes repliées sous lui. Son visage parcheminé reflétait
bien son âge : la soixantaine. En revanche, à son physique étique, décharné,
je l’ai tout de suite soupçonné de souffrir de consomption. Et lorsqu’il
toussota en se levant pour m’accueillir et que j’ai aperçu des perles de sang
aux commissures de ses lèvres, j’ai aussitôt pensé au diagnostic
qu’Avicenne aurait prononcé : une peste blanche5.
À sa droite se tenaient ses conseillers ; deux hommes relativement jeunes,
mais avec sur la face l’amertume qu’ont certains vieillards. Un katib, un
greffier, était installé derrière un pupitre, un calame à la main.
Après les salutations d’usage, Ibn Saïd saisit un manuscrit qui était posé
près de lui et le brandit.
Sur la première page, on pouvait lire : Traité des trois imposteurs.
Et sous le titre, mon nom.
J’étais au bord de la nausée.
1. L’écorce de saule était déjà utilisée par Hippocrate (400 avant notre
ère) pour soigner la fièvre et apaiser les douleurs. Elle contient un
ingrédient que l’on utilise encore de nos jours : l’acide acétylsalicylique, plus
connu sous le nom d’aspirine.
2. Ou gimblette. Pâtisserie, tantôt sèche, tantôt farcie, en forme d’anneau.
3. Père.
4. Bidâyat al-mudjtahid wa nihâyat al-Muqtasid. La traduction du titre est
complexe. Il peut aussi signifier : « Les débuts de celui qui s’évertue et la fin
de celui qui s’économise. »
5. Ou tuberculose pulmonaire. Avicenne a consacré un chapitre entier de
son Canon de la médecine à cette maladie, et il fut le premier à avancer
l’hypothèse qu’elle était contagieuse.
16

Voilà un certain temps qu’une rumeur s’était répandue à travers Cordoue


sans que je puisse en détecter l’origine. Ce manuscrit, dont on m’accusait
d’être l’auteur, méritait pour le moins le qualificatif d’« insane ». Rien que
l’énoncé du deuxième chapitre appelait une sentence de mort : « Des raisons
qui ont engagé les hommes à se figurer un être invisible qu’on nomme
communément Dieu. » On y lisait, entre autres propos blasphématoires, que
la religion juive était une loi d’enfants, le christianisme une loi absurde,
l’islam une loi de pourceaux, et que Mohammad (le salut soit sur Lui) était un
imposteur plus grand que Jésus-Christ et Moïse.
— Dois-je me disculper ?
— Je le crains, Ibn Rochd.
— Je ne suis pas l’auteur de ce livre.
— Tout le monde affirme le contraire.
— Tout le monde signifie personne.
Le cadi ordonna à l’un de ses conseillers :
— La lettre.
On lui remit un feuillet.
— Voici ce que l’imam de Grenade m’a écrit : « Votre honneur, j’attire votre
attention sur les propos pernicieux que répand parmi les étudiants un
infidèle du nom d’Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd. Non
seulement cet individu professe des doctrines qui vont à l’encontre de la foi,
mais il soutient l’idée que la vérité religieuse et la vérité philosophique sont
unies par un lien de parité et ne diffèrent en rien, alors que nous savons que
la philosophie est un héritage païen et donc polythéiste. Ce même Ibn Rochd
prêche que la méthodologie des théologiens n’est pas suffisante pour
élucider la loi divine. Nous aurions pu continuer d’ignorer Ibn Rochd comme
nous le faisons des faibles d’esprit. Mais… »
Ibn Saïd, s’interrompit. Saisi d’une violente quinte de toux, il sortit
hâtivement un mouchoir de la poche de sa tunique, expectora et s’essuya les
lèvres rosies de sang.
— « Mais, reprit-il en haletant, le livre blasphématoire qu’il a eu l’audace
d’écrire et qu’il a intitulé Traité des trois imposteurs ne nous permet plus de
garder le silence. Aussi, je sollicite de votre honneur qu’il intervienne avec la
sévérité qui s’impose à l’encontre de cet idolâtre afin qu’il soit réduit
définitivement au silence. Ainsi qu’il est mentionné dans la Révélation :
“Ceux qui offensent Allah et Son messager, Allah les maudit ici-bas comme
dans l’au-delà et leur prépare un châtiment avilissant.” »
Il rendit la lettre à son conseiller et me fixa :
— Tu comprends, j’imagine, la gravité de l’accusation.
Que répliquer ?
Il y a des moments dans la vie d’un homme où la calomnie l’accable au
point que le cerveau se fige et n’est plus en état de penser. Il est dit qu’Allah
n’impose à aucune âme une charge supérieure à celle qu’elle peut supporter.
Allah avait dû surestimer la capacité de résistance de mon âme. Au cours de
ces cinq dernières années, tout en pratiquant la médecine, j’enseignais dans
des madrasas, ou à l’université de Cordoue, et je n’hésitais pas, lorsque des
étudiants m’interrogeaient, à défendre ouvertement ma vision des choses.
Sans doute avais-je fait montre d’imprudence et oublié les recommandations
d’Abubacer : « Méfie-toi, Ibn Rochd. Nous vivons des temps difficiles où
beaucoup sont convaincus que la philosophie mène à l’athéisme et l’athéisme
est la négation du Créateur. »
J’ai rétorqué d’une voix lasse :
— Ô juge, pourrais-tu imaginer que moi, fils d’Abou al-Qasim et petit-fils du
pieux Abou al-Walid, j’aurais pu écrire pareilles obscénités ? Il eût fallu que
ma raison m’ait abandonné. Je suis un penseur, pas un blasphémateur. Un
homme de science, pas un marchand d’utopies. Je suis un croyant, et non un
infidèle.
Et j’ai prononcé avec force la shahada, la profession de foi :
— « Je témoigne qu’il n’y a de vraie divinité qu’Allah et que Mohammad est
Son messager. »
Les deux conseillers levèrent les yeux au ciel pour le prendre à témoin.
S’ils étaient chrétiens, ils se seraient sans doute signés ou, à l’instar du
grand prêtre face à Issa1, ils eussent déchiré leur robe en vociférant :
« Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Vous venez d’entendre le
blasphème ! »
Ibn Saïd resta un moment pensif avant de récupérer le manuscrit.
Il lut :
— « On consulte la Bible, comme si Dieu et la nature s’y expliquaient d’une
façon particulière ; quoique ce livre ne soit qu’un tissu de fragments cousus
ensemble en divers temps, ramassés par diverses personnes qui ont décidé,
suivant leur fantaisie, de ce qui devait être approuvé ou rejeté, selon qu’elles
l’ont trouvé conforme ou opposé à la loi de Moïse, telle est la malice et la
stupidité des hommes. Ils passent leur vie à chicaner et persistent à
respecter un livre où il n’y a guère plus d’ordre que dans le Coran ! »
L’un des conseillers se prit le visage entre les mains en marmonnant :
— « Ô Prophète, lutte contre les mécréants et les hypocrites, et sois rude
avec eux ; l’Enfer sera leur refuge ! »
Son collègue se leva et me toisa.
— Je t’ai entendu il y a quelques semaines alors que tu discutais avec des
jeunes gens dans la cour des Orangers. Tu leur parlais bien du philosophe
grec Aristote ?
— C’est possible.
— Tu ne nies pas.
— Pourquoi nier ? L’héritage hellénique est…
— Tu as déclaré : « Allah n’est en rien responsable des bouleversements
que provoque la nature. Ces bouleversements ne sont dus qu’au hasard et ne
sont, en aucune façon, l’œuvre d’un être tout-puissant qui gouverne et
ordonne. »
J’ai confirmé :
— C’est exact. La pensée suprême qui domine l’univers n’est pas
gestionnaire de nos destins. De l’affirmer ne fait pas de moi un païen.
— Si ! Tu es un mécréant… tu…
Le juge l’interrompit sèchement et pointa sur lui un index menaçant.
— Prends garde ! Quiconque traite un homme de mécréant alors que ce
n’est pas vrai, sa parole se retournera contre lui. Quiconque accuse un
croyant d’apostasie, c’est comme s’il le tuait !
Le conseiller courba la tête, contrit.
— Pardonnez-moi.
Il reprit :
— Il n’existe pas un penseur à Cordoue, un théologien qui ne soit au
courant des thèses que tu défends. Or, comme par hasard, il se fait que ce
sont les mêmes que l’on trouve dans les pages de ce livre maudit par Allah2.
Son collègue vint à sa rescousse :
— Dieu n’a de compte à rendre à personne et n’a à se soumettre à aucune
loi !
Il a fait un pas vers moi et m’a lancé sur un ton rageur :
— Tu es le secrétaire du diable !
J’ai soupiré.
Comment décrire à des aveugles les nuances de l’azur et les couleurs du
monde ? Comment expliquer que le Très-Haut n’est pas concerné par la pluie
qui tombe ou la sécheresse, la vigueur ou la mollesse du vent ? Comment
défendre le Tout-Puissant face à des gens qui le rendent responsable de leurs
maladies, de leurs deuils, de la mort de leurs nouveau-nés ? Il ne me restait
que la jurisprudence.
Je me suis adressé au juge :
— Tu connais la loi. Elle est limpide : le fait de nuire aux musulmans et de
s’attaquer à leur honneur en les accusant à tort sans preuve est un péché
capital. Il est écrit : « Et ceux qui offensent les croyants et les croyantes sans
qu’ils l’aient mérité, se chargent d’une calomnie et d’un péché évident. »
Le cadi réprima une nouvelle quinte de toux, ferma les yeux et se replia
dans un long silence avant d’interpeller ses conseillers :
— L’accusé a raison. Celui qui appelle à une parole est pire que celui qui dit
cette parole, sauf s’il a une preuve et que cette preuve soit plus claire que le
soleil en plein jour. Vous n’avez apporté aucune preuve. L’affaire est
entendue. Sortez à présent ! Et toi, Ibn Rochd. Va en paix. Tu es libre.
J’ai attendu que les trois hommes quittent la pièce avant d’exprimer ma
gratitude à Ibn Saïd.
— On remercie pour une grâce, a-t-il fait remarquer. Dans ton cas, le
verdict s’imposait.
Je me suis approché.
— Tout à l’heure, je t’ai vu expectorer dans un mouchoir. Peux-tu me le
montrer ?
Il s’exécuta.
Le tissu était souillé d’un crachat de couleur verdâtre et moucheté de sang.
J’ai prié Ibn Saïd d’ouvrir la bouche. Le gosier était sec et le fond rouge.
— As-tu des sueurs nocturnes ?
Il acquiesça.
— As-tu mal au dos ?
— Tout le temps.
— Des maux de tête ?
— Oui. Et je me sens épuisé, et je n’ai plus goût à la nourriture.
J’ai aidé le cadi à se rasseoir. Mon impression première était confirmée : il
s’agissait bien de la peste blanche.
— Tu boiras deux fois par jour un grand verre de lait en y ajoutant deux
onces d’amandes douces. Il calmera les irritations et te rendra des forces. As-
tu une épouse ?
— Allah m’en garde ! Les femmes sont une calamité.
— Une esclave ?
— Certes. Et elle me coûte moins cher.
Il frappa dans ses mains en criant :
— Ferhan !
À mon grand étonnement, j’ai vu arriver une créature magnifique. Une
Africaine d’une vingtaine d’années, dont on devinait sous la robe des courbes
d’une grande pureté.
— Écoute ! ordonna le cadi.
Bien que mal à l’aise devant cette jeunesse réduite à la servitude, j’ai
expliqué :
— Tu lui prépareras tous les jours des blancs de volaille dont tu auras
préalablement enlevé la peau et la graisse. Tu y ajouteras six drachmes de
pavots blancs, et tu pileras le tout dans un mortier jusqu’à en former une
pâte que tu réchaufferas à feu doux. Tu pourras ensuite l’aromatiser avec de
la fleur d’oranger. Ton maître doit en manger midi et soir. Comme boisson, tu
lui feras boire beaucoup d’eau, de l’eau sucrée. Très sucrée. Car c’est dans le
traitement des maladies de la poitrine que le sucre est le plus reconnu.
Quand elle fut partie, Ibn Saïd se redressa péniblement.
— Combien te dois-je ?
— Rien. Tu ne m’avais pas fait venir pour te soigner, mais pour me juger.
— C’est exact.
J’ai porté ma main sur ma poitrine, ma bouche et mon front, prêt à me
retirer. Il s’exclama :
— Attends !
— Je me suis laissé dire que, à part la jurisprudence et la philosophie, tu
étais féru d’astronomie. Je me trompe ?
J’ai plissé le front, étonné. Peu de gens étaient au courant de mon intérêt
pour l’étude des astres.
— C’est exact. Comment l’as-tu appris ?
— Il se fait que nous avons un ami commun : Abubacer. Il m’a beaucoup
parlé de toi avant son départ pour Ceuta. Tu lui aurais confié un jour que tu
avais l’intention de rédiger un traité sur le sujet. Si tu le souhaites, je peux
t’introduire à la cour du calife.
— Al-Mu’min ?
— Parfaitement. Il cherche un savant qui serait disposé à rédiger un abrégé
de l’Almageste de Ptolémée.
J’étais stupéfait. C’était précisément un thème que j’avais abordé avec
Abubacer.
Ibn Saïd précisa :
— Le calife te rémunérera. Généreusement.
— Je présume que je devrai me rendre à Marrakech.
— Non. Al-Mu’min est actuellement établi dans un camp retranché, le Ribat
Al Fath, le camp de la victoire, au Maghreb.
J’ai senti un frisson me parcourir le corps.
Je connaissais la réputation d’Al-Mu’min. Non seulement il était le
successeur d’Ibn Tûmart, l’être le plus rigoriste qui fût, son fils spirituel,
mais il avait rasé des villes, transformé Tlemcen en désert et massacré tous
ses habitants. Il avait aussi décapité le cadavre d’Ibn Tachfin, l’émir
almoravide, embaumé sa dépouille avant de l’expédier comme trophée à
Tinmel3. À l’instar d’Ibn Tûmart, il exprimait la même aversion pour
l’interprétation personnelle et ne se référait qu’à la tradition. Quel dialogue
envisager avec un tel personnage ?
Après un temps, j’ai déclaré :
— J’ai besoin de réfléchir.
— Je comprends, Ibn Rochd. Tu es sage.

*

Mon père se récria :
— Mais, par Allah, peux-tu m’expliquer ce qu’est cet Almageste ?
— Une œuvre majeure, colossale. Elle représente toute la somme de
l’astronomie ancienne. À côté des exposés concernant le catalogue
des étoiles et les mouvements des astres, elle contient un traité complet
de trigonométrie plane et sphérique et la description des instruments
nécessaires à un grand observatoire. Cette œuvre est indispensable à toute
personne qui voudrait devenir astronome et…
— Je ne comprends rien ! Je ne sais pas ce qu’est la trigonométrie plane ou
sphérique et je me refuse à comprendre. Tu veux aller à la rencontre d’Al-
Mu’min pour un simple livre ?
— Père, il n’est pas question d’un simple livre ! Nous sommes devant un
monument. Un travail incomparable.
— Alors, s’il est incomparable, qu’espères-tu y apporter qu’il ne contienne
déjà ?
— Rien.
— Rien ?
— Le problème de l’Almageste, c’est sa taille. Treize volumes ! Des milliers
de pages. Ce qui le rend inaccessible à la majorité des étudiants. C’est
pourquoi je souhaite en faire un abrégé. Résumer les treize volumes en un
seul.
Mon père leva les yeux au ciel, dépité.
— À quoi nous sert l’astronomie ? Pourquoi chercher à connaître les astres,
alors que nous ne savons rien de la Terre !
— Ne fût-ce que pour prier ou jeûner.
Ma femme, qui jusque-là gardait le silence, intervint :
— De quoi parles-tu ?
— L’observation des astres permet de connaître l’heure des prières, celle du
lever du soleil, qui marque l’interdiction du boire ou du manger pour celui
qui jeûne au moment où l’aurore se termine, de même, celle du coucher du
soleil. C’est une science très remarquable qui nous enseigne l’éclipse des
luminaires et quand elle doit avoir lieu ; pourquoi la lune paraît d’abord un
arc, croît progressivement et devient ronde et pleine, puis de nouveau
décroît ; quand elle doit apparaître ou non ; pourquoi des jours sont courts et
d’autres longs ; pourquoi…
— Tu n’as pas le droit, me coupa Sarah. Tu ne peux pas nous abandonner.
Tu ne peux pas !
Elle courut vers la couche où sommeillait notre fils.
— Vois ! N’est-ce pas ton enfant ? Ne l’as-tu pas désiré plus que tout au
monde ? Il n’est pas le fruit du hasard. Tu m’as tant de fois expliqué que rien
de ce qui survient à l’homme n’est fortuit. Alors, cet enfant, tu es tenu de le
protéger, tu es son rempart. Si tu ne reviens pas, que deviendrons-nous ?
— N’aie crainte Sarah. Je vais revenir.
— Comment peux-tu en être sûr ? Nous savons tous qui est le calife Al-
Mu’min !
— Ton épouse a raison, approuva mon père. Al-Mu’min est un être
complexe, aussi pieux que déterminé et cruel. Il a constitué une
administration où s’allient les règles intangibles de la loi musulmane et les
traditions de son entourage berbère. Et toi ? Toi qui t’entêtes à défendre
l’héritage des païens, tu voudrais qu’il te prête une oreille bienveillante ?
— Père, n’est-ce pas vous qui m’avez dit un jour : « D’après certaines
rumeurs, le nouveau calife, Al-Mu’min, et contrairement à ce que l’on
pourrait imaginer, aurait l’intention d’accorder sa protection à la philosophie
et aux philosophes. »
— J’ai bien précisé qu’il s’agissait de rumeurs ; les mêmes qui t’accusent
d’avoir écrit ce texte blasphématoire. Par ailleurs, la route est longue
jusqu’au Maghreb.
— Père, la proposition d’Ibn Saïd me séduit infiniment. De surcroît, je serai
rémunéré. Ce qui n’est pas négligeable. Il y a aussi un détail dont nous
n’avons pas parlé…
— Je t’écoute.
— Vous entendez bien les critiques qui, depuis quelque temps, s’élèvent
contre moi. Un jour on me traite d’impie, un autre de secrétaire du diable,
demain qui sait si on ne me condamnera pas à être pendu ou à l’exil. J’ai
besoin de trouver une protection auprès des autorités almohades ; quel
meilleur protecteur que le calife en personne ?
Mon père resta muet un instant, puis il fit un pas en avant et posa ses
mains sur mes épaules :
— Tu as trente et un ans. Tu es un homme affirmé. Et moi, je ne suis plus
qu’un vieillard. Je n’ai ni l’autorité ni la force de m’opposer à tes désirs. Pars,
si tel est ton souhait. Mais retiens ceci : s’il t’arrive malheur, nous mourrons
tous avec toi.
1. Jésus.
2. Le Traité des trois imposteurs, connu en Europe dès le XIII e siècle, a
été attribué à diverses personnes suspectées d’athéisme ou accusées de
blasphème ou d’hérésie. Parmi les noms proposés, ceux d’Averroès et de
l’empereur Frédéric II.
3. Ville d’origine des Almohades et point de départ de leurs campagnes
militaires contre la dynastie almoravide.
17

Il y avait un peu plus de trois semaines que j’avais quitté Cordoue.


