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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Poétique du néologisme
Pr. Michaël Riffaterre

Citer ce document / Cite this document :

Riffaterre Michaël. Poétique du néologisme. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1973, n°25. pp.
59-76;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1973.1023

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1973_num_25_1_1023

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POÉTIQUE DU NÉOLOGISME

Communication de M. Michael RIFFATERRE


(Université Columbia)

au XXIVe Congrès de l'Association, le 24 juillet 1972.

Le néologisme littéraire diffère profondément du


néologisme dans la langue. Celui-ci est forgé pour exprimer un
réfèrent ou un signifié nouveau ; son emploi dépend donc
d'un rapport entre mots et choses, bref de facteurs non-
linguistiques ; il est d'abord porteur d'une signification,
et n'est pas nécessairement perçu comme forme insolite.
Le néologisme littéraire, par contre, est toujours perçu
comme une anomalie, et utilisé en raison de cette anomalie,
parfois même indépendamment de son sens. Il ne peut pas
ne pas attirer l'attention, parce qu'il est perçu en contraste
avec son contexte, et que son emploi comme son effet
dépendent de rapports qui se situent entièrement dans
le langage. Qu'il s'agisse d'un mot nouveau, ou d'un sens
nouveau, ou d'un transfert de catégorie grammaticale, il
suspend l'automatisme perceptif, contraint le lecteur à
prendre conscience de la forme du message qu'il déchiffre,
prise de conscience qui est le propre de la communication
littéraire. Du fait même de sa forme singulière, le
néologisme réalise idéalement une condition essentielle de la
littérarité. . .
Rien d'étonnant, donc, à ce qu'on se soit presque
exclusivement attaché à étudier cette singularité. La plupart
des chercheurs croient avoir expliqué le néologisme
lorsqu'ils ont décrit les différences qui l'opposent à son
contexte, ou, si l'on veut, son agrammaticalité dans l'i-
6o MICHAEL RIFFATERRE

diolecte textuel. C'est rester à moitié chemin : on


explique ainsi son efficacité stylistique, mais non ce qui fait du
néologisme un fait du discours littéraire. On ne peut
analyser cette littérarité qu'en décrivant le fonctionnement
du néologisme dans le système que constitue le texte (i).
J'essaierai de montrer comment le néologisme s'intègre
à ce système de significations et de formes. On ne peut
comprendre sa fonction que si l'on reconnaît que le
néologisme est la résultante d'une dérivation à partir d'une
donnée initiale, au même titre que tous les mots de la
phrase littéraire (2). Sa singularité même n'est pas due à
son isolement, mais au contraire à la rigueur des séquences
sémantiques et morphologiques dont il est le point
d'aboutissement ou d'interférence.
Prenons pour exemple le mot grouillis, que Paul
Claudel emploie à décrire les monstres sculptés qui
fourmillent sur la façade des cathédrales gothiques. Même s'il
était isolé, hors contexte, ce néologisme serait frappant,
car on ne peut le percevoir sans l'opposer à grouillement,
qu'il semble renouveler (3). Le simple fait que la forme du

(1) Sur les différentes possibilités de formation néologique, voir Hans


Marchand, The Categories and Types of Present-Day English
Word-Formation, A Synchronic-Diachronic Approach (Munich : C.H. Веек, 2e éd.,
1969). La chasse aux néologismes littéraires n'est pas facile. Les
concordances existantes ne donnent pas pour les néologismes de listes à part,
à quelques exceptions près comme les relevés hugoliens de Journet et
Robert. Les listes de l'Histoire de la langue française de Brunot et Bru-
neau ne sont que des sondages : encore englobent-elles des mots qui
n'ont paru néologiques qu'en raison d'exclusives esthétiques et
normatives. Pour l'époque moderne, on a le Dictionnaire des mots sauvages
(Paris : Larousse, 1969) de Maurice Rheims : collection des trouvailles
d'un lecteur cultivé, donnant surtout les formes les plus aberrantes et
les néologismes humoristiques ou parodiques. Sur la théorie du
néologisme, voir en particulier Etienne Souriau, « Sur l'esthétique des mots et
des langages forgés, » Revue d'esthétique 18 (1965), 19-48. Pierre Gui-
raud, « Néologismes littéraires, » La Banque des mots, 1 (1971), 23-28,
tente d'opposer les néologismes cognitifs et les expressifs, seuls
littéraires selon lui ; mais les deux catégories se rencontrent en littérature ;
la distinction est ailleurs : entre ces catégories dans le discours littéraire,
et ces catégories dans le discours non littéraire.
(2) J'applique ici des principes d'analyse generative du style dont
j'ai esquissé la théorie dans mes « Modèles de la phrase littéraire » (P.R.
Léon, H. Mitterand, P. Nesselroth et P. Robert, Problems of Textual
Analysis, Paris : Didier, 1971, pp. 133-151.)
(3) II se passe à l'intérieur du mot ce qu'on observe à l'intérieur d'un
groupe de mots constituant une unité de style, dans le cas du
renouvellement de cliché.
POÉTIQUE DU NÉOLOGISME él

