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RAISON DE PLUS
–—————————
Dirigée par Najat Vallaud-Belkacem
Les valeurs qui avaient guidé la construction des démocraties libérales sont
remises en cause, les clivages politiques traditionnels disqualifiés, les débats
encombrés d’idées bradées en une poignée de signes, d’opinions brandies
comme des vérités et débitées dans une accélération frénétique… Dans ce
contexte inédit et inquiétant, la collection « Raison de plus » réunit des
intellectuels et des chercheurs qui ont décidé de partager leurs travaux et de
prendre part aux batailles culturelles du progressisme.
Cette collection entend se confronter aux grandes questions qui agitent le
débat public. Contre les vents contraires de l’histoire, la pression des idées
reçues et des idéologies avançant sous le masque d’un prétendu pragmatisme,
« Raison de plus » décrypte, explique, argumente, reformule, propose et
invente.
Réconcilier le savant, le politique et le citoyen, faire le pari de la raison et de
l’intelligence collective pour retrouver le chemin d’un progrès devenu si
difficile à définir, telle est l’ambition de cette collection.
À mon père (1928-2017)
Introduction
Cet essai a été écrit entre « la lampe et la lumière », avant mes activités
quotidiennes d’enseignant-chercheur, et sur un thème, les effets des
politiques néolibérales, qui n’est pas habituellement le mien. Un essai donc,
qui se voudrait la « pesée exigeante, l’examen attentif »1*1 et dont l’origine
lointaine est un séjour de quelques années aux États-Unis. Mais ce qu’on
donne à lire est d’abord le retour sur l’échec d’une génération élevée dans
l’idée des progrès à venir et aujourd’hui confrontée à une crise politique,
sociale et écologique. S’il y a consensus sur l’existence d’une crise, sa nature
est plus controversée. Expliquer revient à distribuer l’ombre et la lumière, et
d’abord à décider du centre de gravité, pour reprendre, assez librement, un
terme clausewitzien. Je me range au nombre croissant de ceux pour qui la
question principale est celle de la concentration des capitaux aux mains d’une
élite de plus en plus étroite, produit et condition de l’émergence d’un nouvel
ordre social et politique. Les inégalités constituent un bon point d’entrée pour
décrire ces transformations, car elles affectent toutes les dimensions de la vie
en société. La précarité et l’humiliation qui vont avec des conditions de
travail dégradées et l’injustice ressentie devant la répartition de la charge
fiscale sont tout aussi importantes que le revenu statistiquement mesuré. Une
vision étroitement économiste des inégalités raterait la dimension morale de
la crise, le mouvement des gilets jaunes en est la démonstration.
Comment qualifier les politiques à l’origine de la montée des inégalités
depuis une génération ? Le terme « néolibéral » s’est imposé à l’usage, ce qui
a l’avantage d’éviter les débats généalogiques, car comme on sait « ce qui a
une histoire n’a pas de définition ». L’opposition à l’État providence, la
promotion de l’économie de marché et la dérégulation sont les principaux
traits que cette idéologie donne à voir publiquement. Cependant, je ne suis
pas sûr qu’il faille surestimer la cohérence intellectuelle du néolibéralisme
contemporain. Les programmes qu’il inspire, au service d’intérêts privés,
justifient le creusement du déficit à condition qu’il naisse d’une réduction
d’impôts pour les riches ; le démantèlement de l’État providence, mais une
garantie pour les banques à l’origine des crises financières ; la compétition
dans tous les domaines de la vie, mais la multiplication des rentes pour les
élites.
De ce fait, en parlant de néolibéralisme, je suis plus intéressé par un
ensemble de dispositifs2 que par une idéologie aussi inconsistante
intellectuellement qu’elle est brutale socialement. Une caractérisation exacte
de la grande transformation en cours devrait peut-être davantage insister sur
un ensemble de phénomènes étroitement liés : la généralisation de la mesure
des comportements, la transformation du gouvernement de soi, l’autonomie
déclinante des mondes sociaux3. D’abord, la mesure des comportements
collectifs et individuels (classements, notations, quantification) s’est
généralisée à l’ensemble des pratiques sociales, y compris celles de l’ordre de
l’intime (amitié, sexualité). L’importance croissante des mesures biologiques
et de l’intelligence artificielle donnent une nouvelle dimension à ces
pratiques. Ensuite, le processus d’individualisation est mené à son terme : les
individus sont sommés d’être les entrepreneurs d’eux-mêmes, à la recherche
d’une performance (mesurable) dans une logique de compétition d’autant
plus prégnante que la frontière public-privé tend à disparaître. Enfin, les
espaces sociaux sont de moins en moins spécifiques, un « ré-encastrement »
est en cours par les mesures qui unifient progressivement des mondes jusque-
là distingués par leurs enjeux, leurs pratiques, leurs valeurs. L’entreprise
commerciale, la recherche, la médecine, le sport, le monde de l’art sont régis
par les mêmes règles de rentabilité et de calcul des performances. Nous
sommes à un point de retournement par rapport au processus de
différenciation tel qu’il a été décrit dans la sociologie classique avec des
conséquences majeures sur les systèmes politiques4.