Une fois à Tarifa, j’ai vendu ma monture et traversé le détroit à bord d’un
chébec qui était dans un si piteux état que j’hésiterais à le qualifier de
bateau. C’était la première fois que je voyais la mer. À la veille de conquérir
l’Égypte, le calife Omar ibn al-Khattab avait écrit à son général en chef pour
lui demander ce qu’était la mer. Celui-ci lui avait répondu en peu de mots :
« La mer, c’est bleu, immense et très dangereux. » À la suite de quoi, le calife
s’est empressé d’interdire à tout musulman de s’y aventurer. Je ne saurais
dire avec certitude si nous sommes ou non confrontés à l’une de ces
anecdotes que se plaît à colporter l’Histoire, mais durant la traversée je fus si
malade que j’ai fait mienne la description du général en chef. Je voyais la mer
comme une sorte d’abîme capable d’engloutir tout l’univers. Je ne crois pas
avoir autant regorgé de toute mon existence. Et les feuilles de khalanjan1 que
j’avais pris la précaution d’emmener se révélèrent impuissantes à me calmer.
En vue de Tanger, comme par enchantement, mon mal a disparu devant la
grande beauté de la baie. C’était comme une perle posée au bord des eaux.
Une fois à terre, j’eus l’impression de basculer dans un autre monde. Ici,
des Maures remplissaient leurs outres en les plongeant dans un puits au
moyen d’une longue corde de poils de chameau. Là, des Africains, le torse nu,
mâchaient des dattes. Des guerriers almohades, les épaules recouvertes d’un
cafetan, affûtaient leur sabre sur la crête d’un rocher. Une dizaine de
chevaux étaient rangés en ligne, les rênes attachées à des piquets. Sur des
bancs, à l’ombre des palmiers, discutaillaient des navigateurs marchands,
moitié accroupis, moitié assis, les yeux plus fermés qu’ouverts, jouant avec
des chapelets.
J’ai voulu acquérir un cheval, mais on m’en empêcha, m’expliquant que nul
n’était autorisé à traiter séparément avec les caravaniers. Ceux-ci devaient
au préalable déballer toute leur marchandise en un même lieu, le funduk, le
caravansérail, afin qu’elle soit exposée dans sa totalité, au regard de tous.
Ensuite les lots seraient mis aux enchères devant l’assemblée des
marchands. On évitait ainsi qu’un négociant ait priorité sur un autre. Je n’ai
donc pas eu d’autre choix que de me rendre à pied jusqu’au funduk, à
environ un demi-mille du port.
Dans le crépuscule, la bâtisse en briques cuites, encadrée par quatre
tourelles, me fit l’impression d’un gros fortin. Au rez-de-chaussée, sous des
galeries, s’ordonnaient des dépôts et des logements. L’endroit sentait la
bouse et la sueur. Peu m’importait. Avisant le responsable du lieu, j’ai
négocié une natte, acheté du pain, quelques figues et, gagné par la fatigue, je
me suis allongé dans un renfoncement à même le sol.
Le lendemain, j’ai enfourché un cheval (que le maquignon m’a vendu
comme étant un barbe, alors que c’était une haridelle), et j’ai repris mon
voyage jusqu’à Ribat al-Fath.
Enfin, au soir du septième jour, après avoir traversé un groupe de maisons
en construction, des remparts sont apparus ; d’imposants remparts qui
jetaient des flammes rougeâtres sur le paysage. Ce ne pouvait être que le
Ribat al-Fath. Dressée sur un éperon, la forteresse dominait à la fois
l’embouchure du fleuve et l’océan. Quels secrets cachait-elle ? J’étais troublé,
non à cause de la taille du Ribat, mais pour le symbole qu’il représentait :
c’était d’ici même, de ce point de la terre, que les armées almohades
s’étaient élancées à la conquête d’Al-Andalus. De par sa position
géographique, le lieu était hautement stratégique. Il contrôlait la mer et les
routes intérieures vers Fès, Mekhnès et les plaines de Tamesna.
À peine ai-je franchi la porte principale qu’un homme en armes m’a
intercepté.
Je lui ai montré le sauf-conduit que m’avait remis Ibn Saïd, signé de la
propre main du calife. Il me salua avec respect et lança des ordres à l’un des
soldats en faction pour qu’il me conduise au palais.
Je pensais ne découvrir qu’une place forte, mais, à mesure que je
m’avançais, je constatais que j’étais dans une vraie ville, dotée d’un aqueduc,
d’une mosquée et d’autres édifices, en particulier des bâtiments pour les
troupes, les chevaux et l’intendance, ainsi qu’un bassin monumental.
— Nous sommes arrivés, seigneur, annonça mon guide.
Il désigna une bâtisse rectangulaire, en briques enduites de chaux lissée,
peintes à l’ocre rouge et jaune. Le palais d’Al-Mu’min. Le toit était en forme
de dôme, garni de petites arcades entrelacées qui entouraient une étoile à
sept pointes. Toute la façade était ornée d’arcs comme on en trouvait dans la
plupart des grandes demeures de Cordoue. Plusieurs guerriers montaient la
garde à l’entrée. Mon guide me pria de montrer mon sauf-conduit. Il y eut
quelques mots échangés avec l’un des soldats, qui m’invita descendre de
cheval et à le suivre.
J’ai noté que, à la différence d’Al-Andalus, il n’y avait ni jardins ni fontaines.
Sans doute la rareté de l’eau en était-elle la cause.
Après avoir gravi des marches en pierre, remonté un couloir partiellement
éclairé par des lanternes, nous sommes entrés dans une sorte d’antichambre
aux murs nus et aux fenêtres garnies de moucharabiehs. Un homme était
assis derrière un bureau. C’est à peine s’il leva les yeux sur nous. Le soldat
déclina mon identité. L’homme fronça les sourcils, puis me dévisagea d’un air
soupçonneux, jugeant sans doute que mon aspect ne correspondait pas au
grand personnage qu’on lui avait annoncé. Il faut dire que j’avais le visage et
les vêtements couverts de poussière.
— Tu es bien Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd ?
J’ai confirmé.
Il repoussa sa chaise et vint vers moi. C’est là que j’ai vu la dague qui
pendait à sa ceinture.
— La paix sur toi, seigneur.
— Et sur toi la paix.
Il désigna un divan couvert de coussins de brocart.
— Prends place, je t’en prie. Je vais prévenir le calife de ton arrivée.
Il congédia le soldat et disparut.
J’ai senti mon cœur qui s’emballait. Sans doute prenait-il conscience de
mon inconscience. Je me trouvais à des centaines de milles des miens, dans
l’antre d’un homme dont on disait que sa cruauté n’avait d’égale que son
intolérance religieuse, le successeur de celui qui s’était considéré comme le
seul interprète infaillible du Coran : Ibn Tûmart, dit « l’Impeccable ». Et
pourquoi ? Pour tenter de résumer une œuvre rédigée par un astronome
grec, né il y a plus de mille ans ! C’est une grande folie que de s’imposer des
défis auxquels personne ne vous oblige.
— Le calife t’attend.
L’homme m’a conduit sur le seuil d’une vaste salle richement décorée. Le
premier calife de la dynastie des Almohades m’y attendait. Attitude
surprenante, tandis que le garde se retirait discrètement dans un coin, Al-
Mu’min a marché à ma rencontre.
Je fus tout de suite saisi par la simplicité de son habit.
Il portait une robe en laine, ouverte sur le devant, dont les manches allaient
jusqu’au poignet. Son crâne était couvert d’une calotte et ses pieds n’étaient
chaussés que de bottines. J’avais imaginé une tenue plus imposante. La peau
du visage était brunie par le soleil ; une barbe noir de jais, parfaitement
dessinée, dévorait ses joues jusqu’aux pommettes. En réalité, toute sa
personnalité se lisait dans son regard. On y voyait la détermination d’un être
qui, en soixante années de vie, avait su surmonter les obstacles les plus
ardus.
— Louange à Dieu qui t’a amené à nous sain et sauf. As-tu fait bon voyage ?
— La route fut longue, seigneur.
— Je sais. Je l’ai parcourue plus d’une fois. Et lorsqu’il faut traîner des
milliers d’hommes derrière soi, le chemin semble interminable. Ibn Saïd te
porte en haute estime. Serait-ce l’un de tes amis ?
— Non, seigneur. Je ne l’ai rencontré que deux fois.
— Alors, le poids de ses louanges est double.
Al-Mu’min glissa sa paume sur son menton et reprit :
— Tu dois être épuisé. Aussi, je te propose de te rafraîchir. Des vêtements
sont à ta disposition dans ta chambre. Nous dînerons après la prière.
Il claqua dans ses mains.
L’homme qui n’avait pas bronché jusque-là se précipita.
— Conduis notre hôte. Et veille à répondre à tous ses désirs. Allez !
Se tournant vers moi, il me fixa avec un sourire énigmatique :
— Je suis convaincu que nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Sans attendre ma réponse, il pivota sur les talons.

*

Lorsque nous nous sommes retrouvés, il faisait nuit. Tout au long d’un
repas qui me surprit par sa frugalité, nous avons échangé sur de nombreux
sujets, mais assez superficiellement. Dans cette immense salle à manger
pleine de clair-obscur, l’atmosphère avait quelque chose d’indéfinissable. Je
pesais tous mes mots ; lui me testait, non sans une certaine subtilité. Nous
ressemblions un peu à deux joueurs d’échecs qui se jaugent, et dont aucun
ne veut déplacer la pièce qui mettrait l’autre dans l’embarras.
À la fin du dîner, Al-Mu’min proposa :
— Veux-tu visiter l’endroit du palais où j’ai plaisir à me ressourcer ?
— J’en serais honoré, seigneur.
Après avoir franchi un dédale de corridors, il m’introduisit dans une
chambre dont la décoration se résumait à deux sièges et des étagères
couvertes de livres. J’ai tout de suite remarqué un ouvrage signé d’une vieille
connaissance, le géographe Al-Idrisi. Je l’avais croisé une première fois chez
Avenzoar. Ce devait être il y a seize ou dix-sept ans. Idrisi était originaire du
Maghreb et vivait à cette époque à Cordoue. Il m’a très vite ébloui par ses
connaissances tant géographiques que botaniques. Peu après, vers l’année
1140 des Latins, il nous a fait ses adieux. Il partait pour la Sicile à l’invitation
d’un roi2. Le monarque lui proposait de l’héberger, de subvenir à tous ses
besoins afin qu’il réalise un planisphère et une carte du monde. Un projet
qu’Idrisi caressait depuis longtemps. L’ayant interrogé sur la manière avec
laquelle il comptait s’y prendre, Idrisi m’expliqua : « Dans un premier temps,
je vais m’appuyer sur les cartes que nous ont laissées nos marins arabes,
ensuite, je puiserai dans les archives du palais royal de Palerme. On m’a
assuré que je pourrais y consulter les témoignages des voyageurs et des
émissaires envoyés dans le monde par le roi. »
Depuis, j’ai appris qu’Idrisi était bien parvenu au bout de son projet. J’ai
même eu entre les mains un exemplaire de la Tabula Rogeriana qu’il aura mis
quinze ans à élaborer. On y trouve plus de soixante cartes représentant notre
monde, accompagnées de commentaires sur la nature, les routes,
l’architecture, les commerces et les coutumes de chaque région. Une œuvre
monumentale3.
J’ai tendu la main vers l’étagère :
— Puis-je ?
— Bien sûr.
J’ai feuilleté le recueil. Il traitait des plantes.
— Connais-tu l’auteur ? s’est enquis Al-Mu’min.
— Oui. Mais notre dernière entrevue remonte à plus de vingt ans. Je n’étais
alors qu’un gamin et lui un homme dans la maturité. Je crois qu’il vit toujours
à Palerme.
Le calife s’assit et m’invita à en faire autant.
— Je dois te confier un secret : je connaissais ton nom bien avant qu’Ibn
Saïd ne te recommande.
Il rectifia :
— Disons plutôt le nom de ta famille. Tu avais un grand-père illustre et ton
père ne l’est pas moins. Comment va-t-il ?
— Grâce à Dieu, il se porte bien.
Al-Mu’min passa à nouveau sa paume le long de son menton (j’allais
m’apercevoir que c’était une sorte de geste inconscient), puis il demanda sur
un ton des plus anodins :
— Vous appartenez à l’école malékite, n’est-ce pas ?
J’ai répondu sur un ton tout aussi détaché :
— C’est exact.
Et, très vite, j’ai prononcé la shahada :
— « Je témoigne qu’il n’y a de vraie divinité que Dieu et que Mohammad est
Son messager. »
Le calife a souri.
— Ne crains rien, Ibn Rochd. Nous ne sommes pas ici pour débattre des
qualités ou des défauts de nos écoles respectives. Tu es un fils de l’islam, je
le suis. Tu crois en un Dieu, j’y crois aussi. Voilà l’essentiel. Et sache que je
n’ai pas choisi mon destin ; nous ne le choisissons pas.
Je me suis bien gardé de le contredire.
Il a ajouté :
— D’ailleurs, comment aurais-je été capable de me forger pareille
renommée ? Je suis issu d’une modeste famille, d’un modeste village. Si ma
route n’avait croisé celle de mon maître, Ibn Tûmart (qu’il repose en paix), et
s’il ne m’avait élu, je serais aujourd’hui ce que je fus à ma naissance : un
Berbère parmi des Berbères. Voilà plus de vingt ans que je combats. Je suis
maître du Maghreb almoravide, j’ai conquis Al-Andalus, Cordoue, Grenade,
demain, mes troupes déferleront sur l’Ifrikya4. Si Dieu le veut, dans dix ans
j’aurai constitué un empire.
Il fit une pause et m’interrogea.
— Et ensuite ?
— Ensuite, seigneur ?
— Oui. Au bout de la route, quelles richesses mon esprit aura-t-il
engrangées ? La multitude des cadavres piétinés sous les galops de mon
cheval ? Les maisons incendiées, les chrétiens et les juifs humiliés ?
— N’est-ce pas le destin que vous évoquiez ?
— Oui et je ne renie rien. Pas une seule goutte de sang versé, puisqu’elle le
fut au nom d’Allah. La question que je me pose n’est pas pour qui j’ai
accompli, mais pourquoi ? Quel est le but caché ?
Il se redressa et vrilla ses prunelles dans les miennes :
— Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir ?
— J’ai cru comprendre que c’est pour rédiger un abrégé de l’Almageste.
Al-Mu’min balaya l’air de la main.
— Peu m’importe l’Almageste ! Tu rédigeras ou non cet abrégé. Tu as la
réputation d’être un grand philosophe. Je me suis renseigné. C’est la raison
première pour laquelle tu es ici, Ibn Rochd. Tu es ici pour répondre à une
question qui m’obsède : pourquoi ?
J’avais du mal à prendre conscience que l’homme qui s’adressait à moi
aussi aimablement était celui dont Ibn Tûmart avait affirmé : « La mission sur
quoi repose la vie de la religion ne triomphera que par Al-Mu’min, le
flambeau des Almohades ! »
— Je ne vous ferai pas l’affront de vous répondre comme l’eût fait le poète
Omar Khayyâm : « Tout n’est qu’un échiquier de jour et de nuit, où le destin
joue avec les hommes pour pièces. Çà et là, il les déplace, les renverse et, un
par un, les remet dans la boîte. » Non. Je vous dirai uniquement ceci : la
question que vous vous posez a l’âge des étoiles, vieille comme l’univers. Le
premier homme se l’est posée, le dernier se la posera. Je n’ai pas la réponse.
Je suis désolé de vous décevoir : nous ne le saurons jamais.
Le calife médita un moment avant de suggérer :
— Parfait. Mais après notre mort ? Lorsque nous rencontrerons le Très-
Haut ? Car il est bien écrit que nous ressusciterons, n’est-ce pas ?
Oserais-je lui dire que les enseignements répandus sur la vie future sont
des fictions dangereuses, en ce qu’ils tentent de ne faire envisager la vertu
que comme un moyen d’arriver au bonheur ?
J’ai choisi.
— Oui, après notre mort. Une fois ressuscité, vous saurez.
1. Sorte de gingembre.
2. Roger II de Sicile.
3. Il semble qu’une dizaine d’exemplaires existent dans le monde, dont
deux à la Bibliothèque nationale de France.
4. Partie orientale du Maghreb médiéval qui correspond de nos jours à la
Tunisie.
18

Soixante-dix-huit ans après la mort d’Averroès.


Londres, Lambeth Palace, 18 mars 1276 de l’ère des Latins.

Robert Kilwardby, l’archevêque de Cantorbéry, relut pour la troisième fois
la condamnation promulguée quelques jours plus tôt par Étienne Tempier,
puis il confia le document à son secrétaire, Francis Bayle.
Il poussa un soupir, ôta ses besicles et s’arracha avec peine à son siège.
Son poids le handicapait tous les mois un peu plus. Une fois sur ses pieds, il
ajusta sa ceinture de soie violette et chassa un fil invisible de la pèlerine qui
couvrait ses épaules et ses bras.
— Ah ! mon ami, lança-t-il à Bayle après avoir poussé un grand soupir, l’âge
est un châtiment cruel. On s’en console en se disant qu’il est subi par toute la
race humaine, sans distinction. J’aurai soixante-six ans et je n’ai pas vu la vie
passer. Un battement de paupières.
Il trottina vers l’une des hautes fenêtres qui ouvraient sur la Tamise et fixa
le fleuve.
Et pourtant, lorsqu’il y repensait, son parcours avait été riche et dense.
Après un cursus classique en Angleterre, il s’était plongé dans l’étude de la
logique et de la philosophie naturelle qui, à la différence de la philosophie
morale, se consacrait à l’étude « objective » de la nature et de l’univers
physique. À l’âge de trente-cinq ans, il était entré chez les dominicains.
Quelque temps plus tard, ses supérieurs l’envoyaient à Oxford terminer ses
études de théologie. Le jour de ses quarante-cinq ans, il obtenait sa maîtrise.
Dans les douze mois qui suivirent, il était titulaire d’une chaire de science et,
en 1272, le pape Grégoire X le désigna pour occuper le siège d’archevêque
de Cantorbéry. Entre-temps, il avait rédigé et publié de nombreux ouvrages,
parmi lesquels des Commentaires sur la Physique et la Métaphysique
d’Aristote, ainsi que sur le Traité de l’âme.
— Francis, questionna-t-il sans se retourner, que pensez-vous de ces idées
averroïstes qui secouent notre Eglise ?
— Pardonnez-moi, monseigneur, mais je n’en ai entendu parler que de
façon très vague.
Robert Kilwardby cita :
— Éternité du monde, négation de la providence universelle de Dieu,
unicité de l’intellect pour tous les hommes et déterminisme.
Le secrétaire secoua la tête avec embarras.
— Je ne suis pas théologien, monseigneur, et je serais bien malaisé
d’émettre une opinion.
L’archevêque regagna son siège.
— Si intellectus esset idem numero in omnibus hominibus, cum scire et
intelligere sint per intellectum, uno homine sciente, omnes essent scientes, et
uno ignorante, omnes ignorantes, et etiam quod idem esset ignorans et
sciens.
Le secrétaire plissa le front et traduisit mentalement.
— « Si l’intellect était numériquement identique en tous les hommes, dans
la mesure où savoir et penser ont lieu grâce à l’intellect, alors tous les
hommes seraient savants pour peu qu’un seul le fût, et tous ignorants dès
lors qu’un seul le serait ; et ainsi le même individu serait savant et
ignorant. »
Francis affirma, mais sans conviction :
— En effet, je vois bien l’inanité du raisonnement.
— Bien sûr. Toutefois, il y a plus embarrassant. J’ai fini de lire il y a
quelques jours l’ouvrage que notre frère Thomas d’Aquin a rédigé contre
Averroès. Qu’elle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir que notre frère
professait des thèses très proches du musulman.
— Voilà qui est choquant. Pardonnez ma question : en êtes-vous
convaincu ?
Robert Kilwardby ne put s’empêcher de sourire.
— Suffisamment pour devoir les condamner publiquement.
Le jeune homme sursauta :
— Comme étant hérétiques ?
— Non. Mais comme étant extrêmement dangereuses.
Après un bref silence, l’archevêque ordonna :
— Prenez note, Francis.

Deux jours plus tard, dans un discours à l’université d’Oxford, Robert
Kilwardby lança à son tour une condamnation de seize propositions relatives
à la logique et à la philosophie. La plupart concernaient l’enseignement de
saint Thomas d’Aquin, jugé trop proche de celui d’Averroès. La déclaration
souleva à Paris le tollé qu’on imagine parmi les dominicains. Ils étaient
d’autant plus choqués que l’attaque provenait de l’un des leurs.
Lorsqu’il apprit la nouvelle, le frère Paul fut pris d’une crise de fou rire et
se dit qu’Averroès devait sourire dans sa tombe, où qu’elle fût.
19

J’ai rangé mon calame dans ma besace, ainsi que mon encrier et des
feuillets de papier encore vierges. Le soleil serait bientôt au midi. Il était
l’heure de partir. L’escorte que m’avait offerte le calife devait s’impatienter.
Trois ans s’étaient écoulés depuis mon arrivée ici, à Ribat al-Fath. Mon
travail étant achevé, j’ai estimé qu’il était temps de rentrer chez moi. Al-
Mu’min, lui, avait pris la route six mois plutôt pour poursuivre ses conquêtes.
Avant son départ, comme s’il cherchait à me rassurer, il réitéra les propos
déjà exprimés lors de nos nombreuses discussions : aussi longtemps qu’il
serait calife, les philosophes, les penseurs et les intellectuels n’auraient rien
à craindre. Il se portait garant de leur liberté d’expression. Il était très
désireux d’encourager la vie intellectuelle et le développement des arts. Au
moment d’enfourcher son cheval, il dit encore :
— Souviens-toi de ceci, Ibn Rochd : lorsque l’Histoire jugera mon règne,
elle le qualifiera « d’âge d’or des Almohades ».

À l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes en l’an 1198 de l’ère latine.
Al-Mu’min est mort il y a trente-cinq ans.
Moi-même, je ne vivrai pas assez longtemps pour savoir quel regard
poseront sur lui les historiens. Néanmoins, je peux déjà affirmer que, contre
toute attente, le goût du luxe et des arts a fini par l’emporter sur le
puritanisme et l’intransigeance des premiers temps. La culture, la musique,
la philosophie ont connu un magnifique essor. Même l’architecture n’a pas
été en reste. Elle nous a offert des chefs-d’œuvre, telles la mosquée
Kutubiyya, ici, à Marrakech, où tous les vendredis je vais rendre grâce au
Très-Haut, et cette merveille qu’est le minaret de la mosquée de Séville. Il
faudra sans doute aussi compter avec la mosquée de Ribat al-Fath, qui est
toujours en travaux. On affirme qu’une fois achevée elle sera la plus grande
mosquée du monde1.
Finalement, hormis une brève période durant laquelle l’obscurantisme a
resurgi, causant ma perte, cette dynastie se révéla plus tolérante qu’on avait
pu le craindre. Force est de constater aussi que le rêve d’Al-Mu’min s’est
matérialisé : les Berbères triomphants sont devenus les maîtres de tout le
Maghreb, des côtes atlantiques aux Syrtes. Seule Tolède résiste encore à
leurs assauts.
J’ai relu une dernière fois la conclusion de l’abrégé de l’Almageste :
« Il faut donc que l’astronome construise un système astronomique, tel
qu’il n’implique aucune impossibilité au point de vue de la physique.
Ptolémée n’a pas réussi à faire reposer l’astronomie sur de véritables
fondements. Il est donc nécessaire de se livrer à de nouvelles recherches.
Selon moi, cette astronomie doit reposer sur la consolidation du mouvement
d’un seul orbe qui tourne simultanément autour de deux ou de plusieurs
pôles différents ; le nombre de ces pôles est celui qui convient à l’explication
des phénomènes ; de tels mouvements peuvent rendre compte de la vitesse
ou de la lenteur des étoiles, de leur mouvement direct ou rétrograde, en un
mot, de toutes les apparences que Ptolémée n’a pu expliquer au moyen d’une
astronomie correcte.
« En réalité, l’astronomie de notre temps n’existe pas ; elle convient au
calcul, mais ne s’accorde pas avec ce qui est2. »
J’ai enveloppé mon exemplaire dans une peau de chèvre et l’ai glissé dans
ma besace. Il me restait une dernière chose à emporter : les lettres
échangées durant mon séjour avec Ibn Maïmoun. La dernière m’était
parvenue le matin même. Avant de la ranger, j’ai eu envie de la relire tant
elle me comblait.

Fès, 16 shevat 49203.



