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Collection

RAISON DE PLUS
–—————————
Dirigée par Najat Vallaud-Belkacem
Les valeurs qui avaient guidé la construction des démocraties libérales sont
remises en cause, les clivages politiques traditionnels disqualifiés, les débats
encombrés d’idées bradées en une poignée de signes, d’opinions brandies
comme des vérités et débitées dans une accélération frénétique… Dans ce
contexte inédit et inquiétant, la collection « Raison de plus » réunit des
intellectuels et des chercheurs qui ont décidé de partager leurs travaux et de
prendre part aux batailles culturelles du progressisme.
Cette collection entend se confronter aux grandes questions qui agitent le
débat public. Contre les vents contraires de l’histoire, la pression des idées
reçues et des idéologies avançant sous le masque d’un prétendu pragmatisme,
« Raison de plus » décrypte, explique, argumente, reformule, propose et
invente.
Réconcilier le savant, le politique et le citoyen, faire le pari de la raison et de
l’intelligence collective pour retrouver le chemin d’un progrès devenu si
difficile à définir, telle est l’ambition de cette collection.
À mon père (1928-2017)
Introduction

L’émergence d’un nouvel ordre social


« Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes il n’existe que
deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des
preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. »
Paul Valéry, Œuvres, tome 1, La Pochothèque, 2016, page 1069.

Cet essai a été écrit entre « la lampe et la lumière », avant mes activités
quotidiennes d’enseignant-chercheur, et sur un thème, les effets des
politiques néolibérales, qui n’est pas habituellement le mien. Un essai donc,
qui se voudrait la « pesée exigeante, l’examen attentif »1*1 et dont l’origine
lointaine est un séjour de quelques années aux États-Unis. Mais ce qu’on
donne à lire est d’abord le retour sur l’échec d’une génération élevée dans
l’idée des progrès à venir et aujourd’hui confrontée à une crise politique,
sociale et écologique. S’il y a consensus sur l’existence d’une crise, sa nature
est plus controversée. Expliquer revient à distribuer l’ombre et la lumière, et
d’abord à décider du centre de gravité, pour reprendre, assez librement, un
terme clausewitzien. Je me range au nombre croissant de ceux pour qui la
question principale est celle de la concentration des capitaux aux mains d’une
élite de plus en plus étroite, produit et condition de l’émergence d’un nouvel
ordre social et politique. Les inégalités constituent un bon point d’entrée pour
décrire ces transformations, car elles affectent toutes les dimensions de la vie
en société. La précarité et l’humiliation qui vont avec des conditions de
travail dégradées et l’injustice ressentie devant la répartition de la charge
fiscale sont tout aussi importantes que le revenu statistiquement mesuré. Une
vision étroitement économiste des inégalités raterait la dimension morale de
la crise, le mouvement des gilets jaunes en est la démonstration.
Comment qualifier les politiques à l’origine de la montée des inégalités
depuis une génération ? Le terme « néolibéral » s’est imposé à l’usage, ce qui
a l’avantage d’éviter les débats généalogiques, car comme on sait « ce qui a
une histoire n’a pas de définition ». L’opposition à l’État providence, la
promotion de l’économie de marché et la dérégulation sont les principaux
traits que cette idéologie donne à voir publiquement. Cependant, je ne suis
pas sûr qu’il faille surestimer la cohérence intellectuelle du néolibéralisme
contemporain. Les programmes qu’il inspire, au service d’intérêts privés,
justifient le creusement du déficit à condition qu’il naisse d’une réduction
d’impôts pour les riches ; le démantèlement de l’État providence, mais une
garantie pour les banques à l’origine des crises financières ; la compétition
dans tous les domaines de la vie, mais la multiplication des rentes pour les
élites.
De ce fait, en parlant de néolibéralisme, je suis plus intéressé par un
ensemble de dispositifs2 que par une idéologie aussi inconsistante
intellectuellement qu’elle est brutale socialement. Une caractérisation exacte
de la grande transformation en cours devrait peut-être davantage insister sur
un ensemble de phénomènes étroitement liés : la généralisation de la mesure
des comportements, la transformation du gouvernement de soi, l’autonomie
déclinante des mondes sociaux3. D’abord, la mesure des comportements
collectifs et individuels (classements, notations, quantification) s’est
généralisée à l’ensemble des pratiques sociales, y compris celles de l’ordre de
l’intime (amitié, sexualité). L’importance croissante des mesures biologiques
et de l’intelligence artificielle donnent une nouvelle dimension à ces
pratiques. Ensuite, le processus d’individualisation est mené à son terme : les
individus sont sommés d’être les entrepreneurs d’eux-mêmes, à la recherche
d’une performance (mesurable) dans une logique de compétition d’autant
plus prégnante que la frontière public-privé tend à disparaître. Enfin, les
espaces sociaux sont de moins en moins spécifiques, un « ré-encastrement »
est en cours par les mesures qui unifient progressivement des mondes jusque-
là distingués par leurs enjeux, leurs pratiques, leurs valeurs. L’entreprise
commerciale, la recherche, la médecine, le sport, le monde de l’art sont régis
par les mêmes règles de rentabilité et de calcul des performances. Nous
sommes à un point de retournement par rapport au processus de
différenciation tel qu’il a été décrit dans la sociologie classique avec des
conséquences majeures sur les systèmes politiques4.
S’il est généralement reconnu que les politiques néolibérales accroissent
les inégalités, une question mérite ici d’être posée : en quoi des inégalités,
même fortes, constituent-elles un problème social ? Contre l’idée que la
critique des inégalités naît d’une envie malsaine, un ensemble de recherches
montrent leur effet négatif au-delà même de la question de la pauvreté5. Ces
analyses viennent parfois des institutions qui ont promu un néolibéralisme
débridé dans les années 1980 et ce mouvement d’autocritique doit être
relevé6. D’abord, les inégalités créent des économies moins performantes.
Inutile de dire que le ruissellement (trickle down) est un mythe qui n’est
défendu par aucun économiste. Qu’il soit utile à certains n’a pas permis de lui
trouver un quelconque fondement empirique. De façon prévisible, les baisses
d’impôt massives pour les plus riches votées aux États-Unis par les
Républicains en 2017 n’ont eu aucun effet macroéconomique positif7. Des
travaux récents montrent une causalité sans ambiguïté entre le taux de
croissance et le niveau des inégalités8 : « L’augmentation moyenne des
inégalités de 3 points de Gini survenue dans la zone de l’OCDE ces deux
dernières décennies a réduit le PIB d’environ 8,5 %9. » Historiquement, les
taux de croissance soutenus des années 1950 et 1960 aux États-Unis
coïncident avec des taux marginaux d’imposition élevés (parfois 80 %). À
l’inverse, les taux de croissance et d’épargne n’ont pas été modifiés
positivement par la réduction spectaculaire des taux d’imposition pour les
plus riches à partir des années 198010. Par ailleurs, les économies où les
inégalités sont fortes souffrent d’une instabilité spécifique, car l’épargne des
plus riches se fait au détriment de la consommation des classes moyennes et
alimente des bulles spéculatives11. Comme le rappelle régulièrement la
Banque centrale européenne, le problème principal de l’économie mondiale
est l’excès d’épargne, ce qui rend particulièrement absurdes des déductions
fiscales pour les plus riches.
Sur le long terme, les sociétés très inégalitaires rendent plus difficile
l’investissement des classes moyennes précarisées dans l’éducation de leurs
enfants. Quand 30 % des enfants britanniques vivent dans la pauvreté, dont
une majorité au sein d’une famille où l’un des adultes au moins travaille, on
s’imagine facilement les effets destructeurs sur l’éducation de cette
génération12. Les inégalités ont également un effet négatif sur la délinquance,
la sociabilité et la fluidité sociale13. On peut objecter que la France a
relativement bien contenu les inégalités de revenu disponible (c’est-à-dire
après redistribution). Ceci n’est qu’en partie vrai mais, surtout, les inégalités
d’éducation et de patrimoine s’accroissent sérieusement.
Contrairement à l’impression qu’on peut avoir certains jours en lisant Le
Figaro, les pays occidentaux ne risquent pas d’être submergés par une vague
hurlante de barbus imposant la charia, par le « grand remplacement » ou par
une augmentation incontrôlable de la criminalité. En revanche, des élites
irresponsables créent chaque jour les conditions de l’émergence de régimes
autoritaires, avec qui elles trouveront très probablement, si l’histoire est un
bon guide, un confortable modus vivendi. La crise longue, dans laquelle nous
sommes engagés depuis les années 1980, nous rappelle que la démocratie
n’est pas dissociable d’un ordre socio-économique. Autrement dit, les
inégalités sont l’expression de relations de domination qui, avec beaucoup
d’incertitudes et de contestations, structurent et reproduisent la société. À un
certain niveau d’inégalités, la démocratie n’est que formelle. Après tout,
comme le dit l’article premier de la Constitution française : la République est
« démocratique et sociale ».
La grande récession de 2008 est un effet direct des politiques néolibérales
mais, à la différence de celle de 1929, elle n’a pas conduit à des réformes
structurelles. L’incapacité des gouvernements à répondre aux souffrances
sociales explique la crise politique que nous vivons, en particulier la défiance
des citoyens face aux institutions. Là où le marxisme décrivait des
contradictions menant à la révolution, je vois plutôt une tension dangereuse
entre le capitalisme dans sa forme actuelle et les régimes démocratiques. En
effet, le néolibéralisme, parce qu’il redéfinit la place de l’État dans un sens de
plus en plus autoritaire et de moins en moins social, peut fort bien se passer
de la démocratie. La prise de position du Wall Street Journal en faveur de
Bolsonaro (et avant lui pour Pinochet et quelques autres dirigeants en froid
avec la démocratie) va dans ce sens. L’autoritarisme en Turquie, en Chine, en
Russie, en Hongrie fait aujourd’hui bon ménage avec le capitalisme en raison
d’une même logique oligarchique. Les agents de la post-démocratie sont
entrés en scène, nous avons appris leurs noms : Orbán, Trump, Bolsonaro,
Kaczyński, Duterte, Erdoğan, Salvini. Bientôt, peut-être, Le Pen rejoindra ce
triste cortège.
Cet essai s’articule autour de cinq thèmes : accumuler, hiérarchiser,
justifier, gouverner, représenter. 1) Après une tendance à la limitation des
inégalités économiques jusqu’aux années 1980, les écarts se creusent
désormais au profit d’une minorité. Le rendement supérieur du capital par
rapport à la croissance nous amène à la reconstitution d’inégalités
patrimoniales proches de celles observés au XIXe siècle. L’accroissement des
inégalités engage aussi d’autres espèces de capital, notamment scolaire et
corporel. 2) Cette concentration des capitaux accompagne une transformation
de la stratification sociale. La fermeture quasi ethnique des élites (mariage,
sociabilité, résidence) s’accélère, alors même que la fragilisation des classes
populaires et des classes moyennes s’accroît en raison notamment d’un
basculement vers les salariés des risques autrefois supportés par l’entreprise.
Dans ce contexte, la « question migratoire » se ramène essentiellement à des
discriminations contre des groupes spécifiques (religieux ou minorités
visibles) et à la formation de territoires socialement marginaux, deux
questions qui ne sont pas propres aux populations immigrées. En
conséquence de la montée des inégalités, la fluidité sociale tend à diminuer et
la capacité des classes sociales à partager des expériences culturelles, des
lieux, des émotions diminue dangereusement. 3) Cependant, ces inégalités
croissantes ne sont pas si facilement acceptées, le travail de légitimation
apparaît donc comme une condition essentielle des transformations en cours.
Le néolibéralisme est porteur d’une rhétorique économique qui justifie le
démantèlement de l’État providence et la dérégulation des marchés, mais il
produit également une étrange obsession identitaire qui hante les sociétés
contemporaines. En Europe, la question de l’islam permet de transformer une
question sociale en conflit identitaire. Jamais la recherche d’un bouc
émissaire n’a été aussi fébrile depuis l’entre-deux-guerres et l’histoire
européenne est témoin que, dans ce domaine, quand on cherche, on trouve.
4) Contrairement à une idée reçue, l’État apparaît comme un enjeu central
pour les néolibéraux en ce qu’il permet une réorientation des politiques
publiques en faveur des plus riches, notamment par la formation de rentes. Il
s’agit cependant d’un État profondément redéfini (personnel, compétences,
production des normes, domaines d’intervention) dans une logique de
porosité croissante entre le public et le privé. 5) Enfin, le lien causal entre les
politiques néolibérales et le succès des mouvements dits populistes, en réalité
d’extrême droite, est très fort. La surdité des gouvernements aux demandes
populaires, outre le vote pour des partis antisystèmes, se traduit par une
méfiance grandissante face aux institutions et des mobilisations spontanées
dont les gilets jaunes sont l’aboutissement provisoire.
Aborder un tel sujet ne va pas sans une tension entre un devoir
d’engagement et le risque de laisser s’exprimer sans contrôle l’inconscient
social lié à une trajectoire personnelle. Ma réponse, imparfaite, a été
d’argumenter mon point de vue aussi solidement que possible. Or, si les
économistes néoclassiques ignorent assez largement la question des
inégalités, il existe aujourd’hui un champ spécialisé sur ces questions. De
grandes institutions internationales (Banque mondiale, FMI, OCDE) et
nationales (INSEE, DARES par exemple), des chercheurs (sociologues et
économistes), des journalistes produisent depuis des décennies des
descriptions précises de la mécanique d’accumulation individuelle et de
destruction collective qui caractérise notre époque. Preuve de l’utilité
contrariante des lectures et des discussions contradictoires, je suis allé vers
des conclusions assez différentes, plus pessimistes, que celles initialement
pressenties. Le nombre de notes est limité pour alléger le texte, mais la
comparaison avec les États-Unis, qui ont poussé le plus loin la logique
néolibérale, sous-tend la plupart des analyses. En fait, les processus visibles
en France le sont ailleurs, notamment la concentration du capital aux mains
d’une élite extraordinairement étroite et le recul des services publics. Penser
notre situation comme une exception risque de faire manquer l’essentiel : les
particularités françaises existent, dont certaines positives, mais les trajectoires
convergent plus qu’on pourrait le croire et, probablement, vers le pire.
Chapitre 1

La distribution des capitaux


Ce chapitre est consacré à la distribution inégale de trois types de
capitaux : économique, scolaire et corporel1. Il est avéré que, depuis les
années 1980, les inégalités dans la distribution du capital économique
s’accroissent après des décennies de mouvement inverse. L’extension de
logiques néolibérales à d’autres secteurs que l’économie conduit aux mêmes
effets. En particulier, l’enseignement est gouverné par une logique
marchande qui exclut tendanciellement les classes populaires, voire
moyennes, des institutions les plus valorisées sur le marché du travail. Enfin,
le corps devient le lieu d’investissements financiers croissants, au moment où
la dégradation de la santé individuelle touche de façon différenciée les
milieux sociaux. Ces inégalités sont redéfinies et aggravées par des synergies
nées de la mesurabilité des comportements et la multiplication des
classements et des notations.

Tableau des inégalités économiques

Quand on s’intéresse à la distribution du revenu et du patrimoine, la


France est réputée relativement égalitaire au sein des grands pays
industrialisés, surtout par rapport aux États-Unis et à la Grande-Bretagne.
En réalité, la concentration du capital économique y est sensible, avec une
divergence croissante entre des classes capables d’accumuler et la partie de
la population dont les revenus stagnent ou diminuent et qui se trouve
exclue de la constitution d’une épargne2. Précisons dès maintenant que la
mesure des inégalités se heurte à des problèmes techniques. En particulier,
l’indice de Gini3, le plus fréquemment utilisé, peut être trompeur. Ainsi, un
pays peut connaître une stabilité de cet indice avec une augmentation de la
part des revenus qui va aux 10 % les plus riches, si elle est « compensée »
par un progrès des revenus des plus pauvres. L’indice ne change pas, car
les deux phénomènes s’annulent statistiquement, mais la classe moyenne a,
dans ce cas, vu sa situation se dégrader. De plus, les tranches retenues sont
des déciles, ce qui dissimule par exemple l’enrichissement exponentiel des
0,1 % supérieurs. Il est donc nécessaire de s’appuyer sur d’autres mesures,
notamment les ratios entre déciles et des analyses plus fines des tranches
supérieures (1 %, voire 0,1 %). Par ailleurs, si les revenus sont
relativement bien connus, il n’en est pas de même pour les patrimoines en
raison d’une forte évasion fiscale. Les approximations disponibles sous-
estiment sérieusement les grandes fortunes (voir chapitre 4).
La distribution des revenus est le premier élément du tableau des
inégalités. La France a limité les inégalités de revenu après redistribution
plutôt mieux que les autres pays. Ainsi, entre 1990 et 2018, la part des
revenus avant impôts des 10 % supérieurs a augmenté de 30 % à 32 %,
celle des 50 % inférieurs est passée de 24 % à 22 %. Cependant, la
puissance accrue de la redistribution fait que la part des 50 % les plus
pauvres est passée de 26 % à 27 %, celle des 10 % les plus riches de 28 %
à 25 %4, même si l’indice de Gini passe de 0,28 à 0,30 de 2002 à 2015.
Cependant, deux périodes sont nettement à distinguer. D’une part, la
réduction des inégalités de revenus est forte entre les années 1970 à 1990.
En 1970, le niveau de vie des 10 % les plus riches était 4,6 fois plus élevé
que celui des 10 % les moins favorisés, contre 3,5 vingt ans plus tard.
Depuis la crise financière de 2008, le phénomène inverse est sensible avec
une augmentation notable des disparités en haut en en bas de la
distribution. En particulier, mal pris en compte dans les statistiques, les
ménages les plus riches ont accru leurs revenus dans des proportions
supérieures à la croissance de l’économie. À l’opposé, les pauvres ont subi
la crise de 2008 plus durement que les autres : « Au cours des dix dernières
années (2006-2016), le nombre de pauvres a augmenté de 630 000 au seuil
à 50 % et de 820 000 au seuil à 60 %5. » La part de la population
percevant moins de 60 % du revenu médian s’élève désormais à 14 % :
8,8 millions de personnes avaient en 2016 un revenu inférieur à
1 026 euros par mois pour une personne seule. Toujours selon l’INSEE, la
pauvreté touche d’abord les femmes (un tiers des familles monoparentales
sous le seuil de pauvreté) et les jeunes (un enfant de moins de 18 ans sur
cinq), même si on note une augmentation récente de la pauvreté chez les
seniors.
Si les écarts de revenus ont été mieux maîtrisés que dans d’autres pays,
la répartition du patrimoine au sein de la population donne à voir une
évolution plus inquiétante6. Dans quelle dynamique la France s’inscrit-
elle ? Si la concentration du capital au début du XIXe siècle était d’environ
90 % aux mains des 10 % les plus riches, cette proportion descend à moins
de 60 % en 2010. Les rentiers étaient entre 1 et 2 % de la population avant
1914 ; ils sont moins de 0,1 % aujourd’hui. Ceux qui bénéficient de très
hauts patrimoines travaillent désormais et la rémunération en stock-options
(dont bénéficient environ 1 % des salariés) brouille la frontière
revenu/capital. La concentration du patrimoine reste cependant élevée :
d’après les données de 2014, les 10 % les plus riches possédaient 55,3 %
du patrimoine national et les 1 % les plus aisés en détenaient 23,4 %.
« Début 2015, la moitié des ménages vivant en France possèdent plus de
158 000 euros de patrimoine brut et concentrent 92 % des avoirs
patrimoniaux des ménages. Les 10 % les mieux dotés disposent d’au moins
595 700 euros de patrimoine brut et détiennent près de la moitié de la
masse totale de celui-ci. Les 1 % des ménages les plus aisés en matière
de patrimoine possèdent chacun plus de 1,95 million d’euros d’actifs. À
l’opposé, les 10 % de ménages les moins dotés détiennent chacun moins de
4 300 euros de patrimoine et collectivement moins de 0,1 % de la masse
totale7. »
Comme dans la plupart des pays, les données disponibles indiquent que
la (re)concentration du patrimoine commence à la fin des années 1980.
Selon l’INSEE, entre 2004 et 2010, c’est-à-dire en seulement six ans, le
rapport entre le patrimoine moyen des 10 % de ménages les mieux dotés et
celui des 50 % les moins dotés a augmenté de près de 10 %8. En France,
les 13 premières fortunes françaises se sont accrues de 12 % pendant le
premier trimestre 2018, une année particulièrement profitable9. On constate
également une précarisation des plus pauvres. Depuis 1998, le patrimoine
des Français a été multiplié par deux ; celui des 20 % les plus pauvres a
baissé de 20 %10. Ce graphique repris de World Inequality Database
montre les évolutions sur les dernières décennies :

Inégalités de capital, France, 1952-2014


Source : World Inequality Database, https://wid.world/fr/country/france-2/

Cette évolution est mondiale : nous sommes confrontés à une


concentration jamais vue de la richesse au profit d’une classe possédante
extrêmement étroite. Les millionnaires et les milliardaires détiennent la
moitié de la richesse personnelle globale, contre moins de 45 % en 201211
et ce chiffre pourrait monter aux deux tiers en 2030 si rien ne change12. Or,
les 2 158 milliardaires recensés dans le monde ont vu leur fortune
s’accroître de 17 % dans l’année 2016, soit 1,4 billion de dollars, c’est-à-
dire plus que le PIB de l’Espagne ou de l’Australie13. Signe de la
concentration en cours, le rapport entre revenu et patrimoine a changé : les
inégalités de patrimoine ont toujours été supérieures aux inégalités de
revenus, mais on constate un décrochage croissant entre les deux. « Le
constat général est le suivant : en moyenne, le rapport patrimoine sur
revenu – autrement dit le nombre moyen d’années d’accumulation du
revenu nécessaire à la constitution du patrimoine –, après avoir chuté au
e
XX siècle jusqu’au point bas des années 1980, autour d’une valeur de deux
ans, se rapproche aujourd’hui de six ans14. » Par ailleurs, le patrimoine est
de plus en plus hérité dans les pays occidentaux, la stabilité politique et le
développement économique tendent à favoriser l’accumulation et la
transmission. Les données recueillies par Piketty montrent la part
croissante de l’héritage dans les ressources totales d’un individu, encore
très faible dans les années 1950, elle atteint autour de 24 % pour les
générations nées dans les années 1970-1980 et les successions et donations
annuelles devraient représenter entre 25 % et 30 % du revenu annuel
disponible net des ménages en 205015. Par ailleurs, les revenus du
patrimoine dans le revenu global des ménages représentent 3 % pour les
ménages dont le niveau de vie est compris entre le premier et le second
décile, mais près de 25 % pour les 1 % supérieurs16. Si l’on suit Piketty, le
différentiel entre taux d’intérêt et taux de croissance de l’économie crée
une logique d’accumulation qui favorise le capital par rapport au travail17.
Le passé gagne contre le présent : la richesse capitalisée rapporte plus que
le taux de croissance. Finalement, il semble qu’on revienne inexorablement
à une répartition des richesses comparable à celle d’avant 1914, qui
correspond peut-être à une norme historique.

La marchandisation de l’enseignement

Le capital scolaire, mesuré par le diplôme, est un facteur décisif sur le


marché de l’emploi et, plus largement, dans la définition du statut social18.
Or, si l’école a été un élément essentiel de la fluidité sociale dans l’après-
guerre19, cette fonction tend à disparaître progressivement. L’accès
généralisé et gratuit à l’enseignement primaire, puis secondaire a permis
une ouverture sans précédent de l’enseignement supérieur. Cependant, on
constate depuis les années 1980 un moindre rendement du diplôme, en
raison notamment du coût croissant des études supérieures20.
L’augmentation du nombre de diplômés, avec aujourd’hui environ la
moitié d’une classe d’âge qui entre dans le supérieur, se traduit par une
course à la qualification pour les générations montantes. Cette
généralisation de l’accès à l’enseignement supérieur a, de plus, entraîné
une hiérarchisation de plus en plus forte des institutions de ce secteur et,
sauf dans quelques pays du nord de l’Europe, la massification n’a pas
permis une démocratisation : « Certes, l’universalisation de
l’enseignement primaire et secondaire et différentes mesures politiques ont
permis d’élargir l’accès à l’enseignement supérieur à toutes les catégories
sociales, mais la plupart des pays ont observé ce que Duru-Bellat et
Kieffer ont qualifié en France de déplacement et de recomposition des
inégalités scolaires21. »
Malgré la référence récurrente aux bienfaits de l’école républicaine dans
le discours public, une conclusion s’impose sans appel : les inégalités
sociales (économiques et culturelles) ne sont pas compensées par le
système scolaire français. Au sein de l’OCDE, la France est l’un des pays
où la corrélation entre réussite scolaire et origine sociale, définie
notamment par les diplômes des parents, est la plus forte22. On sait que les
inégalités culturelles se marquent très tôt chez les enfants dans la maîtrise
d’un vocabulaire plus ou moins étendu, le sentiment de compétence à
parler de certains sujets, la vision d’un avenir professionnel23.
L’interprétation de la corrélation entre réussite scolaire et milieu social est
cependant complexe. Dans la tradition de Bourdieu, on peut soutenir que le
fonctionnement de l’école privilégie des formes d’apprentissage et des
savoirs qui sont ceux que transmettent les classes dominantes. Le risque
serait de penser une pédagogie plus « concrète », ou moins exigeante, pour
les classes populaires. Une autre interprétation met en évidence l’effet
spécifique des dispositifs scolaires – composition sociale des classes,
qualité des professeurs, méthodes pédagogiques – sur l’acquisition des
compétences scolaires. Quoi qu’il en soit, l’école produit ou reproduit les
inégalités, par exemple lors de l’orientation des élèves, un moment où
l’origine sociale joue un rôle important. On sait ainsi qu’à résultats
scolaires identiques, les enfants des classes populaires choisiront des voies
moins prestigieuses que les enfants de la bourgeoisie.
En conséquence, les écarts initiaux s’accroissent progressivement au
cours de la scolarité avec pour conséquence une sévère sous-représentation
des classes populaires dans l’enseignement supérieur. Les travaux
disponibles indiquent une influence de plus en plus forte de l’origine
sociale à mesure que le parcours scolaire s’allonge24. Les étudiants issus
des classes populaires disparaissent progressivement pour ne représenter
qu’un pourcentage très réduit au niveau du master et du doctorat. Ainsi,
14,6 % des étudiants de licence sont enfants d’employés et 12,7 % enfants
d’ouvriers, ces chiffres tombent respectivement à 9,7 % et 7,8 % en master
et à 7 % et 5,2 % en doctorat, alors que ces catégories additionnées
représentent plus de 50 % de la population active25. Par ailleurs, l’accès
aux filières d’élite n’a connu aucune démocratisation. Malgré des essais de
réforme, les classes préparatoires aux grandes écoles gardent le même
recrutement socialement élitiste qui se renforce encore à Polytechnique,
l’ENA, HEC, l’ENS26.
Enfin, une fois le diplôme obtenu, sa valeur d’emploi dépend fortement
de l’origine sociale. Le documentaire de Julie Gavras, Les Bonnes
Conditions, donne à voir avec beaucoup de finesse les avantages dont
jouissent les enfants issus des classes privilégiées, notamment la possibilité
de se réorienter plus facilement et l’importance du capital social familial
pour trouver du travail. Ces avantages permettent une relative déconnexion
entre capital scolaire et réussite professionnelle. Par ailleurs, si les
meilleurs résultats scolaires des femmes introduisent une dimension
positive, celles-ci restent pénalisées par un moindre rendement du diplôme
(elles restent notablement moins payées à diplôme égal).
Or, tout indique une aggravation de cette situation déjà inégalitaire.
Deux évolutions en particulier sont porteuses de risque : le décrochage
scolaire des classes populaires et la marchandisation de l’enseignement. En
premier lieu, le phénomène le plus inquiétant sur le long terme est le
décrochage scolaire des classes populaires, dont les enfants ont des
compétences scolaires qui diminuent à la fois en valeur absolue et par
rapport aux groupes plus favorisés. La France se caractérise notamment par
la coexistence d’un groupe très performant et d’un autre très peu
performant en lecture, ce qui reflète la nouvelle stratification sociale
(chapitre 2)27. Dans une enquête PISA, on lit que « les études françaises
menées jusqu’en 2015 confirment les résultats des enquêtes PISA, quant à
l’aggravation des inégalités scolaires d’origine sociale, notamment due à
un net affaissement des compétences des élèves dans les établissements les
plus défavorisés ; plus que le niveau de revenu des parents, en France,
c’est le capital culturel des familles qui fait la différence en termes de
résultats (statistiquement il est plus associé aux performances scolaires) ;
si les inégalités scolaires d’origine sociale se sont approfondies, c’est
d’abord parce que les résultats des élèves des milieux les plus défavorisés
se sont dégradés, mais aussi parce que, plus récemment, les élèves
favorisés ont vu leurs compétences progresser28 ». Cette dégradation n’est
pas une fatalité puisque d’autres pays comme l’Allemagne, la Suisse et les
États-Unis connaissent une tendance inverse. Dans le cas spécifique des
enfants d’immigrés, on constate la même dégradation des résultats, malgré
une confiance quasi unanime dans l’institution scolaire qui apparaît comme
le lieu par excellence de l’intégration et de l’ascension sociale29. Ces
résultats semblent tenir à la position sociale généralement défavorisée des
migrants, mais aussi – et de plus en plus – à la dégradation des
établissements scolaires qui les accueillent. Enfin, l’écart dans la durée de
la formation augmente : « En 2010, 8,3 années séparent désormais les
scolarités les plus longues de celles des plus courtes alors que cet écart
n’était que de 6,5 ans en 1985. L’accès à ce bien précieux et coûteux
qu’est l’éducation bénéficie plus souvent à seulement 10 % des jeunes
générations30. » Or, ces 10 % sont très majoritairement issus des classes
privilégiées.
En second lieu, la marchandisation de l’enseignement supérieur
s’accélère. Alors que le capital culturel des parents était jusque-là
l’élément déterminant de la reproduction scolaire, le capital économique
s’ajoute désormais comme condition d’accès à un nombre croissant de
formations d’élite. Dès les années 1990, l’Organisation mondiale du
commerce pousse à faire de l’enseignement supérieur un marché
concurrentiel avec pour perspective le démantèlement du service public.
Les profits potentiels sont en effet considérables, puisque ce quasi-marché
représente plus de 2 000 milliards de dollars dans le monde31. En France, le
développement des universités privées et des établissements à statut
dérogatoire marque une étape vers la marchandisation des diplômes les
plus rentables. Les droits d’inscription connaissent une dérive en partie liée
à la baisse des financements publics et à l’alignement sur les prix
internationaux. Ainsi, les masters des grandes écoles coûtent généralement
entre 5 et 10 000 euros par an ; le prix de la scolarité dans les écoles de
commerce a augmenté brutalement ces dernières années. Reflétant une
tendance générale, le prix d’un diplôme à HEC est passé de 27 000 euros
en 2009 à 45 000 euros en 2017. Or, dans ce cas, les prix ne varient pas en
fonction des revenus des parents (avec pour seule exception les bourses
d’études, peu nombreuses et d’un montant insuffisant). De plus, les prix de
l’immobilier et la tendance de long terme à la ségrégation spatiale
avantagent les familles riches en raison de la concentration des meilleures
écoles dans les quartiers bourgeois32.
La privatisation de l’enseignement supérieur français est maintenant
bien engagée : « Sur 310 000 nouveaux étudiants en quinze ans, 160 000 se
sont dirigés vers une formation privée. En 2014, les formations privées
représentent la totalité des écoles de commerce et de management. Elles
accueillent environ un tiers des effectifs des écoles d’ingénieurs et de STS,
14 % des étudiants en CPGE33. » La privatisation touche donc les secteurs
stratégiques, les plus rentables pour les institutions d’enseignement, ceux
où les familles solvables sont susceptibles d’envoyer leurs enfants. Les
filières d’excellence sont de plus en plus des business schools, socialement
très élitistes, qui concurrencent les grandes écoles traditionnelles. D’un
point de vue anecdotique mais parlant, le nombre de députés élus en 2017
ayant fait une école de commerce (31) est le double du nombre d’énarques
(16)34. Nous allons vers une société où les positions dominantes dans le
champ économique seront, de facto, réservées à des héritiers dont les
familles auront été en mesure de payer des études hors de prix.
En conséquence, le coût croissant des études supérieures s’ajoute aux
autres facteurs pénalisants pour les classes moyennes et populaires. Les
bourses ne permettent pas de vivre à leurs bénéficiaires, rappelons que le
montant maximal – attribué à 6,5 % de l’ensemble des boursiers – est à
moins de 6 000 euros par an, la moyenne étant nettement inférieure.
Quelques institutions prestigieuses mettent en place des programmes
Potemkine qui organisent avec beaucoup de publicité l’arrivée de « jeunes
de banlieue », mais leur nombre réduit ne remet pas en question
l’économie du système et présente l’inconvénient d’exclure les classes
moyennes. L’endettement étudiant, sans atteindre les sommets qu’on
connaît aux États-Unis, augmente en volume et en nombre35. Enfin, les
classes supérieures envoient de plus en plus leurs enfants dans le privé. Si
la part de l’enseignement sous contrat n’a pas beaucoup bougé (environ
20 % des élèves sont dans le privé à un moment donné, mais 40 % y font
une partie de leur scolarité), la composition sociologique de ce public a
changé. Les enfants des classes favorisées tendent à déserter l’école
publique, sauf dans les quartiers les plus riches. De plus, le marché du
soutien scolaire, le plus important d’Europe avec plus de 2 milliards
d’euros de chiffre d’affaires, est en forte croissance. Or, « le tutorat privé
est beaucoup moins destiné aux élèves qui ont besoin d’une aide qu’ils ne
trouvent pas à l’école qu’à maintenir un avantage compétitif pour les
privilégiés qui réussissent déjà36 ». Les politiques publiques encouragent,
par le biais de déductions d’impôts, ces services qui profitent
majoritairement aux classe moyennes et supérieures urbaines, creusant
encore l’écart avec les classes populaires et les ruraux. Les instituts privés,
qui préparent 20 % des candidats des classes préparatoires, sont chers
(5 000 euros en moyenne pour une formation à plein temps, mais le prix
peut monter jusqu’à plus de 12 000 euros), ce qui biaise la compétition.
Finalement, dans un contexte de forte demande pour les travailleurs très
qualifiés, la marchandisation de l’enseignement a des effets
particulièrement importants sur les inégalités37.