S’il est généralement reconnu que les politiques néolibérales accroissent
les inégalités, une question mérite ici d’être posée : en quoi des inégalités,
même fortes, constituent-elles un problème social ? Contre l’idée que la
critique des inégalités naît d’une envie malsaine, un ensemble de recherches
montrent leur effet négatif au-delà même de la question de la pauvreté5. Ces
analyses viennent parfois des institutions qui ont promu un néolibéralisme
débridé dans les années 1980 et ce mouvement d’autocritique doit être
relevé6. D’abord, les inégalités créent des économies moins performantes.
Inutile de dire que le ruissellement (trickle down) est un mythe qui n’est
défendu par aucun économiste. Qu’il soit utile à certains n’a pas permis de lui
trouver un quelconque fondement empirique. De façon prévisible, les baisses
d’impôt massives pour les plus riches votées aux États-Unis par les
Républicains en 2017 n’ont eu aucun effet macroéconomique positif7. Des
travaux récents montrent une causalité sans ambiguïté entre le taux de
croissance et le niveau des inégalités8 : « L’augmentation moyenne des
inégalités de 3 points de Gini survenue dans la zone de l’OCDE ces deux
dernières décennies a réduit le PIB d’environ 8,5 %9. » Historiquement, les
taux de croissance soutenus des années 1950 et 1960 aux États-Unis
coïncident avec des taux marginaux d’imposition élevés (parfois 80 %). À
l’inverse, les taux de croissance et d’épargne n’ont pas été modifiés
positivement par la réduction spectaculaire des taux d’imposition pour les
plus riches à partir des années 198010. Par ailleurs, les économies où les
inégalités sont fortes souffrent d’une instabilité spécifique, car l’épargne des
plus riches se fait au détriment de la consommation des classes moyennes et
alimente des bulles spéculatives11. Comme le rappelle régulièrement la
Banque centrale européenne, le problème principal de l’économie mondiale
est l’excès d’épargne, ce qui rend particulièrement absurdes des déductions
fiscales pour les plus riches.
Sur le long terme, les sociétés très inégalitaires rendent plus difficile
l’investissement des classes moyennes précarisées dans l’éducation de leurs
enfants. Quand 30 % des enfants britanniques vivent dans la pauvreté, dont
une majorité au sein d’une famille où l’un des adultes au moins travaille, on
s’imagine facilement les effets destructeurs sur l’éducation de cette
génération12. Les inégalités ont également un effet négatif sur la délinquance,
la sociabilité et la fluidité sociale13. On peut objecter que la France a
relativement bien contenu les inégalités de revenu disponible (c’est-à-dire
après redistribution). Ceci n’est qu’en partie vrai mais, surtout, les inégalités
d’éducation et de patrimoine s’accroissent sérieusement.
Contrairement à l’impression qu’on peut avoir certains jours en lisant Le
Figaro, les pays occidentaux ne risquent pas d’être submergés par une vague
hurlante de barbus imposant la charia, par le « grand remplacement » ou par
une augmentation incontrôlable de la criminalité. En revanche, des élites
irresponsables créent chaque jour les conditions de l’émergence de régimes
autoritaires, avec qui elles trouveront très probablement, si l’histoire est un
bon guide, un confortable modus vivendi. La crise longue, dans laquelle nous
sommes engagés depuis les années 1980, nous rappelle que la démocratie
n’est pas dissociable d’un ordre socio-économique. Autrement dit, les
inégalités sont l’expression de relations de domination qui, avec beaucoup
d’incertitudes et de contestations, structurent et reproduisent la société. À un
certain niveau d’inégalités, la démocratie n’est que formelle. Après tout,
comme le dit l’article premier de la Constitution française : la République est
« démocratique et sociale ».
