Vous êtes sur la page 1sur 118

J.L.

MAC

JUSQU’À TOI – 2

Délivrée

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Anaïs Goacolou
J. L. Mac

Délivrée
Jusqu'à toi 2
M aison d’édition : J’ai lu

© J.L. M ac, 2013


Pour la traduction française by c
© Éditions J’ai lu, 2015
Dépôt légal : Dépôt légal : juin 2015.

ISBN numérique : 9782290087695


ISBN du pdf web : 9782290085691

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782290087695

Composition numérique réalisée par Facompo


Présentation de l’éditeur :
Après avoir vécu une enfance des plus chaotiques, Jo a découvert ce qu’étaient le désir et l’amour dans les bras de Damon, qui a bouleversé son univers tout entier.
Pourtant, après que ce dernier lui a fait une terrible révélation, Jo, incapable de contrôler ses émotions, l’a violemment rejeté. Et lorsqu’elle comprend son erreur, après
avoir découvert une lettre de Damon, il est déjà trop tard : l’homme qu’elle aime plus que tout a, par sa faute, tenté de mettre fin à ses jours ! Une fois Damon rétabli
suite à d’intensifs soins hospitaliers, Jo le ramène chez elle. M ais il l’ignore et refuse obstinément de lui parler. Leur passion sera-t-elle assez forte pour s’en sortir
indemne ?

Biographie de l’auteur :
Originaire du Texas, où elle réside, J. L. M ac est l’auteur de romances contemporaines et érotiques à la fois graves et sensuelles. La série Jusqu’à toi en est le parfait
exemple.

Couverture : © Victoria Davies / Trevillion Images

© J.L. M ac, 2013

Pour la traduction française


© Éditions J’ai lu, 2015
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

JUS QU’À TOI


1 – Altérée
N° 10994
À ceux qui m’ont dit que je ne pourrais pas.
À ceux qui m’ont dit que je ne devrais pas.
C’est précisément pour vous que je l’ai fait.
Merci.
Sommaire
Couverture

Titre
Copyright

Biographie de l’auteur

Du même auteur aux Éditions J’ai lu

Remerciements

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16
Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Épilogue
Remerciements

Les remerciements sont peut-être la partie la plus difficile dans la rédaction d’un livre. Je ne
veux laisser personne de côté, mais je ne veux pas non plus énumérer des noms pendant des pages et
des pages. C’est bien simple. Il y a une poignée de personnes dans ma vie que j’apprécie beaucoup.
Beaucoup de gens passent leur temps à dire qu’ils « adorent » tel truc, tel machin, Untel ou Unetelle.
Pour moi, apprécier, c’est beaucoup plus significatif. Je dois apprécier quelqu’un avant de le
faire entrer dans mon petit monde de folie. Il existe des personnes que j’apprécie, tout simplement !
Mon agente, Maria Corviesero, est sans doute l’une des plus cool et des plus calées sur
l’édition que je connaisse, et elle n’a pas peur des grossièretés à l’occasion. Une grande dame
comme je les aime.
Vous, blogueuses qui vous décarcassez pour rien de plus que la satisfaction de lire et partager
vos lectures, merci d’aimer autant lire.
Angela McLaurin ! Jamais, jamais je ne te dirai « Dieu bénisse ton cœur ». Promis. Tu es une
super maquettiste et une femme tout aussi super. Merci.
Ma super éditrice free-lance, Erin ! Je suis toujours pour que tu rebaptises ton Wise Owl Editing
en Wise Ass Editing. C’est un nom cool et adapté, tu le sais comme moi. Merci de t’être montrée la
meilleure éditrice surmenée et sous-payée de la planète !
Robin Harper, tu es quelqu’un de très doué. Tu es arrivée pour tout sauver à la dernière minute,
et tu m’as fait deux couvertures magnifiques en un temps record. Je devrais peut-être t’offrir un coup
à boire, un de ces jours. Je dis ça comme ça…
Heather Halloran ! Je ne sais pas ce que je ferais sans nos conversations quotidiennes. Tu es
quelqu’un de génial, une super blogueuse et j’ai de la chance de dialoguer avec toi presque tous les
jours.
À ma famille : merci de soutenir ma carrière. Cela rend mon métier d’autant plus gratifiant.
À mes lecteurs : votre amour pour mes personnages et mes histoires est toujours une grande leçon
d’humilité pour moi. Ce n’est que grâce à vous que tout ce monde prend vie.
Prologue
Samedi 8 juin 1996
— Ferme ta gueule, Damon ! Je veux pas t’entendre ! Tu es aussi bête et inutile que ta pétasse de
mère ! Pas étonnant qu’elle n’ait pas voulu s’embarrasser de toi. En plus d’être une vraie salope, elle
devait avoir un don d’extralucide. Elle devait savoir que tu vaudrais rien en grandissant. C’est pour
ça qu’elle t’a refourgué à moi. Y aurait pas eu ta chieuse de grand-mère, je me serais débarrassé de
toi à la minute où cette pouffiasse t’a largué.
Je devrais avoir l’habitude, mais j’ai toujours envie de me recroqueviller dans un coin quand il
m’assène des propos comme ça. Je déteste ça. Je préfère quand il me cogne carrément dessus. Je
crois que je guéris de la violence physique beaucoup plus vite que des atrocités qu’il me dit. Je ne
comprends pas que quelqu’un puisse haïr autant son enfant. C’est comme si dès le départ, il ne
m’avait laissé aucune chance. Il m’a détesté dès le jour de ma naissance, et dix-sept ans plus tard,
rien n’a changé. Peut-être même me hait-il un peu plus. Il est saoul et agressif, et le pire, c’est qu’il
s’estime tout à fait capable de conduire quand il se trouve dans cet état. Ça me terrifie.
— Papa, je devrais prendre le volant, tu sais, au cas où on serait arrêtés. Tu sens le whisky.
Il se doute que je me fiche éperdument qu’il ait une amende, et qu’en fait, j’ai peur. Il sent
toujours quand j’ai peur, et ça lui plaît.
— Tu connais rien à rien, petit con. Ferme-la et tiens-toi tranquille. Ce serait que de moi, je
serais encore à la maison. Il fallait que tu pourrisses ma journée, c’est ça ?
— Ce n’était pas prévu. Le copain qui devait m’amener a décommandé. Je suis désolé.
Oui, je regrette vraiment de ne pas être plutôt dans la voiture d’Erik en ce moment, mais il a enfin
un rencard avec Ashley Wilcox et je lui ai dit de foncer. Je ne vais pas jouer les casse-pieds avec
mes potes.
— Ouais, c’est ça, t’es désolé. Tu devrais t’excuser, même.
Je regarde par la vitre pour qu’il ne me voie pas grincer des dents. Je ne supporte plus de me
faire insulter. J’ai dix-sept ans passés : je suis bientôt adulte. Il pourrait me témoigner plus de
respect. Mon père est un connard et je le hais, mais je ferais n’importe quoi pour lui plaire. J’ai tout
tenté pour le contenter. Même si c’est un abject ivrogne, j’ai toujours cet étrange désir de susciter sa
fierté, et ça me rend dingue. Je veux toujours qu’il m’aime, ce qui constitue un gâchis. Il ne m’aimera
jamais. En attendant, j’essaie, et j’essaierai peut-être toujours…
— Pardon, papa, mais s’il te plaît, arrête-toi sur le bas-côté et passe-moi le volant !
Je t’en supplie, arrête-toi.
— Tu rêves. Je suis pas bourré, et même si je l’étais, je conduirais quand même mieux que toi, du
haut de tes dix-sept ans. Si tu me demandes encore de m’arrêter, je le ferai, et ce sera pour te flanquer
une raclée ici, devant tout le monde. Tu ne prendras pas ma voiture, Damon, alors laisse tomber !
Évidemment. Quel crétin ! Je m’agite dans mon siège et je resserre un peu ma ceinture. Il ne le
remarque pas et c’est tant mieux. Je n’ai pas envie d’entendre que je suis une chochotte, par-dessus le
marché.
— Papa, tu es saoul. Allez, s’il te…
Ses yeux froids me transpercent et je tique. L’espace d’une seconde, j’ai bien cru qu’il allait
m’envoyer un coup de poing là, dans la voiture. Nous zigzaguons un peu sur la chaussée, mais il ne
me frappe pas. Il se contente de me river à mon siège par son regard haineux, celui qui me fait
toujours aussi mal. Je pense ne jamais l’avoir vu me regarder avec amour, comme un père normal.
Pas une seule fois. Cela me pousse à le détester et à détester ma mère, qui qu’elle soit. Peut-être
encore plus que je ne le déteste lui. Elle ne voulait pas de moi, alors elle m’a refilé. C’est à cause
d’elle que je vis ce calvaire. Je voudrais qu’ils soient morts tous les deux. D’ailleurs, qui sait ? Elle
l’est peut-être déjà.
— Tais-toi tout de suite, ou je te réduirai au silence, comme la pute menteuse qui t’a tenu lieu de
mère.
— Papa, tu roules n’importe comment ! Gare-toi. Je t’en prie !
Maintenant, il me fait vraiment flipper. S’il continue, on va foncer dans un poteau. Je dois faire
quelque chose. Il lève la main bien droit et prend de l’élan pour me balancer une énorme baffe,
comme il l’a déjà fait tant de fois.
— Je vais t’apprendre à obéir, sale petit morveux !
En tournant la tête pour l’éviter, j’aperçois quelque chose. Oh, putain ! Je tends les mains vers le
volant.
— Papa, fais gaffe !
L’impact est assourdissant. Du verre qui casse, du métal qui s’enfonce, des pneus qui crissent sur
la chaussée, de la fumée. Je suis projeté en avant, mais heureusement, retenu par la ceinture de
sécurité. Je relève la tête pour essayer de distinguer des formes à travers les émanations qui
s’échappent du capot. J’ai réagi trop tard. Je suis entièrement responsable. Nous avons heurté une
autre voiture, de plein fouet. La vieille Caprice Classic d’une solidité à toute épreuve de papa a
défoncé une petite guimbarde bon marché. J’aurais dû rentrer à pied ou appeler quelqu’un d’autre.
J’aurais dû le forcer à s’arrêter pour me tabasser. C’est bien ça, je suis une chochotte, et j’aurais dû
me comporter en homme. Merde, merde et merde ! Je détache ma ceinture, les mains tremblantes,
puis je déboucle celle de mon père. Il a l’air d’avoir peur, ce con. Ça alors…
— Écoute un peu, garçon. C’était toi qui conduisais, compris ?
Quoi ? Il veut que ce soit moi qui sois déclaré fautif ?
— Papa, je…
Il se penche vers moi et j’ai l’impression d’être au-dessus d’une bouteille ouverte.
— Tu-étais-au-volant. Essaie de voir ce qui arrive si tu dis autre chose, chochotte ! Essaie un
peu !
Il postillonne sur ma joue et j’esquisse un mouvement de recul.
Je ne dis rien. Je dégage ma mâchoire, qu’il a emprisonnée dans sa main, et je sors par mon côté.
— Oh, putain ! C’est pas vrai !
Ma propre voix me paraît très lointaine.
Je suis comme figé. Je n’arrive pas à bouger. L’avant de notre voiture est maintenant imbriqué
dans l’autre véhicule, en plein milieu. On dirait un accordéon. Putain de merde ! Il y a du sang
partout sur le pare-brise. J’ai peur, je ne veux pas y aller. Je ne peux pas. Je passe les mains dans
mes cheveux. Papa arrive à côté de moi, l’air indemne. Je n’ai rien non plus. Dans l’autre voiture,
c’est évident qu’ils sont touchés.
— S’il vous plaît !
Il y a quelqu’un en vie là-dedans ! Vite, je surmonte ma terreur et je me précipite vers l’auto. Du
peu que je vois par la vitre éclatée, les deux personnes sur les sièges avant sont inconscientes. Tout
est couvert de sang.
— Oh, mon Dieu. Oh, mon Dieu, je suis désolé. Oh, mon Dieu !
Je n’arrive pas à cesser de parler, comme si ça pouvait aider.
— Aidez-moi, s’il vous plaît !
Je la vois facilement, car la vitre n’est plus là. C’est une petite fille coincée derrière le siège du
conducteur. Elle est plus jeune que moi, a les cheveux sombres et ouvre de grands yeux effrayés. Le
cœur explosant dans ma poitrine, je rassemble toutes mes forces pour tirer sur la portière défoncée.
Elle s’ouvre avec une telle rapidité que j’en tombe presque à la renverse. En temps normal, je serais
mortifié, mais là, je m’en fous complètement. Tout ce que je veux, c’est aider ces gens.
— C’est bon, je m’occupe de toi. Allez. Papa, sors-les de devant. VITE !
Le choc a tout fait reculer. Le capot se trouve maintenant là où devrait être le tableau de bord, et
les deux sièges avant sont compressés. Je dois la tirer de là. Je jette un bref regard à l’avant et
le regrette aussitôt. La femme, sûrement la mère, a du sang qui coule de l’orbite gauche. Tellement de
sang que je ne vois pas si son œil s’y trouve encore. Ses cheveux aussi sont englués de liquide
rougeâtre et elle ne bouge pas. Je ne sais pas si elle respire, mais j’ai appris au lycée à prendre le
pouls de quelqu’un, donc je tends le bras au-dessus de la petite fille et garde les doigts juste à côté de
la montre de la femme. Comme j’ai appris. Je ne sens rien, peut-être à cause de mon cœur qui bat, lui,
à un rythme effréné, et de mes mains qui tremblent ? Non, rien. Il faut que je sorte cette enfant de là.
Je l’attrape avec prudence. Le plus tôt sera le mieux, je suppose. Sa jambe est en sale état et le
transport va lui faire mal, mais elle doit être examinée. Je la tire vigoureusement du véhicule et la
prends dans mes bras. Oh, merde ! Je défaille presque en voyant l’os qui affleure à travers sa peau.
Quelle horreur. Je réprime un haut-le-cœur. Ça doit faire atrocement mal. C’est ma faute.
— C’est ma faute. Je suis désolé. Je suis vraiment désolé. Je vais m’assurer que tu vas bien.
Il faut que je l’aide. Je ne peux pas changer la situation, mais je peux l’améliorer, peut-être. Il y a
sans doute quelque chose à faire. Je dois essayer. L’ambulance arrive et je tends aussitôt la petite aux
infirmiers, qui me repoussent. Bien sûr, je dois les laisser s’occuper d’elle, mais j’aurais voulu
rester à ses côtés. Elle n’a personne d’autre. Elle a besoin de quelqu’un, qui regarde et attende. Ses
parents ne vont pas s’en sortir, c’est évident. C’est ma faute, alors je serai là pour elle. Je serai son
quelqu’un.
1

Toujours debout
6 août 2012
Je suis toujours debout, même si c’est tout juste. Je ne vais pas me mentir en prétendant que je
suis plus forte d’avoir traversé toutes ces horreurs. Ça ne m’a rien apporté du tout. J’ai le sentiment
d’avoir détruit à moi toute seule l’unique bonheur que m’offrait mon existence : Damon. Le fardeau
de la culpabilité me paralyse. Je n’ose pas imaginer ce qu’a pu vivre mon Grand Mec toutes ces
années. Comment a-t-il pu se sentir fautif ? Ce n’était qu’un ado. Il n’était pas plus responsable de
cet accident que moi. Je voudrais pouvoir affirmer la même chose de ce qui s’est produit il y a une
semaine. Si seulement je l’avais laissé s’expliquer… Le souvenir des événements est encore frais et
pour une fois, je souhaite que le temps l’efface. Un instinct profondément enfoui me souffle que je ne
devrais pas attendre. Le rôle que j’ai joué dans ce que Damon s’est infligé me poursuivra
probablement jusqu’à ma mort et je ne vais pas raconter que je mérite mieux. C’est moi qui ai merdé
ce jour-là.
Son dernier geste, c’était il y a une semaine – un lundi, comme aujourd’hui.
Mon téléphone avait tellement sonné que j’avais fini par carrément l’éteindre. Damon avait
tambouriné à ma porte pendant des jours, jusqu’à ce qu’une voisine snob appelle la police pour le
faire partir. Je n’avais pas regardé mes e-mails, je n’étais allée nulle part… et je n’avais rien fait.
Rien. J’avais passé quatre jours sur le vieux canapé de Sutton, chanceuse de simplement continuer
d’exister. Quatre jours que je n’avais pas vu Damon, et c’était, je croyais, tout mon monde qui avait
volé en éclats.
Maintenant, je sais que mon monde s’était juste fissuré quand j’ai appris qui était vraiment
Damon. Je me suis vraiment effondrée quatre jours plus tard, et ça a commencé par des coups sur la
porte. Des coups plus doux que les précédents, mais insistants, qui ont fait japper Hemingway tandis
que je poussais des râles d’animal mourant. Et c’est exactement ce que j’avais l’impression d’être.
— Vaaaa-t’eeeeeeeeeeen !
On a frappé plus fort.
— Ma fille, tu as intérêt à ouvrir.
Gramz ! Oh non, c’était Gramz ! Par cette chaleur, elle allait tourner de l’œil. J’ai roulé au bas du
canapé et marché un temps à quatre pattes, avant de me mettre debout et d’ouvrir la porte en grand, si
vite qu’un énorme courant d’air chaud a déferlé dans la pièce.
Gramz m’a jeté un coup d’œil rapide et s’est presque étranglée.
— Tu as une tête de déterrée ! Mais alors, tout droit sortie de la tombe ! Avec encore la crasse
et…
C’était bien plus mortifiant venant d’elle que de quelqu’un d’autre.
— C’est bon, j’ai compris. Entrez, Gramz.
Elle a esquissé un sourire poli et levé un doigt tremblant vers la voiture qui l’attendait. Puis elle
est entrée à petits pas avec son déambulateur.
— Je suis venue te mettre les idées au clair, jeune fille !
Comment ça, me mettre les idées au clair ? Je me suis renfrognée et elle a plissé le nez. Ça ne
doit pas être ma plus jolie tête.
— Moi ?
— Oui, toi ! a-t-elle affirmé d’un ton sévère en agitant un doigt menaçant. Ça me désole, mais il
faut que tu saches.
Ça la désolait ? Bon, mon affection pour elle n’était pas forcément réciproque, comme je le
croyais.
— Je t’aime énormément, m’a-t-elle assuré en me tapotant la main. J’espère qu’une fois que tu
m’auras écoutée, tu iras à la recherche de Damon, que vous vous embrasserez et que vous serez
réconciliés.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Le chercher ? Où est-il passé ?
Mon cœur s’est emballé et je me suis mise à paniquer un peu à l’idée de ne jamais le revoir.
— J’y arrive dans une minute. Une chose à la fois.
J’ai acquiescé et me suis efforcée de paraître calme et attentive.
— Donc, j’ai reçu deux lettres ce matin. L’une était pour toi et l’autre pour moi. Dans la mienne,
Damon disait qu’il savait que tu finirais par venir me voir, et me demandait de te donner la tienne.
Mais avant tout, il faut que tu saches que ce n’était pas Damon au volant.
— Quoi ?
Gramz a hoché fermement la tête pour confirmer ses dires.
— Il ne conduisait pas. C’était mon gros nul de fils ivrogne. Il a demandé à Damon de se
dénoncer à sa place parce qu’il était mineur, et surtout, parce qu’il n’avait pas bu. Damon s’en est
toujours voulu de ne pas avoir convaincu Eddie de lui laisser le volant.
Oh, non. Je me suis penchée en me tenant le ventre. J’avais envie de vomir. Ce n’était pas lui. Il
n’était pas responsable.
— Comment peut-il penser… Comment… Pas sa faute…
J’ai traversé la pièce pour aller m’asseoir à côté de Gramz, qui a pris ma main tremblante dans
les siennes et m’a laissée sangloter un moment.
— Je dois le voir. Il faut que je lui parle !
Je commençais à chercher les clés de la voiture quand Gramz a sorti l’enveloppe.
— Il ne répond pas et personne ne sait où il est. Ouvre ta lettre. Il t’a peut-être dit où il allait.
Je lui ai arraché l’enveloppe des mains et l’ai déchirée avec empressement. Je l’ai lue tant de
fois cette semaine que je la connais maintenant par cœur.

Ma Joséphine,
J’aurais dû être plus malin ce jour-là. J’aurais dû avoir plus de courage. J’aurais dû l’arrêter
à tout prix. Si j’avais réussi, rien de tout cela ne serait arrivé. Tu n’aurais jamais été blessée.
Nous aurions pu nous rencontrer et passer notre vie ensemble. Il faut que tu saches que j’ai passé
des jours innombrables à penser aux façons dont j’aurais pu changer le cours des événements de
cet été si lointain. Si seulement j’avais su comment les choses allaient tourner, j’aurais fait
n’importe quoi pour t’épargner la tragédie qui a frappé ta famille, et dont je m’estime
responsable. Mon père ne s’est pas contenté de détruire des voitures et de tuer tes parents, ce
jour-là. Il a détruit ta vie et la mienne en même temps. Et j’étais le seul qui aurait pu arrêter tout
ça. Si je le pouvais, je prendrais la place de tes parents. Je ferais tout pour te faire connaître le
bonheur. Je vais m’assurer de n’être plus qu’un souvenir pour toi. Tu n’auras plus à endurer la
souffrance de me revoir. L’agonie que j’ai lue dans tes yeux il y a quatre jours est bien plus que je
ne puis supporter. Je ne peux qu’espérer qu’un jour, peut-être, tu sois capable de sourire en
repensant à nous, à la passion et à l’amour que nous avons partagés. Ce sont des souvenirs qui me
tourmentent et me réconfortent à la fois. Quand tu étais mienne, tu rendais tout meilleur. Ma vie
était meilleure, et moi aussi. Tu as été mon remède. Tu as fait disparaître la douleur. Je ne pourrai
jamais échapper à mon passé, j’en suis conscient désormais. Sache que je ferais tout, je donnerais
tout, pour être en mesure d’arranger les choses. Je tiens à te remercier de m’avoir fait le plus
beau cadeau que j’aie connu. Pendant ce qui semble un instant éphémère, j’ai vécu dans le
bonheur de ton affection. Ne jamais connaître à nouveau ce bonheur est une souffrance que je ne
puis supporter. Mon cœur est avec toi pour toujours, Joséphine. Je t’aime.
Damon

P.-S. : Je te laisse tout.

Des larmes ont jailli de mes yeux exorbités. Mon cœur battait si fort dans ma poitrine que
j’arrivais à peine à respirer. Gramz m’a pris la lettre des mains et l’a parcourue à son tour. J’ai bondi
de mon siège et commencé à chercher mes chaussures. Je me suis emparée de la paire de sandales la
plus proche et je me suis déshabillée là, dans le séjour, devant Gramz. J’ai enfilé un haut propre et un
short. Où pouvait-il être ? Je ne savais même pas par où commencer.
— L’accident, a murmuré Gramz, qui regardait la lettre.
— Quoi ?
Elle a relevé vers moi sa tête aux cheveux argentés et j’ai aperçu des larmes dans ses yeux.
— L’emplacement de l’accident. Il y allait souvent et se garait en face. Il y restait des heures,
jusqu’à ce que je vienne le trouver. Tu dois aller le chercher.
Sans hésiter, j’ai attrapé les clés sur la table basse et j’ai couru à la porte. J’ai failli m’étaler sur
le trottoir en sautant de la marche du haut directement au bas du perron. J’ai couru vers la voiture de
Sutton. Je savais où s’était déroulé l’accident, j’y étais retournée des milliers de fois, moi aussi. Je
restais là, malheureuse, je repensais à papa et maman et au garçon qui m’avait sortie de la voiture.
Pendant toutes ces années j’avais pensé à Damon. Je n’avais jamais oublié le grand garçon qui
n’arrêtait pas de répéter qu’il était désolé et qu’il allait s’assurer que je m’en sortirais. Et c’est ce
qu’il a fait. Il a fait en sorte que j’aille mieux que bien. Il m’a retrouvée à la librairie, et c’est comme
si tout avait changé en un instant.
Il fallait que je le retrouve, que je lui dise que ce n’était pas sa faute. Je devais lui dire à quel
point je l’aimais.
J’ai conduit au-dessus de la limite autorisée aux abords de Las Vegas. Quand j’ai emprunté
l’étroite route familière, mon cœur me faisait mal. Mon estomac s’est noué atrocement. Il y avait
quelque chose qui n’allait pas. Pas du tout. Je le savais. Je le sentais, comme j’avais senti venir la
mort de Sutton. J’ai écrasé l’accélérateur et la voiture s’est élancée encore plus vite, jusqu’à ce que
j’aperçoive des feux arrière. Je me suis penchée dans mon siège pour mieux voir.
— La camionnette !
J’ai freiné d’un coup, soulevant des nuages de poussière. À peine au point mort, j’ai sauté de la
Sedan, mais je n’ai pas vu Damon dans la camionnette… J’ai couru vers le véhicule et me suis hissée
sur le marchepied pour jeter un œil à l’intérieur.
— Damon !
Affolée, je suis redescendue pour ouvrir la portière. Une odeur d’alcool m’est parvenue par
bouffées au visage.
— Damon ! Mon chéri, réveille-toi !
Il était allongé en travers du siège. Je suis montée dans le véhicule, utilisant toutes mes forces
pour le soulever. Je suis parvenue à le redresser, mais j’ai pris conscience que la bonne nouvelle
s’était transformée en mauvaise. Dans sa main immobile, il serrait un flacon de médicaments.
— Oh, merde, merde ! Qu’est-ce que t’as fait ? ai-je hurlé.
J’ai sauté au bas du véhicule et j’ai couru à ma voiture.
— Allez, allez, allez.
J’ai trouvé mon téléphone pour appeler les secours.
— De l’aide, s’il vous plaît ! On est à Scenic Loop, il y a eu un accident. Envoyez-nous une
ambulance !
Je suis retournée à la camionnette, où j’ai giflé plusieurs fois Damon, sans effet.
— S’il te plaît, chéri, réveille-toi !
J’ai posé deux doigts sur son cou, puis son poignet. Rien.
— Non, non, non… Damon !
J’ai posé son grand corps lourd et inanimé sur mes genoux et je l’ai secoué.
— Non, pas toi. Ne me quitte pas. Ne me quitte pas. Je t’aime ! Je t’en prie, Damon !
Il ne réagissait toujours pas et j’ai craint qu’il ne soit vraiment parti.
Enfin, j’ai entendu l’ambulance qui arrivait et des portières qui claquaient.
— Madame, il faut que vous sortiez.
J’ai glissé en dessous de Damon et laissé son corps inanimé sur le siège. Un officier de police
m’a attrapée et tirée en arrière pour m’éloigner de la camionnette.
— Damon ! Je t’en supplie ! Réveille-toi !
Impuissante, j’ai regardé les infirmiers le sortir du véhicule et l’étendre sur un brancard. L’un
d’eux s’est penché au-dessus de lui pour tenter de le ranimer. Les deux autres ont embarqué la civière
dans l’ambulance pendant que le premier poursuivait ses manœuvres.
Je suis tombée à genoux et la dureté du bitume n’est même pas arrivée à mon cerveau, oblitérée
par la douleur dans ma poitrine. J’ai regardé le gyrophare de l’ambulance s’éloigner et je suis restée
là, paralysée par le choc et la peur.
Une semaine plus tard, je suis là. Toujours au même endroit. Là où j’ai rencontré Damon.
2