signifiant soit changée attire l'attention sur le sens et le


souligne, à condition, bien entendu, que cette altération
ne rende pas le mot méconnaissable (4). Ici le changement
de suffixe non seulement souligne le sens que grouillis
emprunte à grouillement, mais il le souligne doublement,
puisque la variation désinentielle isole l'invariant, le
radical. C'est une invite à prendre conscience du lien entre
ce radical et tous les mots en -ouille, dont aucun, à part
mouiller, n'a pas de connotations agréables. Des termes
comme souiller ou rouille, ou des vulgarismes comme
touiller, pouille, bouille, etc. confirment dans l'esprit du
lecteur ce que le grouillement de grouillis a de répugnant.
Qui plus est, le suffixe -is renforce encore cet effet du
mot en soi. Purement technique à l'origine, il a abouti à
connoter un mélange ou des bruits confus, comme en
témoignent des formes comme gazouillis, clapotis, et
péjorativement, brouillis, barbouillis, gribouillis, etc. (5).
Finalement, -is figure dans nombre de formes populaires
ou familières, et ces connotations sont certainement
activées par la coïncidence d'un radical péjoratif. Le système
sémantique interne du néologisme suffirait donc à lui
donner son intensité stylistique (6).
Si l'on s'arrêtait à ces caractères intrinsèques, si l'on en
concluait à une rupture plus violente du contexte, et que

(4) Le changement peut être d'ordre morphologique comme la


modification, ici, d'un suffixe. Il y aurait, toutefois, soulignement même dans
le cas d'une modification orthographique suggérant un changement de
prononciation : hénaurme chez Flaubert, dont l'orthographe a sa
signification
à' énorme.propre (parodie), mais n'en accroît pas moins l'énormité
(5) Voir J. Vendryes, « Sur le suffixe -is du français, » Études romanes
dédiées à Mario Roques (Paris : Droz, 1946, pp. 103-110), qui montre
comment ce sens est né de l'emploi de -is comme suffixe des langues
techniques (foresterie, vénerie, construction) où il tendait à désigner un
ensemble fait de matériaux divers. Vendryes note que le suffixe a
engendré des néologismes littéraires (chuchotis, friselis, etc.), mais il entend
par là des néologismes « esthètes », caractéristiques de certaines écoles,
ce qui relève d'un point de vue historique. Mon point de vue est
fonctionnel : il s'agit ici du rôle littéraire de n'importe quel néologisme qu'on
pourrait, contrairement à ceux de Vendryes, trouver aussi bien dans le
discours non-littéraire.
(6) II faut presque, pour le dire, grimacer. La critique traditionnelle
ne manquerait pas, le ramenant à un certain portrait de l'auteur, d'en
faire un signe de l'humour assez brutal de Claudel.
62 . MICHAEL RIFFATERRE

grouillis fait un contraste stylistique plus fort, on rendrait


compte d'un fait de style isolé (7), mais non de sa lřtté-
rarité, définie par sa fonction dans le système signifiant
de l'ensemble du texte.
Or, dans ce système, grouillis est inséparable de ce qui
le précède. Car les caractères formels sont l'affleurement
au niveau morphologique, le surgissement, enfin visible
dans le scandale d'une forme insolite, d'un double courant
sémantique qui fait du texte une unité.
Claudel retrace l'histoire de l'architecture religieuse,
exploitant page après page le thème bien connu des
métamorphoses qui font naître la colonne de l'arbre, le
chapiteau du feuillage, la cathédrale gothique de la forêt (8) :
du profond bois sacré... le défrichement feu à peu a aminci
le voile jusqu'à... cette colonnade régulière qui des temples
classiques enclôt le sanctuaire (9). Et chez Claudel, comme
avant lui chez Michelet décrivant l'évolution de l'ogive,
et chez Hugo décrivant celle de la cathédrale, un
parallèle édifiant est tracé entre la complication croissante des
formes et l'évolution des idées. Parallèle négatif pour
Claudel qui traduit cette complication par impureté et y
pressent la Renaissance et la Réforme. Tout naturellement,
dans cette longue métaphore architecturale, la sculpture
est prédestinée à exprimer « en clair » le symbolisme qui
est en puissance dans l'opposition du simple au complexe :
souches trapues de l'obscure forêt romane... se couvrant à
la soudure de leurs chapiteaux de la pâle flore des caves, une
moisissure de monstres et d'embryons. De cette moisissure,
le gothique flamboyant sera l'aggravation : l'œil suspecte...

(7) Constitué par le groupe grouillis mécréant : par rapport au


microcontexte mécréant, le substantif crée un contraste physique vs. moral,
renforcé par le contraste néologique vs. non-néologique (à distinguer de
l'opposition paradigmatique grouillis vs. grouillement).
(8) Quatre étapes : une structure (Nature vs. artifice) ; sa
transformation (Nature = artifice) qui engendre un topos (l'architecture née de
la forêt) ; la variante de ce topos (thème de la cathédrale comme forêt).
Le thème est actualisé ici sous la forme dynamique d'un récit
(métamorphoses) à courbe dramatique (séquences oxymoriques : croissance-*-
décadence, végétation->parasites).
(9) Claudel, Art Poétique, « Développement de l'église » (Œuvre poé~
tique, Bibl. de la Pléïade, p. 207).
POÉTIQUE DU NÉOLOGISME 63

l'exubérance de la frondaison. En contexte, par conséquent,


le mot grouillis va représenter l'aboutissement d'une
progression du comparatif au superlatif sous la forme d'une
série de métaphores du Mal — transformation sémantique
de la moisissure en vermine :

... contrainte à contenir le Dieu saint, la pierre païenne


dégagea extérieurement une vermine grimaçante et démoniaque, et
les gargouilles vomissantes, et la grande herbe de fleurs vaines.
A mesure que l'heure du Scandale approche, le grouillis
mécréant se fait plus vivace et plus dense et l'on dirait que toute la
sève de l'église s'épuise dans ce gui parasite. La voici qui bientôt
accepte des ornements étrangers. L'âme gothique s'éteint (10).