Le capital corporel

Le capital corporel, c’est-à-dire le corps comme ressource objectivée par


la mesure, est en moyenne entré dans un processus de dégradation dans les
pays développés avec une divergence croissante entre les classes sociales.
Pourtant, les investissements qui lui sont consacrés n’ont jamais été aussi
importants, notamment parce que beaucoup y voient une nécessité sociale,
voire professionnelle. En pratique, de l’abonnement à un club de gym à la
chirurgie plastique, le marché du corps est en constant développement.
Mais l’investissement financier croissant sur les corps est surtout la
conséquence d’une dégradation de la santé individuelle qui n’est qu’en
partie liée au vieillissement de la population. Après des améliorations
spectaculaires au XXe siècle, il semble qu’un cycle se termine, comme le
montrent un certain nombre d’indicateurs : la montée de l’obésité et ses
conséquences (diabète, problèmes articulaires), la myopie plus fréquente,
la surdité précoce en raison de l’utilisation d’écouteurs, la baisse de la
qualité du sperme, une moindre résistance physique, etc. En particulier,
l’obésité, parfois décrite comme la première épidémie non infectieuse de
l’histoire, a été multipliée par trois depuis les années 1980, et la
stabilisation actuelle en France doit être considérée avec prudence38. Aux
États-Unis, la proportion d’obèses devrait atteindre 45 % à 50 % vers 2030
et 60 % en Europe vers 2050. Par ailleurs, la moindre résistance physique
des enfants est maintenant avérée avec une perte moyenne de 15 % de la
capacité cardio-vasculaire sur une génération39. Ces évolutions ont pour
l’instant un effet limité sur l’espérance de vie en raison des progrès de la
médecine. Cependant, en 2017, on note une légère baisse de l’espérance de
vie aux États-Unis pour la population blanche en raison des overdoses et
des suicides. Finalement, une nouvelle définition de la normalité des corps
émerge progressivement40 et la qualité de vie ira très probablement en se
dégradant pour la prochaine génération.
Les causes de cette nouvelle morbidité sont complexes et les preuves
directes manquent parfois en raison de la difficulté à comprendre les effets
croisés entre substances chimiques ou à mesurer ceux de la pollution
environnementale. Cependant, la responsabilité des industries (énergie,
construction, chimie) est indéniable, par exemple celle de l’agroalimentaire
dans l’épidémie d’obésité. Les entreprises de ce secteur ont, de plus, tout
fait pour empêcher une information honnête du consommateur. Ainsi, le
International Life Sciences Institute sert de bras armé aux grandes
multinationales (Coca Cola, Pepsi Co, Nestlé, McDonald’s) pour paralyser
les politiques publiques destinées à lutter contre l’obésité41. On trouve ici le
même schéma que pour la cigarette, où l’industrie reporte maintenant son
investissement sur la vaporette avec l’espoir que la dépendance à la
nicotine chez les adolescents formera un public captif pour les prochaines
décennies, ce qui semble être en passe de se réaliser. L’autre facteur
déterminant, la plus grande sédentarité, est directement lié aux écrans que
les entreprises concernées rendent de plus en plus addictifs, y compris au
moyen de manipulations psychologiques sophistiquées. Nombre de cadres
de la Silicon Valley, conscients des méfaits de leurs pratiques, interdisent
d’ailleurs les écrans à leurs enfants42. Par ailleurs, la dégradation de
l’environnement est aujourd’hui une certitude : réchauffement climatique,
destruction des forêts et désertification, troisième grande vague
d’extinction des espèces. Ainsi, 60 % des animaux vertébrés sauvages ont
disparu entre 1970 et aujourd’hui selon les statistiques du WWF (World
Wide Fund for Nature)43. Le réchauffement climatique ne peut plus être
freiné à temps pour éviter des conséquences majeures sur nos modes de vie
et ces mutations environnementales auront des conséquences sur la santé
individuelle44.
Qui va être pénalisé ? Les classes moyennes et populaires, moins à
même de se protéger de ces évolutions, vont payer le prix fort45.
L’exposition aux risques et les soins nécessaires dépendent des ressources
individuelles dans la mesure où la prise en charge collective a des limites.
Disposer d’une climatisation, d’une bonne assurance ou de la possibilité de
changer de résidence conditionne l’adaptation aux changements
climatiques, mais représente un coût important. Par ailleurs, les inégalités
d’accès aux soins entre catégories sociales, déjà fortes en France, auraient
tendance à s’aggraver46. Par exemple, les jeunes souscrivent moins à des
mutuelles pour des raisons financières. Les écarts entre les classes sociales
(morbidité, mortalité) augmentent déjà pour certaines pathologies et une
mauvaise santé rend plus difficile l’insertion professionnelle. Par exemple,
l’obésité en France touche plus les classes populaires que les classes
supérieures – avec de fortes différences régionales qui recoupent en partie
des écarts de dynamisme économique – et cet écart tend à s’accroître47. Or,
d’après une étude de l’OCDE, l’éducation, le statut social et l’obésité sont
liés de façon circulaire : être obèse est statistiquement corrélé à une
intégration plus difficile sur le marché du travail, à des arrêts maladie plus
fréquents, à une moindre productivité et à un salaire en moyenne inférieur
de 10 %48. Par ailleurs, si certaines formes de pénibilité du travail ont
diminué (porter des charges par exemple), d’autres sont plus répandues,
notamment l’exposition au bruit intense, à des produits dangereux, à des
fumées49. De plus, la fréquence du travail de nuit augmente, selon une
étude du ministère du Travail de 2014. En 2012, deux fois plus de salariés
travaillent de nuit de façon régulière ou occasionnelle (15 %) qu’en 199150.
Or, le travail de nuit a des effets sur la santé, certains avérés (troubles
métaboliques et accidents), d’autres probables (obésité, troubles
psychiques)51. Sur un autre plan, Matthieu Grossetête a montré le lien entre
les accidents de la route et la précarisation des classes populaires,
notamment du fait de l’allongement du temps de trajet dû à la
gentrification des centres-villes. « Les catégories populaires sont plus
nombreuses à emprunter quotidiennement les routes secondaires, plus
dangereuses, tandis que les couches aisées circulent surtout en ville ou sur
l’autoroute, l’infrastructure la plus sûre, avec 4 % des morts en 2012, mais
également la seule qui exige des frais de péage52. » L’espérance de vie tend
à refléter ces évolutions aux États-Unis, où l’écart entre l’espérance de vie
des plus riches et des plus pauvres s’accroît depuis le début du siècle53. Ce
phénomène ne touche pas (encore) la France, où les écarts restent liés au
sexe autant qu’à la classe sociale et ne marquent pas de divergence54.

Mesure, conversion et synergie

L’une des caractéristiques de la modernité est le développement


universel de mesures (quantification, enregistrement, classement), qui
produisent une mise en ordre du monde naturel et social. La capacité à
objectiver par la mesure des ressources matérielles, intellectuelles,
corporelles est au principe même de la constitution de différentes espèces
de capitaux. L’économie, la guerre, le sport, la politique ont peu à peu été
conquis par cette obsession. Le capitalisme industriel du XIXe siècle ne se
conçoit pas sans la multiplication de savoirs (statistique, démographie,
économie), qui sont aussi des modes de gouvernement. Le corps lui-même
voit ses performances évaluées par des institutions qui travaillent dans le
champ de la santé, de la sécurité, des assurances et de la banque.
L’implantation sous-cutanée de micro-puces commence à s’industrialiser
et ouvre la possibilité d’une production automatique de mesures que
réalisent aujourd’hui les appareils connectés. Par ailleurs, ce processus a
une dimension universelle en raison des indicateurs qui permettent de
classer des personnes et des choses en postulant leur identité de nature quel
que soit le pays considéré : un avocat turc vaut un avocat américain, les
universités sont hiérarchisables à l’aide de critères universels, la corruption
se calcule partout de la même façon, etc. L’effet performatif de ces
classements ne doit pas être sous-estimé : dans le champ universitaire, le
classement de Shanghai a eu des conséquences très concrètes sur les
politiques des établissements et leur réputation.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, les comportements ont été traités
statistiquement, en général de façon anonyme. Le développement
d’Internet, des réseaux sociaux et du traitement mathématique des données
a permis des mesures beaucoup plus individuelles. La nature même de la
mesure a changé avec l’introduction des algorithmes et de l’intelligence
artificielle. La multiplication des notations (des services, mais aussi des
clients) transforme les relations sociales et construit une histoire publique
des comportements. L’objectivation porte maintenant sur des domaines
jusque-là considérés comme privés ou non quantifiables55. Facebook peut
ainsi être compris comme une entreprise d’objectivation, d’accumulation et
de commercialisation du capital social. La mesure des comportements,
souvent produite par des notations et un classement publics, comporte une
forte valeur de compétition.
La distinction entre l’espace public et privé, sans être totalement abolie,
est du moins beaucoup plus floue. Depuis peu, Facebook utilise des
algorithmes – tenus secrets – pour détecter les suicides potentiels et
contacte éventuellement la police56. Par ailleurs, la mesure individuelle des
corps favorise la commercialisation des données qui forment la base d’une
bioéconomie en plein développement57. En particulier, ces mesures
permettent la surveillance individuelle, dont l’assurance et la santé sont les
utilisateurs. Certaines entreprises américaines établissent des plans de santé
avec des objectifs chiffrés (cholestérol, pression artérielle, etc.) et
pénalisent les employés qui échouent. CVS, la chaîne de pharmacies aux
États-Unis, demande depuis 2003 à ses employés de fournir différentes
mesures médicales (taux de sucre dans le sang, pression artérielle,
cholestérol, etc.) ou de payer 600 dollars par an. Les instruments et les
caméras embarqués exigés par certaines compagnies d’assurances
enregistrent tous les mouvements du conducteur et du véhicule.
Que la mesure soit biaisée, voire fausse, importe moins que le fait
qu’elle soit commercialisable. Par exemple, les notes de crédit (credit
score) aux États-Unis, souvent construites à partir de données recueillies
en ligne, fourmillent d’erreurs58. Par ailleurs, qui imagine que les « amis »
sur Facebook sont vraiment des amis et que le capital social d’un individu
est exactement mesuré par son carnet d’adresses virtuel ? Enfin, le
traitement des données se fait par le biais d’algorithmes, qui ne sont pas
publics, ce qui renforce le risque d’erreurs et de discriminations (par
exemple si l’on prend en compte le code postal). Cette objectivation des
comportements touche tous les aspects de la vie (professionnelle, sexuelle,
sportive, amicale) et l’utilisation d’un indice dans un autre domaine que
celui où il a été construit multiplie les possibilités. Par exemple, la note de
crédit peut prendre en compte votre capital social tel qu’il apparaît sur
Facebook. Un service de rencontres en ligne peut utiliser votre note de
crédit comme critère de sélection des partenaires potentiels. De même, la
moitié des employeurs américains regardent les notes de crédit avant
d’embaucher ou de décider d’une promotion.
Ensuite, des indices synthétiques sont potentiellement utilisables comme
modalités d’un contrôle social et politique. Par exemple, les autorités
chinoises mettent en place des notes de « crédit social » calculées en
fonction des données collectées par des applications, souvent sur un
portable59. Un algorithme convertit des comportements (crédit bancaire,
amendes routières, volontariat associatif, etc.) en points, dont
l’accumulation facilite, par exemple, la location d’une chambre d’hôtel ou,
à l’inverse, interdit l’achat d’un billet de train. Couplée à des systèmes de
surveillance, notamment par reconnaissance faciale60, la capacité de
contrôle paraît à peu près infinie. Tous les habitants de Beijing devraient
être notés d’ici la fin 2020 et différents systèmes du même type devraient
progressivement couvrir l’ensemble de la population chinoise. Ce système
qui semble sortir d’une dystopie de George Orwell n’est que la
systématisation des procédures qui se mettent en place dans tous les pays
et qui font parler d’un « capitalisme de surveillance61 ». On peut s’inquiéter
par exemple de savoir que la police britannique teste actuellement un
programme prédictif des comportements criminels, où certains indicateurs
de comportement déclencheraient de façon préventive l’intervention des
services de l’État62. La nature même du capital finit par être affectée : le
capital économique d’un individu n’est pas réductible au revenu et au
patrimoine, car il peut aussi comprendre le crédit potentiel qui fait
intervenir des éléments non économiques (genre, ethnicité, lieu de
résidence, etc.), tel qu’il est objectivé par une notation.
Ces évolutions renforcent notablement l’inertie sociale, car les notations
se forment à partir des comportements passés avec de moins en moins de
possibilité d’oubli ou de rectification (les algorithmes sont des secrets
commerciaux). Par exemple, les familles favorisées construisent les notes
de crédit de leurs enfants dès l’adolescence, ce qui permet ensuite d’avoir
de meilleurs taux d’emprunt. La numérisation de l’enseignement permet la
collecte de données, pas nécessairement anonymisées, et la construction
d’algorithmes d’apprentissage utilisables pour la sélection scolaire si l’on
dispose de l’histoire éducative d’un enfant décrite par ses interactions avec
des programmes d’enseignement automatisés63. Sur un autre plan, le calcul
de la note de crédit étant fait en fonction des dépenses, si la femme dans le
couple prend en charge les achats ménagers (ce qui est fréquent), son crédit
est moins bon que celui de son mari à revenus constants64. On voit ici
concrètement le passage d’une forme de répartition sexuelle des tâches à
un crédit bancaire et comment les catégories morales enfouies dans les
algorithmes structurent les notations économiques. Enfin, le
fonctionnement des assurances (sauf si une législation l’interdit) fait que
les données individuelles collectées permettent de faire payer les coûts
anticipés65. Pour prendre un exemple extrême, la recherche en épigénétique
montre que les traumatismes majeurs d’une génération (famine, génocide)
laissent des traces chez les descendants, ce qui ouvre la possibilité d’une
discrimination66. Enfin, l’accès public et immédiat à certaines données
redéfinit brutalement les futurs possibles : qu’on pense au poids d’une
condamnation judiciaire publiquement accessible par Internet sur l’accès à
l’emploi d’un jeune adulte ou, ce qui devrait concerner tout le monde, au
fait que les données personnelles disponibles sur Internet ne s’effacent pas.
L’histoire devient un destin, la construction des biographies par les
mesures emprisonne les individus et limite radicalement leur capacité à se
réinventer.
Chapitre 2

La stratification sociale
En fait, sinon en droit, la société française est hiérarchisée selon trois
principes : la classe, le genre et la « race ». Ces hiérarchies ne se renforcent
pas nécessairement, ainsi quand une femme appartenant à une minorité
visible est cadre dans une grande entreprise. Des progrès – en particulier sur
le plan juridique – ont diminué les inégalités liées au genre. Cette évolution,
inscrite sur plusieurs décennies, est positive, mais la fragilisation croissante
des classes moyennes et populaires touche d’abord les femmes. Les
discriminations de genre sont ainsi plus étroitement dépendantes de la
position de classe. Parler de classes peut d’ailleurs sembler paradoxal, car
comme l’écrit François Dubet, « tout se passe comme si les inégalités de
classes avaient laissé la place à des inégalités multiples et d’autant plus
insupportables qu’elles sont hétérogènes et individualisées1 ». Cette
remarque, profondément juste, amène à préciser que les évolutions actuelles
entraînent la disparition des classes sociales nées de la révolution industrielle,
en particulier la classe ouvrière qui connaîtra à terme le destin de la
paysannerie, et fragilisent les classes moyennes. Le mouvement des gilets
jaunes est le signe à la fois de cette souffrance et de la déstructuration de
groupes sociaux privés de représentation. Seule la bourgeoisie constitue une
classe mobilisée pour la défense de ses intérêts, ce qui interdit de parler,
stricto sensu, de lutte des classes.

Fermeture et transnationalisation des élites

Que dire d’un groupe social qui pratique le mariage endogame,


privilégie à l’extrême l’entre-soi dans le choix de ses lieux de sociabilité et
de résidence, utilise massivement la fraude pour éviter l’impôt ? La
fréquence de ces pratiques indique la fermeture d’une grande bourgeoisie
de plus en plus aliénée du reste de la société. La distance sociale, qui n’est
certainement pas une nouveauté, prend des formes aujourd’hui radicales
qui s’apparentent à une communautarisation. Comme le souligne un bon
observateur : « Il s’agit d’un processus de séparatisme social qui concerne
toute une partie de la frange supérieure de la société2. » Reprenons les
traits qui dessinent cette sécession des classes supérieures.
Alors même que certaines barrières de classe tendent à diminuer malgré
l’augmentation des inégalités, l’endogamie des élites est, elle, croissante.
En effet, si l’on prend le diplôme comme marqueur, on constate que :
« Exception notable, l’élite, approchée ici par le groupe des diplômés des
grandes écoles, a renforcé son endogamie ; il n’est pas à exclure que ce
décalage soit précisément l’une des conditions de possibilité du
renforcement des inégalités qui prend place au sommet de la distribution
des revenus3. » Ces unions endogames ont augmenté de 5 % en quarante
ans, pour arriver à 51 %. Cette endogamie, délibérément recherchée, passe
par des stratégies bien rodées de contrôle social, notamment une forte
ségrégation scolaire et spatiale4. Par ailleurs, la hausse de l’activité
féminine est associée à un accroissement des inégalités dans la mesure où
les couples sont plus souvent constitués de deux actifs de niveaux de vie
comparables5. De plus, la similitude des patrimoines est plus déterminante
que celle des revenus dans la formation des couples6, ce qui favorise les
fortunes installées au détriment des entrants, qui ont connu une ascension
sociale et n’ont pas eu le temps d’accumuler un patrimoine. Nicolas
Frémeaux montre ainsi que le degré d’homogamie se révèle plus important
pour le patrimoine hérité à mesure que l’on s’approche du haut de la
distribution7.
Enfin, les élites se sont internationalisées et donc en partie transformées.
L’internationalisation n’est pas un phénomène récent, les stratégies
matrimoniales de l’aristocratie européenne sont un modèle ancien
de diversification du capital social avec les profits financiers ou autres qui
en découlent. Ce qui a changé, c’est le caractère plus systématique de cette
internationalisation et son articulation avec la domination du monde anglo-
saxon, notamment l’anglicisation qui annonce une société bilingue sur le
modèle colonial. Autant qu’un élément de distinction sociale dans un pays
qui a les plus mauvais résultats de l’UE dans ce domaine, l’anglais est
désormais un élément central de la mobilité professionnelle, y compris
dans les entreprises basées en France. Par ailleurs, la classe des managers
internationaux, dont la formation est relativement homogène en raison de
la cohérence des programmes des business schools, tire sa légitimité de sa
compétence internationale, sans concurrencer d’ailleurs la bourgeoisie plus
ancienne8.
Va-t-on pour autant vers la constitution d’une bourgeoisie mondiale
mobilisable pour la défense de ses intérêts ? La relation au pays d’origine
s’est peut-être distendue politiquement, comme le montre le fait que
l’exode fiscal (ou sa menace) est devenu un argument socialement
acceptable. Par exemple, Jim Ratcliffe, première fortune britannique,
s’exile à Monaco après avoir fait campagne pour le Brexit et alors qu’il
venait d’être anobli par la reine. Carlos Ghosn est résident fiscal aux Pays-
Bas, sans que l’État français s’en soit offusqué. Par ailleurs, le rattrapage
économique du Sud et la formation d’une classe d’entrepreneurs dans ces
pays crée une similitude croissante de la stratification sociale d’un pays à
l’autre. La circulation des capitaux et des hommes, ainsi que la
fréquentation des mêmes espaces (travail et villégiature), expliquent des
formes de collaboration entre les grandes fortunes (levée de capital par
exemple). Ainsi, un rapport d’UBS, première banque mondiale de gestion
de fortune, souligne que ces familles travaillent de plus en plus en réseau9
et il ne faut pas sous-estimer les circulations régionales qui structurent les
liens entre élites depuis des décennies, par exemple des deux côtés de
l’Atlantique. Pourtant, les conclusions d’Étienne Balibar doutant de
l’existence d’une bourgeoisie mondiale nous semblent encore valides, en
particulier du fait que les rentes lient les grandes fortunes privées aux États
nationaux10. Finalement, l’internationalisation des élites relève plus de la
mise en réseau de bourgeoisies solidement implantées nationalement que
de la construction ex nihilo d’un nouveau groupe transnationalisé.