Basculé
Tout a basculé. Le monde à mes pieds est devenu un chaos. Toute ma vie est passée à l’essoreuse
et j’en ressens les effets. Je suis un zombie, je marche sans aucune idée de quoi faire ou comment le
faire. Je ne me souviens pas d’avoir un jour souffert ainsi, même à la mort de papa et maman.
L’homme que j’aime a choisi de mettre fin à ses jours et je ne comprends pas. L’apercevoir là, dans
sa camionnette au bord de la route, m’a complètement détruite. En le trouvant, j’ai ressenti une terreur
absolue, comme je n’en avais jamais connue. Jamais. Pas pendant l’accident. Pas quand j’étais à la
rue. Pas quand je savais que la librairie allait couler. Pas même quand j’ai aperçu le capitaine
écroulé à terre, avec à peine encore une lueur de vie dans les yeux. Voir Damon, inanimé, sans
réaction, m’a fait découvrir un abîme d’effroi insondable.
Je n’étais même pas au courant qu’il était possible d’avoir aussi peur.
Je m’arrête devant le dressing de Damon. Je ne sais pas du tout ce que je fais. Je dois lui choisir
des vêtements, mais je ne sais pas ce qu’il voudrait s’il était là. Pas un costume, déjà. Chaque fois
que je l’ai vu en porter, c’était de façon on ne peut plus décontractée : la cravate nouée, mais
desserrée ; les manchettes déboutonnées et remontées ; la veste laissée dans un coin ; le col de la
chemise assez ouvert pour laisser apparaître le creux des clavicules à la naissance de son cou.
Je me dirige vers l’interminable portant. Mes mains se soulèvent d’elles-mêmes pour effleurer
les habits un à un. De la flanelle toute douce. Du velours usé. Des chemises bien repassées. Je sais
que je ne fais que me torturer, mais je ne résiste pas : j’enfouis le visage dans les tissus. Je cherche
son odeur, j’inspire à fond… Je veux l’imaginer dans ces vêtements, dans ce dressing avec moi, en
train de parler de tout et de rien. On se toucherait et on se regarderait. Mais les vêtements n’ont pas
son parfum. Pas celui du Damon que je connais, et dont je suis tombée amoureuse si vite. Ils dégagent
des effluves de propre, une odeur presque stérile qui me ramène à la réalité. Je veux qu’il revienne.
Notre temps ensemble a filé comme l’éclair, c’est vrai, mais tout ce que je sais, c’est que je veux
qu’il revienne. Exactement comme avant. Je veux mon Damon. Mon amour.
L’envie de pleurer, c’est tout ce que je connais depuis des jours. Au début, j’ai sangloté. J’ai
pleuré comme un veau, tellement que j’en étais presque malade. Maintenant, la sensation brûlante des
larmes toutes proches est toujours là, mais elles ne sortent plus. J’avais déjà entendu l’expression
« pleurer toutes les larmes de son corps », mais je n’y avais pas réfléchi. Je supposais qu’il
s’agissait d’un de ces dictons débiles que les gens aiment à répéter : « choisir entre la peste et le
choléra » ; « le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre » ; « il n’y a pas de fumée sans feu », et toutes
ces platitudes que je n’écoute jamais. En fait, je n’écoute pratiquement rien de ce qu’on me dit. Je
considère comme une chance d’en être capable.
J’opte pour une chemise, un pantalon, un blouson, des chaussures et je les place dans un sac.
Avec des gestes mécaniques, je rassemble aussi quelques affaires à moi. Mon pauvre petit
Hemingway se demande ce qui se passe. Il voit seulement que quelque chose ne tourne pas rond. Les
chiens sentent ces choses-là. Il me regarde depuis le sol, mon petit chiot, les yeux étonnés sous son
pelage hérissé. Je lui ébouriffe les poils de la tête et le prends dans mes bras.
— Allez, il faut y aller. Inutile de remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même.
Je grince des dents en entendant la maxime ridicule sortir de ma bouche. Marre des maximes
ridicules.
Je tourne à l’étage, comme dans un brouillard, le sac de Damon dans une main, Hemingway dans
l’autre. En traversant la bibliothèque, je m’arrête un temps et je sens les larmes monter. J’attends,
espérant l’émotion qui se dérobe à moi. Encore un signe de mon comportement autodestructeur
pathologique. Quelque part dans ma tête dérangée, je me dis que si j’arrivais à pleurer assez, je me
sentirais mieux. J’évacuerais tout et je m’en remettrais. Comme si, en pleurant fort et longtemps, la
culpabilité allait disparaître.
— Ri-di-cule.
Je regarde sans les voir les rayonnages de livres, j’aperçois le fauteuil où Damon s’est emparé
de mon esprit, de mon âme et de mon corps. Aucune larme ne pourra effacer mon ressenti. C’est ma
faute s’il a voulu en finir. C’est moi qui n’ai pas voulu écouter son récit de l’accident. Moi qui suis
partie du principe que c’était lui au volant. Forcément, le garçon qui était venu me voir sur le moment
n’arrêtait pas de dire que c’était sa faute, alors j’ai toujours cru que c’était lui qui conduisait. Si je
n’avais pas quitté Damon, nous n’en serions pas là aujourd’hui.
Je serre Hemingway sous mon bras, si fort qu’il émet un petit aboiement condescendant, genre
« mollo, m’dame ! », puis je sors du loft. Dans une demi-heure, je dois retrouver Brian, le fidèle
assistant de Damon, pour régler les « détails » que je redoute, et je commence à être en retard. Je n’ai
pas hâte d’y être, mais il faut bien.
Je ferme la porte de l’appartement aussi doucement que possible. À ce moment précis, j’ai le
sentiment d’avoir ouvert la porte sur notre avenir.
Trente minutes plus tard, je suis dans mon bureau de la librairie. Je pose mes affaires et regarde
autour de moi. La réfection a été remise à plus tard et une couche de poussière de crépi recouvre tout.
Des cartons sont empilés à la diable, par quatre ou cinq, dans le magasin désert. L’ancienne caisse
enregistreuse a été enlevée pour faire place à un nouveau système informatisé. Sans les livres
débordant des étagères et leur senteur familière d’encre et de papier, l’endroit a une odeur bizarre.
— Pas terrible, hein ? dis-je à Hemingway.
Il souffle un grand coup et s’installe dans son panier douillet sous mon bureau.
— Oui, je sais, c’est le bordel.
Je regarde à nouveau mon chiot, qui s’est déjà endormi.
Super, je suis encore en train de parler toute seule.
Le sac que j’ai rapporté de l’appartement m’attend, et enfin, je m’y colle. Je n’ai pas beaucoup
de temps avant l’arrivée de Brian, alors je dois me dépêcher. Avec soin, je mets de côté les
vêtements de Damon pour Brian, puis je décharge mes affaires pêle-mêle. Je range ma cafetière
quatre tasses, place quelques stylos dans un tiroir du bureau, flanque de petits ustensiles de toilette
dans mon sac à main et pose dans le coin une photo du capitaine.
Je l’ai fait encadrer cette semaine et je suis passée la récupérer en allant à la librairie. Je voulais
un souvenir du capitaine et j’ai donc fouillé sa maison de manière éhontée avant de trouver cette
photo dans une vieille cantine au grenier. J’ai frôlé la crise cardiaque lors de mes recherches : au
mois d’août, la chaleur du désert est torride. Le temps de trouver, j’étais dégoulinante de
transpiration, mais ça valait le coup. C’est un cliché d’un capitaine bien plus jeune, posant devant la
librairie, fier comme Artaban. L’écriture au dos dit : « Inauguration, 3 avril 1972 ». Quand je l’ai
tirée de la liasse de papiers et autres photos, j’ai su que c’était exactement ce qu’il me fallait. Cela ne
faisait que deux jours que j’avais trouvé Damon sur le bas-côté et je me traînais lamentablement.
J’avais besoin de voir le capitaine, j’avais envie de me confier à lui, ce qui, évidemment, était
impossible. Mais je préférais parler à une photo qu’à une pierre tombale. J’ai effleuré les contours
de son visage sur le papier glacé et j’ai pleuré pendant une bonne heure, seule dans le grenier
étouffant. Je n’ai pas versé une larme depuis.
Sa photo rend bien sur mon bureau. Quand la réfection du magasin sera terminée, je la déplacerai
à l’avant, près de la caisse, pour que le capitaine voie ce que sa librairie est devenue. Je sais que de
toute façon, il regarde par-dessus mon épaule depuis là-haut, mais autant en avoir un rappel physique.
Il me manque plus que jamais. J’aimerais qu’il soit là pour qu’on se chamaille, qu’on rivalise de
bons mots, qu’on mange des mauvais plats chinois à emporter. Il me manque, surtout maintenant.
Je n’avais jamais perçu que mon attachement au capitaine était si fort. Je l’ai compris une fois
qu’il est parti. Je l’aimais et maintenant qu’il m’a laissée en me désignant comme héritière, je sais
que lui aussi m’aimait, ce vieux sacripant. Notre relation semblait se fonder sur une tolérance
mutuelle, et je ne sais pas si elle aurait pu évoluer. Je suis un désastre ambulant et il l’était aussi. Il
parlait très peu de son divorce, qui s’était très mal déroulé, et de sa famille qu’il ne voyait plus, mais
il était miné. Je ne connais pas les raisons exactes de cet éloignement, mais c’est ce qui l’a achevé.
Cette situation l’a rendu solitaire et amer, et ensemble nous pratiquions donc la solitude et
l’amertume. Ce mode de vie nous convenait. J’avais quelqu’un à qui rendre des comptes et
inversement. Nous entretenions un lien, même si nous l’aurions nié férocement.
Ma gorge se serre et je fais de mon mieux pour ravaler mon chagrin sans suffoquer. Toujours pas
de larmes. S’il était en vie, je le serrerais dans mes bras, le plus fort possible, et je lui dirais que si
nous sommes tous les deux amochés par la vie, ce n’est pas grave : au moins, on est amochés
ensemble. Même les rescapés de ce monde ont besoin de quelqu’un à aimer, d’une personne sur qui
compter. C’est peut-être pourquoi ça a aussi vite collé entre Damon et moi ; j’avais une longue
pratique de coexistence avec le capitaine, triste et mal en point.
— Toc, toc !
Je reprends contenance et sors du bureau pour retrouver Brian dans la librairie. Il n’est pas à
l’aise au milieu du chantier, avec sa besace sur l’épaule. Il est l’image même du gay sorti du placard,
si tant est qu’il ait dissimulé son homosexualité un jour. Je crois qu’il est né avec des jeans slim, une
veste ultra-mode et des lunettes de créateur.
Je respire profondément pour me reprendre après mon moment de faiblesse.
— Entre ! dis-je avec autant d’enthousiasme que je peux. Attention à tous les trucs partout, on se
croirait dans les tranchées, ici.
— Alors là, tu l’as dit, approuve-t-il en scrutant les alentours d’un œil critique.
— Viens par ici, dis-je en lui faisant signe de me suivre dans le bureau du capitaine.
Après s’être frayé un passage entre les piles de cartons et le matériel de rénovation, Brian
décolle mon vieux fauteuil du mur pour s’asseoir près de moi. Pendant un temps, nous nous regardons
tous les deux.
— Comment te sens-tu ? demande-t-il en me tapotant la main avec douceur.
Je prends une grande inspiration et m’emplis les poumons au maximum avant d’expirer. Je
m’enfonce dans le fauteuil brinquebalant du capitaine et je garde les yeux au plafond un instant en
m’intimant de rester calme. Je dois me rappeler que pour Brian aussi, c’est difficile. Lui et Damon
étaient proches. Ils se connaissaient depuis des années et Brian était son assistant depuis longtemps.
Il a passé plus de temps avec Damon que personne d’autre.
— Ça va aller mieux, je t’assure. Tu ne peux pas t’en vouloir, d’accord ?
Je ne le trouve pas condescendant comme je le pourrais. Il a la voix douce, mélodieuse, et tout à
coup, j’ai envie de tout lui dire.
Bien sûr que je peux m’en vouloir ! C’est ma faute ! J’aurais pu l’arrêter. J’aurais pu tout
empêcher. Mais je n’y suis pas arrivée et je le paye. Je mérite de souffrir. Je le réduis au silence par
un regard noir qui lui signifie clairement de fermer sa gueule. Le problème, c’est que Brian a encore
plus d’assurance que moi et qu’il sait recevoir ce genre d’amabilités comme un pro. Il hausse ses
sourcils bien dessinés, pince ses lèvres hydratées au beurre de cacao et claque la langue. Je crois
bien que ce petit blondinet aux yeux bleus est en train de devenir un ami et je ne peux pas prétendre
que ça me dérange. J’aurais bien besoin d’une épaule de plus.
— Tu peux me regarder comme tu veux, ça ne changera rien au fait que j’ai raison.
Il plisse les yeux et croise les bras, secouant la tête d’un air exagérément peiné.
J’hésite entre rire et m’effondrer. Je ne sais pas où je vais et j’ai l’impression de vivre un
cauchemar depuis des jours. Malgré tout, la présence de Brian m’a aidée. J’aime son attitude « on-
me-la-fait-pas », son franc-parler et son excentricité. Il me soutient vraiment depuis que j’ai retrouvé
Damon inanimé.
Sans mes deux quasi-amis, lui et Noni, la serveuse entre deux âges, je serais complètement seule.
Je pensais l’être auparavant, mais c’était faux. Je n’ai pas été vraiment seule depuis bien longtemps.
Pendant sept ans, j’ai eu le capitaine et Noni. Je ne m’étais jamais rendu compte que, sans m’être liés
par le sang, ils étaient ma famille. Ils veillaient sur moi et moi sur eux ; c’était suffisant. Ensuite, j’ai
eu Damon l’espace d’un éclair et maintenant, Brian a rejoint les rangs. C’est sans doute trivial pour
la plupart des gens, mais pas pour moi. Maintenant, je comprends la valeur de ce que j’ai : je crée ma
propre famille qui me soutient.
Enfin, j’acquiesce à ce que dit Brian. En théorie, je le sais : je ne devrais pas me sentir coupable
de ce qui s’est produit. Même si je ne suis pas entièrement d’accord, je vais tranquilliser mon nouvel
ami pour le moment.
Il m’envoie un pâle sourire, prend sa tablette dans son sac et ouvre une liste à cocher :
— Tu as apporté ses vêtements ?
Cette allusion fait paraître la petite pièce encore plus confinée. Ses vêtements.
Je me penche dans le fauteuil qui craque et pose mon front sur mes bras repliés.
— Oui, je murmure d’une voix sans timbre.
— Très bien, dit-il en poursuivant sa liste. Je t’ai pris rendez-vous avec le docteur Versan. Tu
iras, c’est compris ?
— Moui.
Je n’ai pas spécialement envie de voir le psy, mais je dois le reconnaître, peut-être est-il un peu
familier de ce genre de mécanismes de l’esprit. C’est vrai qu’il m’incite à réfléchir, même si je ne lui
en fais pas forcément part. De toute façon, après toute mon histoire avec Damon, il faut à tout prix que
je le consulte régulièrement. C’est la seule façon de supporter la situation.
— Tu as parlé à Bernice ?
— Brian, il faut dire Gramz. Elle déteste son prénom, donc appelle-la Gramz quand tu la verras.
— D’accord. Et elle a parlé à Edward de ce qu’on a prévu ?
Je frissonne un peu à la mention du connard de père de Damon.
— Oui, elle est en contact avec Edward, je confirme. Il le sait, mais il ne sera pas présent.
Brian hoche la tête, fait apparaître plusieurs pages sur sa tablette et prend des notes.
— Bon, tu n’as plus qu’à donner le top départ, conclut-il en refermant l’étui de sa tablette, qu’il
replace dans sa besace.
Je gémis intérieurement, sachant ce que j’ai à faire. Ça va me vider de toute mon énergie, mais je
n’ai pas le choix. C’est Damon qui a décidé pour moi. Je prends mon chien sous le bras et le donne à
Brian.
— OK. Allons-y.
3

Lot de consolation
Je tape deux fois sur la porte à peine entrouverte de la chambre 210 et je m’y glisse aussi
discrètement que possible. C’est mon infirmière préférée, Diane, qui vérifie où en est Damon, et
j’attends patiemment qu’elle ait terminé ses soins de routine. C’est elle son infirmière de jour depuis
qu’il est arrivé dans cet hôpital il y a une semaine et je l’aime beaucoup. Elle est bien plus sympa que
les infirmières de nuit. Elle est assez âgée, amicale et abordable. Elle me demande toujours comment
je vais et fait de son mieux pour me mettre à l’aise. Elle ne rit jamais de mes questions et me donne
toujours autant de renseignements que possible. Elle ne s’est jamais montrée condescendante, et je
l’apprécie beaucoup plus que certains médecins que j’ai vus entrer et sortir de la chambre.
Elle se retourne en m’entendant entrer dans la pièce calme. Son petit sourire m’apprend que rien
n’a changé et je me sens abattue, mais je veux quand même lui demander, au cas où. Elle m’adresse
un signe de tête, m’indiquant que nous pourrons parler d’ici une minute. Elle tapote la grande main de
Damon et s’écarte de lui.
— Je crois bien que vous n’étiez jamais restée partie aussi longtemps depuis qu’il est là, lance-t-
elle avec un sourire entendu.
Merde alors ! Je ne suis partie que quelques heures ! Je sais que ce n’est pas un reproche, mais
ça éveille quand même ma culpabilité. Apparemment, Diane lit dans les pensées, parce qu’en me
voyant regarder mes pieds, elle poursuit :
— Je suis contente que vous soyez capable de faire une pause, Jo. Il n’y a rien de mal à
s’éloigner un petit moment. Parfois, ça donne une nouvelle perspective.
— J’avais juste besoin de dépatouiller, pardon, je veux dire, de régler quelques trucs pour savoir
comment l’accueillir quand il rentrera. Ça me fait peur.
Les paroles franchissent mes lèvres avant que j’en aie conscience et je me sens idiote. Elle n’est
pas psy, elle n’a pas besoin de savoir que j’ai une trouille monstre de faire revenir Damon chez lui.
Elle pose la main sur mon bras qu’elle presse de façon rassurante.
— Ça va simplement prendre du temps. Il va guérir. Il paraît que le docteur Versan est parmi les
meilleurs. Il l’aidera, ayez confiance.
J’ai envie de rejeter sa main quand elle parle de confiance. Je n’ai confiance en rien ni en
personne ; surtout pas en l’aptitude du docteur Versan à guérir des patients dans l’état de Damon.
Diane m’adresse l’un de ces sourires compatissants que je méprise tant et me contourne pour quitter
la pièce.
Je me retrouve face à l’amour de ma vie, à part que ce n’est plus celui de ma vie. Je n’ai pas la
moindre idée de l’identité de l’homme allongé dans ce lit, mais ce n’est pas le Damon que je connais
et que j’aime. Le Damon de qui je suis tombée amoureuse, on le croirait mort et parti très loin d’ici.
Je souhaiterais plus que tout au monde le récupérer, mais je ne sais pas comment faire. J’essaie de
toutes mes forces, depuis des jours, de l’amener à me regarder. À me dire quelque chose. À dire
quelque chose tout court.
Il refuse de parler. Il ne réagit à rien. Il reste allongé, sans bouger, sans expression. Quand j’ai pu
aller le voir une fois son état stabilisé, j’ai couru à son côté et j’ai pris son visage entre mes mains.
Je pleurais si fort et avec tant de soulagement que j’en avais mal aux poumons. Je lui ai pressé la
main, mais il ne l’a pas serrée en retour. Des larmes s’échappaient de ses yeux impassibles, mais
depuis, rien. Je sais qu’il a conscience de ma présence. Je sais qu’il entend et voit tout le monde. Le
docteur Versan m’a tout expliqué. Quand j’ai compris qu’il était aussi… parti, j’ai flippé et j’ai
insisté pour que les médecins procèdent à des analyses plus approfondies. J’étais certaine qu’il avait
subi un dommage cérébral ou en tout cas, quelque chose qui cause ce silence. Évidemment, après
qu’il a menacé d’appeler la sécurité pour la deuxième fois, je me suis tue et je l’ai écouté. Ce n’est
pas que je ne les croyais pas, mais c’était très douloureux de les prendre au mot. Le docteur Versan,
comme tous les médecins qui sont passés examiner Damon, et comme les infirmières, m’a expliqué
qu’il s’agissait d’un phénomène courant : un choc peut traumatiser quelqu’un au point que cette
personne se ferme complètement, et se retire dans sa tête.
J’entendais bien ce qu’ils me disaient. Je les croyais, mais je refusais que l’amour de ma vie soit
incapable de me parler.
Damon bouge dans le lit et d’instinct, j’accours à son côté. Il sait que je suis là et je pense, ou du
moins je veux croire que ces mouvements sont sa manière de m’appeler. Je suis peut-être
complètement larguée. Je ne sais plus rien. Je pose mon sac par terre à côté du lit.
— Salut. Alors, comment ça va ?
Je m’assieds sur le rebord du lit et je prends l’une de ses grandes mains dans les miennes. Je la
caresse et je prie… – allez savoir qui… – pour qu’enfin, il sorte de cette léthargie et m’adresse la
parole. Ce silence est insupportable. Je préférerais qu’il ouvre la bouche pour me dire d’aller me
faire foutre plutôt que de le voir réduit à l’état de légume.
Le docteur Versan appelle ça un syndrome de stress post-traumatique aigu. On croirait un
scénario de film. Quand quelque chose d’abominable arrive à quelqu’un et qu’il commence à se
comporter comme un zombie, que les gens lui donnent des gifles pour lui faire retrouver ses esprits.
Ça paraît ridicule à la télé, mais c’est un véritable trouble. Je n’arrive pas à m’imaginer assez
traumatisée pour disparaître dans ma propre tête. Ça semble impossible, mais clairement, ça ne l’est
pas. Damon a vraiment l’air… ailleurs. Je ne sais pas du tout où il est ni comment le récupérer, mais
je ne l’abandonnerai pas. Il devrait s’en sortir, paraît-il, même s’il risque de faire une amnésie pour
occulter l’événement lui-même. S’il ne se souvient de rien, comment vais-je lui expliquer ça ? Dois-
je lui rappeler que je me suis barrée sans lui donner l’occasion de se justifier et qu’il a terminé sur le
bas-côté, en arrêt cardiaque ? À cette pensée, j’en ai l’estomac révulsé et le cœur qui s’affole. Quand
le jour viendra, j’aviserai.
Il est toujours là et ne me donne aucun signe pour confirmer que c’est bien à mon Damon que je
suis en train de parler. Je me fiche des apparences. Je sais au fond de mon cœur que, où qu’il soit
dans sa tête, il veut en sortir. Il veut revenir à moi. Il le doit.
Je me déplace un peu sur le lit et encadre son visage de mes mains pour le faire pivoter vers moi.
— Je sais que tu m’entends. Chéri, dis quelque chose. S’il te plaît. Ou alors, bouge juste la tête.

Ses yeux d’ambre, d’ordinaire si chaleureux et vifs, sont vides. Je suis laminée de les voir ainsi.
Je ne parle pas au Damon que je connais, je parle à sa carapace.
— Écoute-moi, Damon. Je ne t’abandonnerai pas. Je sais que tu es là, quelque part, et je te jure
que je te ramènerai. Je te le promets.
Ses yeux indifférents me rappellent qu’il ne va pas me répondre. Ça fait mal. Tout ce que je
souhaiterais, c’est être emportée dans ses bras et dans son lit. Pour l’instant, ce n’est qu’un doux
rêve. Je lui lance un sourire factice et l’embrasse sur la joue. Je sais que je suis dégueulasse de
simuler un sourire, mais c’est le mieux que j’aie en stock pour l’instant. C’est tout ce que j’ai en
stock pour l’instant. Merde.
— Tu vas bientôt rentrer. Je t’ai apporté des vêtements confortables pour la sortie. Brian est venu
aussi.
En entendant son nom, Brian, qui pianotait sur son téléphone dans le couloir, nous rejoint.
— Salut, mec. Prêt à rentrer ?
Rien.
J’éprouve le besoin de combler le silence.
— Le docteur Versan va nous aider à nous installer à l’appart. Tout est prêt pour toi à la maison.
J’ai amené Hemingway, tu veux le voir ?
Je déteste parler à tort et à travers. Pourquoi les gens font-ils ça ? C’est insupportable ! Je déteste
ressentir ce besoin de remplir le silence, mais la vue de Damon me met tellement mal à l’aise…
Chaque seconde qui passe sans même une ombre de mon Damon ne fait qu’amplifier la vérité : il
est parti et je dois le retrouver. Le ramener. Je dois lui faire comprendre ce que je crois. L’accident
n’était pas de sa faute et nous sommes faits l’un pour l’autre. Le passé tragique, on s’en tape.
J’entends frapper à la porte et je vois les docteurs Stevens et Versan. Le docteur Stevens est un
bel homme noir au sourire naturel. Il a été le premier médecin à venir me parler quand j’étais encore
dans la salle d’attente, il a été très bien avec Damon et s’est montré patient avec moi quand je faisais
ma crise.
— Ah, je voulais justement vous voir, docteur. Les papiers de décharge sont prêts ?
— Oui, madame Géroux, ils sont prêts, répond le docteur Stevens avec un sourire étudié. Vous en
aurez une copie avant de partir. J’ai ajouté une liste des signes à surveiller, mais vous n’avez pas à
vous en faire. D’un point de vue physique, Damon est en bonne santé. Il a sans doute mal à la cage
thoracique à cause de la procédure de réanimation et il se peut qu’il souffre d’un inconfort digestif
suite au lavage gastrique. Mais à part ça, il faudra simplement le ramener pour un contrôle dans deux
semaines.
J’acquiesce et le docteur Stevens me tend la main, que je serre avec encore un sourire factice.
— Merci, docteur.
— Maintenant, je vous laisse entre les mains du docteur Versan. Bonne chance, madame Géroux.
Damon, je vous revois dans deux semaines.
Je ne le regarde pas, mais je sens les yeux de Versan m’étudier. Je commence à rassembler les
affaires en espérant que l’infirmière va se dépêcher de nous libérer.
— Comment allez-vous, Joséphine ?
Bingo. C’est parti pour la séance de psy.
— Ça va bien. Ça ira mieux quand on aura dégagé d’ici.
Je fais mine d’être occupée à parler avec Brian et à plier les vêtements de Damon. J’espère qu’il
remettra à un autre jour son projet de farfouiller dans mon cerveau. Ça suffira bien quand je serai
coincée dans son bureau à le regarder écrire allez savoir quoi sur son cahier relié de cuir.
— Ça ne m’a pas l’air d’aller très fort.
Je serre les dents et l’espace d’un instant, j’ai bien peur de perdre mes moyens, juste là, dans la
chambre d’hôpital.
— Ah, non ! Réservez ces conneries-là pour mon rendez-vous.
Pendant un temps, nous nous mesurons du regard et je suis bien contente de gagner.
— OK ? Ça va aller. On a Brian, et vous viendrez tout le temps, pas vrai ? Faire des visites à
domicile ?
Il hoche la tête et je pousse un soupir de soulagement. Je suis terrorisée de ramener Damon à la
maison. Et s’il a un coup de folie ? S’il est malade à cause du lavage d’estomac ? Je n’ai aucune
qualification médicale, et c’est peu dire que je suis nerveuse à l’idée de jouer les infirmières avec
lui. Je ne me suis jamais occupée de personne jusqu’ici. Pas comme ça. Je suis pétrifiée de frousse.
Je n’ai peut-être pas envie de le reconnaître, mais le soutien de Brian et du docteur Versan ne sera
pas de trop.
— Madame Géroux ?
Je fais volte-face pour apercevoir l’infirmière de nuit. Apparemment la relève s’est faite pendant
que j’essayais de briser la carapace de Damon. C’est celle qui est toujours super enjouée, avec ses
boucles qui rebondissent et ses sourires perpétuels. Elle me tend des papiers et un stylo.
— Merci de lire ces instructions concernant les soins post-hospitaliers et de signer en bas. Est-ce
que vous avez des questions ?
Son ton est un peu trop réjoui et ça me rend dingue. Qu’est-ce qu’elle a pour être aussi heureuse ?
Moi, je ne suis pas heureuse. Je suis terrifiée, inquiète et je me sens coupable. Je secoue la tête, je
refuse de poser des questions. Pourtant, j’en ai des tas, mais pour l’instant, je veux juste de sortir de
là. Je veux ramener Damon à son appartement pour qu’il aille mieux. Je veux me mettre au lit avec lui
jusqu’à ce qu’il sorte de son état. L’infirmière ôte le sparadrap de sa main pour avoir accès à son
intraveineuse. Il ne réagit même pas quand elle l’enlève. Tout ce qu’il avait sur lui est retiré
rapidement et je regarde bouche bée quand elle le fait bouger. C’est comme si le corps de Damon
acceptait de faire les gestes, mais que son esprit était complètement ailleurs. C’est la chose la plus
proche que j’aie vue d’un robot.
— Avez-vous besoin d’aide pour l’habiller ?
Je l’entends, mais je n’arrive pas à traiter l’information.
— Madame Géroux ?
Brian me donne un coup de coude.
— Jo !
— Hein ?
J’arrête de fixer Damon et je regarde l’infirmière.
— Avez-vous besoin d’aide pour l’habiller ?
— Non, c’est bon. (J’ai répondu un peu trop sèchement. Et voilà, je me remets à être vache sans
le faire exprès.) Brian va m’aider.
Brian s’est montré très discret jusqu’ici. Il est resté juste à côté de moi presque tout le temps,
comme une ombre, depuis son arrivée.
— Pas de problème. Tu auras besoin de mes muscles pour arriver à habiller cette force de la
nature.
— OK, très bien. N’hésitez pas à utiliser la sonnette au besoin. À part ça, vous êtes prêts. Bonne
chance à tous les deux.
Sans rancune, elle me tapote l’épaule. Je la regarde sortir, puis me retourne vers Versan.
— Je vais attendre dans le couloir.
Il se relève de son fauteuil adossé au mur, quitte la pièce et referme la porte derrière lui.
Brian attrape les vêtements que nous avons apportés et s’approche de Damon, qui ne le voit
même pas.
Je tends le bras pour l’arrêter.
— Laisse-moi essayer, Brian, tu veux bien ? (Je respire un grand coup.) Je vais devoir
m’entraîner à le faire seule.
— Tu es sûre ? Ça me fait plaisir de t’aider. (Il roule des mécaniques comme un débile complet
et j’étouffe un rire.) Vraiment, il faut que j’y arrive seule.
De toute façon, je dois bien peser dix ou douze kilos de plus que lui, donc je ne sais pas s’il
m’aiderait beaucoup.
— Va parler au docteur Versan. Tu pourrais peut-être rapprocher la voiture ?
Brian pose les vêtements sur le lit, me tapote l’épaule et presse la main de Damon.
— Sois sympa avec elle, mon pote. On te ramène bientôt à la maison. Chez toi.
Il prend le sac contenant Hemingway, qui dort comme d’habitude, et nous laisse seuls.
Seuls.
Nous y voilà.
Je prends une grande inspiration et je passe la main sur le dos de Damon pour le redresser. Je
n’ai pas à beaucoup forcer, car son corps réagit comme une machine. C’est à briser le cœur.
Je pose le pantalon de survêtement sur ses genoux et j’étends le reste de ses habits. Une fois que
tout est prêt à enfiler, je passe les deux mains sous ses aisselles pour le faire lever. Il s’exécute. Un
vrai zombie.
— Je vais t’aider à te préparer, j’explique en dénouant la chemise de nuit de l’hôpital sur sa
nuque, puis dans son dos. Le tissu glisse de ses épaules pour atterrir à nos pieds. Il est entièrement nu
et n’a pas l’air de s’en apercevoir.
J’appuie les paumes sur ses omoplates.
— Assieds-toi.
Il s’assied au bord du lit. Chaussettes et caleçon à la main, je m’accroupis à ses pieds. Ses yeux
ne dévient pas de ce point invisible sur lequel ils sont focalisés. Je tire les deux chaussettes, puis je
remonte le caleçon sur ses jambes. Ensuite, j’attrape le pantalon et fais de même avec, le faisant
glisser aussi haut que possible pendant qu’il est assis. Je lui intime doucement de se lever et passe
les mains sous ses aisselles à nouveau. Il se lève comme tout à l’heure, machinalement. Le caleçon et
le pantalon ne sont pas difficiles à relever. Je redresse l’élastique du pantalon et je repose mes mains
sur ses épaules pour le faire rasseoir. Ce qu’il fait. Je lui enfile le tee-shirt et je guide ses bras dans
les manches. Il est maintenant entièrement habillé, mais ne bouge pas. Même ses battements de cils
sont rares. Il n’y a rien.
Je suis dans tous mes états de le voir aussi déprimé. On croirait un serpent qui vient de muer. Ce
Damon-là a les mêmes traits que l’ancien, mais il est cassé et vide à l’intérieur. C’est comme si mon
amour était mort dans cette camionnette et m’avait laissé sa mue, cette ombre comme lot de
consolation, pour me récompenser d’être à l’origine de ce désastre. Si c’est bien ça, je mérite ce
châtiment.
Du bout des doigts, j’effleure ses joues et fais de mon mieux pour rassembler un peu de courage.
La tâche qui m’attend est immense et effrayante, mais l’autre solution serait bien pire. Soit je le
ramène avec moi, soit je le perds pour toujours. L’idée terrifiante de ne jamais le revoir comme il
était avant me coupe le souffle.
Je le trouverai.
Je le ramènerai.
Je le dois.
Ce n’est pas seulement pour lui que je veux le ramener. Le besoin de sauver Damon de son
propre enfer est de l’auto-préservation dans sa forme la plus pure.
— C’est l’heure, Grand Mec.
4