Il suffit de lire ce paragraphe qui clôt le développement


pour constater que grouillis n'est pas simplement le point
culminant d'une série ascendante. On distingue du
premier coup d'œil deux séquences associatives. L'une,
animale : la vermine des gargouilles ; l'autre, végétale : la
grande herbe, au sens de « végétation parasite ». Celle-ci
n'est évidemment pas ici la représentation d'une véritable
végétation pariétaire, mais une flore métaphorique
continuant par synonymie un paradigme du parasitaire (n).
une fois l'animalité de vermine énoncée, il faut bien passer
à la vermine végétale, aux herbes folles. Mais il s'agit du
même signifié : l'impureté qui gagne, une « âme qui
s'éteint. » Les deux séries synonymiques se rejoignent en
un mot, notre néologisme. Il ne naît pas de la fantaisie
gratuite de l'auteur. Il se forme sous la pression conjuguée
du grouillement de la vermine et du fouillis des plantes

(10) Art poétique, p. 214. Les deux citations précédentes sont aux pp.
211 et 214. Moisissure et grouillis sont à deux pages de distance, mais
leur similitude fonctionnelle et le fait que la moisissure est faite de
monstres imposent la référence de l'un à l'autre en lecture rétroactive.
(11) Nous n'avons pas affaire à une signification référentielle, fondée
sur un rapport des mots aux choses. Il n'y a pas description, mais
insistance synonymique sur un même indice négatif, d'où une réorientation
sémantique de l'ensemble de la phrase, une valorisation globale,
résultant de l'appréhension simultanée de constantes formelles (cf. « Modèles
de la phrase littéraire », pp. 143-145) : vomissantes, qui forme cliché avec
gargouilles, ne fait ici que rendre le substantif plus péjoratif ; de même
vaines, et herbe qui ôte à fleurs ce que le mot a de naturellement positif,
tandis que grande renforce le sème « parasite » du mot herbe, tout en
évitant le cliché hautes herbes, non pertinent.
64 MICHAEL RIFFATERRE

parasites : Littrénote que si fouillis signifie «désordre » il


s'emploie au propre en parlant de plantes, de
broussailles. Le néologisme est donc un véritable composé qui
représente à la fois deux versions picturales hyperboliques
du Mal (12). S'il est vrai, donc, que le néologisme ne signale
pas la singularité de sa forme, cette même singularité
signale sa double appartenance, ou mieux, qu'il est le
point d'interférence de deux séquences sémantiques. Son
efficacité ne tient donc pas seulement à ses
caractéristiques internes, ou au contraste qu'il fait avec son
contexte. Elle tient à ce qu'il est unique, unique en ceci
qu'il est plus intimement intégré au système des
signifiants qu'aucun autre mot. Car les autres mots ne
représentent chacun qu'un des deux codes qui se
partagent le passage, tandis que le grouillis les représente
également. Il est à la fois la forme hyperbolique d'un code
animal et celle d'un code végétal, dont le contrepoint est
la caractéristique formelle du texte.
Ainsi, le néologisme est plus motivé que le
non-néologisme. C'est un cas de réduction de l'arbitraire du signe
du fait d'une surdétermination. Or la surdétermination
des mots qui le composent caractérise le discours littéraire :
les rapports syntaxiques qui unissent ces mots entre eux
sont repris par d'autres relations, formelles et sémantiques,
chaque phrase étant dérivée, déduite pour ainsi dire,
d'une donnée initiale.
Toute donnée engendrant son homologue par variation
formelle du même au même, ou d'un contraire à l'autre,
la dérivation réalise dans le texte un paradigme de
synonymes (dérivation tautologique) ou d'antonymes
(dérivation oxymorique). D'où le statut privilégié du
néologisme.
Premièrement, là où les limites du lexique rendent
irréalisable la dérivation, il offre la solution de la « non
grammaticalité. » Deuxièmement, il présuppose toujours

au (12)
dix-neuvième
Le Mal comme siècle,
impureté
dansoulemélange
fréquent
: thème
capharnaum,
qui se manifeste,
variante
« biblique » de fouillis.
POÉTIQUE DU NÉOLOGISME 65