La formation d’un précariat

La situation des élites fait contraste avec la fragilisation économique


d’une majorité des salariés, dont l’autoperception est très diverse et qui ne
revendiquent pas nécessairement une appartenance de classe. Ceux-ci sont
les grands perdants des évolutions récentes. Dès 1996, Alain Lipietz
annonçait la fin de la classe moyenne dans son ouvrage La Société en
sablier. Le partage du travail contre la déchirure sociale (La Découverte)
et Louis Chauvel a chroniqué dans ses ouvrages cette fragilisation
progressive11. Ce phénomène n’a rien de spécifique à la France, il est
même tardif par rapport aux États-Unis. En effet, la classe moyenne
française a augmenté entre 1962 et 2009, alors que son déclin avait déjà
commencé outre-Atlantique, mais elle diminue depuis 2009, ainsi que son
revenu médian12.
Au cœur de ces transformations, on trouve la formation d’un
« précariat13 ». Les causes de la multiplication des emplois « flexibles »
sont nombreuses : diminution des coûts de l’intermédiation, croissance des
oligopoles, sous-traitance des services, automatisation des emplois
faiblement qualifiés. En Europe, la précarisation des classes moyennes est
en partie le résultat de la flexibilité des emplois et de la modération
salariale provoquées par la concurrence des ex-pays de l’Est14. La
« dualisation » de l’Europe depuis la crise de 2008 est maintenant bien
établie, et la divergence entre les économies installe dans la durée ces
mécanismes de concurrence intra-européens15. Depuis une génération, une
partie significative de la population rurale et des classes populaires de ces
pays vit en effet dans la pauvreté, alors même que le mode de vie de
l’Europe occidentale s’est imposé dans les représentations. Des pans
entiers de l’industrie sont désormais sous le contrôle d’entreprises
étrangères (allemandes notamment) pour qui cette main-d’œuvre bon
marché est une façon de faire pression sur les salaires dans le reste de
l’UE16.
En France, comme dans les autres pays industrialisés, la tendance est à
la polarisation du marché du travail : hautes qualifications et hauts salaires
d’une minorité contre une majorité de plus en plus concurrencée par
l’automatisation17. Les salariés très qualifiés et très peu qualifiés sont plus
nombreux, alors que l’inverse est vrai des situations intermédiaires. Le
niveau de diplôme dans la plupart des métiers a notablement augmenté,
mais moins que la formation moyenne, ce qui indique des normes de
qualification en hausse. Ensuite, les emplois intermédiaires sont menacés
par l’automatisation, avec une chance sur deux d’avoir un travail
remplaçable par un robot à court terme18. Si la santé ou l’éducation ne sont
pas immédiatement concernés, les métiers de la vente, les emplois
administratifs, agricoles et le transport connaissent déjà les effets de
l’automatisation. Et même sans subir directement le choc de l’intelligence
artificielle, les médecins, les avocats et les notaires voient déjà leur travail
profondément affecté19. À l’inverse, les services à la personne sont en forte
croissance (plus de 2 millions de salariés) en raison notamment du
vieillissement de la population et parce qu’ils sont, pour l’instant,
difficilement remplaçables par les machines. D’après une étude de la
DARES, les services à la personne à domicile emploient 1,2 million de
personnes, avec une forte saisonnalité et un turn-over important des
employeurs20. Les employées, ce sont majoritairement des femmes, ont des
perspectives d’évolution professionnelle limitées et subissent de plein
fouet la précarité. En effet, la féminisation des professions à hauts revenus,
cohérente avec la progression du nombre d’étudiantes, n’empêche pas que
les femmes restent surreprésentées dans toutes les formes de travail
alternatives au CDI (contrat à durée indéterminée) à temps complet. En
particulier, dans les classes populaires, le temps partiel féminin est subi et
touche les femmes les moins qualifiées.
Mais ces transformations n’ont eu un tel impact qu’en raison de
l’évolution de la législation du travail dans un sens très favorable aux
employeurs. Sans vouloir faire ici l’historique du détricotage du Code du
travail, il faut rappeler que loi Pénicaud de 2017 achève ce qui avait été
entrepris par la loi Fillon en 2004, la loi Bertrand en 2008, la loi El Khomri
en 2016. Désormais, la primauté très générale des accords d’entreprise
marginalise les négociations de branche et installe l’entreprise au cœur du
dispositif dans un rapport de force nécessairement défavorable aux
syndicats. La flexibilité sous-tend toute la réforme : facilitation du
licenciement, renforcement des obstacles à sa contestation, précarisation de
la condition des salariés dont les salaires et l’ancienneté sont les moins
élevés, déjudiciarisation. En particulier, les primes peuvent être abaissées
par un accord d’entreprise (apprécié par rapport à la majorité des suffrages
exprimés en faveur des organisations syndicales représentatives) et un
référendum d’entreprise permet sous certaines conditions de valider un
accord. Par ailleurs, l’indemnisation des chômeurs est conditionnée par
leur acceptation d’une offre sans prise en compte du salaire, ce qui a pour
effet de limiter les marges de négociation des demandeurs d’emploi. Enfin,
les statuts tendent à disparaître, en particulier dans la fonction publique, au
profit d’embauches de droit privé, ce qui rapproche rapidement les salariés
du privé et du public. Cette dérégulation du travail a également une
dimension européenne avec la directive de la Commission qui fixe le
maximum du travail hebdomadaire à quarante-huit heures (mais jusqu’à
soixante heures pour les chauffeurs routiers). Dans une situation de
concurrence due notamment à la menace de délocalisation, le moins-disant
social entre pays de l’UE est devenu la règle (baisse des compensations
pour les heures supplémentaires, remise en cause des CDI, baisse de
l’indemnité de licenciement)21.
Comme le souligne Robert Castel, l’erreur serait de penser la précarité
comme une phase transitoire22, le précariat se répand en fait dans toutes les
économies développées. Aux États-Unis, la quasi-totalité (94 %) des
nouveaux contrats de travail entre 2005 et 2015 sont « flexibles », et ce
type d’emploi pourrait devenir majoritaire dans une décennie23.
L’Allemagne a vu les mini-jobs (travail à temps partiel, sans droit à la
retraite, ni chômage) passer de 4,1 millions en 2002 à 7,5 millions en 2017,
malgré une diminution marquée du chômage24. En Grande-Bretagne, les
contrats zéro-heure, c’est-à-dire sans nombre d’heures minimum (2,4 % de
l’emploi total en 2018), ont été introduits dans un contexte déjà caractérisé
par une très grande flexibilité des contrats de travail. En France, les
étudiants stagiaires participent à la production de l’entreprise pour une
gratification de 600 euros s’ils travaillent plus de deux mois à plein temps.
Tout semble indiquer l’effacement progressif du salariat classique. En
France, les contrats à durée indéterminée sont en recul, notamment pour les
entrants sur le marché du travail et la comparaison inter-génération est
édifiante25. En 2017, si 88 % des salariés (hors intérim) sont encore en CDI
et 12 % en contrat à durée déterminée (CDD), la situation évolue
rapidement, car la part des CDD et contrats saisonniers pour les 15-24 ans
est passée de 11 % en 1984 à 25 % en 1987 et se situe désormais entre
25 % et 30 %26. De plus, en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une seule
journée27 et 36 % des CDI sont rompus avant un an28. Ensuite, le lien entre
CDD et chômage est fort : l’emploi en CDD n’est plus une étape avant un
CDI. Les salariés en CDD tendent à le rester et leur probabilité d’être au
chômage au bout d’un an est dix fois plus élevée que pour un employé en
CDI. Il se forme ainsi un marché du travail dual qui enferme une partie des
actifs à la marge de l’emploi stable. Un actif sur cinq change d’employeur
ou connaît un épisode de chômage d’une année sur l’autre contre un sur
huit il y a trente ans29. Plus de deux inscriptions sur trois à Pôle emploi
correspondent à des fins de CDD ou de missions d’intérim, et la tendance
est à la hausse30. Le raccourcissement de la durée des intérims et des CDD
est le signe d’une transformation de la politique des entreprises : le taux de
rotation de la main-d’œuvre a quintuplé en trente ans31. Celles-ci utilisent
désormais l’indemnisation chômage pour multiplier les CDD de très courte
durée, 75 % des emplois en CDD sont des réembauches et la moitié des
personnes indemnisées le sont (en 2015) à la suite d’un CDD contre
seulement 28 % à la suite d’un licenciement32. Ainsi, le chômage enregistre
pour les deux tiers les conséquences d’une préférence des entreprises pour
les contrats courts ou partiels, et seulement un tiers est lié aux mutations
qui affectent les entreprises. Finalement, l’organisation actuelle de
l’indemnisation aboutit à « un subventionnement, par l’économie stable, de
l’économie de la précarité. Comme l’attestent les chiffres de l’assurance
chômage, excédentaire sur le compartiment des CDI, déficitaire sur les
CDD et l’intérim33 ». Les salariés sont lucides sur ces évolutions, ce qui
explique leur sentiment croissant d’inquiétude, même quand ils sont en
CDI, quant à leur avenir professionnel : 35 % en 2013 se disent inquiets
contre 26 % en 2005. Les chiffres sont encore supérieurs pour la tranche
des 55-59 ans, dont seuls 22 % pensent pouvoir retrouver un emploi en cas
de chômage34.
Par sa pratique, l’État encourage ce mouvement en employant plus d’un
million de contractuels précaires. Bien qu’atypique par certains aspects, le
secteur de l’éducation supérieure est symptomatique de ces
transformations, car il donne à voir la valeur décroissante du diplôme et les
politiques qui installent la précarité. La loi LRU (Loi relative aux libertés
et responsabilités des universités) de 2007 s’est traduite par de nouvelles
charges non compensées pour les universités, de façon assez comparable à
la situation des collectivités locales. Les universités, prises dans
d’impossibles contraintes budgétaires, se sont alignées sur les pratiques les
plus critiquables des entreprises en utilisant un personnel sans statut et fort
mal payé (environ le quart de ce que coûte un titulaire). Aujourd’hui, plus
d’un quart des enseignants à l’université, doctorants ou post-doctorants,
sont vacataires et payés autour de 40 euros brut l’heure, souvent avec
plusieurs mois de retard. Le recrutement sur un poste stable est tardif, entre
30 et 35 ans selon les disciplines, et s’effectue à la suite d’une sélection
particulièrement concurrentielle.
Quelles sont les conséquences de la précarisation ? Celle-ci permet le
déplacement des risques économiques des entreprises vers les individus ou
vers la collectivité (État, assurance chômage). Pour ces derniers, le « coût
de l’incertitude » affecte la capacité à planifier (investissements, vacances,
lieu de résidence, etc.), même en dehors des périodes de chômage. Les
variations de revenu d’un mois sur l’autre introduisent un élément
d’instabilité en particulier si les charges fixes sont importantes (enfants,
remboursement de prêt). Aux États-Unis, les variations du revenu
individuel tendent à s’amplifier encore plus que les inégalités35. De plus,
les entreprises cherchent à reporter sur leurs « collaborateurs » les coûts de
production, par exemple un chauffeur Uber doit payer son essence, prévoir
l’amortissement de son véhicule, etc., même s’il est de fait – et peut-être de
droit en fonction du résultat des procès en cours – un salarié36.
Ensuite, la stagnation des salaires est en partie un effet de la
précarisation dans la mesure où la capacité de négociation avec
l’employeur est très limitée pour des populations prises dans des contrats
courts et généralement non syndiquées. Ainsi, aux États-Unis, qui
représentent le modèle de ce type d’économie, les salaires réels des classes
populaires stagnent depuis les années 1970. Il est significatif que le taux de
chômage extrêmement bas sous la présidence Trump (sans que ce dernier y
soit pour quelque chose) n’ait conduit qu’à une progression tardive et
encore limitée des salaires, sans que les contrats soient plus stables. En
Grande-Bretagne, les contrats zéro-heure sont un des éléments explicatifs
de la baisse des salaires réels pendant la crise de 2008 et encore récemment
(moins 0,5 % en 2017). En Irlande, en Allemagne37 et aux Pays-Bas, la
flexibilité a conduit à un taux important de bas salaires et le faible taux de
chômage dissimule une déstabilisation du marché du travail, au détriment
notamment des femmes et des jeunes. Parmi les salariés de l’UE, la
proportion de bas salaires (deux tiers ou moins du salaire horaire national
brut médian) s’élevait à 17,2 % en 2014. Sans surprise, les femmes et les
jeunes sont les catégories paupérisées : 21,1 % des femmes salariées
percevaient un bas salaire (contre 13,5 % des salariés hommes) et 30,1 %
de ces salariés ont moins de 30 ans38. Dans nos systèmes économiques,
entre 15 et 20 % de la population est ainsi prise dans le piège de la
pauvreté. D’après Eurostat, l’UE affiche ainsi un taux de pauvreté (à 60 %
du revenu médian) de 17 % en 2015. Le point décisif est que cette pauvreté
ne sera pas réglée par une baisse du chômage. La part des travailleurs
pauvres dans l’UE est passée de 8,3 % en 2010 à 9,6 % en 2016 dans un
contexte de diminution générale du chômage. En Grande-Bretagne, 14
millions de personnes vivent dans la pauvreté, soit 20 % de la population,
alors même que le taux de chômage est très bas39 et que, dans 60 % des
familles pauvres, au moins une personne travaille40.
En France, le partage capital/salaire a connu un brutal réajustement en
faveur du capital dans les années 1980 pour se stabiliser ensuite au-dessous
de sa norme, la part des salaires restant de 10 % inférieure à son point
historique culminant de 1981 (67,5 %)41. L’Allemagne a connu une
évolution semblable quelques années plus tard. Le recul de la part des
salaires a des causes multiples, mais la financiarisation est un élément
central42. Elle explique que les actionnaires attendent des rendements de
plus de 10 %, ce qui contraint les entreprises à s’endetter, à diminuer la
masse salariale en accroissant la flexibilité, voire à vendre des actifs
rentables (mais pas suffisamment) et à abandonner toute stratégie de long
terme. De 2009 à 2016, les entreprises du CAC 40 ont redistribué plus des
deux tiers des bénéfices aux actionnaires, 27 % est allé à l’investissement,
et 5 % aux salariés43. De plus, les entreprises associent moins les salariés
au capital. Ainsi, les employés d’Amazon ont vu leur salaire (un peu)
augmenter, mais sont désormais exclus de la participation au capital44. Les
entreprises tendent ainsi à séparer de plus en plus nettement la masse des
employés précarisés et les très hauts cadres, dont une part importante des
revenus est indexée sur les actions. Le pouvoir d’achat des plus pauvres est
particulièrement affecté. D’après une étude de Que choisir ? publiée en
janvier 2019, la hausse des prix sur la période 2014-2018 serait de 5 %, et
non pas de 3,65 % (chiffres Insee). Le Smic ayant progressé de 4,60 % sur
cette période, on en déduit une perte de pouvoir d’achat pour les plus
fragiles.
Finalement, cette précarisation professionnelle aggrave un ensemble de
phénomènes qui isolent les individus, notamment la plus grande fréquence
des déménagements, la diminution spectaculaire du nombre de mariages et
l’instabilité croissante des couples, un phénomène commun à la plupart des
pays industrialisés45. En France, les banques prêtent difficilement aux
emprunteurs sans CDI, ce qui explique au moins pour partie la stagnation
de l’accession à la propriété depuis vingt ans pour les plus modestes et les
primo-accédants. La surmortalité et la morbidité supérieures des chômeurs
sont probablement liées à la fragilisation des liens sociaux46.

Les migrants, nouveau visage de la question sociale


L’installation d’une population migrante est un élément important du
changement de la stratification sociale depuis une génération. Les
mécanismes de cette transformation sont multiples et leur convergence en
partie conjoncturelle, bien que des phénomènes proches soient observables
dans la plupart des pays européens. La fermeture des frontières à la suite
du choc pétrolier de 1974 a eu pour effet non anticipé de transformer
l’immigration par le regroupement familial (aujourd’hui limité avec moins
de 25 000 personnes par an) et l’installation définitive de migrants sur le
territoire français. Par ailleurs, une arrivée importante de réfugiés
asiatiques (120 000 boat people en 1979) a redessiné la carte de
l’immigration, jusque-là dominée par le Maghreb et, depuis le début du
siècle, les migrants originaires d’Afrique subsaharienne prennent à leur
tour une place centrale. Ces dernières années, autour de 200 000 migrants
arrivent en France tous les ans, dont la moitié de l’UE. Si l’on tient compte
des retours, le flux net est de 140 000 environ, soit 0,3 ou 0,4 % de la
population, ce qui est inférieur à la moyenne européenne (0,6 %)47. Par
ailleurs, le nombre de demandeurs d’asile est de 100 000 (dont 73 % pour
une première demande), dont moins de 40 % se verront reconnaître une
protection. Enfin, le nombre de personnes en situation irrégulière serait de
300 à 400 000. Contrairement à ce qui est parfois dit, la France ne connaît
pas une pression migratoire exceptionnelle. Les immigrés représentaient
6,6 % de la population française en 1931, proportion qui passe à 7,4 % en
1975. En 2014, l’Insee a recensé un peu moins de six millions d’immigrés
(personnes nées hors du territoire français), soit un peu moins de 9 % de la
population (contre 13 % en Allemagne) dont 39 % ont acquis la nationalité
française. Les acquisitions de nationalité ont fléchi au début des années
2000 en raison du durcissement de la législation, pour remonter ensuite à
100 000 par an environ.
Contrairement peut-être à une perception répandue, la question
migratoire se dissout très largement dans celle des discriminations et des
territoires désinvestis par l’État. De plus, ces deux questions ne concernent
pas uniquement les immigrés, qui ne sont pas les seuls à être discriminés,
ni les seuls à habiter dans ces quartiers. Avant tout, la notion d’intégration
devrait probablement être abandonnée en raison des confusions qu’elle
entraîne. En effet, les critères retenus doivent être précisés : maîtrise de la
langue, acquisition de la nationalité, exogamie, situation
socioprofessionnelle équivalente aux natifs, formation d’associations
culturelles ou cultuelles, etc. L’intégration au sens d’abandon des pratiques
distinctives n’est pas prédictive d’une meilleure réussite sociale. On doit
même constater qu’un degré de cohésion communautaire, indiquée par
l’endogamie ou la pratique de la langue d’origine, est souvent favorable à
une bonne intégration mesurée par la réussite scolaire ou le niveau de
revenu. En particulier, il n’y a pas de relation mécanique entre l’intégration
socio-économique et les mariages mixtes. Certaines communautés
connaissent peu de mariages mixtes, mais une bonne intégration socio-
économique, comme les Irlandais et les Juifs aux États-Unis pendant
longtemps. De même, les Asiatiques et les Portugais sont en France à la
fois beaucoup plus endogames et plus intégrés sur le marché du travail.
Ainsi, « la forte endogamie des immigrés asiatiques et portugais semble
participer à la force du lien communautaire de ces groupes, favorisant
l’insertion socio-économique de leurs membres48 ». De plus, les enfants
d’immigrés d’Asie du Sud-Est et de la Chine ont des résultats meilleurs
que les natifs à milieu social constant49. À l’inverse, les immigrés tunisiens
ont un fort taux d’exogamie, mais un statut socio-économique défavorable
(la tendance est la même pour l’immigration maghrébine en général).
Les enquêtes montrent que les immigrés français ont des comportements
largement similaires aux natifs, même s’ils votent plus à gauche, sont plus
conservateurs du point de vue des mœurs et plus observants50. Cependant,
ils ne forment pas une catégorie homogène et la « question migratoire »
telle qu’elle s’est imposée dans l’agenda politique est en fait ciblée sur des
populations spécifiques, dont une majorité a la nationalité française et dont
les enfants sont nés en France. En particulier, les migrants originaires du
Maghreb, de Turquie et d’Afrique subsaharienne se distinguent par
l’ampleur des discriminations qui les frappent. Celles-ci ne sont pas une
invention, comme voudraient le faire croire certains commentateurs, mais
une réalité démontrée par toutes les enquêtes. Tous aspects essentiels de la
vie sociale sont touchés : emploi, logement, loisirs, rapports avec la
police, etc. S’il n’y a pas de racisme d’État en France, les discriminations
sont systémiques contre les minorités visibles et les individus perçus
comme musulmans. On voit que les discriminations ne touchent pas
uniquement les immigrés ou les étrangers, la question migratoire est
indissociablement celle des minorités françaises. En particulier, les
opérations de testing ne peuvent pas faire la différence entre une
discrimination dirigée contre un immigré, un étranger ou un Français,
parce que ces catégories ne sont pas celles qui font sens dans les situations
concrètes. Sur le marché du travail, « pour ceux qui accèdent à l’emploi,
une décote salariale significative caractérise encore les hommes immigrés
non européens, une fois pris en compte tous les déterminants habituels des
niveaux de salaire51 ». Le taux de chômage des descendants de migrants
africains atteint 42 % en 2012 contre 22 % pour les descendants de
migrants européens et ils connaissent le rendement le plus faible des
diplômes52. Par ailleurs, les discriminations à l’embauche contre les
musulmans (perçus comme tels) restent fortes53. « Les testings, réalisés
depuis le début des années 2000, montrent que les candidats d’origine
maghrébine ou d’Afrique subsaharienne ont, à formation, qualification et
éléments de carrière comparables, 3 à 5 fois moins de chances d’être
convoqués à des entretiens d’embauche que les candidats d’origine
européenne54. » Plus spécifiquement, les résultats montrent que les
recruteurs sont plus souvent intéressés par les candidatures
« hexagonales » que par les candidatures « maghrébines » : le taux de
réponses positives est respectivement de 47 % et 36 % des candidatures
envoyées, soit un écart moyen de 11 points55. Le scandale des notations
raciales du PSG, qui a entraîné une sanction proprement dérisoire, n’est
que l’indicateur de processus qui restent souvent informels56. Dans le
domaine du logement, pour les Maghrébins, « le pourcentage de réponses
favorables à leurs demandes de visite de logement s’élève à 12,9 %, contre
18,7 % pour un candidat “franco-français”57 ». Enfin, les rapports avec
certaines institutions sont de plus en plus difficiles, en particulier les
contrôles d’identité au faciès sont une réalité, dont les effets sociaux sont
particulièrement délétères58. La deuxième dimension de la question
migratoire est la concentration spatiale des migrants – 38 % dans la seule
région parisienne – en raison du marché du travail, du prix de l’immobilier
et des effets de chaîne (on s’installe là où vivent déjà des migrants de la
même origine). Cette concentration a des effets sociaux, car elle se fait
dans des territoires où généralement l’État investit très peu, ce qui freine la
formation des descendants de migrants et complique sérieusement leur
rapport à la société englobante (voir chapitre 4).
Du fait de cette situation, on a pu avancer l’hypothèse d’une assimilation
descendante (downward assimilation), c’est-à-dire de la formation d’une
classe prolétaire ethnicisée sur le modèle des Noirs aux États-Unis,
l’infériorisation d’un groupe sur le plan socio-économique n’empêchant
pas une assimilation forte sur le plan linguistique et culturel59. Pourtant, à
la différence des États-Unis par exemple, il n’y a pas de ghetto en France
et la stigmatisation des populations immigrées n’a pas conduit à une
discrimination comparable à celle qui frappe les Noirs américains. Certains
indicateurs, notamment le taux d’exogamie des populations stigmatisées,
laissent penser qu’il n’y a pas nécessairement de fermeture de long terme.
Enfin, faut-il établir des statistiques ethniques ou religieuses ou
considérer que, après l’acquisition de la nationalité, celles-ci seraient
discriminatoires ? En effet, les enquêtes – utiles au débat social et à la
définition des politiques publiques – peuvent avoir un effet performatif
quand la connaissance tend à objectiver les catégories et que des acteurs
s’emparent des résultats saillants au service d’un agenda politique60. Par
exemple, la question du nombre de musulmans en prison est politiquement
sensible, sans qu’on puisse disposer de chiffres officiels. La commande de
repas halal paraît être un bon indicateur avec 27 % pour l’ensemble des
prisons et 14 % pour les centrales (peines de longue durée), mais ces
données doivent ensuite être contextualisées par un travail sociologique
aujourd’hui difficile à faire faute de données précises61. La réponse est loin
d’être simple comme en témoigne la qualité des personnalités qui sont
opposées aux statistiques portant sur l’origine ou l’appartenance à une
minorité visible (Patrick Weil notamment) et ceux qui ont pris position
dans l’autre sens (Éric Fassin, Nona Mayer, Laurent Mucchielli)62.

Fluidité sociale et espaces interclasses

La relation entre fluidité sociale et inégalités est avérée63. Un rapport de


l’OCDE montre que les pays les plus inégalitaires, les États-Unis et la
Grande-Bretagne, ont une fluidité faible en comparaison avec l’Europe du
Nord et le Canada, et déclinante64. De façon logique, la fluidité sociale est
donc plus forte en France qu’aux États-Unis, mais certaines enquêtes
indiquent un déclin qui, en toute logique, devrait s’accentuer65 en raison
des inégalités croissantes dans l’éducation et du poids de plus en plus
déterminant de l’héritage dans les revenus66. De plus, la mobilité aux deux
bouts de la hiérarchie sociale, les ouvriers et la bourgeoisie, reste très faible
et la mobilité sociale est plus souvent descendante que dans l’après-
guerre67.
Par ailleurs, quelle est la capacité des individus de différentes classes
sociales à vivre ensemble ? Cette question n’est pas réductible à la fluidité
sociale et sa réponse est fondamentale, car on peut y lire la capacité des
sociétés à définir un projet collectif. Les élites connaissent peu, et
probablement de moins en moins, le reste de la population. En effet, on a
vu que les fortunes sont de plus en plus héritées, ce qui accroît la
probabilité d’expériences homogènes des élites. Par ailleurs, les occasions
de relations interclasses sont en diminution avec la fin du service militaire,
la ségrégation spatiale accentuée dans les villes, le déclin des associations
sportives ou culturelles rassemblant un public socialement diversifié.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont montré dans leurs enquêtes
sur les pratiques sociales des classes dominantes la quasi-absence de lieux
de sociabilité socialement mélangés68. La ségrégation spatiale croissante,
avec le renvoi des populations pauvres aux frontières de la cité et la
gentrification des centres-villes, a une influence directe sur l’offre
éducative et donc la reproduction du système69. L’installation d’un centre
pour accueillir provisoirement 200 réfugiés à la bordure du 16e
arrondissement a donné lieu à un déferlement de haine qui pourrait avoir
un aspect comique70, s’il n’avait pas conduit à deux tentatives d’incendie.
Chapitre 3

« Race » et marché ou les deux faces


du néolibéralisme
Les inégalités, surtout croissantes, sont trop contraires à l’idée de justice
ancrée dans le psychisme humain pour être acceptables sans justifications,
d’autant que la coercition a ses limites1. Le travail de légitimation, qui passe
par une méconnaissance entretenue de la genèse et de la nature de la
domination, n’est efficace que sous deux conditions. D’abord, les discours
doivent être portés par des institutions perçues comme indépendantes, par
exemple religieuses. Le droit a joué le même rôle pour la royauté à un
moment crucial d’autonomisation de l’État2. Ensuite, des schèmes de pensée
transposables à différents secteurs d’activité consolident plus facilement une
vision cohérente de l’ordre social, c’est pourquoi le vocabulaire de la
domination politique a souvent une connotation sexuelle, qui renvoie à la
domination masculine comme schème primaire de domination3.