Dans le noir
— Merci de nous avoir aidés, Howard, dit Brian en octroyant au portier un pourboire généreux.
Je suis navrée pour ce dernier, qui a l’air un peu perdu. Damon a toujours une telle mainmise sur
tout que ça doit lui faire peur de voir son boss comme un mort-vivant.
— Pas de problème, Brian. Jo, dit-il avec un signe de tête. S’il y a autre chose pour vous aider,
n’hésitez pas.
— Merci, je lance dans son dos pendant qu’il regagne l’ascenseur à la hâte.
Dis donc, il flippe.
Le docteur Versan nous observe en silence, comme il l’a fait toute la journée. Je ne sais pas s’il
lui arrive de s’arrêter. Il pourrait très bien sortir le stylo et se mettre à gribouiller maintenant, parce
que je vois qu’il prend note de tout. C’est irritant. Je suppose qu’il a quelque chose en tête pour moi,
et je veux savoir de quoi il s’agit.
— Donc, c’est quoi le plan, doc ?
Mon attitude trop tranquille fait naître une moue amusée sur ses lèvres.
— Je veux vous voir dans mon bureau demain matin. Neuf heures.
Mon sourcil haussé exprime parfaitement ce que je pense : qu’est-ce qui lui prend ? Je lance à
Brian un regard noir.
— C’est le rendez-vous que tu avais pris ?
Brian lève les mains en signe de reddition.
— Ah non m’dame ! J’en ai pris un pour la semaine prochaine ! Je te jure !
— Bon…
Je ne sais pas si j’y crois.
— Vous voulez dire, tous les deux ?
Le docteur fait signe que non.
— Non, juste vous. Et appelez-moi tout de suite si vous avez besoin de moi.
J’ai envie de faire une crise, mais je me dis que c’est mieux de la fermer. Si je commence à
perdre les pédales, je ne saurai pas où m’arrêter. Ce n’est pas moi qui viens de faire une énorme
dépression. Évidemment, j’ai des problèmes, mais je n’ai pas essayé de me suicider ces derniers
jours. Je pourrai supporter Versan demain matin.
— OK. À demain.
Il hoche la tête et prend congé.
— Brian, je pense que Joséphine et Damon vont s’en tirer, maintenant. Elle m’appellera si
besoin.
— Je vais passer leur prendre de quoi manger, déclare Brian. Je reviendrai d’ici une heure, par
là ? (Il dit au revoir à Damon version zombie et me serre fort dans ses bras.) Bonne chance, ma puce,
souffle-t-il.
La porte se referme et je me retrouve entièrement seule. La dernière fois que j’étais seule dans
cet appartement avec Damon, il était agenouillé devant moi et me suppliait de rester. Pourquoi ne
l’ai-je pas écouté ?
Je regarde Damon version zombie et constate qu’il s’est assis sur le canapé ultramoderne, super
design et dur comme de la pierre. Je prends note intérieurement de penser à étrangler miss Barbie
décoratrice d’avoir choisi des meubles aussi inconfortables pour les pièces de vie.
— Tu as fait peur à Howard. Tu devrais peut-être aller lui parler. Lui donner des ordres, histoire
qu’il se sente mieux.
Non, je viens vraiment de lui faire des reproches ? Ça ne doit pas aider.
Je pose le sac par terre et je m’approche doucement de Damon. J’appréhendais de l’avoir ici
seule et maintenant qu’il est là, je me sens plus à l’aise que je ne l’aurais cru. Je m’assieds à côté de
lui et attends une réponse. Je sais qu’il ne va rien dire, mais ça ne m’empêche pas d’espérer.
L’espoir est un concept qui m’est plutôt étranger, mais quand ça concerne Damon, j’ai tout
l’espoir du monde, multiplié par un million, et ce n’est toujours pas une estimation suffisante. Qui
savait que l’espoir pouvait être aussi frustrant et effrayant ? J’ai l’impression de jouer au casino,
avec une mise irremplaçable. C’est mon cœur que j’ai mis sur le tapis et je prie Dieu ou celui qui
voudra de bien distribuer les cartes. Juste cette fois-ci. Si le fait que Damon redevienne ce qu’il était
auparavant est la seule chance du reste de mon existence, alors je la recevrai avec joie. Je m’en
contenterai et je ne demanderai jamais rien de plus. L’homme chez qui résident mes espoirs est
toujours à côté de moi, silencieux. J’aimerais vraiment savoir quoi lui dire là, maintenant, pour le
faire sortir de… cette brume.
Le problème, c’est que je me creuse la tête depuis des jours sans résultat, à part peut-être les
cernes sous mes yeux. Je suis épuisée. D’un point de vue physique, émotionnel et mental. Je tiens sur
les nerfs. Je prends une grande inspiration par le nez et j’étouffe un bâillement. Je pose la main sur la
joue de Damon et effleure la barbe qui a poussé depuis son accident.
— Il va falloir tailler ça.
Pas de réponse.
— Tu as l’air fatigué. Viens t’allonger.
Pas de réaction. Je m’étends sur le canapé et tire sur son bras. Il se couche à côté de moi, la tête
sur mes genoux. J’emmêle les doigts dans ses cheveux sombres et en bataille. On se croirait avant.
Est-ce que lui aussi a cette impression ? Je chuchote :
— Je ne plaisantais pas. Je t’aime. Je n’abandonnerai pas. Je t’aiderai à te sortir de là. Si je dois
attendre, alors j’attendrai.
Le bâillement que j’avais retenu refuse de partir et la fatigue prend le pas sur ma volonté de
rester éveillée. Je m’affaisse en arrière et ferme les yeux, les doigts encore dans ses cheveux.

— Jo.
Je sursaute et ouvre les yeux. D’instinct, je tâtonne autour de moi dans le noir. Pourquoi fait-il si
sombre ici ?
— Jo.
J’entends quelqu’un m’appeler, mais je n’y vois rien. Je tâtonne encore et me rends compte que je
suis dans le lit de Damon. Comment ai-je pu arriver là ? J’étais sur le canapé. Je cherche la lampe
sur la table de nuit, en vain. Je commence à paniquer en me réveillant un peu plus. Quelqu’un
m’appelle. Ce n’est pas la voix de Damon.
— Il y a quelqu’un ?
Maintenant, je suis complètement réveillée et complètement paniquée. Mais qui a pris la lampe ?
Où est Damon ? Qui est-ce ?
— Jo, c’est moi.
La voix bourrue familière me frappe de plein fouet.
J’arrive à dire :
— Capitaine ? Capitaine, c’est toi ?
— Je suis ton seul capitaine, non ?
Sa repartie apaise un peu ma peur, mais je suis toujours perdue. Pourquoi les lumières sont-elles
éteintes ? Comment me suis-je retrouvée au lit ? Comment se fait-il que je l’entende maintenant ?
— Je… Comment… comment es-tu arrivé ici ?
Son rire habituel me réchauffe de l’intérieur. Ça ne peut pas être vrai.
— Je suis toujours là, Jo. Je ne suis jamais parti.
Sa voix est plus tendre que je ne l’ai jamais entendue en vrai et je me mets à pleurer. Peut-être
est-ce ce qu’il dit ou l’accumulation de tout ce qui s’est passé, mais en tout cas, je sanglote. Enfin.
— Je veux te voir. Allume la lumière.
— Tu n’as pas besoin de me voir pour savoir que je suis là. Sache que je ne t’ai pas abandonnée
et tes parents non plus.
— S’il te plaît, je veux te voir ! je crie avec désespoir.
— Je sais que tu n’aimes pas être dans le noir. Personne n’aime l’obscurité.
— S’il te plaît !
Je sens des mains sur mes épaules. Ça me fait super peur. Je ferme les yeux.
— Qui est là ? Allumez la lumière !
— Ma puce, réveille-toi !
J’ouvre les yeux. Je suis sur le canapé et je distingue un Brian très pâle.
— Putain de merde ! je lâche en haletant.
— Cauchemar ? demande-t-il en s’installant sur un autre canapé, tout aussi hors de prix et
inconfortable, en face de moi.
Je me frotte les yeux. Mes joues sont mouillées de larmes. Le visage dans mes mains, je prends
une profonde inspiration. La pièce semble vide et dix fois plus grande qu’elle n’est en réalité. Merde.
— Damon ! Où est Damon ?
Je bondis du canapé et je commence à parcourir l’appartement au pas de course, regardant dans
toutes les pièces. Damon !
Pas de réponse.
Pas de trace de lui.
Bordel de merde ! Brian est juste derrière moi et regarde en même temps. Je pousse la porte de
la salle de bains pour les invités. Rien.
— Je vais voir dans la chambre d’amis, dit Brian qui a l’air aussi inquiet que moi.
D’un pas précipité, il s’éloigne dans le couloir menant aux chambres.
Le bureau. Mes jambes m’y portent comme dans un rêve. La porte est fermée et je ne prends pas
la peine de frapper. Je sais qu’il est là. J’ai vraiment peur d’ouvrir. Et si…
Je débranche mon cerveau et me force à entrer. Le bouton de la porte est frais sous ma main. Je le
tourne doucement, la porte s’ouvre avec une lenteur d’escargot. J’avance d’un pas dans le bureau et il
est là.
Damon version zombie se tient devant un grand meuble à dossiers qui fait très « grande
entreprise ». Il a dû m’entendre entrer, parce qu’il le referme brutalement, ce qui me fait sursauter. La
panique qui me consumait il y a encore un instant fait soudain place à l’euphorie. Il s’est levé et
déplacé sans qu’on l’y oblige ! Il s’est rendu dans son bureau ! Il a ouvert un meuble à dossiers ! Je
suis en extase de le voir fonctionner un tant soit peu comme un être humain.
— Oh, putain, Damon ! Tu m’as filé une crise cardiaque. (Je me penche vers le couloir et je
crie.) Brian ! Il est là !
Brian bondit dans le bureau, clairement soulagé.
— Ça alors ! Je crois que je transpire.
Il s’appuie à l’encadrement de la porte et s’évente de ses mains manucurées.
— Tu vois, Damon ? Tu as même fait transpirer le plus propre sur lui des hommes.
Je ris un peu intérieurement en voyant Brian pincer les lèvres.
— Bon, maintenant que tu n’as plus de cauchemar, qu’il est retrouvé et que le dîner est livré, je
vais rentrer chez moi.
Brian se penche vers moi et m’embrasse.
— Merci pour le dîner.
Il hoche la tête et se dirige vers la porte, quand Damon version zombie se tourne vers nous. Nous
nous immobilisons, tendus par l’attente. Les yeux de Damon se posent sur Brian et le soulagement me
submerge quand j’y aperçois une once de vivacité. Ouf !
— Brian, je dois te parler. Seul à seul.
Quoi ? Damon version zombie parle ?
Il ne me regarde même pas en prononçant ces paroles. Je me sens complètement ignorée. Rejetée.
Sans valeur. Pour la première fois de toute ma putain d’existence, je ne trouve absolument pas les
mots.
Brian regarde avec une expression de choc mêlé de pitié. Ça me file la chair de poule et je
m’efforce d’afficher un peu d’assurance avant de quitter la pièce. Je hoche la tête et m’éloigne d’eux
à grands pas. J’avance dans le couloir comme si me tenir près de Damon était dangereux pour ma
santé. Et ça l’est sans doute. J’ai complètement perdu les pédales. Incroyable comme l’amour, ça
rend les gens dingues.
Je trouve Hemingway endormi dans sa petite niche de voyage derrière le canapé.
— Salut, mon petitou. Tu m’as manqué. Je parie que Damon t’a manqué aussi.
Je prends la petite boule de poils contre ma poitrine. Je le grattouille derrière les oreilles et
regarde ses petits yeux se fermer en signe d’extase canine. Hemingway dans les bras, je monte les
marches de l’escalier et passe à la bibliothèque ouverte. Je me plante sur l’un des fauteuils
capitonnés et je tiens mon chiot devant moi pour lui montrer les milliers de livres.
— Alors, à qui tu veux rendre visite ? Cachalots géants ? Ado compliqué qui se fait virer de son
école privée ?
Parler de la sélection de livres à Hemingway montre que je déraille complètement, mais j’ai
vraiment besoin de me changer les idées. Pas moyen d’améliorer la situation. Causer bouquins à mon
chien, c’est beaucoup mieux que rester à ne rien faire et me sentir blessée par l’exclusion de Damon
version zombie. Après une dépression totale, il décide enfin de communiquer avec son assistant.
Non, pas sa copine. Son assistant, putain.
Si le capitaine était en vie, j’inventerais une excuse pour aller lui parler. Il ne m’envoyait jamais
balader. Jamais. Penser au capitaine me rappelle mon rêve douloureux. Il a raison. Personne n’aime
être dans le noir, je n’aime pas ça au sens propre et il est clair que je me sens dépassée au sens
figuré. Dans le noir. Je suppose que j’y suis plongée depuis que Damon m’a rejetée comme si j’étais
une nuisance.
Peut-être qu’il est dans le noir, lui aussi.
5

Soit on se bat, soit on se barre


La réceptionniste de Versan me fait signe d’entrer et je sais que je devrais dire quelque chose,
mais je passe à côté d’elle et je gagne directement le bureau. Un coup d’œil et mon niveau de colère
crève le plafond. Il est aussi calme que d’habitude, assis dans son fauteuil de psy.
— Entrez. Mettez-vous à l’aise, Joséphine.
— Putain de merde, appelez-moi Jo ! je lance d’une voix sèche en m’asseyant sur le divan. Son
cuir taupe est hyper confortable, surtout comparé aux canapés pourris de Damon.
Il hoche la tête d’un air résigné et se cale dans son fauteuil.
— D’accord. Désolé, dit-il d’un ton cordial.
Et hop, je ressens cette stupide culpabilité que je déteste. Il a l’air tellement gentil que je me sens
bête de l’avoir jeté. Je regarde par terre et pose mon sac à mes pieds.
— Vous aviez l’air agitée, ce matin. Vous avez envie d’en parler ?
Il ouvre l’objet qui me fait le plus peur dans ces visites, le cahier relié de cuir, puis saisit le
super stylo-plume, prêt à prendre des notes.
— Pas vraiment.
C’est un mensonge, car j’ai envie d’ôter ce poids. Je suis tellement frustrée que je pourrais
envoyer un coup de pied à la tête d’un inconnu, là, tout de suite.
— Je crois que vous devriez. Ça pourrait aider.
Il penche la tête de côté, en me regardant comme si j’étais une expérience scientifique.
— D’aaaaccord.
Je traîne pour répondre comme une vraie fille insupportable, puis j’ajuste mon débardeur juste
pour m’occuper les mains. Je m’agite comme une poule mouillée. Ce n’est pas ça qui va m’aider.
— Hier, c’était dur, voilà tout… Après votre départ, je me suis endormie et j’ai fait un rêve très
bizarre. Ensuite, Damon a décidé de me faire me sentir encore plus invisible. Brian nous a apporté à
dîner et ils se sont retirés dans son bureau. Damon ne parle toujours pas. Pas à moi, en tout cas. Il a
discuté avec Brian. Il n’a pas dormi dans son lit. Donc oui, je suis un peu à cran. Je navigue à
l’aveugle.
— Si on parlait d’abord du rêve ?
Ben voyons, docteur Freud. J’acquiesce à contrecœur, lui donnant le feu vert pour tout analyser.
— Alors ?
Il croise les jambes et se met à l’aise. Prêt à écrire.
— Voilà, j’ai rêvé que je dormais et que Sutton, mon ancien patron, me réveillait, me disait que
je n’étais pas seule et qu’il ne me quitterait jamais. Je flippais parce que je ne trouvais pas la
lumière. Il m’a dit que personne n’aimait être dans le noir. Il a ajouté que le fait que je ne le voie pas
ne signifiait pas pour autant qu’il n’était pas là.
Après ce résumé, je hausse les épaules comme si ça ne voulait rien dire. En réalité, j’ai du mal à
garder la face. Hier matin, je cherchais en vain de l’émotion, des larmes. Maintenant, j’aimerais
pouvoir étouffer tout cela. Je suis en miettes.
— Vous pensez avoir manifesté dans ce rêve une peur inconsciente ?
— Une peur de quoi ? Du noir ?
Je fais comme si je ne comprenais pas pendant que le docteur me regarde d’un air perplexe.
— Pas vraiment du noir, Jo. Quand je dis le noir, il n’y a rien d’autre qui vous vient à l’esprit ?
Allez-y. Dites-moi.
— Euh… Froid. Seule. Pas prête. Aveugle. Lésée. Faible. Vulnérable, je marmonne.
Je regarde Versan en face, mais mes yeux ne sont pas du tout fixés sur lui.
Il écrit et je n’arrive pas à penser à autre chose qu’aux mots qui viennent de sortir de ma bouche.
Pas prête. Vulnérable. Faible.
— J’ai envie que vous réfléchissiez aux raisons que vous avez d’associer ces mots avec le noir,
pour notre prochain rendez-vous, où nous allons poursuivre sur ce sujet. Mais j’aimerais maintenant
aborder la façon dont vous et Damon communiquez.
Je pousse un grognement sarcastique.
— Communiquer ? Ce n’est pas ce que je dirais. Mais c’est vous le psy, donc allez-y.
— Pourquoi est-ce que vous n’utiliseriez pas ce mot ?
Versan a l’air décontenancé, ce que je ne comprends pas du tout. Il a vu Damon version zombie !
Il a essayé de « communiquer » avec lui.
— Parce qu’il fait comme si je n’existais pas, tiens ! Je croyais qu’il était stressé, sous le choc
ou je ne sais quel nom vous donnez à son état, mais c’est encore pire. Il a reconnu Brian, il lui a
même parlé ! Mais moi ? Rien.
— Et pourquoi pensez-vous qu’il fait ça ? demande-t-il en regardant ses notes qui s’accumulent.
— Je sais pas. Peut-être qu’il me reproche d’avoir causé toute cette merde. Peut-être qu’il me
déteste. Je ne peux pas lui en vouloir. J’aurais dû lui laisser l’occasion de s’expliquer. De me donner
sa version des faits.
Je suis nerveuse et j’ai besoin de faire quelque chose de mes mains. C’est quoi, ce bordel ? Je
finis par les poser à plat sur mes genoux et j’essaie de les garder immobiles.
— Je ne pense pas qu’il vous déteste, Jo, dit Versan, un semblant de compassion dans la voix. Je
pense qu’il fait une grave dépression. Vous devez comprendre que le chemin de la guérison est long.
Pour tous les deux.
Je baisse la tête.
— Je comprends, maintenant, mais je ne me rendais pas compte de la gravité de son état. C’est
ma faute s’il a voulu se tuer. Je ne vaux rien pour lui. Dites-le.
Mon genou se met à tressauter et Versan le remarque, bien sûr. Il écrit quelques lignes sans même
regarder son cahier. Ces psys, sérieux !
— Si vous attendez de moi que je vous dise de le laisser tomber, parce que vous ne seriez pas
bons l’un pour l’autre, je ne le ferai pas. Je sais que ça rendrait les choses plus faciles pour vous,
mais je regrette, c’est impossible. Que savez-vous de ses parents ?
Enfin ! Une question à laquelle je connais la réponse.
— Je sais que sa mère l’a largué et que son père est un sale connard qui vit dans une bouteille de
whisky.
— J’imagine donc que vous savez quels sont ces sentiments sur l’abandon.
Je hoche la tête. J’ai envie de me cacher le visage entre les mains.
— Je trouve horrible qu’il vive les choses ainsi et je me déteste d’avoir provoqué ça.
Je me redresse très vite, j’ai vraiment besoin de bouger. Pendant un moment, Versan se contente
de me regarder. Il a dû compter le nombre de fois où j’ai fait craquer mes doigts. Je retourne sur le
divan et je croise son regard en m’assurant qu’il ne fuit pas le mien.
Il me regarde aussi et je sais qu’il va me poser une question importante. Il lâche même son stylo.
— Je peux vous demander quelque chose, doc ? Pourquoi je n’arrive pas à lui dire non ? C’est
comme ça depuis le moment où on s’est rencontrés. Ça me rend marteau.
— Je crois que ce n’est pas la bonne question. Plutôt que pourquoi vous ne pouvez pas, ce serait
pourquoi vous ne voulez pas lui dire non ? Vous êtes-vous demandé si vous en avez déjà vraiment eu
envie ?
Il a la voix calme et douce, comme d’habitude, mais d’un coup, cette fois, j’ai l’impression qu’il
me comprend vraiment, qu’il comprend ce qui se passe entre moi et Damon. Je pense qu’il est doué,
ce mec.
— Je n’y avais jamais réfléchi comme ça.
— Le lien que vous partagez est profond, il y a au moins ça d’évident. La tragédie que vous avez
connue vous a liés tous deux. Pour toujours. Il sera toujours le garçon dans la voiture qui a percuté la
vôtre. Pour le restant de vos jours, vous serez celle qui a perdu sa famille, la petite fille qu’il a
essayé de sauver. C’est un fait qui ne changera jamais. Ce que vous pouvez changer, en revanche,
c’est votre façon de le gérer. Si vous êtes tous les deux prêts à vous impliquer, je pense que vous
pourrez avoir une relation saine et enrichissante.
— Donc ce que vous me dites, en gros, c’est que soit on se bat, soit on se barre ?
— D’une certaine façon, oui.
— OK. Je vois. (Je secoue la tête et regarde l’heure. J’ai beaucoup de choses à penser et ça
devrait m’aider de faire un tour en voiture.) La séance est terminée, doc.
Je ramasse mon sac et je me lève. Versan m’accompagne à la porte de son cabinet, et pose une
main douce sur mon bras. Il ne l’a jamais fait auparavant et c’est tout juste si je n’ai pas un
mouvement de recul.
— Jo, chuchote-t-il. C’est permis de ne pas se sentir bien.
Je reste immobile et absorbe ce qu’il vient de me balancer. On a vraiment le droit d’être
déglingué ?
— J’espère que vous avez raison.
— Et moi, j’espère que vous en prendrez conscience un jour. À la prochaine fois, Jo.
Je prends mon temps pour retourner à ma voiture. Je ne suis pas pressée d’aller voir Damon
version zombie, froid et distant. Brian est avec lui. Il est venu tôt ce matin en disant que Damon
voulait rattraper du retard dans son travail. Évidemment, impossible pour moi d’être au courant,
sachant qu’il ne m’accorde même pas un regard.
Comme dans un rêve, je traverse le parking pour me rendre à ma voiture. Damon est super gêné
par mon horrible tas de ferraille. Pourtant, Frank, mon fidèle véhicule, s’est montré fiable, à défaut
d’autre chose, et j’aime bien son côté patchwork. C’est singulier. Je mets la clé dans le contact et
j’attends que le moteur fatigué se lance. La ceinture bouclée, je me penche et pose le front contre le
volant. Je suis épuisée et il est à peine plus de dix heures du matin. Ces dernières semaines, j’ai
ressenti toute une palette d’émotions, pour la plupart nouvelles. C’est clair que je n’avais jamais été
amoureuse. Je n’avais donc jamais eu le cœur brisé, et jamais eu peur de tout perdre. J’allume l’air
conditionné pour me rafraîchir. Peine perdue, je sais bien qu’il est HS. Il m’envoie à la figure d’un
air tiédasse et je grimace.
— Vraiment, je devrais prendre la voiture du capitaine.
Je pousse un grand soupir et passe une vitesse. Mes pensées tourbillonnent et je conduis sans
faire attention, sans destination en tête. Je ne sais pas où aller. Je pourrais aller travailler, mais je
suis toujours en train de lutter contre le chagrin qui me submerge chaque fois que j’entre dans la
librairie. Je pourrais aller voir mes parents et le capitaine, mais faire passer mes visites au cimetière
d’une fois à deux fois par an m’effraie un peu. Avant que je m’en sois rendu compte, Frank s’arrête
dans le parking des visiteurs, devant la maison de retraite de Gramz.
6

Reflet
L’air frais dans le large couloir est une sensation agréable sur mon visage. Je me dirige vers
l’appartement de Gramz. Sa porte est ouverte, comme toujours, et je frappe un petit coup avant
d’entrer. Le visage de Gramz s’éclaire, puis s’assombrit aussitôt. Bon, génial.
— Bah, c’est sympa de vous voir, Gramz, dis-je d’un ton irrévérencieux.
— Allez, ramène tes petites fesses par ici et assieds-toi, exige-t-elle en pointant un doigt osseux
sur le fauteuil à côté d’elle.
Je m’exécute à pas pressés comme une enfant obéissante.
— C’est quoi ce bordel, Bernice ?
Elle me foudroie de son regard bleu acéré et je ravale mon envie de rire pour lever les mains en
signe de résignation. Je sais qu’elle déteste son prénom et je ne l’ai jamais appelée autrement que
Gramz.
— Pose-toi et prend l’air naturel, pour l’amour du ciel. Il va être là d’une minute à l’autre. Tu
pues ! Mets-toi du parfum !
J’écarquille les yeux à l’entendre m’insulter et un sourire arrive à percer ma tristesse.
— Oh, ben excusez-moi. J’ai un peu transpiré, figurez-vous. L’air conditionné est flingué dans ma
voiture. Je peux savoir qui on attend ?
Elle n’arrête pas de jeter des coups d’œil à la porte. Qui peut-elle bien être aussi excitée de
voir ? Elle n’attend sûrement pas Edward, et c’est peu probable qu’il s’agisse de Damon. Peut-être
un nouvel aide-soignant qu’elle trouve à son goût, ou une histoire dans ce genre.
— Le gars de l’entretien ! m’annonce-t-elle en joignant les mains, survoltée. Mais bon, ce n’est
pas très important. Je ne me doutais pas que tu viendrais me voir aujourd’hui, mais je suis contente.
Comment va mon petit-fils ?
À l’évocation de Damon, mes épaules se contractent et mes sourcils se froncent. Je ne sais que
penser de son état actuel. Je ne sais pas quoi faire de son aversion évidente pour moi. Je suis
complètement nouée à l’intérieur et pour la première fois depuis que j’ai plongé dans ses yeux
d’ambre, je regrette d’avoir accepté d’être en couple avec lui. Je dois trouver au moins quelque
chose de positif à dire à Gramz.
— Alors, bonne nouvelle, il parle. Par contre, il ne m’adresse pas la parole. Je crois qu’il me
déteste d’avoir tout détruit.
Je secoue la tête de dégoût. Dégoût envers les circonstances. Envers la vie. Envers moi-même.
Gramz tousse comme si elle venait de s’étouffer avec sa propre langue.
— T’es trop intelligente pour te montrer aussi bête, ma fille ! Je le saurais. Toi et moi, on est
pareilles, tu sais ? fait-elle en me tapotant la main affectueusement. Il ne te déteste pas, Jo. Donne-lui
du temps. Il va revenir à de meilleures dispositions, et tu dois trouver comment l’y aider.
— Comment ?
J’ai gémi comme une enfant boudeuse et mes épaules s’affaissent. Gramz claque la langue.
Difficile de lui en vouloir. Moi-même, je me répugne à l’idée de ma propre faiblesse.
— Tu trouveras, j’en suis sûre. Ça me rappelle le chien qu’on avait.
Intriguée, je tends l’oreille. Cette histoire m’intéresse.
— Il devait avoir treize ans et je lui ai pris un chien pour qu’il puisse jouer à la maison. C’était
un bâtard de lévrier et le pauvre n’avait pas de maison. Bref, Damon est tombé sous le charme de ce
chien.
— Comment l’a-t-il appelé ?
— Toutou.
Elle hausse les épaules et je lève les yeux au ciel devant l’originalité de Damon ado.
— Et donc, un jour, le chien est sorti par le portail de derrière et a failli se faire écraser dans la
rue. Ça a beaucoup affecté Damon et après, il ne voulait plus du chien.
Je fronce le nez en comprenant l’analogie.
— Sérieusement, vous êtes en train de me comparer à un lévrier.
— À une levrette. C’était une femelle. Je te compare à une levrette. (Elle me lance un clin d’œil
suggestif.) Tu sais, c’est l’hôpital qui se fout de la charité, et compagnie.
Je souris et secoue la tête avec indulgence. J’adore cette femme.
— Et alors, qu’est-il arrivé à la… levrette ?
Elle sourit largement, ce qui expose son dentier trop grand.
— Ça a pris du temps, mais il s’en est remis. Ce satané animal a été son compagnon le plus
proche jusqu’à sa mort.
— Je comprends pas. Pourquoi ne voulait-il plus de la chienne une fois qu’elle est sortie ?
— Il avait peur, en fait. Il s’est rendu compte que s’il aimait quelqu’un, alors il risquait aussi de
le perdre. Il essayait de se protéger. Toutou s’est mise en quatre pour lui faire plaisir : elle lui
rapportait des animaux qu’elle avait chassés, elle remuait la queue et le regardait toujours avec ses
yeux de chiot en détresse… Damon a mis du temps à vaincre son angoisse, mais lui et la chienne sont
redevenus inséparables.
On tape à la porte, ce qui interrompt la fin de l’histoire. Tout de suite, les yeux de Gramz se
focalisent au-dessus de mon épaule. Je suis son regard pour découvrir celui qu’elle attend avec tant
d’impatience.
— Entrez, dit-elle d’une voix claire.
— Bonjour madame Cole.
Ah, la vache ! Ce mec est à tomber et Gramz est tout simplement rayonnante. Non, je crois qu’elle
rougit ! Pas étonnant qu’elle l’attende. Je ferais pareil, à sa place. Son sourire éclatant dévoile des
dents blanches parfaites.
— Voyons, Andy ! Combien de fois faut-il que je te dise de m’appeler Bee ! Mes amis me
donnent ce surnom, alors tu dois m’appeler comme ça aussi.
Je regarde, bouche bée, Gramz flirter ouvertement avec le beau mec musclé à la porte. Il a une
sacoche accrochée à ses hanches étroites et une boîte à outils dans la main gauche. Gramz lui envoie
un clin d’œil et je ne peux m’empêcher de m’esclaffer devant la scène qui se déroule.
— Désolé, Bee, j’oublie toujours. (L’agent d’entretien avance dans la pièce et s’arrête au côté du
lit de Gramz, où je suis assise.)
— Andy, je te présente Joséphine, et Joséphine, voici Andy. Le meilleur agent d’entretien de la
ville. Pas trop désagréable à regarder non plus, pas vrai ?
Gramz me plante un doigt dans le bras et je me lève, un peu réticente. Je rougis des pieds à la tête
et je note bien qu’elle a utilisé mon prénom entier. C’est sa petite vengeance, j’imagine.
— Bonjour Andy, dis-je en tendant la main. Appelez-moi Jo.
De ses yeux bleu foncé, Andy m’évalue rapidement tout en me serrant la main avec un sourire
poli.
— Enchanté, Jo. J’aime bien votre prénom.
Je hoche la tête et lui renvoie son sourire. Eh ben, il est carrément sexy !
— Merci, c’est vrai qu’il est pas vilain. Ça pourrait être pire, genre Bernice ou un truc horrible
dans ce goût-là.
Je décoche un sourire sardonique à Gramz, qui me tire la langue. En regardant le grand mâle aux
yeux bleus, je m’aperçois qu’il a les yeux ronds comme des soucoupes. C’est bon de savoir que je
n’ai pas perdu mon charme pendant ma pause cœurs brisés. J’ai toujours des gros mots plein la
bouche et le sens de la repartie.
— Joséphine fréquentait mon petit-fils, mais elle l’a plaqué. Quel dommage !
Elle secoue la tête et lisse ses cheveux argentés, feignant la déception.
— Mais c’est faux ! Enfin, non, pas vraiment, mais…
Le pauvre Andy me coupe avant que je ne m’enfonce encore plus toute seule. Ouf !
— Très bien, je dois donc vous changer une ampoule, madame Co… Bee. Je vais vous faire ça.
Pauvre Andy, il se retrouve encerclé par deux femmes très tenaces et très sarcastiques. Il va en
baver. Je lance un grand sourire à Gramz, qui part dans un caquètement de sorcière. Andy se dirige
vers l’applique sur le mur et entreprend de retirer l’abat-jour. Illuminés par un rai de lumière venant
de la fenêtre, ses cheveux châtain clair semblent presque dorés. Si je n’étais pas complètement
subjuguée par Damon, j’irais tout de suite donner mon numéro de téléphone à ce mec. Je me penche
vers Gramz et lui chuchote bien fort à l’oreille :
— C’est lui que vous attendiez ?
Son sourire machiavélique me souffle qu’elle ne prépare rien de bon.
— Tu l’as dit ! Je crois qu’il en veut à ma vertu.
Je secoue la tête aux propos de cette vieille pie dévergondée.
— Et comment le savez-vous ?
— Edith, ma voisine snob. Elle fait toujours des demandes pour qu’il vienne réparer des choses
dans sa chambre, et en général, c’est quelqu’un d’autre qui vient. Mais quand moi, j’appelle, c’est
toujours Andy qui vient. Chaque fois.
Je fronce les sourcils, incrédule.
— J’en conclus que vous n’êtes pas amie avec Edith ?
— Pff, tu plaisantes ? Plutôt crever comme un rat que m’acoquiner avec cette traînée ! Elle arrive
à faire fuir à peu près tous les employés bien de leur personne ! Ils ne supportent pas son œil de
traviole.
— Quoi ? je couine, avant d’être secouée d’un gros rire.
Nous ricanons ouvertement toutes les deux, comme deux horribles commères.
— Elle louche d’un œil. Quand elle ne porte pas ses lunettes en cul de bouteille, il a tendance à
dévier par là.
Gramz met un doigt sur sa paupière pour imiter la position de l’œil en question. C’est
complètement ridicule, mais ça m’offre une pause bienvenue dans mes pensées.
— Putain, c’est vraiment le feuilleton, ici, parviens-je à bredouiller entre deux goulées d’air.
— Alors là, tu as tout compris, ma poulette. À part qu’au lieu d’Amour, gloire et beauté , c’est
Alzheimer, corbillard et mots croisés !
Elle hennit de rire et engouffre une cacahuète au sucre.
— T’en veux une ?
Elle me tend le sachet et j’en prends quelques-unes. Je m’enfonce dans mon siège et pose les
pieds sur le lit de Gramz. On reste toutes les deux à mater le postérieur d’Andy pendant qu’il change
l’ampoule.
J’avais vraiment besoin de déconnecter un peu.
— Bee, votre mur est un peu défoncé, par ici. Je vais aller chercher de la peinture et vous
arranger ça, non ?
Il se retourne vers nous, et nous relevons toutes les deux les yeux, jusque-là braqués sur ses
fesses, vers son visage.
— Oh, oui, roucoule Gramz. Il va falloir arranger ça, jeune homme, si vous le dites. Vous pouvez
revenir demain ?
Andy sourit avec politesse et opine de la tête. Cette vieille bique n’a vraiment aucune honte. Je
me demande si je suis aussi mauvaise qu’elle. Andy rassemble ses outils et s’approche du lit.
— Enchanté de vous avoir rencontrée, Jo.
Il me tend la main, que je prends en vue d’un salut amical. À ce moment, je sens la caresse de son
pouce. Direct, le petit salaud ! Je lui envoie un sourire entendu et interromps aussitôt notre échange.
— À demain ! lance-t-il par-dessus son épaule en sortant de l’appartement.
Ébahie, je me retourne vers Gramz.
— C’était quoi, ça ?
— Ah, mon homme doit s’intéresser à toi, Jo.
Gramz hausse les épaules et enfourne encore une cacahuète. Je plisse les yeux. Impossible de
savoir ce qu’elle a dans la tête.
Je regarde de plus près les traces grisâtres sur le mur.
— Je peux savoir comment ces marques sont arrivées sur votre mur, juste au niveau du regard ?
— Quoi ? Ah, oui. Ma canne.
Sa réponse est aussi blasée que possible.
— Comment ?
Elle m’a encore embrouillée !
— Il se pourrait que j’aie donné quelques coups de canne dans le mur pour obliger M. Beau P’tit
Cul à revenir me voir.
Avec un haussement d’épaules désinvolte, elle ouvre le magazine sur ses genoux et fait un sort à
une nouvelle cacahuète. Vraiment, elle en mange des tonnes. C’est un vrai miracle qu’elle ne soit pas
hippopotamesque ou diabétique.
— Non, Gramz ? Sérieux ?
Elle hausse encore les épaules et, d’un geste tranquille, tourne une page du magazine.
Mon téléphone gazouille, me tirant de ma stupéfaction. Je fouille dans mon sac en bazar, trouve le
maudit objet et passe le pouce sur l’écran pour ouvrir le message.
— Brian.
Où es-tu ? D’après le boss, tu devrais être rentrée.