Mon frère, mon ami, Ibn Rochd,
J’espère que ce pli te trouvera heureux, en bonne santé. Nous n’avons jamais
été si proches depuis que tu es à Ribat al-Fath et toujours si éloignés. Si
proches aussi de notre Andalus bien-aimé. À ce propos, tu t’étonnais dans ta
dernière lettre que mon père, rabbi Maïmon, ait choisi d’emmener notre
famille à Fès, au cœur de ce Maghreb, berceau de nos oppresseurs. Il est vrai
que son choix pourrait surprendre : nous avons fui l’aigle pour nous réfugier
dans son nid. Mais je crois néanmoins qu’il a pris la bonne décision. Un
homme, Rabbi Juda ha-Cohen Ben Soussan, dirige ici, à Fès, une académie
juive qui, pour l’instant, ne semble pas faire l’objet de vindicte. Il a vivement
insisté pour que nous nous réfugiions chez lui. Et puis, Fès a toujours eu la
réputation d’être une cité hospitalière et tolérante. De toute façon, mon ami,
nous n’avions plus d’alternative. Ma mère, Rebecca, était décédée. Il devenait
impossible de continuer d’errer de ville en ville en Andalus, d’autant que notre
famille s’était agrandie. Un troisième enfant était né du remariage de mon
père : un petit frère. En tout cas, depuis deux mois que nous sommes installés,
tout semble calme. Prions Adonaï pour que rien ne vienne contrarier cette
paix.
J’ai fêté hier soir un double anniversaire : mes vingt-cinq ans, et la fin de ma
compilation de certains traités de notre maître, Aristote. Je pense l’intituler
Terminologie logique. J’ai aussi écrit un petit traité du calendrier dans lequel
j’explique comment calculer les fêtes juives. J’y ai pris beaucoup de plaisir.
Je m’empresse à présent de répondre à tes questions. La première
concernant la conversion de ma famille à l’islam. Tu te doutes bien que cette
accusation est dépourvue de sens. Si nous avions adoptés la religion du
Prophète, alors pourquoi aurions-nous passé dix ans à fuir à travers Al-
Andalus ? Pourquoi serions-nous venus nous réfugier à Fès ? Ceux qui ont
répandu cette rumeur ne sont que de vils calomniateurs. Laissons courir le
fleuve et passons plutôt à ton autre interrogation, qui, elle, me paraît bien plus
importante : la philosophie grecque et la foi sont-elles compatibles ou
opposées ? Peuvent-elles coexister ? La réponse est oui. Ne te crois pas seul
dans la bataille. Je t’encourage vivement à lire le Kuzari de feu Juda Halevi.
Sous divers aspects, il n’est pas éloigné de L’Incohérence des philosophes, de
ton cher contempteur Al-Ghazali. C’est un violent pamphlet dirigé contre la
philosophie gréco-musulmane, c’est-à-dire celle d’Al-Farabi et d’Avicenne.
Rejoignant Al-Ghazali, Halevi considère que la philosophie vide la religion de
son contenu tout en prétendant la renforcer. Comme Al-Ghazali, il estime que
la révélation divine est unique et irremplaçable, et qu’elle constitue une
nécessité qu’aucune démonstration philosophique ne saurait remplacer.
Rassure-toi, mon ami, je suis formellement opposé à cette vision. Philosophie
et religion sont sœurs jumelles. Et je conclurai en affirmant que nous, les juifs,
avons le devoir de scruter les Écritures, et de chercher à percer à jour les
intentions de l’Éternel. Pour y parvenir, je ne vois qu’une solution : étudier la
Tora en nous aidant des œuvres d’Aristote et de commentateurs musulmans
aussi prestigieux que toi. Car, pour reprendre tes mots : « La vérité ne saurait
contredire la vérité. »
Je partage aussi ton avis lorsque tu dis que la société est composée du
peuple et de l’élite et que nous ne devons pas nous adresser de la même façon
à l’un et à l’autre lorsque l’on parle de religion. On ne nous aimera pas
d’affirmer pareille chose. Et pourtant, c’est une évidence. La masse n’a pas
vocation à se préoccuper de la philosophie et doit se contenter de suivre les
préceptes de la religion populaire. Notre enseignement, lui, ne peut être
compris que par des esprits évolués.
L’heure est venue de te quitter, à regret, mon cours talmudique va
commencer. Prends garde, tu es toi aussi dans le nid de l’aigle. Plus périlleux
encore : tu es entre ses serres.
Salam, ton ami, Moshe Ben Maïmon.


J’ai plié la lettre et je l’ai rangée avec les précédentes. Après avoir jeté un
dernier coup d’œil à la chambre où j’avais vécu si longtemps, j’ai gagné la
sortie du palais.

*

Trois années s’étaient consumées depuis mon retour du Maghreb.
Un deuxième enfant était né ; une fille cette fois, le 12 avril 1161 de l’ère
des Latins. Nous l’avons appelée Zeynab, comme la cinquième épouse du
Prophète, paix et salut sur Lui. Une petite merveille qui, disait-on,
ressemblait trait pour trait à sa grand-mère. Mon fils, Jehad, allait vers ses
neuf ans. Et il ne se passait pas un jour sans qu’il fût pour moi motif
d’émerveillement. Je lui avais appris à lire et il lisait couramment le Coran ;
texte ardu qui n’est pourtant pas à la portée de tous. Entre lui et moi
s’étaient instaurés des rapports complices où le regard remplaçait le mot.
Une modification du timbre de la voix, une expression du visage suffisait.
Plus d’une fois il se montra capable de percevoir (et plus rapidement que sa
mère) les moments où la mélancolie me prenait le cœur. C’est-à-dire
souvent ; car l’homme qui s’interroge est voué à vivre dans la désespérance.
Il m’arrivait d’envier ceux qui naviguaient à l’abri des tempêtes. Sereins. Je
n’ai jamais connu la sérénité. Ni à vingt ans, ni dans ma vieillesse. J’avais fait
mien l’aphorisme de Lobna : « Ni le malheur ni le bonheur ne durent. Ce ne
sont que de petits morceaux de vie qui vont et viennent. »
J’ai profité de mes rares moments de loisir pour rédiger un traité de
médecine : le Livre des généralités médicales4. Un travail, me semble-t-il,
assez complet. Il contient une introduction et sept parties : sur l’anatomie,
sur la santé, sur les différentes pathologies, les diagnostics, le matériel
médical, l’hygiène et les thérapies.
J’aurais tant voulu le soumettre au jugement de celui qui fut l’un de mes
maîtres : Avenzoar. Hélas, il est mort deux ans après mon retour à Cordoue,
avant que mon traité ne soit achevé. Se sentant proche de la fin, il s’était
appliqué divers traitements que je considérais peu efficaces. Le jour où je le
lui ai fait remarquer, il m’a répondu par cette phrase étonnante venant d’un
homme de science : « Ibn Rochd, si Dieu voulait, il modifierait la complexion
de mon corps, car il ne me donne le pouvoir d’employer un médicament que
quand tel est son bon plaisir. » Et puis, j’ai très vite compris : quand
s’approche la fin, les hommes, qu’ils aient été faibles ou vaillants, penseurs
ou illettrés, sont saisis d’effroi et d’humilité et s’en remettent à leur Créateur.
En hommage à ce grand homme, j’ai indiqué dans mon traité médical que
mon livre ne pourrait mieux trouver comme complément que le Taysir
d’Avenzoar.
Dès 1162, je me suis attelé à un nouvel ouvrage, la Bidaya, un livre
consacré à des questions discutées en matière de droit. Je mettrai dix-huit
mois à le terminer.

Au cours de notre existence, il est des événements que l’on n’oublie jamais.
Notre mémoire s’en empare, les grave et, des années plus tard, nous sommes
capables de décrire le temps qu’il faisait ce jour-là, si nous étions seuls ou
accompagnés, à quelle occupation nous nous livrions et en quel endroit nous
nous trouvions.
Le 30 avril 1163 fait partie de ceux-là.
Convoqué par le gouverneur de Cordoue, j’étais bien loin d’imaginer les
répercussions que cette rencontre aurait sur mon avenir.
En entrant dans son cabinet, j’eus la surprise de constater qu’un grand
nombre de personnes m’y avaient précédé. La plupart étaient des savants
réputés avec qui j’entretenais des relations sinon amicales, du moins
courtoises. Les autres visages m’étaient inconnus, à l’exception de celui d’un
certain Al-Assi, un astrologue.
À l’instar de ses collègues, l’homme se disait capable de décrypter l’avenir
dans les astres ; pratique formellement condamnée par la religion
musulmane, autant que par la chrétienne, d’ailleurs. Alors, pour écarter toute
critique, il assurait que les configurations astrales représentaient les signes
des intentions du Créateur et il qualifiait son travail de « science des
jugements des étoiles ». De la sorte, il profitait en toute impunité de la
crédulité de ceux qui, de tout temps, ont éprouvé le besoin de connaître leur
avenir.
Je me suis toujours farouchement opposé à cette pseudo-science, et je
n’étais pas le seul. Bien avant moi, Avicenne avait publié une Réfutation de
l’astrologie, recueil dans lequel il nie formellement que les astres puissent
avoir le moindre effet sur nos destinées. Avicenne, mais aussi Ibn Maïmoun.
Dans l’une des lettres qu’il m’adressa, il déclare ceci : « Sachez bien que tous
les discours des astrologues qui prédisent ce qui adviendra sont de la pure
sottise et nullement de la science. J’ai des preuves claires, irréfutables, qui
sapent les principes sur lesquels ces discours se fondent. Jamais aucun des
savants grecs, qui furent d’authentiques savants, ne traita de cette matière,
ni n’en fit le sujet d’un quelconque traité. »
Ces critiques, je les fais miennes, bien que n’étant pas de l’avis d’Ibn
Maïmoun lorsqu’il mentionne l’existence de mécanismes qui régleraient
l’interaction entre le divin et le terrestre et déclare que les sphères célestes
seraient « mues et régies par des anges ». Quoi qu’il en soit, reconnaître des
fondements à l’astrologie, c’est admettre que notre existence serait
déterminée par le cosmos et que le sort d’un être engloberait le sort de tous
les hommes. Ce qui est totalement ridicule.
Al-Assi appartenait à ces esprits – de plus en plus rares, il est vrai – qui
persistaient à croire que la Terre était plate. « Il n’est nullement besoin
d’être mathématicien, lui ai-je expliqué un jour, pour acquérir la preuve de la
sphéricité de la Terre. Il suffit d’aller au bord d’un océan et d’observer le va-
et-vient des bateaux. Lorsqu’ils arrivent de l’horizon, c’est le mât que l’on
aperçoit en premier, puis la proue. Alors qu’à l’inverse, lorsqu’un bateau
s’éloigne, le mât disparaît en dernier. »
Il s’est mis en colère et m’a lancé : « Et c’est Allah qui vous a fait de la
Terre un tapis » ; puis : « N’avons-Nous pas fait de la Terre une couche5 ? »
Selon lui, ces versets prouvaient largement qu’il avait raison et que ceux
qui croyaient le contraire n’étaient que des mécréants. Et d’ajouter :
« Personne ne peut croire qu’il existe des lieux où les choses sont suspendues
de bas en haut. » Sans le savoir, il plagiait les déclarations d’un auteur
chrétien qui avait écrit il y a bien longtemps : « Existe-t-il quelqu’un d’assez
inepte pour croire qu’il y a des hommes dont les plantes des pieds sont au-
dessus de leurs têtes ? Que les herbes et les arbres croissent vers le bas ?
Que les pluies, la neige et la grêle tombent sur terre vers le haut6 ? »
— La paix sur toi, Ibn Rochd, s’exclama le gouverneur en me voyant sur le
seuil. Entre donc. Nous avons hâte d’entendre ton opinion sur un sujet qui
agite notre illustre cercle et qui nous contrarie.
Après m’avoir présenté, le gouverneur commença :
— Il ne t’a pas échappé que, depuis trois jours, les rues et les places de
notre ville sont désertes.
J’ai acquiescé. J’avais constaté effectivement cette étrangeté, que j’avais
imputée à ce printemps exceptionnellement froid.
— Or, poursuivit le gouverneur, Cordoue n’est pas la seule victime de cette
situation. Il en est de même à Séville, à Grenade, et dans la plupart des cités
d’Al-Andalus. Les gens se terrent chez eux et n’osent plus sortir. Il y en a
même qui ont pris la route pour fuir je ne sais où. Tout ceci, tu t’en doutes,
est très fâcheux, car le commerce et la vie publique en souffrent. Après
enquête, nous avons été informés de la raison : des astronomes de Grenade
ont prévu qu’un terrible ouragan n’allait pas tarder à s’abattre sur Al-Andalus
et amènerait de grands malheurs. Ils ont même précisé que l’événement
surviendrait très précisément dans onze jours, soit le 24. Nous voudrions
savoir si ce type de prédiction météorologique est possible ou s’il ne faut pas
y accorder foi. J’ai pensé que les esprits les plus savants de Cordoue
pouvaient me fournir la réponse.
— Excellence, mes éminents collègues ont-ils déjà donné leur avis ?
Le gouverneur adopta un air affligé.
— Oui. Et malheureusement ils sont partagés. La moitié des personnes
affirment qu’il est possible de prédire le temps par l’observation de la
nature ; les autres affirment le contraire. C’est pourquoi nous souhaitions ton
opinion.
J’ai jeté un regard circulaire, puis :
— Excellence, les anciens Grecs nous ont laissé des écrits où sont recensés
les signes annonciateurs d’un changement de temps et la description des
nuages. Ces savants, parmi lesquels Aristote, se sont livrés à l’étude d’un
certain nombre de phénomènes qui se passent dans notre ciel et qui sont
soumis à des lois moins régulières que celles des sphères supérieures où tout
semble obéir à un ordre admirable. Je rejoins donc, mais avec de grandes
réserves, ceux de mes collègues qui estiment la prédiction météorologique
possible.
— Pourquoi ces réserves, Ibn Rochd ? s’exclama l’un des savants.
— Car notre connaissance de cette science est pauvre. Si bien des
changements sont prévisibles à court terme, ils ne le sont pas dans un délai
plus long. Il me paraît impossible de prédire, onze jours par avance, et avec
certitude, l’arrivée d’un ouragan.
Un brouhaha s’éleva qui emplit la pièce.
Certains m’approuvaient, d’autres non. Finalement, une voix, plus forte que
les autres, lança :
— Ibn Rochd a tort !
Celui qui venait de parler n’était autre qu’Al-Assi.
— Je t’écoute.
Adoptant un air inspiré, il récita :
— « N’as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi avec les ’Aad et avec Iram,
la cité à la colonne remarquable, dont jamais pareille ne fut construite parmi
les villes ? »
Le gouverneur s’étonna.
— De quoi parles-tu ?
— Excellence, je viens de vous citer les versets de la sourate LXXXIX ,
L’Aube.
J’ai demandé :
— Quel rapport avec les prédictions météorologiques ?
Al-Assi se récria en se frappant la poitrine de la main droite :
— Comment ? Ne sais-tu pas que la ville d’Iram fut détruite par Allah après
que le peuple de ’Aad transgressa les lois et se mit à adorer des idoles ? Et
cela fut prédit.
Il récita derechef :
— « Et, lorsque vint Notre ordre, Nous renversâmes la cité de fond en
comble, et fîmes pleuvoir sur elle en masse des pierres d’argile succédant les
unes aux autres, portant une marque connue de ton Seigneur7. »
— Je regrette, ai-je rétorqué, mais je ne vois toujours pas le lien. Que
cherches-tu à prouver ?
Il se rejeta en arrière, choqué de constater mon incompréhension.
— Le Coran indique bien que la prédiction d’une catastrophe est
parfaitement possible, et peu importe le délai qui s’écoule entre le moment
où l’annonce est faite et celui où elle survient.
C’est alors que, perdant mon calme, j’ai signé ma perte.
— Pauvre ignorant ! Ce sont des fables ! Iram, le peuple de ’Aad… des
fables !
Cette fois, ce n’est pas un brouhaha que mes mots déclenchèrent, mais des
hurlements d’effroi.
— Des fables, répéta Al-Assi, atterré. Nierais-tu que le peuple de ’Aad ait
existé ? Et la ville d’Iram ?
— Je ne peux nier sans preuve. Je ne peux admettre sans preuve. Qu’un
peuple nommé ’Aad ait pu voir le jour et bâtir une cité, là n’est pas la
question, mais prendre au pied de la lettre les mots de la Révélation est non
seulement dangereux, mais conduit à des égarements. Une ville peut
disparaître par la faute d’un ouragan, d’un séisme, mais pas parce qu’Allah
l’a décidé. Il n’y a pas de prédictions qui tiennent ! Il n’existe pas de Dieu
sanguinaire !
Un silence comme je n’en avais jamais connu enveloppa le cabinet du
gouverneur. Un silence plein de terreur et de sidération.
Quelqu’un chuchota :
— Astaghfiru Allah al-Azim. Je demande pardon à Dieu le Magnifique.
Un autre lui fit écho.
— As-tu conscience de la gravité des propos que tu viens de tenir ?
murmura le gouverneur, les traits blêmes.
Il me parut évident que ma place n’était plus là8.
Après avoir salué l’assistance, je me suis retiré, contraint par moments de
me frayer un passage entre les visages hostiles.
1. Averroès, qui décédera en 1198, ignore qu’elle ne le sera jamais.
Commencés sous le règne du petit-fils d’Al-Mu’min, les travaux seront
abandonnés après sa mort, en 1199. Ne demeure que le minaret, appelé
improprement la « tour Hassan. »
2. Nous ne connaissons de ce livre qu’une traduction en hébreu faite au
XII e siècle par Jacob Anatoli. Ouvrage réservé aux initiés. On en conclut
qu’Averroès envisageait une réforme de l’astronomie de son époque.
3. 28 février 1160 de l’ère latine.
4. Il fut traduit en latin en 1255, sous le titre de Colliget, et en hébreu,
puis publié en 1482 et en 1560 à Venise et enseigné officiellement dans les
facultés et écoles de médecine occidentales jusqu’aux XVII e et XVIII e siècles.
5. Coran, LXXI , 19 et LXXVIII , 6.
6. Averroès parle sans doute de Lucius Caecilius Firmianus, dit Lactance.
Un rhéteur né vers 250, en Afrique romaine.
7. Sourate XI , versets 82 et 83.
8. Cette scène semble être véridique si l’on en croit Salomon Munk
(1803‑1867), un érudit qui a consacré une grande partie de sa vie à l’étude
de la littérature judéo-arabe médiévale. Elle est décrite page 424, dans son
livre Mélanges de philosophie juive et arabe, publié en 1859 aux éditions
Chez A. Franck.
20

— Allume une lampe, ordonna mon père. On n’y voit presque plus.
C’était vrai. Cela faisait un moment que la pièce s’était remplie d’ombres.
Ma mère s’exécuta en silence et, avant de s’éclipser, me proposa d’une voix
timide :
— Veux-tu que je te prépare à manger ?
— Merci, mais je ne vais pas tarder à rentrer. Sarah doit s’inquiéter.
En sortant, elle m’effleura la joue au passage en chuchotant :
— Appuie-toi sur Dieu. Tout ira bien.
Après un temps sans paroles, mon père demanda :
— Comment as-tu pu ?
C’était la seconde fois qu’il posait la question.
— Je te répondrai ceci : lorsque la bêtise ne cesse de gifler l’intelligence,
l’intelligence a le droit de se conduire bêtement. J’étais à bout. Tu aurais dû
entendre les inepties de cet astrologue ! Ce sont…
— Majnoun ! Tu es fou ! L’homme est né pour rester vivant, pas pour
appeler l’ange de la mort. Les propos que tu as tenus sont des hérésies. Oser
qualifier les versets du saint Coran de fables ?
— Non ! Ce ne sont pas les versets, mais les paroles d’un âne, que j’ai
qualifiées ainsi.
— Parce que tu crois que ceux qui les ont entendus ont fait la différence ?
Non, Ibn Rochd, tu ne peux pas continuer ainsi. Les thèses que tu professes,
l’adulation que tu portes aux anciens Grecs, scandalisent ! Cette théorie sur
la pensée séparée de l’être, sur la négation de la résurrection, comment
peux-tu imaginer un seul instant qu’elle ne heurte pas les croyants ? Je t’ai
écouté durant toutes ces années. Je t’ai lu. Je me suis tu. Je ne peux plus à
présent.
Il récupéra son chapelet, en fit rouler nerveusement les grains, avant de
laisser tomber à voix basse :
— Je ne veux pas te perdre.
Ma mère réapparut avec un plateau et deux verres de thé fumant qu’elle
déposa furtivement sur une table. Puis elle repartit.
— Je suis extrêmement surpris, reprit mon père, que le gouverneur ne t’ait
pas fait arrêter sur-le-champ et encore plus surpris que ces gens n’aient pas
cherché à te lyncher.
— Ils savent, comme tout le monde ici, que le calife m’a accueilli à Ribat al-
Fath, et qu’il me tient en haute estime. Peut-être ont-ils craint de le
contrarier ?
— Ce n’est pas impossible. Mais combien de temps durera leur crainte ?
Il prit l’un des verres et but une gorgée.
J’ai proposé :
— Je vais écrire au calife et lui réclamer son soutien.
Mon père exhala un soupir.
— Tu es un homme brillant, un juriste émérite, un philosophe
incomparable, mais lorsqu’il s’agit des réalités de la vie, tu ne sais plus
penser. Lorsque ta lettre parviendra à Al-Mu’min, tu seras déjà un homme
mort. Non. Écoute-moi. J’ai appris ce matin que Youssouf1, le fils du calife,
avait été nommé gouverneur de Séville. Il s’y trouve à l’heure où nous
parlons. Je ne doute pas que son père ait dû lui parler de toi. Lui seul, s’il le
souhaite, pourrait agir. Si j’ai un conseil à te donner, va sans tarder à sa
rencontre.
J’ai saisi à mon tour un verre et je l’ai reposé aussitôt. Mon corps se
refusait à ingérer quoi que ce soit.
— Me recevra-t-il ? N’entre pas qui veut à l’Alcazar.
— Tu sembles oublier qui tu es. Énoncer ton nom suffira.
— Très bien. Je suivrai ton conseil. Néanmoins, je…
Un cri venait de retentir, un cri glaçant, suivi d’un bruit de chute.
J’ai bondi le premier et foncé vers la chambre de ma mère.
Arrivé sur le seuil, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Ma mère était
allongée par terre, un rictus tiraillait ses lèvres. Je me suis agenouillé,
essayant de maîtriser le tremblement de mes mains. Le pouls était
impalpable. Pourtant elle respirait.
— Que lui arrive-t-il ? hurla mon père.
— Je… je ne sais pas… je…
— N’es-tu pas médecin ?
Étais-je médecin ? Tout mon savoir s’embrouillait dans ma tête. Et la voix
d’Abubacer et celle d’Avenzoar, et les pages de Galien. Qui étais-je ? Un fils
qui voit mourir sa mère et qui n’a plus que les mots.
J’ai posé mon oreille sur ses lèvres en quête d’un souffle. J’ai recueilli le
dernier. Celui qu’exhale la mort.
— Alors ? gémit mon père. Tu vas la sauver, n’est-ce pas ?
J’ai fermé les paupières de ma mère et je me suis redressé. J’ai pris mon
père dans mes bras. Mes yeux étaient secs. Pas une larme. J’ai seulement
murmuré :
— Qu’Allah t’accorde les années qu’il lui restait à vivre.

*

Je crois n’avoir jamais vu un ciel aussi bleu sur Cordoue.
Une foule nombreuse était réunie autour de la tombe ; essentiellement des
amis de mon père. Un bref instant, je me suis revu en train de traverser ce
même cimetière entre les amoureux et les diseuses de bonne aventure, alors
que je me rendais pour la première fois chez Lobna. Lobna qui reposait à
quelques pas d’ici. Huit ans, déjà.
La veille, comme il se doit, mes deux sœurs, Mariam et Malika, et l’épouse
de mon frère avaient lavé la dépouille, enduit les cheveux de henné, rasé le
pubis et les aisselles, puis l’avait enveloppée de cinq draps ainsi que l’exige
la coutume. J’avais insisté pour que ne soit pas interdit à ces femmes l’accès
au cimetière ; leur présence étant en principe déconseillée par la loi de
crainte d’assister à des lamentations excessives : « N’est pas des nôtres celui
qui se frappe les joues, déchire ses vêtements et appelle sur lui-même
le malheur. »
L’imam venait de s’avancer devant le cercueil.
Après avoir récité les quatre incantations, il conclut :
— « C’est de la terre que Nous vous avons créée, et en elle Nous vous
retournerons, et d’elle Nous vous ferons sortir une fois encore. »
Lentement, avec l’aide de Djibril mon frère et de deux cousins, nous avons
soulevé le corps et déposé délicatement celui-ci à même la terre ; visage
tourné vers La Mecque.
Chacune des personnes présentes prit alors trois poignées de terre et les
jeta dans la tombe.
Tout était fini.
Nous sommes sortis à pas lents du cimetière. Le ciel était toujours bleu. Un
bleu indécent devant tant de tristesse. Mon père, soutenu par mon frère et
moi, vacillait à chaque pas. Il venait d’abandonner à la poussière trente-sept
ans de vie commune et le seul amour qu’il eût jamais connu. Malgré ses
protestations, nous sommes convenus avec Mariam, veuve depuis trois ans,
qu’il irait dorénavant habiter chez elle. Livré à lui-même, à soixante-sept ans,
après une telle perte, il ne faisait pas de doute que sans cela il se laisserait
mourir.
Le soir, Sarah et moi avons accueilli le cortège des personnes venues
présenter leurs condoléances. Leur grand nombre s’expliquait par la
notoriété dont jouissait mon père.
Le lendemain, dès l’aube, après une nuit sans sommeil, je suis parti pour
Séville.
Tout au long du parcours, le visage de ma mère ne m’a pas quitté. Je la
voyais partout. Entre les palmiers et les hibiscus, incrustée dans le souffle
chaud des figuiers de Barbarie.