Marché, méritocratie et gouvernement de soi

Dans les sociétés contemporaines, la justification de l’ordre social, et


des inégalités, renvoie d’abord à la raison économique. Allocation des
ressources par le marché, contraintes de la concurrence internationale,
réduction des coûts, innovation technologique sont les topoï de la
conversion nationale. Ces discours sont d’autant plus légitimes qu’ils sont
ceux de l’entreprise et, de plus en plus, des institutions publiques par le
biais du NPM (New Public Management, Nouvelle Gestion publique). Or,
cette rhétorique de la contrainte objective repose sur une utilisation
frauduleuse de la science économique et dissimule un biais en faveur des
possédants. Historiquement, les idées néolibérales ont été soutenues par
des intérêts puissants, d’abord aux États-Unis, puis en Europe4. Dès les
années 1950, des postes à l’université ont été financés par des entreprises
pour former des générations d’étudiants à l’orthodoxie néolibérale. Par
exemple, en 1948, le Volker Fund a payé la chaire de Friedrich von Hayek
à l’université de Chicago et, aujourd’hui, les frères Koch donnent des
sommes considérables à certaines universités pour promouvoir ces mêmes
idées (avec un droit de regard sur les recrutements). Rien d’étonnant si
cette renaissance idéologique dans les années 1970 a été financée par les
entreprises les plus touchées par les réglementations fédérales5. L’histoire
de l’école de Chicago, et plus généralement du néolibéralisme, n’est pas
uniquement, ni même principalement, une percée inspirée sur le marché
des idées, mais le succès d’une offensive idéologique appuyée par des
milieux d’affaires6. Et les résultats sont là. Par exemple, entre 1972 et
2005, 92 % des livres climato-sceptiques publiés aux États-Unis sont liés à
des think tanks conservateurs ou libertariens (Cato Institute, Competitive
Enterprise Institute, Hudson Institute) et, en conséquence, beaucoup de
Républicains pensent encore que le réchauffement climatique n’est pas une
réalité7. Par la suite, l’idéologie néolibérale a conquis, notamment par le
biais des économistes américains, les institutions internationales qui lui ont
donné en retour une crédibilité auprès des gouvernements et des opinions
publiques. Le texte de l’OCDE de 1981 L’État protecteur en crise est une
des premières expressions de l’alignement idéologique sur le
néolibéralisme. Les politiques du FMI et de la Banque mondiale – le
« consensus de Washington » – ont ensuite provoqué des désastres
économiques dans les pays du Sud.
En France, les années 1980 permettent, peut-être parce que la gauche est
au pouvoir, une percée des idées néolibérales. Par exemple, Pierre
Rosanvallon est un des premiers (1984) à défendre à gauche la « réforme »
de l’État providence, alors que ce thème était jusque-là très marqué à
droite8. En Angleterre, à peu près au même moment, Anthony Giddens
développe l’idée d’une troisième voie9. Sur le modèle américain, les
milieux patronaux investissent dans la bataille des idées par l’intermédiaire
de think tanks10 et, dans certains cas, la différence avec un lobby patronal
paraît bien mince. Ainsi, l’Institut Montaigne, créé par le fondateur du
groupe Axa Claude Bébéar, a pour président depuis 2000 Henri de
Castries, qui a été patron du même groupe. L’Institut est financé par une
centaine de grandes entreprises et son orientation idéologique est
transparente. Après avoir ouvertement pris position pour Sarkozy en 2012,
les dirigeants de l’Institut ont appuyé les deux candidats de droite, François
Fillon et Emmanuel Macron en 2017. De même, l’Institut de recherches
économiques et fiscales promeut la réhabilitation des riches
(authentique !)11 sur une ligne proche de celle de la Fondation iFRAP
(Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques
publiques) qui est l’instrument médiatique d’un groupe d’entreprises
soucieuses de démanteler les politiques sociales12.
Plus généralement, l’économie néoclassique tend à neutraliser la
question des inégalités, renvoyée aux mécanismes du marché. Par
exemple, Jean Tirole, un économiste récompensé par un prix Nobel (en fait
le prix de la Banque de Suède), présente dans Économie du Bien commun
(PUF, 2016) une synthèse de la science économique pour un public de
non-spécialistes. Cet exercice de vulgarisation relève à bien des égards
d’une entreprise de dépolitisation de la genèse des inégalités. Celles-ci ne
sont pas au centre des préoccupations de l’auteur, il en traite en quelques
pages (p. 77 et suivantes) ; les causes de son accroissement seraient
l’innovation technologique et la globalisation (mobilité accrue des plus
compétents), dans les deux cas une efficacité économique supérieure
justifie une meilleure rétribution du marché. L’auteur conclut sur la
difficulté à mettre en place des politiques publiques correctrices en raison
de leurs effets pervers et oppose Carlos Slim, qui a fait l’essentiel de sa
fortune sur une rente (ce qui est vrai), à Bill Gates, qui aurait réussi par
l’innovation, oubliant les pratiques anticoncurrentielles de Microsoft,
notamment les ventes liées et la destruction de Netscape. De plus, cette
présentation passe sous silence tous les aspects législatifs, par exemple la
baisse des taux marginaux d’imposition pour les tranches supérieures et les
pratiques réelles de la gouvernance des entreprises. En particulier, les
salaires exorbitants des dirigeants des grands groupes ne s’expliquent pas
par leurs compétences, mais par des connivences au sein de milieux très
fermés13. Une approche plus réaliste amène Joseph Stiligtz à soutenir que
l’accumulation croissante du 1 % est d’abord liée à la création de rentes14.
De plus, les néolibéraux ont réussi à installer l’idée d’un arbitrage entre
redistribution et efficacité économique. En particulier, l’économie de
l’offre postule (mais ne démontre pas) que l’intervention étatique conduit
mécaniquement à une diminution de la richesse produite. Redistribuer
introduirait des distorsions dans le comportement des agents et le
fonctionnement des marchés : la taxation des revenus diminuerait
l’incitation à travailler, à entreprendre et à investir. Il en résulterait une
baisse du volume de biens et de services disponibles dans l’économie.
Étant donné sa force rhétorique, cet argument est fréquemment utilisé
mais, hors d’un cadre théorique très restrictif, l’idée d’un arbitrage entre
égalité et efficacité est spécieuse. Les impôts permettent en effet la
construction d’infrastructures essentielles à l’économie et les marchés ne
fonctionnent pas tous de façon concurrentielle, notamment en raison
d’asymétries d’information, problème théorisé depuis les années 197015.
Par ailleurs, la prise en compte des externalités négatives (les coûts non
compensés subis par des tiers du fait d’une activité économique) amène
sérieusement à circonscrire l’utilité sociale du marché et à réévaluer à la
baisse les coûts de l’intervention publique. Les expériences de réductions
massives des budgets publics dans quelques États américains, notamment
le Kansas, ont d’ailleurs été des échecs sans appel16.
Le point commun de ces discours – et finalement leur objet premier – est
la disqualification des politiques publiques. Ce type d’arguments n’a rien
de nouveau, il a été critiqué par Albert Hirschman dans Deux siècles de
rhétorique réactionnaire. Une fois l’État disqualifié, le marché devient la
solution de tous les problèmes. Par exemple, Milton Friedman et George
Stigler soutiennent que le logement social dérègle le marché et qu’il faut
donc le supprimer17, le même raisonnement est appliqué au salaire
minimum, à la sécurité sociale et aux parcs nationaux (qu’il faut
privatiser). Dans un entretien resté célèbre, Milton Friedman propose
même de supprimer les agences de contrôle des médicaments pour laisser
le marché opérer librement… En France, les think tanks cités plus haut
préconisent des solutions néolibérales à peine moins extrêmes : une
privatisation (partielle ou totale) de l’assurance maladie18, une forte
modération et une régionalisation du SMIC, la suppression du statut de
fonctionnaire, la vente des HLM, l’abandon de la progressivité des impôts,
la retraite par capitalisation. Les exemples abondent cependant des
domaines où le marché ne peut pas avoir de résultats satisfaisants pour des
raisons structurelles. Ainsi, les États-Unis consacrent 18 % de leur PIB à la
santé, contre 13 % en France, pour des performances médicales moindres,
ce qui s’explique notamment par les rémunérations très supérieures du
personnel médical (et les coûts d’assurance)19, alors que celles-ci sont
limitées par l’État en France. La dérégulation, notamment souhaitée par les
compagnies d’assurances, se traduirait par une hausse rapide des coûts et le
refus d’assurer certains groupes à risques. De plus, ces politiques sous-
estiment considérablement le coût d’une privatisation du service public. En
effet, les fonctionnaires sont moins payés que dans le secteur privé (à
diplôme comparable), et notamment pour les professeurs des écoles et les
universitaires, par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE. Dans le
domaine de la recherche, les fonctionnaires de l’université ou du CNRS
peuvent gagner considérablement plus dans un autre pays ou dans le privé.
Ceci va conduire (et conduit déjà) à un exode des chercheurs les plus
internationalisés. Le récent rapport Villani sur l’intelligence artificielle
reconnaissait d’ailleurs ce problème et la fuite des cerveaux qu’il engendre.
Dans le domaine de la défense, les guerres du Moyen-Orient et
d’Afghanistan ont montré l’extraordinaire gaspillage de l’argent public qui
résulte des pratiques de sous-traitance. Ainsi, la guerre d’Afghanistan a
coûté plus 1 000 milliards de dollars aux États-Unis en coûts directs20. Si
l’on ajoute les contributions des autres pays de la coalition et les coûts
indirects, cette guerre (perdue) est l’une des plus coûteuses de l’histoire
occidentale.
Par ailleurs, un des thèmes récurrents est que la « rigidité » du marché
du travail serait la cause du chômage élevé en France. En fait, le lien entre
réforme du marché du travail et chômage n’a pas pu être établi comme l’a
reconnu l’OCDE en 200421. Ainsi, la protection des salariés en CDI est
plus forte en Allemagne et comparable à la France en Autriche, sans que
leur taux de chômage soit affecté négativement. Aucune donnée ne
confirme que les réformes successives du Code du travail ont fait diminuer
le chômage de façon mesurable. Les arguments sur la peur de l’embauche
et les effets de seuils n’ont pas non plus été validés empiriquement. Selon
une enquête de l’INSEE, les réticences à embaucher s’expliquent
essentiellement par l’incertitude de la situation économique et l’absence de
main-d’œuvre adéquate22. De même, la plus grande facilité à rompre les
CDI a coïncidé avec la multiplication des CDD. En fait, le chômage de ces
dernières décennies n’a baissé que quand la croissance a été suffisante. Les
gains de productivité importants (0,8 % par an) et une démographie
dynamique expliquent qu’on estime à 1,2 % le taux de croissance
minimum pour stabiliser le taux de chômage. Or, du fait de la destruction
des capacités productives due à la crise de 2008, la croissance potentielle
ne serait plus que de 1,2 % par an contre 1,8 % avant la crise23. En toute
logique, le chômage est une question macroéconomique qui ne sera pas
réglée par une politique de l’offre, mais par un effort de formation et une
plus forte croissance.
Dans l’esprit des « solutions par le marché », la méritocratie est
présentée comme le summum de la justice sociale, l’effort collectif devant
se limiter à assurer le fair-play de la compétition interindividuelle. Or,
même dans un monde où les inégalités de départ seraient miraculeusement
compensées, la mobilité sociale (montante et descendante) ne peut en
réalité concerner qu’une minorité24. Plus fondamentalement, les écarts
entre positions sociales ne sont pas affectés par la mobilité, ce qui rend le
dispositif méritocratique inapte à répondre à la croissance des inégalités.
Mais la méritocratie a l’avantage (pour ceux qui sont dans une position
dominante) de faire reposer sur l’individu la responsabilité exclusive de sa
position dans la société. Les riches attribuent généralement leur situation à
leurs qualités morales et intellectuelles, oubliant du même coup l’héritage
ou la chance25. La construction irréelle d’un individu détaché de toutes
contingences permet d’établir une fausse équivalence entre pauvreté et
faute morale, poncif qui nous vient de loin. Comme le dit un personnage de
Pygmalion : “What is middle class morality? Just an excuse for never
giving me anything.” Les problèmes sociaux les plus divers – la
délinquance, la sécurité routière, le changement climatique ou encore le
chômage – deviennent des questions de morale individuelle26. En pratique,
les exigences contradictoires du gouvernement de soi et les conditions
réelles de vie installent un double bind permanent. Par exemple, la montée
de l’obésité est un problème majeur de santé publique qui s’explique par
des changements sociétaux complexes, que les individus sont sommés de
résoudre. Dans une logique néolibérale, le report sur l’individu d’un
problème collectif a l’avantage de créer un nouveau marché, dans ce cas de
plus de 50 milliards d’euros en 201727. Pour ce faire, le régime alimentaire
– généralement inefficace, ce qui crée un public captif – doit s’adapter à un
public plus large. Historiquement lié à l’image du corps féminin et, plus
marginalement, aux sportifs de haut niveau, le nouveau langage du régime
alimentaire est masculinisé par l’intermédiaire de la technologie (les
applications, les programmes, les objectifs chiffrés, etc.), qui permettent la
mesure de la performance28.
On voit que le néolibéralisme est, autant qu’une idéologie du marché, un
projet de gouvernement de soi centré sur la mesure de la performance et la
compétition entre les individus au détriment de la collaboration et du
partage. Certains indices montrent une transformation des attentes que les
individus ont par rapport à eux-mêmes et aux autres, notamment un
perfectionnisme et une exigence de résultats. Les parents demandent plus
de leurs enfants29, cherchant parfois à gagner une avance scolaire dès la
maternelle et le niveau de stress des élèves et des étudiants en devient
contre-productif. Sur un autre registre, un quart des salariés ne respectent
pas l’arrêt maladie prescrit, ce qui se révèle souvent là aussi contre-
productif (le surprésentéisme induit globalement une perte pour les
entreprises)30. Dans le domaine de l’intime, certains signes montrent une
transformation surprenante dans le sens d’une individualisation de la
sexualité. Alors que les conditions objectives n’ont jamais été aussi
favorables, les nouvelles générations font moins l’amour que leurs parents,
le Japon étant un exemple extrême de cette évolution. En 2005, un tiers des
Japonaises et des Japonais de 18 à 34 ans se déclarent vierges, la
proportion passe à 43 % en 2015. Cette baisse, en plus modérée, se
retrouve dans tous les pays industrialisés31. L’explication de ce phénomène
est probablement multifactorielle – diffusion massive de la pornographie,
diminution du temps libre pour les adolescents, difficultés relationnelles,
moindre fréquence des mises en couple –, mais rien n’interdit d’y voir une
modalité de ce nouveau gouvernement de soi.

La « guerre des races »

Un régime identitaire est l’ensemble des pratiques et des discours qui


hiérarchisent, définissent et organisent les rapports entre identités
ethniques et religieuses, que ces catégories soient subjectivement
revendiquées ou imposées de l’extérieur32. En France, le régime identitaire
a très longtemps eu un fondement légal, que l’on pense aux juifs jusqu’à la
Révolution et aux colonisés jusqu’aux années 196033. Si tous les citoyens
sont désormais égaux en droits sur le territoire français, on observe depuis
les années 1980 une racialisation progressive des discours au sens où les
représentations sociales sont de plus en plus centrées sur les appartenances
à des « races » concurrentes. Ce schème de pensée informe tous les
secteurs d’activité, même ceux a priori les plus éloignés de la politique.
Quand Alain Finkielkraut explique que : « En réalité, l’équipe nationale
est aujourd’hui “black-black-black”, ce qui en fait la risée de toute
l’Europe » ou que : « Le petit peuple blanc est descendu dans la rue pour
dire adieu à Johnny. Il était nombreux et seul. Les non-souchiens brillaient
par leur absence », le sport et la culture sont enrôlés au service d’une
vision raciale – et raciste – de la société française34. En effet, comme le
montrent ces citations, la stigmatisation d’un groupe se fait sur la base des
traits physiques, l’accusation portée (par le même) contre les Antillais qui
seraient des « assistés » le confirme. En pleine contradiction, l’appel aux
valeurs universalistes de la République contre les communautarismes est
lancé par celui-là même qui discrimine ses concitoyens sur la base de leur
apparence physique.
Ces processus sont construits par un ensemble de leitmotive :
l’enracinement terrien, la haine du cosmopolitisme, du métissage et de
l’islam. Cette « guerre des races », qui cible en priorité les populations
marginalisées ou pauvres, dissimule ou s’articule avec un racisme de
classe. On sait d’ailleurs que le modèle historique de la « race »,
notamment en contexte colonial, est la classe sociale (et non l’inverse). Le
passage effectué par Marx et Engels de la « lutte des races » – un des lieux
communs de l’historiographie française au XVIIIe siècle – à la lutte des
classes semble aujourd’hui se retourner, au moins dans l’ordre des
discours. Les parallèles sont forts avec les Noirs et les Latinos aux États-
Unis, les communautés du sous-continent indien et de l’Europe de l’Est en
Grande-Bretagne, les musulmans en Inde et dans les nombreux pays
d’Afrique (Côte d’Ivoire, Cameroun, RDC) où la question de l’autochtonie
devient centrale.
L’émergence et le durcissement de ces discours ne sont pas d’origine
populaire, mais d’abord la production d’une partie des élites culturelles. Il
est difficile de comprendre la place de ces discours sans revenir aux
transformations du champ intellectuel depuis une génération : ouverture
aux logiques de l’expertise et de l’entreprise, position dominée par rapport
au monde anglo-saxon et aux médias. Au tournant des années 1980,
l’écrasante domination des Aron, Bourdieu, Foucault, Lévi-Strauss, Sartre,
Veyne, etc. allait de pair avec une forte reconnaissance publique et des
ventes importantes en librairie. Depuis lors, le champ médiatique impose
ses normes de reconnaissance contre celles du champ intellectuel. Les
« nouveaux philosophes » sont ainsi une savoureuse invention médiatico-
éditoriale pour désigner des auteurs qui ne produisent pas de travaux
philosophiques, mais les essais de BHL sont probablement mieux connus
du grand public que l’œuvre de Jacques Bouveresse. Éric Zemmour donne
aujourd’hui le ton au Figaro, un journal dont je n’aurai pas la cruauté de
rappeler que Raymond Aron y fut éditorialiste. En lieu et place d’un travail
reconnu par leurs pairs, ils ont su instrumentaliser les médias par une
habile gestion de la provocation. En effet, ceux-ci (et encore plus Internet)
privilégient les positions scandaleuses pour des raisons économiquement
rationnelles, car l’outrage provoque le buzz35. Les utilisateurs de Twitter ou
de Facebook le savent (au moins intuitivement), ce qui radicalise les
messages dans un contexte de lutte permanente pour l’attention dont la
logique enfantine est profondément régressive. L’alignement avec
l’extrême droite américaine (Éric Zemmour est à peu près l’équivalent
d’Ann Coulter) permet l’importation de thèmes comme le « racisme anti-
blanc », la critique du « politiquement correct » et des études sur le genre.
La fin des intellectuels français, dénoncée à juste titre par Shlomo Sand, un
intellectuel juif israélien (la précision est ici importante), me semble en
partie liée à ces transformations36. Cette injonction médiatique au scandale
libère les peurs sociales : peur du déclassement, peur des autres couleurs de
peau, peur de la confrontation avec notre histoire. Le discours est
apocalyptique et moralisateur : abandon de l’identité nationale, « grand
remplacement », métissage de la France, désarmement moral de
l’Occident, islamisation des banlieues, attaques contre la laïcité, montée du
communautarisme, trahison des islamo-gauchistes !
Ce rapport nouveau à l’espace public accompagne la redéfinition des
clivages politiques. Les trajectoires fort communes d’intellectuels classés à
gauche dérivant sur des positions réactionnaires ou vers l’extrême droite
signalent plus qu’un effet de balancier générationnel. La querelle sur
l’identité (islam, laïcité, immigration, etc.) est le moment clé de
réorganisation du champ idéologique qui installe le musulman/immigré
comme figure de l’ennemi intérieur37. Le « grand remplacement », un
recyclage islamophobe des thèses antisémites d’avant-guerre, est une des
expressions de cette guerre civile imaginaire. Les propos complotistes de
Renaud Camus – « Ne vous y trompez pas, cependant. Ce n’est pas à des
voyous que vous avez affaire : c’est à des soldats. Enfin si, ce sont bien des
voyous, mais ces voyous sont une armée, le bras armé de la conquête. Peu
importe qu’ils en soient conscients ou pas, et d’ailleurs je pense qu’ils le
sont bien plus qu’on ne le croit38 » – sont repris sous des formes à peine
euphémisées par des intellectuels, des journalistes et des hommes
politiques, de Laurent Wauquiez à Alain Finkielkraut en passant par
François Fillon, Ivan Rioufol, Éric Zemmour, etc. Ce thème débouche
assez naturellement sur l’idée d’une « collaboration des islamo-
gauchistes » à l’islamisation de la France.
Dans le champ universitaire, Gabriel Martinez-Gros, professeur
d’histoire médiévale à Nanterre, nous offre l’exemple d’une interprétation
délirante – quel autre mot ? –, qui en dit long sur l’esprit du temps.
L’auteur commence son ouvrage39 par une déclaration d’un orientalisme de
la plus belle eau : « Il est rare, en terre d’Islam comme ailleurs, que les
hommes n’agissent pas en accord avec les règles qu’ils se sont fixées »
(page 1). La thèse centrale, lointainement inspirée d’Ibn Khaldun, est que
les empires sont divisés entre producteurs économiques et spécialistes de la
violence : à la pacification interne de l’empire répond la violence externe
des « bédouins ». Le monde contemporain, désarmé au centre, recrée des
« confins barbares » (page 31), mais « c’est l’exacerbation de la non-
violence centrale qui crée la violence marginale », car notre
« désarmement idéologique » produit des marges « plus solidaires et
violentes » (page 37). Il faut alors reconnaître des quartiers marginaux
« pour ce qu’ils sont : non pas seulement des quartiers pauvres ou
déshérités, mais des dissidences » (page 43), « les dissidences subalternes
des cités banlieusardes ou des montagnes enclavées, aujourd’hui taches
insignifiantes sur le grand Atlas de la mondialisation sédentaire » sont les
empires à venir (page 43) et « la constitution du sanctuaire territorial du
califat de Raqqa manifeste avec éclat cette reconquête des valeurs de
l’Islam » (page 55). Dans ces passages, on voit notamment le calque des
thèses de Renaud Camus sur le « grand remplacement ». Et, on l’avait
deviné, l’idéologie islamiste prégnante dans nos banlieues (?) bénéficie de
l’indulgence de la gauche (page 59). Si le ridicule tuait, on serait dans
l’obligation d’ouvrir un recrutement à Nanterre.
Les émeutes de 2005 sont un moment important dans la construction du
musulman/immigré comme ennemi intérieur40. De façon prévisible, et
irresponsable, une partie des commentateurs va immédiatement attribuer
une dimension raciale, religieuse et antirépublicaine à ces événements.
Deux responsables de l’UMP, Gérard Larcher et Bernard Accoyer,
rejoignent Hélène Carrère d’Encausse pour supputer, à la suite d’une solide
enquête ethnographique j’imagine, que la polygamie des Africains est une
cause des émeutes41. Alain Finkielkraut se confie : « Je pense que nous en
sommes au stade du pogrom antirépublicain. Il y a des gens en France qui
haïssent la France en tant que république42. » Or, tout montre que ces
émeutes inorganisées, sans contenu religieux, étaient l’expression d’une
révolte contre une marginalisation socio-économique particulièrement
brutale, notamment l’absence de services publics43. De plus, la suite a
montré une mobilisation politique des quartiers qui ont vu la genèse des
émeutes, Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Ségolène Royal a fait là un de
ses meilleurs scores au second tour des présidentielles de 2007 (60 %)
mais, surtout, la participation électorale y fut de 82 %, ce qui cadre mal
avec l’hypothèse du repli communautariste. Plus généralement,
l’inscription sur les listes électorales et le vote des immigrés et de leurs
descendants ne marquent pas un désengagement du politique44.
La série d’attentats djihadistes va ensuite stabiliser la fable d’un
séparatisme musulman. Les rapports d’experts, les reportages et les
publications se multiplient, en particulier les enquêtes – peut-être faudrait-
il des guillemets à enquête en raison du nombre de falsifications – qui
décrivent les banlieues comme des « zones de sécession », des
« djihadistan ». Cette mise en scène de la différence rappelle ce que les
historiens ont décrit au XIXe siècle : la racialisation des pauvres et des
marginaux45. Les banlieues deviennent le lieu fantasmatique d’un Orient à
domicile : faudrait-il donc parler arabe et maîtriser la théologie
musulmane, takfir, shirk et fitna compris, pour comprendre quelque chose
au 9346 ? On ne s’étonne plus de la confusion entre pratique religieuse et
islamisme, du prosélytisme considéré comme un marqueur de l’islam
politique (et les évangélistes alors ?), de la définition du musulman à partir
de la religion de ses parents, quelle que soit sa pratique personnelle47. Or,
une plus grande observance religieuse, telle qu’on la constate
effectivement chez une partie des immigrés, n’est pas signe d’une
sécession politique, la relation entre la pratique religieuse régulière dans
une mosquée et la radicalisation n’est pas avérée, de même que la
radicalisation du discours n’a pas de lien simple ou direct avec la violence.
Les trajectoires d’échec scolaire sont finalement une bonne explication
d’une partie de l’engagement violent48.
Quoi qu’il en soit de la réalité, les discours islamophobes ont la
particularité d’être socialement acceptables, ce qui est un point commun
avec l’antisémitisme d’avant-guerre. La dénonciation du « politiquement
correct » et de la « gauche bobo » permet la levée jubilatoire de certains
interdits moraux, la « liberté de ton » revendiquée étant ici la forme
particulière d’abaissement moral des intellectuels. Ce défoulement ne prête
guère à conséquence, car l’islamophobie est un racisme sans coût social,
comme le suggère ce « test du petit remplacement ». Si j’écris « les juifs se
multiplient comme des rats », on me rappellera certains films de la
propagande vichyste sur ce thème et les dangers avérés de réduire
symboliquement des humains à l’animalité. Je serai condamné en justice et
marginalisé dans les milieux intellectuels, du moins on peut l’espérer.
Mais, assez curieusement, si Oriana Fallaci écrit dans un essai brûlant de
haine « les musulmans se multiplient comme des rats », elle est publiée par
les éditions Plon et des intellectuels installés feront une critique positive de
son livre. Pierre-André Taguieff excuse ainsi l’auteur : « Fallaci vise juste,
même si elle peut choquer par certaines formules49 », et Alain Finkielkraut
louera celle qui « a l’insigne mérite de ne pas se laisser intimider par le
mensonge vertueux », même s’il condamne « une généralisation »50. De
même, avec Soumission, Michel Houellebecq, par ailleurs chroniqueur
cynique et misogyne de la société néolibérale, affiche une nouvelle fois
son islamophobie en jouant sur le thème complotiste de l’asservissement
de la France par les musulmans51. Une transposition du scénario, une
minorité juive soumettant la France à sa loi, aurait avec raison créé un
scandale. Plus que les dérives individuelles, ce qui doit être retenu est
l’absence de sanction sociale au moment où les propos haineux sont assez
unanimement condamnés quand ils touchent les juifs, les femmes et les
Noirs.
La raison en est probablement que l’« islam » est l’opérateur qui permet
de faire fonctionner un racisme de classe sans les coûts symboliques
associés à la haine du peuple, telle qu’elle pouvait librement se donner
cours au XIXe siècle52. Par un retournement qui n’a rien de surprenant, la
stigmatisation des classes populaires se fait au nom du « peuple », mais un
peuple blanc et chrétien, je me retiens d’ajouter en costume régional, un
peuple en tout cas d’avant le « métissage ». Or, les classes populaires sont
plus « métissées » que les classes supérieures du fait même que les
migrants sont généralement pauvres53. Ce fantasme du peuple, bien éloigné
de la réalité d’aujourd’hui, mais aussi de notre histoire, permet
l’expression d’un solide mépris pour les plus démunis. Luc Ferry exprime
avec une grande clarté ce mélange de xénophobie et de racisme de classe
dans un entretien : « Pisa n’évalue pas les systèmes éducatifs mais les
performances des élèves. Or, les performances des élèves sont mille fois
plus liées à ce qui se passe dans les familles qu’à ce qui se passe dans
l’école. Je vais vous dire les choses très carrément, quand j’étais ministre
c’était un peu difficile à dire, mais mon directeur de l’évaluation est venu
me voir, c’était un type très bien, polytechnicien, mais pas idiot pour
autant. Il m’a dit : “Si on supprimait les 15 % de quartiers pourris qu’il y
a en France, avec des établissements dans lesquels il y a 98 nationalités et
où on n’arrive pas à faire cours, eh bien nous serions classés numéro 1
dans Pisa”54. » Il est bien sûr faux de dire que l’école n’a qu’une influence
marginale, on a vu plus haut que tout indique le contraire55, et cette
ignorance doublée d’une attitude démissionnaire est en soi problématique
pour un ancien ministre de l’Éducation nationale. Le même glissement
entre classe défavorisée et population étrangère est très naturellement fait
par Alain Finkielkraut, dont la surdité sociale doit être relevée : « Je suis
très frappé que maintenant, nombre de beurs et même de gens qui vivent
dans les banlieues, quelle que soit leur origine ethnique, ont un accent qui
n’est plus français tout à fait. Mais ils sont nés en France ! Et pourquoi
ont-ils un accent ? Et pourquoi leurs enfants auraient-ils un accent ? C’est
tout à fait sidérant56. » Le lecteur sera surpris d’apprendre que l’accent des
banlieues n’est pas tout à fait français (mais d’où alors ?). Dans quel
univers mental et social faut-il évoluer pour ne pas savoir qu’il y a des
accents liés à la classe sociale et au territoire ?
Ces discours traduisent une révolution conservatrice qui tente de
redessiner le rapport au droit et à la religion. Les valeurs, opposées au
droit, sont ainsi un thème central : l’appartenance à la société française
supposerait, en plus et peut-être au-delà du respect des lois de la
République, l’adhésion à un ensemble de « valeurs » jamais clairement
définies, ce qui permet d’exclure à volonté tel ou tel groupe au nom de
l’enracinement et des traditions. Le soubassement idéologique (conscient
ou non) de ces positions est la révolution d’extrême droite de l’entre-deux-
guerres, réactionnaire et obsédée par la menace intérieure. Il n’est
d’ailleurs pas indifférent que les conditions même de l’émergence de la
pensée de Heidegger, la peur du déclassement chez la petite bourgeoisie,
aient une telle résonance dans la France contemporaine57. La réhabilitation
du régime de Vichy par Éric Zemmour n’est pas un hasard. Par ailleurs,
derrière le thème du retour à l’ordre naturel, se dessine un projet de société
contraire à la laïcité par la revendication d’une place spécifique pour la
chrétienté. Ainsi, les déclarations de Nicolas Sarkozy, alors candidat aux
primaires, « un pays chrétien dans sa culture et dans ses mœurs » et de
Nadine Morano sur un pays de « race blanche » aux origines « judéo-
chrétiennes » sont frontalement contraires à l’esprit de la loi de 1905 et il
faut Paul Veyne pour nous rappeler que « ce n’est pas le christianisme qui
est à la racine de l’Europe, c’est l’Europe actuelle qui inspire le
christianisme ou certaines de ses versions58 ». Comble d’absurdité, pour
mieux s’opposer à l’islam, on vante la « civilisation judéo-chrétienne », un
concept historiquement absurde, souvent mal reçu du côté juif, et à
différencier du dialogue judéo-chrétien.

Vers un retour du darwinisme social ?

Les régimes de justification par la « race » et la raison économique


semblent contradictoires par la tonalité des discours, les justifications
avancées et les groupes qui les portent. En réalité, comme le montre Jean-
François Bayart, le néolibéralisme et le repli national-identitaire sont le
produit d’une même dynamique59 et les passerelles sont nombreuses. Le
Figaro tient simultanément les deux lignes (Baverez et Zemmour pour
simplifier). Les attaques contre les immigrés sont aussi une façon de
demander une réduction des programmes sociaux, dont ces derniers
abuseraient (ce qui est faux), pour l’ensemble de la population. Une vision
raciale du social peut être dirigée contre, par exemple, le « complot de la
finance juive », mais aussi les « classes dangereuses », c’est-à-dire
populaires. Les grands groupes peuvent à la fois lutter contre les
discriminations frappant les minorités visibles et de genre et délocaliser
leurs usines à Karachi, où les ouvrières travaillent dans des conditions
particulièrement dures. Deux figures intellectuelles centrales du
néolibéralisme, Hayek et Friedman, se sont compromises avec des
dictatures. Enfin, nous verrons dans le chapitre suivant que ces oppositions
intellectuelles tendent à s’effacer car l’extrême droite utilise les deux
registres, ce dont Trump est un excellent exemple.
Une question préjudicielle paraît importante à clarifier : la connivence
entre le libéralisme du XIXe siècle, c’est-à-dire l’idéologie du capitalisme
montant, et la « guerres des races ». Contrairement à la racine du mot lui-
même et à la présentation hagiographique qui domine les manuels
d’histoire des idées, le libéralisme comme théorie politique privilégie la
propriété sur la liberté individuelle. Les modalités réglées de compétition
politique entre élites possédantes n’encouragent pas l’universalité des
droits. Comme le rappelle Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme,
il s’agit d’un projet de gouvernement réticent à l’élargissement de la
communauté politique au-delà des élites possédantes (historiquement
masculines et blanches) : « Si nous reprenons maintenant ce que suggèrent
d’illustres historiens et sociologues américains, on peut parler de
“Herrenvolk democracy”, c’est-à-dire d’une démocratie qui ne vaut que
pour le “peuple des seigneurs”60. » Les élections, si elles supposent la
participation des classes populaires, sont condamnées (ou acceptées avec
réticence) par les grands penseurs libéraux du XIXe siècle. Le capitalisme
naissant ne va pas sans une insigne violence contre les classes populaires61
et il faut penser la coïncidence de la montée concomitante du capitalisme,
de la démocratie et du colonialisme. « La ligne de démarcation très nette
entre les Blancs, d’une part, et les Noirs et les Peaux-Rouges, de l’autre,
favorise le développement de rapports d’égalité dans la communauté
blanche. Les membres d’une aristocratie de classe ou de race ont tendance
à s’autocélébrer comme des “pairs” ; l’inégalité criante imposée aux
exclus est le revers du rapport de parité instauré entre ceux qui jouissent
du pouvoir d’exclure les “inférieurs”62. » On connaît les textes de
Tocqueville sur la colonisation de l’Algérie, qu’on peut excuser comme
étant le reflet d’une époque, mais dont le racisme assumé donne matière à
réflexion63. Tout compte fait, depuis le XIXe siècle, le capitalisme et la
démocratie entretiennent une relation complexe et généralement
conflictuelle.
Aujourd’hui, le néolibéralisme et la « guerre des races » peuvent
s’articuler dans une version actualisée du « darwinisme social ». Cette
idéologie, qui naît en fait avant Darwin et qu’il serait plus juste de nommer
« spencérisme », désigne une vision de la société fondée sur la compétition
individuelle et, selon la formule inventée par Spencer, le « survival of the
fittest ». Beaucoup de thèmes du néolibéralisme sont présents dans l’œuvre
de Spencer, notamment le refus de toute intervention de l’État et la
justification des inégalités même extrêmes64. Rappelons par ailleurs que le
darwinisme social était une théorie assez généralement acceptée avant la
Seconde Guerre mondiale, notamment chez les élites qui en tiraient
argument pour justifier la stratification sociale.
Or, les avancées très rapides de la biologie ces dernières décennies
permettent un retour à des théories biologiques du social, qui forment un
nouveau paradigme65. Les ouvrages se sont multipliés sur l’hérédité
individuelle dans le mainstream scientifique. De plus, l’ouverture d’un
marché bioéconomique révolutionne la question de l’héritage génétique
avec la sélection des gènes par les familles66. Il est désormais possible pour
des sommes de plus en plus modiques de faire analyser son profil
génétique, voire de choisir certains traits physiques pour ses enfants, par
exemple la couleur des yeux67 ou le sexe, ce qui est légal en Californie. On
parle déjà dans un avenir proche d’opérer une sélection portant sur des
traits comportementaux. De façon croissante, la génétique devient une
méthode d’approche des problèmes sociaux avec la recherche de variations
génétiques explicatives des comportements (délinquance, sociabilité,
dépression, etc.), ce qui s’articule bien avec la généralisation de la mesure
telle que nous l’avons analysée plus haut. Par exemple, le QI (quotient
intellectuel) est « fiable, reproductible et pertinent, puisqu’il prédit bien la
réussite scolaire, les revenus professionnels, ainsi que la santé et la
longévité68 ». Il peut donc servir à orienter les décisions dans de nombreux
domaines, scolarité, assurances, judiciaire, etc. L’utilité des politiques
publiques telle qu’on les pense est remise en question. Ainsi : « Ce n’est
pas parce qu’il y a des livres dans les bibliothèques des bourgeois que
leurs enfants sont de bons lecteurs, c’est parce qu’ils ont reçu un bon
patrimoine génétique. Nos différences de capacités de lecture en sont
issues à 64 %, la famille, l’école et nos efforts individuels n’y sont que
pour un tiers. La corrélation dérangeante entre pauvreté, environnement
culturel, bagage génétique, capacités cognitives et QI reste taboue69. »
Cette citation tiré d’un éditorial publié dans L’Express est une bonne
illustration de discours qui nous semblent promis à un certain avenir. Déjà,
des programmes de recherche ont mis en évidence des corrélations qui
expliqueraient 20 % de l’héritabilité du QI, et des chercheurs défendent
l’idée de tests, directement effectués par les parents, pour les enfants en
raison de leur capacité à prédire notamment la réussite scolaire70. Les
conséquences de cette démarche sont dévastatrices pour les politiques
publiques. En effet, à quoi bon financer des programmes d’éducation pour
les classes populaires si le problème est génétique ? Si ces théories
acquièrent suffisamment de crédibilité sociale, la prophétie deviendra
autoréalisatrice pour les classes populaires ou les minorités, déjà sujettes à
l’autoexclusion de la compétition scolaire.
L’approche génétique du social, dont la rhétorique mobilise tous les
signes extérieurs de scientificité (corrélations, régressions, etc.), peut
rapidement dériver vers une vision raciale. La technicité apparente du
débat (comme en économie) facilite la conversion de ceux qui sont
socialement prédisposés à croire71. Chez certains auteurs, l’hérédité de
l’intelligence expliquerait l’essentiel des inégalités individuelles, mais
aussi entre les groupes ethniques, genres et pays72. L’ouvrage qui marque
le retour de ces théories est celui de Richard Herrnstein et Charles Murray,
The Bell Curve: Intelligence and Class Structure in American Life (1994).
L’ouvrage « démontre » à la fois que les positions sociales sont d’abord –
et de plus en plus – le résultat de l’intelligence individuelle mesurée par le
QI. Des collectifs sont également classés : le QI des Noirs et celui des
femmes est en moyenne inférieur à celui des hommes et les très hauts QI
sont majoritairement masculins, ce qui – bienheureux hasard – reproduit la
hiérarchie sociale. Rien d’étonnant si les résultats (invariablement mal
interprétés) de la recherche génétique sont devenus un thème familier de
l’extrême droite, notamment aux États-Unis73.
Chapitre 4

La mutation néolibérale de l’État


Des décennies de pilonnage idéologique ont imposé un thème, celui du
trop d’État. Trop de fonctionnaires, trop d’impôts, trop de bureaucratie
freinerait l’économie et serait à l’origine d’une culture de dépendance. La
solution néolibérale est connue : le démantèlement de l’État providence et la
privatisation des services publics qui ouvrent de nouveaux marchés aux
assureurs, aux entreprises de sécurité, aux institutions privées
d’enseignement, etc. Dans le même temps, les méthodes de gestion des
entreprises sont appliquées aux administrations et les partenariats privé-
public se multiplient. Enfin, la dérégulation de l’économie est possible, car
les marchés sont à même de s’autoréguler. Cependant, un contresens serait de
penser que le néolibéralisme est « contre l’État ». On trouve bien chez
certains doctrinaires comme Milton Friedman ou Friedrich von Hayek un
projet révolutionnaire de démantèlement des institutions, mais l’État est
nécessaire aux élites pour au moins deux raisons. D’abord, les patrimoines
importants, dans un contexte d’inégalités aggravées, ne peuvent être
préservés que par un système institutionnel particulièrement solide. Ensuite,
les élites économiques travaillent avec succès à créer des rentes au détriment
de la société. L’État est en effet une source majeure de profit pour les plus
riches, il suffit pour s’en assurer de regarder la formation des grands groupes
ou les profits des sociétés de gestion des autoroutes.