D’un côté, je suis un tout petit peu soulagée que Damon soit en état de s’inquiéter de mes allées et
venues, mais de l’autre, merde à la fin ! Il ne me dit pas un mot et ne tient même pas compte de mon
existence, mais il utilise Brian comme détective pour se renseigner sur moi ? Eh ben mon pote, c’est
niet. Je déplace les pouces à la vitesse de l’éclair pour renvoyer un SMS.
Dis-lui d’arrêter de faire le con. S’il en a qch à faire, il m’envoie un message lui-même.

Je pose le téléphone sur mes genoux et me détends à nouveau.


— Gramz, j’ai une question.
Elle referme son magazine et tourne vers moi ses yeux bleus.
— J’ai une réponse, lance-t-elle du tac au tac.
Encore une manière de me rappeler pourquoi je la trouve géniale.
— Pourquoi vous êtes en maison de retraite ? Vous êtes en forme.
— Peuh ! Je suis vieille comme Mathusalem, ma fille !
— Arrêtez de raconter n’importe quoi. De nos jours, soixante-dix-huit ans, ce n’est pas très
vieux.
— J’aime bien être ici. Je ne suis un fardeau pour personne. Les employés sont bien payés.
Damon se charge de l’aspect financier.
Évidemment.
— Oui, mais si vous étiez ma grand-mère, je vous prendrais chez moi, plutôt que de vous mettre
dans une maison de retraite ennuyeuse avec une voisine à l’œil qui se barre en sucette.
Nous sommes prises de fou rire à la mention d’Edith-Œil-de-Traviole.
Mon téléphone pépie de nouveau pour annoncer un autre SMS. Encore Brian.
Tu l’as mis sur le sentier de la guerre. Je suis mort.

Exaspérée, je prends une profonde inspiration. Damon ne peut quand même pas s’imaginer que je
vais jouer à ce petit jeu, avec Brian comme intermédiaire ! C’est débile et je suis énervée contre lui.
Pourquoi ne peut-il pas me parler, merde ?
— Qu’est-ce qui ne va pas, ma poulette ?
Gramz m’observe avec attention.
— Je ne sais pas quoi faire avec Damon.
L’air désapprobateur, Gramz me répond :
— Tu es trop intelligente pour t’arrêter à ça, Jo. Tu sais quoi faire. Retourne le voir et aide-le à
retrouver ses esprits. Tu trouveras un moyen. On y arrive toujours.
Elle s’est penchée pour chuchoter la dernière phrase, ce qui fait tourner mon cerveau à plein
régime.
Elle a raison. Arrête tes jérémiades et provoque le destin. Je me suis dit que je pouvais forcer le
cours des choses quand j’étais sans-abri, et j’y suis parvenue. Je n’étais pas inscrite à l’école, mais
j’ai bossé comme une dingue à la bibliothèque pour obtenir mon équivalence de diplôme. J’arriverai
à rendre à Damon sa véritable identité. Je l’aime et il doit forcément encore ressentir de l’amour pour
moi, lui aussi. Ce sentiment ne s’évapore pas du jour au lendemain, quelles que soient les
circonstances.
— Vous avez raison, Gramz. Vaut mieux que j’y aille, dans ce cas. C’est le moment de faire
sortir Damon de son brouillard.
Je me relève et prends Gramz dans mes bras. C’est tellement agréable de la sentir m’étreindre…
C’est ainsi que j’ai toujours imaginé un câlin de grand-mère ! Vigoureux, réconfortant, même si le
temps a affaibli son corps.
— Je vous aime, Gramz, vous le savez. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous.
— Moi aussi, je t’aime, ma poulette. Tu es quelqu’un de bien. C’est très égoïste de ma part, mais
je suis contente que tu sois entrée dans notre vie. Malgré les circonstances.
Aussitôt, une boule se forme dans ma gorge. Elle a raison. C’est horrible de le reconnaître : cet
accident m’a enlevé mes parents, mais il m’a apporté Damon et Gramz, que j’aime de tout mon cœur.
— Moi aussi, dis-je d’une voix étouffée, avant de me détacher d’elle.
— Tu reviens demain, j’espère ?
Je souris. Je suis incapable de refuser.
— Ouaip. J’apporterai de quoi manger à midi.
— Ah, fabuleux ! Tu me prends un cheeseburger, tu veux ?
Impossible de dire non. J’aime cette dame comme si elle était de ma famille. Je lui apporterai un
déjeuner tous les jours si elle me le demande. Et même, je préférerais la sortir de là pour qu’elle
vive dans une vraie maison, avec une vraie famille et une vraie vie.
— Je vous apporte tout ce que vous voudrez. À demain.
Je lui presse une dernière fois la main et quitte la pièce, à nouveau bien décidée à reprendre le
contrôle de ma vie.
Je l’ai déjà accompli, et je le referai.
7

Levrette
Forte de mon projet pour le reste de la journée, je m’arrête à l’épicerie du coin pour prendre
quelques provisions avant de retourner au loft. Je me dirige vers l’ascenseur, les sacs à la main, et
refuse l’aide proposée par Howard. Une vraie petite femme au foyer indépendante. Une fois arrivée
sur le palier, j’ajuste ma prise sur les sacs de courses et tape le code sur le clavier pour
déverrouiller la porte du loft. D’un coup de hanche, j’ouvre pour entrer.
Je suis en mission. J’ai envie de laisser toutes les courses par terre sur le seuil et d’aller trouver
Damon, de lui dire que je suis rentrée et de voir où il en est. Mais je dois me concentrer sur une
chose à la fois. Je ne le cherche pas et préfère me focaliser sur le rangement des courses à la cuisine
et sur la préparation du dîner, comme une vraie petite amie qui offre un vrai soutien.
Je sors du vestibule et arrive à la cuisine avant de le voir. Il est debout devant le réfrigérateur
ouvert, dos à moi. Nu, le dos. Merde, j’en ai l’eau à la bouche rien qu’à le regarder. Son jean tombe
juste assez bas pour m’offrir un aperçu de son caleçon. J’avance dans la cuisine et pose les sacs sur
le comptoir. À ce moment, Damon claque la porte du frigo et se retourne pour me faire face. Je n’ai
jamais vu cette expression sur son visage auparavant. Il est furieux et je me sens un poil intimidée.
— Où t’étais passée ? demande-t-il.
Il peut être dans une colère noire, sa voix reste une douce musique à mes oreilles. Je reste telle
une statue à me délecter du son que je n’avais pas entendu depuis si longtemps. Il s’est adressé à moi.
— Euh… Je…
— Euh, ce n’est pas une réponse, Joséphine.
Incrédule, je lance :
— C’est toi qui es en colère contre moi ?
Je sens les muscles de mon cou se crisper douloureusement et je plisse les yeux. Damon se dirige
vers moi, à côté de l’îlot central.
— Ça ne me plaît pas de recevoir des messages où tu fais ta maligne alors que je m’inquiète de
savoir où tu es.
Son ton est impassible, mais ça le rend d’autant plus effrayant.
Le Damon qui se trouve devant moi est un inconnu. Il est complètement différent. Ses yeux ne sont
pas chaleureux et emplis d’amour comme avant. Même sa voix a changé.
— En principe, le message était adressé à Brian. Si tu voulais savoir où j’étais, tu n’avais qu’à
me contacter toi-même, sans utiliser d’intermédiaire.
Il franchit l’espace qui nous sépare. La chaleur qui émane de son torse est suffisamment proche
pour que je la sente affluer vers moi. Je suis dans mes petits souliers, mais j’ai tout de même envie de
le prendre dans mes bras et de lui dire que tout va bien se passer.
— Ne me teste pas, m’avertit-il.
Quelque chose me dit que je devrais l’écouter, mais tant pis. Je n’ai jamais été du genre à
m’asseoir gentiment et me la fermer. S’il a envie de connaître mes moindres faits et gestes, alors il va
falloir qu’il arrête de se comporter comme si quelqu’un venait de pisser dans ses céréales. Avec ce
genre d’attitude distante, je ne suis même pas sûre qu’il veuille de ma présence. De toute façon tout
reste en suspens entre nous. Nous n’avons parlé de rien, et surtout pas du fait que je l’ai quitté. Je
veux sauver notre couple, et j’espère qu’il a cette même volonté. À l’heure actuelle, c’est très
difficile à deviner.
— Tu te comportes comme si tu me détestais, dis-je. La première fois que tu m’adresses la
parole, c’est pour me faire des reproches ? Si tu ne veux pas de moi ici, je peux appeler Brian pour
que vous puissiez vous occuper entre vous et moi, je retourne à la maison du capitaine.
Je détourne les yeux et m’efforce de paraître beaucoup plus courageuse que je ne me sens. Je
serais prête à donner mon prochain souffle là, maintenant, pour entendre trois mots de sa bouche.
Il empoigne mes hanches et me fait pivoter pour que nous soyons tous deux face au comptoir. Son
torse nu et chaud est plaqué contre mon dos, son bassin me maintient immobile contre l’îlot central.
Purée, c’est une sensation merveilleuse. L’une de ses mains remonte sur ma hanche, glisse sur mes
côtes, sur la courbe de ma poitrine et s’arrête à ma joue. Il me prend la mâchoire d’une main ferme et
se penche encore sur moi. Ses lèvres effleurent mon oreille :
— Tu ne crois pas que tu es déjà assez partie comme ça, Joséphine ?
Cette question oratoire est comme un pieu dans mon cœur. J’en reste effarée sur place. Je
n’arrive plus à respirer. La chaleur qui naissait entre mes jambes s’éteint et mon cœur se fend. Je
ferme les yeux et encaisse ce coup de poing verbal comme une femme forte. Je répète avec le peu de
voix qui me reste :
— Si tu ne veux pas que je sois là, je partirai.
— Et si tu me laissais décider si tu dois partir, cette fois ?
Il me relâche et je me tourne pour le voir s’éloigner, sans aucun doute vers son putain de bureau.
— Damon ! S’il te plaît !
Mon cri est angoissé et il s’arrête, mais sans faire mine de se tourner vers moi. D’après Gramz,
je vais trouver un moyen de l’atteindre. Elle a raison : les femmes peuvent avoir une grande capacité
de persuasion et je sais qu’il ressent la même chose que moi quand nos corps se touchent. J’ordonne
à mes pieds de se déplacer. Je peux y arriver. Damon ne peut pas rejeter ni oublier ce qui existe entre
nous. Nous nous aimons, et je le ramènerai à moi.
J’entre, je m’approche de lui et pose les mains sur ses omoplates. Je fais courir mes paumes dans
son dos musclé. Il relâche la tête et prend une grande inspiration qui lui gonfle le torse. Un signe
rassurant dont j’ai besoin de sa part. Je me penche et dépose un baiser chaste au milieu de son dos.
— Chéri, s’il te plaît, dis-je d’une voix cajoleuse. Parle-moi !
Il se retourne pour me faire face, ce qui me surprend.
— Que veux-tu de moi ?
— Je veux juste que tu communiques avec moi. Qu’on soit sur la même longueur d’onde en ce qui
nous concerne, tous les deux.
J’ai balbutié ces mots, et j’attends ce que j’ai envie d’entendre de sa part.
— Joséphine, nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde. En fait, je pense que nous ne
sommes même pas sur la même fréquence radio.
Il prononce ces paroles sur un ton exaspéré, comme si je l’irritais au plus haut point. Cela me fait
l’effet d’un couteau chauffé à blanc sur ma peau.
— Je ne suis pas moi-même, reprend-il. Je suis hors de contrôle et je ne sais pas comment
revenir.
Il passe ses grandes mains dans ses cheveux en bataille et j’aperçois une expression de désespoir
sur son superbe visage. Je ne la connais que trop bien.
Je m’avance vers lui et lui prends la main.
— Avant que tu arrives dans ma vie, j’avais l’impression que le sol s’écroulait sous mes pieds.
Et puis tu es apparu et j’ai eu quelqu’un à qui me raccrocher. Laisse-moi faire la même chose pour
toi. Au moins essayer. S’il te plaît.
— Je ne représente rien de bon pour toi. Je ne peux pas te donner ce que tu mérites, avoue-t-il.
Je secoue la tête. Je refuse de croire ce qu’il me dit. Même s’il avait raison, je voudrais quand
même des miettes qu’il voudrait bien m’abandonner.
— Non, c’est faux. Je veux t’aider.
— Impossible. Tu…
Il baisse la tête et fronce les sourcils. Je lui répète de me laisser l’aider.
Je pose la main sur sa joue et de mon pouce, je trace de petits cercles apaisants sur sa pommette.
Il ferme les yeux à mon contact, presque comme Hemingway quand je lui caresse la tête, et il pousse
un soupir.
— Dis-moi ce que je peux faire pour toi, je chuchote.
Il rouvre lentement les yeux et son regard rencontre le mien. Il hoche doucement la tête et ses
yeux se posent sur ma bouche. J’entrouvre les lèvres et je les humecte de ma langue.
— Donne-toi à moi entièrement.
Mon rythme cardiaque s’accélère à cette demande. Ma poitrine se soulève rapidement. Est-ce
qu’il vient vraiment de dire ce que je pense qu’il a dit ? Je déglutis à grand-peine et lui fais signe
que oui.
— D’accord.
Si c’est ce qu’il lui faut pour revenir à lui-même et à moi, je lui donnerai tout ce que j’ai.
Aussitôt, une expression soulagée se peint sur son visage.
— Oh, putain, halète-t-il.
Je suis prise d’un frisson involontaire. De ses bras puissants, il m’enveloppe et m’attire contre
son torse. Nos corps entrent en collision et je suis soulevée de terre. Il a posé les mains sur mes
fesses pour me prendre dans ses bras, et ça n’a jamais été aussi bon d’être là.
— Au lit. Tout de suite.
Ses yeux d’ambre sont illuminés d’une lueur féroce.
— Oui, je chuchote.
Je ne sais pas trop si le docteur Versan approuverait cette thérapie, mais si c’est la façon que
choisit Damon pour se remettre à communiquer avec moi, je peux le soutenir.
Il me remet sur mes pieds et prend ma main dans la sienne pour nous guider vers l’escalier, que
nous gravissons main dans la main, sans prononcer un mot. Je m’arrête au pied du lit et me tourne
vers Damon. Il est si proche de moi que je pourrais m’approcher d’un simple centimètre pour que ma
bouche touche son torse. Du fait de notre différence de taille, mes yeux sont au niveau de son sternum
et pour la première fois, je remarque des hématomes violacés sur sa peau.
— Tu as des bleus.
Je soulève la main pour les effleurer.
— La réanimation, ça fait mal, répond-il simplement d’une voix monocorde.
C’est un rappel du fait que j’ai failli le perdre et que c’était entièrement ma faute.
— Je suis désolée, Damon, si tu savais. J’aurais dû te laisser tout expli…
— Chut. On ne peut pas revenir dessus.
Je hoche la tête pour clore ce sujet sensible. Je cherche à embrasser son sternum malmené mais il
recule.
— Déshabille-toi.
Sa requête me décontenance. C’est toujours lui qui m’a dévêtue avant. Je me débarrasse de mes
sandales et déboutonne mon short en jean, sans jamais quitter des yeux mon Grand Mec. Le short
glisse sur mes jambes et atterrit à mes pieds. Mon boxer de dentelle suit le même chemin. Les yeux de
Damon ne quittent pas les miens pendant que je me dévoile à lui. Il a l’air froid et indifférent. Lui qui
a toujours vénéré mon corps, il me regarde maintenant comme un morceau de viande. Tant pis. Si
c’est ce qu’il veut et ce dont il a besoin, c’est ce que je lui donnerai. D’un mouvement rapide, je lève
mon débardeur de coton par-dessus ma tête et le fais tomber à terre. Je dégrafe mon soutien-gorge,
dont les bretelles glissent sur mes épaules, puis il rejoint mes autres vêtements sur le sol. Je suis en
face de Damon, complètement nue et empourprée.
D’une main, il déboutonne son jean, qu’il enlève d’un geste vif. Je ne peux m’empêcher de
regarder son pénis rigide qui soulève le tissu de son caleçon. La trace d’humidité déjà déposée
dessus me donne l’eau à la bouche. J’imagine ma langue se déroulant sur la couronne de chair
soyeuse jusqu’à ce qu’il frissonne de plaisir.
— Écoute-moi, demande-t-il avec douceur.
Je reporte les yeux sur lui. J’écoute.
— Si tu me dis que tu vas te donner à moi, je te prendrai tout entière. Je te posséderai de toutes
les façons possibles entre un homme et une femme. Je te mettrai sur ce lit, ou n’importe où d’ailleurs,
et je te baiserai jusqu’à ce que tu me supplies d’arrêter. Je prendrai tout ce que tu as, et encore plus.
Tu m’as demandé de quoi j’ai besoin, et c’est ça. J’ai besoin de toi. Tout entière.
J’en reste bouche bée et je suis sûre que j’ai l’air complètement hébétée. Bien sûr, il n’a pas
toujours été doux avec moi : il m’a bandé les yeux et attachée au lit. Mais rien au-delà de ça. C’était
toujours dans la recherche du plaisir et j’ai toujours été d’accord. Je devrais hésiter, mais c’est ce
que ferait une femme normale. Je sens mon hochement de tête avant même de me rendre compte de ce
que je fais, mais peu importe. Je crois que je dirais oui à Damon quoi qu’il me demande. Je l’ai
rejeté une fois et cela s’est révélé être la plus grosse, la plus dangereuse erreur que j’aie jamais
commise. Sans parler du fait que l’amour de ma vie a failli mourir. Je ne referai pas la même erreur.
Je ne veux pas rejeter mon Grand Mec. Je suis à lui et il peut me prendre.
— Oui ?
Damon hausse les sourcils, l’air incrédule, comme s’il ne m’estimait pas capable de me
soumettre à ses moindres désirs, ce qui est de la pure invention. Il devrait savoir que je suis prête à
tout pour le récupérer comme il était avant. C’est peut-être complètement contraire à ma personnalité
mais, merde, je l’aime et je consens à m’en remettre à lui si cela signifie retrouver l’ancien Damon.
— Oui, dis-je d’un ton confiant.
— Sur le lit, ordonne-t-il.
Je recule jusqu’à ce que mes fesses heurtent le pied du lit. Je m’agrippe au bord et me renverse
en arrière, puis recule jusqu’aux oreillers sous l’œil attentif de Damon, qui ne me quitte pas.
— Retourne-toi sur le ventre.
Je lui lance un dernier regard avant de m’exécuter. Il a l’air d’être à des millions de kilomètres et
cela me fend le cœur de le voir si… renfermé. Damon version zombie est de retour.
J’entends des mouvements derrière moi, puis le matelas se creuse sous son poids. Mon estomac
se contracte en sentant son corps contre le mien. Un tissu familier s’abat sur mes yeux, me rendant
aveugle.
Damon ajuste le bandeau, puis me soulève les bras.
— En V.
J’acquiesce et le laisse manipuler pour me mettre en position. Il utilise les mêmes sangles que
l’autre fois. Je m’en souviens bien. Il tend complètement mon bras gauche, puis s’occupe d’attacher
mon autre bras. Il étire bien le lien pour ne pas laisser de mou.
— Serre les jambes.
Sa voix est douce et calme mais le ton de commandement est bien présent. Il ferme mes jambes.
Mes cuisses se touchent, ce qui rend le désir né entre elles quasiment intolérable. Damon prend bien
son temps pour me ligoter. C’est une torture, mais en même temps c’est extrêmement excitant. Mon
corps ne désire que lui et il le sait. Je crève d’envie de l’avoir sur moi. Il me replie les jambes et les
relève de façon que mes plantes de pied pointent vers le haut. Je sens les mêmes liens souples mais
fermes autour de mes chevilles une fois, deux fois, trois fois, pour me lier les jambes. J’entends
Damon respirer. Mon corps vibre d’anticipation et je sens ses yeux sur moi. Mes jambes sont toutes
tremblantes et des papillons voltigent à toute vitesse dans mon corps tandis que je suis là, allongée,
attachée et les yeux bandés. Complètement offerte.
— À genoux. Laisse la poitrine bien contre le lit.
Il m’empoigne les hanches et les relève pour que je puisse passer mes genoux sous moi. J’ai les
fesses dressées devant lui comme un putain de trophée et je suis plus qu’heureuse de les exposer à sa
vue.
— Tu es prête, Joséphine ?
Sa voix et rauque est empreinte d’une séduction que je n’ai jamais entendue à ce point. Ses
grandes mains chaudes glissent sur mes fesses, puis s’enfoncent dans mes flancs.
— Hmm.
Le large gland heurte de façon excitante ma fente humide. Mes paupières frémissent derrière le
bandeau. Damon prend tout son temps pour plonger en moi centimètre par centimètre, avec une
lenteur délicieuse. Mon corps reçoit son sexe aux dimensions impressionnantes comme s’il avait été
fait pour lui. Damon s’arc-boute contre moi, s’enfonce jusqu’à la garde avec un gémissement guttural
qui me fait me mordre les lèvres. Oh putain, c’est sexy. Ce qui est encore plus sexy, c’est que c’est
moi qui lui arrache un tel son.
Il crispe davantage encore les doigts sur mes hanches et se retire complètement, puis coulisse
doucement pour revenir. Je sens chaque veine gonflée, chaque aspérité contre mes chairs sensibles.
Encore une fois, il repart pour ne laisser que l’extrémité et s’interrompt. Je gémis, pour en demander
plus. Je le sens se pencher par-dessus moi. Son torse sculptural effleure à peine mon dos. De l’une de
ses grandes mains, il rassemble une poignée de cheveux, qu’il tire juste assez pour m’arracher un râle
rauque. Je le sens trembler contre moi. Il va tout lâcher avec moi et je ne pourrais pas le désirer plus
qu’en ce moment. Ses lèvres humides se pressent tendrement sur ma peau. C’est un minuscule aperçu
du Damon que je connais et que j’aime tant. Le Damon que je veux récupérer. Sa bouche quitte mon
dos et au bout d’une fraction de seconde, il recule et se déchaîne comme je pensais qu’il le ferait. Un
coup rapide, profond, d’une intensité hallucinante, et je n’ai plus d’air dans les poumons. Je pousse
un grognement et tire sur les liens qui m’empêchent de bouger. Les mains de Damon me maintiennent
en place, bien positionnée pour recevoir sa queue, et il me pilonne, avec force et en profondeur.
— Ah ! s’exclame-t-il, le souffle fort.
La pression de ses doigts est douloureuse, mais c’est tellement bon. Chaque poussée agressive
me fait contracter plus le ventre. Damon relâche mes cheveux et de cette main, me donne une
vigoureuse tape sur les fesses. Le claquement sec retentit juste au moment où l’extrémité de son pénis
parfait épouse les recoins les plus secrets de mon corps. Un tout petit éclair de douleur zigzague dans
mon bas-ventre et j’ai l’impression d’avoir le derrière en feu. Une nouvelle fois, sa main s’abat
dessus et je pousse un cri. Il passe la main sous ma cuisse et ses doigts habiles viennent à l’assaut de
mon clitoris. En réponse au traitement infligé à mon bouton de chair, je suis prise de soubresauts.
D’un doigt, il applique des caresses circulaires, ce qui me coupe le souffle entre deux gémissements.
Je suis déjà prête à exploser.
— C’est pas vrai ! Ah !
Mon sexe palpite avec force et j’approche de l’orgasme. Les à-coups de Damon deviennent
frénétiques, toujours plus intenses. J’ai les jambes qui tremblent de façon incontrôlée. Je remue en
vain les bras pour me libérer. Mes orteils se recroquevillent si fort que j’en ai des crampes
douloureuses dans les pieds. Un feu d’artifice prend sa source au plus profond de moi et explose
violemment. C’est comme si mes veines étaient emplies de sexe à l’état liquide et en ébullition.
Mon orgasme me consume et me coupe le peu de souffle que je pouvais avoir. Je serre très fort la
hampe de Damon, qui frémit en retour. Il replonge encore une fois, ce qui prolonge mon orgasme,
puis il émet des soupirs étranglés et se vide en moi.
Nous peinons tous deux à retrouver notre souffle et Damon se retire, encore entièrement érigé. Il
dénoue vite les liens autour de mes chevilles. Le lit bouge pendant qu’il s’active pour libérer mes
bras. Visiblement, pas de câlin prévu au programme. Je me rassieds sur mes pieds, puis étire mes
doigts et roule des épaules. Damon dénoue le bandeau et le retire de mes yeux. Je bats rapidement
des cils pour chasser le brouillard. Même si je sais ce qu’il en est, l’espoir s’insinue quand je
retrouve ma vision et aperçois Damon devant moi. Une fraction de seconde, j’espère qu’il y aura de
la vie dans son regard et des émotions sur son visage.
Évidemment, la vie est une saloperie et tout ce que je vois, c’est ce même Damon version
zombie, froid et stoïque qui s’est réveillé à l’hôpital il y a plus d’une semaine.
Je devais penser que me donner à lui déclencherait le changement. Faut vraiment être conne. Je
viens juste de me faire baiser à en mourir et c’est tout. Pour la première fois de ma vie d’adulte, qui
n’a pas été avare en nuits sans lendemain, je me sens utilisée, comme une fille à pas cher.
Je lève la main pour lui caresser la joue, mais il se retourne et s’éloigne vers la salle de bains.
La porte se referme et j’entends le verrou cliqueter.
J’ai l’impression d’être monstrueuse. Sale. J’ai très envie de foncer sous la douche pour me laver
et tout faire partir. Je crois que je sais exactement comment se sentait la levrette.
8