l'existence d'un paradigme, puisqu'il ne peut être ni conçu


ni perçu (la perception nécessaire des faits textuels
définissant leur pertinence à la littérarité) que par opposition
à un homologue non néologique (13). Troisièmement, la
dérivation néologique a toujours une intensité stylistique
maxima parce que le mot nouveau extrapole et ne peut
faire contraste qu'en altérant une forme existante. Enfin,
la dérivation réalise un type de variation «absolue «puisque
le néologisme engage d'un coup toute la structure
sémantique des formes auxquelles il se substitue, alors qu'une
variation à l'aide de mots existants, reposant sur une
synonymie partielle, ne peut être qu'approximative. Le
néologisme crée une opposition purement verbale, confirmant
ou infirmant totalement l'énoncé non marqué, bouclant la
boucle, remplaçant la référentialité du mot à la chose par
la « vérification » d'un mot par l'autre.
On distinguera entre la dérivation implicite, où le terme
non marqué de l'opposition est instantanément présent
à l'esprit du lecteur, mais n'est pas actualisé dans la
séquence verbale, et la dérivation explicite, où il l'est.
Dans la dérivation explicite, le terme non marqué est
soit un mot ou groupe de mots, soit une périphrase
correspondant au même signifié que le néologisme. L'exemple
suivant, de Victor Hugo, est un cas d'engendrement tau-
tologique :

Comme Properce, j'entends


Une flûte tibicine
Dans les branches du printemps (14).

L'épithète de nature exigée par le genre est surdéter-


mince par une séquence associative issue de Properce et

(13) II repose sur le même système de référence que l'archaïsme : le


rapport entre un élément marqué et un élément non marqué dans une
opposition forme préexistante au texte vs. forme non-préexistante au texte,
(la marque est déplacée, par rapport à l'archaïsme, du premier au second
terme de l'opposition). Cette formule reprend, mais, me semble-t-il,
avec plus d'exactitude, et en la généralisant, la définition donnée par
le groupe (X, Rhétorique générale, pp. 60-61.
(14) Chansons des Rues et des Bois, I, vi, xvii, v. 38-40 (Imprimerie
nationale, p. 189).
66 MICHAEL RIFFATEBRB

par la fréquence avec laquelle l'idylle rustique sur le


modèle virgilien place la flûte dans un décor « romain » ;
d'où le néologisme par emprunt au latin. II importe peu
que sa formation soit irrégulière si on le fait partir de
tibia, ou un faux sens à partir de tibicen, du moment que
la francisation de la désinence la confond avec un suffixe
-in qui n'est plus productif, mais qui est attesté dans des
mots poétiques comme adamantin, ivoirin, etc. Le groupe
est littéralement l'équivalent de « flûte vraiment flûte »,
ou de « flûte de flûtiste latin », marque d'identification du
genre églogue, Cet exemple montre bien le caractère
absolu de la dérivation néologique dont je parlais plus
haut : la tautologie est fréquente dans tous les groupes
Nom-Adjectif, puisque l'épithète de nature actualise un
sème du substantif qu'elle modifie. Mais le néologisme,
permettant de transmuer le substantif en bloc engage
simplement tous les sèmes à la fois. Le lexique existant serait
réduit à une série d'adjectifs, un par sème ; ou bien à
des synonymes dont les sèmes non-essentiels rendraient
l'équivalence imparfaite. Le néologisme crée une
équivalence aussi parfaite que besoin est.
L'interversion des termes en dérivation explicite
produit une intensification stylistique. J'entends par là le
cas où le néologisme précède sa variante non marquée. La
compréhension est par conséquent suspendue jusqu'à ce
que la phrase entière ait été déchiffrée, d'où une emprise
plus forte sur le lecteur. Par exemple, d'Apollinaire, cet
emprunt au grec :

Mort d'immortels argyraspides


La neige aux boucliers d'argent
Fuit les dendrophorei livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui résonnent les yeux humides (15).

(15) Alcools, « Chanson du Mal- Aimé », strophe 39. Voir le coramen-

rablement qu'il n'y a pas ici de représentation de l'antiquité grecque, .


mais discours métaphorique, hyperbolise par i'adynaton mort
d'immortels et les formes grecques.
POÉTIQUE DU NÉOLOGISME 67

Le premier vers n'est que la variante « grecque » de


l'énoncé la neige aux boucliers d'argent fuit, variante
grecque et donc hyperbolique puisque difficile ou
impossible à déchiffrer jusqu'à boucliers d'argent, l'hyperbole
portant sur la représentation métaphorique de la neige
comme beauté éphémère. Les dendrophores, porteurs de
rameaux des rites du renouveau, des processions célébrant
le printemps, représentent métonymiquement la
nouvelle saison. Argyraspides fonctionne deux fois : comme
signe vide, signal de l'attente d'un sens, beauté formelle
et prégnante ; et rétroactivement, comme équivalent en
un style plus sublime de l'autre transposition de neige
sous la forme bouclier d'argent. L'antéposition à'argyra-
spides, parce qu'elle suspend renonciation du terme non
marqué qui le traduira, permet au néologisme de
fonctionner comme marque, indépendamment de son sens :
le prestige du grec en fait un indice de poésie, ou, plus
précisément, de genre, élevant la strophe au niveau, un
instant, de l'ode. Un instant, puisque le second
néologisme de la strophe, resourient nous ramène au style
d'une poésie intimiste. Car lui aussi est une marque de
genre : d'abord il est compréhensible, ensuite son
préfixe est typique des hapax de la conversation familière.
Ce printemps cher aux pauvres gens, c'est du François
Coppée succédant à Pindare.
La multiplication des termes non-marqués du
paradigme renforce l'effet du néologisme, puisque le contraste
qu'il fait avec son contexte est d'autant plus fort que le
pattern de ce contexte est mieux établi. C'est ainsi qu'à
silence s'oppose dans un texte de Chateaubriand le
néologisme aphonie. Le sens des deux mots est
rigoureusement le même (16), avec cette différence que l'emprunt au