Les politiques publiques réduisent-elles les inégalités ?

Une idée aussi fausse qu’elle est répandue fait du creusement des
inégalités une fatalité contre laquelle les États seraient impuissants. Pour
éclaircir ce point, commençons par rappeler les causes multiples qui
expliquent la montée des inégalités : augmentation du rendement du capital
physique, financier et humain (la qualification de la main-d’œuvre),
financiarisation de l’économie, automatisation, dérégulation des marchés.
Si la pondération de ces facteurs est difficile à préciser, l’intensification
des échanges internationaux exacerbe partout la concurrence, accélérant les
changements technologiques et la mobilité du capital. Les contraintes
économiques existent et rien n’indique qu’elles vont disparaître :
« S’agissant de la répartition des revenus dans les économies développées,
la pression devrait continuer de s’exercer en faveur du capital et des
qualifications les plus élevées, et au détriment des qualifications basses et
moyennes. Les forces inégalitaires devraient donc se maintenir, tandis que
le processus de restructuration sectorielle devrait entretenir la précarité
sur le marché du travail1. »
C’est donc un cocktail de causes qui explique la montée des inégalités
primaires, dont certaines sont hors de contrôle des gouvernements – en tout
cas sans coopération interétatique –, mais une comparaison internationale
montre que les modèles sociaux et politiques les contiennent, ou les
aggravent. Si la part des 10 % les plus riches a augmenté dans toutes les
régions du monde depuis 1980, les variations régionales sont importantes
et les progressions les plus fortes s’observent dans les anciens pays
communistes et en Amérique du Nord. Alors que le niveau des inégalités
était comparable entre l’Europe de l’Ouest et les États-Unis avant 1980, la
part des 10 % des revenus supérieurs est passée de 10 % à 12 % de
l’ensemble des revenus entre 1980 et 2016 en Europe, mais à 20 % aux
États-Unis où celle des 50 % inférieurs diminue de 20 % à 13 %2.
Cette constatation nous amène à nous interroger sur les effets des
politiques publiques3. Pour prendre un exemple, quand Margaret Thatcher
baisse en 1988 le taux marginal supérieur des impôts de 83 % à 40 %,
l’effet sur les inégalités est immédiat. À l’inverse, la redistribution a pour
effet une diminution des inégalités primaires, typiquement une baisse de
0,10 à 0,20 de l’indice de Gini. Pendant la crise, les inégalités primaires en
France ont ainsi augmenté de façon importante (la cinquième hausse au
sein de l’OCDE), mais cette évolution a été compensée par une
redistribution plus importante4.
Par ailleurs, si l’on considère maintenant le ratio entre les revenus des
50 % les plus pauvres et des 10 % les plus riches en France et aux États-
Unis, les conclusions sont assez surprenantes. En effet, « si les inégalités
de revenu disponible sont moins élevées en France qu’aux États-Unis, cela
s’explique entièrement par le fait que les inégalités de revenu primaire
(avant impôts et transferts) y sont moins élevées5 », le système français
étant plutôt moins redistributif en raison du poids de la fiscalité indirecte et
des taxes. Le système fiscal français a ainsi diminué les inégalités de 23 %
entre 1990 et 2018 contre 34 % aux États-Unis. En d’autres termes, l’écart
plus réduit des revenus après redistribution en France s’explique
uniquement par de moindres inégalités primaires. Les écarts supérieurs aux
États-Unis s’expliquent en particulier par des inégalités massives dans
l’accès à l’enseignement et un système d’imposition qui ne compense pas
la montée exponentielle des inégalités primaires6.
L’implication de ces analyses est politiquement importante : la
redistribution peut contenir les inégalités au prix d’une pression fiscale
croissante, mais les dépenses collectives en amont, dans les infrastructures,
la santé et l’éducation, sont finalement plus efficaces. En effet, les
politiques de redistribution ne traitent pas des causes structurelles des
inégalités, notamment la faible employabilité des peu qualifiés et les
compétences trop faibles de la population active avec le risque d’effets
pervers en raison du taux des cotisations sociales sur les bas salaires7. Or,
le système français est caractérisé par des inégalités primaires en forte
hausse, un système redistributif qui a monté en puissance et un
désinvestissement dans les politiques publiques en amont. Par exemple, les
entreprises manquent de main-d’œuvre très qualifiée et le sous-
investissement dans la formation est souligné par toutes les études.
Seulement 36 % des salariés français bénéficient d’une formation, contre
plus de 60 % dans les pays nordiques et le pourcentage est encore plus
faible (17 %) chez les personnes peu qualifiées. Le plan anti-pauvreté
annoncé en septembre 2018 par le gouvernement Philippe comporte
certaines mesures positives (sur les crèches et la formation obligatoire
jusqu’à 18 ans), mais son ampleur n’est pas de nature à compenser les
mesures du même gouvernement qui entraînent une précarisation accrue
des salariés8. Enfin, il n’est pas sûr que ce modèle soit tenable en raison de
l’injustice du système fiscal actuel.

Figure 1. Inégalité primaire et redistribution fiscale :


France vs. U.S. (1990-2015)
Source : World Inequality Report 2018, p. 2, https://wid.world/document/trois-decennies-inegalites-et-redistribution-en-
france-1990-2018-wid-world-issue-brief-2018-2/.
Qui paye ?

Le ras-le-bol fiscal n’a guère besoin d’être commenté après la


mobilisation des gilets jaunes, mais il faut souligner la complexité du
rapport à l’impôt chez les Français et le sentiment très fort (et justifié)
d’une injustice fiscale dans les classes moyennes et populaires9. L’origine
de la montée des prélèvements obligatoires et leur répartition est une
question d’autant plus sensible qu’elle est utilisée comme un levier pour
démanteler l’État providence. Le problème est en partie conjoncturel, car la
période entre 2010 et 2015 a vu une explosion des prélèvements sur les
ménages – plus de 60 milliards d’euros10 – en raison de politiques destinées
à réduire conjointement le déficit public et à améliorer les marges des
entreprises. « Au-delà des fluctuations conjoncturelles, le TPO [taux de
prélèvements obligatoires] a eu tendance à augmenter significativement,
au cours des années 1970-2000 (de 34,1 % en 1970 à 40,2 % en 1980, puis
41,6 % en 1990 et 44,9 % en 1999)11. » On remarquera que la période de
forte hausse, les années 1960 et 1970, est aussi celle où la croissance de
l’économie est la plus forte12, ce qui suggère qu’une hausse importante des
prélèvements n’interdit pas une croissance forte. Par ailleurs, les
prélèvements obligatoires se sont stabilisés entre 40 et 45 % du PIB depuis
le milieu des années 1980, et le pic atteint après 2008 peut être attribué à la
crise.

Poids des prélèvements obligatoires de 1960 à 2016


Le taux de prélèvements obligatoires est plus important en France que
dans la plupart des pays de l’OCDE, mais les services fournis par la
collectivité sont différents d’un pays à l’autre. Pour être rigoureux, il faut
donc raisonner à partir du même panier de services. En France, 46 % du
revenu des ménages est constitué de prestations sociales, de consommation
de services publics individualisables (éducation, hôpital) ou non
individualisables (police, justice, infrastructures). Si les prélèvements
obligatoires sont moins élevés aux États-Unis, c’est que certains services
sont privés (fonds de pension, assurances) pour un service d’ailleurs moins
efficace. Finalement, à services équivalents, la France est dans la moyenne
des pays développés, y compris pour le personnel employé. Un emploi sur
cinq est en effet lié à une institution publique, soit 5,4 millions13. Si l’on
compare avec les autres pays de l’OCDE, le nombre de fonctionnaires par
habitant se situe dans la tranche haute. Mais le taux d’encadrement de la
population n’est pas fondamentalement différent du fait que, dans d’autres
pays, certaines fonctions sont déléguées à des institutions de droit privé.
Ainsi, les circuits de financement du secteur de la santé sont en grande
partie publics en Allemagne, mais les opérateurs sont privés. À périmètre
comparable, l’État est finalement dans la moyenne pour ce qui est du
personnel travaillant pour l’État14.
Par ailleurs, contrairement là aussi à une idée solidement ancrée,
l’augmentation des prélèvements obligatoires ne résulte pas d’un État
central de plus en plus dépensier. En pourcentage des prélèvements
obligatoires, on aboutit à cette répartition (en 2015) : l’État et les
administrations centrales (32 %), les administrations publiques locales
(13,5 %), les administrations de sécurité sociale (54 %), l’UE (0,22 %). La
part dans le PIB des prélèvements obligatoires destinés à l’État, aux
administrations centrales et à l’Union européenne est en baisse : 19,3 % en
1970 ; 17,5 % en 2000 ; 14,1 % en 2016. Il faut cependant ajouter que les
collectivités territoriales contribuent un peu à la hausse, leur part étant
passée de 2,1 % du PIB en 1970 à 5,2 % en 2000 et 6,2 % en 2016, ce qui
reflète pour partie le transfert de responsabilités autrefois du domaine des
administrations centrales15. Enfin, la France a versé 714,5 milliards d’euros
de prestations de protection sociale en 2016, ce qui représente 32,1 % du
PIB, soit une augmentation de quatre points en vingt ans, comparé à une
moyenne de 27,5 % pour l’Union européenne à vingt-huit pays16.
Qui paye ? À première vue, la pression fiscale touche en priorité les plus
riches, qui sont en tout cas les premiers à se plaindre, car plus de la moitié
des ménages n’est pas imposable. Cependant, ces chiffres sont trompeurs
et, si l’on considère le système d’imposition dans son ensemble, celui-ci
est de plus en plus favorable aux élites économiques17. D’abord, la part de
l’impôt sur le revenu en pourcentage du PIB est décroissante depuis des
décennies (environ 15 % des prélèvements) avec un léger rattrapage sous
la présidence Hollande. Or, les impôts indirects, dont la part s’est accrue en
conséquence, sont antiredistributifs, car ils ne sont pas progressifs et la part
du revenu consacré à la consommation diminue avec les revenus. Leur
effet est important, ils augmentent significativement les inégalités
mesurées par le coefficient de Gini18. De plus, les cotisations sociales qui
portent sur des salaires plafonnés et les prélèvements sociaux (CSG et
CRDS), dont le poids est important, ne sont pas ou peu redistributifs.
Ensuite, l’imposition directe est lourdement inégalitaire. Les niches
fiscales (autour de 100 milliards d’euros, environ 4,4 % du PIB) limitent la
base d’imposition et rendent le système actuel largement irréformable. Par
ailleurs, le taux légal de l’impôt sur les sociétés (qui est payé par des
ménages) a diminué de 7,2 points en moyenne dans les pays membres de
l’OCDE entre 2000 et 2011, passant de 32,6 % à 25,4 %19. De plus, le
découplage croissant entre le lieu de déclaration des revenus des
entreprises et le lieu où elles exercent leurs activités indique des pratiques
d’optimisation fiscale qui conduisent à des abus caractérisés. 40 % des
profits des multinationales sont déclarés dans des pays à fiscalité faible ou
nulle, soit près de 650 milliards de dollars chaque année20. Ainsi, Google,
en 2016, a enregistré près de 20 milliards de recettes aux Bermudes, où son
activité est marginale, mais le taux d’imposition de zéro. Depuis la fin des
années 1990, le groupe Kering (la famille Pinault) fait transiter ses profits
par une filiale établie en Suisse, qui bénéficie d’un accord fiscal établissant
son taux d’imposition à 7 %. Le préjudice pour la France, la Grande-
Bretagne et l’Italie se monterait à plusieurs milliards d’euros21. Finalement,
le profil de taxation est régressif pour les plus riches (sauf en 2013-2016),
comme le montre le tableau ci-dessous.

Source : Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le
XXIe siècle, http://revolution-fiscale.fr/le-systeme-actuel/des-impots-progressifs-/11-un-systeme-fiscal-faiblement-
progressifou-franchement-regressif-

Autre signe du renoncement de l’État à imposer une justice fiscale, le


contrôle fiscal sur les entreprises et les particuliers est de plus en plus rare.
Ainsi, « une entreprise soumise à l’impôt sur les sociétés (IS) pouvait
statistiquement faire l’objet d’une vérification de comptabilité tous les
31 ans en 2008, contre tous les 50 ans aujourd’hui. Les particuliers
pouvaient quant à eux subir un “contrôle sur pièce” tous les 44 ans en
moyenne en 2008, et tous les 66 ans en 201622 ». Un énorme scandale de
détournement d’impôts – 55 milliards d’euros en quinze ans dans l’UE – a
montré la faiblesse des contrôles23. L’évasion fiscale, qui concerne
essentiellement les grandes fortunes, représente des sommes considérables.
Entre 21 000 et 31 000 milliards sont dissimulés dans les paradis fiscaux24,
soit l’équivalent de 10 % du PIB mondial. En particulier, 15 % de celui de
l’Europe continentale et 20 % de celui de l’UE échapperaient à
l’imposition. « L’OCDE estime que ces pratiques font perdre aux États [de
l’OCDE] entre 100 et 240 milliards de dollars de recettes fiscales par
an25 » et les estimations sont de 350 milliards par an au niveau mondial26.
Des chercheurs ont chiffré les avoirs des ménages français placés dans des
paradis fiscaux à 15 % du PIB, soit 300 milliards d’euros27. Les pertes pour
l’État français seraient de 75 milliards d’euros par an28, les estimations du
syndicat Solidaires Finances Publiques pour la fraude fiscale et la fraude
sociale ajoutées se situent entre 80 et 105 milliards. En 2014, la Cour des
comptes estimait que le travail au noir (dans le BTP et l’hôtellerie-
restauration pour l’essentiel) entraînait un manque à gagner annuel de 20 à
25 milliards d’euros pour la Sécurité sociale. Les fraudes ne sont pas
toujours des initiatives individuelles, elles répondent souvent à l’incitation
d’intermédiaires financiers, comme l’a montré le scandale UBS, portant
sur 12 milliards soustraits au fisc sur 38 000 comptes.
Enfin, l’imposition de l’héritage a été considérablement réduite29, ce qui
renforce les inégalités sur le long terme, car les sommes héritées en France
deviennent considérables avec plus de 10 % du PIB en 201530. Les droits
de succession et donation ne contribuent que marginalement au total des
prélèvements obligatoires : en 2015, ils représentaient entre 0,2 % et
0,75 % du total des prélèvements obligatoires dans l’UE. De ce point de
vue, la Belgique et la France se distinguent par une part un peu plus
importante des droits de succession et donation (plus de 1 % des
prélèvements obligatoires), mais ces chiffres restent très marginaux,
d’autant que différents montages juridiques permettent un contournement
de la loi pour les grandes fortunes.
Ce tableau rapide montre qu’il existe des marges de manœuvre
importantes pour réformer la fiscalité. En particulier, le capital est sous-
imposé dans les pays occidentaux (à 35 %) et une plus forte imposition
serait un moyen de ramener les inégalités à un niveau supportable et de
relancer des politiques publiques bénéfiques à l’ensemble de la société. Par
ailleurs, des économistes proposent 80 % pour l’imposition de la tranche
marginale supérieure des revenus (Thomas Piketty et Christina Romer) ou
73 % (Diamond et Saez), des taux qui maximisent le rendement de l’impôt
sans décourager le travail31. On sait, parce qu’ils ont déjà été pratiqués aux
États-Unis et en Europe pendant les Trente Glorieuses, qu’ils ne gênent en
rien la croissance. De plus, ils ont peu de chances de conduire à un exode
fiscal en France32, sauf pour quelques catégories très particulières, les
footballeurs professionnels par exemple33. Or, pour des raisons
essentiellement idéologiques, le président Macron a fait des choix inverses.
Ainsi, « les 5 % de ménages les plus aisés capteraient 42 % des gains »
liés aux premières réformes34, en particulier la suppression de la taxe
d’habitation joue en faveur des plus riches35. Celle de l’ISF a coûté 3,2
milliards à l’État, alors que cet impôt était particulièrement rentable,
comme le montre le graphique ci-dessous :

Les recettes de l’ISF 1990-2022 : une forte croissance interrompue


Source : Le Blog de Thomas Piketty, Le Monde, http://piketty.blog.lemonde.fr/2018/12/11/gilets-jaunes-et-justice-fiscale/

Désengagement ou démantèlement de l’État ?

Depuis une génération, l’action étatique est inspirée par l’idéologie


néolibérale. Dans la logique du NPM (New Public Management, Nouveau
Management public), les politiques publiques sont soumises à une
exigence de rentabilité sur le modèle des entreprises. Derrière la
phraséologie technocratique, on est passé de l’État garant du bien commun
à l’État entreprise objet de rationalisation. En conséquence, l’État se délite
progressivement du point de vue du personnel, des compétences
maîtrisées, de la capacité à produire des normes et finit par se décharger de
ses responsabilités sur la « société civile » : le mécénat (pour l’art), les
ONG (pour les migrants) et le public (Téléthon ou Loterie pour le
patrimoine). Ces évolutions ne sont pas l’effet de contraintes objectives,
mais d’une transformation endogène menée par la haute fonction publique,
dont on verra qu’elle y trouve son compte.
Malgré une opinion publique positive vis-à-vis des fonctionnaires, l’État
a entrepris de transformer le statut de son personnel par la privatisation ou
le passage à des contrats de droit privés avec la multiplication des
structures de type EPIC (Établissement public à caractère industriel et
commercial). Aujourd’hui, avec 21 % des agents qui sont contractuels, la
déconnexion entre service public et statut de fonctionnaires est bien
engagée36, d’autant que le privé se voit confier de plus en plus de missions
d’intérêt général. Or, en dehors même des problèmes d’indépendance et de
neutralité, la fonction publique reste caractérisée par une éthique de service
public que le mouvement actuel amène à disparaître37. De plus, l’usage se
répand de la sous-traitance à des cabinets de conseil, y compris pour
l’évaluation des politiques publiques, ce qui fait que l’État a perdu
beaucoup de son expertise. De même, l’État confie de bout en bout la
réalisation des grands projets à des consortiums privés moyennant un
paiement public sur la durée d’amortissement des investissements38.
Dans le même temps, l’État paraît incapable de concevoir et d’appliquer
des politiques publiques cohérentes dans le cadre de stratégies de long
terme. En premier lieu, la politique de restauration des marges des
entreprises, dont le coût budgétaire est très important, n’est pas intégrée à
une politique industrielle cohérente. Ainsi, le CICE (Crédit d’impôt pour la
compétitivité et l’emploi) est une économie d’impôt destinée aux
entreprises qui équivaut à 7 % de la masse salariale (4 % en 2013, 6 % de
2014 à 2016), hors salaires supérieurs à 2,5 fois le SMIC. Il est offert à
toutes les entreprises, ce qui explique son coût faramineux pour les
finances publiques : 20 milliards par an. De plus, à la suite d’une décision
du président Macron, la transformation du CICE en baisse de charges en
2019 aura un coût supplémentaire de 20 milliards, soit 40 milliards au
total. De même, le CIR (Crédit impôt recherche) coûte 5,9 milliards
d’euros en crédit d’impôt, mais n’a pas eu de résultats sur la position de la
France dans les classements internationaux en matière de recherche et
développement et d’innovation39. Par ailleurs, le président Macron s’est
engagé à baisser à 25 % le taux de l’impôt sur les sociétés d’ici 2022, ce
qui représente un coût supplémentaire pour les finances publiques.
Finalement, en raison de la financiarisation de l’économie, qui privilégie
les actionnaires au détriment de l’investissement ou des salaires, ces
dispositifs extraordinairement coûteux pour la collectivité n’ont profité
qu’aux happy few. Selon l’ONG Attac, les impôts versés par les
entreprises du CAC 40 ont baissé de 6,4 % en valeur absolue entre 2010 et
2017, alors que leurs bénéfices cumulés ont augmenté de 9,3 % et les
dividendes versés aux actionnaires de 44 % en valeur absolue. Dans le
même temps, leurs effectifs en France ont baissé de 20 %40. En 2018, 57,4
milliards d’euros (dont 10,9 milliards de rachat d’actions, qui augmentent
la valeur de celles-ci) ont été redistribués aux actionnaires, soit une hausse
de 12,8 % sur un an.
En contraste avec ces allègements d’impôts a-stratégiques, le budget de
l’éducation, qui avait culminé à 7,7 % du PIB en 1996, s’établit, après
quelques fluctuations, à 6,7 % en 2017, alors même que le FMI et l’OCDE
recommandent un investissement public plus important dans ce secteur41.
Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas assez d’étudiants en France,
malgré une croissance rapide (un doublement entre 1980 et 2015). Cette
sous-qualification de la main-d’œuvre est probablement un élément
explicatif du fort chômage des jeunes : un jeune sur deux sans formation
est sans emploi, contre moins de 10 % à bac plus cinq. Malgré ces faits, la
baisse des dotations (10 % de moins par étudiant entre 2008 et 2018)
montre un désengagement de l’État. Les moyens donnés à l’université, qui
forme la plupart des diplômés, sont nettement insuffisants, surtout en
comparaison avec les classe préparatoires et les grandes écoles42.

La chute du budget par étudiant en France


(base 100 en 2008)
Source : Le Blog de Thomas Piketty, Le Monde, http://piketty.blog.lemonde.fr/2017/10/12/budget-2018-la-jeunesse-
sacrifiee/

Enfin, la réduction des inégalités territoriales, sensible jusque dans les


années 1980, a laissé place à une divergence accélérée43. Comme dans les
autres pays européens, les disparités infrarégionales s’accentuent en raison
d’une forte concentration spatiale de la production et de la consommation,
d’une diminution des coûts de transport et de l’importance croissante des
rendements d’échelle. En raison de la polarisation des territoires, les pôles
urbains d’activités sont connectés entre eux sans effet de diffusion de la
croissance sur la périphérie. Les métropoles profitent de la concentration
des activités à forte valeur ajoutée (le même phénomène est sensible, en
plus accentué, aux États-Unis), ce qui creuse une opposition entre les
grandes villes et le reste du pays44. La plupart des cadres sont concentrés
dans les villes de plus de 400 000 habitants, où se trouve l’essentiel de
l’économie de la connaissance et où le chômage est moindre. Par ailleurs,
les inégalités inter-régionales sont en augmentation, en particulier le PIB
par habitant du Sud-Est était supérieur de 3,5 % à celui du Nord-Est en
2000, il lui est supérieur de 9,5 % en 201345. Malgré une forte croissance
des inégalités primaires entre régions, la redistribution joue encore son rôle
puisque le coefficient de variation des revenus (RDB) régionaux par
habitant se réduit de 54 % entre 1965 et 2011, mais la puissance des
dynamiques qui conduisent à la marginalisation de certains territoires est
telle que l’effort public devient insuffisant, comme en témoigne la
dégradation des services publics (santé, écoles et justice notamment) dans
les territoires ruraux ou périurbains.
Enfin, les inégalités s’accroissent aussi en milieu urbain. Si le
Programme national de rénovation urbaine (PNRU) a eu des résultats
positifs avec la réhabilitation de plus de 500 quartiers de 2005 à 2015, la
pauvreté continue d’augmenter dans les zones concernées et l’écart se
creuse avec le reste de la population (45 % de chômage chez les jeunes).
Comme le montre le rapport Borloo, les communes comportant des QPV
(Quartiers prioritaires de la Politique de la Ville) ont 30 % de capacité
financière en moins, malgré un taux d’imposition deux fois supérieur et
des besoins de 30 % supérieurs. Ils bénéficient notamment de moins de
crédits de l’État et des municipalités que les centres-villes. Or, ces
quartiers sont plus jeunes, plus pauvres, avec des populations immigrées
qui nécessitent un effort éducatif supérieur, mais les équipements publics y
sont beaucoup moins présents et emploient des agents moins
expérimentés ; on y compte moins de policiers, de pédiatres, de médecins,
de crèches et les transports collectifs sont mal conçus ou inexistants. Par
exemple, les inégalités entre établissements scolaires dans l’Île-de-France
ont été pointées par un récent rapport du CNESCO. La Seine-Saint-Denis
se démarque largement des autres départements métropolitains en
cumulant le plus fort taux d’enseignants de moins de 35 ans (53,4 %,
contre 23,5 % en moyenne) et la part la plus faible d’enseignants présents
dans l’établissement depuis plus de cinq ans (30,8 %, contre 50,9 % en
moyenne)46. En conséquence, la réussite scolaire y est plus rare47. Enfin,
certaines dispositions de la loi ELAN du gouvernement Philippe
s’inscrivent dans une tendance longue, l’imposition d’une logique de
rentabilité et un désengagement croissant de l’État, ce qui a pour effet
d’accroître la ségrégation spatiale48. À Paris, les ventes d’appartements
HLM auront pour effet prévisible une diminution de la mixité sociale, déjà
en baisse49.