Des efforts
Le temps que Damon sorte de la douche, j’ai déjà fouillé dans mes affaires pour trouver des
vêtements propres à enfiler. Je sors du dressing en très vieux short de coton ample et tee-shirt fin
comme du papier à cigarette et me retrouve face au torse sculptural de Damon. Il a une serviette
passée autour de la taille et même s’il s’est séché, quelques gouttes d’eau se sont attardées au creux
de son sternum couvert de bleus. Je le regarde avec espoir, mais ses yeux sont aussi froids que
jamais. Je lève la main pour toucher son torse mais il m’attrape par le poignet.
— Ne fais pas ça.
— Arrête !
Après ce cri, je dégage mon bras de sa poigne.
Il pourrait facilement me retenir, mais il me lâche. Comme il refuse de me regarder dans les yeux,
je lève la main vers son torse encore une fois et il reste immobile telle une statue pendant que je
passe les doigts sur les hématomes.
— Ça fait encore mal ? je demande doucement en effleurant les dommages infligés à son torse.
Il repousse ma main.
— J’ai vu pire, marmonne-t-il, avant de me contourner pour se rendre dans le dressing.
Je sais qu’il a mal mais, putain de merde, jusqu’à quel point pourrai-je endurer cette punition ?
Bon, il me parle, au moins. Il faut qu’il sache que je ne le quitterai pas de nouveau. Je ne le laisserai
plus jamais en plan comme ça, mais le traitement qu’il me fait subir reste dur à encaisser. Je tourne
les talons et le suis dans le dressing. Dans l’embrasure de la porte, j’attends qu’il se retourne.
— Tu me détestes ? Tu préférerais que je ne sois plus la ? C’est ça, mon châtiment ? Dis-moi !
Mes lèvres tremblent et les larmes menacent. Le cœur battant, je sens l’adrénaline courir dans
mes veines. Je suis complètement frustrée par son attitude, par toute sa personne, par tout ce qui s’est
passé. Je me sens comme une fille facile, jetable et jetée.
Ses yeux ne sont plus chaleureux, ses mains sur moi ne sont plus tendres et sa voix est emplie
d’une indifférence froide. Cela entame ma résolution. Ce n’est pas mon Damon. Ce Damon version
zombie est une carapace sordide et agressive de mon Damon. Je lutterai pour lui de toutes mes
forces, mais même moi, j’ai mes limites.
— Te détester ? demande-t-il d’un air étonné. Non, Joséphine, je ne te déteste pas. Si c’était le
cas, je t’aurais donné une généreuse somme d’argent et je t’aurais demandé de partir.
Le salopard. Son commentaire est un coup bas et il le sait. Il sait que son argent n’a jamais été ma
motivation pour être avec lui. S’il veut me punir, si ce traitement est la peine à purger pour l’avoir
abandonné au moment où il avait le plus besoin de moi, alors je l’endurerai aussi longtemps que je le
pourrai. J’espère seulement que mon point de rupture est encore loin. De fait, nos deux volontés
s’affrontent et je n’ai pas l’intention de le perdre.
— Je ne veux pas de ton argent, Damon, bordel ! Je n’en voulais pas avant, je n’en veux pas
maintenant, et c’est clair que je n’en veux pas pour plus tard !
Il s’approche et je reste fièrement campée sur mes pieds. Ses yeux inexpressifs sont rivés aux
miens. Il s’arrête à quelques centimètres seulement de moi et, dans un doux murmure effrayant, il me
demande :
— Alors que veux-tu de moi ?
Je ne l’ai jamais entendu ainsi, et après qu’il m’a « prise en entier », je reconnais avoir un tout
petit peu d’appréhension quant à l’issue de ce combat de volontés.
— Tout ce que je veux, c’est toi. Je veux récupérer mon Damon.
J’ai fait cet aveu en toute franchise, mais ses yeux restent vides, sans une once d’émotion. Il passe
à côté de moi et me laisse toute seule. Pas de réaction. Juste son dos qui s’éloigne. Je m’appuie
contre l’encadrement de la porte du dressing et me laisse glisser au sol en une masse informe. Un
désespoir familier m’envahit et je l’autorise à s’emparer de moi. OK, tant pis. Il n’y a pas
d’échappatoire, alors autant ne pas lutter. Mieux vaut épouser la douleur plutôt que la repousser. Je
sais cela mieux que personne. C’est comme être emporté par une vague et choisir entre lutter en vain
à contre-courant ou se laisser emporter par les eaux. Je la laisse me submerger, mais j’espère bien
pouvoir refaire surface à un moment, avec encore un souffle de la vie.
Si c’est comme ça que compte être Damon, je vais le laisser m’entraîner sous les vagues.
J’espère seulement qu’une fois cet épisode passé, nous pourrons émerger de nouveau. Je sais ce qui
le torture, Gramz m’a bien expliqué qu’il avait déjà réagi ainsi auparavant. Alors je m’accrocherai à
la vie. Je serai son radeau. Je le laisserai se purger et quand il en aura fini avec cette phase négative,
il verra que je suis toujours là, debout, et lui aussi. S’il a besoin d’un punching-ball pour libérer ses
émotions, je serai le meilleur du monde ! Ça va faire mal à en crever de me sentir rejetée alors que je
veux qu’il m’aime comme avant, mais ne pas l’avoir du tout, ce serait encore pire.
Je ne veux aucune partie de ma vie sans Damon. Ce serait une existence triste pour moi. Personne
ne pourrait être à sa hauteur. Il est le seul. Je le sortirai de là. Quand il se comportera comme un
connard, je le lui signalerai, mais je lui rappellerai aussi combien je l’aime et combien l’ancien
Damon me manque. Je lui répéterai, autant qu’il le faudra, que rien de tout ça n’est sa faute. Plus
important encore, j’essaierai d’imprimer ce message dans sa caboche : je ne partirai pas. J’ai
traversé des épreuves au cours de mon existence, mais j’ai l’impression qu’en ce moment, je mène le
combat de ma vie avec Damon. Pour Damon.
Je me relève péniblement et descends l’escalier. À la cuisine, je trouve Damon en train de
fouiller dans les placards. Bien entendu, il a faim : il est toujours affamé après le sexe. Un vrai
animal. Je propose :
— Je vais te cuisiner un truc.
Il fait un signe d’assentiment, sans même regarder vers moi, et commence à s’éloigner. C’est
maintenant ou jamais.
— Tu peux jouer les connards autant que tu voudras. Je ne suis pas un chien que tu peux chasser.
Je t’aime toujours, et je ne bougerai pas d’ici.
Il y a un ton définitif dans ma voix et je me sens à nouveau courageuse. Ouf.
Il s’arrête un court instant, comme s’il envisageait de se retourner, puis il continue sa progression
dans le couloir. Il va se cacher dans son bureau. Pour l’heure, je vais le laisser se terrer.
La préparation du dîner est une distraction bienvenue et je ne perds pas de temps pour m’y
mettre. Mon Grand Mec a un sacré appétit, mais il va devoir se contenter de ma soupe de légumes.
Avec le lavage d’estomac qu’il a subi, j’ai peur de lui donner des aliments trop lourds.
Je coupe, je mets à bouillir, je mixe et le dîner est vite prêt. Plus qu’à ramener le Grand Mec à
table. Je ne sais pas ce qu’il trafique dans son bureau pendant des heures d’affilée, mais
apparemment, c’est l’endroit où il se sent bien. Je croyais que c’était la bibliothèque, mais ça a dû
changer. Je tape deux coups à la porte avant d’entrer. Damon se tient dos à moi, encore une fois
devant ce meuble de classement, toujours le même. Il regarde par-dessus son épaule et esquisse un
signe de tête, puis le referme à clé. Il place la clé dans sa poche et se retourne vers moi.
— Le dîner ?
— Je t’ai fait de la soupe.
— De la soupe ? s’exclame-t-il, incrédule.
— Oui, je me suis dit qu’il fallait que tu continues à absorber de la nourriture légère à cause de
ces histoires d’estomac.
— Non, fait-il en secouant la tête avec véhémence. Je vais bien, mais j’ai faim et la soupe, ce
n’est pas un vrai repas.
— Mais si, c’est un vrai repas.
Je croise les bras sur ma poitrine et dévisage avec sévérité ce mec têtu.
— Joséphine, j’ai faim. Je n’ai à peu près rien mangé pendant toute une semaine. Je veux de la
nourriture.
— Alors va manger, dis-je en haussant les épaules. Allez, goûte-la, cette soupe, elle est
délicieuse, j’ajoute en tentant d’user d’un peu de charme féminin. Et il y a du bon pain, aussi.
Bien entendu, il m’offre zéro réaction, seulement un regard inexpressif, et me contourne pour
aller vers la cuisine. Il se dirige tout droit sur la marmite et prend une louche de soupe pour
l’examiner. Mais pour qui il se prend ? Un inspecteur des travaux finis ? Après avoir farfouillé
dans les placards, il en extirpe un grand saladier, où il verse trois énormes louches de soupe. Puis il
se dirige vers le frigo, qu’il explore également.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
Sans rien répondre, il sort un sachet de fromage râpé, dont il verse une bonne moitié sur la soupe.
Abasourdie, je suis sa progression. Il ouvre encore un placard, où il s’empare de toute une boîte de
biscuits salés. Il ne va quand même pas manger tout ça, c’est impossible.
— Il y a du pain, je lui rappelle en montrant la miche achetée à la boulangerie, à côté du beurre,
sur le comptoir.
Il prend le pain entier ainsi que le beurrier, les ajoute à son butin, et retourne dans sa grotte sans
même m’accorder un deuxième regard.
Je sens la truffe humide d’Hemingway contre ma cheville et je le regarde.
— Tu veux un petit dîner, mon chou ?
Il s’assied gentiment et me regarde de ses grands yeux bruns.
— On est juste tous les deux. Allez, on va manger, mon petit.
Je mange ma soupe seule. Enfin, avec le chien… Ensuite, je range la cuisine et le plus incroyable
dans l’histoire, c’est que je ne suis pas tout à fait au fond du trou. Au moins, je sais que Damon
ressent la faim. Et ressentir quelque chose, c’est un début, pas vrai ?
Hemingway a fini de lécher consciencieusement son écuelle et il se met à sautiller sans relâche à
mes pieds.
— D’accord, d’accord, je t’emmène te promener.
Je prends mon chiot dans les bras et passe mon sac sur mon épaule.
Je fais signe à Howard en sortant et comme d’habitude, il me gratifie d’un sourire sévère. Je
prends la laisse d’Hemingway dans mon sac et l’attache à son collier. Je le promène dans notre
espace vert habituel jusqu’à ce qu’il se montre prêt à retourner à l’intérieur. Il adore être dehors et
prend toujours son temps pour se promener. Je récupère les déjections du chiot dans un sac prévu à
cet effet, et nous remontons.
Quand j’ouvre la porte du loft, je trouve Damon dans le vestibule, l’air agité.
— Où tu vas ? demande-t-il. Tu pars ?
Étonnée, je secoue la tête.
— Pas du tout. Hemingway avait envie d’une promenade. On rentre juste.
Apparemment satisfait de ma réponse, Damon opine de la tête. Bon, j’aurais sans doute dû le
prévenir de ma sortie, car il a pensé que je voulais le quitter à nouveau. Quelle conne ! Je détache la
laisse d’Hemingway et la pose à terre. Je m’avance vers Damon et place la paume sur sa mâchoire
bien dessinée. Il ferme des yeux emplis de douleur.
— Je t’aime, Damon.
Il ne répond pas et son indifférence est une souffrance atroce pour moi. Je sais qu’il m’aime,
même s’il ne parvient pas à le dire. Je laisse retomber ma main et il s’éloigne de moi avec une
profonde inspiration, en se passant les mains dans les cheveux. Ce que mon Grand Mec est tourmenté
en ce moment, le pauvre ! J’aimerais savoir comment l’aider.
— Bon, ben je vais au lit.
Mon petit chiot dans les bras, je monte l’escalier. J’embrasse la tête poilue d’Hemingway avant
de le coucher dans sa niche. Il s’installe sur son petit lit pour chien et pousse un soupir satisfait. Au
moins un qui a la belle vie.
Damon disparaît dans le dressing pendant que je me dirige vers la salle de bains. J’ai besoin
d’une douche et d’une bonne nuit de sommeil. Je suis épuisée par les événements de la journée. J’ôte
mes vêtements et entre sous la douche. Le jet chaud apaise mes muscles tendus. Je laisse tomber ma
tête et affaisse les épaules. Il me manque. Si c’était mon Damon, il serait avec moi en ce moment.
Nous prenions toujours notre douche ensemble. Je veux le récupérer, c’est une obsession. Je l’ai
perdu. J’espère simplement que ce n’est pas pour toujours. Je m’attarde sous l’eau pendant ce qui
paraît être des heures. Enfin, je coupe le robinet et sors de la cabine de douche. Ma peau se couvre
de chair de poule et je frissonne dans l’air froid. Je me sèche le corps et les cheveux aussi vite que je
peux, à coups de serviette rapides et je fonce dans le dressing. Je passe en revue les vêtements que
Damon a achetés, à la recherche de quelque chose qui ressemblerait à un pyjama, mais sans succès.
Je sens ses yeux sur moi et je me retourne pour le voir appuyé à l’encadrement de la porte, en
train de me regarder. Ma serviette se trouve par terre et je suis nue comme un ver. Je me sens
pudique, ce qui n’est pas mon habitude. Damon tend sa grande main et mon cœur manque de s’arrêter.
Ce n’est pas grand-chose, mais ça me touche. Je n’hésite pas, me dirige vers lui et place la main dans
la sienne. Il se retourne et nous conduit vers le lit, où il se déshabille et tire les couvertures. Nous
entrons tous les deux dans son grand lit. Je me mets de côté pour le voir ; il passe le bras autour de
ma taille pour m’attirer plus près de lui. J’ai l’impression de commencer à respirer après avoir
retenu mon souffle pendant toute une vie. Je me love contre lui. Son menton se pose au sommet de ma
tête et j’embrasse son torse bleui. Je savoure ce moment.
— Je fais des efforts, chuchote-t-il.
— Je vois bien.
Il ne prononce pas un mot de plus. Je sens son corps se détendre. Le sommeil arrive.
— Je t’aime.
Mon chuchotement était à peine assez fort pour que je l’entende moi-même. Je ferme les yeux et
me laisse emporter. La réalité s’efface pour laisser la place à des rêves où il m’avoue son amour.
9

Communication
Ce matin, je me suis réveillée pour trouver un mot.
Trucs à faire. Je reviens. D.
Ce n’est pas exactement la façon dont je rêvais de commencer la journée, mais au moins, j’ai
dormi dans les bras de Damon cette nuit. Je n’ai vraiment pas à me plaindre. Il a dit qu’il faisait des
efforts et je le crois. Cela va simplement lui prendre du temps, comme Gramz me l’avait dit. En
attendant, je lui donnerai tout ce qu’il voudra, y compris « moi » par le biais de sexe détaché et
glauque. Le sexe dans l’indifférence, c’était ce que je préférais il y a encore peu de temps, mais
désormais je me sens volée et frustrée, après. Mais cela n’a pas d’importance. Si c’est ce dont il a
besoin, je le lui accorderai. J’ai dû supporter bien pire.
Je ramasse le bout de papier et l’examine à nouveau. Il n’a pas dit où il allait, ni quand il
rentrerait. Je regarde l’heure sur mon téléphone et lui envoie un SMS.
Je déjeune avec Gramz aujourd’hui. On se voit après ?

J’attends une réponse, qui ne vient pas. Une partie de moi ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour
lui, aussi j’envoie à Brian un SMS dans l’espoir qu’il soit avec Damon.
Il est avec toi ?

J’ébouriffe le pelage d’Hemingway, puis je prends mon sac.


— Tu ne vas pas pouvoir m’accompagner aujourd’hui, mon petitou. Pas de chiens à la maison de
retraite. Sois sage.
Dans l’ascenseur, mon téléphone émet un bip. Ouf. Un message de Brian.
Oui, on travaille. T’en fais pas, ma puce.

Soulagée, je prends une grande inspiration. Je sais que je n’ai pas à m’inquiéter quand Brian est
avec lui. Il plaisante toujours en affirmant qu’il est pour lui comme une épouse, sans les avantages.
Ah, quel personnage ! Sur le chemin de la maison de retraite, je m’arrête au Petit Resto pour nous
prendre à manger. Cela fait des semaines que je n’y suis pas passée, et j’ai appelé pour commander,
parce que je n’avais pas envie d’attendre des heures et de faire la conversation à Noni. La dernière
fois que je suis venue, Damon était avec moi et elle s’est comportée de manière vraiment bizarre.
Peut-être qu’elle se la joue Gramz et envisage de draguer un homme plus jeune qu’elle.
Noni se jette sur moi quand elle me voit arriver et me lance un grand sourire.
— Alors, comment ça va ? Je commençais à avoir peur que tu en aies marre de notre Petit Resto.
D’ailleurs, moi j’en ai marre.
Elle fait un grand sourire et je m’efforce de rire à sa petite blague.
— Oh, Damon et moi, on a pris le large quelque temps. Il avait juste envie de faire un break.
L’histoire officielle, c’est que Damon et moi sommes partis en vacances. Brian nous a sauvé la
vie en faisant courir cette rumeur et il a tenu les rênes pour son patron pendant qu’il se remettait.
Personne n’est au courant de ce qui s’est passé et nous n’avons pas l’intention que cela s’ébruite.
— Ah, super ! Où t’a-t-il emmenée ?
Brian a raconté à tout le monde que nous étions allés à Miami passer du temps à la plage. Encore
un point pour lui. Il est sûrement allé jusqu’à envoyer des cartes postales aux gens et tout et tout.
— En Floride. C’était très sympa.
— Et où est le bronzage ?
Elle me scrute des pieds à la tête.
— Ah ? je balbutie en réfléchissant à toute vitesse. En fait, on n’est pas beaucoup sortis de la
chambre d’hôtel.
Noni ouvre de grands yeux et rougit comme une pivoine avant de retourner à la cuisine pour aller
chercher mes plats à emporter. Elle revient tout de suite, un sac en papier à la main, et je lui fais
passer les billets sur le comptoir.
— Ne me refais pas le coup de disparaître ! Et n’oublie pas d’amener plus souvent ici ton
charmant copain !
J’adresse un signe par-dessus mon épaule à Noni la Cougar et je me dépêche de retourner à la
voiture avec nos hamburgers. Un autre point positif avec Frank, c’est que je n’ai jamais à m’inquiéter
que les plats emportés refroidissent dedans. Il doit faire quarante degrés à l’ombre, donc il fait au
moins trente-neuf à l’intérieur de l’habitacle. Je vais aussi vite que possible à la maison de retraite
sans risquer l’amende, pour pouvoir sortir de cette fournaise et profiter de l’air conditionné.
Quand j’arrive à la porte de Gramz, je toque deux fois et j’entre.
— Madame, votre déjeuner ! dis-je d’une voix chantante.
Et là je découvre Andy à côté de Gramz, en habits de tous les jours. Le choc.
— Miam ! Allez, on mange, décrète Gramz, qui joint ses mains ridées.
Elle est impatiente. Non mais quand même, ce n’est qu’un hamburger. Certes, le Petit Resto fait
les meilleurs de toute la ville, mais ce n’est pas non plus du caviar. J’avance la tablette à roulettes
vers son lit.
— Oh non. Nous pouvons manger à table.
Gramz désigne de la main une vraie table dans un coin de la pièce, que je ne l’ai jamais vue
utiliser auparavant. Je hausse les sourcils pendant qu’elle se redresse pour sortir du lit.
— Joignez-vous à nous, Andy, nous pouvons partager.
Elle lui adresse un sourire éblouissant et il ressemble à une biche prise dans la lumière des
phares.
— D’accord, je peux m’attarder un peu. Bonjour Jo.
Je lui adresse un sourire poli.
— Bonjour. Pas d’uniforme, aujourd’hui ?
— En principe, je ne travaille pas aujourd’hui, mais j’avais promis à Bee de venir m’occuper de
ses marques sur le mur.
Du menton il désigne le mur fraîchement repeint de Gramz ; toute trace du sabotage à la canne a
disparu. Cette vieille dame est vraiment impossible. C’est hilarant.
— Il n’est pas gentil, ce garçon, Jo ? s’exclame Gramz avec délice.
— Si, génial.
J’ouvre le sac en papier et commence à sortir notre repas pendant que Gramz s’installe de son
côté de la petite table. C’est qu’en plus, elle est toute élégante. Elle a revêtu l’un de ces joggings en
velours appréciés des vieilles dames américaines. Il est bleu roi et complètement ridicule. J’aperçois
l’une de ses chaussettes et sans surprise aucune, constate qu’elle est parfaitement assortie à son
accoutrement. Des chaussettes bleu roi. Je ne saurais même pas où en trouver de cette couleur. Sa
tenue dans son ensemble manque de me faire exploser de rire. Quand Gramz va-t-elle sortir faire un
jogging, franchement ?
— On partage ?
Gramz pousse son hamburger et ses frites vers Andy.
— Oh, non merci, madame. J’ai déjà mangé.
Elle opine de la tête et sourit au pauvre agent d’entretien, puis mord dans son hamburger avec un
appétit que je croyais réservé aux cacahuètes enrobées de sucre.
Andy me consacre son attention.
— Alors, Jo, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
Il est sérieux, là ? Je me reprends avant de lever les yeux au ciel devant une tentative aussi
convenue de faire la conversation.
— Euh, je dirige une librairie.
Il fait semblant d’être intéressé et pose des tas de questions sur le magasin, depuis combien de
temps j’y suis, bla-bla-bla, rendant mon exaspération encore plus difficile à masquer.
— Oui, Damon a acheté tout le magasin juste pour pouvoir la fréquenter. Il n’est pas incroyable,
mon petit-fils ? intervient Gramz.
Andy m’envoie un sourire charmeur et hoche la tête d’un air entendu.
— C’est ce qu’il faudrait faire si je voulais vous fréquenter ? Vous acheter une librairie ? Ou un
magasin de bricolage, peut-être ?
Je manque de m’étouffer sur une frite et il me tape dans le dos.
— Non merci, ça ira, finis-je par articuler.
Il garde la main sur mon dos et décrit des cercles dessus. Ma tentative d’inhaler une frite me
donne les larmes aux yeux. Je bois une ou deux gorgées et m’éclaircis la gorge.
— Très drôle, mais je suis en couple.
La main d’Andy passe de mon omoplate à mon bras.
— Ah bon ? fait Gramz.
Bien sûr que je le suis. Merci de ton soutien, vieille bique !
— Oui, elle est en couple ! lance une voix.
Je me tourne d’un coup vers la porte. Damon est là, l’air pas du tout ravi, mais très élégant, en
chemise et pantalon de costume. Chouette, il s’est remis à s’habiller pour le travail, ce qui signifie
qu’il doit avoir des rendez-vous. C’est un pas dans la bonne direction, je suppose. Il est rasé de frais
et s’est fait couper les cheveux ; physiquement, il ressemble au Damon que je connais et apprécie
tant. Il foudroie Andy du regard, mais celui-ci n’a pas l’air particulièrement défrisé par sa présence.
Cependant, ils se toisent, je le sais. Je vois presque commencer le concours du qui pissera le plus
loin. Ah, les hommes ! J’écarte ma chaise de la table pour me débarrasser de la main d’Andy.
— Damon ! Viens donc m’embrasser, mon garçon ! lance Gramz en pleine bouchée de
hamburger.
Damon écoute Gramz et ajoute :
— Gramz, je suis venu t’enlever Joséphine. Nous avons quelques affaires à régler.
— Très bien ! gazouille Gramz, tout heureuse.
Bien sûr qu’elle veut que je parte. Le pauvre Andy va rester coincé avec elle, mais moi, je suis
ravie de sortir de là, parce que l’ambiance était vraiment étrange.
— Je veux que tu m’appelles tout à l’heure. Il faut qu’on parle, dit Gramz en agitant le doigt vers
Damon d’un air d’autorité.
— Il le fera, je lui assure en me levant et en passant mon sac en bandoulière.
Je contourne la table et embrasse Gramz.
— N’oubliez pas de vous protéger, je chuchote de façon à ce qu’elle seule entende.
Elle s’esclaffe, ravie, et repousse ma main en manière de jeu. J’adresse un sourire froid à Andy.
La main de Damon s’installe, possessive, au creux de mon dos, et il ne fait aucun doute qu’il veut
me sortir de là, lui aussi. Une fois que nous sommes dans le couloir, il laisse retomber sa main. Je
commence à anticiper son rejet, donc cette distance ne me surprend pas. Elle me déçoit, évidemment,
mais je ne peux pas prétendre être surprise. Il souhaitait simplement montrer à Andy que je suis à lui.
— Où allons-nous ?
Sans effort, il avance à grands pas pour sortir du bâtiment et je me hâte pour me maintenir à sa
hauteur. D’un coup de poignet, il écarte les branches de ses lunettes de soleil pour les coiffer. Même
quand il agit ainsi, il est irrésistible. Peut-être surtout quand il agit ainsi.
— Nous allons nous débarrasser de Frank.
Il regarde droit devant lui pendant que nous traversons le parking.
— Et pourquoi j’irais me débarrasser de Frank ?
Je sais qu’il n’y a pas de quoi se vanter de mon tas de ferraille, mais il est à moi. Je l’ai acheté
avec mon propre argent, et c’était important pour moi à l’époque.
— C’est tout juste si elle roule encore et elle n’offre à peu près aucune sécurité. La plupart des
femmes adoreraient avoir une nouvelle voiture.

D’un ton sec, je réponds :