Cinq jours plus tard, j’arrivai en vue de Séville. La ville, presque circulaire,
était située dans une vaste plaine, gorgée de vignobles et d’oliviers. J’ai vu
aussi des champs de blé et des moulins. La Grande Rivière coulait en
direction de l’ouest. Je passai sous l’aqueduc et parvins au pied des murailles
en tabya, mélange d’argile, de sable et de chaux, jalonnées de centaines de
tours et percées de portes. J’empruntai l’une d’elles et entrai dans la cité.
Séville avait la réputation d’être la ville des contrastes, celle de la misère la
plus criante et des fortunes insolentes. Une réputation confirmée au fur et à
mesure que je progressais vers l’Alcazar : je n’ai jamais croisé autant
d’enfants livrés à eux-mêmes et de mendiants. Jamais autant de magnifiques
demeures.
Comme je l’avais fait lors de mon arrivée à Ribat al-Fath, une fois devant
l’entrée de l’Alcazar, j’ai décliné mon identité. La sentinelle ne parut pas
impressionnée et me dévisagea au contraire d’un air soupçonneux. J’ai pensé
à mon père avec tendresse. Comme tous les pères, il me voyait plus
important que je n’étais, ou n’avait pas imaginé que les gardes ne lisent pas
Aristote ni les traités de médecine et encore moins les livres de
jurisprudence.
— As-tu un sauf-conduit ?
— Prévenez le gouverneur. Mon nom suffira.
— C’est que…
J’ai menti.
— Je porte un message urgent de son père.
— Le calife ?
J’ai fait oui de la tête.
À voir son expression confuse, je me suis dit qu’une affreuse bataille devait
se livrer dans la tête du pauvre homme. En toute logique, il aurait dû me
renvoyer sans discussion, mais c’eût été prendre le risque de voir s’abattre
sur lui toutes les malédictions du ciel. Finalement, il m’autorisa à entrer.
De l’extérieur, les murailles m’avaient présenté l’aspect sévère d’une
forteresse, et l’on ne pouvait soupçonner qu’elles cachaient tant de
splendeurs. En d’autres temps, j’aurais dû m’extasier, mais je n’en avais ni le
cœur ni l’esprit. Aussi, c’est dans l’indifférence totale que j’ai longé la
centaine de colonnes, le patio, les chambres aux plafonds précieux, ornés de
stuc, et toutes les merveilles que je croisais.
Un second garde m’intercepta alors que j’arrivais au pied d’un escalier de
marbre. Mon nom ne lui fit pas plus d’effet qu’à son collègue. J’ai réitéré mon
mensonge. Il bougea la tête de droite à gauche et, soudain, en un éclair, je
me suis vu entouré par une dizaine de Berbères, sabre à la ceinture.
Le garde échangea quelques mots avec l’un des hommes, le plus âgé, qui
paraissait être le chef. Ce dernier marcha vers moi, me toisa et dit :
— Tu es Ibn Rochd ?
— Je suis bien Ibn Rochd.
— Le fils d’Abu al-Qasim ?
— Le fils d’Abu al-Qasim
— Le petit-fils du grand Abou al-Walid ?
J’ai une fois de plus répondu par l’affirmative.
Alors l’homme me salua en mettant la main sur son cœur.
— La paix soit sur toi. Tu es le bienvenu.
Mon père, finalement, n’avait pas eu totalement tort.
— Je dois voir le seigneur Youssouf. Il s’agit d’une affaire urgente.
— Je comprends. Mais je n’ai malheureusement pas le pouvoir de décider.
Je vais t’accompagner auprès de son secrétaire.

Youssouf avait ordonné que je le retrouve au hammam. Lorsque je l’ai
rejoint, il venait de sortir de la chambre chaude et se reposait dans la salle de
départ. Je me suis assis en face de lui, une serviette nouée autour de la taille.
Allongé sur une banquette, yeux mi-clos, il semblait vivre pleinement cet
instant de volupté où le corps, dans une torpeur humide, ne s’appartient plus.
Il était tout jeune, entre vingt-cinq et vingt-huit ans. Assez svelte, il avait le
visage allongé, un nez busqué qui surplombait une bouche aux lèvres
charnues, d’où s’amorçait la courbe d’un menton effilé. Partageait-il la même
vision politique qu’Al-Mu’min, les mêmes rêves d’expansion ? Le même
intérêt pour les sciences et la même tolérance pour les philosophes ? Mon
avenir dépendrait de ses réponses.
Brusquement, il s’est relevé et il a frappé dans ses mains.
— Des boissons fraîches ! a-t-il commandé à l’un des porteurs d’éventail.
Puis, il me fixa.
— Ibn Rochd, sais-tu combien mon père t’admire ?
— J’accueille cela comme un grand honneur.
— Mon père, mais aussi ton ami et maître Abubacer. J’ai eu l’occasion de
faire appel à ses soins l’an passé, alors que je rendais visite au gouverneur de
Ceuta.
J’ai senti une émotion m’envahir. C’était la seconde fois que, sans le savoir,
Abubacer jouait un rôle protecteur.
Le prince ajouta :
— C’est un grand personnage, Abubacer. As-tu lu Le Vivant Fils de
l’Éveillé ?
— Bien sûr. Une œuvre majeure. Éternelle.
Youssouf ôta sa serviette pour essuyer la sueur qui perlait à son front et la
reposa sur son intimité.
— Est-il concevable qu’un enfant livré à lui-même sur une île puisse
acquérir le savoir, alors qu’au départ il est ignorant de tout, sans bagage,
sans mémoire ?
Venu réclamer de l’aide auprès d’un prince, voilà que je me retrouvais
soudain dans un lieu insolite en train de débattre d’un livre initiatique.
— Vous avez certainement pu observer que ce conte, car c’est avant tout un
conte, est divisé en sept parties, qui s’étendent sur une durée de quarante-
neuf ans. Sept fois sept. Il faut comprendre que chacune de ces étapes
correspond à un cheminement : celui de l’intelligence et celui de l’âme.
— C’est donc une sorte de parcours initiatique.
— Absolument. De sa naissance à l’âge de sept ans, Vivant découvre
l’affection des êtres qui lui ressemblent : les animaux. De sept à quatorze
ans, il explore un monde plus vaste, acquiert et développe le sens de
l’observation et de l’intuition, jusqu’au moment où il est confronté à la mort
de l’être le plus cher – la mort de la « mère-gazelle ». Entre quatorze et vingt
et un ans, il aborde le temps de l’invention. Il utilise des instruments pour
construire, produire. Ce n’est qu’à l’ultime étape qu’il accède à la méditation
métaphysique, qu’il s’interroge sur l’homme et sur l’âme, et découvre une
pratique religieuse exempte de toute révélation externe, jusqu’à atteindre
l’extase. Ce moment que je qualifierais de rencontre avec l’absolu.
— Intéressant, a reconnu Youssouf. Un livre qui soulève de nombreuses
questions.
— Dont l’une est fondamentale.
— Laquelle ?
J’ai essuyé à mon tour la sueur de mon visage. Était-elle due à la peur ou à
la chaleur ? Je n’aurais pu le dire avec exactitude.
J’ai répondu :
— La religion révélée, dans son interprétation littérale, peut-elle tolérer la
sagesse naturelle d’un esprit libre ?
Le prince a hoché la tête à plusieurs reprises.
— Oui. Cette interrogation ne m’a pas échappé. Comment y répondrais-tu ?
Je n’osais répondre. Je pressentais que, selon la réponse que je fournirais,
mon sort serait scellé.
Contre toute attente, il a pris les devants.
— Je pense qu’un esprit libre doit le rester. Mais ai-je besoin de le
préciser ? Une liberté sans limites s’appelle l’anarchie.
Il s’est tu et m’a scruté, l’air grave.
— Les nouvelles vont vite, Ibn Rochd.
Comme j’allais me défendre, il me stoppa d’un geste de la main.
— Inutile. Pas besoin de te disculper. Mon jugement a déjà été prononcé.
Il grommela en quittant la banquette :
— Je n’aime pas les astrologues.
C’est à ce moment que la porte s’est ouverte et qu’un homme, haletant,
échevelé, est tombé à genoux en s’écriant :
— Seigneur ! Notre calife, votre père, est mort !
1. Averroès cite son nom au complet : Abou Yacoub Youssouf.
21

Plus d’un siècle après la mort d’Averroès.


Florence, 1299.

Le soleil flamboyait au-dessus des collines du Belvédère et du
Bellosguardo. La cloche du campanile sonna quatorze coups. Un rai de
lumière s’infiltra par les persiennes entrebâillées et se posa délicatement sur
le nez du signor Dante Alighieri. Un nez fort allongé. Le Florentin but une
rasade de vin et, fixant d’un œil éteint son très cher ami, le poète Guido
Cavalcanti, poussa une sorte de gémissement.
— Que se passe-t-il ? se récria Guido. Ne me dis pas que tu penses encore à
elle !
— Pourquoi n’y penserais-je plus ?
— Parce que ta Béatrice est morte. Morte depuis bientôt dix ans, qu’aucune
peine d’amour ne dure aussi longtemps et que, depuis, tu as eu quarante-
deux chapitres et trente-cinq poèmes pour l’exprimer. Qu’est-ce que cela eût
été si tu avais couché avec cette damoiselle ! À quoi j’ajouterai que tu es
marié et que tu as quatre enfants.
Dante leva son index.
— Attention, Guido ! Tu es mon ami le plus proche, mais je t’interdis de
parler ainsi de Béatrice. Elle fut sacrée et le demeure.
Guido récita, yeux levés au plafond :
— « Elle m’apparut revêtue d’une très noble couleur, humble et honnête,
rouge sang, ceinte et ornée comme il convenait à son très jeune âge. À ce
moment, je dis en vérité que l’esprit de la vie, qui demeure en la chambre la
plus secrète du cœur, commença à trembler si fort, qu’il se manifesta
horriblement… »
— Arrête, je te prie !
— J’arrête. Et pour te consoler, je te dirai que ta Vita nuova est un pur chef-
d’œuvre. Là-haut, parmi les anges, Béatrice peut être comblée. Aucun
homme n’aura payé pareil tribut à une femme.
Dante quitta le divan où il était allongé et alla vers sa table de travail. Il
prit un épais manuscrit et se tourna vers son ami.
— J’aimerais te lire quelque chose, si tu veux bien.
— Avec plaisir.
— Ce sera long, et sache que je l’ai rédigé en toscan.
— Tu es fou, ma parole ! En toscan1 ?
— Parfaitement. Cessons d’écrire pour une élite de lettrés, écrivons pour le
peuple, c’est-à-dire la majorité des gens de ce pays. J’hésite encore sur le
titre. Que penses-tu de La Comédie ?
— C’est un peu vague. Quel est le thème ?
— Disons qu’il s’agit d’une composition à la fois lyrique et ésotérique. Le
héros a déçu la femme qu’il aimait éperdument. Elle est morte avant qu’il
n’ait pu la reconquérir. Son seul espoir d’obtenir son pardon est de rejoindre
son âme au Paradis. Il entame donc un voyage imaginaire au travers du
monde des morts. Guidé d’abord par Virgile, qui représente sa raison, puis
par une jeune fille, le héros passe de l’Enfer au Purgatoire, puis au Paradis.
Tout au long de ce périple, il rencontrera de nombreux personnages qui
figurent les vices et les vertus. Le bien et le mal. Les hérétiques et les
croyants. Alors ? Qu’en penses-tu ?
Guido se versa une coupe de vin.
— J’imagine que le héros, c’est toi, et que la jeune fille, c’est…
— Béatrice. Exact. Tu y vois un inconvénient ?
Il y avait comme une menace dans la voix.
Guido s’empressa de répondre par la négative.
— Aucun, aucun. Je t’écoute.
Dante regagna le divan qu’il venait d’abandonner, s’installa
confortablement et commença sa lecture.
Une heure plus tard, Guido se leva pour ouvrir les persiennes tout en
encourageant son ami à poursuivre.
— Dis-moi au moins quelque chose ! se lamenta Dante.
— C’est bien. Très bien. Continue.
— Tu n’as pas l’air très séduit.
— Tu ne changeras jamais ! Toujours aussi susceptible, inquiet, torturé.
Poursuis, te dis-je !
Dante fit une moue agacée et reprit :
— « Là je vis Socrate et Platon, qui se tiennent plus près de lui que les
autres ;
« Démocrite, qui soumet l’univers au hasard ; Diogène, Anaxagore et
Thalès ; Empédocle, Héraclite et Zénon.
« Et je vis celui qui si bien décrivit les vertus des plantes, je veux dire
Dioscoride. Je vis Orphée, Tullius et Livius, et Sénèque le philosophe moral ;
« Euclide le géomètre, Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Galien, et Averroès
l’auteur du Commentaire.
« Je ne saurais les nommer tous, car tellement me presse mon long sujet,
que maintes fois le dire reste en arrière des choses. » …Alors ?
Guido pouffa.
— On se croirait à la cour de Frédéric II.
— N’ironise pas ! J’ai profondément admiré et vénéré l’empereur. J’ai vu en
lui le modèle du souverain et du juge, du savant et du poète, le prince
parfait !
— D’accord. Revenons à ton poème…
— Non ! À mon chef-d’œuvre !
— Si j’ai bien compris ton explication, il sera divisé en trois parties. L’Enfer,
le Purgatoire et le Paradis.
— Tu simplifies. Trois parties de trente-trois chants chacune, plus un, en
introduction, le tout jouant avec la valeur mystique des nombres trois et cent.
L’ensemble s’achève par la découverte de Dieu hors du temps et de l’espace.
Ce que je viens de te lire ne représente que quelques vers de l’Enfer, le
Chant IV.
Guido saisit le manuscrit de la main de son ami et le parcourut fébrilement.
— Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Galien… Averroès ? Tu les as tous
voués à la damnation ?
— Oui et non. Je les ai placés dans les Limbes. Là où séjournent ceux qui
sont morts sans avoir commis de péché mortel, mais n’ont toujours pas été
libérés du péché originel par le baptême. Ce sont les « bons païens ».
— Sei proprio matto ! Tu es réellement fou ! Tu as jeté de tels géants de la
pensée aux portes de l’Enfer ?
Guido Cavalcanti pointa son index sur un passage.
— « Et cet autre, plus loin, dont les flancs sont si grêles, est Michael Scot,
quelqu’un qui semble avoir connu vraiment les jeux trompeurs de la
sorcellerie… »
Il s’arrêta net.
— Michael Scot ? Tu l’as rangé lui aussi parmi les trompeurs et condamné
aux Enfers ?
Les prunelles de Dante s’embrumèrent de colère.
— Sais-tu qui est Michael Scot ?
— Évidemment, le traducteur d’Averroès.
— Si seulement il ne fut que cela ! Il a appartenu à ces faux prophètes de
l’avenir ! Un maître en sorcelleries ! Un faux astrologue.
— Tu fais erreur. Il savait lire l’avenir et l’a prouvé.
Dante répéta, incrédule :
— Il l’a prouvé ?
— Absolument. Il ne sortait jamais de chez lui sans protéger son crâne d’un
chaperon de fer parce qu’il avait prédit qu’il serait tué par la chute d’une
pierre. Et c’est bien ainsi qu’il est mort, un jour qu’il accompagnait
l’empereur en Germanie2.
— Et qu’avait-il fait de son chaperon ?
— Oublié à Palerme. Tu vois bien que Scot ne peut finir en Enfer et encore
moins Averroès ou Aristote !
Dante récupéra son manuscrit d’un geste rageur.
— L’histoire jugera si j’ai tort ou raison !
1. C’est à la suite de cette œuvre colossale que le parler toscan deviendra
la langue nationale italienne.
2. En 1235.
22

Sarah contemplait avec un sourire d’enfant le bracelet que je venais de lui


offrir. Pourtant, elle n’était plus une enfant ; elle fêtait ses trente ans. Elle
avait incroyablement mûri. Son corps s’était métamorphosé, ses hanches
s’étaient arrondies, sa maturité était celle d’une femme de quarante. Quand
nous faisions l’amour, c’était elle désormais qui manifestait ses exigences.
Un peu en retrait, ma fille Zeynab sur mes genoux, j’observais les membres
de ma famille réunie.
Je trouvais à Malika, ma sœur aînée, de plus en plus de ressemblance avec
notre mère, à moins que ce ne fût un peu de l’âme de la défunte qui s’était
glissé en elle. Quelques années auparavant, je lui avais présenté son futur
mari après avoir jugé l’homme sérieux et probe. Il possédait l’une des plus
importantes fabriques de papier d’Al-Andalus, où j’avais pour habitude de me
fournir. Un papier supérieur à celui importé de Syrie ou même de
Samarkand.
Depuis la perte de son époux, Mariam, qui avait deux ans de moins que
Malika, ne s’était jamais remariée. Elle se consacrait à l’éducation de son fils
unique et prenait soin de mon père, qui avait emménagé sous son toit.
Quant à Djibril, mon frère, il avait épousé une chrétienne dont la famille
s’était arabisée plus d’un siècle auparavant. À l’arrivée des Almohades, il
existait un nombre non négligeable de chrétiens en Al-Andalus. Mais, assez
rapidement, leur statut de dhimmis, de protégés, avait été mis en péril par
l’intransigeance des nouveaux conquérants.
Un jour, une fatwa, aussi stupide que méprisable, décréta la destruction de
toutes les églises. De nombreux chrétiens furent obligés de fuir vers le nord,
et ceux qui décidèrent de rester se sont arabisés tout en demeurant fidèles à
leur foi. Ils conservèrent le latin comme langue liturgique, mais l’arabe
devint leur langue de culture et de communication. Ils adoptèrent des noms
arabes, nos vêtements et notre mode de vie. Ils ne mangeaient plus de viande
de porc et évitaient de décorer leurs églises avec des images ou des
sculptures, qui sont des signes d’idolâtrie. Bientôt, on les surnomma les
mozarabes. Les « arabisés ». Ils pratiquaient librement leur culte, sans
pouvoir cependant faire de processions publiques ni sonner les cloches de
leurs églises en dehors du dimanche.
Rien n’obligeait Marwa (c’était le nom de la femme de Djibril) à se
convertir à l’islam. À aucun moment, mon frère ne lui avait imposé ce
préalable pour s’unir à elle. En aucun cas, le Coran ne s’oppose au mariage
d’un musulman avec une femme appartenant à la communauté de ceux qui
ont reçu le Livre avant nous.
Pourquoi l’a-t-elle décidé ? Je n’ai pas cherché à le savoir. Peut-être par
conviction ? Ou pour mieux faire corps avec notre famille. Peu importe. Je l’ai
toujours considérée comme une enfant du Livre, sans distinction, tel qu’il est
prescrit : « Dites : Nous croyons en Allah et en ce qu’on nous a révélé, et en
ce qu’on a fait descendre vers Abraham et Ismaël et Isaac et Jacob et les
Tribus, et en ce qui a été donné à Moïse et à Jésus, et en ce qui a été donné
aux prophètes, venant de leur Seigneur : nous ne faisons aucune distinction
entre eux. Et à Lui nous sommes Soumis1. »
— Je suis satisfait de toi, mon fils, dit soudain mon père. J’ai l’impression
que tu as choisi enfin la voie de la raison.
Je voyais bien à quoi il faisait allusion. Je n’ai pas commenté.
— Quelle voie de la raison ? questionna Djibril.
— Ton frère vient de finir d’écrire un traité à la gloire des Almohades et…
Je l’ai interrompu.
— Pardonne-moi. Tu fais erreur. C’est un ouvrage qui se réfère à l’État
suprême instauré par Ibn Tûmart2. Il n’est pas question d’une apologie.
— Mettons que, à l’instar de toute personne qui a compris qu’elle devait se
soumettre au nouvel ordre, tu as poussé le zèle jusqu’à en faire une
explication en forme.
Je voulus réagir, mais mon père poursuivit :
— Oublierais-tu que je t’ai enseigné la jurisprudence ? Il ne m’a pas
échappé que dans ton Commentaire de la République de Platon, tu fustiges
les califes almoravides ainsi que leurs partisans, pour exalter le régime qui
les a remplacés. Tu magnifies « ce pouvoir vainqueur » pour avoir libéré les
musulmans de tous les fauteurs de troubles intellectuels et spirituels, et pour
avoir ainsi laissé le champ libre, je te cite, « à cette classe de personnes qui
s’est engagée dans la voie de l’examen rationnel et aspire à connaître la
vérité ». Sache que je ne te le reproche pas. J’adhère, au contraire. Nous ne
cherchons pas les ennuis, n’est-ce pas ?
Djibril ironisa :
— Serait-ce ta rencontre à Séville il y a trois ans avec celui qui n’était
encore que gouverneur qui a modifié ta vision à l’égard du pouvoir actuel ?
Une façon de le remercier pour la protection qu’il t’a accordée ?
Mon père fit observer :
— Peu importe, mon fils peut se vanter aujourd’hui d’être le protégé d’un
calife.
— Un calife qui n’a adouci en rien ce régime, continua Djibril. Il est aussi
dirigiste que totalitaire. Totalitaire puisqu’il impose à tous, hommes libres ou
esclaves, d’adhérer à une pensée spécifique. Et dirigiste, puisque, après avoir
passé commande d’ouvrages aux lettrés, des lettrés tels que toi, mon frère, il
en fait surveiller la rédaction par une administration placée sous sa tutelle.
Une politique qui porte un nom : censure.
Comme je me taisais, Djibril m’apostropha :
— Alors ? Pas de commentaires ?
Jehad leva un doigt timide.
— Puis-je dire quelque chose ?
Les regards se sont tournés vers lui.
— Si nous sommes obligés de porter un vêtement que nous détestons, nous
pouvons soit le refuser, et connaître beaucoup de souffrances, soit l’accepter.
Mon père a choisi d’accepter, parce qu’il sait que son cœur, lui, n’a rien
accepté.
J’ai dévisagé Jehad, interloqué. J’avais toujours pressenti chez lui une
grande maturité. Je ne me doutais pas à quel point.