La porosité public-privé
Pour terminer, on s’interrogera sur les trois dispositifs où l’État se donne
à voir comme le lieu de la confusion des intérêts publics et privés : la
formation de rentes, la production des normes et la circulation des élites.
D’abord, les privatisations ont profité aux plus riches et la rhétorique de
l’efficacité du marché dissimule que les ventes des actifs de l’État ont
appauvri la nation. Rien d’étonnant si le patrimoine privé est passé de près
de 300 % du revenu national dans la plupart des pays riches en 1970 à près
de 600 % en moyenne aujourd’hui. À l’inverse, le patrimoine public net
(les actifs publics moins les dettes) a diminué partout50. En France, l’État a
systématiquement vendu des entreprises rentables, récemment la Française
des Jeux, les aéroports de Nice et de Lyon et maintenant Aéroports de
Paris. Ces privatisations (changement de statut, ouverture du capital,
cession de la majorité des parts), réalisées en alternance par la droite et la
gauche depuis les années 1980, ne sont pas le résultat d’une contrainte
européenne, car il n’y a pas d’interdiction pour un État de contrôler des
entreprises si la libre concurrence est respectée. Par ailleurs, les
concessions attribuées par l’État ont donné lieu à de nombreux abus, par
exemple les contrats passés avec les sociétés d’exploitation des autoroutes.
Ainsi, les sociétés d’autoroutes (Vinci notamment) ont parfois offert un
rendement de 20 % à 24 % à leurs actionnaires51, qui s’explique par les
contrats léonins passés entre les sociétés privées et l’État52. Rappelons que
cette privatisation a été organisée par le gouvernement Villepin sous
pression du ministère des Finances et que la Cour des comptes a critiqué
une sous-évaluation du prix au moment de la privatisation53. On peut
raisonnablement penser que les augmentations fortes et régulières du prix
des péages sont pour quelque chose dans le mouvement des gilets jaunes…
Ensuite, la production des normes a été profondément transformée avec
un « rétrécissement de la sphère publique au profit de la sphère privée54 ».
Des agences ont repris le relais de l’État pour réguler les activités
sectorielles : l’Autorité de régulation des communications électroniques et
des postes (ARCEP), la Commission de régulation de l’énergie (CRE),
l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), l’Autorité de
contrôle prudentiel et de régulation (ACPR), l’Autorité des marchés
financiers (AMF), etc. Le contrôle démocratique sur ces instances, à
commencer par la nomination et la rémunération de leurs membres, reste
pour l’essentiel formel. De plus, la supposée autorégulation des marchés,
un des thèmes favoris du néolibéralisme, a conduit à une montée de la
corruption et des pratiques anticoncurrentielles. Quoi qu’ils en disent, les
entrepreneurs fuient la concurrence et cherchent la rente. Dans ce domaine,
le secteur bancaire fournit les meilleurs exemples, ainsi la manipulation
des taux interbancaires (Libor) par une alliance frauduleuse de grandes
banques (Barclays, Société Générale, HSBC et Royal Bank of Scotland,
UBS, etc.), un vol qui porte sur des milliards. De même, les études du
Open Markets Institute indiquent que les grandes entreprises sont
beaucoup plus dominantes que dans le passé, la formation de monopoles
ou d’oligopoles étant favorisée par la faiblesse du contrôle public55. Par
ailleurs, la formation des règles est de plus en plus influencée par les
lobbies. Joseph Stiglitz a ainsi dénoncé la manipulation du système
législatif par les lobbies de la finance56 et certains économistes suggèrent
que la rentabilité supérieure du capital par rapport au taux de croissance de
l’économie est d’abord un effet des rentes57. Enfin, l’application des règles
est de plus en plus négociée avec les acteurs économiques. Par exemple, la
Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI), en charge
du contrôle des plus grands groupes français, prône une « culture du
dialogue » et privilégie la négociation et les redressements plutôt que les
sanctions58. François Pinault a ainsi dissimulé un quart de sa fortune
pendant des décennies sous le couvert d’une société néerlandaise, Forest
Product International (FPI), qui possédait 32,95 % de la Financière Pinault,
et la situation a été ensuite régularisée à l’amiable avec le fisc français. Ces
pratiques renvoient à un phénomène plus général, la primauté de plus en
plus reconnue des contrats privés sur les considérations d’ordre public.
Aux États-Unis, la multiplication des arbitrages et des Non Disclosure
Agreements (accords de confidentialité) à l’initiative des entreprises
permet de soustraire à la sanction pénale et au regard du public des
conduites potentiellement criminelles.
Finalement, la circulation des hauts fonctionnaires entre le privé et le
public se renforce dans un pays déjà connu pour la cohésion et le
multipositionnement de ses élites59. Au-delà des scandales individuels, la
porosité entre la haute fonction publique et le privé, notamment les grandes
entreprises et les cabinets d’affaires, est maintenant un problème structurel.
Il manque en effet une instance de régulation transparente et indépendante
des corps qu’elle doit contrôler. Ainsi, et c’est probablement une spécialité
française, plus du tiers des entreprises du CAC 40 sont dirigées par des
patrons issus des grands corps de l’État60. De plus, les cabinets d’affaires
recrutent des hauts fonctionnaires (énarques notamment) qui sont ensuite
en position de lobbyistes au service de groupes privés61. Les conflits
d’intérêts à répétition qu’on a vus ces dernières années sont donc
inévitables et le Sénat a publié un rapport critique sur ces allers-retours
entre haute fonction publique et entreprises62. L’arrivée d’Emmanuel
Macron à l’Élysée a marqué une accélération de ces processus et le
lobbying, qui a toujours existé sous une forme ou une autre, devient un
problème central dans la définition des politiques publiques63.
Chapitre 5

De la crise sociale à la crise politique


Il fallait être naïf – ou néolibéral – pour penser que la précarisation des
classes moyennes et populaires n’aurait pas de conséquences politiques. De
façon trompeuse, la montée du néolibéralisme a coïncidé avec une vague de
démocratisation qui a touché les anciens pays communistes après la chute du
Mur. Les théories fleurissent alors pour décrire un monde destiné à la
démocratie de marché, d’autant que la montée des classes moyennes dans les
pays du Sud, notamment en Chine, est alors perçue comme un puissant
facteur de convergence. Mais, depuis le tournant du siècle, nous vivons
l’effet différé du néolibéralisme sur les systèmes politiques, et la crise touche
la plupart des pays du Nord. Il serait absurde de nier l’importance des
contextes nationaux, mais tout indique une difficulté majeure des partis et des
gouvernements à répondre aux demandes sociales, d’où une crise de la
représentation d’une violence inconnue depuis les années 1930.

Une crise de la représentation

La crise de la représentation qui touche la France s’exprime d’abord par


l’abstention. Entre un cinquième et un quart des Français se sont abstenus
au second tour des élections présidentielles depuis les années 1990 (sauf en
2017, l’abstention est encore plus forte au premier tour). Le second tour
des présidentielles de 2017 marque une étape dans le rejet de l’offre
politique : 11,44 % des votants ont déposé un vote blanc ou nul, alors que
la moyenne de 1965 à 2012 est de 4,3 % et que l’abstention est à un niveau
historique (25,3 %). Emmanuel Macron a finalement été élu par 44 % des
inscrits, ce qui est comparable à Nicolas Sarkozy avec 43 % et mieux que
les 39 % de François Hollande. Cependant, 43 % de ses électeurs justifient
leur vote par l’opposition à Marine Le Pen. Moins d’un quart des inscrits
ont donc fait un choix positif en sa faveur1, ce qui explique en partie les
réactions à son ambitieux programme de réformes néolibérales. Cette
faible adhésion initiale est probablement l’une des causes de
l’effondrement rapide de la popularité des trois derniers présidents. Par
ailleurs, les élections législatives, où l’offre politique est généralement plus
diversifiée, connaissent la même évolution : l’abstention progresse
régulièrement de 15 % en 1978 à 57 % au second tour de 2017.
L’ampleur du problème est confirmée par le nombre rapidement
déclinant d’adhérents à un parti politique. Malgré une certaine opacité des
données, on sait que la plupart des grands partis ont au plus quelques
dizaines de milliers d’adhérents et, surtout, que leur nombre est en forte
baisse. Les Républicains, avec plus de 100 000 adhérents à jour de
cotisation, est probablement le parti qui a le mieux résisté. Le
Rassemblement national compte quelques dizaines de milliers de membres,
mais a connu une hémorragie après les élections présidentielles de 2017, et
il ne reste que quelques milliers de militants au Parti socialiste. L’offre
politique a été radicalement modifiée en quelques années, mais sans qu’on
constate d’effet sur les adhésions2. En effet, les nouveaux partis ne sont
guère plus dynamiques, du moins si l’on considère que des adhésions en
ligne et gratuites ne reflètent pas un véritable engagement. Ainsi, La
République en marche ne demande pas de cotisation, son nombre
d’adhérents est donc impossible à connaître, La France insoumise est dans
le même cas. Ce désengagement à l’égard des partis fait contraste avec un
réel dynamisme associatif et ne reflète donc pas un repli général sur la
sphère privée3. La principale explication est le sentiment d’aliénation des
Français par rapport aux partis politiques : 90 % ne leur font pas confiance
d’après une enquête du Cevipof4. Dans le même sens, l’autopositionnement
des sondés indique une forte progression des ni-droite ni-gauche, dont les
gilets jaunes sont une illustration5.
Par ailleurs, la méfiance touche la plupart des institutions républicaines6.
Par exemple, le niveau de confiance accordé à la police est relativement
faible, en tout cas si l’on compare avec les autres pays de l’UE. La faute en
est probablement au ciblage des minorités dans les contrôles d’identité et à
un manque de dialogue lors des interventions7. De plus, avec le
mouvement des gilets jaunes, des membres de la classe moyenne, souvent
sans expérience des manifestations, se sont heurtés, parfois violemment,
aux forces de l’ordre, ce qui a entraîné des milliers de gardes à vue. Les
pratiques de maintien de l’ordre se sont beaucoup durcies depuis une
dizaine d’années et on compte des centaines de blessures graves en raison
de l’utilisation de grenades de désencerclement et de balles en caoutchouc.
Les médias ne sont épargnés ni par l’opinion, ni par les hommes
politiques qui n’hésitent plus devant la confrontation : « Si la haine des
médias et de ceux qui les animent est juste et saine, elle ne doit pas nous
empêcher de réfléchir et de penser notre rapport à eux comme une
question qui doit se traiter rationnellement dans les termes d’un combat »,
écrit ainsi Jean-Luc Mélenchon sur son blog le 26 février 2018. L’idée que
les journalistes sont des acteurs politiquement engagés, plus que des
observateurs impartiaux, est plutôt consensuelle dans la population. La
confiance accordée par les Français aux différents médias, en déclin depuis
des années, a brutalement chuté en 2018, selon le baromètre annuel du
quotidien La Croix, probablement en raison de la couverture du
mouvement des gilets jaunes, jugée insatisfaisante par la moitié de la
population. La crédibilité accordée aux médias a touché un nadir : un quart
des sondés seulement jugent les journalistes indépendants du pouvoir et de
l’argent. La défiance touche en particulier les chaînes de télévision, jugées
fiables par seulement 38 % des personnes interrogées, un pourcentage en
baisse de dix points par rapport à l’an dernier, alors qu’elle reste le premier
moyen d’information pour près de la moitié des Français8.
Deux questions préalables peuvent introduire une réflexion sur cette
crise : la nature « populiste » de certains mouvements et l’irrésistible
montée de l’extrême droite. Au premier tour des présidentielles de 2017,
La France insoumise et le FN totalisent plus de 40 % des voix. Peut-on
subsumer ces partis sous la catégorie de « populistes » ? Cette
dénomination s’est imposée pour décrire des partis caractérisés par leur
opposition aux élites et le nationalisme. Le terme établit ainsi une symétrie,
voire une équivalence, entre les extrêmes de gauche et de droite. De mon
point de vue, la catégorie de « populisme » a pour inconvénient majeur de
dissimuler des différences fondamentales de programme et de perspective9.
D’abord, la circulation de certains thèmes, notamment le protectionnisme,
le souverainisme et, dans certains cas, l’opposition aux migrants, est réelle,
mais sa portée ne doit pas être exagérée et on ne voit guère d’exemples
d’une alliance rouge-brun, le transfert des électeurs restant par ailleurs très
limité, y compris chez les ouvriers. Ensuite, l’extrême droite, quand elle
arrive au pouvoir, met en place des politiques à la fois néolibérales et
xénophobes/autoritaires, comme le montrent le Brésil, la Hongrie, l’Italie
et les États-Unis. Les classes populaires sont loin d’en être les
bénéficiaires : les récentes mesures du gouvernement hongrois autorisent
les entreprises à demander à leurs employés jusqu’à 400 heures
supplémentaires par an. En Italie, la réforme envisagée – le renoncement à
la progressivité de l’impôt sur le revenu – risque de creuser massivement
les inégalités. Dans ces mouvements, l’élément le plus neuf est
probablement une dose de protectionnisme, mais celui-ci reste largement
rhétorique et n’aide en rien les salariés dans leur ensemble. Le cas de la
Pologne est plus complexe, le parti Droit et Justice (PiS) ayant
effectivement pris des mesures pour le pouvoir d’achat des ruraux
marginalisés par les politiques de ses prédécesseurs. Enfin, au-delà du
programme économique, l’extrême droite au pouvoir entreprend une sortie
de la démocratie telle qu’on la connaît : le glissement autoritaire qui
s’annonce au Brésil menace la Hongrie ou la Pologne, malgré la contrainte
européenne. Même des institutions aussi solides que celles des États-Unis
sont sérieusement secouées après seulement deux ans de présidence
Trump. À l’inverse, les partis de gauche au gouvernement ont une pratique
politique inscrite dans le jeu institutionnel existant : Podemos et Syriza ne
menacent en rien les libertés publiques et l’ordre institutionnel. Le
programme de La France insoumise, qui a peu de chances de gouverner un
jour, ne propose pas une rupture beaucoup plus radicale que celle du
programme commun qui a porté Mitterrand au pouvoir en 1981. Si l’on
exclut ces partis (dont la classification est discutable), l’extrême gauche
n’est nulle part au pouvoir en Europe ou en Amérique du Nord et ses
résultats électoraux sont généralement marginaux. Le Comité invisible ou
des Black Blocs sont des mouvances sans organisation centralisée qui ne
visent pas la prise du pouvoir et dont l’audience est marginale10.
La montée des mouvements xénophobes, démagogiques, nationalistes et
autoritaires, c’est-à-dire d’extrême droite, est bien la nouveauté à
comprendre. De ce point de vue, l’idée d’une irrésistible progression de ces
partis est à interroger, même si les résultats de ces dernières années
peuvent (et doivent) inquiéter. En Hongrie, Viktor Orbán est au pouvoir
depuis 2010 et le parti Droit et Justice gouverne la Pologne depuis 2015.
Aux États-Unis, Donald Trump a réussi une élection surprise contre
l’établissement du Parti républicain. En Autriche et en Finlande, les
formations d’extrême droite participent à des gouvernements de coalition.
En Italie, les élections législatives de mars 2018 ont placé la Ligue de
Matteo Salvini, eurosceptique et xénophobe, devant le parti de Berlusconi,
Forza Italia, et celle-ci forme désormais avec le Mouvement 5 étoiles de
Luigi Di Maio le premier gouvernement d’extrême droite de l’Italie depuis
1945. En Allemagne, Alternative für Deutschland (AfD), devenu le
troisième parti du pays après les élections de septembre 2017, est entré au
Bundestag. En France, le Front national réalise des scores à deux chiffres à
l’élection présidentielle depuis 1988. En 2017, il s’est hissé au second tour
pour la deuxième fois de son histoire et s’affirme aujourd’hui comme le
principal opposant au pouvoir.
Mais cette phase de recomposition peut amener au pouvoir des majorités
de centre gauche (Portugal, Espagne, Grèce). En 2018, l’excellent résultat
des Verts aux élections en Bavière (un Land pourtant solidement
conservateur) et un positionnement favorable des travaillistes en Grande-
Bretagne face à une implosion du parti conservateur montrent que le jeu
reste ouvert. Beaucoup de commentateurs ont fait des États-Unis l’exemple
d’une percée de la droite « populiste », mais la réalité est assez différente.
En effet, la majorité des électeurs votent généralement démocrate depuis
une génération. En dehors de la réélection de George W. Bush en 2004
dans un contexte bien particulier, les républicains n’ont plus gagné un vote
populaire aux présidentielles depuis 1988 et la majorité républicaine au
Sénat s’explique uniquement par la sous-représentation des urbains par
rapport aux ruraux. Les États-Unis sont une république avant d’être une
démocratie et le rapport entre la volonté populaire et le pouvoir à
Washington est pour le moins indirect. La percée de Bernie Sanders en
2016 et l’élection de candidats qui se réclament du Democratic Socialism
(à peu près l’équivalent de la social-démocratie) confirment la polarisation
croissante de la société et un tournant à gauche du Parti démocrate. En
France, encore un tiers des Français votent à gauche. On pourrait multiplier
les exemples, finalement rien n’indique un phénomène comparable à la
disparition des partis communistes après la chute du Mur.
Enfin, le soutien électoral à l’extrême droite est plus faible qu’on ne le
pense – ces partis arrivent rarement seuls au pouvoir – et, loin d’une
progression constante, leur fortune électorale varie souvent brutalement
d’une élection à l’autre. En Grande-Bretagne, l’UKIP a pratiquement
disparu du paysage politique après avoir plafonné à moins de 15 % et les
résultats de l’extrême droite ont été « décevants » aux Pays-Bas en 2017.
En Pologne, le reflux du parti du PiS aux municipales confirme que ce
dernier ne peut compter que sur un tiers des électeurs11. Le Parti
républicain a connu une défaite retentissante aux midterms de 2018 et la
corruption que Trump a apportée à la Maison-Blanche compromet la fin de
son mandat. Ces partis une fois au pouvoir n’ont pas de réponse à la crise
structurelle qui affecte les classes populaires. Le risque est beaucoup plus
celui d’une fuite en avant autoritaire qui interdit l’alternance, sur le modèle
de la Turquie d’Erdoğan.

Causalités probables et attribution des responsabilités

Cette crise de la représentation est essentiellement la conséquence de la


précarisation des classes moyennes et populaires, et non une réaction à
l’immigration, un retour à des valeurs conservatrices ou un effet direct du
chômage. D’abord, le glissement à droite de la société sur le plan des
valeurs est une hypothèse qui résiste mal aux faits : le peuple ne devient
pas plus autoritaire ou intolérant. Par exemple, l’acceptation des
différences sexuelles ou identitaires est beaucoup plus grande aujourd’hui,
malgré la mobilisation voyante d’une minorité. En 2012, lors des
premières mobilisations de La Manif pour tous, 90 % des Français
jugeaient l’homosexualité normale contre 54 % en 198612. Le mariage pour
tous est de plus en plus accepté (deux tiers des Français en 2016), la
proposition de Valérie Pécresse de les annuler, en plus d’être probablement
inconstitutionnelle, va contre l’opinion. Il n’y a pas non plus de retour à la
religion : 85 % des hommes et 80 % des femmes de 18-24 ans déclarent
« ne jamais assister à un service religieux » en dehors des mariages, des
baptêmes et des enterrements13. En Irlande, où l’avortement a finalement
été légalisé, le Taoiseach (Premier ministre) depuis 2017, Leo Varadkar,
est, certes, catholique, mais d’origine indienne et homosexuel. Aux États-
Unis, la tolérance envers les mariages interraciaux progresse.
Sur un autre plan, le capitalisme n’est pas particulièrement apprécié
comme mode d’organisation de la société, y compris aux États-Unis, où
seulement 47 % des démocrates le voient positivement en 2018 (contre
56 % en 2016), alors que 57 % voient positivement le socialisme, sans
changement depuis 201014. De plus, différentes enquêtes montrent un désir
de redistribution des richesses et une grande sous-estimation des inégalités
réelles15. On observe un tournant libéral (au sens de progressiste) des
générations montantes, y compris chez les jeunes qui se disent
républicains, ce qui est d’autant plus important qu’il ne semble pas y avoir
de passage systématique à des positions plus conservatrices avec l’âge16.
De même, le mot « capitalisme » a une connotation positive pour moins
d’un tiers des Français17 et près de la moitié demande sa réforme en
profondeur18. L’attachement à la protection sociale (Sécurité sociale,
retraite) reste intact, même s’il s’agit de la cause essentielle de la montée
des prélèvements obligatoires.
Ensuite, la relation entre la situation macro-économique et les gains
électoraux de l’extrême droite est complexe. On sait que la fréquence et la
violence des crises de ces dernières années sont liées aux politiques
néolibérales, en particulier la dérégulation du secteur financier qui est la
cause directe de la crise de 200819. Pourtant, on se trouve devant un
paradoxe : la montée de l’extrême droite n’est pas corrélée à une
dégradation des indicateurs macroéconomiques (inflation, chômage,
croissance). En particulier, si les taux de chômage élevés en Italie ou en
France vont de pair avec une progression de l’extrême droite, la crise de
2008 n’a pas produit les mêmes résultats en Irlande, au Portugal et en
Espagne (même si, dans ce cas, on note un mouvement récent en ce sens),
où la crise a pourtant été plus violemment subie. Ainsi, en Grèce, un pays
économiquement dévasté, Aube dorée plafonne à moins de 7 %. À
l’inverse, en Hongrie, en Autriche, en Finlande, en Allemagne, aux Pays-
Bas, l’extrême droite progresse, alors que ces pays ont des indicateurs
macroéconomiques plutôt bons. L’élection de Trump intervient quand le
pays a largement récupéré de la crise financière de 2008, au moins pour le
chômage (4,6 % en 2016). Non seulement, il n’y a pas de corrélation entre
la montée de l’extrême droite et la détérioration de la situation
macroéconomique, mais la crise ne provoque pas, non plus, une
progression systématique de l’extrême gauche dans les pays les plus
touchés.
Enfin, l’hypothèse que l’arrivée de migrants serait à l’origine de la
montée de l’extrême droite se heurte à plusieurs faits. De nombreux pays
où les migrations sont inexistantes ou peu importantes connaissent une
montée de l’extrême droite, notamment les ex-pays de l’Est, où il n’y a pas
ou peu d’immigrés mais où l’on trouve le même discours xénophobe. De
ce point de vue, la Pologne a brillamment démontré qu’on n’avait besoin ni
de Juifs, ni d’immigrés, pour être d’extrême droite. De plus, la progression
de l’extrême droite ne correspond pas à un pic d’immigration. Aux États-
Unis, Trump émerge après deux décennies de ralentissement des
migrations. En France, on a vu que les flux migratoires n’ont rien
d’exceptionnel et restent inférieurs à la moyenne européenne. La percée de
l’extrême droite se fait d’ailleurs dans une période où l’immigration est
stable. Si la décision de Merkel d’accueillir des réfugiés a effectivement
permis à l’AfD de prospérer électoralement en jouant sur une peur sociale,
ce parti était déjà dans une dynamique de succès et ses résultats électoraux
ne sont pas corrélés à la présence d’immigrés au niveau des Länder. De ce
point de vue, l’hypothèse qu’une incompatibilité « culturelle » entre natifs
et immigrés serait une cause du vote d’extrême droite est démentie par le
fait que celui-ci n’est corrélé avec la présence d’immigrés dans aucun pays.
Par exemple, la région parisienne rassemble 38 % des immigrés et le vote
pour le FN y est particulièrement faible, en réalité le parti a fait ses
meilleurs scores dans les petites communes, où les immigrés ont une
présence marginale20. De même, la diversité ethnique aux États-Unis est
corrélée négativement au vote pour Trump. La proximité physique avec
des populations immigrées ou minoritaires ne pousse donc pas à des
opinions racistes ou d’extrême droite.
Par ailleurs, l’arrivée des migrants – et des réfugiés – n’est pas à
l’origine de la détérioration de la situation des classes populaires et
moyennes, elle a au contraire un effet économique positif mesurable21 et ne
provoque ni chômage, ni baisse des salaires22. En France, l’effet sur les
salaires est limité en dehors d’une faible redistribution vers les moins
qualifiés des nationaux qui se voient poussés vers des emplois plus
qualifiés. Si le Brexit s’est en partie joué sur un rejet de l’immigration
européenne, les faits montrent que les immigrés européens n’ont pas eu un
impact défavorable sur la société britannique (relations de voisinage,
crime, impôts, santé)23, dans un contexte où le chômage est historiquement
bas. De plus, cette population jeune contribue à l’équilibre des comptes
sociaux sur le long terme.
Enfin, en raison d’une démographie trop faible, toutes les études
économiques soulignent la nécessité d’une immigration dans les décennies
qui viennent pour éviter un appauvrissement du continent européen. Le
Japon, qui perd de 200 à 300 000 habitants par an, montre sans ambiguïté
les dangers de la fermeture à l’immigration. L’Allemagne, le Danemark24
et les ex-pays de l’Est manquent déjà de main-d’œuvre, la démographie
française a fléchi ces dernières années. Pour impopulaire qu’elle ait été, la
décision d’Angela Merkel d’accueillir plusieurs centaines de milliers de
Syriens va se révéler un excellent pari dans les prochaines années.
Finalement, l’immigration est un cas d’école de perceptions faussées. Le
durcissement de l’opinion sur la question de l’immigration révèle une
méconnaissance de l’apport économique des immigrés, mais aussi de leur
nombre25. En effet, les Français, comme les Allemands et les Américains
d’ailleurs, surévaluent notablement le pourcentage d’immigrés à 23,5 %
contre 8,9 % en réalité26. Une des explications de la focalisation sur
l’immigration est peut-être la coïncidence entre l’immigration qui s’installe
à la fin des années 1970 et la montée de la précarisation. La propagande de
l’extrême droite, puis de la droite, a fait le reste.
Tout indique au fond que la précarisation du salariat et la remise en
cause de l’État providence sont la condition nécessaire (mais pas
suffisante) de la montée de ces mouvements nationalistes et xénophobes.
Même si ces électorats sont composites (comme tous les autres), la percée
de ces mouvements paraît liée à leur capacité à attirer une partie des
classes moyennes et populaires fragilisées (ou qui se perçoivent comme
telles). En Allemagne, l’AfD développe d’abord son programme autour de
l’opposition à l’euro et de la défense des valeurs conservatrices, avant
d’évoluer vers l’islamophobie et un nationalisme agressif. Ces thèmes ont
un fort écho dans les Länder qui constituaient l’ancienne Allemagne de
l’Est (notamment chez les hommes), ce qui s’explique par la violence des
transformations sociales subies par la génération des trentenaires. Le parti
fait également un bon résultat chez les abstentionnistes habituels et les
chômeurs, ce qui confirme cette analyse. En Suède, c’est la crise sociale et
la peur du déclassement qui expliquent la montée de l’extrême droite aux
élections de 2018. D’après un spécialiste : « Quand on regarde la
sociologie des électeurs et des élus de ce parti d’extrême droite, on voit
bien qu’ils sont recrutés surtout dans des couches qui se sont paupérisées,
en tout cas qui sont plutôt les perdants des transformations plutôt libérales
des années 2000. Il y a donc une crise de l’État providence suédois que
l’extrême droite est très habile à exploiter27. » En France, l’aspect
composite de l’électorat du Rassemblement national tient à ce qu’il
additionne historiquement néofascistes, catholiques traditionalistes,
nostalgiques de l’Algérie française, mais seules les classes moyennes et
populaires déclassées ou effrayées de l’être lui permettent de sortir de la
marginalité électorale. En particulier, ses zones de force dans le Nord et les
villages ruraux se caractérisent par la destruction du tissu industriel et le
retrait des services publics. Au second tour de l’élection présidentielle de
2017, le vote Le Pen décroît avec le diplôme et les revenus ; une majorité
des ouvriers (qui ont voté) ont préféré Le Pen à Macron. Le faible vote
dans les grandes villes, dont on a vu qu’elles profitaient globalement des
nouveaux équilibres économiques, va dans le même sens. La situation est
structurellement proche aux États-Unis. Le vote pour Trump diffère du
vote républicain habituel par la surreprésentation des hommes avec un
faible capital scolaire. D’un point de vue subjectif, un des éléments les plus
corrélés au vote pour Trump est la perception d’appartenir à une classe
blanche menacée par les minorités (l’immigration et les minorités sont ici
confondues), ce qu’on peut lire comme une inquiétude plus générale sur
son statut28. Or, ceux qui ont un faible niveau d’éducation sont aussi les
plus soumis à la précarité et à la stagnation de leur salaire, même dans un
contexte économique favorable. On retrouve donc notre hypothèse que les
changements structurels, plus que la conjoncture économique, constituent
l’élément central de la montée de l’extrême droite.