— Eh bien, faut croire que je ne suis pas la plupart des femmes !
Damon s’arrête d’un coup, et je manque de percuter son dos. Il se tourne vers moi et arrache les
lunettes de soleil de son visage.
— Tu n’es en aucun cas la plupart des femmes, Joséphine, et c’est pourquoi tu ne vas pas te
traîner dans cette vieille guimbarde, ni fricoter avec des agents d’entretien qui n’hésitent pas à te
déshabiller du regard !
Il gronde littéralement et pointe ses lunettes noires sur moi. Il est énervé. Non, il est en rage. La
jalousie lui va plutôt bien. Il remet ses lunettes et poursuit son chemin vers sa BMW.
— Beaucoup d’hommes me déshabillent du regard. Ce n’est pas le premier et ce ne sera pas le
dernier, reconnais-je en toute honnêteté.
— Ne joue pas avec moi, à essayer de me rendre jaloux, Joséphine. Je ne le tolérerai pas.
— Eh bien, excuse-moi. Je n’essayais pas de te rendre jaloux. Il va falloir que tu travailles sur
toi-même tout seul, Grand Mec.
— Les clés.
Il tend la main, impatient. Je suis surprise qu’il ne soit pas en train de taper du pied.
Pendant un temps, j’hésite. J’ai travaillé dur pour acheter Frank. J’ai économisé pendant ce qui
m’a semblé une éternité. Ce n’est pas que ça me déplairait d’avoir une nouvelle voiture ; personne ne
refuserait une nouvelle voiture. Soyons honnête, j’ai Frank depuis longtemps. Plus de cinq ans. Cette
voiture m’a été fidèle, mais Damon insiste pour que j’en aie une nouvelle, moins dangereuse, moins
voyante. Quel mal y aurait-il à accepter ? Je le regarde avec sa main tendue. Une idée me traverse
l’esprit et j’ai envie de me donner des tapes dans le dos. Donnant-donnant, voilà le nom de ce jeu.
Mon plan est au point, et je commence :
— Tu as envie de me savoir en sécurité ?
— Oui, répond-il, tout à fait irrité.
— Tu as envie de me savoir heureuse ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Je m’approche de lui. Si je le dois, je ferai sortir les mots de sa bouche par la cajolerie. Je n’ai
honte de rien. Il y a une chose dont je suis consciente, mais qu’il ne m’a pas exprimée une seule fois
depuis qu’il s’est réveillé à l’hôpital. Je reprends :
— Dis-le.
— Parce que je t’aime, répond-il d’un ton résigné, sans même me regarder dans les yeux.
Ces mots sont une victoire à mes oreilles. J’ai acculé Damon pour qu’il les prononce, mais je me
contente de ce que j’ai. Si lui extirper cette vérité signifie faire mes adieux à Frank, alors qu’il en
soit ainsi. À mon idée, c’est un échange qui en vaut la peine. Avec une moue suffisante, je sépare le
porte-clés patte de lapin de la clé, que je fais tomber dans la grande main de Damon. J’avoue avec
sincérité :
— Je t’aime, moi aussi. Beaucoup plus que Frank.
Il ouvre la portière de sa BMW tout en tripotant son téléphone. Il appelle Brian pour qu’il vienne
chercher Frank, c’est clair.
— Plus que n’importe quelle voiture, Damon, je chuchote, pas même certaine qu’il puisse
m’entendre. Plus que tout.
10
Prête à tout
Trois concessionnaires automobiles, deux combats de regards en public et un numéro de macho
qui sort son chéquier plus tard, je suis en possession d’un utilitaire sport tout neuf. C’est un très
chouette véhicule, mais franchement trop cher, surtout pour quelqu’un comme moi. J’ai dit à Damon
que si je prenais une nouvelle voiture, ce serait une berline toute bête. Je ne voulais pas la
Volvo XC90. Pour la moitié du prix de la Volvo super classe, j’aurais pu avoir une Nissan Rogue. La
seule raison pour laquelle Damon l’a emporté, c’est parce qu’il a mêlé Hemingway à notre dispute. Il
sait que je l’emmène à peu près partout avec moi, et il lui a suffi de me dire qu’il trouvait la Volvo
plus sûre pour moi et pour notre chien. Ridicule ! Je ne suis pas une mère qui transporte ses
enfants ! C’est un chien !
Mon argument reposait sur le prix et sur le fait que le nom est super cool. Nissan Rogue. Ça me
va bien, ça lui va bien, c’est parfait pour tous les deux. Inutile de dire que c’est la sécurité qui l’a
emporté. Je veux bien reconnaître que Damon n’a pas forcément tort.
Et puis, j’ai pu choisir la couleur, un beau bleu nuit. Damon n’avait pas d’objection à ce sujet,
donc j’ai eu mon bleu.
— Est-ce vraiment nécessaire que tu sois aussi têtue tout le temps ?
Damon ouvre la porte du loft et me fait signe d’entrer avant lui.
— Est-ce vraiment nécessaire que tu joues au mec qui pisse le plus loin partout où on va ? La
prochaine fois tu n’as qu’à la sortir carrément pour montrer comme elle est grosse !
Je ris sous cape, il me gratifie de son regard le plus noir et c’est hilarant. Les hommes sont
d’étranges créatures. Je devrais sans doute jouer les grandes dames et en finir. Dans le salon, je pose
mon sac sur la table en verre au bout du canapé et je viens me planter devant mon homme énervé.
— La voiture me plaît beaucoup. Merci. Et parfois, j’aime bien avoir des disputes sans raison
avec toi, j’avoue, les orteils juste contre les siens.
Je lève les mains vers son torse. Ses muscles bien dessinés jouent sous sa chemise. Il prend une
profonde inspiration et desserre la mâchoire.
— Pourquoi ? marmonne-t-il.
— Ça doit être la perspective de réconciliation sur l’oreiller. C’est très émoustillant.
Je noue les bras autour de lui et pose la joue contre son torse, en prenant garde d’éviter des
hématomes.
— Et puis, je veux juste que tu me parles.
— Je te l’ai dit, je fais des efforts, répond-il doucement.
Je sens son cœur s’accélérer sous mon oreille ; cette conversation doit le rendre anxieux. Je ne
veux pas lui mettre la pression et c’est vrai qu’il a l’air de faire de tout petits pas dans la bonne
direction. Je hoche la tête contre son torse. De la patience. Ça n’a jamais été mon fort.
Il pose les mains sur mes épaules, effleure mes bras tout du long pour les défaire autour de sa
taille et se libérer. Voilà, je suis renvoyée dans mes buts.
La distance entre nous est vraiment une plaie à vif.
— Au fait, quand penses-tu liquider l’héritage de Sutton ?
Damon aborde cette question comme s’il me parlait de la météo et je la reçois comme une gifle
en pleine figure.
— Ben, je n’avais pas l’intention de vendre sa maison, ni sa voiture.
Damon version zombie s’assied, tel un robot, sur le canapé inconfortable de l’autre côté de la
table basse et je m’installe en face de lui.
— Il va falloir que tu y réfléchisses, Joséphine. Tu n’en as aucune utilité et tu ne peux pas laisser
la maison vide. Elle a besoin d’être entretenue. Même chose pour la voiture. (Il consulte son
téléphone.) Je vais charger Brian de s’occuper de la vente.
— Alors là, sûrement pas ! je m’écrie. Je louerai la maison et j’utiliserai un peu la voiture. Noni
du Petit Resto cherche à déménager, alors je pourrais la lui louer à moindres frais. Juste de quoi
payer les factures et les taxes.
Je mens comme je respire et j’en ai déjà honte. Simplement, je ne suis pas prête à me séparer de
la maison du capitaine, et au pire, si entre Damon et moi ça ne marche pas, j’aurai besoin d’un
endroit où habiter.
Il est évident qu’il ne croit pas un mot de mes élucubrations. Pendant une seconde, son expression
est sévère et il garde les doigts en place pour appeler Brian.
— C’est encore trop tôt, Damon, lui dis-je avec honnêteté.
— Je sais. Dans ce cas, parles-en à Noni, s’il te plaît.
Il se lève du canapé et commence à s’éloigner. Devant moi, il s’arrête un instant et caresse ma
lèvre inférieure du pouce, puis s’interrompt. Il fait vraiment des efforts, mais ses yeux sont toujours
vides.
Je vais devoir être patiente et me contenter de ce que j’ai. Je veux tellement récupérer mon
Damon chéri que je suis prête à n’importe quoi ou à peu près.
La sonnerie de mon téléphone me tire de ma contemplation de Damon qui disparaît dans le
couloir menant à son bureau. Je sors le portable de mon sac et appuie sur le bouton pour prendre
l’appel.
— Salut, Brillant Brian, tu brilles de mille feux.
Je m’esclaffe, toute contente de mon trait d’esprit.
— Ah, celle-là, je ne l’ai jamais entendue ! Cela dit, venant de toi, Jo, j’aime assez. Ça fait
classe. Je devrais peut-être m’habiller en drag-queen et me faire appeler comme ça, s’exclame Brian.
— Si tu t’inscris à un concours de drag-queens, je serai ta plus fervente supportrice. Je te
prêterai mes Jimmy Chou. Je veux dire, mes Jimmy Choo.
Brian éclate de rire. Je regarde l’heure et me dirige vers la cuisine, où je recense les provisions
afin de trouver quelque chose à préparer pour le dîner.
— Bon, j’aurais pu envoyer un texto, mais ça aurait pris des heures.
Je lève les yeux au ciel. C’est plutôt sympa de parler à un ami au téléphone.
— De quoi s’agit-il ?
— C’est la décoratrice de la librairie qui a appelé. Tu sais, Carrie l’Orange, celle qui abuse de
l’autobronzant ? Elle a posé des milliers de questions, mais je ne savais pas quoi lui répondre, alors
j’ai juste pris son message.
C’est à mon tour de me marrer comme une baleine.
— Elle a peut-être exactement la couleur d’une orange, mais elle ne doit pas en avoir le goût,
parviens-je à articuler entre deux fous rires.
— Ça, c’est à Damon qu’il faudrait demander.
Brian se rend compte de son erreur au moment où il prononce ces paroles.
— Il se l’est faite ?
— Aïe. Je… Euh… En fait… Je sais pas trop. Oh, merde, il va me tuer.
La jalousie pointe son nez hideux et mon sang ne fait qu’un tour. Putain de bordel, il a engagé une
pauvre pouffe avec qui il avait couché pour décorer la librairie ? Ma librairie ?
Hors.
De.
Question.
— Ne t’en fais pas pour ça, Brian. Ce n’est rien. Je peux supporter Carrie l’Orange givrée. Je me
demande ce qu’il penserait si je demandais à Andy-les-doigts-d’or de venir s’affairer par ici.
— Oh ! Mais attends, c’est qui, Andy-les-doigts-d’or ?
J’émets un ricanement espiègle dans le combiné.
— C’est l’agent d’entretien super beau gosse qui travaille à la maison de retraite de Gramz. Lui
et Damon se sont mesurés du regard quand Damon est venu me chercher aujourd’hui. Ça puait la
testostérone. Mon Grand Mec est encore plus sexy quand il est énervé, au fait. Mais tu le savais sans
doute déjà.
Nous rions tous les deux. Je me retourne pour m’appuyer contre l’îlot central et, surprise…
Damon est là. Super !
— Raccroche, gronde-t-il, les narines gonflées, la mâchoire serrée.
J’envisage de l’ignorer, mais je me ravise. Inutile de le provoquer.
— Et merde. Il était dans la pièce, c’est ça ? chuchote Brian, même si Damon ne peut pas
l’entendre.
— Ouais. Je te rappelle, Brillant Brian.
Je raccroche et pose le téléphone sur le comptoir derrière moi. Je me prépare à la confrontation
et j’espère qu’il est prêt aussi, parce que je ne suis toujours pas ravie qu’il ait contracté les services
de Carrie l’Orange. Je croise les bras et j’attends.
— Je ne veux plus jamais t’entendre reparler de ce gros naze.
Les veines de son cou et de ses bras sont gonflées et ma colère prend le dessus.
— Ah oui ? Eh bien moi, je n’ai pas envie de travailler avec une pouffiasse que tu as baisée !
Damon ne cille même pas.
— Mais je suis sûre que c’est très pratique pour toi. Ta copine actuelle qui travaille avec une ex.
Ça te permet de garder toutes les possibilités sous le coude.
Pour ce qui était d’éviter les provocations, on repassera. Et merde…
— Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-il.
Dans la cuisine ? Alors là, je ne comprends plus.
— Comment ça ? Je cherche de quoi préparer le repas, je meurs de faim.
— On va se faire livrer quelque chose.
Il se dirige sur moi à grands pas et je sais que je suis dans le collimateur. Qui va se retrouver
attachée avec un bandeau sur les yeux, ce soir ?
— Je peux te cuisiner quelque chose plus vite que…
Il m’interrompt en mettant le doigt sur mes lèvres et m’éloigne de l’îlot. Il me contourne et écarte
mes cheveux de mon visage. Ses lèvres sont si proches de mon cou que des frissons me parcourent de
la tête aux pieds.
— On va se faire livrer, répète-t-il avec fermeté.
Je ferme les yeux et prends une grande inspiration. Il teste le peu de patience et de maîtrise de
moi dont je dispose.
— Nous avons des choses à éclaircir avant de passer la commande.
Ses lèvres humides se posent sur mon cou et il m’embrasse doucement, faisant durer le lien entre
nous.
Un gémissement s’échappe de ma bouche avant que je puisse l’arrêter. Cela montre à quel point
je suis prête à tout pour lui. J’ai besoin de son contact, de ses lèvres sur ma peau, de mon Damon.
11
Ensemble
Le souffle de Damon éveille mes sens à fleur de peau.
— Il n’y a pas de place pour la jalousie dans notre relation, chuchote-t-il à mon oreille, ce qui
me fait frissonner. Nous avons assez de problèmes comme ça.
Il glisse une main dans mon dos pour me maintenir contre lui et l’autre descend avec une lenteur
douloureuse entre mes cuisses. Mon corps est rivé au sien, ma poitrine contre son torse, et je sens
chacun de ses muscles. Il presse son sexe engorgé contre moi, avivant mon désir. Un désir brûlant,
qui couvre ma chair d’un voile de transpiration et me met le feu aux joues. Il excite mon corps
pantelant de caresses lentes et circulaires sur mon clitoris. Je me tords entre ses mains.
— C’est ça que tu veux ? me dit-il d’une voix enjôleuse.
Ses mouvements trouvent un rythme délicieux, décadent. Mon cœur se met à battre à tout rompre
et je halète sous ses doigts qui m’amènent toujours plus près de l’orgasme.
— Hmm, je soupire, cherchant désespérément un soulagement.
Il ralentit, me laissant frustrée. Qu’est-ce qui te prend, mon gars ?
— Avance, ordonne-t-il.
Après un mouvement de surprise, j’obéis et esquisse un pas hésitant. Il me guide jusqu’à la salle
à manger, une main au creux de mes reins et l’autre toujours occupée à tracer des cercles lents sur
mon clitoris. Il me relâche sans prévenir et je gémis lorsqu’il cesse ses caresses.
— Déshabille-toi, exige-t-il.
Il s’enfonce dans le canapé et me regarde avec attention. Je profite de la situation et me dévêts le
plus lentement possible, prenant tout mon temps pour replier le moindre bout de tissu, y compris ma
culotte trempée.
— C’est moi que tu veux ? demande-t-il d’une voix rauque.
Je le surprends à rajuster son pantalon. Sa question paraît bête, mais je comprends maintenant
que Damon a toujours quelque chose derrière la tête.
— Bien sûr, réponds-je avec vigueur. Toujours.
Il recourbe les doigts pour me faire signe de venir à lui.
— Alors prends ce qui te revient, Joséphine.
J’avance entre ses jambes et me mets aussitôt à genoux. Je déboucle sa ceinture sans me presser,
à un rythme tranquille, comme il aime. Je tire la bande de cuir des passants et la jette à l’autre bout du
canapé. Damon me regarde, attentif, les yeux troubles de désir. Je déboutonne son pantalon, défais la
braguette avec aisance et le repousse à terre. Son pénis durci, lourd contre son bas-ventre, émerge de
son boxer. Je fais glisser en douceur le sous-vêtement pour révéler sa beauté triomphale, centimètre
après centimètre. Chaque veine palpite, ce qui agite le membre engorgé à chaque battement de cœur.
Je le prends dans ma main et le caresse une fois pour voir où il en est. Je me penche, repousse le
boxer sur le sol et fais glisser le bout de ma langue de la base jusqu’au bout, avec quelques tours sur
le gland imposant. Damon pousse un râle sourd qui résonne dans sa poitrine et repose la tête contre le
canapé en empoignant les coussins des deux côtés.
J’aspire l’extrémité dans ma bouche et l’accueille aussi loin que je le peux. La chair exquise de
son membre bute sur ma gorge à chaque va-et-vient. Damon geint et saisit ma tête entre ses mains, ses
doigts s’emmêlant dans mes cheveux. Sa peau est soyeuse sous ma langue et je prends le temps
d’explorer chaque aspérité, chaque veine. L’association du goût et de la sensation m’enivre et me
donne le désir irrésistible d’être remplie. Il cambre les hanches et je le prends aussi loin que je le
peux, m’arrêtant de temps à autre pour le regarder. Apparemment, la vue d’une femme à genoux en
train de le sucer est encore meilleure quand la femme croise son regard, parce que très vite, Damon
se met à respirer avec peine. Son corps se tend et il tire sur mes cheveux. Avec un soubresaut et un
gémissement guttural, il jouit, profondément, dans ma gorge. Je suis si contente de moi que j’avale
chaque goutte et prends tout mon temps pour bien lécher sa semence sur son sexe.
— Viens, me dit-il, les joues rosies et la respiration saccadée.
Je me relève sans hâte et m’étire langoureusement avant de monter à califourchon sur lui. Ma
fente s’ouvre juste au-dessus de son sexe toujours en érection.
Il me prend le menton entre le pouce et l’index.
— La prochaine fois que tu parles d’Andy-les-doigts-d’or, rappelle-toi à quelle queue appartient
ta bouche de dévergondée.
Ses mots me rendent encore plus folle de désir et avant que je puisse en prononcer un en retour, il
se positionne et me fait descendre sur lui. La délicieuse sensation de son membre velouté qui
s’introduit en moi en une lente progression me coupe le souffle.
— Et maintenant, fais-toi plaisir.
Il croise les mains derrière sa tête et m’observe, les yeux mi-clos.
Je regarde nos corps soudés, admire sa verge qui disparaît encore et encore en moi. C’est la
perfection. Mon corps l’accepte avec une telle promptitude. J’appuie la main sur mon bas-ventre et je
me complais dans la plénitude physique. Les yeux de Damon suivent ma main, puis reviennent se
planter dans les miens. Les hanches rivées aux siennes, j’ondule. Je me penche en avant pour agripper
le dos du canapé, frottant mon clitoris en une sensation délicieuse contre sa peau. Ses mains
s’arrêtent sur mes seins, les pétrissent de façon presque douloureuse et me pincent les mamelons. Il
se penche pour les sucer, ce qui envoie un éclair d’électricité en moi et me pousse à me mouvoir
avec encore plus de vigueur sur lui. Je gémis en approchant de l’orgasme.
— Ne t’arrête pas, gronde-t-il, les dents serrées, en enfouissant le visage entre mes seins. S’il te
plaît, ne t’arrête pas.
Une monstrueuse décharge d’énergie me coupe le souffle. Je rejette la tête en arrière dans mon
extase et je crie :
— Oh, putain !
Mon corps se contracte encore et encore autour de son érection brûlante. Je profite à fond de mon
explosion de jouissance.
Les mains de Damon glissent sur mes hanches et ses doigts s’enfoncent dans ma chair. Après
encore un à-coup puissant, il explose, et dans un soubresaut, il se répand encore une fois en moi.
Waouh, c’est fabuleux.
— Regarde-moi. (Il m’attrape le menton et me force à le regarder dans les yeux avant de m’être
remise.) On ne joue pas.
J’opine de la tête, comprenant très bien ce qu’il veut dire.
— Si tu te l’es faite, je ne veux pas la voir. Point.
Il me tapote la hanche pour me signifier de me relever. OK, c’est terminé. Je me redresse
doucement. Damon m’imite et reboutonne son pantalon.
— C’est arrivé une fois et ça n’a aucune importance. Dis à Brian de t’aider à trouver un autre
décorateur, si tu veux, mais je refuse d’en reparler. Et je te défends de t’approcher de ce gros naze
d’Andy.
Il pointe sur moi son doigt comme s’il s’agissait d’un revolver.
Damon version zombie, tout en froideur et distance, refait surface. Il est très doué pour me faire
me sentir comme un vieux mouchoir usagé. On vient juste de s’envoyer en l’air, et pas qu’à moitié. Il
a joui deux fois, quand même, ce n’est pas ce qui se fait de plus courant pour un mec ! Et déjà, il agit
comme si ce n’était rien. Et comme si moi, je n’étais rien. J’en ai ras la casquette.
D’un geste vif, je ramasse mes vêtements et les presse d’un geste protecteur contre ma poitrine.
Je lance sèchement :
— Tu sais, quand tu dis que tu fais des efforts, je te crois, mais n’oublie pas que moi aussi, j’en
fais !
Damon se passe la main dans les cheveux et me regarde péter les plombs.
— Tu refuses de me parler, tout simplement. Tu me baises et tu te barres. Ça me donne
l’impression d’être une vieille chaussette, Damon ! C’est toi que j’aime, toi que j’attends, alors si tu
crois que j’en ai quelque chose à battre d’un agent d’entretien, tu te plantes complètement !
Je me rhabille à toute vitesse et pars au pas de course chercher Hemingway.
Je trouve mon chiot et me laisse tomber à terre pour le caresser. J’ai envie d’aller faire un tour
en voiture. J’ai parlé à Damon sans ménagement, mais l’espace de cinq secondes, ça m’a soulagée.
Maintenant, évidemment, j’ai l’impression d’être une grosse connasse. Je ne sais pas ce qu’il pense,
mais j’essaie vraiment de le savoir. S’il voulait bien s’ouvrir à moi et me le dire, je pourrais l’aider.
Une heure entière s’est écoulée depuis que je me suis réfugiée à l’étage en tapant des pieds. Je
devrais aller m’excuser. C’est ce que font les couples, non ? Ils se disputent, ils s’excusent et la vie
continue. Je tapote la tête d’Hemingway et me relève d’un bond. Je descends l’escalier pieds nus,
puis me dirige vers le bureau. Il y est tout le temps, alors je n’ai plus besoin de chercher. S’il n’est
pas en train de dormir ou de manger, il est dans son bureau. J’entends un grand coup sourd en
m’approchant, et je me dépêche d’ouvrir la porte.
Damon s’éloigne en boitant du fameux meuble de classement. Le bois est fendu au bas d’une des
portes. De petits éclats sont éparpillés partout. Pas possible. Je devrais peut-être lui acheter un
punching-ball. Ce serait moins dangereux que de donner des coups de pied dans les meubles.
D’une voix forte, je demande :
— On peut savoir ce que t’a fait ce meuble ?
Damon se tourne vers moi, les yeux luisants de larmes. Il a pleuré. Merde. Je me sens vraiment
nulle, maintenant. Il s’affale dans le fauteuil à son bureau et je me précipite vers lui. Maladroitement,
je m’assieds sur lui.
— Écoute-moi, dis-je en prenant son visage entre mes mains pour le forcer à me regarder. Je suis
désolée. On fait tous les deux des efforts, et c’est tout ce qui compte. Ce n’est pas l’idéal, ça n’a pas
besoin d’être idéal, mais il faut que ça existe. Ça suffit, c’est déjà bien. On est peut-être en sale état,
mais on l’est ensemble, d’accord ?
Je passe les pouces sous ses yeux si beaux et si tristes et je l’embrasse sur le front. Il ne réagit
pas vraiment et ce n’est pas grave. Cette relation n’est pas toujours géniale, mais c’est la mienne, et
je n’y renoncerais pour rien au monde. Damon a besoin de moi et je le sais, même si lui ne peut pas
ou ne veut pas l’avouer.
12
Souvenirs
Un mois plus tard
C’est la même chose tous les jours. Damon se lève et part « au travail », ce qui consiste en
général pour lui à passer le plus gros de la journée dans son bureau, au téléphone et devant son
ordinateur. Il possède plusieurs bars, night-clubs et autres entreprises dont il doit s’occuper. Il
délègue beaucoup à Brian et semble avoir confiance en ses managers sur place. Il s’y rend
périodiquement, mais la plupart du temps, il travaille à domicile.
Je me lève et fais mine de supporter en toute sérénité son attitude distante. En fait, ce n’est pas le
cas. Je me sens seule et l’ancien Damon me manque toujours. Mes réflexions se font surtout dans la
voiture, pendant mon trajet vers le boulot. À la maison, j’essaie de ne pas en faire une histoire, parce
que je ne veux pas lui rappeler nos problèmes. Je dois croire qu’il fait en sorte de se reprendre en
main.
Toutes les deux semaines, je vais à la maison du capitaine dans ma nouvelle Volvo ultra-classe et
je fais rouler la voiture de Sutton. Je ne supporte pas l’idée de la vendre et Damon a l’air de bien
vouloir me laisser faire, tant que je la conduis régulièrement pour qu’elle ne reste pas à rouiller dans
l’allée. J’essaie encore de louer la maison à Noni, et j’envisage d’ajouter la voiture dans le lot.
La tranquille Taurus Sedan du capitaine se met en route avec un ronronnement satisfait. Conduire
sa voiture me permet de me sentir proche de lui. Je perçois toujours son odeur dedans. Son après-
rasage bon marché, infâme et bleu électrique, imprègne encore les sièges. Il me demandait de lui en
racheter quand il oubliait. Je l’apportais à la librairie, il s’en aspergeait et ça dégageait une atroce
odeur d’alcool à 90 ° mélangé à du savon. Sur le moment, je détestais ça. Maintenant, je suis tentée
d’aller en acheter un flacon juste pour pouvoir le humer quand j’en ai envie. Pour me souvenir qu’il
était là. Mon capitaine, il était à moi. C’était ma famille.
J’ai passé sept ans en sa compagnie et la seule chose qui pourra me le dérober, c’est le temps.
J’ai des souvenirs, pour l’instant, mais ils s’éloigneront, comme ceux de mes parents. Après seize
années, mes souvenirs se sont tellement effacés que j’ai du mal à réentendre la voix de maman quand
elle me chantait des berceuses. Je dois fermer les yeux et me concentrer à fond pour revoir le visage
de papa qui me sourit.
Mes souvenirs du capitaine sont encore frais. Cela fait plus de deux mois qu’il est mort et je le
vois encore en gardant les yeux ouverts. Je le sens encore dans sa voiture. Je l’entends encore dans
ma tête. Mais je sais que le temps va passer et me dépouiller de ces souvenirs aussi. J’en ai trop
marre d’être laissée pour compte. J’en veux au monde de ne pas être l’une de ces sales chanceuses
qui passent leur vie avec un sourire bêta sur le visage et une petite vie bien tranquille.
Sans faire très attention, je suis retournée entière au loft. Je grommelle et gare la voiture du
capitaine. Est-ce que je rentre, ou est-ce que je ramène la voiture d’abord ? Je suis à bout et j’ai
envie de me cacher. Je ne veux plus me montrer forte et courageuse. Je souhaite que Damon aille
enfin mieux d’un coup de baguette magique. Que mon chagrin disparaisse par miracle. Que la
librairie se rénove toute seule. Tout ça pendant que je reste cachée, de préférence dans les bras de
Damon. Tout ça, ça reste des paroles en l’air. Je n’ai pas d’autre choix que de me ressaisir et de me
forcer à avancer.
— Chaque chose en son temps. D’abord, tu t’occupes de Damon. Brian pourra toujours se
charger de la voiture plus tard.
Je me suis parlé toute seule, les mains sur le volant. Je devrais appeler Gramz. Les discussions
avec elle réussissent toujours à m’arracher un sourire. Pendant les deux mois et demi qui viennent de
s’écouler, j’ai tissé des liens forts avec cette vieille pie. Je l’adore et je dois remercier Damon de
nous avoir rapprochées, toutes les deux. Elle et Versan me disent la même chose : il faut attendre.
Être patiente, c’est ce qu’ils répètent chaque fois. J’en ai marre de cette chanson. Je suis près de
perdre la tête avec toute cette histoire.
J’entre dans le loft en m’attendant à deux choses : à voir Hemingway accourir pour me faire la
fête et à trouver Damon dans son bureau, soit en train de regarder son meuble d’un air vide ou de
m’adresser un signe de tête distant depuis son fauteuil. Tous les jours, la même chose.
Bizarrement, Damon n’est pas dans son bureau. J’y entre pour vérifier, mais je ne le vois nulle
part. Hemingway et moi montons pour le chercher, mais toujours rien. Je jette un œil dans la cuisine.
— Par ici, Hemingway.
Je sors mon portable. Pas de message de sa part. Je retourne à son bureau pour voir si, par un
coup de chance, il a laissé un mot. Je contourne son bureau et je regarde un peu partout. Son bureau
est exceptionnellement rangé, pas de papiers intéressants éparpillés ni rien. Ma hanche heurte le
panneau de bois, l’écran se rallume. Un e-mail arrive et mes yeux peinent à se focaliser dessus. Je
m’assois dans son fauteuil pour voir de plus près.
Je sais que la dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes disputés, mais je t’aime
beaucoup et je t’aimerai toujours. Je suis au courant que tu es en couple et je suppose que c’est pour cela
que je n’ai pas de tes nouvelles. Je voudrais vraiment que tu me parles. Pouvons-nous nous retrouver à
l’endroit habituel ? Appelle-moi.
Élise

Mon pouls s’accélère quand je découvre la signature. Je me souviens que Gramz m’avait donné
le prénom de la sœur de Damon : Élise. D’après ce que j’ai compris, ils ne se voient et ne se parlent
que rarement. Encore quelque chose à demander à Gramz, je suppose. Damon est sans doute parti la
retrouver. Je m’apprête à me retirer, quand je remarque la clé de ce fameux meuble juste à côté de
l’ordinateur. Sincèrement, mon mec a une meilleure relation avec ce meuble de classement qu’avec
moi. Je regarde mon chiot à la recherche de son approbation.
— Ne me juge pas, je chuchote.
Hemingway penche la tête de côté et me regarde prendre la clé et me diriger d’un pas décidé vers
le meuble.
— Depuis tout ce temps, je crève d’envie de savoir ce qu’il y a là-dedans. Vous savez bien que
je suis curieuse, n’est-ce pas, monsieur Hemingway ?
Je tourne la clé dans ma main pour l’inspecter avant de la glisser dans la serrure. Après un demi-
tour, le mécanisme émet un clic, et je peux ouvrir.
— Ça alors !
Je fronce les sourcils en découvrant plusieurs dizaines de cahiers, empilés en trois tas. J’en
attrape un au sommet d’une pile. C’est un cahier d’écolier noir et blanc. Une écriture d’enfant sur la
page de garde annonce le propriétaire :
Damon Cole, 1989
Il devait avoir dans les dix ans à ce moment-là. Juste un an de plus que moi quand j’ai eu
l’accident. L’image d’un Damon enfant se fait jour dans ma tête, m’arrachant un sourire. Je l’imagine
petit garçon avec un sourire espiègle, une moustache de lait et des yeux d’ambre curieux. Je l’imagine
les cheveux ébouriffés, qu’il devait peigner seulement quand quelqu’un l’y obligeait. Je parie qu’il
était adorable. Mon sourire s’efface rapidement quand j’ouvre le cahier pour lire une ligne au hasard.
Je déchiffre la suivante, la suivante. Encore la suivante. Mon sourire disparaît complètement et
j’agrandis les yeux en me couvrant la bouche.
Ligne après ligne, je découvre ce que Damon petit avait écrit. Je suis sans voix, complètement
effarée. Oh, Damon… Je passe au cahier suivant de la pile :
Damon Cole, 1994
— Quinze ans, je marmonne.
Je choisis une page vers le milieu du cahier et je commence. Je lis autant que je peux avant que
mes yeux refusent d’aller plus loin. Je réinsère le cahier dans la pile d’un geste approximatif, puis
j’en attrape un autre au bas du tas. Un papier plié en trois se détache d’entre deux cahiers et je me
baisse pour le ramasser. Je pousse une exclamation étouffée. Son certificat de naissance. Je parcours
le document officiel jusqu’à trouver les renseignements concernant ses parents :
Père : Edward William Cole, 25 ans. Las Vegas (Nevada).
Mère : Beverly Winona Davis, 17 ans. Las Vegas (Nevada).
Il connaît le nom de sa mère ! Alors pourquoi ne l’a-t-il pas encore retrouvée ? Est-ce qu’il a
essayé, au moins ?
Mon téléphone émet un bip pour me signaler un SMS et je regarde ce que me dit Brian :
Avertissement : le boss est de sale humeur.

Je lui en renvoie un aussitôt :


Pourquoi ?

Je range le certificat de naissance dans le tiroir au bas de la pile, mais je garde le dernier cahier
que j’ai pris. Je regarde le titre en attendant la réponse de Brian.
Damon Cole, 1996
— L’année de l’accident.
Il avait dix-sept ans. Un grand garçon à mes yeux de fillette de neuf ans.
Mon téléphone bipe encore une fois et je mets de côté le cahier dans le tiroir.
À cause de sa sœur. Il est en train de rentrer.