*

Oui, je ne peux, ni ne veux, nier la vérité. Ainsi que je l’ai reconnu plus en
amont dans ces Mémoires, j’ai essayé autant que possible d’éviter
l’affrontement. Je me refusais d’être contraint à l’exil comme Ibn Maïmoun.
Oui, j’ai baisé la main des Almohades. Cependant, là où mon fils se trompait :
je n’ai pas échappé à la souffrance.

J’ai posé mon calame, surpris par la montée de l’aube. Sans m’en rendre
compte, j’avais écrit toute la nuit, sans me relire, sans une rature. C’est que
le temps me manque. Dans sa dernière lettre, Jehad m’annonçait qu’il
arriverait demain. Le revoir sera étrange après une si longue séparation et
j’ai peine à croire que l’enfant est devenu un homme de quarante-deux ans. Il
a marché dans mon sillage et s’est consacré à la jurisprudence. Je suis fier de
lui. La précocité dont il témoignait tout jeune n’a fait que se confirmer. Il
excelle. Il a lu tous mes ouvrages et pourtant je suis conscient de leur grande
complexité ; tout particulièrement mes commentaires du Traité de l’âme.
Maintenant, alors que tout est consommé, une question terrifiante
m’assaille : et si je m’étais trompé ? Et si j’avais mal interprété le texte
original ? Je n’ai jamais eu entre les mains qu’une traduction du grec à
l’arabe du livre d’Aristote. Une seule, signée d’un chrétien du nom de Ibn
Ishaq. J’ai cherché à savoir qui fut cet homme. J’ai interrogé les sages, les
traducteurs, des chrétiens, des juifs. Il semble que Ibn Ishaq soit né il y a
trois siècles sur les bords de l’Euphrate, et qu’il aurait appartenu à une
étrange secte qui affirme que deux personnes, l’une divine, l’autre humaine,
coexistent en Jésus3. Des propos qui m’échappent, puisque Jésus ne fut qu’un
prophète parmi les prophètes et ne pouvait en aucun cas posséder
d’apparence divine. C’est au cours d’un voyage à Byzance que Ibn Ishaq
aurait appris la langue grecque ; sa langue natale ayant été le syriaque, un
dialecte dérivé de l’araméen. De Byzance, il se serait rendu à Bagdad, où il
aurait fait partie d’une « maison de la sagesse », l’un de ces centres d’études
et de traduction ouverts aux savants sous le règne du calife Al-M’amun.
J’ignore dans quelles circonstances Ibn Ishaq a acquis le surnom de
« maître des traducteurs ».
Pour toutes ces raisons, depuis quelques jours, un étau me serre la gorge :
et si la traduction du Traité de l’âme n’était pas sûre ? Ibn Ishaq a-t-il lui-
même traduit l’ouvrage ? Ou faut-il attribuer ce travail à son fils ou à son
neveu, car je sais qu’ils se partageaient les tâches en famille et qu’ils avaient
même créé un négoce très lucratif, se faisant rémunérer pour chaque
manuscrit traduit ? Son fils et son neveu maîtrisaient-ils suffisamment le
grec ? Ou s’étaient-ils contentés de traduire Aristote en syriaque, avant de
confier le résultat de leur travail à leur maître, qui, ensuite, a traduit l’œuvre
en arabe ? Dans ce cas, quelle déperdition !
La traduction d’une simple lettre est déjà en soi semée d’embûches ; que
dire alors de textes aussi escarpés que le Traité de l’âme ? Quel que soit celui
qui l’a traduit, possédait-il suffisamment de connaissances en philosophie ?
Comment a-t-il déchiffré des passages tels que : « Puisque le corps est de
telle façon particulière, et que, par exemple, il a la vie, le corps ne saurait
être âme ; car le corps n’est pas une des choses qui puissent être attribuées à
un sujet, il remplit plutôt lui-même le rôle de sujet et de matière. »
À quoi sert de me tourmenter puisque tout est consommé ? Je peux
seulement invoquer le Créateur des mondes et espérer que jamais personne
ne traduira mes Commentaires. Le passage de l’arabe au latin ne pourra que
déformer ma pensée ou, pire encore, la trahir.

Mon troisième enfant est né à l’aube du 30 octobre 1168 des Latins. Une
seconde fille, prénommée Salma, comme sa grand-mère défunte.
Malheureusement, elle nous a quittés trois mois après sa naissance. Un
matin, nous l’avons découverte morte dans son berceau. Mon épouse a dit :
« Dieu l’a voulu. » J’ai répondu : « Non, Sarah, c’est la maladie qui a gagné. »
Elle a insisté : « Notre enfant est auprès du Tout-Puissant désormais. »
De par son éducation, peut-être aussi par conviction, Sarah n’a jamais
voulu partager mes idées, qu’elle jugeait offensantes. Et je voyais bien que
mes explications la bouleversaient au point de la faire pleurer. Alors, j’ai
adopté la recommandation d’Hippocrate : « Si le mensonge est utile au
patient à la manière d’un médicament, mentir devient nécessaire. »

J’étais très préoccupé par la situation politique qui régnait en Andalus.
Nous avions appris que, sentant sa fin proche, Al-Mu’min avait convoqué les
cheikhs almohades qui l’accompagnaient. Il leur avait expliqué que, après
avoir mis à l’épreuve son fils aîné, il l’avait jugé inapte à exercer le pouvoir. Il
leur ordonnait donc de prendre pour chef le cadet, Youssouf. Les cheikhs
acceptèrent. Mais, au lendemain de la mort de son père, le jeune homme
s’était trouvé confronté à un groupe d’opposants et il avait dû batailler pour
s’imposer.
En cette année 1168, il n’était pas au bout de ses peines. Depuis quelque
temps, un ancien officier de l’armée almoravide avait pris la tête d’une
rébellion et, après avoir déclaré allégeance au califat de Bagdad, il s’était
imposé à Murcie, où il avait établi la capitale d’un nouvel émirat. Cet homme
s’appelait Mardanîsh. Il appartenait à une famille de muwalladine. Le plus
préoccupant, c’était l’alliance que cet individu avait nouée avec les rois
chrétiens. Il recrutait même des soldats dans leurs rangs. Récemment, il
avait entrepris d’audacieuses expéditions en Andalus et réussi à s’emparer de
plusieurs villes. Cordoue et Séville étaient menacées. Curieusement, on vit
des juristes, des savants, ou tout simplement des hommes et des femmes,
lassés de l’insécurité qui sévissait dans certaines régions, aller se réfugier
dans les villes conquises, préférant vivre sous la coupe de Mardanîsh plutôt
que sous le régime almohade. Attitude incompréhensible, lorsque l’on sait
que non seulement Mardanîsh est irréligieux, mais qu’il opprime ses sujets
en leur imposant des contributions extrêmement élevées. Personnellement, je
n’ai jamais imaginé suivre mes coreligionnaires. Je n’éprouve que mépris
pour ce « roi loup », réputé pour son extrême cruauté et pour les orgies
auxquelles il se livre en compagnie des chefs de ses mercenaires chrétiens.

Nous vivions dans un monde de plus en plus instable où régnait la division
parmi les Arabes et les Berbères, alors que, parallèlement, les rois chrétiens
unissaient insensiblement leurs forces pour reconquérir les territoires que
nous occupions depuis bientôt cinq siècles. Selon toute logique, si nos
princes persistaient dans leur attitude stupide, un jour viendrait où nous
serions boutés hors de la Péninsule et Al-Andalus n’aurait été qu’un rendez-
vous manqué. Je n’osais y croire.

*

Je venais de prendre place au milieu de mes étudiants, au cœur de la
madrasa de la Grande Mosquée. Jamais je n’avais compté autant de monde.
Combien étaient-ils ? Plus de trente certainement. Mais je n’avais d’yeux que
pour Jehad, mon fils, assis au premier rang. Quelques jours plus tôt, il avait
fêté ses quinze ans ; et moi j’étais à l’orée de ma quarante-troisième année.
En observant cette assemblée, je ne pouvais manquer de m’étonner en
constatant à quel point, en quelques années, ma renommée s’était répandue
à travers Al-Andalus. Mais je n’étais pas dupe. Au grand jour, on me saluait,
on me louait, on vantait mes qualités, ma science, ma sagesse, alors que dans
la pénombre des alcôves, dans les cours de certains juristes ou celles de
prétendus théologiens, on souhaitait que je ne sois jamais venu au monde. Je
crois pourtant avoir fait preuve jusque-là d’une grande prudence. J’ai évité
les réponses qui heurtent, évité aussi de confier aux copistes certains de mes
écrits, tels que mes deux traités sur « l’intellect séparé de l’homme » et un
livre sur « la folie qu’il y a à douter des arguments des philosophes touchant
l’existence de la matière première ». Lorsque je ne craindrai plus pour ma
famille, je les livrerai au public.

J’ai dû écrire à ce jour quinze ouvrages philosophiques ; autant sur la
médecine ; quatre recueils de théologie ; une dizaine sur la jurisprudence ;
quatre en astronomie ; deux sur la grammaire4. Mais ils ne représentent
qu’une infime partie des thèmes que je souhaite aborder, si ma santé me le
permet. Car, depuis quelques mois, je sens bien que je ne suis plus l’homme
de ma jeunesse. Je souffre des os, et chaque mouvement déclenche en moi
d’intenses douleurs. Il semble qu’il s’agisse d’Arthritis, une maladie qui
survient lors des changements de saison, lorsque le corps passe de l’hiver à
l’été ; au moment où la pituite, l’une des quatre humeurs, prend le pas sur
toutes les autres5. Ce qui m’inquiète, c’est sa précocité. Je ne l’ai
diagnostiquée que chez les vieillards.
— Maître, puis-je vous poser une question ?
Plongé dans mes pensées, j’avais oublié la présence des étudiants.
— Oui. Je t’écoute.
— Est-il vrai que vous auriez déclaré un jour, en parlant d’Aristote, qu’il est
plus digne d’être qualifié de divin, plutôt que d’humain ?
— C’est exact. Parce que cet homme fut une règle dans la nature, un
modèle que la nature elle-même a inventé pour nous rappeler que le degré
suprême de la perfection humaine est accessible dans notre monde matériel.
Aristote a atteint le sommet des capacités intellectuelles de l’homme, et seuls
les prophètes l’ont dépassé. Je considère que…
Un cri poussé par mon fils m’a interrompu net. Le front de Jehad était
ensanglanté. Je me suis dressé, cherchant du regard d’où venait l’agression.
— Kâfir ! cria un homme qui brandissait un bâton. Incroyant !
Il était accompagné par une dizaine d’autres individus et ils venaient vers
moi, menaçants.
— Kâfir ! reprit-il.
Je n’écoutais plus. J’ai couru vers Jehad, j’ai vérifié que la blessure était
superficielle et je lui ai fait un rempart de mon corps.
L’homme, le meneur, arriva devant nous.
— Pas de place dans la mosquée d’Allah pour les mécréants ! Quitte ce lieu
sacré immédiatement !
Ses acolytes formaient un cercle autour de nous. Certains tenaient des
cailloux dans le creux de la main ; d’autres, des poignards.
La plupart de mes étudiants, apeurés, s’étaient retirés jusqu’au fond de la
salle ; les autres avaient fui.
J’ai toisé l’homme.
— Parles-tu au nom du Créateur des mondes ou en ton nom ?
— Allah maudit les infidèles ! Ta place est dans la fournaise !
J’ai rétorqué :
— La fournaise est pour ceux qui pratiquent l’injustice !
— Sors d’ici ! Blasphémateur ! rugit le meneur en levant son bâton, prêt à
me frapper.
J’ai pensé à Jehad. En cherchant à tenir tête à ces fous, je risquais de
mettre sa vie en danger. D’ailleurs, aurais-je pu ? Aussi, je l’ai pris par la
main et, lentement, j’ai marché vers la sortie.
Une fois dans la cour des ablutions, je me suis retourné.
Mes agresseurs étaient sur le seuil, qui m’observaient.
Dans leurs regards, j’ai lu toute la haine qui naît de l’ignorance.
— Pourquoi te détestent-ils ? a demandé Jehad.
1. Coran, II , 136.
2. Al-Amr al-Aziz. Ce traité a disparu.
3. Les nestoriens.
4. La liste exhaustive de ces ouvrages est consultable dans le livre
qu’Ernest Renan a consacré à Averroès : Averroès et l’Averroïsme, publié
pour la première fois en 1852, aux Éditions Auguste Durand.
5. Averroès parle sans doute ici de « rhumatisme » ou « rhuma ». La
pituite étant cette sécrétion visqueuse produite par les muqueuses du nez ou
des bronches, les Anciens pensaient que les douleurs articulaires étaient
dues à l’écoulement des « humeurs », qui coulaient de la tête vers les
membres inférieurs.
23

La nuit était fort avancée lorsqu’un grondement sourd, effrayant, monta


des entrailles de la terre. Je me trouvais encore à ma table de travail. Le sol
sous mes pieds s’est mis à trembler si violemment que mes étagères et les
livres qu’elles portaient se sont écroulés. Toute la maison était envahie de
craquements et de vacarmes. Je me suis levé, le plancher ondulait, comme si
des vagues avaient remplacé la pierre ou qu’une vie monstrueuse cherchait à
s’en dégager. Je ne sais plus comment j’ai réussi à sortir de la chambre. Une
fois à l’extérieur, tout s’est arrêté. Le grondement s’est tu. On entendait plus
que le silence, ponctué par les cris de Sarah et des enfants.
Je me suis rué dans la chambre à coucher. Mon épouse était recroquevillée
dans un coin, avec Jehad et Zeynab serrés contre elle.
Jehad balbutia :
— Qu’est-ce que c’était, père ?
— Un tremblement de terre. Mais rassure-toi, c’est…
Le sol s’était remis à trembler. Cette fois, j’ai cru que la maison entière
allait s’effondrer sur nous.
J’ai crié :
— Vite ! Cachez-vous sous le lit !
Ils obéirent. Et survint une nouvelle accalmie. Combien de temps allait-elle
durer ?
— Dieu tout-puissant, gémit Sarah, pitié ! Pas nos enfants !
Je me suis glissé à mon tour près des miens et nous avons attendu,
immobiles, glacés de terreur. Je me suis souvenu à ce moment d’un vieux
conte persan qui disait que la Terre reposait sur l’une des cornes d’un
taureau, quelque part dans l’univers, et que, lorsque l’animal jugeait qu’il y
avait trop d’injustices parmi les hommes, il se mettait en colère et balançait
la planète d’une corne à l’autre.
Finalement, il n’y eut pas de troisième secousse. J’en ai induit que la fureur
du taureau était retombée.
— Je crois que le danger est passé. Venez.
Nous sommes allés dans le salon. Un spectacle de désolation nous
attendait. Une main invisible avait balayé les objets, renversé les chaises et
les tables. Les azulejos qui couvraient le bas des murs étaient fendus de bas
en haut et, par endroits, le parterre s’était lézardé.
De la rue montaient des rumeurs, des hurlements, des pleurs.
J’ai ordonné :
— Ne bougez plus. Je vais m’assurer que mon père et mes sœurs sont sains
et saufs.
— Fais attention à toi, supplia Sarah.
J’ai récupéré le bissac en peau dans laquelle je rangeais mes instruments et
mes onguents et je suis sorti. Je fus tout de suite surpris de constater que, si
certaines maisons n’étaient plus que ruines, la plupart avaient résisté. Je
m’étais attendu à pire.
Des gens qui s’étaient échappés des habitations couraient en direction de
la Grande Rivière, d’autres marchaient, le regard hébété, couverts de
poussière. Une femme, un bébé dans les bras, sanglotait au milieu de la rue.
Je me suis agenouillé devant eux.
— Es-tu blessée ? As-tu mal quelque part ? Et ton enfant ?
En guise de réponse, la femme montra du doigt une bâtisse dont il ne
restait rien. Elle bredouilla :
— Mon mari… est là-bas…
J’ai voulu l’aider à se relever. Mais tout son être se contracta violemment.
— Non ! Mon mari !
Alors j’ai couru vers les décombres.
Je n’imaginais pas un instant que quelqu’un aurait pu survivre sous cet
amas. J’ai posé par terre mon bissac et j’ai essayé tant bien que mal de
déplacer les monceaux de pierres. Un inconnu est venu me prêter main-forte.
Il répétait comme une litanie :
— Y a-t-il quelqu’un ? Y a-t-il quelqu’un ?
Ses appels restaient sans réponse.
Au bout d’une heure, épuisé, réduit à l’impuissance par le poids et la taille
des blocs, j’ai abandonné.
— C’est fini. Il n’y a plus rien à faire. Nous reviendrons à l’aube avec de
l’aide.
L’inconnu acquiesça.
— Mektoub. S’il est toujours vivant, il le sera encore dans quelques heures.
J’ai récupéré mon bissac. Je suis retourné vers la femme et l’enfant, et je
les ai conduits chez moi. Après les avoir confiés à Sarah, j’ai pris la direction
de la maison de Malika.
Tout au long de la route, ce n’étaient que visages effrayés. Mais,
curieusement, les destructions étaient rares et la Grande Mosquée semblait
intacte.
Lorsque je suis arrivé devant le seuil de la maison de Malika, la porte était
fendue sur toute sa longueur. Je l’ai écartée doucement, de crainte qu’elle ne
se rompe tout à fait. Il n’y avait pas un bruit, pas un éclat de voix. Seulement
le silence. Un silence qui contrastait avec le tumulte de la ville. C’est
seulement une fois à l’intérieur que j’ai vu ma sœur et son fils.
Ils étaient penchés sur le corps inerte de mon père.
Je fus pris d’un tremblement. Mon cerveau me disait une vérité que mon
cœur refusait. Je me suis agenouillé. Mon père ne respirait plus. Ses yeux
ouverts fixaient l’infini. Il n’était pas blessé. De quoi était-il mort ? La peur
sans doute, conjuguée à la fragilité de la vieillesse.
Ma mère m’avait donné la vie. Mon père, en me quittant, m’en arrachait
une partie. Je suis convaincu que, à partir de cette nuit, je n’ai plus été tout à
fait le même homme. Je me consolais en me répétant que j’avais eu la chance
d’avoir eu mon père auprès de moi pendant plus de quarante ans. Une
chance qui n’est pas donnée à tous. Dès lors, moi qui fus toujours convaincu
que Dieu ne connaissait pas les singuliers, mais seulement l’univers dans sa
globalité, je me suis surpris à prier pour qu’il ne m’enlève pas trop tôt à
Zeynab et Jehad.
Ce soir, dans ma chambre de Marrakech, je sais qu’Il m’a exaucé.

Fallait-il ce deuil pour que la fortune se penchât sur moi ? Six mois après le
départ de mon père, je fus convoqué par Mohammad al-Amine, le nouveau
gouverneur de Séville. Je craignais le pire. Mais le meilleur m’attendait.
Je me souviens précisément de la date, puisqu’elle n’était pas éloignée du
décès de mon père : 3 novembre 1169 de l’année latine.
Cette fois, je n’ai pas été reçu au hammam, mais dans une salle décorée de
somptueux muqarnas1. Le gouverneur n’était pas seul. Il y avait deux
hommes à ses côtés. L’un d’entre eux tenait dans ses mains ce qui m’a paru
être des vêtements.
— La paix sur toi, Ibn Rochd, lança Mohammad al-Amine sans quitter son
fauteuil.
L’aurait-il voulu, que le mouvement lui eût été difficile sans aide. De toute
ma vie, je n’avais vu individu aussi obèse. Sa panse engloutissait sa poitrine
et lui remontait jusqu’au ras du cou ; un cou qui disparaissait entre ses
épaules.
— La paix sur vous, Excellence.
Il a commencé à me poser les questions convenues sur ma famille et ma
santé, et lorsque je lui ai fait part du décès de mon père, il a pris un air
attristé pour prononcer les formules d’usage.
— Allah yerhamou. Que Dieu lui pardonne. Nous Lui appartenons et vers
Lui nous retournons.
— Amin. Ainsi soit-il.
Il resta un temps silencieux, comme recueilli, avant de reprendre la parole,
cette fois sur un ton solennel :
— Nous avons d’heureuses nouvelles pour toi, Ibn Rochd. Sur ordre de
notre bien-aimé calife, et à partir d’aujourd’hui, tu es nommé cadi de Séville !
La première pensée qui traversa mon esprit fut pour mon père. « Tu as
hérité des qualités de ton grand-père, m’avait-il dit un jour. Tu as l’étoffe d’un
futur cadi. » Je n’étais pas très convaincu alors que cela pouvait être vrai.
Je me suis penché, tête inclinée vers le sol.
— Je vous remercie, Excellence. Grâce soit rendue au calife, Youssouf, le
bien-aimé.
L’idée de décliner cette nomination ne m’a pas effleuré. Je connaissais la
loi. Elle stipulait que le consentement du futur cadi n’était pas nécessaire. Sa
nomination était un ordre et, au besoin, s’il refusait, il pouvait être mis à
l’amende, emprisonné et battu jusqu’à ce qu’il obéisse.
Ce qui me surprenait, c’était le choix de ma personne. En règle générale,
un calife ne nomme que des juges du même rite que lui. Or, j’appartenais à
l’école malékite, et Youssouf à celle des asharites. Certes, je savais aussi que
je pouvais être, comme tous les cadis, révocable à tout moment, sans
formalité, puisqu’il n’existait pas de séparation entre le pouvoir exécutif et le
pouvoir judiciaire.
Pour avoir été témoin du travail de mon père, j’avais pleinement conscience
que la tâche qui m’attendait était infiniment complexe. Il m’incombait de
rendre la justice entre les particuliers, faire exécuter mes jugements,
contrôler l’activité de mes délégués et des muftis. Le tribunal devait être
ouvert au public. La présence d’un huissier qui empêcherait les gens
d’assister à l’audience était prohibée. Il était formellement interdit au cadi de
favoriser une des parties, quant à la place qu’il donnait aux uns ou aux
autres, aux paroles qu’il leur adressait, aux regards qu’il leur lançait. Il ne
pouvait non plus juger en certaines circonstances : s’il était malade, ou en
colère, ou trop triste ou trop joyeux, ou pressé par des besoins naturels, ou
en état de libidinosité accentuée, ou s’il était tenaillé par la faim, ou la soif,
ou s’il avait sommeil, ou très chaud, ou très froid. Et, bien évidemment, il lui
fallait rester honorable, refuser les cadeaux ou les invitations intéressées.
Mais, au-delà de toutes ces exigences strictement juridiques, il existait un
élément d’ordre pratique : je devais déménager, quitter Cordoue, pour vivre à
Séville. Une perspective qui ne m’enchantait guère.
Tandis que j’étais empêtré dans mes réflexions, l’homme qui tenait des
vêtements s’approcha de moi et me remit une robe d’apparat en soie et un
taylasân blanc, un voile qui couvre la coiffure et descend jusqu’aux épaules.
L’habit traditionnel des cadis. J’avoue avoir éprouvé un sentiment de fierté et
aussi un grand soulagement : une agression physique comme celle dont
j’avais été victime à la madrasa en présence de mon fils devenait peu
envisageable. Dès lors, celui ou ceux qui oseraient passer outre mon nouveau
statut prendraient le risque de se voir infliger la peine de mort.
— Fais bon usage de ce titre, ajouta le gouverneur, et qu’Allah t’éclaire
lorsque tu prononceras tes jugements.
— Je m’engage à être à la hauteur de l’insigne honneur qui m’est accordé,
Excellence.
— Nous ne doutons pas de ta réussite, Ibn Rochd. Par le passé, ton grand-
père, mais aussi feu ton père (que Dieu ait son âme), furent des cadis
exemplaires.
J’ai demandé :
— Avons-nous des nouvelles de notre calife ? Est-il à Marrakech ?
— Non. Il livre bataille dans les environs de Murcia. Tu n’es pas sans savoir
que ce fils de chien de Mardanîsh continue de nous tenir tête. Mais plus pour
longtemps. Il y a quelques jours, son gendre, jusque-là son plus fidèle allié,
nous a restitué Segura et Jaén, dont il avait le gouvernement. La fin de
Mardanîsh est proche.
Il claqua dans ses mains.
— Du thé !
J’ignore pourquoi, il se reprit :
— Non. Des infusions d’hibiscus.