La grande récession de 2008 est un effet direct des politiques néolibérales
mais, à la différence de celle de 1929, elle n’a pas conduit à des réformes
structurelles. L’incapacité des gouvernements à répondre aux souffrances
sociales explique la crise politique que nous vivons, en particulier la défiance
des citoyens face aux institutions. Là où le marxisme décrivait des
contradictions menant à la révolution, je vois plutôt une tension dangereuse
entre le capitalisme dans sa forme actuelle et les régimes démocratiques. En
effet, le néolibéralisme, parce qu’il redéfinit la place de l’État dans un sens de
plus en plus autoritaire et de moins en moins social, peut fort bien se passer
de la démocratie. La prise de position du Wall Street Journal en faveur de
Bolsonaro (et avant lui pour Pinochet et quelques autres dirigeants en froid
avec la démocratie) va dans ce sens. L’autoritarisme en Turquie, en Chine, en
Russie, en Hongrie fait aujourd’hui bon ménage avec le capitalisme en raison
d’une même logique oligarchique. Les agents de la post-démocratie sont
entrés en scène, nous avons appris leurs noms : Orbán, Trump, Bolsonaro,
Kaczyński, Duterte, Erdoğan, Salvini. Bientôt, peut-être, Le Pen rejoindra ce
triste cortège.
Cet essai s’articule autour de cinq thèmes : accumuler, hiérarchiser,
justifier, gouverner, représenter. 1) Après une tendance à la limitation des
inégalités économiques jusqu’aux années 1980, les écarts se creusent
désormais au profit d’une minorité. Le rendement supérieur du capital par
rapport à la croissance nous amène à la reconstitution d’inégalités
patrimoniales proches de celles observés au XIXe siècle. L’accroissement des
inégalités engage aussi d’autres espèces de capital, notamment scolaire et
corporel. 2) Cette concentration des capitaux accompagne une transformation
de la stratification sociale. La fermeture quasi ethnique des élites (mariage,
sociabilité, résidence) s’accélère, alors même que la fragilisation des classes
populaires et des classes moyennes s’accroît en raison notamment d’un
basculement vers les salariés des risques autrefois supportés par l’entreprise.
Dans ce contexte, la « question migratoire » se ramène essentiellement à des
discriminations contre des groupes spécifiques (religieux ou minorités
visibles) et à la formation de territoires socialement marginaux, deux
questions qui ne sont pas propres aux populations immigrées. En
conséquence de la montée des inégalités, la fluidité sociale tend à diminuer et
la capacité des classes sociales à partager des expériences culturelles, des
lieux, des émotions diminue dangereusement. 3) Cependant, ces inégalités
croissantes ne sont pas si facilement acceptées, le travail de légitimation
apparaît donc comme une condition essentielle des transformations en cours.
Le néolibéralisme est porteur d’une rhétorique économique qui justifie le
démantèlement de l’État providence et la dérégulation des marchés, mais il
produit également une étrange obsession identitaire qui hante les sociétés
contemporaines. En Europe, la question de l’islam permet de transformer une
question sociale en conflit identitaire. Jamais la recherche d’un bouc
émissaire n’a été aussi fébrile depuis l’entre-deux-guerres et l’histoire
européenne est témoin que, dans ce domaine, quand on cherche, on trouve.
4) Contrairement à une idée reçue, l’État apparaît comme un enjeu central
pour les néolibéraux en ce qu’il permet une réorientation des politiques
publiques en faveur des plus riches, notamment par la formation de rentes. Il
s’agit cependant d’un État profondément redéfini (personnel, compétences,
production des normes, domaines d’intervention) dans une logique de
porosité croissante entre le public et le privé. 5) Enfin, le lien causal entre les
politiques néolibérales et le succès des mouvements dits populistes, en réalité
d’extrême droite, est très fort. La surdité des gouvernements aux demandes
populaires, outre le vote pour des partis antisystèmes, se traduit par une
méfiance grandissante face aux institutions et des mobilisations spontanées
dont les gilets jaunes sont l’aboutissement provisoire.