— Oh, merde.
Je renvoie un SMS vite fait à Brian, pour lui demander en y mettant toutes les formes de ramener
la voiture pour moi. Je m’agite comme une folle pour refermer le meuble, remettre la clé à sa place à
côté de l’écran de l’ordinateur avant que Damon rentre. Je me dépêche de faire sortir Hemingway du
bureau et je m’active dans la cuisine. Bon, ça devrait devenir intéressant.
13
Sauveuse
Brian ne mentait pas en me prévenant que Damon était de mauvaise humeur. Il fulmine, mais
évidemment il ne me dit pas à quel propos. Il ne se confie toujours pas à moi. Aujourd’hui, il ne m’a
pas adressé un mot. Il a mangé son dîner, puis a disparu dans la chambre. J’ai perdu ma maîtrise de
moi et il est temps de jouer cartes sur table. Après un petit passage par le bureau pour faire le plein
de munitions, j’entre dans la chambre, une énorme pile de cahiers sous le bras. Ils sont lourds, mais
mon taux d’adrénaline et la palette d’émotions que je ressens me font oublier leur poids.
Il se redresse, le dos à la tête de lit, arborant l’expression d’indifférence que j’en suis venue à
mépriser.
— Est-ce qu’au moins tu sais que je suis là ?
Je balance la pile de cahiers au pied du lit et le regarde avec, comme chaque fois, l’espoir
pitoyable qu’enfin nos yeux se retrouveront et que dans les siens je verrai la vie, ou au moins une
émotion. C’est lamentable, j’ai l’impression d’être un chien qui mendie un lambeau de nourriture. Ce
n’est pas sa faute, j’en suis consciente. Je le sais mieux que personne, mais je perds patience. Je suis
en pleine tempête émotionnelle et je ne supporte plus d’être rejetée.
— Encore en vacances, à ce que je vois. Ça doit être sympa de se contenter de jeter l’éponge !
Tu laisses tout tomber et tu t’éloignes de la réalité, tranquille ?
Je serre les dents si fort que je sens un éclair de douleur me traverser la mâchoire.
Il ne relève pas les yeux sur moi, remue à peine les paupières.
— Damon, je t’en supplie. Tu vois, je te supplie ! Reviens. Je n’en peux plus. Je me sens trop
seule, arrête !
Mes supplications tombent dans l’oreille d’un sourd car il ne montre pas la moindre réaction, me
renvoyant simplement un regard vide.
— J’ai trouvé quelque chose aujourd’hui, et tu veux savoir quoi, Damon ?
J’attrape l’un des cahiers d’écolier et je l’ouvre. Avant de me mettre à lire, je lui jette un coup
d’œil. Je ne sais pas si c’est mon imagination, mais j’ai l’impression que sa poitrine se soulève un
tout petit peu plus vite qu’avant. Pourvu que ça marche.
— J’ai trouvé tous ces journaux intimes. Des tas, empilés dans le meuble classeur de ton bureau.
Alors imagine ma surprise, quand j’ai décidé d’être curieuse et de voir ce qu’il y avait dedans.
Je pose le doigt sur une ligne au hasard et je me lance :
— « Je ne comprends pas pourquoi il pense que j’irais voler de l’argent dans son portefeuille.
Ce n’était pas moi. Il n’a pas voulu écouter et maintenant, je dois me faire recoudre la lèvre. Je ne le
déteste que parce qu’il me déteste. »
Je lui jette un coup d’œil, et je vois que ce n’est pas seulement mon imagination. Il respire
vraiment plus fort. D’un geste sec du poignet, je referme le cahier, que je jette comme un frisbee à
travers la pièce. Damon sursaute quand il atterrit, mais ne me regarde toujours pas.
— Ce n’était pas ta faute, j’articule à travers mes dents serrées.
J’attrape un nouveau cahier, que j’ouvre d’un coup.
— « Je ne sais pas pourquoi il me déteste. J’aimerais savoir, parce que si je connaissais ses
raisons, peut-être que je pourrais arranger ça. Je pourrais être un enfant plus gentil et alors il
m’aimerait. Je voudrais qu’il m’aime. »
Je jette le cahier, qui atterrit près de l’autre. Je remplis un catalogue des maltraitances qu’a
subies Damon enfant !
— Pas ta faute, Damon. Ce sont ces horreurs que tu essaies de fuir, ou c’est moi ? Hein ?
Réponds-moi !
Ma lèvre tremble et je cherche un autre cahier. C’est reparti. Mes yeux se posent au milieu de la
page et mon cœur se serre.
— « Pour… pourquoi utilise-t-il un cintre ? »
J’ai peur de vomir, mais je continue.
— « Un cintre, c’est le pire, surtout chauffé avec son briquet… »
Je jette le cahier comme s’il était en feu. Des larmes coulent sur mes joues et je suis aussi
désespérée qu’il est possible de l’être.
Damon rougit. Sa respiration est précipitée et ses mains agrippent les couvertures avec tant de
force que les jointures de ses doigts en sont presque blanches.
— Ce n’était pas ta faute non plus.
Avant de m’en rendre compte, j’ai déjà ouvert un nouveau cahier. Mes yeux trouvent une phrase
en gras au bas de la page.
— « Peut-être qu’un jour, quelqu’un pourra me sauver. »
Je ferme les yeux et j’absorbe la douleur qui me saisit à la lecture de toutes ces entrées de journal
horrifiantes. Les yeux toujours fermés, j’envoie le cahier rejoindre ses semblables par terre. Il s’abat
sur les autres et Damon sursaute encore. Mon pauvre Grand Mec.
— Pas. Ta. Faute.
J’ai le regard rivé sur un Damon qui s’effondre. Je le vois revenir à lui. Il n’y arrivera pas. Non,
il ne pourra pas lutter contre moi. J’esquisse un pas hésitant vers le lit.
— Pas ta faute, je répète d’une voix plus douce.
Il fronce les sourcils, mais ses yeux sont toujours fixés sur un point autre que moi. Les larmes
coulent sur son visage.
— Ce n’est pas ta faute, Damon.
Il secoue la tête avec force. Ses sourcils se rapprochent encore, ses mâchoires se serrent, je vois
sa gorge bouger et il grince des dents. Je m’approche encore d’un pas.
— Rien de tout ça n’était ta faute, dis-je avec douceur.
— Arrête ! rugit-il si fort que je fais un bond en arrière.
Je ne sais pas si je dois m’enfuir en courant ou tomber à genoux de soulagement. Je ne fais ni l’un
ni l’autre et reste clouée sur place. Je suis allée trop loin pour reculer maintenant.
— Non. Tu voulais quelqu’un pour te sauver de ces atrocités ? Eh bien, me voilà. Laisse-moi te
sauver. Tu étais un enfant innocent. Rien de tout ça n’était ta faute et l’accident non plus.
— Non ! Arrête !
Il tonne d’une telle façon que je sursaute encore, mais je ne peux pas lâcher l’affaire. Je desserre
ses mains crispées sur les couvertures.
— Je te sauverai. Il faut que tu acceptes que je te sauve.
Je guide l’une de ses grandes mains sur mon ventre, puis sur ma poitrine. Je l’appuie du côté
gauche :
— Mon cœur bat pour toi. Laisse-moi te sauver.
Ses yeux s’égarent de-ci, de-là, avant de rencontrer les miens. L’agitation que j’y perçois est
déchirante.
— S’il te plaît, mon chéri.
Il resserre les poings sur mon tee-shirt et ferme doucement les yeux.
— Je suis dé… désolé. (Sa voix se brise, tremble, et je respire comme si j’avais retenu mon
souffle depuis toujours.) Je suis vraiment désolé.
— Stop, tout va bien maintenant.
Je chuchote en montant sur le lit pour me mettre à califourchon sur lui. De nouvelles larmes
jaillissent de ses yeux ambrés et mon cœur se brise encore une fois. Le voir dans une telle détresse
est vraiment douloureux pour moi. Je ne supporte pas qu’il soit malheureux, je ne veux pas qu’il ait
mal.
— Je voulais t’en parler, dit-il enfin. J’ai été tellement bête. Je t’ai fait vivre un enfer. Je…
Les larmes coulent de plus belle et c’est une vision poignante. J’attire Damon tout contre moi. Il
passe ses bras autour de ma taille et pose sa tête sur ma poitrine. Puis mon Grand Mec se met à
sangloter, complètement effondré. Trente-trois ans de tourments ont atteint leur apogée et je suis là
pour le voir en miettes.
Et je serai là pour recoller les morceaux.
— Regarde-moi, dis-je au bout de longues minutes.
Je prends sa tête dans mes mains et le détache de ma poitrine pour pouvoir le regarder. Ses yeux
qui me font fondre plongent dans les miens.
— Damon, je t’aime. Tu vas t’en sortir. On va s’en sortir tous les deux. Ensemble.
Ses yeux se referment et il prend une profonde inspiration. J’ai la tentation irrésistible de me
pencher en avant pour poser les lèvres sur son front tendu. Je passe les pouces sous ses yeux pour
essuyer les larmes. Je lui prends le menton et relève la tête pour qu’il me regarde encore. Mon
homme si adorable et brisé a besoin de moi. Franchement, je ne suis pas sûre de savoir qui a le plus
besoin de l’autre en ce moment. J’ai besoin de me sentir proche de lui à nouveau. Besoin qu’il me
désire, besoin de lui offrir de la douceur. J’appuie mes lèvres contre les siennes. J’ai l’impression de
ne pas l’avoir embrassé depuis des millénaires. La sensation de sa bouche contre la mienne, c’est
comme respirer pour la première fois. Douloureux et parfait. Je prends pleinement conscience que
mon amour pour Damon peut se révéler très dur à vivre, mais une vie sans lui peut être une souffrance
atroce.
14
Promesses
À cheval sur lui, je tiens son visage trempé entre mes mains. Je suis encore choquée par le fait
que Damon ait subi des maltraitances aussi affreuses de la part de la personne qu’il appelle son père.
Cela me brise le cœur de voir cet homme fort, volontaire, qui a réussi dans la vie, si tourmenté par
son passé.
— Si tu veux me quitter, je comprendrai, propose-t-il d’un ton faible.
Je ressens ses paroles comme un coup de poing, que j’encaisse en pleine figure.
— Mais pourquoi je voudrais te quitter ? Je ne t’ai pas quitté avant, pourquoi partirais-je
maintenant ?
S’il croit que je vais déguerpir alors que je viens juste de le récupérer, il a perdu l’esprit.
— Parce que maintenant tu sais, tu as lu.
Il baisse la tête, honteux, et je suis chamboulée de le voir aussi défait. Je relève son visage et
regarde dans ses yeux tristes.
— Damon, écoute-moi. Je ne suis pas une experte, mais je crois savoir ce que c’est que l’amour.
C’est connaître la vérité dans toute sa laideur et s’en foutre complètement. Je me fiche de tout ça. (Je
fais un geste pour désigner les cahiers éparpillés dans la pièce.) Ce n’est pas toi. Ça ne te définit pas.
Ça ne nous définit pas. (J’agite la main entre ma poitrine et la sienne, approchant mon front du sien.)
C’est nous qui nous définissons.
— C’est nous qui nous définissons, répète-t-il.
— Oui, Damon. Nous. Personne d’autre.
En un instant, je vois l’inquiétude s’envoler de son visage. Ses yeux si chaleureux, ceux qui m’ont
tant manqué, sont de retour. J’enlace mon homme et l’étreins avec force. Ses muscles se détendent à
mon contact et je connais un tel soulagement que je pourrais en pleurer. J’ai bien cru qu’il resterait
toujours Damon version zombie, et je suis très heureuse de m’être trompée. En un seul geste, Damon
m’allonge sur le dos et ses hanches trouvent une place avantageuse entre mes cuisses. Il se relève sur
les coudes et m’adresse un sourire timide.
— Je vais te rendre très heureuse, Joséphine.
En deux mois, je ne l’ai pas vu sourire et j’en ai presque le vertige. Je suis prise d’un rire aigu de
jeune fille insouciante et son sourire s’élargit. J’effleure ses joues.
— Tu me rends déjà heureuse. (C’est la vérité.) Quand tu dis des choses comme ça. C’est tout ce
qu’il me faut pour prouver que j’ai fait le bon choix. J’ai choisi un homme courageux, attentionné,
merveilleux. Je voudrais seulement que tu voies à quel point tu es génial.
— Moi aussi, j’aimerais. J’aimerais qu’on y arrive tous les deux. Un jour, Joséphine. Un jour, on
arrivera à se convaincre l’un l’autre qu’on est des gens bien.
Il pousse un soupir pensif, puis s’avance pour m’embrasser à me faire perdre haleine. Ses lèvres
sont douces mais fermes sur les miennes. Sa langue s’engage entre mes lèvres pour caresser la
mienne. Je gémis dans sa bouche et son baiser se fait plus audacieux. Je mords sa lèvre inférieure, ce
qui provoque chez lui un grognement appréciateur. Ce Damon-là, mon Grand Mec, est un démon de
séduction virile et je l’adore. Il dépose encore un petit baiser sur mes lèvres et se détache de moi.
Il se met à genoux et attrape l’ourlet de mon tee-shirt pour le soulever d’un geste vif. J’ai
l’estomac qui papillonne. Il déboutonne mon short, qu’il descend le long de mes jambes. Il parcourt
mon corps d’un regard scrutateur. Je suis allongée sous lui en sous-vêtements. Il retire sa chemise ;
son torse est une vue dont je ne me lasserai jamais. C’est un chef-d’œuvre parfait qui me met l’eau à
la bouche à l’idée d’en embrasser la moindre parcelle. Je glisse la main dans mon dos pour dégrafer
mon soutien-gorge tout en regardant Damon se défaire de son pantalon. Aujourd’hui il ne porte rien
en dessous et c’est une raison de plus pour moi d’adorer ce mec obsédé. Un coup de main rapide et
ma culotte rejoint la pile de vêtements envoyés à terre à côté du lit. Damon s’agenouille à nouveau
entre mes jambes dans toute sa nudité monumentale, son pénis palpitant lourdement, délicieusement
engorgé. Mon cœur se met à battre à un rythme effréné à l’idée de ce qui va suivre.
Damon se penche sur ses avant-bras et m’emprisonne sous son corps divin. Il embrasse mon cou
avec tendresse et je ferme doucement les yeux. Il sait que je suis très sensible à cet endroit et je me
tortille sous lui. Il trace un chemin de baisers brûlants derrière mon oreille, sur mon menton, jusqu’à
ma bouche. Au moment où ses lèvres prennent les miennes, son sexe ouvre ma fente humide et
s’enfonce en moi. Entièrement. J’en ai le souffle coupé. Je griffe son dos musclé. Chaque coup de
reins est en rythme parfait avec sa langue qui caresse la mienne. Il me pilonne le sexe et la bouche
simultanément et je n’ai jamais ressenti une telle plénitude. Je le laisse prendre de moi tout ce qu’il
peut. Le rythme n’est pas lent, mais pas effréné non plus. Je sens l’extrémité turgescente de sa verge
battre sourdement au plus profond de moi. J’adore ce sentiment d’euphorie et j’ai appris à compter
sur Damon pour me le donner. Il sait comme moi qu’il est le seul à pénétrer dans ce territoire.
J’espère qu’il sera le seul homme à jamais connaître mon corps de façon aussi intime.
Ma sensation favorite sourd des profondeurs de mon ventre, qui se contracte et s’enflamme à
chaque poussée de Damon. Un gémissement sonore s’échappe de ma bouche. Damon gronde en
réponse, et accélère le rythme. Mes orteils se contractent, mon souffle reste coincé dans ma gorge. La
sensation explose violemment et envoie des ondes de choc jouissives dans mon corps pantelant. Les
tremblements qui agitent mes membres accompagnent l’apogée de mon plaisir. Le regard de Damon
est rivé au mien, je vois la transpiration embuer son front. Après encore deux poussées, tout son
corps tremble et tressaute : il se répand profondément en moi, me donnant tout jusqu’à la dernière
goutte.
Je ne me souviens pas avoir jamais été aussi heureuse. Jamais. Je reste allongée, la tête sur son
épaule, et du bout des doigts, je suis les creux et les pleins de son corps nu.
— Est-ce que Versan est au courant pour tes journaux ?
Je relève la tête pour croiser son regard.
— Je crois que je lui ai signalé que je tenais un journal dans mon enfance, mais personne ne les a
jamais vus. Tu es la première.
Je ne suis pas surprise par cet aveu. Je suis impressionnée qu’il me parle, même s’il peut s’agir
d’une joie post-coïtale. Nous sommes en progrès !
— Pourquoi tu les gardes ?
— Pour me rappeler comme je le déteste.
Je me redresse sur mon coude pour le regarder bien en face.
— Je crois qu’il faudrait que tu en parles à Versan. S’il les lisait, il pourrait t’apporter son aide.
Tu ne peux pas garder tout ça pour toi pour toujours.
Il hoche la tête. Il sait que j’ai raison.
— Je les lui apporterai, souffle-t-il.
— Tu me le promets ?
Son sourire en coin me fait fondre. Ah, ce qu’il m’a manqué, ce fameux sourire !
— Je te le promets.
15
Maison
Cela fait maintenant un mois que j’ai récupéré mon Damon. Un mois très chaud et paradisiaque
de bonheur. Nous faisons l’amour tous les jours. Nous mangeons quasiment chaque repas ensemble. Il
se joint même à mon rituel du matin et vient prendre son petit déjeuner au Petit Resto avec moi. Noni
fait de grands yeux et flirte avec lui chaque jour. Elle passe son temps à rougir, à se recoiffer et à
lisser son tablier quand elle le voit entrer. C’est sacrément comique.
Les relations de Damon avec les autres progressent également. Il voit Élise tous les quinze jours
lors d’un dîner et ils semblent réussir à se supporter de nouveau. Il s’est remis à travailler à plein
temps, et Brian comme le psy m’assurent qu’il va bien. Ses rendez-vous avec le docteur Versan sont
hebdomadaires et même s’il ne me fait pas de compte rendu, il paraît un peu plus apaisé après chaque
séance. La rénovation de la librairie se passe bien. Damon s’arrête le plus souvent pour déjeuner
avec moi et nous évoquons ensemble toutes mes idées. Si tout est fait dans les temps, j’espère
pouvoir organiser une grande réouverture d’ici quelques semaines.
— Alors tu penses que c’est une bonne idée ?
— Mais oui. Tu m’as dit des tas de fois que Noni était super. Ça me paraît être la bonne personne
pour ce boulot. À mon avis, fonce !
Damon me tapote la jambe de manière rassurante pendant que nous garons la Volvo devant le
Petit Resto.
— Génial.
Je pensais engager Noni dans tous les cas, mais cela me plaît d’avoir son soutien. Je change
complètement de sujet :
— Est-ce que tu as réfléchi au sujet de ta mère ?
Il m’envoie un regard éloquent et je recule. La dernière fois que j’ai abordé le sujet, il m’a
promis d’y réfléchir, mais je suppose que la réflexion n’est pas terminée. Je comprends qu’il ressente
une sacrée haine pour cette femme, mais je ne peux m’empêcher de penser que quelque part sous ses
airs de grand mec bien musclé, se trouve un garçon qui attend depuis très, très longtemps que sa mère
vienne lui dire qu’il est son fils.
— OK, mais sache que si tu ne te décides toujours pas, il se pourrait que je demande à Brian ce
qu’il en pense. Et si on prenait l’avis d’Élise, de Brian, de Noni, du docteur Versan et de Gramz ? On
peut faire un sondage pour voir si c’est une bonne idée.
Je lui donne un petit coup d’épaule sur le chemin du Petit Resto et il secoue la tête pour rejeter
mon idée d’un simple geste. Il n’est pas prêt.
Comme sur commande, Noni rougit, arrange ses cheveux et son tablier, puis se dirige vers nous.
Je commence à ressentir de l’anxiété à l’idée de la proposition que je vais lui faire. Et si jamais elle
me prend pour une folle ?
— Bonjour Jo, bonjour Damon.
Noni se tourne vers mon mec et lui adresse un petit signe de tête. Damon lui répond par un bref
sourire et se plonge dans le menu.
— Salut, Noni, dis-je pendant que nous nous installons sur notre banquette habituelle.
Je ne prends pas la peine de regarder le menu car je prends toujours la même chose. Damon, en
revanche… Le Grand Mec aime commander deux ou trois petits déjeuners en un tous les matins.
— Tu sais ce que je veux, je marmonne avant de regarder Damon, qui étudie encore les choix.
— Je prendrai l’intégral avec un café, mais est-ce que je pourrais avoir double ration de bacon et
d’œufs ?
Damon replie le menu et envoie à Noni son sourire en coin caractéristique.
Noni a du mal à s’empêcher de sourire bêtement. Elle acquiesce et gribouille notre commande,
puis retourne à la cuisine.
J’enroule une boucle autour de mon doigt et souris à Damon comme une tourterelle énamourée. Je
me fiche complètement de l’impression que je peux donner. Je suis sans conteste l’une de ces « sales
chanceuses » à la petite vie bien tranquille, maintenant, et ça me plaît beaucoup. Tout s’arrange
comme il faut et je suis bien satisfaite. Le capitaine et mes parents me manquent tous les jours, mais
Damon est avec moi pour atténuer la douleur. Il sent quand je suis en mauvais état. C’est lui qui me
rattrape quand je me débats en eaux profondes et que je flanche. Tout le monde devrait avoir
quelqu’un, n’importe qui pour faire ça pour lui.
— Faisons un pari, dit-il sans prévenir.
Je suis surprise, mais je ne vais pas reculer devant un petit jeu.
— Qu’as-tu en tête, Grand Mec ?
— Cinq dollars que tu ne lui demandes pas quand elle revient à notre table.
— Ça marche. J’espère que tu as un billet de cinq dollars dans ton luxueux portefeuille en cuir.
Je regarde par-dessus mon épaule et repère Noni. Le timing est parfait : elle se dirige vers nous,
cafetière en main. Tout en présentant ma paume ouverte à Damon, je me lance sans plus attendre :
— Merci, Noni. Au fait, est-ce que ça te dirait de venir travailler au coin café de ma librairie ?
Du coin de l’œil, je vois Damon secouer la tête et attraper son portefeuille.
Noni hausse les sourcils, surprise et confuse à la fois.
— Comment ça ?
L’espace d’une seconde, j’ai peur qu’elle ne laisse tomber la cafetière tellement ses mains
tremblent.
— Tu ne te souviens pas ? Je t’avais parlé de faire une librairie-café, parce que servir des
boissons chaudes et des petits gâteaux apporterait des clients à la librairie. (Elle hoche la tête.) Eh
bien, j’aurais besoin de quelqu’un pour s’occuper de cette partie-là. Tu me sers mon café tous les
matins depuis des années et Damon et moi on est tous les deux d’accord pour dire que tu serais
parfaite.
— Moi ?
Son menton se met à trembler et la fontaine se met en marche. Oh, merde.
— Ce serait un temps plein ?
— Oui, aux horaires du magasin, en journée.
Elle s’arrête un instant, clairement inquiète.
— Tu es sûre, Jo ? Je n’y connais rien en librairies-cafés.
Je lui prends la main.
— Noni, moi non plus je n’y connais rien. Je te fais confiance et je suis sûre qu’on pourra
apprendre le reste ensemble.
— Je suis partante !
Elle m’envoie un sourire rayonnant ainsi qu’à Damon.
— Tu ne veux pas connaître le salaire ?
— N’importe quoi serait mieux qu’ici, chuchote-t-elle.
Damon me fourre un billet de cinquante dollars dans la main et hausse les épaules.
— OK, tu as gagné. Tu as de la monnaie ?
— Tu rigoles, Grand Mec.
Je glisse mon gain dans ma poche, toute fière de moi. J’ai la certitude que tout va bien se passer.
Noni essuie ses larmes et éclaire la pièce d’un sourire que je n’ai jamais vu sur son visage.
— Quand peux-tu commencer ?
Elle se tourne vers sa patronne, Margaret, qui essuie le comptoir en bavardant avec les clients
réguliers.
— Margie ! Je démissionne.
Margaret lui envoie un regard sceptique.
— Tu démissionnes toutes les semaines.
La patronne poursuit son travail pendant que nous rions tous les trois de sa réponse bougonne.
— Tu passes à la librairie demain, Noni, d’accord ? On parlera des projets et on établira ton
contrat, ce genre de choses.
Elle hoche la tête, incapable de s’arrêter de sourire.
— Merci, Jo, chuchote-t-elle. Toi aussi Damon. Vous n’imaginez pas ce que ça représente pour
moi.
Après mon rituel du matin avec Damon, je le dépose au loft « pour travailler » et je pars pour la
librairie. Il me promet de rester à la maison toute la journée, de passer des appels et de déposer notre
enfant poilu au magasin s’il doit s’absenter. Hemingway n’aime pas rester seul.
Ma journée passe vite et sans m’en rendre compte, j’arrive au moment où mon téléphone affiche
16 h 50. Je vais chercher mes affaires dans mon bureau fraîchement rénové et souris à la photo du
capitaine sur mon bureau. Je dépose un baiser au bout de mon doigt, que je presse sur le cadre de
verre.
— Ça rend bien, pas vrai, capitaine ?
Je ressors et regarde le magasin. De nouveaux rayonnages ont été installés, les murs repeints en
couleurs dynamiques. De petites suspensions accrochées au plafond créent une ambiance chaleureuse.
Des fauteuils capitonnés, exactement les mêmes que ceux de la bibliothèque de Damon, sont répartis
de façon aléatoire dans le magasin. Le petit bar offrant des boissons chaudes à l’avant du magasin est
bientôt terminé. Il est doté d’une vitrine réfrigérée pour exposer ce que nous déciderons de proposer :
des muffins et des bagels, sans doute. J’en discuterai avec Noni. Elle qui est serveuse
professionnelle, elle saura ce que les gens veulent avec leur café. Des cartons de stock à n’en plus
finir sont empilés jusqu’au plafond et n’attendent que d’aller remplir les étagères. C’est Damon qui a
permis tout cela et je suis encore ébahie d’avoir autant de chance : un homme qui m’aime et qui me
soutient dans mon rêve.
J’arrête de zyeuter ma belle librairie et me prépare à partir. Je prends mon téléphone, passe mon
sac en bandoulière et m’apprête à mettre en route le système d’alarme. C’est une opération encore
délicate pour moi, aussi je tape le code avec soin et sélectionne le bouton « activer ». Ce qui me
donne soixante secondes pour vider les lieux avant de mettre en branle tout le bataclan. Je cours vers
la porte, que je referme d’une main tout en appelant Damon de l’autre. Il répond à la première
sonnerie, la voix renfrognée.
— Salut, ma chérie.
— Hé bien, on est grognon ?
Je m’attarde à faire les cent pas devant la vitrine pour admirer le panneau « Ouverture
prochaine ».
Damon pousse un gros soupir.
— Ma sœur s’est invitée à dîner. D’après elle, on a besoin de parler, mais je peux annuler si tu
veux.
— Mais non. Il faut bien qu’on se rencontre un jour ou l’autre, non ? Je ferai la cuisine. Tu aurais
envie de quoi, ce soir ? (J’entends presque son sourire démoniaque. Obsédé.) Et non, je ne suis pas
au menu. Je veux bien faire office de dessert, après le départ de ta sœur.
— Oh, que oui ! Si tu refaisais ton truc au fromage et aux pommes de terre ?
Il est bien trop enthousiaste pour mon ragoût du pauvre. Je commence à me dire qu’il cherche du
réconfort dans la nourriture simple et roborative : nous mangeons du gratin de macaronis une fois par
semaine à sa demande.
— Ça marche, Grand Mec. À tout de suite.
Il me salue aussi et je raccroche, puis m’empresse de retourner à la voiture pour rentrer chez moi.
Chez moi. Ces mots m’éblouissent encore. J’ai un chez-moi, auprès de Damon et d’Hemingway. Je ne
pourrais rêver mieux.
16
Une invitée
Je déverrouille les portières de ma nouvelle voiture de loin avec ma clé ultramoderne. Je lance
mon sac à l’intérieur et m’apprête à monter.
— Jo ?
Je me retourne pour voir qui m’a appelée.
— Andy ? Mais qu’est-ce que vous faites là ?
Il rit, montrant ses belles dents blanches.
— Mon appartement est dans cette rue. Nous changeons d’itinéraire, je crois que Caramel
commence à se lasser de notre promenade habituelle.
Je regarde son chien et la première chose que je remarque, c’est que c’est un beau labrador tout
noir.
— Vous avez baptisé votre labrador noir Caramel ?
Andy hausse les épaules et baisse la tête.
— Comme beaucoup de chiens.
Je fronce les sourcils et secoue la tête.
— Comment se fait-il que les hommes soient incapables de donner des noms aux animaux ?
Andy éclate de rire et penche la tête.
— Parce que vous, vous l’appelleriez comment ?
Je m’agenouille et prends la tête soyeuse de Caramel entre mes mains. Ses yeux couleur chocolat
me renvoient un regard paisible. Facile à nommer, celui-ci.
— Chaucer. C’est un chien poétique, aucun doute là-dessus.
Je me relève et pose une main sur ma hanche, contente de mon choix.
Évidemment, le maître se contente de rire.
— Je crois que je vais m’en tenir à Caramel.
Je ris un peu aussi.
— Évidemment.
Je rends son sourire à Andy, puis je caresse la tête noire satinée de Chaucer/Caramel.
— À une autre fois.
— Oui, j’espère.
Je lève les yeux au ciel et m’esclaffe devant les manières directes d’Andy.
— Au revoir, Andy.
Je m’installe sur le siège en cuir et ferme la portière. Damon ne sera pas content que j’aie
bavardé avec Andy-les-doigts-d’or. Je ne prendrai pas la peine de lui en parler, cela ne fera que le
rendre encore plus grognon, et il l’est déjà, merci Élise. Ça promet, comme soirée.
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent avec un tintement, j’ai l’estomac en vrac. Sa sœur me
déteste déjà. Cette idiote m’en veut parce que Damon ne lui a pas parlé pendant qu’il se remettait de
son overdose. N’importe quoi. Je me fous de ce qu’elle pense, mais pour Damon, j’aimerais au moins
que nous arrivions à nous supporter toutes les deux. Allez, peut-être qu’on arrivera à discuter
poliment. Voilà une idée originale.
À l’instant même où j’entre dans le loft, j’entends la voix grave de Damon à plein volume. Super,
il est déjà en colère. J’entre dans la salle à manger aussi silencieusement que possible. Assis face à
Élise, Damon est effectivement furieux. Il m’aperçoit aussitôt. Élise, dos à moi, suit le regard de
Damon et se tourne dans son siège. Elle ne ressemble pas du tout à son frère, et si je ne l’avais pas
su, je n’aurais jamais cru qu’ils étaient de la même famille. Par contre, je constate qu’elle a les yeux
bleus de Gramz. Je lui adresse un sourire froid et Damon se lève pour nous présenter. Élise l’imite,
prenant bien soin de lisser sa robe bustier d’été.
— Élise, je te présente ma petite amie, Joséphine. Joséphine, voici ma sœur, Élise.
Je hoche la tête et m’avance pour lui tendre la main. Elle la prend, mais son joli visage clair
affiche une expression très soupçonneuse. Un silence inconfortable s’abat sur la pièce et je bondis sur
cette occasion de fuir.
— Élise, c’est un plaisir de te rencontrer. Je vais commencer à préparer le repas et vous laisser
bavarder tous les deux.
— Oh non ! Viens donc t’asseoir pour parler avec nous. Apparemment, tu as beaucoup
d’influence sur mon frère, peut-être pourras-tu le ramener à la raison.
Pardon ? Je plisse les yeux devant tant d’audace, puis je regarde Damon qui passe les mains dans
ses cheveux déjà ébouriffés et s’affale sur le canapé.
— Très bien.
Je traverse la pièce pour m’asseoir à côté de Damon. Pas étonnant qu’il ne veuille pas lui parler,
c’est vraiment une sale conne autoritaire.
Élise rassied son petit postérieur sur le canapé et tapote ses cheveux blonds parfaitement coiffés.
— J’étais en train de dire à Damon que la famille, c’est important. Même si nous ne nous
entendons pas forcément, nous devons quand même nous soutenir les uns les autres.
— Oh, arrête tes conneries, Élise ! la coupe Damon d’une voix grave qui nous surprend toutes les
deux. Ça ne m’étonne pas qu’il ait besoin d’argent, il n’a jamais un sou devant lui. Par contre, ça me
surprend de te voir obéir à ses ordres.
— C’est notre père ! fait-elle d’un ton sec.
— Alors tire-le de sa merde, si tu y tiens, la rabroue Damon.
Je reste à regarder leur concours de cris. Comme je n’ai pas de frères et sœurs, c’est très
divertissant, surtout qu’ils savent ce qui va faire réagir l’autre.
— Je ne peux pas. Isaac refuse de lui donner quoi que ce soit.
Élise a le regard fixé sur ses genoux, clairement honteuse.
— On dirait bien que mon beau-frère et moi avons la même opinion de cet ivrogne.
— S’il te plaît, Damon. Il a l’air vraiment dans la panade, cette fois-ci.
— Est-ce qu’il t’a dit combien il devait ?
— Quarante-cinq, marmonna-t-elle.
Je me tourne vers Damon pour le voir afficher un air estomaqué. Ensuite, il feint l’amusement et
part d’un gros rire.
— Voilà, c’est fabuleux. Il a réussi à se faire une ardoise de quarante-cinq mille dollars auprès
d’un usurier ou d’un bookmaker qui va lui mettre une pression de dingue pour qu’il raque. Quel gros
naze ! Eh bien, je ne l’aiderai pas. Il va devoir se faire défoncer la tronche comme un homme et
trouver comment payer ses dettes.
— Mais s’il se fait tuer ? hurle Élise. Tu peux acheter une voiture neuve à une fille entretenue, et
même tout un magasin, mais tu refuses d’aider ton propre père ?
C’est à mon tour de trahir ma surprise. Elle ne manque pas de toupet, je peux le lui accorder,
mais m’insulter en face ? Après m’avoir demandé de rester et de participer à leur discussion ?
Damon bondit sur ses pieds, agité d’une respiration saccadée, les joues cramoisies.
— Joséphine représente plus pour moi qu’il ne représentera jamais. Je préférerais jeter chaque
centime que j’ai pu gagner plutôt que de donner quoi que ce soit à ce mec. Élise, je te préviens, c’est
la première et la dernière fois que tu parles de la femme que j’aime de cette manière. Si tu t’avises de
le refaire, tu seras morte à mes yeux. Et maintenant, dehors ! rugit-il.
Je souris qu’il me défende ainsi. Mon Grand Mec peut se montrer assez intimidant.
— Damon… proteste-t-elle.
— Dehors ! beugle-t-il en désignant la porte du doigt.
Élise tourne la tête comme si elle venait de se prendre une claque. Elle se dirige vers la sortie et
j’ai presque de la peine pour elle. Il est clair qu’elle ne sait rien de la relation de Damon avec
Edward, de ce qu’il a enduré des mains de son père. Damon m’a dit lui-même que personne n’était au
courant. Seulement moi et Versan, même si j’imagine que Gramz se doute de quelque chose. Je
m’avance devant lui et pose les mains sur son torse. Son cœur bat à toute allure. Il faut qu’il oublie
toutes ces horreurs. Il se pourrait que nous passions tout de suite au dessert ce soir.
17
Couverture
— Regarde-moi.
Je prends le menton de Damon entre mes mains et essaie de ramener son attention à moi.
Il me résiste et je me hausse sur la pointe des pieds pour l’embrasser en donnant tout. Il a besoin
de se défaire d’un peu de stress et c’est ce que je veux faire. Il émet un son étranglé quand j’insère la
langue dans sa bouche et explore sa langue agile. Je me détache juste un petit peu pour pouvoir le
regarder dans les yeux.
— Le dessert est prêt, je murmure contre ses lèvres.
— Tu lis dans mes pensées, gronde-t-il avant de se pencher pour me prendre par la taille et me
charger sur son épaule.
Je ris, suspendue dans son dos, et lui administre de petits coups sur les fesses. Mes boucles
châtaines rebondissent à chaque pas. Damon m’emporte dans la cuisine. J’ai été son hors-d’œuvre
une fois dans cette pièce. Logique que je fasse aussi le dessert. Il se baisse pour me remettre
doucement sur mes pieds, puis pose un genou à terre devant moi et relève les yeux. Mon cœur
s’arrête de battre un instant quand je vois comme il est beau, avec tout ce que cette position pourrait
impliquer. Il sait exactement ce qu’il fait, parce qu’il me lance un sourire espiègle. Le con !
— Pas aujourd’hui, Joséphine, précise-t-il avec une moue moqueuse.
Il relève l’un de mes pieds et retire la sandale à semelle compensée. Il dépose un doux baiser sur
ma cheville, puis repose mon pied par terre. Il lève mon autre pied et renouvelle ce geste sensuel
d’ôter ma chaussure puis d’embrasser la cheville dénudée.
Je suis contente qu’il ne voie pas mes joues s’empourprer. Je suis très gênée qu’il ait distingué
mon expression. L’image de lui un genou à terre devant moi est maintenant gravée dans mon cerveau
et y fait naître toutes sortes de pensées. J’en suis vite distraite, car il a passé ses grandes mains sous
ma robe de coton et les remonte le long de mes jambes, pour venir s’emparer de mes fesses. Il se
penche et pose la tête sur mon ventre un moment. Je vois ses paupières se fermer. Je me sens vénérée.
Chérie.
Il recourbe les doigts, les accroche à mon string de dentelle trempé, qu’il fait glisser le long de
mes cuisses, puis tomber à mes pieds. Je m’en libère et Damon le jette plus loin dans la cuisine. Il se
relève et m’empoigne les hanches pour me poser sur le comptoir. J’attends. Avec un sourire
diabolique, il se dirige vers le réfrigérateur. Comme la porte le cache, je ne peux pas savoir ce qu’il
cherche. Enfin, il la referme et présente sa trouvaille.
— Fraises à la Joséphine, annonce-t-il. Mon nouveau dessert préféré.
Mon estomac tressaute, puis s’enflamme. Je ne sais pas ce qu’il a l’intention de faire de ces
fraises, mais j’ai la nette impression que ça va me plaire. Beaucoup.
Damon ouvre la barquette et prend son temps pour choisir une belle fraise rouge sombre et bien
dodue. Il la tient en l’air comme si c’était le cadeau de toute une vie.
— Allonge-toi, murmure-t-il.
J’obéis tout de suite et j’étends le dos sur le comptoir. Il retrousse ma robe autour de ma taille de
façon à me voir entièrement. Le regard sur moi, il s’humecte les lèvres avec délice, puis soulève mes
jambes, se penche et place la paume de sa main libre sur le comptoir à côté de moi, le creux de mes
genoux maintenant sur ses épaules.
Mon estomac fait des bonds, mon bas-ventre picote et j’ai très envie de sentir sa bouche sur moi.
La fraise dans sa main disparaît entre mes cuisses. La fraîcheur de l’air vient apaiser mon clitoris qui
frémit : Damon souffle dessus. La pointe de la fraise froide me fait sursauter et je pousse un cri en la
sentant s’enfoncer dans ma moiteur chaude. Damon retire lentement la fraise pour la faire glisser vers
mon clitoris délaissé. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Il porte la fraise à ses lèvres et
en prend une bouchée, puis me la tend.
— Goûte, demande-t-il.
J’ouvre la bouche et je mords à mon tour dans le fruit présenté. Damon m’observe pendant que je
savoure ce qu’il m’a donné.
— Tu comprends pourquoi tu es mon parfum préféré ? murmure-t-il.
Je suis clouée sur place, complètement sous le charme. Waouh, c’était sexy. Avant que j’aie eu
le temps de me rendre compte, sa bouche atterrit sur ma fente humide et palpitante. Ses lèvres
expertes se referment autour de mon clitoris et la sensation est délicieuse. En même temps sa langue
s’active sur mon point le plus vulnérable. Je rejette la tête en arrière et gémis. Il laisse échapper un
murmure d’appréciation, et les vibrations se propagent dans tout mon corps. J’ai du mal à respirer et
mon rythme cardiaque s’emballe. La langue de mon Grand Mec plonge à l’intérieur de moi et il se
met à effectuer de lentes caresses.
— Ah ! je crie.
Mes hanches se soulèvent en rythme avec sa langue, sans que je leur aie commandé. J’ai des
crampes dans les pieds à force de me raidir. La langue de Damon retourne à mon clitoris et je sens
deux doigts encercler ma fente, puis s’enfoncer profondément en moi, décrivant des mouvements
circulaires à l’intérieur. Sa bouche se referme une fois de plus sur mon clitoris, mais cette fois, sa
langue est si rapide que je peux à peine respirer. Un orgasme décadent prend sa source très bas dans
mon ventre. Un cercle de plus sous ses doigts, et j’explose. Damon ralentit et adoucit sa caresse
pendant que je vogue sur mon orgasme. J’ai à peine une seconde pour respirer qu’il me fait déjà
basculer sur son épaule.
— Par ici, Joséphine. Je vais prendre le plat de résistance au lit.
Mon visage s’anime d’un sourire machiavélique en regardant ses pieds monter les marches. Je
n’ai pas à me plaindre. Nous pourrions prendre notre repas au lit tous les soirs.