*

Deux semaines plus tard, j’emménageai avec mon épouse et mes deux
enfants dans une maison, non loin du tribunal où j’allais siéger. Contre toute
attente, Sarah fut enchantée et succomba très vite aux charmes de Séville.
Elle jurait que jamais elle n’avait vu si grande variété de fleurs et de plantes
et prenait plaisir à me citer le myrte, la marguerite, la violette, le narcisse,
l’iris bleu, la giroflée jaune, les grenadiers, les poiriers, les figues, les dattes,
les cerises, et j’en oublie. Et lorsque je lui rappelais qu’à Cordoue nous
avions les mêmes fruits, les mêmes fleurs, elle m’accusait d’être de mauvaise
foi.
Tous les jours, de retour du souk, elle ramenait une nouvelle anecdote.
« Sais-tu ce que les Sévillans disent d’une grenade mûre ? Qu’elle ouvre la
bouche comme un lion pour montrer ses dents colorées de sang. Et Abu al-
Hassan le vendeur de primeurs m’a expliqué que les pommes rouges sont
celles qui ont ressenti le trouble au moment d’une rencontre amoureuse avec
une autre pomme, et que les jaunes sont celles qui ont éprouvé la douleur de
la séparation. »
Qu’aurais-je pu lui répondre ? Elle était si heureuse.
Mais, en vérité, j’ai appris à aimer Séville. Un peu à l’exemple de Cordoue,
la ville était faite elle aussi d’une juxtaposition de visages, de mots et
d’odeurs, de lambeaux d’autres villes possibles. Comme à Cordoue, il existait
un quartier pour les juifs. Les tanneurs et les potiers avaient le leur à
l’extérieur des murailles. Chaque métier disposait d’une rue ou d’un souk qui
en portait le nom : parcheminiers, marchands de livres, chaisiers, boisseliers,
tailleurs, fripiers, femmes des maisons closes. À l’est de la Grande Mosquée,
on trouvait les boutiques des marchands opulents et les dépôts de soie,
vastes bâtiments de plusieurs étages qui donnaient sur un patio entouré de
galeries et dont les pièces supérieures servaient d’hébergement aux
voyageurs et cachaient aussi parfois des maisons de mauvaise vie. En fait,
Séville offrait une opulence qui était quelque peu absente à Cordoue. Rien
d’étonnant en cela puisque, à peine débarqués du Maghreb, les Almohades
avaient décidé d’en faire leur capitale.
Il existait aussi un autre point commun avec Cordoue. Ici aussi, en raison
de l’étroitesse des rues, hommes et femmes se frôlaient en se croisant,
souvent volontairement, et de cet éphémère contact des corps jaillissaient
des émois empreints d’une sensualité tout aussi éphémère.

À quarante-trois ans, je commençais une nouvelle vie.
J’ai profité de mon séjour à Séville pour rédiger plusieurs ouvrages, parmi
lesquels le Commentaire sur les traités des animaux, les Seconds Analytiques
et le Traité décisif.
Au milieu du mois février 1171, le calife arriva à Séville, à la tête d’une
flotte nombreuse, chargée de machines de siège et d’armes de toutes sortes.
Il me fit convoquer le lendemain de son arrivée. Huit années s’étaient
écoulées depuis notre première rencontre au hammam. Je n’avais plus le
même personnage en face de moi. Ses traits s’étaient affirmés, il avait gagné
en assurance ; de celle que confère le pouvoir. Je l’avais connu gouverneur de
Séville, il était maintenant Commandeur des croyants.
— Salam, Ibn Rochd ! s’exclama le calife en posant sa main droite sur son
cœur, et, attitude inimaginable, il marcha vers moi et me donna l’accolade.
Ensuite, il m’invita à m’asseoir et me présenta un homme qui se tenait près
de lui :
— C’est mon frère, Osman. Il va nous débarrasser de ce Mardanîsh, ce soi-
disant « roi loup » qui n’est en vérité qu’un scorpion.
Au fil de la discussion, j’ai compris qu’il s’apprêtait à donner l’assaut à
Murcia, où le rebelle était enfermé avec ses troupes.
Au cours de notre échange, qui dura plus de deux heures, j’ai pu observer
que la soif de connaissance de Youssouf et son besoin de croiser des savants,
des penseurs et même des poètes s’étaient accrus depuis notre rencontre. Ce
qui expliquait sans doute que, une semaine auparavant, il eut désigné mon
ancien maître, Abubacer, comme médecin personnel. Il n’aurait pu choisir
mieux que l’auteur du Vivant Fils de l’Éveillé.
À un moment donné, le frère du calife est intervenu pour me faire
remarquer :
— Le Commandeur des croyants est tellement avide d’apprendre qu’il lui
arrive de louer sans mesure des gens qui ne se sont pas encore signalés par
leurs œuvres ou leurs talents et de les placer sous sa protection.
Le calife répliqua :
— Quoi d’étonnant à aller vers un homme capable pour l’élever ? Ce qui est
dépourvu de sens, c’est de louer un mort ! Il faut encourager les vivants qui
montrent des dispositions. Et puis, est-ce de la protection que de venir en
aide à un ami qui en est digne ? C’est une évidence. Son droit est trop clair et
trop solide pour avoir besoin d’aide ! Non, ce n’est qu’à propos d’un homme
sans consistance qu’on peut parler de protection !
Lorsque nous nous sommes séparés, le ciel de Séville se teintait de
pourpre.
Quelques mois plus tard, la nouvelle de la victoire de Youssouf retentit à
travers la ville. Le choc entre l’armée almohade et celle de Mardanîsh s’était
produit aux alentours de Murcia. Le « roi loup » fut honteusement battu et
contraint de retourner s’enfermer dans la ville. Il serait mort peu après d’une
cause inconnue. Il semble que, avant de fermer les yeux, il ait conseillé à ses
fils de rendre les armes et de se soumettre au Commandeur des croyants,
sous peine d’être exterminés. Ce qu’ils firent. Ensuite, le calife reprit la route
pour aller affronter le roi chrétien Alphonse 1er. J’ignore tous des détails de
cette nouvelle guerre. Je sais seulement que les deux hommes conclurent une
trêve de sept ans.
Vers la fin de l’année 1171, alors que je commençais à m’abandonner au
charme de Séville, un pli du gouverneur m’annonça que j’étais nommé cadi…
de Cordoue. Mon séjour à Séville n’aura duré que deux ans. Le retour à
Cordoue n’était pas pour me déplaire : j’allais retrouver avec bonheur ma
maison et surtout mes livres, qui m’avaient manqué cruellement.
C’est étonnant comme les titres, les fonctions, transforment le regard de
ceux qui, la veille encore, vous méprisaient. Du jour au lendemain, j’étais
craint et respecté. Surtout craint. Dans le monde des puissants, le respect
des autres à votre égard n’étant, la plupart du temps, que la conséquence de
la peur que vous leur inspirez. Je n’ai jamais apprécié le pouvoir et encore
moins ceux qui rêvent de l’acquérir. Il n’existe que bien peu d’hommes qui
n’ont voulu accéder aux plus hautes fonctions que par amour pour leur
peuple, pour son bien, pour lui permettre de se rapprocher de quelque chose
qui ressemble, sinon au bonheur, qui est une illusion, du moins au bien-être.
C’est toujours la vanité et l’orgueil qui dominent, quand ce n’est pas la soif
de sang. Nos princes s’aiment d’un amour sans égal.
Que s’est-il passé depuis que Tariq et son armée posèrent leurs pieds il y a
plus de quatre siècles sur le sol d’Al-Andalus ? Les rivalités se sont
affrontées, les émirats ont succédé aux émirats, les califes aux califes, et nos
divisions se perpétuent. Heureusement que le savoir, lui, est immuable.
1. Motifs ornementaux.
24

Plus d’un siècle et demi après la mort d’Averroès.


Venise, 1367 de l’ère latine.

Le soleil qui amorçait sa course vers les lagunes laissait dans son sillage
des traînées pastel s’attarder sur les coupoles et les tuiles mordorées.
Attablé dans une auberge qui jouxtait la place Saint-Marc, François
Pétrarque écoutait, bouche bée, le discours que lui tenait Ricordano
Fiorentino. Il venait de lui lire la première Epître aux Corinthiens.
— Libre à vous de vous réfugier derrière vos docteurs de l’Église,
poursuivit Ricordano. Mais, ne vous en déplaise, votre saint Paul n’est qu’un
semeur de paroles !
Pétrarque répliqua :
— Au risque de vous décevoir, la semence qu’il a jetée a bien fleuri, cultivée
par ses successeurs, arrosée par le sang des martyrs. Elle a produit une
moisson abondante.
Ricordano adopta un air affligé.
— Signor Pétrarque, vous êtes un bon chrétien. Un homme de qualité. Mais
je persiste à dire que votre Paul, votre Augustin et tous ceux que vous vantez,
n’étaient que des bavards. Des écrivaillons enferrés dans des dogmes
totalement dépassés. Ah ! si vous pouviez lire Averroès ! Vous verriez comme
il est supérieur à ces gens-là.
Pétrarque, blême, bondit si violemment que sa chaise tomba à la renverse.
— Vous êtes bien le reflet du monde dans lequel nous vivons. Avides
d’inédit, vous vous attachez à des doctrines uniquement parce qu’elles sont
nouvelles. C’est ainsi que le blasphème croît tous les jours et que les écoles,
les places, les rues en sont pleines ! Nous n’avons plus rien à nous dire !
Une fois rentré chez lui, Pétrarque se laissa tomber dans un fauteuil. À la
fois humilié et en rage.
Il ne doutait pas que cette peste averroïste avait pris sa source au sein de
l’université de Padoue à cause d’individus tels que le sinistre Pietro d’Abano,
moitié médecin, moitié philosophe ! Heureusement que le tribunal de
l’Inquisition avait sévi1. Il y avait aussi ces adorateurs d’Aristote. Ces scribes
de piètre éloquence, ces pharisiens incapables de trouver une forme neuve
adéquate à la vérité. L’aristotélisme était devenu une hérésie qui se vantait
de n’avoir point d’autre loi que la science et la raison ! Ses partisans
n’étaient que des idolâtres qui avaient fait du philosophe grec leur Dieu.
Aristote fut certainement un grand savant, mais il était avant tout un homme,
et en tant qu’homme il a pu par conséquent ignorer beaucoup de choses. Il
s’est même trompé sur toute la ligne. Pas seulement sur des sujets de peu
d’importance, où l’erreur n’importe pas elle-même et ne présente aucun
danger ; sur les plus essentiels aussi, ceux qui concernent le salut éternel. Il
a si complètement ignoré le véritable bonheur que n’importe quelle petite
vieille qui récite ses prières, n’importe quel pêcheur ou berger, n’importe
quel paysan, n’est pas seulement plus subtil dans la connaissance qu’il en a,
mais tout simplement plus heureux.
Aristote a vu le bonheur comme la chouette peut voir le soleil, c’est-à-dire
qu’il n’en a perçu que la lumière et les rayons sans le voir lui-même. Voilà
pourquoi, songea Pétrarque, je me fais agonir. Parce que je refuse d’adorer le
Grec comme l’adore ce chien enragé d’Averroès, qui, poussé par une fureur
exécrable, n’a cessé d’aboyer contre le Christ et la religion catholique !
Loin de moi ces Arabes ! Je déteste la race entière des Arabes ! À peine me
persuadera-t-on qu’il puisse venir d’eux quelque chose de bon. Les Grecs ont
établi les bases de la médecine, et les Arabes, piètres médecins, devraient en
être bannis. Ils n’ont rien inventé, mais, comme les Harpies, ils ont pillé les
Grecs et contaminé tout ce qu’ils ont touché, vouant une admiration sans
bornes à Averroès, qu’ils préfèrent au Christ. Cet individu infecte de son
poison ses admirateurs chrétiens2.
Pétrarque pria à voix haute :
— Mais Toi, ô mon Dieu, Seigneur des sciences, Toi qui es seul et unique,
Toi que je dois et veux mettre au-dessus d’Aristote, d’Averroès et de tous les
philosophes et poètes, au-dessus de quiconque se vante de dire des choses
sublimes, au-dessus des lettres, des doctrines et de toute chose, c’est à Toi
que je veux penser, à Toi que je veux obéir, en Toi que je veux espérer, de Toi
que je veux parler. Que s’éloignent de ma bouche mes anciennes paroles et
que mes pensées te soient consacrées.
1. Accusé d’hérésie, mais non condamné, on lui reprochait de nier
l’existence des démons et des esprits. Il affirmait aussi que le déluge n’était
pas une action de Dieu, mais un événement naturel.
2. Extraits des Lettres de la vieillesse. « Mon ignorance et celle de tant
d’autres ». Paris, Les Belles Lettres.
25

Séville, Cordoue, à nouveau Séville où j’étais revenu dans les premiers


mois de l’année 1179, cette fois avec le titre de Grand Cadi.
Grand Cadi. L’honneur suprême.
Nous étions maintenant en 1182. Jamais les pressentiments de mon père ne
s’étaient autant avérés et jamais je n’eusse imaginé accéder à une si haute
fonction au sein d’un pouvoir dont je savais pertinemment que certains
membres ne me portaient pas dans leur cœur. Je devais ces bienfaits au calife
Youssouf, et je ne pouvais que rendre grâce à Dieu pour sa protection.
Je suis tombé gravement malade le soir de mon retour à Cordoue. Mes
lèvres et mes gencives avaient pris une couleur blafarde. Mon cœur semblait
avoir acquis une irritabilité excessive. Mon pouls s’accélérait, doublait,
triplait au moindre mouvement, à la moindre émotion, et je tremblais de
fièvre avec des frissons nocturnes qui me laissaient rompu au petit matin.
Cette étrange maladie a résisté plus de trois mois aux traitements les plus
sévères ; aussi bien aux préparations de quinquina qu’aux infusions de
grande centaurée1. Et un matin, le mal a quitté mon corps aussi vite qu’il y
était entré.
Il n’en demeurait pas moins que, depuis cette maladie, j’étais constamment
épuisé. Je haletais. Au bout de quelques pas, pour des raisons que je ne
m’expliquais pas, j’avais le souffle court. J’étais heureux que Sarah fût
omniprésente, veillant sans cesse à mes côtés, sans une plainte, sans une
protestation. Pourtant, il ne m’avait pas échappé que nos allers et retours
entre Séville et Cordoue l’avaient usée. Même mes enfants, qui n’étaient plus
des enfants, en ressentaient de la lassitude.
À vingt-huit ans, Jehad n’était toujours pas marié. Il avait sans doute hérité
de moi ce besoin éperdu d’apprendre, de lire. Quant à Zeynab, à la différence
de sa mère, je ne m’inquiétais pas qu’à vingt et un ans elle fût toujours
célibataire. À quoi bon se précipiter ? Et je ne souhaitais pas lui imposer un
mari, quel qu’il soit.
Jehad et moi avions des discussions non dénuées d’intérêt ; il me posait
régulièrement des questions sur mes écrits, ma vision du monde, la
théologie, et m’apportait parfois l’éclairage de sa jeunesse. Je fus
particulièrement étonné le jour où, discutant des rapports entre l’âme et le
corps, il eut cette définition : « À bien y réfléchir, sans âme, le corps ne serait
rien d’autre qu’un corps. Un peu comme une statue ou un dessin. Toutefois,
sans le corps, l’âme ne saurait exister puisque le corps lui fournit les outils
nécessaires à sa fonction. L’âme serait donc en quelque sorte l’acte du
corps. » Je me suis empressé de lui demander s’il avait lu le Traité de l’âme.
À ma grande surprise, il m’a répondu par la négative. Or, les propos qu’il
avait tenus étaient similaires à quelques nuances près à ceux d’Aristote.
C’est ce jour-là qu’une idée a germé en moi : « Ne serait-il pas impossible
que cette pensée, cet intellect universel soit le contenant de tous les
intellects du monde, et que, par éclairs, les parcelles d’un génie se diffusent
en nous, à notre insu ? » Et j’en revenais à ma conclusion : la mort n’est pas
la fin de la pensée. Elle est la fin de l’homme.
Je ne suis pas dupe. J’ai conscience que mes théories bouleversent les
dogmes de l’islam et du christianisme. Mais que sont les dogmes, sinon la
volonté d’autrui de nous imposer sa pensée ?

Le 3 avril 1182, je fus réveillé par Sarah alors que l’aube poignait à peine.
— Un pli vient d’arriver. Il m’a été remis par un messager du gouverneur.
J’ai pensé que c’était important.
Je me suis redressé dans mon lit, l’esprit embrumé par une nuit
d’insomnie ; une de plus.
J’ai pris la lettre des mains de Sarah et j’ai cherché la signature de
l’expéditeur : Abubacer.

Marrakech, 20 mars 11822.



Salam, Ibn Rochd,
Avant tout, laisse-moi te congratuler pour ta nomination à la fonction de
Grand Cadi. Elle n’est que méritée. Si Allah ne donne qu’aux méritants, tu es
de loin le plus digne de ses bienfaits.
Tu n’es pas sans savoir que depuis bientôt six ans je suis le médecin
personnel de notre calife Youssouf. Or, je me fais vieux, mon ami. Je vais avoir
soixante-douze ans dans quelques jours et mon corps ne cesse de me le
rappeler. Si ma mémoire ne me trahit pas, tu en as vingt-six de moins. Tu es
donc parfaitement apte à prendre ma relève. J’ai donné ma démission et
proposé ton nom au calife. Il a tout de suite approuvé. Tu es le bienvenu. Il
semble que le Commandeur des croyants ait conservé un souvenir lumineux de
votre bref échange à Séville. Vous aviez, paraît-il, parlé de mon livre, Le Vivant
Fils de l’Éveillé, et tes explications lui ont laissé une forte impression.
Je n’ose croire que tu déclineras ma proposition.
Je t’informe que j’ai rédigé un traité de médecine que j’ose comparer à celui
d’Avicenne. Il est découpé en deux cent cinquante chapitres et comporte plus
de sept mille vers. Lorsque tu me rejoindras à Marrakech, je te le soumettrai
pour avoir ton avis.
Si cette perspective peut te rassurer, sache que je demeurerai à Marrakech
et que nous aurons tout loisir de partager des moments ensemble. Ainsi, tu te
sentiras moins seul.
J’attends ta réponse avec impatience. Ne tarde pas trop. Le calife n’est pas
réputé pour sa patience.
Que la paix soit sur toi.
Ton ami fidèle, Abubacer.


Médecin personnel du calife ?
Quitter ma femme et mes enfants ? Repartir encore ? Une fois de plus, le
destin m’imposait sa loi. Pourtant, n’est-ce pas moi qui ai écrit que nous en
étions les maîtres ?
— Alors ? questionna Sarah.
J’ai pris sa main et je l’ai invitée à s’asseoir près de moi.
— Abubacer me propose de le remplacer comme médecin personnel du
calife.
Un léger tremblement la fit tressaillir.
— À Marrakech ?
— Oui.
— Et tu vas accepter ?
— Je pourrais décliner l’offre à la condition d’assumer les conséquences.
Elles seront funestes. Le calife prendra mon refus pour une injure. Voire pour
une humiliation.
Elle confessa son impuissance.
— Je n’ai aucun pouvoir.
— Me croirais-tu si je te disais que je n’aime guère ce bouleversement, qu’il
m’effraie même ?
— Il t’effraie ? De quoi as-tu peur ?
— Je suis incapable de définir ce que je ressens. Peut-être que j’appréhende
l’idée d’aller vivre au cœur même du pouvoir. Parmi les intrigants et les
courtisans.
Je me suis empressé d’ajouter :
— Mais je reviendrai. Sois-en sûre. Je reviendrai vous voir chaque fois que
j’en aurai l’occasion. Je ne veux pas imaginer que le calife m’imposera de le
suivre dans ses déplacements.
Elle ne me laissa pas poursuivre. Elle fondit en larmes, ses bras
entourèrent mon cou, et son visage se pressa contre le mien. Dans ce
moment, j’aurais souhaité avoir vécu dans l’ignorance, n’avoir maîtrisé
aucune science, n’être qu’un homme simple, un tanneur, un potier, un fripier,
un paysan. N’être plus Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmad, Ibn Rochd.

Deux semaines plus tard, j’ai pris la route que j’avais déjà empruntée vingt-
cinq ans auparavant. Je me souviens des derniers mots de mon fils :
— Pars tranquille, père. Tout ce que tu m’as transmis est dans mon cœur. Je
saurai être le gardien de notre famille.