Aborder un tel sujet ne va pas sans une tension entre un devoir
d’engagement et le risque de laisser s’exprimer sans contrôle l’inconscient
social lié à une trajectoire personnelle. Ma réponse, imparfaite, a été
d’argumenter mon point de vue aussi solidement que possible. Or, si les
économistes néoclassiques ignorent assez largement la question des
inégalités, il existe aujourd’hui un champ spécialisé sur ces questions. De
grandes institutions internationales (Banque mondiale, FMI, OCDE) et
nationales (INSEE, DARES par exemple), des chercheurs (sociologues et
économistes), des journalistes produisent depuis des décennies des
descriptions précises de la mécanique d’accumulation individuelle et de
destruction collective qui caractérise notre époque. Preuve de l’utilité
contrariante des lectures et des discussions contradictoires, je suis allé vers
des conclusions assez différentes, plus pessimistes, que celles initialement
pressenties. Le nombre de notes est limité pour alléger le texte, mais la
comparaison avec les États-Unis, qui ont poussé le plus loin la logique
néolibérale, sous-tend la plupart des analyses. En fait, les processus visibles
en France le sont ailleurs, notamment la concentration du capital aux mains
d’une élite extraordinairement étroite et le recul des services publics. Penser
notre situation comme une exception risque de faire manquer l’essentiel : les
particularités françaises existent, dont certaines positives, mais les trajectoires
convergent plus qu’on pourrait le croire et, probablement, vers le pire.
Chapitre 1
La marchandisation de l’enseignement
Le capital corporel
La stratification sociale
En fait, sinon en droit, la société française est hiérarchisée selon trois
principes : la classe, le genre et la « race ». Ces hiérarchies ne se renforcent
pas nécessairement, ainsi quand une femme appartenant à une minorité
visible est cadre dans une grande entreprise. Des progrès – en particulier sur
le plan juridique – ont diminué les inégalités liées au genre. Cette évolution,
inscrite sur plusieurs décennies, est positive, mais la fragilisation croissante
des classes moyennes et populaires touche d’abord les femmes. Les
discriminations de genre sont ainsi plus étroitement dépendantes de la
position de classe. Parler de classes peut d’ailleurs sembler paradoxal, car
comme l’écrit François Dubet, « tout se passe comme si les inégalités de
classes avaient laissé la place à des inégalités multiples et d’autant plus
insupportables qu’elles sont hétérogènes et individualisées1 ». Cette
remarque, profondément juste, amène à préciser que les évolutions actuelles
entraînent la disparition des classes sociales nées de la révolution industrielle,
en particulier la classe ouvrière qui connaîtra à terme le destin de la
paysannerie, et fragilisent les classes moyennes. Le mouvement des gilets
jaunes est le signe à la fois de cette souffrance et de la déstructuration de
groupes sociaux privés de représentation. Seule la bourgeoisie constitue une
classe mobilisée pour la défense de ses intérêts, ce qui interdit de parler,
stricto sensu, de lutte des classes.
Une idée aussi fausse qu’elle est répandue fait du creusement des
inégalités une fatalité contre laquelle les États seraient impuissants. Pour
éclaircir ce point, commençons par rappeler les causes multiples qui
expliquent la montée des inégalités : augmentation du rendement du capital
physique, financier et humain (la qualification de la main-d’œuvre),
financiarisation de l’économie, automatisation, dérégulation des marchés.
Si la pondération de ces facteurs est difficile à préciser, l’intensification
des échanges internationaux exacerbe partout la concurrence, accélérant les
changements technologiques et la mobilité du capital. Les contraintes
économiques existent et rien n’indique qu’elles vont disparaître :
« S’agissant de la répartition des revenus dans les économies développées,
la pression devrait continuer de s’exercer en faveur du capital et des
qualifications les plus élevées, et au détriment des qualifications basses et
moyennes. Les forces inégalitaires devraient donc se maintenir, tandis que
le processus de restructuration sectorielle devrait entretenir la précarité
sur le marché du travail1. »
C’est donc un cocktail de causes qui explique la montée des inégalités
primaires, dont certaines sont hors de contrôle des gouvernements – en tout
cas sans coopération interétatique –, mais une comparaison internationale
montre que les modèles sociaux et politiques les contiennent, ou les
aggravent. Si la part des 10 % les plus riches a augmenté dans toutes les
régions du monde depuis 1980, les variations régionales sont importantes
et les progressions les plus fortes s’observent dans les anciens pays
communistes et en Amérique du Nord. Alors que le niveau des inégalités
était comparable entre l’Europe de l’Ouest et les États-Unis avant 1980, la
part des 10 % des revenus supérieurs est passée de 10 % à 12 % de
l’ensemble des revenus entre 1980 et 2016 en Europe, mais à 20 % aux
États-Unis où celle des 50 % inférieurs diminue de 20 % à 13 %2.