Surdité des gouvernements et réponses populaires

La racine de la crise politique est bien l’incapacité à répondre aux


demandes qui s’expriment de plus en plus fortement depuis trente ans. En
particulier, le dégagisme de ces dernières années montre que les partis de
gouvernement se sont progressivement disqualifiés aux yeux de l’opinion
par leur incapacité à proposer des politiques alternatives. L’utilité du vote
diminue sérieusement si un nouveau gouvernement se contente de
réorganiser à la marge la politique de son prédécesseur. De plus, les lieux
de délibération sont plus rares qu’on pourrait le penser dans nos sociétés :
les partis et le parlement ne jouent visiblement pas, ou plus, ce rôle. La
contestation, du vote pour les partis antisystème aux gilets jaunes, est
d’abord une volonté de repolitiser des questions que les gouvernements
traitent comme des faits de nature.
De ce point de vue, il n’est peut-être pas anecdotique que la montée du
Front national à partir de 1983 coïncide avec la conversion de la gauche à
la « rigueur », dans un contexte où l’absence de politique alternative
commence à miner le débat démocratique29. De plus, si la gestion de la
crise de 2008 a été globalement keynésienne en Amérique du Nord et en
Europe, il s’agit d’un keynésianisme libéral dans la mesure où il reposait
plutôt sur une baisse des impôts (et parfois des prestations sociales) et un
soutien inconditionnel au secteur financier30. En fait, on constate un recul
général de la redistribution dans la zone OCDE pendant la crise, dont les
plus fragiles ont largement payé le coût31. Dans le cas de l’Europe, les
hésitations et la relative faiblesse de la relance ont beaucoup aggravé la
crise32, d’autant que l’Allemagne s’est acharnée à engranger des excédents
budgétaires et commerciaux, ce qui est devenu une source majeure de la
divergence des économies européennes.
Pour autant, il serait faux de prétendre que la gauche et la droite font les
mêmes politiques, le début de mandat d’Emmanuel Macron a bien marqué
le contraste avec le gouvernement précédent, pourtant loin d’être sans
reproche. Les discours raciaux restent globalement un monopole de la
droite et de l’extrême droite et la corruption pendant le mandat Hollande a
été limitée à quelques affaires individuelles, loin des scandales à répétition
du mandat Sarkozy. A-t-on bien pris conscience de la crise majeure
qu’aurait provoquée l’élection de ce dernier en 2012 ? Compte tenu du fait
qu’il avait dépassé de 24,5 millions le montant autorisé (22,5 millions
d’euros) avec des dépenses totales de 46,5 millions d’euros, aurait-il fallu
annuler son élection ? Quoi qu’il en soit, certaines réformes restent au
crédit de la gauche : loi sur la fin de vie, transparence de la vie publique,
mariage pour tous, généralisation du tiers payant, accord sur le climat. Il
reste, et cette simple énumération le montre, que la précarité et les
inégalités n’ont pas été au centre des politiques ou, pire, qu’elles ont été
aggravées par des mesures inefficaces pour diminuer le chômage, mais qui
ont contribué à fragiliser les plus précaires (loi El Khomri). La réforme des
impôts n’a par ailleurs jamais vu le jour, alors même que le sentiment
d’injustice fiscale est, avec raison, très répandu et qu’il s’agit là d’un des
principaux leviers disponibles pour lutter contre les inégalités.
Il faut donc s’interroger sur les raisons de cette surdité politique. La
gestion de l’État comme une entreprise et l’application des mêmes schémas
de rentabilité immédiate à tous les domaines ne prédisposent pas au débat
politique. L’insistance sur la « pédagogie » reflète la croyance que la vérité
appartient à la technocratie et on retrouve ce rapport hiérarchique avec les
citoyens dans le « dialogue », en vérité très contrôlé, organisé début 2019
par le pouvoir en réponse au mouvement des gilets jaunes. Une seconde
raison, encore moins avouable, est le biais antipopulaire du politique.
Les mécanismes de sélection du corps électoral sont connus depuis
longtemps. Le « cens caché » décrit ce phénomène d’autoexclusion des
moins dotés en raison d’un sentiment d’incompétence33. Mais, en dehors de
ces mécanismes structurels, le vote est matériellement plus complexe pour
les classes populaires (en raison de déménagements plus fréquents, etc.) et
rien n’a été fait pour le faciliter34. De plus, les dispositifs fiscaux tendent à
avantager les plus riches dans le financement de la vie politique. Ainsi,
Julia Cagé a montré que l’État consacre annuellement moins d’un euro par
Français au financement public de la démocratie, mais rembourse
165 euros aux 290 000 contribuables (essentiellement des classes aisées)
qui ont financé le parti de leur choix. Or, si l’argent ne fait pas l’élection, il
existe une causalité probable entre financement et élection35. Enfin,
l’association croissante des lobbies à la formation des normes et la
complexité de la machine institutionnelle favorise les groupes d’intérêts et
dilue jusqu’au point de les ignorer les demandes des classes populaires.
Ces dynamiques ont été aggravées par la fermeture sociale croissante du
personnel politique et de la haute fonction publique. Les élèves de l’ENA
sont de plus en plus les représentants exclusifs des classes supérieures. Ils
reproduisent les hiérarchies sociales au sein même des promotions, au
point que les énarques qui intègrent les grands corps – ceux qui sont le plus
susceptibles d’être dans les cabinets ministériels et de diriger des grandes
entreprises – sont mieux dotés socialement que leurs camarades36. Par
ailleurs, les classes moyennes qui avaient dominé l’Assemblée nationale
depuis les années 1980 sont en net recul par rapport aux élites à la fois en
nombre et dans leur proximité au pouvoir. Les députés de LREM et ceux
de LR sont issus des élites sociales, alors que les députés de La France
insoumise, du PCF ou du FN viennent plus souvent des catégories
populaires, le PS étant dans une situation intermédiaire. « Finalement, les
élections législatives de 2017 prennent l’aspect d’une forme de cooptation
entre des représentants et des représentés issus du même milieu de la
bourgeoisie diplômée en laissant aux marges les contestations radicales
qui ont pourtant attiré la moitié de l’électorat au premier tour de la
présidentielle37. » Les politiques suivies bénéficient très directement à la
classe sociale de celles et ceux qui les décident, ce qui a pour effet de
discréditer la classe politique et, au-delà, les institutions démocratiques.
L’échec le plus symptomatique est celui du PS dont l’incapacité à se
renouveler tient à la violence de ses divisions internes, au poids des élus
locaux et, aussi, à l’absence de débat intellectuel38. Ainsi, Frédéric Sawicki
y voit surtout « des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à
penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire
un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée
de la pensée et des politiques néo-libérales39 ». À dire vrai, le PS est en
état de mort cérébrale depuis des années. Ceci explique peut-être la
difficulté à tirer les conséquences du divorce avec les classes populaires.
En effet, depuis les années 1980, le vote populaire pour le PS se réduit. Le
différentiel de vote pour le PS entre les ouvriers et la moyenne de
l’électorat était de 15 points en 1981, mais Lionel Jospin n’a rassemblé que
13 % des suffrages ouvriers sur sa candidature au premier tour de 2002,
soit une différence négative de 3 points par rapport à l’ensemble des
Français (16 %). Au second tour de la présidentielle, le vote ouvrier est à
72 % à gauche en 1981, le chiffre tombe à 50 % en 2007. Le constat est
clair, la gauche a un problème avec les classes populaires, ce qui, à
l’évidence, renvoie à ses choix politiques. Mais les conclusions du rapport
de Terra Nova, « Quelle majorité électorale pour 2012 », théorise cette
désaffection des classes populaires pour la gauche comme un divorce
« culturel » entre le PS et les ouvriers. En conséquence, il faudrait une
nouvelle coalition à la gauche : femmes, jeunes, diplômés et minorités, car
« contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les
enjeux socio-économiques, cette France de demain est avant tout unifiée
par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est
tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive40 ». Cette stratégie, dont
on remarquera la tonalité un peu méprisante pour les classes populaires, est
un remarquable contresens sur les évolutions de la société. En effet, les
femmes, les jeunes et les minorités sont les premières victimes de la
précarisation du salariat et une offre politique centrée sur ce catéchisme de
« valeurs » inspirée du blairisme ne répond pas à des attentes
fondamentales de protection sociale. Les recommandations de ce rapport,
qui ont été en partie suivies, apparaissent, avec le recul, comme
proprement suicidaires, dégageant un espace très large à La France
insoumise sans permettre de mordre sur le centre droit.
On comprend alors que les mobilisations sociales deviennent un enjeu
déterminant dans un contexte de démonétisation des partis politiques.
Mais, hormis pour la bourgeoisie dont on a vu la cohésion sociale et
politique41, une partie du contenu objectif des classes sociales a disparu et
la montée des inégalités s’est traduite par des mobilisations faibles ou
sporadiques, et généralement incapables de trouver un relais politique.
D’une part, les mobilisations organisées dans le monde du travail sont plus
rares. Dans les années 1970, 2 millions de journées de travail ont été
consacrées à la grève, contre seulement 75 000 au début des années 201042.
La plus grande difficulté à mobiliser s’explique notamment par le fait que
la concurrence sur le marché du travail est plus forte. De plus, la France
affiche l’un des taux de syndicalisation les plus bas : 11 %, contre 17 % en
moyenne dans l’OCDE et l’opinion publique leur est peu favorable. Les
grandes grèves touchent surtout le secteur public, passablement malmené
ces dernières années, mais elles sont peu efficaces, comme l’a montré la
grève des cheminots en 2018. D’autre part, les mobilisations hors du
champ syndical se sont succédé souvent en s’inscrivant dans un
mouvement transnational. À l’altermondialisme du début des années 2000
succède, une décennie plus tard, les Indignés, les mouvements
d’occupation contre le 1 %, sur le modèle d’Occupy Wall Street, Nuit
debout, #balancetonporc, etc. (La Manif pour tous, le principal mouvement
réactionnaire des années 2010, mobilise beaucoup à partir de réseaux
catholiques, ce qui l’inscrit dans une logique différente.)
Par ailleurs, des mobilisations sans mobilisateurs, qui regroupent plutôt
les perdants des transformations sociales actuelles, ont émergé récemment.
Il n’est d’ailleurs pas particulièrement réjouissant de constater que ce type
de mouvement se trouve généralement dans les régimes politiques
autoritaires (Allemagne de l’Est, Syrie, etc.), où la population ne peut pas
compter sur des relais politiques ou des arènes démocratiques pour faire
aboutir ses demandes. Un historien, Gérard Noiriel, a par ailleurs fait le
lien avec les révoltes fiscales de l’Ancien Régime. Si les émeutes de 2005
sont l’expression d’une marge sociale, incapable de dépasser son territoire
et de trouver des relais politiques, le mouvement des gilets jaunes (peut-
être préfiguré par les bonnets rouges) se caractérise par la spontanéité de la
mobilisation et sa capacité à regrouper des catégories qui manifestent
rarement43. Le mouvement naît d’une idée particulièrement brillante,
l’affichage des gilets de sécurité, qui permet un ralliement spontané des
automobilistes touchés par la hausse de la taxe sur le diesel. Le mouvement
est improvisé, beaucoup participent pour la première fois à une
manifestation, et cette méconnaissance des règles du jeu provoque nombre
de maladresses, mais aussi des innovations tactiques particulièrement
redoutables pour le pouvoir, notamment les manifestations sur les Champs-
Élysées. Les gilets jaunes représentent bien, en tout cas d’après les
premières enquêtes disponibles, une partie de la population fragilisée par
les politiques néolibérales, ce que confirme notamment l’importance des
femmes dans le mouvement. « Âgés de 45 ans en moyenne, ils
appartiennent aux classes populaires ou à la “petite” classe moyenne. La
catégorie des employés est surreprésentée : 33 % des participants et 45 %
des actifs présents, alors qu’ils sont 27 % de la population active
française. Les ouvriers ne comptent que pour 14 % des “gilets jaunes”.
Les artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont également bien
représentés : 10,5 %, et 14 % des actifs présents, contre 6,5 % de la
population active. Les cadres sont peu nombreux : à peine 5 % des
participants, 7 % des actifs présents contre 18 % au niveau national. Les
inactifs forment le quart des participants au mouvement et pour l’essentiel
ce sont des retraités. Autre particularité notable, la forte proportion de
femmes, souvent issues des classes populaires et traditionnellement peu
mobilisées politiquement. 25 % de l’ensemble est diplômé du supérieur et
35 % titulaire de BEP ou CAP. Des ménages aux revenus modestes : en
dessous du revenu médian de près d’un tiers44. » Les revendications, ce qui
est habituel, se transforment avec le succès de la mobilisation et, pour ma
part, j’ai tendance à y lire, au-delà des demandes spécifiques, une lutte
pour la reconnaissance45, c’est-à-dire le refus d’être dépossédés de leur
dignité de citoyens.
Conclusion