(16) Vie de Ranci, éd. Letessier, p. 251. Chateaubriand s'est


d'ailleurs inspiré d'un texte de Rancé où il a remplacé grand silence par
grande aphonie. L'important, c'est que le texte nous suffise pour arriver
à notre conclusion et qu'il n'en permette pas d'autre. Il n'y a pas de
métaphore, mais synonymie pure et simple d'aphonie et de silence, ce
dernier étant traduit en grec, par le biais de l'emprunt à une langue
technique. Letessier se donne beaucoup de mal pour prouver qu'il y a
bien néologie sur le plan de la chronologie. Effort sans pertinence au
68 MICHAEL RIFFATERRE

grec a une propriété intrinsèque que n'a pas silence,


puisque le préfixe et un radical qui sert à former tant de mots
courants font qu'aux yeux du lecteur cultivé le mot se
comporte comme un condensé de phrase descriptive.
L'effet de cette motivation par contraste avec
l'arbitraire relatif de silence se double d'une opposition
stylistique grécité vs. non-grêcité. C'est cette opposition qui
engendre tout le texte, car il est construit de manière à
mener le lecteur irrésistiblement de l'élément
non-marqué à l'élément marqué d'un paradigme de silence, cette
expansion syntaxique d'une opposition sémantique
équivalent à une « sursignification » (17), et sur le plan du
style à une hyperbole croissante :

Les ordres religieux avaient rebâti dans leur couvent la Thé-


baïde... Ainsi lorsqu'on... était près d'entrer dans Clairvaux,
on reconnaissait Dieu de toute part. On trouvait au milieu du
jour un silence pareil à celui du milieu de la nuit : le seul bruit
qu'on y entendait était le son des différents ouvrages des mains
ou celui de la voix des frères lorsqu'ils chantaient les louanges du
Seigneur. La renommée seule de cette grande aphonie imprimait
une telle révérence que les séculiers craignaient de dire une parole.

La description sous la variété apparente des détails, ne


fait que répéter silence. Préparé et renforcé par Thébaïde,
le mot, donné en toutes lettres, invertit, en transformant
midi en équivalent de minuit, le système descriptif qui
fait du bruit un métonyme de la vie diurne. Par une
inversion analogue, les sons compatibles avec la règle de
vie des anachorètes deviennent une périphrase de « silence
monastique. » Même l'allusion à la renommée, qui depuis
Ovide est la voix par excellence, est subordonnée à la
dominante du morceau : il n'était bruit que de leur silence. Après
ce paradoxe, il reste encore un échelon de plus pour que

phénomène littéraire comme tant d'autres commentaires philologiques :

(17) Ou signification cumulative (paratactique ): voir ma «


Sémantique du poème » dans cette même revue, 23 (1971), pp. 136-139 ; cf.
M.-N. Gary-Prieur, « La notion de connotation (s) », Littérature, 4 (déc.
J97i)» PP- 96-107.
POÉTIQUE. DU NÉOLOGISME 69

culmine la gamme des silences : aphonie (18). Le


néologisme en pareil cas est plus qu'un aboutissement
extrême. A son contenu sémantique s'ajoute une valeur
iconique : il semble être une extension au-delà du domaine
des signifiants possibles et comme l'image des bornes
franchies ; le langage, littéralement, se surpasse.
Des deux possibilités de dérivation mentionnées plus
haut, l'engendrement oxymorique est peut-être le plus
fréquent dans le cas particulier du néologisme. Cette
fréquence tient sans doute à ce que les préfixes négatifs ou
privatifs sont une des formes les plus vivantes de la
néologie et facilitent les énoncés antithétiques. De même, des
suffixes actifs comme -eut facilitent des oppositions actif-
passif comme cette formule de Hugo : Les extorqués faisant
cortège aux extorqueurs (19), oppositions d'autant plus
tentantes qu'elles ont un modèle rhétorique dans la figure
étymologique.
Bien entendu, l'engendrement oxymorique n'est pas
limité à ces effets de miroir et aux formes affixales qui
permettent de les obtenir. Mais tous les cas de ce second
type de dérivation ont ceci en commun, que la
surdétermination y prend la forme d'une polarisation. Le couple
néologisme vs. homologue non-néologique sert de matrice
à des associations verbales qui sont en conséquence
autant de répétitions et d'amplifications de chacun des
pôles, accentuant leur opposition tout en soulignant leur
inséparabilité. Mon exemple sera une seconde aphonie de
Chateaubriand, cette fois dans la fameuse « Rêverie au
Lido » :

II n'était sorti de la mer qu'une aurore ébauchée et sans


sourire. La transformation des . ténèbres en lumière avec ses
changeantes merveilles, son aphonie et sa mélodie, ses étoiles

(18) Non seulement à cause de la polarisation par rapport à silence,


mais parce que dans tout paradigme synonymique, toute particulari-
sation morphologique (ici la forme grecque) d'un des signifiants du
paradigme en fait l'hyperbole du signifié. La coïncidence de cette forme et
de la position finale dans la série est un renforcement de plus.
(19) Cité par Edmond Huguet, « Notes sur le néologisme chez V.
Hugo », Revue de philologie française, 12 (1898), p. 198.
70 MICHAEL RIFFATERRE

éteintes tour à tour dans l'or et les roses du matin, ne s'est point
opérée (20).