Cette constatation nous amène à nous interroger sur les effets des
politiques publiques3. Pour prendre un exemple, quand Margaret Thatcher
baisse en 1988 le taux marginal supérieur des impôts de 83 % à 40 %,
l’effet sur les inégalités est immédiat. À l’inverse, la redistribution a pour
effet une diminution des inégalités primaires, typiquement une baisse de
0,10 à 0,20 de l’indice de Gini. Pendant la crise, les inégalités primaires en
France ont ainsi augmenté de façon importante (la cinquième hausse au
sein de l’OCDE), mais cette évolution a été compensée par une
redistribution plus importante4.
Par ailleurs, si l’on considère maintenant le ratio entre les revenus des
50 % les plus pauvres et des 10 % les plus riches en France et aux États-
Unis, les conclusions sont assez surprenantes. En effet, « si les inégalités
de revenu disponible sont moins élevées en France qu’aux États-Unis, cela
s’explique entièrement par le fait que les inégalités de revenu primaire
(avant impôts et transferts) y sont moins élevées5 », le système français
étant plutôt moins redistributif en raison du poids de la fiscalité indirecte et
des taxes. Le système fiscal français a ainsi diminué les inégalités de 23 %
entre 1990 et 2018 contre 34 % aux États-Unis. En d’autres termes, l’écart
plus réduit des revenus après redistribution en France s’explique
uniquement par de moindres inégalités primaires. Les écarts supérieurs aux
États-Unis s’expliquent en particulier par des inégalités massives dans
l’accès à l’enseignement et un système d’imposition qui ne compense pas
la montée exponentielle des inégalités primaires6.
L’implication de ces analyses est politiquement importante : la
redistribution peut contenir les inégalités au prix d’une pression fiscale
croissante, mais les dépenses collectives en amont, dans les infrastructures,
la santé et l’éducation, sont finalement plus efficaces. En effet, les
politiques de redistribution ne traitent pas des causes structurelles des
inégalités, notamment la faible employabilité des peu qualifiés et les
compétences trop faibles de la population active avec le risque d’effets
pervers en raison du taux des cotisations sociales sur les bas salaires7. Or,
le système français est caractérisé par des inégalités primaires en forte
hausse, un système redistributif qui a monté en puissance et un
désinvestissement dans les politiques publiques en amont. Par exemple, les
entreprises manquent de main-d’œuvre très qualifiée et le sous-
investissement dans la formation est souligné par toutes les études.
Seulement 36 % des salariés français bénéficient d’une formation, contre
plus de 60 % dans les pays nordiques et le pourcentage est encore plus
faible (17 %) chez les personnes peu qualifiées. Le plan anti-pauvreté
annoncé en septembre 2018 par le gouvernement Philippe comporte
certaines mesures positives (sur les crèches et la formation obligatoire
jusqu’à 18 ans), mais son ampleur n’est pas de nature à compenser les
mesures du même gouvernement qui entraînent une précarisation accrue
des salariés8. Enfin, il n’est pas sûr que ce modèle soit tenable en raison de
l’injustice du système fiscal actuel.
Source : Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le
XXIe siècle, http://revolution-fiscale.fr/le-systeme-actuel/des-impots-progressifs-/11-un-systeme-fiscal-faiblement-
progressifou-franchement-regressif-
La porosité public-privé
Pour terminer, on s’interrogera sur les trois dispositifs où l’État se donne
à voir comme le lieu de la confusion des intérêts publics et privés : la
formation de rentes, la production des normes et la circulation des élites.
D’abord, les privatisations ont profité aux plus riches et la rhétorique de
l’efficacité du marché dissimule que les ventes des actifs de l’État ont
appauvri la nation. Rien d’étonnant si le patrimoine privé est passé de près
de 300 % du revenu national dans la plupart des pays riches en 1970 à près
de 600 % en moyenne aujourd’hui. À l’inverse, le patrimoine public net
(les actifs publics moins les dettes) a diminué partout50. En France, l’État a
systématiquement vendu des entreprises rentables, récemment la Française
des Jeux, les aéroports de Nice et de Lyon et maintenant Aéroports de
Paris. Ces privatisations (changement de statut, ouverture du capital,
cession de la majorité des parts), réalisées en alternance par la droite et la
gauche depuis les années 1980, ne sont pas le résultat d’une contrainte
européenne, car il n’y a pas d’interdiction pour un État de contrôler des
entreprises si la libre concurrence est respectée. Par ailleurs, les
concessions attribuées par l’État ont donné lieu à de nombreux abus, par
exemple les contrats passés avec les sociétés d’exploitation des autoroutes.