La traversée du détroit fut encore plus éprouvante que la première fois. Et
lorsque je suis arrivé à Marrakech, à l’orée de la Ville rouge, ma fatigue était
si grande que je suis descendu de ma monture pour m’allonger sur le sable,
tout près de l’imposante porte du palais, le Bab Agnaou.
Aldébaran venait tout juste d’apparaître dans le ciel nocturne et j’ai vu
alors défiler le nom des étoiles recensées dans l’Almageste.
Je n’ai qu’un vague souvenir de la suite. Des gardes ont dû m’apercevoir.
J’ai bredouillé mon nom. On m’a soulevé. On m’a emmené au palais et couché
dans une chambre. Combien de temps ai-je dormi ? Des heures ? Des jours ?
Lorsque j’ai ouvert les yeux, le visage d’Abubacer était penché sur moi.
— Bienvenue, mon ami. Tu m’as inquiété.
Il m’a tendu un gobelet.
— Bois.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il plaisanta.
— Une potion magique. Du jus de grenade. Si je te disais que tes ongles
sont aussi blancs que ton visage et que l’intérieur de tes paupières, que ton
cœur est filant, que tu as des vertiges, des maux de tête, une fatigue
persistante, quel diagnostic proposerais-tu ?
— Étisie3 ?
— Parfait. Tu feras un bon médecin.
— Mais à quel moment m’as-tu interrogé ?
— Le lendemain de ton arrivée. Rassure-toi. Pendant ces deux jours, tu as
parlé et tu as mangé. Je t’ai gavé de dattes, de graines de sésame et… de jus
de grenade. Comment te sens-tu à présent ?
— Bien. Je crois. Très bien même.
— Parfait. Fais tes ablutions, et je reviendrai tout à l’heure te chercher pour
te montrer cette ville qui sera la tienne.
Avant de se retirer, Abubacer m’a dévisagé un moment, puis il a dit :
— Je suis heureux de te retrouver, Ibn Rochd. Le temps a passé, nous avons
quelques rides de plus. Moi, surtout.
Ensuite, il a mis la main sur son cœur et a ajouté avec une réelle émotion :
— Mais, dedans, rien n’a changé.

*

— Va à Marrakech, mon chien, et tu seras sacré seigneur ! lança Abubacer
alors que nous franchissions l’énorme portail qui séparait la kasbah royale de
la ville. C’est un vieux dicton des gens d’ici. Il sous-entend que, dès qu’elle
arrive dans la ville, même une personne insignifiante acquiert de
l’importance.
Autour de nous se détachaient sous l’azur les remparts d’argile. Assez
rapidement, nous nous sommes retrouvés dans un lacis de ruelles chaudes et
bourdonnantes, où régnait un jour amorti, ondoyant de poussière. Puis est
apparu un déferlement d’étroites galeries, d’alcôves, d’étals, de cris, de
courtines et de murs couverts de chaux. Ici des chameaux, là des files d’ânes,
le tout formant une cohue sombre en perpétuel mouvement.
— La kissaria, dit Abubacer. Le plus grand souk du monde. C’est d’ici que
s’exportent notamment le cuir, le papier et le sucre de canne.
Abubacer en a acheté un demi-ratl4 et me l’a offert.
— Tu vas le goûter. Il est succulent. Ce qui est étonnant, c’est que les
habitants semblent lui préférer le miel des abeilles de l’Atlas, moins onéreux
sans doute. Ils n’emploient le sucre de canne que pour les malades, les
étrangers, les réceptions et les grands personnages.
La mosaïque humaine m’a paru moins dense que celle de Cordoue ; elle
était essentiellement composée d’Arabes et de Berbères ; encore que j’aie
croisé quelques juifs, reconnaissables à leurs calottes et à leurs robes de
deuil. Je devais apprendre plus tard que cent cinquante mille âmes environ
vivaient ici. Soit presque autant que dans ma ville natale. J’ai cru comprendre
que, devenue point de mire de l’empire almohade, la cité attirait tous les
jours plus d’habitants, des gens de toutes sortes, des notables, des
fonctionnaires, de petites gens ou de riches campagnards, qui tous voulaient
y vivre.
Abubacer m’a guidé ensuite vers un jardin d’une grande beauté, qui m’a
fait l’effet d’un oasis en plein désert, une sorte de paradis vert, qui m’a
rappelé celui décrit par le Prophète : « Les jardins d’Éden, où ils entreront,
ainsi que tous ceux de leurs ascendants, conjoints et descendants, qui ont été
de bons croyants. De chaque porte, les Anges entreront auprès d’eux5. » On
avait réussi à faire sortir de cette terre ardente et écorchée des centaines
d’orangers, des grenadiers, des oliviers, des fleurs, à côté d’une armée de
palmiers qui s’étendait au nord vers la plaine, rouge comme les remparts. On
avait nommé le lieu Agdal.
— Mais d’où vient l’eau ? Comment toute cette flore est-elle irriguée ?
— Ils ont mis au point un système très astucieux qui consiste en un
enchaînement de bassins alimentés par les eaux des montagnes. En été, je
viens souvent me réfugier ici quand la chaleur de ma chambre est trop dense.
Je te conseille vivement d’en faire autant.
Ma plus grande surprise m’attendait dans la mosquée Koutoubia. Elle
devait probablement son nom à la centaine de libraires qui en occupaient le
parvis. Le bâtiment était en cours de reconstruction, car Youssouf avait
donné des ordres pour qu’il fût remanié de fond en comble.
Une fois à l’intérieur, Abubacer m’a entraîné vers une cloison mobile située
à la droite de la qibla. Elle isolait la partie de l’oratoire où se tenaient
habituellement le calife et son entourage. Je n’ai jamais pu m’assurer de la
véracité des propos de mon ami. Selon lui, tous les vendredis, cette cloison,
animée par je ne sais quel prodige, s’élevait du sol et s’abaissait au début et
à la fin des prières. J’ai pu de même admirer un pupitre assez extraordinaire
conçu pour porter un Coran décoré de pierreries et d’émaux. Il semble qu’Al-
Mu’min l’emmenait lors de tous ses déplacements.
Sur le chemin du retour, Abubacer m’a confié :
— Il faut que tu saches que, depuis qu’il a succédé à son père, le calife s’est
affiché en protecteur des arts. Oui. C’est surprenant venant d’un Almohade.
Je peux t’assurer qu’il ne s’est pas passé un seul jour sans que je voie arriver
au palais des pléiades de savants, d’intellectuels, de poètes de tout l’Occident
musulman. Tu ne vas pas tarder à t’en rendre compte par toi-même. Il nous
attend.
1. Plus connue sous le nom de bleuet des montagnes ou bleuet des
champs. Elle stimule la sécrétion des sucs digestifs et peut avoir un effet
anti-inflammatoire et analgésique.
2. À ceux qui s’étonneraient du délai relativement court entre la date
d’envoi et celle de sa réception, il faut rappeler que, dès la seconde moitié
du VIII e siècle, les Arabes avaient découvert que les pigeons voyageurs
pouvaient servir un système postal. Toutes les grandes villes de l’empire
islamique regorgeaient de pigeonniers. À titre d’exemple, il ne fallait qu’un
jour pour porter une lettre du Caire à Damas ou inversement.
3. Maladie qui consume le corps. Amaigrissement progressif.
4. Environ 300 grammes.
5. Coran, XIII , 23.
26

Youssouf avait encore changé. À présent, il devait avoir la cinquantaine.


Son physique s’était arrondi quelque peu, et son visage avait perdu de sa
lumière juvénile.
— Salam, Ibn Rochd ! Je suis heureux de te revoir et surtout rassuré de te
savoir guéri, grâce à Dieu.
— Je vous remercie, seigneur. Tout va bien désormais.
J’ai ajouté à l’intention d’Abubacer :
— J’ai eu un bon médecin.
— Tu as raison. Un excellent médecin. Je te sais gré d’avoir accepté de
venir ici et je m’empresse de te rassurer : tu n’auras pas beaucoup de soucis
à te faire avec moi : je suis rarement malade. À part quelques problèmes
provoqués par un trop-plein de mudjabbânat1, et une fistule mal placée, je
crois avoir été un patient exemplaire.
Abubacer confirma.
Nous avions pris place sur des coussins, dans une pièce ouverte sur un
jardin d’où montait le ruissellement d’une invisible fontaine. Les serviteurs
nous avaient servi du thé au jasmin et des friandises. Une brise tiède soufflait
qui faisait frémir la chevelure des palmiers. Voilà bien longtemps que je
n’avais éprouvé un tel sentiment de bien-être.
La discussion s’est poursuivie, légère par moments, lorsque Youssouf
évoquait ses dix-huit enfants mâles ; sérieuse par d’autres, quand il parlait de
la situation politique.
Soudain, le Commandeur des croyants me lança un regard que j’interprétai
– à tort – comme inquisiteur.
— Dis-moi, Ibn Rochd, quelle est l’opinion des philosophes à l’égard du
ciel ? Le croient-ils éternel ou créé ?
Je fus saisi à la fois de confusion et de peur. Un piège, ai-je tout de suite
pensé. Il me tend un piège, déjà. C’est la raison pour laquelle il m’a fait venir,
prétextant le remplacement d’Abubacer. La question qu’il me posait n’était-
elle pas au cœur même de ma philosophie ? Celle qui m’avait valu tant de
critiques et d’opprobres. Il était impossible que Youssouf l’ignorât. J’ai
cherché le soutien de mon ancien maître ; il paraissait tout aussi perdu.
— Seigneur, ai-je menti, je suis médecin, et je ne sais pas grand-chose à la
falsafa.
Comme s’il n’avait pas compris ou entendu ma réponse, le calife s’est
dirigé vers un placard en bois précieux rempli de manuscrits. Après en avoir
choisi un, il l’a ouvert à une page marquée d’un signet et a lu :
— « Dieu commença par composer le corps de l’univers de feu et de terre.
Mais il est impossible à deux choses de bien se joindre l’une à l’autre sans
une troisième : il faut qu’il y ait au milieu un lien qui rapproche les deux
bouts et le plus parfait lien est celui qui de lui-même et des choses qu’il unit,
fait un seul et même tout. »
Il cita :
— Platon. Le Timée. Le Grec professe des idées très étranges. Il enseigne
que Dieu a fait le monde par « bonté, et pour réaliser une belle chose ». Il
admet un chaos primitif, ce qu’Aristote voit comme une légende. Thalès, lui
aussi, reconnaît un Dieu suprême, organisateur du monde. Quant à
Anaxagore, il déclare que le monde ne s’explique pas, si l’on n’y joint
l’intelligence. On s’y perd, Ibn Rochd !
À ma confusion avait succédé la stupeur. Comment donc ? Cet homme, ce
guerrier, ce musulman qui possédait, je n’en doutais pas, une conviction
religieuse, cet homme lisait les auteurs réputés païens ?
Il revint s’asseoir.
— Et toi, Ibn Rochd, crois-tu aussi que le chaos primitif n’est qu’une
légende ?
J’hésitais encore à répondre, alors il posa familièrement sa main sur mon
épaule :
— Aurais-tu oublié notre conversation au hammam ? Dois-je te rappeler
mes propos : « Je pense qu’un esprit libre doit le rester. » Je t’écoute.
J’ai glissé un regard en coin vers Abubacer, qui m’encouragea à son tour
d’un geste discret.
— Seigneur, je rejoins Aristote lorsqu’il écrit que le monde est éternel et
qu’il n’a pas été créé dans le sens où les hommes l’entendent. L’univers est à
l’image de son créateur : il n’a ni commencement ni fin. Il est le Créateur et
le Créateur est l’univers.
— Tu veux donc dire que Dieu a créé un mouvement sans que celui-ci fût
précédé d’aucun mouvement ? Éternité de la matière donc et éternité du
mouvement.
— Oui.
— Tu ne nies donc pas l’existence de Dieu.
— En aucun cas.
— Cette conviction s’appelle la foi.
— Non, seigneur, la logique. Tout instant suppose un temps qui le précède,
et il ne peut y avoir eu d’instant qui ne fût précédé d’un autre instant.
Pourquoi un corps se met-il en mouvement dans telle direction, plutôt que
dans telle autre ? C’est qu’il est poussé par un autre corps. Celui-ci à son tour
est poussé et ainsi de suite. Mais les choses ne peuvent aller indéfiniment. Il
faut un premier corps qui ait poussé les autres, n’étant pas poussé lui-même.
Aucun corps n’est mis en mouvement sans être mû. Ce principe est une
vérité d’expérience ; elle s’applique à toute chose divisible. Il n’y a donc pas
de monde créé. Mais un créateur.
Le calife resta songeur, la tête rejetée vers le ciel.
— Très bien, reprit-il, si le monde est incréé et éternel, quelle place ce
créateur suprême y occupe-t-il ?
— La première.
— Mais encore. Se préoccupe-t-il de ses créatures ? De leur sort ?
— Je n’ai pas de certitude, que des théories. Élevé au-dessus de toutes les
autres réalités, Dieu ne peut penser autre chose que lui-même, qui est ce
qu’il y a de plus haut et de plus précieux. Dieu n’existe pas pour l’ordre du
monde, mais l’ordre existe grâce à lui. À cette heure de ma vie, je n’ai pas
trouvé d’autre réponse, seigneur.
Il eut un petit rire.
— Tu ne manqueras pas, je l’espère, de me faire partager celles qui te
viendraient.
Il a enchaîné :
— J’ai bien du mal à comprendre Aristote. Je ne sais pas si la traduction en
est la cause. Je trouve son œuvre touffue, ardue, obscure. Plût à Dieu que
quelqu’un analysât ces livres et en exposât clairement le contenu après s’en
être lui-même bien imprégné, de manière à les rendre accessibles à tout le
monde.
Il fit une pause, puis, sans me lâcher du regard :
— Tu possèdes en abondance tout ce qu’il te faut pour un tel travail.
J’aimerais que tu l’entreprennes pour moi. Es-tu d’accord ?
J’ai hésité, conscient de la complexité de la tâche. Commenter l’œuvre
d’Aristote ? Combien de temps me faudrait-il ?
Il répéta :
— Es-tu d’accord ?
— Oui, seigneur.
Une étincelle s’alluma dans les prunelles du calife.
— Tu me combles, Ibn Rochd.
Il cria un ordre.
Presque simultanément, comme sortis de terre, j’ai vu surgir deux hommes.
L’un portait une bourse ; l’autre une pelisse.
On me les remit. Par respect, je n’ai vérifié le contenu de la bourse que plus
tard. Elle était pleine à ras bord de dinars d’or.
— Ce sont des cadeaux de bienvenue, expliqua le Commandeur des
croyants. Ce n’est pas tout. Une monture est à ta disposition. C’était mon
cheval ; il est tien.
J’ai eu du mal à trouver les mots justes pour exprimer ma reconnaissance.
Ceux que j’ai prononcés venaient du cœur.

*

Je me suis mis au travail le soir même. Écrivant sans relâche, jour et nuit,
ne m’interrompant que pour me rendre chez le calife lorsqu’il souhaitait ma
présence ou pour aller respirer les parfums de l’Agdal en compagnie
d’Abubacer. Deux ans me furent nécessaires pour composer le « Grand
commentaire de la métaphysique », un volume que j’ai intitulé El-Jawâmi2, et
qui est un résumé de chacun des dix-neuf traités d’Aristote. Ensuite, j’ai
rédigé le « Grand commentaire sur le Traité du ciel ». Je n’étais qu’au début
d’une longue route. Elle devait connaître un intermède tragique dans le
courant du mois de mai 1184 de l’année des Latins.
J’étais dans ma chambre lorsque le chambellan du calife, un eunuque du
nom de Kafour, frappa à ma porte.
— Pouvez-vous venir ? Votre ami Abubacer ne va pas bien, il a demandé à
vous voir.
J’ai immédiatement rangé mon calame et remonté le couloir qui menait à la
chambre de mon ancien maître. En entrant, j’ai trouvé Abubacer couché dans
son lit. Il a levé doucement la main en guise de salut et l’a laissée retomber
aussitôt.
— Salam, Ibn Rochd. J’espère que tu vas mieux que moi. Entre donc.
À peine étais-je assis à son chevet qu’il m’a mis en garde :
— Tu n’es pas ici en médecin, mais en ami. Je sais ce dont je souffre, je
connais le remède.
— Très bien, peux-tu au moins me faire partager ton diagnostic ?
— Celui qu’aurait établi notre frère Avenzoar, que son âme repose en paix :
Karkinos. Le mal est logé dans mon ventre. J’ai des crampes abominables. Je
suis plein de flatulences. Après avoir abondamment saigné, voilà six jours
que je n’évacue plus mes selles. Et j’ai perdu tout appétit.
— Pardon, Abubacer, mais…
— Je sais ce que je dis.
Il me montra un sac posé sur une table.
— À l’intérieur, tu trouveras des flacons. L’un contient des feuilles vertes.
L’autre, de la jusquiame noire. Tu vas les piler dans un mortier jusqu’à les
réduire en poudre et tu les dilueras dans un gobelet d’eau. Tous les matins,
tu m’en feras boire une gorgée.
— Que sont ces feuilles vertes ?
— De la ciguë.
— Non, Abubacer ! Elle te tuera. En deux jours !
— Ou elle tuera le mal qui me ronge.
J’ai insisté avec force :
— Elle te tuera. Il y a quelques années, j’ai testé la ciguë sur une femme.
Elle fut inefficace. Si ton diagnostic est bon, aucun remède ne te guérira et la
ciguë ne fera qu’accélérer l’échéance fatale.
— Ibn Rochd, calme-toi. Je suis un vieil homme. J’ai fait le tour de ma vie.
J’ai approché toutes les sciences, j’en ai fait le tour aussi. Je n’ai ni femme ni
enfants qui me pleureront. Personne. L’avantage de ce traitement, c’est qu’il
nous démontrera si j’ai tort ou raison. Si j’ai raison, que de vies sauvées ! Je
t’en prie, fais ce que je te demande.
Comment aurais-je pu m’opposer à sa volonté ? J’ai obéi.
Abubacer est mort dès la seconde absorption, après avoir été pris de
vomissements de matières brunâtres et dans d’effrayantes convulsions. Une
heure avant sa mort, il a murmuré avec un pauvre sourire :
— Je vais pouvoir vérifier avant toi si Allah s’intéresse aux hommes.
À son enterrement, seules deux personnes étaient présentes : le nouveau
vizir, un tout jeune homme de vingt-quatre ans, Al-Mansour3, qui n’était autre
que l’un des fils de Youssouf ; et moi-même. Le calife, lui, était absent. Il avait
quitté Marrakech une dizaine de jours plus tôt afin de livrer bataille contre
un roi chrétien.
Je ne peux décrire le sentiment de solitude dans lequel je fus plongé tout à
coup. Ma peine était infinie. Abubacer m’avait tout appris, et j’eus
l’impression qu’en partant il ne me restait plus rien de ce savoir partagé.
Brisé, démoralisé, j’ai décidé de regagner Cordoue, mon havre, afin de
puiser du réconfort auprès des miens.
1. Beignets au fromage blanc, trempés dans du miel et saupoudrés de
cannelle.
2. Les Abrégés.
3. En réalité, Averroès cite son véritable nom : Abou Youssouf Yacoub al-
Mansour. Nous avons jugé préférable de ne conserver que « Al-Mansour »
afin d’éviter toute confusion.
27

Le bonheur de retrouver ma famille fut, hélas, de courte durée. Le 2 août,


je fus invité à me présenter – une fois de plus – devant le gouverneur. Mille
pensées chevauchaient mon esprit alors que je me rendais à la convocation.
Le calife avait-il décidé de se passer de mes services ? Allait-on me nommer
cadi d’une autre ville de la Péninsule ? Ou, pire, me destituer ? J’avais tout
imaginé, sauf ce qui m’attendait.
— Ibn Rochd, a lancé sans préambule le gouverneur, notre calife te
demande de le rejoindre à Santarém.
— Santarém ? Dans le Gharb al-Andalus1 ?
— Oui. Youssouf a mis le siège devant la ville. Il tient à ta présence. Tu
disposeras d’une escorte. Les routes du Gharb sont peu sûres.
J’ai posé la question pour la forme.
— Quand dois-je partir ?
— Demain.

*

Huit jours plus tard, je pénétrais pour la première fois de mon existence
dans un campement militaire ; une forêt de tentes, de bivouacs, de sabres, de
chevaux, de relents de mort et de sang séché.
Pourquoi l’armée almohade se trouvait-elle ici, aux confins d’Al-Andalus ? Il
semble que, dans un premier temps, Youssouf avait prévu de conquérir Al-
Ushbuna2. Mais, avant de franchir ce pas, il était indispensable qu’il se rendît
maître de la ville de Santarém. Après une semaine de siège, il y était
parvenu. Dans un élan irrésistible, les musulmans avaient réussi à fracasser
les défenses chrétiennes. Cependant, la citadelle résistait toujours. Une
garnison s’y était enfermée et continuait de tenir tête à nos forces.
Le calife s’impatientait. On le sentait fébrile, irritable. Au fur et à mesure
que le temps passait, il ne considérait plus ses généraux que comme les
instruments aveugles de sa volonté ; attitude difficilement acceptable par de
vieux hommes de guerre.
Le 18 juillet, pour des raisons tactiques qui me sont étrangères, Youssouf
décida de déplacer la presque totalité de l’armée au nord-ouest de Santarém.
On lui expliqua qu’il commettrait une erreur. On lui rappela que des troupes
ennemies, plus de vingt mille hommes, étaient signalées, commandées par un
chef chrétien qui avait acquis le surnom de « Laboureur3 ». Mais Youssouf
s’entêta et imposa sa volonté.
Il ordonna à l’un de ses généraux, un certain Mohammad al-Madkour, de se
mettre en marche dès l’aube. Soit par esprit de révolte, soit parce qu’il avait
mal compris les instructions, Al-Madkour n’attendit pas le lever du jour et, la
nuit même, repassait le fleuve. Ensuite, au lieu de prendre la direction du
nord-ouest, il marcha vers le sud-est. Sitôt que le petit groupe demeuré en
retrait fut informé de ce mouvement, la panique se répandit dans les rangs et
les ordres du calife ne furent plus écoutés.
C’est le moment que choisit l’armée chrétienne pour fondre sur nous. Il ne
restait plus au calife que sa garde et un faible détachement. La sagesse eût
voulu qu’il batte en retraite. Mais, il refusa.
Je me trouvais à ses côtés lorsqu’une flèche traversa la tente où nous nous
étions réfugiés et se ficha dans le pli de son aine gauche. Je l’ai
immédiatement arrachée et ai posé des compresses de coton sur la plaie
pour freiner l’hémorragie. Je savais que cela ne suffirait pas. Il était
indispensable que je puisse procéder à une suture. Mais, dans ce tumulte,
c’était impossible. Aussi ai-je exigé que l’on évacuât l’émir au plus vite.
On le plaça sur une civière et on lui fit traverser le fleuve, à l’abri de la
menace chrétienne. Je ne l’ai pas quitté un seul instant, m’efforçant d’apaiser
ses souffrances en lui glissant entre les lèvres des grains de pavot.
Finalement, parvenu dans le petit village d’Almeirin, nous avons investi la
maison d’un habitant et, alors que nous nous apprêtions à installer le calife
dans l’unique chambre, Youssouf m’a saisi le bras. Il a bredouillé des mots
inintelligibles et rendu l’âme4.
J’avais perdu mon protecteur, mais aussi un ami.
J’ai accompagné la dépouille du commandeur jusqu’à Séville. On le plaça
dans un cercueil, et il fut transporté à bord d’une embarcation vers le
Maghreb. On l’enterra à Tinmel, entre la tombe de son père, Al-Mu’min, et
celle de Ibn Tûmart, le fondateur du mouvement.
Le lendemain, son fils Al-Mansour fut désigné comme successeur.