Ici encore le néologisme résulte d'un transcodage à


partir de silence. Mais ce transcodage n'intervient qu'en
troisième lieu, comme la clausule et la forme la plus
frappante et la plus condensée d'une opposition déjà
fortement établie. Le texte récrit dynamiquement une coinci-
dentia oppositorum actualisée une première fois sous forme
statique six lignes plus haut — coexistence de sentiments
contradictoires : ma joie et ma tristesse furent grandes
quand je découvris la mer... à la lueur du crépuscule. La
seconde variante change l'antithèse en métamorphose :
la transformation des ténèbres en lumière, avec ses
changeantes merveilles. Énoncé maintenant repris par aphonie
opposé à mélodie, transformation métaphorique et même
synesthétique de l'opposition entre obscurité et clarté
selon un modèle analogique (le silence est au son ce que
l'obscurité est à la lumière) (21). La polarisation est
renforcée encore du fait que l'opposition est finalement
énoncée sous la forme paradoxale de la maxima dissimi-
litudo in similitudine maxima par les deux mots du texte
les plus semblables, grecs tous deux, tous deux savants :
à mélodie, qui, comme l'hyperbole positive de bruit, s'oppose
aphonie, hyperbole négative du non-bruit.
Considérons maintenant la dérivation implicite, c'est-
à-dire les cas où l'homologue non-néologique n'est pas
réalisé dans le texte. La surdétermination du néologisme
résulte alors d'une actualisation de système descriptif ou
d'un calque de cliché. Le terme non-marqué, absent du
texte écrit, n'en est pas moins présent dans un texte
« mental, » fait de stéréotypes.

(20) Mémoires d'Outre-Tombe, IV, VII, chap, xviii (Édition du


Centenaire, tome IV, pp. 402-403). Dans la version de ce texte qui figure
dans l'Essai sur la littérature anglaise. Chateaubriand se contente
d'employer silence, au lieu d'aphonie.
(21) On peut également lire métonymiquement : le passage de la
nuit au jour étant décrit par le passage du silence (nocturne) aux bruits
(diurnes).
POÉTIQUE DU NÉOLOGISME Jt

Si les stéréotypes sont organisés en un réseau de


signifiants, c'est-à-dire en système descriptif (22), le
néologisme est surdéterminé par des chaînes associatives
préexistantes au texte exactement comme il le serait si elles
lui étaient préexistantes en contexte. Le préfixe de resourir
dans le texte d'Apollinaire, par exemple, est motivé
comme variante d'associations verbales telles que retour
du printemps qui, elles-mêmes, correspondent à une
structure «cyclique» dans le système descriptif de saison ou
d'année. Le système descriptif du signifiant fleur comprend
des mots qui actualisent entre autres les sèmes « fragilité »
et « beauté. » Les signifiants organisés autour de « beauté »
relèvent pour la plupart de la vue et de l'odorat. Ces
derniers en particulier sont si importants que fleur engendre
tautologiquement des descriptions de parfums, et oxymo-
riquement des thèmes comme celui de la fleur cachée qui
n'a personne pour sentir son parfum (23), ou celui des
fleurs sans parfum. Il y en a, certes, dans la réalité, mais
ce qui en fait des objets de la mimésis littéraire, c'est
évidemment la tentation de l'antiphrase, du jeu verbal,
analogue à celui du blason, qui consiste à louer le manque
ou le contraire de la qualité louable. Antiphrase si
tentante qu'elle a engendré, au début du dix-neuvième siècle,
le néologisme inodore (24). Motivé parce qu'il invertit un
sème, surdéterminé par ce qu'il contrebalance à lui seul
toutes les idées reçues, tous les clichés de la mimésis des
fleurs, il transforme un système positif, la représentation
idéale de la fleur, en un code négatif. Gautier écrit dans
un poème splénétique :

(22) Voir « Modèles de la phrase littéraire, » pp. 139-142. Il importe


de se rappeler que le système descriptif est plus qu'un champ
sémantique : il est fait de signifiants associés autour d'un signifiant central,
et capables de s'y substituer métonymiquement.
(23) Cf. Baudelaire, л Le Guignon » : « Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes ».
(24) Néologisme depuis devenu technique et utilisé a faire la réclame
des produits dont on a éliminé les mauvaises odeurs : cet accident dia-
chronique nous rend malaisé d'apprécier des textes, de Rousseau à
Roucher et même à Baour-Lormian, où il est question de la tulipe
inodore. Le Dictionnaire universel de Larousse classe encore inodore parmi
les épithètes de nature de fleur, en 1872.
?2 Michael

Donc, reçois dans tes bras, ô douce Somnolence,


Vierge aux pâles couleurs, blanche sœur de la Mort,
Un pauvre naufragé des tempêtes du sort !
Exauce un malheureux qui te prie et t'implore
Egrène sur son front le pavot inodore (25).