Ainsi, les sociétés d’autoroutes (Vinci notamment) ont parfois offert un
rendement de 20 % à 24 % à leurs actionnaires51, qui s’explique par les
contrats léonins passés entre les sociétés privées et l’État52. Rappelons que
cette privatisation a été organisée par le gouvernement Villepin sous
pression du ministère des Finances et que la Cour des comptes a critiqué
une sous-évaluation du prix au moment de la privatisation53. On peut
raisonnablement penser que les augmentations fortes et régulières du prix
des péages sont pour quelque chose dans le mouvement des gilets jaunes…
Ensuite, la production des normes a été profondément transformée avec
un « rétrécissement de la sphère publique au profit de la sphère privée54 ».
Des agences ont repris le relais de l’État pour réguler les activités
sectorielles : l’Autorité de régulation des communications électroniques et
des postes (ARCEP), la Commission de régulation de l’énergie (CRE),
l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), l’Autorité de
contrôle prudentiel et de régulation (ACPR), l’Autorité des marchés
financiers (AMF), etc. Le contrôle démocratique sur ces instances, à
commencer par la nomination et la rémunération de leurs membres, reste
pour l’essentiel formel. De plus, la supposée autorégulation des marchés,
un des thèmes favoris du néolibéralisme, a conduit à une montée de la
corruption et des pratiques anticoncurrentielles. Quoi qu’ils en disent, les
entrepreneurs fuient la concurrence et cherchent la rente. Dans ce domaine,
le secteur bancaire fournit les meilleurs exemples, ainsi la manipulation
des taux interbancaires (Libor) par une alliance frauduleuse de grandes
banques (Barclays, Société Générale, HSBC et Royal Bank of Scotland,
UBS, etc.), un vol qui porte sur des milliards. De même, les études du
Open Markets Institute indiquent que les grandes entreprises sont
beaucoup plus dominantes que dans le passé, la formation de monopoles
ou d’oligopoles étant favorisée par la faiblesse du contrôle public55. Par
ailleurs, la formation des règles est de plus en plus influencée par les
lobbies. Joseph Stiglitz a ainsi dénoncé la manipulation du système
législatif par les lobbies de la finance56 et certains économistes suggèrent
que la rentabilité supérieure du capital par rapport au taux de croissance de
l’économie est d’abord un effet des rentes57. Enfin, l’application des règles
est de plus en plus négociée avec les acteurs économiques. Par exemple, la
Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI), en charge
du contrôle des plus grands groupes français, prône une « culture du
dialogue » et privilégie la négociation et les redressements plutôt que les
sanctions58. François Pinault a ainsi dissimulé un quart de sa fortune
pendant des décennies sous le couvert d’une société néerlandaise, Forest
Product International (FPI), qui possédait 32,95 % de la Financière Pinault,
et la situation a été ensuite régularisée à l’amiable avec le fisc français. Ces
pratiques renvoient à un phénomène plus général, la primauté de plus en
plus reconnue des contrats privés sur les considérations d’ordre public.
Aux États-Unis, la multiplication des arbitrages et des Non Disclosure
Agreements (accords de confidentialité) à l’initiative des entreprises
permet de soustraire à la sanction pénale et au regard du public des
conduites potentiellement criminelles.
Finalement, la circulation des hauts fonctionnaires entre le privé et le
public se renforce dans un pays déjà connu pour la cohésion et le
multipositionnement de ses élites59. Au-delà des scandales individuels, la
porosité entre la haute fonction publique et le privé, notamment les grandes
entreprises et les cabinets d’affaires, est maintenant un problème structurel.
Il manque en effet une instance de régulation transparente et indépendante
des corps qu’elle doit contrôler. Ainsi, et c’est probablement une spécialité
française, plus du tiers des entreprises du CAC 40 sont dirigées par des
patrons issus des grands corps de l’État60. De plus, les cabinets d’affaires
recrutent des hauts fonctionnaires (énarques notamment) qui sont ensuite
en position de lobbyistes au service de groupes privés61. Les conflits
d’intérêts à répétition qu’on a vus ces dernières années sont donc
inévitables et le Sénat a publié un rapport critique sur ces allers-retours
entre haute fonction publique et entreprises62. L’arrivée d’Emmanuel
Macron à l’Élysée a marqué une accélération de ces processus et le
lobbying, qui a toujours existé sous une forme ou une autre, devient un
problème central dans la définition des politiques publiques63.
Chapitre 5