*

Après six mois passés dans ma famille, le nouveau Commandeur des
croyants me réclama à son service. Mais avant, grâce au ciel, j’ai pu profiter
de mon séjour pour assister au mariage de ma fille. L’homme qu’elle avait
choisi n’était pas pour me déplaire, quoique je l’estimasse beaucoup trop
jeune. Il n’avait qu’un an de plus que Zeynab : vingt-quatre ans. Quant à mon
fils Jehad, il persistait dans le célibat. Je mentirais en disant que je n’ai pas
éprouvé un pincement au cœur lors de la cérémonie. Je suppose que tous les
pères ressentent le même trouble lorsqu’ils découvrent que la fillette qu’ils
ont tenue dans leurs bras est devenue femme.
Ma santé continuait de décliner sans que je puisse en déterminer la cause.
Mais je travaillais sans relâche. À la fin de l’année latine 1188, j’avais
pratiquement achevé mon « Grand commentaire du Traité de l’âme ».
Jour après jour, au fil des mois, je constatais que le fils du défunt calife se
montrait à la hauteur de son père. Au lendemain de son intronisation, il avait
chargé un architecte originaire de Tolède d’accoler un gigantesque minaret à
la grande mosquée de Séville5. Il s’efforçait du mieux qu’il pouvait de
maintenir cet empire almohade qui embrassait désormais l’ensemble du
Maghreb et l’Espagne musulmane. Par des gestes simples, il gagnait
l’attachement de son peuple en distribuant régulièrement de fortes sommes
d’argent aux pauvres, en ordonnant de remettre en liberté les prisonniers
dont les crimes étaient peu graves et en accordant des indemnités à ceux que
le gouvernement précédent avait lésés. Il éleva le traitement des cadis et la
solde de l’armée régulière, accomplissant de nombreux voyages dans le
Maghreb pour s’assurer que ses ordres étaient bien respectés. Il bâtissait des
hôpitaux, des mosquées, des écoles, des caravansérails, des tours et des
ponts. Comme son père, il se révélait être un protecteur des arts et du savoir.
Au cours de l’année 1192, il construisit une académie et y convia de
nombreux savants, quelle que fût leur origine. Je me suis permis de lui
suggérer de les diviser en classes. Ce qu’il fit. Régulièrement, il nous arrivait
de partager de longues heures ensemble à débattre de philosophie ou même
d’astronomie.
Un soir, son vizir, un personnage de grande expérience, me confia sous le
sceau du secret qu’Al-Mansour était le fils d’une esclave chrétienne du nom
de Sûhir, et qu’il avait été reconnu comme héritier présomptif par ordre de
son père, alors qu’il n’était pas l’aîné. Je n’ai jamais pu vérifier l’authenticité
de ces propos.
À partir de l’an 1195, le Commandeur des croyants se vit contraint
d’embarquer pour Al-Andalus. Il y avait des mois que les armées chrétiennes
se livraient à des incursions en territoire musulman : l’heure était venue d’y
mettre un terme. Il s’absenta plus d’un an. Et, le 30 juillet 1196, se répandit
l’incroyable nouvelle : un affrontement terrible avait opposé les troupes
almohades à celles d’un roi chrétien en un lieu nommé Al-Ark6. Il s’était
achevé sur un effroyable carnage. Des dix mille chevaliers chrétiens, il ne
restait plus que monceaux de cadavres. Ceux-ci, pourtant, s’étaient battus,
nous a-t-on dit, avec un courage exemplaire et l’on dut même arracher par la
violence le monarque au champ de bataille. Jamais la puissance des
Almohades n’avait été aussi grande.
Ce fut deux mois plus tard que deux lettres me sont parvenues.
Je venais de terminer le Commentaire moyen, les Tempéraments, les
Éléments, et deux autres ouvrages : Les Facultés naturelles et Fièvres.
La première lettre était signée par mon fils et m’annonçait la pire nouvelle
qui peut frapper un époux : la mort de sa femme. Zeynab s’était éteinte dans
son sommeil, la veille de ses trente-six ans. Je fus presque surpris de ne pas
m’écrouler en sanglotant comme un enfant. Étais-je le seul à vivre pareille
tragédie ? J’étais conscient que nous étions des milliers et des milliers,
pourtant, il me semblait que j’étais le seul à la ressentir si douloureusement.
J’ai quitté ma chambre et j’ai déambulé toute la nuit comme un fantôme dans
les rues de la ville, éperdu, à la quête d’un regard qui aurait ressemblé au
regard de Zeynab.
L’autre lettre était de Ibn Maïmoun. Il y avait joint un manuscrit : Le Guide
des égarés.

Fostat, 4 Tishiri 49577



Mon frère, mon ami, Ibn Rochd,
Pardonne mon long silence. Mais mon emploi du temps ne m’accorde que
peu de répit. Comme je te l’avais indiqué dans une précédente missive, je vis à
Fostat, tandis que le sultan réside à Al-Qahira8. Il me faut donc deux fois la
distance permise un jour de shabbat (près d’un mille et demi 9) pour me
déplacer d’un lieu à l’autre. Je présume que tu as été informé de la mort de
celui qui fut pendant des années mon illustre patient : Saladin. Il est décédé il
y a trois ans, à Damas. Ce fut un grand homme. Son fils l’a remplacé. Chaque
matin, je dois me rendre chez lui à la première heure : et lorsque l’un de ses
enfants ou l’une de ses concubines est malade, je ne puis quitter Al-Qahira, car
je dois assurer une présence au palais durant une grande partie de la journée.
Il arrive aussi fréquemment que des officiers royaux soient indisposés, rendant
ma présence nécessaire à leur chevet. C’est ainsi qu’en principe je suis à Al-
Qahira au lever du jour et ne puis rentrer à Fostat qu’au courant de l’après-
midi, si toutefois rien d’extraordinaire ne se produit. À mon arrivée, la faim me
tenaille tandis que mon antichambre déborde de gens venus me consulter :
juifs et gentils, amis et ennemis, hommes importants, simples paysans, bref
une grande multitude.
Juste après avoir mis pied à terre, je cours me laver les mains et je demande
aussitôt à mes patients de me permettre de prendre une légère collation qui
constitue, en fait, mon unique repas de la journée. Je commence ensuite à les
examiner et à leur prescrire les aliments qui leur seront profitables. Mes
malades entrent et sortent de chez moi jusqu’à la tombée de la nuit, et parfois
même, je te l’assure, jusqu’à deux heures, voire trois heures du matin. Je
continue de les examiner et de leur faire des prescriptions après m’être
allongé en raison de ma grande fatigue ; et lorsqu’il fait nuit noire, je puis à
peine parler.
C’est pour cette raison qu’aucun de nos coreligionnaires ne peut s’entretenir
avec moi un jour autre que le shabbat. En ce jour, toute la congrégation se
rend chez moi après l’office du matin afin que je les instruise de leurs devoirs
pour la semaine qui s’annonce ; nous étudions ensuite jusqu’à midi, heure à
laquelle ils me quittent. Toutefois, il y a quelques mois, j’ai tout de même
réussi à terminer l’écriture du livre que je t’envoie : Le Guide des égarés. Je
l’ai rédigé à l’intention des juifs perplexes, qui sont écartelés entre les textes
sacrés et la rationalité philosophique. Tu n’auras aucun souci pour le lire,
puisqu’il est écrit dans ta langue. Comme tu pourras le constater, je me suis
beaucoup appuyé sur notre inspirateur commun, Aristote. Je suis un peu
frustré de n’avoir eu accès à ton Traité de l’âme qu’une fois mon Guide publié.
Mais je suis en train de le lire, et certains passages sont jumeaux de ma
pensée.
Je me permets de te soumettre un texte sous forme de prière. Elle devrait
être prononcée par tous les médecins en remplacement du serment
d’Hippocrate, qui me paraît incomplet. Tu me feras part de ton avis.
« Mon Dieu, remplis mon âme d’amour pour l’art médical et pour toutes les
créatures. N’admets pas que la soif du gain et la recherche de la gloire
m’influencent dans l’exercice de mon art, car les ennemis de la vérité et de
l’amour des hommes pourraient facilement m’abuser et m’éloigner du noble
devoir de faire du bien à Tes enfants. Soutiens la force de mon cœur pour qu’il
soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche, l’ami et l’ennemi, le bon et le
mauvais. Fais que je ne voie que l’Homme dans celui qui souffre. Fais que mes
malades aient confiance en moi et en mon art, qu’ils suivent mes conseils et
mes prescriptions. Éloigne de leur lit l’armée des parents et les gardes qui
savent toujours tout, car c’est une engeance dangereuse qui, par vanité, fait
échouer les meilleures intentions de l’art et conduit souvent les créatures à la
mort. Je peux aujourd’hui découvrir dans mon savoir des choses que je ne
soupçonnais pas hier, car l’art est grand, mais l’esprit de l’homme pénètre
tout. »
Shalom, mon ami, mon frère. Ne nous perdons pas.
1. Région de l’ouest de l’Andalousie, qui correspond à peu près au
Portugal d’aujourd’hui.
2. Lisbonne actuelle.
3. Averroès parle sans doute du futur roi du Portugal, Sanche 1er.
4. Il semble que cette information soit imparfaite. On la retrouve bien
dans un ouvrage publié en 1893 à Alger, sous la plume d’un historien
marocain : Abd al-Wahid Merrakechi ou Al-Marrakushi, qui vécut au temps
des Almohades. Or, il n’est fait nulle part mention de la présence d’Averroès
aux côtés du calife.
5. Il s’agit probablement de la célèbre « Giralda ». Elle ne sera pas
achevée avant 1198.
6. Averroès fait ici allusion à la célèbre bataille d’Alarcos qui opposa les
armées d’Al-Mansour à celles d’Alphonse VIII.
7. 5 septembre 1196.
8. Le Caire.
9. Environ deux kilomètres et demi.
28

Plus de trois siècles après la mort d’Averroès.


Basilique Saint-Jean-de-Latran, Italie, début février 1513.

Cela faisait un an que le Ve concile du Latran avait été convoqué par le
pape Jules II. Il rassemblait plus de cent cinquante évêques et cardinaux,
parmi lesquels cent trente Italiens.
L’un des problèmes les plus épineux que cette réunion s’était engagée à
résoudre concernait les fameuses « théories conciliaires ». Selon celles-ci, les
conciles détiendraient pleine autorité et leurs décisions l’emporteraient sur
celles des papes. Au terme d’âpres débats, ponctués de hauts cris, ces
théories furent finalement condamnées et l’on conclut que « le gouvernement
ultime de l’Église n’appartenait pas aux hommes, mais à un pouvoir extérieur
et supérieur, celui de son chef le Seigneur ressuscité qui siégeait à la droite
du Père, pouvoir du Christ représenté par le pape ». En langage clair : le
pape restait seul et unique maître et les évêques voyaient leur pouvoir
minimisé. Ils n’étaient plus considérés comme des représentants du Saint-
Père, mais comme des successeurs des apôtres.
Le problème réglé, on put se tourner vers d’autres préoccupations.
L’imprimerie naissante en faisait partie. Il était urgent d’en fixer les limites.

Le 4 mai 1515, on édicta la bulle dite Inter sollicitudines.
« Nous établissons et ordonnons que désormais, et pour tous les temps
futurs, personne n’ose imprimer ou faire imprimer un livre ou un autre écrit
quel qu’il soit, tant dans notre ville que dans les autres cités et diocèses, sans
que ces livres ou écrits aient été d’abord attentivement examinés, à Rome
par notre Vicaire et par le maître du Sacré-Palais, et par l’inquisiteur de la
dépravation hérétique de la cité ou du diocèse où ladite impression doit
s’effectuer, et sans que ces livres ou écrits aient été approuvés par une
formule rédigée de leur propre main, sous peine d’excommunication
immédiate. »

Puis les évêques se penchèrent sur l’affaire la plus grave qui ne cessait
depuis trois siècles de tourmenter l’Église : l’immortalité de l’âme.
Ainsi une seconde bulle fut publiée le 19 décembre 1513, dite Apostolici
regiminis.
« Puisque le vrai ne peut être contraire au vrai, nous définissons que toute
assertion contraire à la vérité de la foi est absolument fausse, et nous
interdisons strictement qu’il soit permis de soutenir une doctrine différente ;
et tous ceux qui adhèrent aux thèses d’une telle erreur, semant ainsi des
hérésies absolument condamnées, nous décrétons qu’en tout ils doivent être
évités et punis comme hérétiques et infidèles détestables et abominables,
destructeurs de la foi catholique. »
Ainsi, le concile condamne ceux qui disent que l’âme n’est pas immortelle,
ceux qui prétendent qu’elle est unique dans tous les hommes et ceux qui
soutiennent que ces opinions, quoique contraires à la foi, sont vraies
philosophiquement. Seront poursuivis comme hérétiques et infidèles « les
fauteurs de si détestables doctrines ».
Les averroïstes en premier.
Mais aussi Thomas d’Aquin, Duns Scot, Albert le Grand, Siger de Brabant,
Boèce de Dacie, Roger Bacon, Giordano Bruno, Lucilio Vanini, qui s’étaient
pénétrés des théories du philosophe musulman, fût-ce pour les contester, les
critiquer ou les juger opposées à la droite doctrine chrétienne ou, au
contraire, pour en faire un emblème de la libre-pensée.
29

La terre n’avait pas tremblé sous mes pas, mais j’eus la conviction qu’elle
tremblait pourtant.
— Tu m’as trahi, Ibn Rochd ! Trahi et injurié !
Le visage du calife Al-Mansour ressemblait au visage de la mort. La
mienne.
Sans s’interrompre, il me jeta à la face les feuillets qu’il avait tenus tout ce
temps entre ses mains et s’écria :
— Tu as écrit : « J’ai vu une girafe chez le roi des Berbères ! » Comment as-
tu osé m’affubler de ce titre : le « roi des Berbères » ? Moi, le Commandeur
des croyants !
— Seigneur…
— N’essaye pas de nier. Ibrahim al-Wakil, ici présent (il désigna du doigt le
vizir), m’a montré le livre dans lequel se trouvent ces propos infamants.
— Le Livre des animaux, oui, seigneur. N’y voyez aucune injure. Lorsque
les savants ont à nommer le prince d’un pays, ils ont pour habitude de se
dispenser des formules élogieuses qu’emploient les courtisans et les
secrétaires. Ce…
— Silence ! Des notables de Cordoue m’ont aussi rapporté que selon toi le
Coran n’est qu’une fable ! Que tes derniers ouvrages ne sont que
blasphèmes, reniements de la religion du Prophète (paix et salut soit sur Lui).
Tu as même affirmé que la planète Al-Zahra1 était une divinité !
J’ai tenté à nouveau de me disculper, en vain.
Le calife conclut :
— Sache que ce sont uniquement les liens d’amitié que tu as entretenus
avec mon père, et avant lui avec mon grand-père, qui t’évitent la corde et
parce que j’éprouve encore quelque affection à ton égard. Dès demain, sous
escorte, tu quitteras Marrakech et tu prendras le chemin de l’exil. Tu te
rendras à Lucena parmi les juifs, banni des cités musulmanes, et tu y
attendras que la mort t’emporte.
Il me chassa d’un geste de la main comme on chasse un chien.

*

J’aurais pu franchir à pied la distance qui me séparait de Cordoue. Une
trentaine de milles. Une quinzaine d’heures de marche. Mais, à soixante-
douze ans, c’est une semaine qu’il m’eût fallu. Même si je m’y étais risqué,
poussé par le manque de ma ville, et le désir irrépressible de revoir mon fils,
je n’aurais pu. Nous étions en avril 1197. Ma maison de Lucena était
entourée de soldats. Je n’avais ni le droit de sortir, ni celui de recevoir, et je
n’étais servi que par un esclave qui, je le précise, avait été mis à ma
disposition par des membres importants de la communauté juive de la ville.
J’ignore comment, mais ils avaient réussi à plaider ma cause auprès des
autorités. Peut-être parce que de tout temps cette petite bourgade avait été
habitée par des Hébreux, et lorsque je m’y suis trouvé, leur nombre était
toujours majoritaire. Peut-être que, en m’exilant ici, on avait songé à
m’humilier, me rabaisser. C’eût été mal connaître la Révélation, où il est dit :
« Nous croyons en Allah et en ce qu’on nous a révélé, et en ce qu’on a fait
descendre vers Abraham et Ismaël et Isaac et Jacob et les Tribus, et en ce qui
a été donné à Moïse et à Jésus, et en ce qui a été donné aux prophètes,
venant de leur Seigneur : nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à
Lui nous sommes Soumis. »
C’est par cette communauté que me parvenaient, par intermittence, des
nouvelles du monde extérieur. C’est par elle que j’ai appris que mes livres,
mes manuscrits, avaient été arrachés aux bibliothèques de Marrakech, de
Fès, de Cordoue, de Séville, de toutes les grandes villes d’Al-Andalus, pour
être brûlés sur les places publiques. Par leur bouche que m’ont été
rapportées les exhortations de certains théologiens et même de savants,
incitant les « pieux musulmans » à faire le siège de ma demeure, à m’en
extirper pour me jeter à mon tour dans les flammes.

J’ai pleuré. Bien qu’il ne soit pas noble qu’un homme pleurât.
J’ai versé des larmes.
Non de tristesse, mais d’amertume.
À quoi m’aura servi de louvoyer, de courber l’échine face au pouvoir
almohade ? Car, en dépit des apparences, je m’étais bâillonné. Sans ce
bâillon, il y a des choses que j’aurais sans doute criées au grand jour, sans
retenue.
D’aucuns me rétorqueront que les princes m’ont laissé suffisamment la
bride sur le cou ; bien au-delà de mes espérances. Peut-être. Mais à quoi se
mesure la soif de liberté, si ce n’est à l’aune des limites que l’on veut nous
dicter ?
C’est une illusion. Mais l’odeur de cendres est partout.
Sur ma peau, mes draps, dans ma bouche et mes lèvres et les murs de ma
chambre.
J’imagine avec effroi mes écrits, toutes ces heures de labeur, ces moments
de fusion entre mon âme et celles de mes prédécesseurs, mes maîtres,
réduits à néant, en poussière de savoir et en humiliations.
Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ? Ai-je fait preuve de trop de suffisance en
allant au-delà des pensées d’Aristote ? Ou pas assez ? L’exégète a-t-il desservi
ou corrompu le maître ?
Au fond, la réponse à peu d’importance. Ce qui a compté, et qui compte,
c’est de chercher, puiser, raisonner. Le questionnement mène à la sagesse.
L’absence d’interrogation, à la décadence de l’esprit. Et s’il arrive que la
vérité heurte et bouleverse, ce n’est pas la faute de la vérité.

Dix mois plus tard, au début du mois de septembre 1198, sur un revirement
totalement incompréhensible, le calife Al-Mansour a exigé mon retour à
Marrakech.
J’ai accepté. Là encore, avais-je le choix ? S’il n’avait tenu qu’à moi je
serais resté à Lucena, car je savais la mort à quelques pas de mon lit.
Je suis donc rentré au Maghreb. Dans la Ville rouge.
Le calife m’a présenté ses excuses. Il avait, semble-t-il, cédé aux pressions
de certains groupes, il était tombé dans le piège d’une machination de
religieux qui n’éprouvaient que haine envers moi. Il m’a demandé de lui
pardonner.
Je me suis contenté de porter ma main sur mon cœur.

Tout est consommé.
J’entends qu’on frappe à ma porte.
C’est mon fils, Jehad.

1. Vénus.
ÉPILOGUE

D’après l’historien Salomon Munk, Averroès est mort dans la nuit du jeudi
10 décembre 1198, et il fut enterré à Marrakech.
Trois mois plus tard, son cercueil fut exhumé et transporté jusqu’à Cordoue
et inhumé pour la seconde fois.
Trois personnages étaient présents.
Un juriste. Un copiste. Et Ibn Arabi.
Averroès incarne indiscutablement un islam éclairé, marqué par la volonté
de concilier la foi et la raison, la philosophie et la Révélation, Aristote et
Mohammad. Calomnié par les uns, magnifié par les autres, en fait rarement
compris : il demeure, envers et contre tout, le dernier grand penseur de
l’islam des Lumières, voire de l’islam tout court.

BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES

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2016.
Roger Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Balland, 2016.
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2002.
Jean-Baptiste Brenet, Averroès l’inquiétant, Les Belles Lettres, 2015.
–, Je fantasme : Averroès et l’espace potentiel, Verdier, 2017.
Collectif, Le colloque de Cordoue, Climats, 1994.
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Thierry Fabre (dir.), Autour d’Averroès, l’héritage andalou, Parenthèses,
2003.
Pierre Guichard, Al-Andalus, 711‑1492 : une histoire de l’Espagne
musulmane, Pluriel, 2011.
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Edward Hoffman, The wisdom of Maimonides, Shambhala, 2013.
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Moïse Maïmonide, Le Guides des égarés, Verdier, 2002.
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Publications de l’Institut supérieur de Philosophie de l’Université de Louvain,
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Salomon Munk, Mélanges de philosophie Juive et Arabe, Vrin, 1988.
Pétrarque, De sui ipsius et multorum ignorantia, « Mon ignorance et celle de
tant d’autres », publié d’après le manuscrit autographe de la Bibliothèque
Vaticane par L. M. Capelli, Librairie Honoré Champion, 1906.
Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme, Michel Lévy Frères, 1852.
Maurice-Ruben Hayoun et Alain de Libera, Averroès et averroïsme, Presses
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Dalil Boubakeur, Averroès – Science et foi, site internet de la grande
Mosquée de Paris.
Lauréline Dartiguepeyrou, Averroès et Thomas d’Aquin, Mémoire de Master
défendu en juin 2012.

REMERCIEMENTS

Ma gratitude va en priorité à Jean-Baptiste Brenet, médiéviste, professeur


de philosophie arabe, incontournable connaisseur d’Averroès. Avec une rare
bienveillance, il a bien voulu éclairer la route sinueuse sur laquelle je m’étais
engagé. Je ne peux que saluer une ouverture d’esprit plutôt rare dans un
milieu où les scientifiques toisent souvent les romanciers.
Je remercie aussi Lauréline Dartiguepeyrou, assistante-doctorante en
histoire de la philosophie à l’université de Neuchâtel, qui, avec
enthousiasme, a accepté de relire le manuscrit, me prodiguant de précieux
conseils, et signalant les erreurs détectées ici ou là.
Et enfin, je suis reconnaissant à mon ami d’enfance, Mohamed Madkour, à
qui j’ai fait subir un tir groupé d’interrogations, tant sur les rituels et
coutumes de la religion musulmane que sur l’étymologie de certaines
expressions arabes.
Une pensée affectueuse à mon éditrice, Sophie de Closets. Je lui sais gré de
son exceptionnelle patience.
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