Le pavot, il est vrai, n'a pas de parfum, mais ceci relève


du réfèrent. Sur le plan . des signifiants, inodore est une
variante de pâles couleurs : toute beauté ici est image de
mort. Par sa forme exceptionnelle, et parce que
l'inversion sémique qu'il représente contamine l'entière
symbolique de fleur (ce qui n'est possible que parce que chaque
composante d'un système descriptif est substituable
métonymiquement à l'ensemble du système), inodore
négative d'un coup tout un autre système de
représentation : le stéréotype des scènes symboliques de triomphe,
ou d'agapes sybaritiques ou spirituelles, de félicité ou de
sanctification, dans lesquelles une pluie de roses ou de
pétales tombe sur le protagoniste.
Le néologisme est susceptible de résumer tout un
système descriptif, de le condenser en un signe unique. C'est
ainsi que le système descriptif de morale comprend des
métaphores de la route, escarpée et épineuse pour la
vertu, facile pour le vice, et de la croisée des chemins, Y
pythagoricien, carrefour du choix, où Hercule prouve sa
vertu en en prenant le chemin. Le néologisme choisisseur,
sous la plume de Hugo, fonctionne comme une sorte de
sténographie poétique, référant le lecteur au système des
métaphores de morale : '

Ce pâle choisisseur de redoutables routes (26).

Mais de même qu'un symbole unique dénote une série


d'équations et permet d'intégrer cette série à une autre
équation, le néologisme permet de faire servir
implicitement un ensemble de thèmes, par exemple, à une repré-

(25) Gautier, Poésies diverses, « Thébaïde » (Paris : Lemerre, t. I.,


P- 2I5)«
(26) Dieu, L'Océan d'en haut, éd. Journet et Robert, v. 1519.
rOETÎQUÊ ĎU NÉOLOGiSME 73

sentation nouvelle. Ici, le suffixe -eur change le héros du


choix moral en un spécialiste, en un technicien (27), et
son aventure exemplaire en habitude. Le substantif reçoit
une qualification, et pâle qui, chez Hugo, connote
l'angoisse métaphysique, transforme tout le système
descriptif de l'aventure morale en un code métaphorique de la
quête gnostique : ce choisisseur n'est plus Hercule
vertueux, mais l'homme cherchant la clef du cosmos, le
buveur de la coupe d'effroi. La sémantisation du suffixe
convertit le narratif « moral » en signe global d'une
attitude, l'épisode en une phrase porteuse de symbolisme,
comme la personnification est un faux portrait où les
attributs sont des explications. Le néologisme est alors, si
j'ose dire, au sein d'une mimésis, l'agent ou l'outil d'une
sémiosis.
La surdétermination du néologisme par calque
fonctionne comme le fait la référence à un système
descriptif. Toutefois, au lieu de représenter un système entier, le
néologisme figure dans une phrase surimposée à un
fragment de système. Fragment déjà stéréotypé, figé en une
forme qui fait partie de la mythologie des locuteurs
(mythologie verbale, encodée dans le langage) — citation, cliché,
formule consacrée.
C'est une citation qui détermine le sens nouveau, et du
même coup en impose le décodage correct, dans ces vers
de Francis Ponge : , , • .

Quel artificier
■ Tu meurs ! Fauve César ! (28)

L'anomalie de la phrase exclamative à la seconde


personne, et l'apostrophe Fauve César ! se combinent pour
nous faire lire en filigrane, pour ainsi dire, le Qualis arti-
fex pereo de Néron mourant. En vertu du calque, artificier
n'est donc plus un synonyme de pyrotechnicien : il y a néo-

(27) Sur ce suffixe, voir Jean Dubois, Étude sur la dérivation suffi-
xale en français moderne (Paris : Larousse, 1962), pp. 40-41.
(28) Douze petits écrits, « Trois poèmes, » II (Tome premier, p. 14).
74 MICHAEL RIFFATERRE

logisme de sens, avec effet humoristique, vu la distance


stylistique qui sépare un préposé aux poudres ou aux
illuminations des liesses populaires et une citation de Tacite.
Le néologisme toutefois est plus qu'un badinage lexical :
sorti d'un fragment du système descriptif de Néron, il
revient par un détour, à un autre fragment non moins
illustre de la même légende. Catachrèse maintenant, mais
combien appropriée : où trouver d'adéquation plus
parfaite de la forme au fond que dans ce mot artificier
désignant celui qui fit de sa capitale un feu de joie ?
Le calque sur cliché (ou même sur un groupe stéréotypé
sans effet de style) est naturellement beaucoup plus
fréquent que le calque sur citation. Soit le stéréotype
Assomption de la Vierge, qui relève de deux langages techniques,
celui de la religion et celui de la peinture ; il détermine le
dénominal dans cette phrase de Chateaubriand décrivant
un Titien célèbre des musées de Venise :
La Vierge au-dessus de ce groupe assotnpte au centre d'un
demi-cercle de chérubins ; multitude de faces admirables dans
cette gloire (29).