L’espace des possibles


En conclusion, je reviendrai sur trois points : les risques pour la démocratie
que comportent les évolutions actuelles, les contraintes qui limitent l’action et
la définition d’une stratégie progressiste. Des dynamiques globales et
puissantes minent la société démocratique telle qu’elle s’est constituée
progressivement à partir du XIXe siècle. L’équilibre de nos régimes reposait –
et repose heureusement encore en partie – sur l’autonomie partielle des
champs politique, économique, bureaucratique, judiciaire, scientifique. Le
champ politique protège ainsi son autonomie en interdisant l’achat des votes,
le champ scientifique s’accorde sur les personnes légitimes à parler, le champ
bureaucratique repose sur une distinction entre intérêts privés et bien
public, etc. Cependant, dès les années 1990, un sociologue comme Pierre
Bourdieu s’inquiète de la perte d’autonomie de certains champs sociaux1. Si
leur existence formelle n’est pas menacée, leur fonctionnement est remis en
cause2, par exemple l’esprit scientifique cède devant les logiques d’expertise,
la circulation entre haute fonction publique et secteur privé menace
l’autonomie de l’État, la formation du droit implique toujours plus les intérêts
économiques. Quels sont les processus en jeu ? La transformation actuelle est
fondamentale, car l’État renonce à réguler les champs, traversés par les
mêmes logiques de compétition, de marché et de rentabilité. Par exemple,
l’éducation devient un marché où la recherche de bénéfices est le principe
organisateur. De même, la dérégulation transforme la dynamique du champ
économique, la multiplication des autorités indépendantes favorisant la
corruption et la concentration sur les marchés.
Quelles sont les conséquences de cette plus grande fluidité ? La raison
néolibérale n’amène pas un gain pour la société dans son ensemble, au
contraire, et le mythe de l’autorégulation des marchés a directement conduit à
la très coûteuse crise de 2008. De plus, la forte convertibilité des capitaux
accélère la montée des inégalités. Les prix de plus en plus prohibitifs de
l’enseignement supérieur amènent par exemple une conversion plus facile
entre capital économique et scolaire. Par ailleurs, le gouvernement de soi
néolibéral est orienté vers la performance et la compétition avec la
culpabilisation et les tensions psychologiques qui en résultent pour les
individus plongés en permanence dans les « eaux glacées du calcul égoïste ».
Cette orientation des conduites individuelles pose directement la question de
la moralité, qui n’est pas seulement un problème individuel. En effet, la
confiance qui naît d’une éthique partagée diminue très significativement les
coûts de transaction entre les agents sociaux. Or, les dispositifs qui organisent
un univers de concurrence sans limites entraînent des comportements
asociaux, dont la délinquance des élites donne quotidiennement des
exemples. Finalement, les rapports sociaux deviennent plus violents en raison
du choc entre les demandes des classes populaires et l’affirmation de
« contraintes objectives », dont on a vu qu’elles étaient d’abord l’expression
d’un intérêt de classe. Loin d’être le signe d’une vitalité démocratique, les
mobilisations spontanées, dont les gilets jaunes offrent un exemple
emblématique, sont l’expression d’une faillite de la démocratie
représentative. De plus, la contestation est trop souvent traitée par la
« pédagogie » ou la répression, une alternative dont on connaît la perversité.
De ce point de vue, les possibilités de régression vers l’autoritarisme ou le
fascisme3 me semblent moins probables qu’un contrôle insidieux appuyé sur
la capacité des États à accumuler, et maintenant à traiter, des données
personnelles. Les pratiques de surveillance de la NSA américaine donnent
une idée des possibles, mais c’est la Chine qui pourrait bien être le modèle à
ne pas suivre. Enfin, l’homogénéité des élites est croissante du point de vue
de leur origine et de leur formation. En particulier, la congruence entre élites
économiques, classe politique et haute administration augure de rapports de
classe particulièrement conflictuels dans le futur.
Quel est l’espace des possibles ? Les évolutions positives existent –
mobilisations écologistes et sociales, victoires électorales de progressistes –,
mais l’avantage reste pour l’instant aux logiques destructrices qui
transforment vite et, dans certains cas, de façon irrémédiable nos sociétés. Si
tout n’est pas joué, la marge de manœuvre est désespérément étroite. Dans ce
« temps d’algèbre damnée », le tragique ne naît pas de l’incertitude, qui
entretient l’espoir, mais du développement mécanique d’une catastrophe
annoncée. En effet, l’inertie du système est impressionnante, les dynamiques
existantes peuvent se prolonger assez longtemps pour que les dégâts soient
irréversibles. Les effets des politiques suivies sont en effet tels qu’un exercice
de prévision sur une ou deux décennies n’est pas dépourvu de sens. Il est en
effet peu probable qu’on puisse inverser rapidement la courbe de la
dégradation écologique, de la morbidité ou le rythme de l’accumulation
économique des 1 % les plus riches, ces phénomènes étant d’ailleurs liés. De
même, les politiques éducatives d’aujourd’hui conditionnent l’insertion sur le
marché du travail des générations montantes.
Premièrement, les conditions qui ont permis la réduction des inégalités et
la mise en place de l’État providence après-guerre n’existent plus : une forte
croissance économique, des classes populaires mobilisées et, il aurait fallu
commencer par là, les destructions massives dues aux deux guerres
mondiales. En particulier, l’économie a aujourd’hui une croissance faible et
l’hypothèse de la stagnation séculaire est à prendre au sérieux4. La
redistribution est plus difficile dans une économie qui progresse à 1,2 % qu’à
5 %, avec le risque d’aggraver sérieusement les tensions générationnelles (un
thème que nous n’avons pas suffisamment abordé). Ensuite, seules les
grandes catastrophes ont permis une redistribution majeure des capitaux
économiques, notamment les guerres, les pandémies, les grandes dépressions
économiques ou les révolutions5. Or, si le système existant n’est pas
fonctionnel au sens où il détruit l’environnement et favorise une
accumulation irrationnelle, il a montré une grande résilience en 2008 et rien
n’indique, pour le moment, la possibilité d’une rupture endogène. Les crises
peuvent se succéder sans réforme fondamentale, si les stabilisateurs
automatiques (sécurité sociale et assurance chômage) évitent l’effondrement
économique des classes moyennes.
Deuxièmement, il faut abandonner l’idée d’un modèle alternatif qui naîtrait
aux marges du monde occidental – soit dit en passant, le Rojava n’a jamais
été un paradis progressiste. La réforme ne peut réussir que dans le premier
cercle des économies mondiales, où les gouvernements ont une certaine
capacité de résistance par rapport aux marchés, essentiellement l’Amérique
du Nord et l’UE. Ainsi, la gauche européenne aurait intérêt à suivre très
attentivement les évolutions aux États-Unis, non seulement à Washington
D. C., mais aussi au niveau des Etats qui, après avoir servi de laboratoire aux
politiques néolibérales, pourraient être des lieux d’innovation progressiste.
De ce point de vue, la crise de 2008 représente une occasion manquée. En
effet, la responsabilité des milieux financiers était impossible à nier, le
gouvernement était républicain lors de l’explosion de la crise (et
majoritairement de droite en Europe), le coût social était énorme. Nous étions
dans un contexte qui a priori favorisait une transformation profonde du
système économique, d’autant plus que les États-Unis bénéficient d’une
liberté que les autres économies n’ont pas. Or, Obama – qui a toujours été
plus centriste que Hillary Clinton – a opté pour une politique de continuité :
pas de nationalisation des banques, pas de réforme majeure du système
d’imposition. Les contraintes politiques étaient probablement fortes, y
compris le lien des lobbies financiers avec certains sénateurs démocrates, et,
dès 2010, avec un Congrès républicain, la présidence a été essentiellement
paralysée sur les dossiers importants. Le bilan d’Obama est à la fois limité et
fragile : les deux premières années de la présidence Trump ont suffi à
démanteler la plupart de ses mesures, sauf Obamacare qui paraît destiné à
survivre. Par ailleurs, si les contraintes internationales, en pratique l’absence
de coopération entre les États, sont un obstacle majeur sur certains dossiers,
notamment l’environnement, un nombre important de réformes sont
réalisables dans le cadre national. Des solutions existent et une bonne raison
d’espérer est que les systèmes plus justes sont plus efficaces
économiquement. Autrement dit, le cœur du problème est politique plus
qu’économique, ce qui ouvre un espace à l’action.
Quelle stratégie reste-t-il aux progressistes ? D’abord, ceux-ci sont sur la
défensive, ils ont besoin de temps pour formuler un projet et reconstruire une
alternative électorale. La politique du pire est donc une illusion dangereuse.
Penser que l’arrivée de Le Pen au pouvoir pourrait créer un électrochoc et
mobiliser la gauche pour une reconquête est un risque inconsidéré et le
passage à la violence, en dehors même de toute considération éthique, est
suicidaire. Il faut ensuite combattre deux illusions. D’abord, les mobilisations
ponctuelles, les pétitions en ligne, les hashtags, etc. sont utiles, mais ne
constituent pas la base d’un projet durable. Face à une bourgeoisie
particulièrement cohérente et en position de défendre ses intérêts comme
jamais, il faut penser sur une génération et développer des formes
institutionnelles stables. La priorité est donc la reconstruction d’un parti pour
regrouper les débris de la gauche de gouvernement. Cette institution est la
seule capable d’autonomiser le politique des intérêts d’une classe et
d’articuler les mouvements sociaux progressistes. L’impasse dans laquelle se
trouve La France insoumise en refusant de devenir un parti organisé me
semble confirmer ce point. Ensuite, le clivage est nécessaire en politique, le
PS est mourant d’avoir affadi progressivement le contenu de ses propositions.
Aujourd’hui, le débat national est médiocre, largement faute d’intellectuels
de droite dignes de ce nom, mais l’essentiel se joue à l’intérieur même de la
gauche. Avec des perspectives de retour au pouvoir à peu près inexistantes
pour la décennie qui vient, elle doit en priorité produire une vision du monde
autre que celle d’un néolibéralisme adouci. La tentation d’un « populisme de
gauche » est l’autre impasse stratégique. Par exemple, pour Chantal Mouffe,
il y a « un ralliement des classes populaires à des valeurs morales,
nationales, religieuses, articulées dans un projet de droite6 ». Outre que le
constat me paraît factuellement faux ou, au mieux, caricatural, la proposition
de « suivre le peuple » peut rapidement conduire à des propos anti-immigrés
ou à un nationalisme qui ne serait peut-être pas si différent de celui de
l’extrême droite. Au fond, la même stratégie a conduit la droite à un
alignement sur les positions de l’extrême droite sur nombre de sujets. Le
problème n’est pas que les valeurs de gauche ne seraient plus pertinentes au
e
XXI siècle, le problème est que les classes populaires ont eu du mal à les
retrouver dans les politiques gouvernementales.
Enfin, si la stratégie qui dessine le sens de l’action est, intellectuellement,
facile à définir, la réalisation demeure d’une difficulté diabolique. Peut-être
mes conclusions sont-elles illusoires et la disparition de la gauche inévitable,
peut-être en sommes-nous à un point où l’optimisme est la forme socialement
acceptable de l’aveuglement. Mais, tout compte fait, les obstacles, les
incertitudes et la conscience d’aller contre des forces écrasantes ne doivent
pas entamer la détermination à agir, car – et je ferai mien le mot de Margaret
Thatcher au service d’une autre cause – there is no alternative.
Notes
INTRODUCTION : L’émergence d’un nouvel ordre social, p. 9
1. Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », Cahier pour un temps, p. 185, cité in La Beauté du
monde, Quarto Gallimard, 2016, p. 193.
2. Soit « un ensemble hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements
architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés
scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que
du non-dit », Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault » (1977), Dits et écrits, tome II, Gallimard,
1994, p. 299.
3. Pour une généalogie de ces dispositifs, voir Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une
généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique Éditions, 2018.
4. La « division du travail social » (Durkheim), les « sphères d’activité » (Weber) ou les « champs »
(Bourdieu).
5. Voir Kate Pickett et Richard Wilkinson, The Spirit Level: Why more equal societies almost
always do better, Penguin, 2009.
6. Par exemple dans une revue du FMI : Jonathan Ostry, Prakash Loungani et Davide Furceri,
« Neoliberalism: Oversold? », Finance & Development, vol. 53, no 2, juin 2016. Les auteurs écrivent
notamment : « Des inégalités croissantes heurtent en retour le niveau et la durabilité de la croissance »
(Increased inequality in turn hurts the level and sustainability of growth).
7. Arnaud Parienty, Le Mythe de la « théorie du ruissellement », La Découverte, 2018 et sur le bilan
des baisses d’impôt sous Trump, Paul Krugman, « The Trump Tax Cut: Even Worse Than You’ve
Heard », New York Times, 1er janvier 2019.
8. Jonathan Ostry et alii, « Redistribution, Inequality, and Growth », IMF Staff Discussion Notes,
février 2014.
9. Brian Keeley, Inégalités de revenu : l’écart entre les riches et les pauvres, Les essentiels de
l’OCDE, Éditions OCDE, 2018, p. 81.
10. James Kwak, Economism: Bad Economics and the Rise of Inequality, Knopf Doubleday
Publishing Group, 2017, p. 99.
11. Francesco Saraceno, « L’impact économique des fortes inégalités : problèmes et solutions »,
Revue de l’OFCE, 2014/3 (N° 134), p. 187-200.
12. Voir Equality and Human Rights Commission, Progress on socio-economic rights in Great
Britain, mars 2018, p. 30 et suivantes,
https://www.equalityhumanrights.com/sites/default/files/progress-on-socio-economic-rights-in-great-
britain.pdf
13. Une intéressante étude sur les États-Unis (où les comparaisons entre États permettent bien
d’isoler cette variable) a montré l’ampleur de ces effets, voir Keith Payne, The Broken Ladder: How
Inequality Affects the Way We Think, Live, and Die, Viking, 2017.
CHAPITRE 1 : La distribution des capitaux, p. 19
1. Au sens économique, le capital est constitué des actifs non humains qui peuvent être possédés et
échangés sur un marché, voir Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013, p. 82. Plus
généralement, le capital est le correspondant décontextualisé d’une ressource, qui permet notamment
l’accumulation (d’un capital) et la conversion (entre capitaux). La mesurabilité des ressources, leur
objectivation, permet de parler de capital scolaire ou corporel.
2. Pour une synthèse, voir Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, op. cit. Ce dernier est aussi à
l’origine, avec un groupe d’économistes, de la mise en ligne de données régulièrement actualisées,
World Inequality Database, https://wid.world/
3. L’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités (de salaires, de
revenus, de niveaux de vie, etc.) qui varie entre 0 et 1. Il est égal à 0 dans une situation où la
distribution serait parfaitement égalitaire. À l’autre extrême, il est égal à 1 dans une situation la plus
inégalitaire possible.
4. Antoine Bozio, Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret, Malka Guillot et Thomas Piketty,
Trois décennies d’inégalités et de redistribution en France (1990-2018),
https://wid.world/document/trois-decennies-inegalites-et-redistribution-en-france-1990-2018-wid-
world-issue-brief-2018-2/
5. Observatoire des inégalités, « 600 000 pauvres de plus en dix ans », septembre 2018,
https://www.inegalites.fr/600-000-pauvres-de-plus-en-dix-ans?id_theme=15 Le seuil de pauvreté est
calculé en fonction d’un pourcentage du revenu médian (qui divise l’ensemble des revenus en deux
parties égales), il est en général à 50 % ou 60 % du revenu médian.
6. Voir Thomas Piketty et alii, « Inequality Dynamics in France, 1900-2014 », Paris School of
Economics, 2016, ainsi qu’Anthony Atkinson, Inégalités, Seuil, 2016.
7. « Entre 2010 et 2015, les inégalités de patrimoine se réduisent légèrement », INSEE Première
1621novembre 2016, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3137028
8. INSEE, Les Revenus et le patrimoine des ménages, 2011.
9. Devon Pendleton, “France’s Richest Are Making Money Faster Than Everyone Else This Year”,
Bloomberg, 16 mai 2018, https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-05-16/france-s-richest-are-
world-beaters-when-it-comes-to-wealth-gains
10. INSEE, Les Revenus et le patrimoine des ménages, édition 2018.
11. Anna Zakrzewski et alii, Global Wealth 2018, Seizing the Analytics Advantage, BCG, 14 juin
2018, https://www.bcg.com/publications/2018/global-wealth-seizing-analytics-advantage.aspx
12. Michael Savage, “Richest 1 % on target to own two-thirds of all wealth by 2030”, The
Guardian, 7 avril 2018.
13. UBS, New value creators gain momentum, Billionaires insights 2017,
https://www.pwc.com/gx/en/financial-services/Billionaires%20insights/billionaires-insights-2017.pdf
14. Louis Chauvel, La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Seuil, 2016.
15. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, op. cit., p. 645 et France Stratégie, « Comment
réformer la fiscalité des successions ? – Actions critiques », 5 janvier 2017,
https://www.strategie.gouv.fr/publications/20172027-reformer-fiscalite-successions-actions-critiques
16. INSEE, Les Revenus et le patrimoine des ménages, édition 2018, éd. citée, p. 21.
17. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, op. cit., p. 259 et suivantes.
18. Je remercie Paul Gioia pour sa relecture attentive d’une première version de ce passage.
19. Louis-André Vallet, « Mobilité entre générations et fluidité sociale en France. Le rôle de
l’éducation », Revue de l’OFCE, no 150, 2017, http://ses.webclass.fr/notion/fluidite-sociale
https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/2-150.pdf. Le concept de fluidité sociale formalise l’idée
d’une égalité de chances dans l’accès aux différents statuts socioprofessionnels au sein d’une
génération. À la différence de la mobilité sociale, la fluidité tient compte des évolutions dans les
situations disponibles (par exemple moins d’ouvriers et plus de cadres d’une génération à l’autre). Ce
concept décrit donc des flux généralement limités.
20. Voir Pascal Galinier, « Une enquête révèle le coût élevé des études supérieures », Le Monde,
21 mai 2018, http://www.lemonde.fr/campus/article/2018/05/21/parcoursup-une-enquete-revele-le-
cout-eleve-des-etudes-superieures_5302147_4401467.html
21. Pierre Canisius Kamanzi, L’Envers du décor : massification de l’enseignement supérieur et
justice sociale, Presses de l’Université du Québec, 2017 et Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer, « La
démocratisation de l’enseignement en France : polémiques autour d’une question d’actualité »,
Population, 2000, p. 51-79.
22. Denis Meuret et Sophie Morlaix, « L’influence de l’origine sociale sur les performances
scolaires : par où passe-t-elle ? », Revue française de sociologie, 2006/1 (Vol. 47), p. 49-79.
23. Sur la formation de l’habitus, voir Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’Enfance de l’ordre,
comment les enfants perçoivent le monde social, Seuil, 2017.
24. Magali Jaoul-Grammare, « Les inégalités de succès dans l’enseignement supérieur. Quel est le
profil des étudiants qui réussissent ? », BETA, UMR 7522, Document de travail no 2009 – 33,
décembre 2009.
25. Observatoire des inégalités, « Les milieux populaires largement sous-représentés dans
l’enseignement supérieur », mai 2018, https://www.inegalites.fr/Les-milieux-populaires-largement-
sous-representes-dans-l-enseignement-superieur
26. Pierre Merle, « À qui profitent les dépenses éducatives ? », La vie des idées, 22 mai 2012,
https://laviedesidees.fr/A-qui-profitent-les-depenses.html
27. Florence Lefresne et Yann Fournier, L’Europe de l’éducation en chiffres, ministère de
l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2016, p. 53,
http://cache.media.education.gouv.fr/file/2016/94/4/depp-EEC-2016_660944.pdf
28. CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire), Inégalités sociales et migratoires.
Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités ?, septembre 2016, p. 35, http://www.cnesco.fr/wp-
content/uploads/2016/10/1610927_Rapport_Cnesco_Inegalites-4.pdf
29. Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon, Trajectoires et origines. Enquête sur la
diversité des populations en France, INED, 2010, p. 104,
https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19558/dt168_teo.fr.pdf
30. Pierre Merle, « À qui profitent les dépenses éducatives ? », op. cit.
31. Lynch, K., « Neo-liberalism and marketisation: The implications for higher education »,
European Educational Research Journal, vol. 5, no 1, 2006, p. 1-17.
32. Agnès Van Zanten, « New Modes of Reproducing Social Inequality in Education: The Changing
Role of Parents, Teachers, Schools and Educational Policies », European Educational Research
Journal, vol. 4/ 3, 2005.
33. Isabelle Kabla-Langlois, Les Jeunes et l’enseignement supérieur : s’orienter, réussir, s’insérer,
INSEE, 2016.
34. Luc Rouban, « L’assemblée élue en 2017 et la crise de la représentation », CEVIPOF, La Note/
#43 /vague 16, juillet 2017,
http://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/256ftjiceh95eqkj7ib05rkkhp/resources/note-sociologie-assemblee-
2017-rouban.pdf
35. Sur l’endettement étudiant aux États-Unis, voir Ellen Ruppel Shell, “College May Not Be Worth
It Anymore”, New York Times, 16 mai 2018.
36. NESSE, The Challenge of Shadow Education, 2011, p. 7, “Private tutoring is much less about
pupils who are in real need of help that they cannot find at school, and much more about maintaining
the competitive advantages of the already successful and privileged”,
http://www.nesse.fr/nesse/activities/reports/the-challenge-of-shadow-education-1
37. Era Dabla-Norris, Kalpana Kochhar, Nujin Suphaphiphat, Frantisek Ricka et Evridiki Tsounta,
« Causes and consequences of income inequalities: a global perspective », IMF, Staff discussion note,
juin 2005.
38. “Health Effects of Overweight and Obesity in 195 Countries over 25 Years”, The New England
Journal of Medicine, 6 juillet 2017.
39. Soline Roy, « Les enfants sont moins endurants qu’il y a trente ans », Le Figaro, 21 novembre
2013.
40. On pense au travail fondateur de Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF,
2015.
41. Andew Jacobs, “How Chummy Are Junk Food Giants and China’s Health Officials? They Share
Offices”, New York Times, 9 janvier 2019.
42. Nellie Bowles, “A Dark Consensus About Screens and Kids Begins to Emerge in Silicon
Valley”, New York Times, 26 octobre, 2018.
43. WWF, Rapport Planète vivante, 2018.
44. Les effets sont multiples et leur composition aggravera considérablement la situation pour les
pays du Sud, mais aussi industrialisés, « Broad threat to humanity from cumulative climate hazards
intensified by greenhouse gas emissions », Nature Climate Change, volume 8, 2018, p. 1062–1071,
https://www.nature.com/articles/s41558-018-0315-6
45. Coral Davenport, “Major Climate Report Describes a Strong Risk of Crisis as Early as 2040”,
New York Times, 7 octobre 2018.
46. Voir le rapport du Haut Conseil de la santé publique, Les Inégalités sociales de santé : sortir de
la fatalité, décembre 2009 et Sabine Chaupain-Guillot, Olivier Guillot et Éliane Jankeliowitch-Laval,
« Le renoncement aux soins médicaux et dentaires : une analyse à partir des données de l’enquête
SRCV », Économie et Statistique, no 469-470, 10 juillet 2014.
47. Thibaut De Saint Pol, « L’obésité en France : les écarts entre catégories sociales s’accroissent »,
Insee Première, 2007, p. 4, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00133462/document
48. OCDE, Obesity Update 2017, p. 7, https://www.oecd.org/els/health-systems/Obesity-Update-
2017.pdf
49. Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible, Flammarion, 2018,
p. 117-118.
50. DARES Analyses, Le Travail de nuit en 2012, 21 août 2014, https://dares.travail-emploi.
gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/dares-analyses- dares-indicateurs-dares-
resultats/article/le-travail-de- nuit-en-2012
51. ANSES, Évaluation des risques sanitaires liés au travail de nuit, juin 2016,
https://www.anses.fr/fr/system/files/AP2011SA0088Ra.pdf
52. Le Monde diplomatique, août 2016 et Matthieu Grossetête, « L’enracinement social de la
mortalité routière », Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/4 (no 184), p. 38-57.
53. Raj Chetty et alii, “The Association Between Income and Life Expectancy in the United States,
2001-2014”, Journal of the American Medical Association, April 26, 2016, 1750-66, cité in James
Kwak, Economism: Bad Economics and the Rise of Inequality, p. 108-109.
54. Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie s’accroît, les inégalités sociales face à la mort
demeurent », INSEE Première, no 1372, octobre 2011, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1280972
55. Spreadsheets est une application qui mesure « objectivement » les performances sexuelles, Once
permet de noter le premier rendez-vous (pour les hommes), Hookbook permet de noter les
performances sexuelles de ses partenaires (femmes). La rationalisation progresse encore avec la sous-
traitance de la correspondance conduisant au rendez-vous à des professionnels – des Cyrano de
Bergerac stipendiés, en quelque sorte.
56. Natasha Singer, “In Screening for Suicide Risk, Facebook Takes On Tricky Public Health Role”,
New York Times, 31 décembre 2018.
57. 400 000 personnes ont signé avec Applewatch pour une étude sur les rythmes cardiaques, voir
Robert Langreth, “Apple Watch Heart Study With Stanford Signs Up 400,000 People”, Bloomberg,
1er novembre 2018, https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-11-01/apple-watch-heart-study-
with-stanford-signs-up-400-000-people?srnd=premium
58. Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens
Democracy, Crown/Archetype, 2016, passim. Le credit score est la note attribuée par des agences
privées, il détermine notamment le taux de crédit attribué par une banque pour un emprunt.
59. Mara Hvistendahl, « Inside China’s Vast New Experiment in Social Ranking », Wired,
14 décembre 2017, https://www.wired.com/story/age-of-social-credit/ et Pauline Croquet, « En Chine,
un système de notation des citoyens encore flou mais aux ébauches effrayantes », Le Monde,
28 décembre 2018.
60. Une entreprise occidentale travaille à ces projets, voir David Ramli et Mark Bergen, “This
Company Is Helping Build China’s Panopticon. It Won’t Stop There », Bloomberg, 19 novembre 2018,
https://www.bloomberg.com/technology
61. Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New
Frontier of Power, PublicAffairs, 2018.
62. Chris Baraniuk, “UK police wants AI to stop violent crime before it happens”, New Scientist,
26 novembre 2018.
63. Dipayan Ghosh et Jim Steyer, “Kids Shouldn’t Have to Sacrifice Privacy for Education”, New
York Times, 13 décembre 2018.
64. Voir Marion Fourcade, « La logique de la note : les catégories morales dans l’ordre
économique », in Catherine Courtet et alii (dir.), Le Désordre du monde. Rencontres, Recherche et
Création du Festival d’Avignon, p. 279-290.
65. Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens
Democracy, op. cit., p. 171.
66. Esther Landhuis, “How Dad’s Stresses Get Passed Along to Offspring”, Scientific American,
8 novembre 2018, https://www.scientificamerican.com/article/how-dads-stresses-get-passed-along-to-
offspring/
CHAPITRE 2 : La stratification sociale, p. 43
1. François Dubet, « Classes sociales et description de la société », Revue française de socio-
économie, 2012/2 (no 10), p. 259-264.
2. Jérôme Fourquet, 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Fondation Jaurès,
2018.
3. Milan Bouchet-Valat, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et d’origine
sociales en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des élites », Revue française de
sociologie, 2014/3 (Vol. 55), p. 459-505.
4. Anne Catherine Wagner, « Mariages assortis et logiques de l’entre-soi dans l’aristocratie et dans
la haute bourgeoisie », Migrations Société, 2008/5 (N° 119), p. 229-242.
5. Voir Milan Bouchet-Valat, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et d’origine
sociales en France (1969-2011)…, art. cité, ainsi que Mélanie Vanderschelden, « Position sociale et
choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes », Données sociales : la société
française – Édition 2006, Insee.
6. On constate le même phénomène en Allemagne, voir Piotr Skolimowski, « Inheritance Matters to
Germans Looking for a Spouse », Bloomberg, 17 juillet 2018,
https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-07-17/wealth-matters-to-germans-looking-for-a-
spouse-bundesbank-finds
7. Nicolas Frémeaux, Essais en économie de la famille, Thèse EHESS, 2013, p. 13.
8. Voir « Élites internationales », Cultures et Conflits, no 98, 2015 et Anne Catherine Wagner, « La
bourgeoisie face à la mondialisation », Mouvements, 2003/2 (no 26), p. 33-39.
9. Voir le fascinant rapport de la banque UBS, New value creators gain momentum, op. cit.
10. Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La
Découverte, 1997, p. 5. L’argument est avancé par Immanuel Wallerstein : la bourgeoisie tend à
convertir les profits en rentes garanties par l’État, idem, p. 117.
11. Notamment, Les Classes moyennes à la dérive, Seuil, 2006 et La Spirale du déclassement, Essai
sur la société des illusions, op. cit.
12. Voir David Marguerit, « Classe moyenne : un Américain sur deux, un Français sur trois »,
France Stratégie, no 41, février 2016. Dans cet article, la classe moyenne est la partie de la population
dont le revenu (après prestations sociales et avant impôts) est compris entre deux tiers du revenu
médian et deux fois ce revenu médian, soit 67 % de la population en 2012. D’autres définitions sont
possibles, la plupart font intervenir le niveau de revenu, mais d’autres éléments peuvent être utilisés
(autoperception, pratiques culturelles, place dans la hiérarchie professionnelle).
https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/note_danalyse_ndeg41_web.pdf
13. Expression inventée par Guy Standing, The Precariat: The New Dangerous Class, Bloomsbury
Academic, 2011.
14. Pour ce paragraphe, voir Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, Les Classes sociales
en Europe, Agone, 2017.
15. Marine Boisson-Cohen, Bruno Palier, « Les trajectoires post-crise des pays de la zone euro : vers
une dualisation économique et sociale de l’Europe », Cahiers français, 2015, p. 16-22.
16. Leonid Bershidsky, “How Western Capital Colonized Eastern Europe”, Bloomberg,
12 septembre 2017.
17. DARES Analyses, Comment ont évolué les métiers en France depuis 30 ans ?, no 003,
janvier 2017, https://dares.travail-emploi. gouv.fr/IMG/pdf/2017-003.pdf
18. Carl Frey et Michael Osborne, “The future of employment: How susceptible are jobs to
computerisation?”, Technological Forecasting and Social Change, Vol. 114, 2017, p. 254-280.
19. Pour une présentation générale, voir EBRD Transition Report 2018-19, Skills, Employement and
Automation, 9 novembre 2018, www.ebrd.com/documents/oce/transition-report-201819-skills-
employment-automation.pdf?blobnocache=true.
20. DARES Résultats, Les Services à la personne en 2016, l’activité se stabilise, no 017, avril 2018,
https://dares.travail-emploi. gouv.fr/IMG/pdf/2018-017.pdf
21. Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, Les Classes sociales en Europe, op. cit.
22. Robert Castel, La Montée des incertitudes, Seuil, 2009.
23. Lawrence Katz et Alan Krueger, “The Rise and Nature of Alternative Work Arrangements in the
United States, 1995-2015”, NBER Working Paper No. 22667, mars 2016,
https://krueger.princeton.edu/sites/default/files/akrueger/files/katz_krueger_cws_-
_march_29_20165.pdf
24. Johanna Luyssen, « En Allemagne, les « mini-jobs » au plus haut », Libération, 18 décembre
2018.
25. Anne-Aël Durand, « Temps de travail, chômage, précarité : ce qui a changé en une génération.
Comparaison entre la situation d’un jeune couple de salariés en 1982 et celle de ses enfants trente-cinq
ans plus tard », Le Monde, 22 septembre 2017.
26. Pierre-Yves Cabannes, Trois décennies d’évolutions du marché du travail, INSEE, janvier 2014.
27. DARES Analyses, CDD, CDI : comment évoluent les embauches et les ruptures depuis
25 ans ?, juin 2018, https://dares.travail-emploi. gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-
syntheses/dares-analyses-dares-indicateurs-dares-resultats/article/cdd-cdi-comment-evoluent-les-
embauches-et-les-ruptures-depuis-25-ans
28. DARES Analyses, Plus d’un tiers des CDI sont rompus avant un an, 21 janvier 2015,
https://dares. travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/dares-analyses-
dares-indicateurs-dares-resultats/article/plus-d-un-tiers-des-cdi-sont-rompus-avant-un-an
29. France Stratégie, Les Transitions professionnelles, révélatrices d’un marché du travail à deux
vitesses, octobre 2016, https://www.strategie.gouv.fr/publications/transitions-professionnelles-
revelatrices-dun-marche-travail-vitesses
30. Florine Martin, « Les deux tiers de la demande d’emploi résultent de la montée structurelle du
précariat », Groupe Alpha, Centre études et prospective, octobre 2016,
http://www.defricheursdusocial.groupe-alpha.com/deux-tiers-demande-emploi-resultent-montee-
structurelle-precariat, 132.html#. W_uWdSeNxE4
31. Claude Picart, « Une rotation de la main-d’œuvre presque quintuplée en 30 ans : plus qu’un
essor des formes particulières d’emploi, un profond changement de leur usage », Emploi et salaires,
Insee, 2014.
32. Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible, op. cit., p. 104-105.
33. Florine Martin, « Les deux tiers de la demande d’emploi résultent de la montée structurelle du
précariat », art. cité.
34. Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible, op. cit., p. 104-105.
35. Jacob S. Hacker, The Great Risk Shift. The New Economy Insecurity and the Decline of the
American Dream, Oxford University Press, 2008, p. 2.
36. Un arrêt de la Cour de cassation du 28 novembre 2018 affirme que les coursiers à vélo sont des
salariés, ce qui pourrait avoir des conséquences sur l’organisation de ces plateformes.
37. Dans le cas allemand, la flexibilité induit un coût important pour les salariés qui ont connu une
période de chômage, ils retrouvent un emploi mais à un salaire inférieur, voir Niklas Engbom, Enrica
Detragiache et Faezeh Raei, “The German Labor Market Reforms and Post-Unemployment Earnings”,
IMF Working Paper, juillet 2015.
38. Eurostat, « 1 salarié sur 6 dans l’Union européenne est un travailleur à bas salaire »,
8 décembre 2016, https://ec. europa. eu/eurostat/documents/2995521/776 2337/3-08122016-AP-
FR.pdf/3bb2d09d-8c28-4e48- 8ffb-fba52d71db8e
39. Rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains, Philip Alston,
Statement on Visit to the United Kingdom, 16 novembre 2018,
https://ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx ? LangID = E&NewsID = 23881
40. Eurostat, “Almost half the unemployed at risk of monetary poverty in the EU”, 26 janvier 2018,
https://ec.europa. eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/-/DDN-20180226-1 ? inheritRedirect
= true&redirect = % 2Feurostat % 2Ffr % 2Fhome
41. Voir Sophie Piton, « Répartition de la valeur ajoutée entre revenus du travail et du capital : de
quoi parle-t-on ? », CEPII Le blog, http://www.cepii.fr/blog/bi/post.asp?IDcommunique=580 et Xavier
Timbeau, « Le partage de la valeur ajoutée en France », Revue de l’OFCE, Presses de Sciences Po,
2002, p. 63-85.
42. Olivier Godechot, « Variétés de financiarisation et accroissement des inégalités », Revue
française de socio-économie, 2015/2 (Hors-série), p. 51-72.
43. Basic et Oxfam France, CAC 40 : des profits sans partage, 2018,
https://www.oxfamfrance.org/wp-
content/uploads/2018/05/file_attachments_vfrapport_oxfam_cac40_des_profits_sans_partage.pdf
44. Nelson Schwartz et Michael Corkery, “When Sears Flourished, So Did Workers. At Amazon,
It’s More Complicated”, New York Times, 23 octobre 2018.
45. Hubert Guillaud, « 2040 : la fin du mariage », blog InternetActu,
http://internetactu.blog.lemonde.fr/2015/01/23/2040-la-fin-du-mariage/ La stabilisation actuelle
pourrait n’être qu’une conséquence de la difficulté des jeunes à se loger.
46. Il est cependant possible que ceux qui perdent leur emploi soient initialement en plus mauvaise
santé, voir Catherine Sermet et Myriam Khlat, « La santé des chômeurs en France : revue de la
littérature », Revue d’épidémiologie et de santé publique, 52 (5), 2004, p. 465-474.
47. « Conversation avec Anthony Edo : l’immigration tire-t-elle les salaires et l’emploi vers le
bas ? », The Conversation, 20 février 2017, https://theconversation.com/conversation-avec-anthony-
edo-limmigration-tire-t-elle-les-salaires-et-lemploi-vers-le-bas-73222
48. Mirna Safi, « Inter-mariage et intégration : les disparités des taux d’exogamie des immigrés en
France », Population, 2008/2 (Vol. 63), p. 267-298.
49. CNESCO, Inégalités sociales et migratoires. Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités ? »,
art. cité, p. 39.
50. Vincent Tiberj et Sylvain Brouard, Français comme les autres ? Enquête sur les Français issus
de l’immigration maghrébine, africaine et turque, Presses de Sciences Po, 2005.
51. Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines. Enquête sur
la diversité des populations en France, Grandes Enquêtes, INED Éditions, 2016.
52. Pierre-Yves Cusset, Hélène Garner, Mohamed Harfi, Frédéric Lainé et David Marguerit,
« Jeunes issus de l’immigration : quels obstacles à leur insertion économique ? », Note d’analyse de
France Stratégie, mars 2015.
53. Marie-Anne Valfort, Discriminations religieuses à l’embauche : une réalité, Institut Montaigne,
octobre 2015.
54. Cris Beauchemin et alii, « Les discriminations : une question de minorités visibles », Population
et Société, no 466, avril 2010, https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19134/466.fr.pdf
55. DARES Analyses, « Discrimination à l’embauche selon “l’origine” : que nous apprend le testing
auprès de grandes entreprises ? », no 076, 12 décembre 2016, http://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-
etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/dares-analyses-dares-indicateurs-dares-resultats/testing
56. Michaël Hajdenberg, « Le PSG a fiché et recruté des joueurs selon leur origine ethnique »,
Mediapart, 8 novembre 2018, https://www.mediapart.fr/journal/france/081118/le-psg-fiche-et-recrute-
des-joueurs-selon-leur-origine-ethnique?page_article=3
57. Éric Cediey et Fabrice Foroni, Les Discriminations à raison de “l’origine” dans les embauches
en France. Une enquête nationale par tests de discrimination selon la méthode du BIT, Genève, Bureau
international du travail, 2006, http://ses.ens-lyon.fr/ses/fichiers/testing2discriminationembauche.pdf
58. Voir Didier Fassin, La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil,
2011. Par ailleurs, la méfiance est dirigée vers la police et non contre la justice, voir Cris Beauchemin,
Christelle Hamel et Patrick Simon, Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en
France, INED, 2010, p. 110, https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19558/dt168_teo.fr.pdf
59. Roxane Silberman et Irène Fournier, « Les secondes générations sur le marché du travail en
France : une pénalité ethnique ancrée dans le temps. Contribution à la théorie de l’assimilation
segmentée », Revue française de sociologie, 2006/2 (Vol. 47), p. 243-292.
60. Patrick Simon, « The choice of ignorance: the debate on ethnic and racial statistics in France »,
French Politics, Culture & Society, 26-1, 2016, p. 7-31.
61. Jean-Baptiste Jacquin, « Pourquoi les enfants de l’immigration sont-ils surreprésentés en
prison ? », Le Monde, 20 octobre 2016 et, pour la mise en perspective sociologique, Laurent
Mucchielli, « Délinquance et immigration en France : un regard sociologique », Criminologie,
Volume 36, Issue 2, Automne, 2003, p. 27-55.
62. Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale : représenter la
société française, La Découverte, 2006.
63. Louis Chauvel, La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, op. cit.
64. Jo Littler, Against Meritocracy: Culture, power and myths of mobility, Taylor and Francis, 2017.
65. Jules Naudet, « Annexe électronique : La mobilité sociale aux États-Unis, en France et en Inde
dans une perspective quantitative », Sociologie, no 1, vol. 3, 2012,
https://journals.openedition.org/sociologie/1185
66. Louis-André Vallet, « Mobilité entre générations et fluidité sociale en France. Le rôle de
l’éducation », art. cité.
67. Centre d’observation de la société, « Comment évolue la mobilité sociale en France »,
août 2017, http://www.observationsociete.fr/categories-sociales/evolution-mobilite-sociale.html#note-
128-2
68. Olivier Desouches, « Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, entomologistes de la
bourgeoisie », Idées économiques et sociales, 2009/2 (N° 156), p. 67-74 et Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot, « Les élites parisiennes : spécialisations sociales et sexuelles de l’espace », Espace,
populations et sociétés, Année 1989/1, p. 117-121.
69. Arnaud Tiercelin, « “Dis-moi où tu habites…”, la question scolaire au défi de la ségrégation
socio-spatiale par le logement », Après-demain, 2009/3 (N° 11, NF), p. 38-41.
70. « Les habitants du 16e refusent le centre d’hébergement pour SDF » – Le Petit Journal du
16/03 – CANAL+, https://www.dailymotion.com/video/x3y8fu3
CHAPITRE 3 : « Race » et marché ou les deux faces du néolibéralisme, p. 65
1. Même les primates semblent avoir le sens de la justice : ils refusent une rétribution si un
congénère reçoit une rétribution supérieure pour le même travail, ce qui est très contraire à la théorie du
choix rationnel…
2. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Seuil, 2012.
3. Rémi Lenoir note ainsi que « le vocabulaire de la parenté a pénétré, en effet, tous les univers
sociaux », Généalogie de la morale familiale, Seuil, 2003, p. 105.
4. Voir François Denord, « Les rénovateurs du libéralisme », in Willy Pelletier et Laurent Bonelli
(ed.), L’État démantelé. Enquête sur une contre-révolution silencieuse, La Découverte, 2010.
5. James Kwak, Economism, Bad Economics and the Rise of Inequality, op. cit.
6. Jane Mayer, Dark Money: The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical
Right, Knopf Doubleday Publishing Group, 2016, p. 375-376.
7. Voir Justin Farrell, « Corporate funding and ideological polarization about climate change »,
Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 113 (1), 2016, p. 92-
97 et Peter J. Jacques, Riley E. Dunlap et Mark Freeman, « The organization of denial: Conservative
think tanks and environmental scepticism », Environmental Politics, 17 (3), 2008, p. 349-385.
8. Pierre Rosanvallon, La Crise de l’État providence, Seuil, 2015. Pour une présentation des
principaux intellectuels et hauts fonctionnaires qui ont porté le mouvement néolibéral en France, voir
François Denord, « Les rénovateurs du libéralisme », in Laurent Bonelli et Willy Pelletier (ed.), L’État
démantelé. Enquête sur une contre-révolution silencieuse, op. cit.
9. Anthony Giddens, The Third Way, Policy, 1998.
10. Voir Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, Fayard, 2018, p. 135 et suivantes.
11. Jean-Philippe Delsol et Nicolas Lecaussin, « Les riches, détestés en France, sont indispensables
à la prospérité d’un pays », Le Figaro, 15 mai 2018 ; voir également le site officiel :
https://fr.irefeurope.org/
12. Étienne Girard, « L’Ifrap d’Agnès Verdier-Molinié : faux institut de recherche et vrai lobby
ultra-libéral », Marianne, 8 février 2018.
13. Adam Hartung, “Why CEOs Make So Much Money”, Forbes, 22 juin 2015.
14. Joseph Stiligtz, The Price of Inegality, Penguin, 2013, p. 35 et suivantes.
15. Pour les asymétries d’information, voir l’article fondateur de George Akerlof, « The Market for
“Lemons”: Quality, Uncertainty and the Market Mechanism », Quarterly Journals of Economics, vol.
84, no 3, 1970, p. 488-500. L’auteur indique également que le même argument s’applique à la Sécurité
sociale dans la mesure où les assureurs n’ont pas les moyens de vérifier l’information des futurs assurés
(p. 494).
16. Stephen Talbot, « Revisiting Sam Brownback’s tax cut disaster: How does Kansas feel about his
“experiment”? », Salon, April 17, https://www.salon.com/2018/04/17/revisiting-sam-brownbacks-tax-
cut-disaster-how-does-kansas-feel-about-his-experiment/
17. Dans Roofs or Ceilings? The Current Housing Problem, FFE, 1946.
18. C’est la position de l’Institut Montaigne. Dans « L’Institut Montaigne et la Santé : dix ans de
propositions », la formulation est parfois alambiquée par prudence, mais la proposition est claire, on lit
ainsi page 3 : « repenser la couverture du risque santé en distinguant ce qui relève de la solidarité
nationale de ce qui relève d’une logique plus assurantielle »,
https://www.institutmontaigne.org/ressources/pdfs/publications/sauver_assurance_maladie_web.pdf
19. Aux États-Unis, les assurances privées interviennent à hauteur de 50 % dans le financement des
soins et des biens médicaux, en France les complémentaires santé en remboursent 13,3 %. Les
honoraires des médecins américains sont très supérieurs à ceux des Français, notamment les
spécialistes.
20. Voir Kimberly Amadeo, « Afghanistan War Cost, Timeline and Economic Impact », The
Balance, 2 janvier 2019, https://www.thebalance.com/cost-of-afghanistan-war-timeline-economic-
impact-4122493.
21. Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible, op. cit., p. 59. Les
auteurs donnent différentes références sur le débat entre économistes.
22. Vladimir Passeron et alii, « Croissance solide », Note de conjoncture, INSEE, juin 2017,
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2871900?sommaire=2872027
23. Selon le FMI, l’OCDE et l’OFCE ou 1,1 % selon la Commission européenne, voir Éric Heyer,
Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible, op. cit., p. 55.
24. L’alternative serait une redistribution radicale des ressources au bout de quelques générations (ce
qui semble avoir existé dans certaines tribus pachtounes), mais ce n’est probablement pas la direction
que nous prenons…
25. Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet et Serge Paugam, Ce que les riches pensent des
pauvres, Seuil, 2017. Pour le point de vue des pauvres : Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Seuil,
1993. Pour les explications variables selon les pays, mais qui tendent toutes à naturaliser sa propre
ascension sociale : Jules Naudet, « Mobilité sociale et explications de la réussite en France, aux États-
Unis et en Inde », Sociologie, no 1, vol. 3, 2012.
26. Jean-Baptiste Comby et Matthieu Grossetête, « La morale des uns ne peut pas faire le bonheur
de tous. Individualisation des problèmes publics, prescriptions normatives et distinction sociale », in
Philippe Coulangeon (dir.), Trente ans après « La Distinction », de Pierre Bourdieu, La Découverte,
2013, p. 341-353.
27. Timothée de Rauglaudre, « Quand le “manger mieux” creuse la fracture alimentaire », Slate,
30 octobre 2018, http://www.slate.fr/story/169200/alimentation-manger-mieux-philosophie-
individualisme-inegalites-classes
28. Amanda Mull, “The Harder, Better, Faster, Stronger Language of Dieting”, The Atlantic,
30 octobre 2018, https://www.theatlantic.com/health/archive/2018/10/tech-industry-diet-products-have-
whole-new-language/574390/
29. Thomas Curran et Andrew Hill, “Perfectionism Is Increasing Over Time: A Meta-Analysis of
Birth Cohort Differences From 1989 to 2016”, Psychological Bulletin. Advance online publication,
28 décembre 2017.
30. « L’absentéisme maladie : pourquoi un coût toujours en hausse ? », Le comptoir de la nouvelle
entreprise, novembre 2018.
31. Kate Julian, « Why Are Young People Having So Little Sex?”, The Atlantic, 18 décembre 2018.
32. Gilles Dorronsoro et Olivier Grojean (dir.), Identités et politique. De la différenciation culturelle
au conflit, Presses de Sciences Po, 2015.
33. Il faut cependant prendre avec prudence l’idée d’une continuité entre le racisme colonial et les
discriminations actuelles, voir Emmanuelle Saada, « Un racisme de l’expansion. Les discriminations
raciales au regard des situations coloniales », in Didier Fassin et Éric Fassin, De la question sociale à la
question raciale …, op. cit.
34. Respectivement dans Haaretz du 19 novembre 2005 et le 10 décembre 2017sur RCJ, la liste
n’est malheureusement pas exhaustive.
35. Pour une vision générale des problèmes sociaux liées aux nouvelles technologies, voir le Center
for Humane Technology, http://humanetech.com/problem/
36. Shlomo Sand, La Fin de l’intellectuel français ?, La Découverte, 2011.
37. Voir Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation : essai sur une obsession collective, Seuil,
2016.
38. Renaud Camus, Le Grand Remplacement, cité par Shlomo Sand, La Fin de l’intellectuel
français ?, op. cit.
39. Gabriel Martinez-Gros, Fasc