Le néologisme est évidemment approprié puisqu'il


s'agit d'un tableau axé sur la verticale. Mais sa
détermination réelle est pure tautologie lexicale. Sous l'apparence
d'une description, c'est-à-dire d'une référence, la phrase
nous propose une circularité lexicale, très proche de la
figure étymologique (30). Une définition ou description va
du mot à décrire ou définir à sa périphrase ou à son
équivalent dans un autre code. Mais ici le mot à décrire

(29) Mémoires ď Outre-Tombe, IV, VII, chap, iv (Édition du


Centenaire, t. IV, p. 346). L'humour potentiel de toute néologie est ici quasi
irrésistible, -pte frise la parodie. A cette cocasserie s'ajoute la
transgression du tabou mythologique, puisque ce badinage menace deux
sacrés, celui de la religion et celui de l'idolâtrie titienne. Comme rien ne
permet au lecteur de céder à la tentation, la répression de l'humour est
un facteur supplémentaire de contrôle du décodage : la lecture est totale,
et consciente du jeu des formes.
{30) La Vierge assompte dans l'Assomption, comme le Christ « ascen-
derait» dans une Ascension \ cf. les figures étymologiques de Rabelais,
du type les moines... toussotent aux toussons, resvoient aux resvoirs ou
Dieu vous le rendra en son grand rendoir (voir Leo Spitzer, Die WortbiU
dung als stilistisches Mittel, Halle : Niemeyer, 19 10, pp. 47 ss).
POÉTIQUE DU NÉOLOGISME 75

(assumption) et sa description (assompter) sont identiques.


Cette circularité crée un effet de vérité et d'exactitude :
elle semble vérifier dans les actions du personnage ce
qu'annonçait le titre de la peinture. Du même coup, le
sujet de la peinture étant une variation sur le radical du
nom de genre, la conformité du tableau au genre auquel
il appartient semble confirmée : ainsi se dessine une fiction
de critique d'art, ou, si l'on veut, sa mimésis littéraire.
A la limite, le calque néologique peut porter sur un
seul mot, sans qu'on puisse pour autant parler de jeu de
mots. Chateaubriand encore, dans un de ses clairs de
lune :

... le jour cêrusêen et velouté de la lune, flottait silencieusement


sur la cime des forêts (31).

Il avait d'abord écrit céruléen, et, en raison du


caractère uniquement littéraire et de la « visibilité » de ce mot,
il n'est pas possible de lire cêrusêen dans le texte sans le
lui opposer (32). Or, l'évidence du calque est le mécanisme
même de la surdétermination. D'abord, cêrusêen est
néologique comme formation à partir de céruse, et il l'est
doublement comme variation sur céruléen. Ensuite, cêrusêen
se réfère à céruse, le nom d'alors pour le blanc de plomb
industriel, et par conséquent c'est une notation réaliste
de la blancheur lunaire (réaliste, non parce que
nécessairement vraie, mais parce que renvoyant à un mot de
marchand de couleurs) ; dans ce sens, il est engendré par un
paradigme de synonymes de blancheur dont tous les
véhicules de comparaison sont également réalistes (33) ; mais

(31) Essai sur les Révolutions {édition de 1826), O.C., II, 423.
L'édition de 1797 donnait céruléen.
(32) A tel point que d'aucuns ont voulu voir dans cêrusêen une
coquille ; mais Chateaubriand a employé céruse ailleurs pour parler de
la lune (Voir J. Mourot, Études sur les premières œuvres de Chateaubriand,
1962, pp. 77-82). La controverse témoigne de l'impact de la
dissimilitude in similitudine (elle ne porte que sur une lettre) et du contraste
avec velouté.
(33) Et de la même manière : blanc de craie, lune dormant étendue
comme des toiles, c'est-à-dire comme des draps mis à blanchir sur l'herbe,
technique artisanale oubliée.
76 MICHAEL RIFFATERRE

cémséen se réfère aussi bien à céruléen, non comme


couleur particulière, mais comme mot-de-couleur
stéréotype dans le système descriptif de ciel. Finalement, céru-
séen a un rapport oxymorique avec velouté (lui-même
aboutissement d'une série de notations conformes aux
normes des clairs de lune littéraires (34), mais aussi avec
céruléen qui, lui, serait en rapport tautologique avec
velouté. Chaque fois, la motivation est double. Le
néologisme, réaliste et non conventionnel par son radical,
conventionnel et idéalisant par le calque d'un modèle-
littéraire, est à la fois marque de genre (le clair de lune
comme sous-genre de rêverie) et fait de style descriptif
« objectif » (le clair de lune comme chose vue) — outil d'une
esthétique du mélange des tons, d'un syncrétisme
stylistique.
Le néologisme littéraire, loin d'être arbitraire, loin d'être
un corps étranger dans la phrase, est le signifiant le plus
motivé qu'on puisse trouver dans le texte. Il a toujours
une double ou multiple appartenance : il est engendré à
la fois par une séquence morphologique et par une séquence
sémantique, ou par deux séquences sémantiques, ou par
des combinaisons plus complexes, ce qui est impossible
au mot préexistant (en dehors des faits d'allitération). Sa
fonction est donc de réunir ou de condenser en soi les
caractéristiques dominantes du texte. Fait exprès, créé pour
les besoins de la cause, il est par excellence le mot propre.

Michael Riffaterre.

(34) Série idéalisante : zones diaphanes et onduleuses, flocons (de) trou-


Peaux errants, mollesse et élasticité des nuées baignées de lune.

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