— Miss USA.
J’entends le capitaine m’appeler exactement comme avant. Tout est sombre autour de moi et
même si cette impression est familière, je ne peux m’empêcher de chercher la lumière à côté du lit. Je
tâtonne sur la surface fraîche de la table de nuit mais je ne peux pas trouver la lampe.
— Ne t’emballe pas. Ce n’est que moi.
Je m’immobilise et écoute cette voix bourrue. C’est un vrai réconfort. Je me rends compte que ça
fait une éternité que je n’ai pas entendu sa voix. Ma poitrine est douloureuse et lourde de mélancolie.
Quelque part dans les tréfonds de ma conscience, je sais qu’il s’agit d’un rêve, comme l’autre fois. Je
suis en sécurité, je sais que Damon est à côté de moi dans le lit, mais je chuchote malgré tout,
nerveuse :
— Ta voix me manque, capitaine.
— Je sais bien. Jo, est-ce que tu te rappelles la fois où tu as trouvé sur l’étagère le livre qui
n’avait pas la bonne jaquette ?
Je repense à nos sept années passées ensemble et je souris au souvenir de ce détail. Ces
réminiscences de l’époque du capitaine sont douces-amères. Je ne voudrais surtout pas le chasser de
ma mémoire, mais la fouiller c’est comme rouvrir une blessure.
— Oui, je me souviens. C’était un roman qui avait hérité d’une jaquette de livres de loisirs
créatifs. Le truc complètement improbable. Tu ne me croyais pas jusqu’à ce que je vienne te le
montrer.
— Tu ne peux pas me reprocher d’avoir voulu voir ça de mes yeux. Je n’avais pas à te croire sur
parole pour tout, ma petite.
Je me souviens et lâche à voix haute :
— Papier mâché. C’était un thriller sanguinolent à l’intérieur, mais il était couvert d’une jaquette
sur la confection du papier mâché.
— Oui voilà, c’est ça. L’horrible pâte gluante que les enfants tartinent sur des ballons de
baudruche pour faire des maquettes de planète, ce genre de trucs…
— Comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences, pas vrai ?
— Ouais. Parfois les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être, Jo. Parfois il y a tromperie sur
la marchandise.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
J’attends un moment mais il ne répond pas.
— Capitaine ?
Rien. Il est parti. Encore une fois.
18
Tromperie sur la marchandise
Mon rêve de cette nuit occupe mon esprit toute la journée. J’avais complètement oublié que Noni
viendrait ce matin jusqu’au moment où je suis entrée dans le Petit Resto et que, pour la première fois
d’aussi loin que je me souvienne, elle n’était pas là pour m’accueillir. J’ai quand même mangé mon
petit déjeuner, seule parce que Damon était en rendez-vous toute la matinée, mais ce n’était pas la
même chose sans avoir Noni avec qui bavarder. Bien sûr, je suis très heureuse pour elle. Elle n’en
parlait pas beaucoup, mais cela lui pesait de travailler jour après jour au Petit Resto. Mais
maintenant que je suis obligée de manger en solo, je me dis que je fréquentais sans doute ce lieu
depuis toutes ces années pour Noni autant que pour la nourriture et le très bon café.
Une fois que j’ai garé ma Volvo, je l’ai aperçue qui m’attendait devant la vitrine de la librairie.
Cela m’a fait un choc de voir Noni en habits de tous les jours, les cheveux lâchés. Je ne l’avais vue
jusqu’ici qu’en uniforme de serveuse style années 1950, avec les cheveux relevés en chignon. C’est
vraiment une belle femme et elle paraît dix ans de moins avec les cheveux lâchés. Ses cheveux
châtains sont semés de gris et ses yeux marron entourés de fines pattes-d’oie, mais dans l’ensemble,
le temps l’a plutôt épargnée.
Je l’applaudis d’avoir eu le cran de démissionner d’un emploi qu’elle a occupé aussi longtemps.
Je lui dis que Margaret, sa patronne au Petit Resto, avait l’air carrément constipée quand je l’ai vue
le matin et nous rions une minute ou deux.
J’ouvre le magasin et je tiens la porte ouverte pour Noni. Elle entre et balaye du regard l’endroit.
Avec deux doigts, elle essuie la poussière sur le comptoir où se trouve la caisse pour inspecter la
saleté ramassée. Pour moi, c’est bon signe : elle est consciente de la nécessité de garder les lieux
propres. Ce sera chouette d’avoir quelqu’un avec qui partager les tâches ménagères.
— Avant tout, je veux savoir pourquoi ton café est dix mille fois meilleur que le truc infâme que
m’a servi Margaret ce matin.
Je fais la grimace en me souvenant du goût.
— Je ne révélerai jamais mon secret ! (Elle avance le menton et garde la tête haute, visiblement
fière de son astuce.) Bon, peut-être qu’à toi, je le dirai un jour.
Je hoche la tête, satisfaite de sa réponse, et je l’emmène à son futur lieu de travail pour lui
montrer ce que nous avons déjà.
— Alors, quand est-ce que je rencontrerai le manager ? demande Noni.
Alors là, je ne sais pas quoi lui répondre. Pourquoi imagine-t-elle que quelqu’un d’autre que
nous deux travaillera ici ?
— Ce sera juste toi et moi, mon amie. La partie café, c’est toi qui t’en occupes. Voilà, dis-je en
désignant un coin avant du magasin, là c’est le monde de Noni. Et par ici, dis-je en désignant de mon
autre bras l’endroit de la caisse, c’est le petit monde un peu taré de Jo.
Je termine mon explication par un grand sourire, mais Noni me regarde comme si je venais de lui
dire que les poules avaient des dents. Ben quoi, où est le problème ?
— Je croyais que quelqu’un me superviserait à la partie café.
Je secoue la tête.
— Non, ce sera seulement toi. Tu n’as pas besoin d’être supervisée. Je t’ai vue au Petit Resto te
débrouiller comme une chef pendant des années. C’est justement pour ça que je savais que tu serais la
personne rêvée.
Sans prévenir, Noni me serre fort dans ses bras. Bon, elle doit être contente d’être là.
Nous passons le reste de la journée en brainstorming, mais le rêve de cette nuit occupe mes
pensées en permanence. Il ne faut pas se fier aux apparences. Parfois, il y a tromperie sur la
marchandise. D’un coup, la lumière se fait et j’ai l’impression de comprendre ce que mon
subconscient a essayé de me souffler. Damon. Je sors mon téléphone portable de ma poche pour
envoyer un texto à Brian.
Moins de dix minutes plus tard, mon copain préféré franchit la porte du magasin d’un pas élégant.
— Alors, qu’y avait-il de si important qui m’a forcé à annuler mon rendez-vous avec Jérémie
pour un café latte ? Damon m’a donné ma demi-journée en disant qu’il avait des affaires personnelles
à régler, alors il y a intérêt à ce que ça soit intéressant.
Il croise les bras et avance un pied revêtu d’une chaussure bateau.
Je le regarde, interdite.
— Quelles affaires ?
— Ma puce, si je le savais, je te le dirais, mais je n’en ai aucune idée. Alors, c’est quoi cette
histoire ?
— En fait, j’ai juste besoin de ton opinion. Ton café, tu peux le prendre ici, Noni commence à
tester nos machines perfectionnées. Noni, par ici !
Noni s’avance vers nous. Je prends une grande inspiration et me lance.
— Alors Noni, tu n’es pas au courant, mais Brian, si. Damon prétend détester son père et sa mère
et ne vouloir avoir de contact avec aucun des deux, mais il y a quelque chose qui me dérange. Je
n’arrive pas à croire qu’il ne veuille vraiment pas rencontrer Beverly. C’est son nom, Beverly. Je
l’ai vu sur son certificat de naissance et je vais essayer de la retrouver.
Je les regarde tous les deux ; ils sont stupéfaits.
— Eh bien, dites quelque chose !
Je pose les poings sur mes hanches et les observe.
— Tu creuses ta propre tombe, ma puce. Je te promets de m’assurer que toutes tes fleurs seront
assorties.
Je donne une bourrade à Brian, puis me tourne vers Noni pour avoir son avis à elle.
— Je, euh, je ne le connais pas très bien, alors suis ton instinct.
Noni sourit et me tapote l’épaule.
— Tu vois, Brian, ça s’appelle donner son avis. C’est un concept étrange que des amis utilisent
tout le temps, dis-je en appuyant bien sur les mots.
Il hausse un sourcil et lève les yeux au ciel.
— Eh bien, je vous soutiens tous les deux, mais tu es consciente qu’il va te tuer, d’accord ? Il ne
veut pas d’une relation avec elle et il déteste qu’on se mêle de ses affaires.
Brian a tout à fait raison, mais je m’en fiche. Je sais que quelque part au fond de lui, Damon
voudrait autre chose que ce qu’il prétend vouloir. C’est ce que me disait ce fameux rêve. Il faut que
je le fasse. Je connais déjà son nom, il ne me reste plus qu’à la trouver.
— Merci pour vos avis, les amis et les autres.
Noni éclate de rire et Brian et moi rions avec elle. Le reste de la journée s’écoule rapidement.
Nous testons plusieurs sortes de café et nous débattons des mérites qu’il y aurait à ajouter plus de
muffins ou plus de cookies au menu de la librairie, qui s’allonge de jour en jour. Noni envisage même
qu’une fois tout en route, nous puissions nous mettre à offrir des déjeuners légers. À la fin de la
journée, j’ai le cerveau en compote et je suis remontée comme un coucou suisse.
Noni et Brian prennent congé aux environs de dix-sept heures, et un quart d’heure plus tard, j’ai
abandonné l’idée d’abattre plus de travail et je rassemble mes affaires pour rentrer à la maison. Le
téléphone et les clés à la main, je lance l’alarme et me dirige vers ma voiture. Je regarde l’écran pour
voir si j’ai des messages : deux en attente.
Vu Gramz aujourd’hui. Elle veut te voir. Je t’aime. D.

J’ouvre rapidement le deuxième SMS :


Serai en retard. Trucs à faire. Je t’aime. D.

« Serai en retard ? »
Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? Je réponds à son SMS et reste perdue dans mes pensées, à me
poser des questions au sujet de Damon, quand je vois Andy et Caramel qui se dirigent vers moi.
— Salut, Chaucer. Bonjour, Andy.
Je pointe la clé vers ma Volvo pour la déverrouiller, j’ouvre la portière et y lance mon sac.
— Alors, il aime la nouvelle promenade ?
Caramel s’assoit sur ses pattes arrière et halète gaiement.
— Oui, ça lui plaît. En vérité, je crois qu’il aime bien vous voir tous les soirs, plus que le
paysage en lui-même. Je ne peux pas lui en vouloir.
Andy me dédie un grand sourire.
C’est qu’on n’y va pas avec le dos de la cuillère !
— Très bien, Casanova, dis-je en tapotant la tête de Caramel, avant de voir qu’Andy m’observe,
ce qui commence à me flanquer la trouille. Il est temps de partir. À bientôt, les gars.
— Si j’ai de la chance, dit Andy.
Je ne tiens pas compte de sa tentative de flirt et j’entre dans ma voiture. Gramz a exigé de me
voir et allez savoir ce que cette vieille folle a à me dire.
19
La vérité
J’entre dans l’appartement de Gramz au pas de charge. La surdose de caféine m’a rendue ultra-
nerveuse. À tous les coups, elle souhaite simplement me voir parce qu’avec toutes mes occupations à
la librairie, je ne lui ai pas rendu visite depuis plusieurs jours, mais avec Gramz, allez savoir.
Parfois, elle nous réserve des coups fourrés, du style Andy-les-doigts-d’or.
Ma première vision est celle d’Élise assise sur le fauteuil des invités, qui parle à Gramz, bien
posée et parfaite comme d’habitude dans une jupe crayon, un petit haut sans manches et des talons.
Super génial, youpi ! Elle triture ses rangs de perles et je me demande comment elle gagne sa vie.
Damon me l’a sûrement dit, mais elle me met tellement mal à l’aise que tout ce qui la concerne rentre
par une oreille et sort par l’autre. Je me compose un sourire factice et me dirige vers elle.
— Bonjour.
Je me penche pour étreindre Gramz, comme toujours. Élise ne répond même pas à mon salut et se
contente d’afficher un air condescendant. Connasse.
— Alors, où était l’urgence ? Il y a un nouvel agent d’entretien qui vous fait de l’œil ?
Je ris, mais pas Gramz. Inquiète, je m’approche une chaise.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Gramz se met à fourrager dans des papiers sur la tablette et me montre une lettre.
— Tu n’as qu’à lire toi-même, fait-elle, visiblement épuisée.

Chère Madame Cole,

Le Crédit fédéral de Las Vegas souhaite vous remercier de votre fidélité. Vous êtes une cliente
privilégiée et nous sommes heureux que vous bénéficiiez d’un compte chez nous depuis tant
d’années. Toutefois, notre service prévention et détection des fraudes a récemment relevé des
activités inhabituelles et potentiellement frauduleuses sur votre compte. Merci de nous rappeler
dès que possible, afin d’éclaircir les faits au plus vite.
Soyez assurés, Madame, de nos sentiments les meilleurs,
David Herring
Directeur du service détection
et prévention des fraudes.

Les sourcils froncés, je regarde Gramz.


— Mais qu’est-ce qui se passe ?
— On dirait bien que quelqu’un vole ma grand-mère depuis quelque temps, répond Élise d’un ton
sarcastique.
Je comprends tout de suite ses insinuations et j’ai l’impression de m’être pris un coup de poing
dans la figure. Je plisse les yeux face à cette snob insupportable et j’avance droit sur elle.
— Alors toi, je ne te donne pas le droit d’insinuer que j’aurais pu faire une chose pareille ! Je te
jure que si tu oses…
— Stop ! Allons, je sais bien que ce n’est pas toi. (Gramz interrompt la menace qui allait sortir
de ma bouche.) Ma question, c’est : qui pourrait voler des chèques dans mon chéquier ?
Edward, bien sûr.
— Edward ! je crie, beaucoup trop fort.
Elles se regardent, surprises, puis se retournent vers moi à nouveau. Elles n’y ont pas encore
pensé ? Ce n’est pas une idée plaisante, mais il est évident que ce serait mon premier suspect. Élise
nous a déjà dit qu’il était aux abois et Damon a clairement fait comprendre qu’il n’aiderait pas son
vaurien de père.
— Ça doit être possible. J’ai regardé mon chéquier et tous les chèques ont été arrachés sauf un.
Le chéquier entier y est passé ! s’écrie-t-elle.
Cela me met en rage de savoir que quelqu’un a profité de Gramz. C’est l’une des raisons pour
lesquelles je pense qu’elle devrait habiter avec nous plutôt qu’ici. Je grince des dents et fais tous les
efforts possibles pour rester calme.
— Damon est au courant ?
Gramz secoue la tête d’un air dégoûté.
— Non, je ne lui en ai pas parlé. Seulement à vous deux.
— Eh bien, tu sais quoi ? Si papa a volé quelque chose, c’est parce qu’il est désespéré et que
Damon est un sale égoïste de refuser d’aider son propre père ! lance Élise d’une voix sifflante.
Je me penche vers elle et crache le venin que j’arrive à réunir.
— Élise, espèce de pauvre idiote mal informée !
Elle ouvre la bouche d’un coup et gonfle les narines. C’est bon, j’ai son attention.
— Et d’une, Edward aurait pu demander l’argent, plutôt que de le voler à sa mère ! Et de deux, et
plus important encore. Ton petit papa chéri, celui pour qui tu essaies de culpabiliser Damon, c’est
aussi celui qui a causé l’accident qui a tué mes parents. Il a tabassé Damon pendant toute son enfance
et c’est pour ça qu’il ne mérite pas son aide. Il l’a maltraité verbalement et physiquement pendant
toute sa vie.
Élise se tient coite, mais je vois qu’elle m’écoute. Gramz pleure sans bruit, et je suis certaine de
ne jamais l’avoir vue aussi silencieuse.
— Tu ne me crois pas ? Je t’amènerai tous les journaux intimes qu’a écrits Damon. Ils sont
remplis de tous les détails sordides. Une fois, ton père a cassé une bouteille de bière par terre, l’a
écrasée en tous petits éclats avec sa botte, et il a obligé Damon à rester à genoux dans le verre
pendant des heures. Il lui donnait des coups de cintre chauffé au briquet dans le dos. Une fois, il a
cassé les orteils de Damon avec un marteau, putain !
— Non !
Élise se couvre la bouche de la main et les larmes lui montent aux yeux.
— Si ! Si ! Tout ça, c’est arrivé. C’est ce que ton père a fait à son propre fils. Alors tu n’as pas
intérêt à le juger. Ce monstre ne mérite pas un kopeck !
— Oh, mon Dieu, souffle Gramz, qui pose ses mains ridées sur sa tête. J’aurais dû le savoir. Je
savais que c’était un mauvais père mais je n’ai jamais cru… Damon ne m’a jamais rien dit. J’aurais
dû le savoir.
Gramz renifle et ses larmes de compassion se transforment en sanglots de culpabilité.
— Non, Gramz. Ce n’est pas votre faute. Damon s’est arrangé pour tout dissimuler. Je crois que
de toute façon, ça a commencé quand ils sont partis de chez vous. Ce n’est pas votre faute.
— Je l’appelle, décrète Élise, qui essuie ses propres larmes et sort son téléphone comme si
c’était un pistolet chargé.
— Qui ça ? Damon ?
Je t’en supplie, ne l’appelle pas. Je ne devais le dire à personne !
— Non ! hurle-t-elle. Notre putain de père !
Après deux ou trois manipulations, elle porte le téléphone à son oreille.
— Papa, c’est moi. (Elle s’arrête pour le laisser parler.) Est-ce que tu as fait du mal à Damon ?
Silence.
— Tu m’as entendue. Est-ce que tu le maltraitais ? Réponds-moi !
Elle est maintenant furieuse et fait les cent pas dans la pièce. Je suis presque fière d’elle.
Il doit avoir reconnu quelque chose, car Élise soupire et s’effondre. Après ce qui semble des
minutes entières de pleurs, elle finit par parler à nouveau.
— Pendant toutes ces années, papa ?
Encore du silence.
— Ne me balance pas des excuses merdiques ! Il n’y a pas d’excuse pour infliger ces traitements,
à qui que ce soit ! Jo vient de tout nous raconter, à moi et Gramz, alors tu peux aller te faire voir !
C’est pas vrai ! Pourquoi est-ce que je me sens coupable pour elle maintenant ?
Élise raccroche, baisse la tête et revient d’un pas lent vers Gramz et moi.
— Je suis vraiment désolée d’avoir jugé Damon, Jo. Et toi aussi. Quel connard ! Pourquoi
Damon ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi est-ce que je ne savais pas ?
Elle retire ses talons d’un coup de pied et se roule en boule sur le lit de Gramz.
Sa grand-mère caresse ses cheveux blonds et lui murmure des paroles de réconfort. D’un côté,
j’ai envie de me joindre à leur étreinte, mais je ne suis pas très douée pour ce genre de choses.
— Voyons, tu ne savais pas. Aucune de vous ne savait ce qui se passait dans cette maison. (Je
regarde tour à tour Élise et Gramz, puis à nouveau Élise.) Ce qui est fait est fait. Damon m’en voudra
sans doute de vous l’avoir révélé, mais je suis contente que vous soyez au courant. Peut-être que
maintenant, vous pourrez mieux le comprendre.
Gramz ne dit rien, ne fait rien. Élise hoche la tête. Elles sont toutes les deux en état de choc et je
ne vaudrais pas mieux à leur place.
— Gramz, je dois aller voir Damon pour lui parler de ces chèques manquants.
Elle fait un signe de tête. Je me penche pour l’embrasser.
— Je vous aime, Gramz. Bientôt, je vous fais sortir d’ici. Attendez de voir.
Elle ne dit rien, visiblement encore en train de digérer tout ce que j’ai révélé. Elle hoche la tête
et caresse ma joue, ce qui me suffit comme communication.
Quand j’arrive à la porte, Élise saute du lit et me suit.
— Jo, je suis désolée. Je… (Elle pleure encore et les mots sortent entre de gros hoquets.) Je
suis… hic. Vraiment… hic. Désolée, Jo.
Je secoue la tête et elle se tait.
— Ne t’excuse pas, tu ne savais pas. Ce n’est pas ta faute non plus. (Je lui effleure le bras
amicalement et je quitte la pièce.) C’est le moment d’aller affronter mon Grand Mec.
Je reste en long moment dans ma voiture sans démarrer et essaie de remettre en ordre tout ce
fouillis dans ma tête. Parler d’Edward et de Damon, c’était difficile et il faut que je sois la première
à mettre Damon au courant de mes révélations, au cas où Gramz et Élise parviendraient à lui en
parler. Cependant, le chéquier de Gramz reste le premier sur ma liste. Damon doit le savoir aussitôt
que possible. Je demande à Brian de passer un coup de fil pour s’informer sur les employés de la
maison de retraite. Qui d’autre resterait dans la chambre de Gramz assez longtemps pour prendre ses
chèques ? Ce n’est pas comme si elle allait et venait tout le temps…
La situation de Gramz est préoccupante, mais pas question que j’oublie non plus de chercher le
nom trouvé sur le certificat de naissance : Beverly Winona Davis.
Mon intuition me dit que c’est la bonne chose à faire, alors je ne peux pas laisser tomber. Pas
avant de trouver des renseignements à donner à Damon. Je sais qu’il m’en voudra, mais j’espère
qu’un jour, qui sait, il me remerciera.
20
Réceptive
Damon n’est pas rentré quand je reviens de la maison de retraite, mais le temps que j’aille
promener Hemingway, c’est lui qui m’attend. Il a l’air de très bonne humeur et ça me désole de
gâcher sa journée, mais si je lui cache les problèmes bancaires de Gramz et mes révélations, il sera
fâché.
— Salut, mon chéri, je murmure en l’enlaçant avec tendresse.
Son odeur est le remède parfait à mon stress. Je ferme les yeux et respire profondément.
— Justement la personne que je mourais d’envie de voir. (Il m’entoure de ses bras puissants et
pose sa bouche sur la mienne en un baiser sensuel.) Tu m’as manqué aujourd’hui, dit-il avec douceur.
— Tu m’as manqué aussi.
Je prends une grande inspiration et ouvre les yeux. C’est incroyable de penser au chemin
parcouru ce dernier mois. Le docteur Versan doit être très fier.
Je n’ai vraiment pas envie de gâcher tout ça.
— Allons dîner, suggère-t-il.
Il effleure ma lèvre inférieure du pouce comme il le fait toujours. Et je frissonne, comme je le
fais toujours.
Je n’ai pas vraiment envie de lui dire ce qui va le mettre en colère, mais mieux vaut prendre les
devants avant qu’il ne soit carrément furieux.
— D’accord, mais d’abord je dois te parler de ma visite chez Gramz.
Mieux vaut tout déballer au plus vite.
— Quelqu’un la vole. Je pense qu’elle n’est pas bien à la maison de retraite, Damon. Elle n’est
pas malade et le fait d’être là-bas la rend vulnérable à des gens qui sont susceptibles de lui faire du
mal.
— Quoi ?
Damon devient tout rouge et ses veines palpitent sous sa peau.
— Quelqu’un a pris les chèques de Gramz dans son chéquier. On se dit que ça pourrait être ton
père.
Il gonfle les narines et secoue la tête, complètement écœuré.
— Je vais m’en occuper. Quel connard !
Je recule devant son éclat. Il est déjà en colère, mais je dois continuer.
— J’ai aussi ôté les illusions de ta sœur au sujet d’Edward. Elle sait ce qu’il a fait et Gramz
aussi, dis-je très vite.
Il me regarde de toute sa hauteur.
— Et pourquoi es-tu allée faire ça ? demande-t-il doucement.
J’ai l’impression d’être sous le feu des projecteurs et la chaleur qui pèse sur moi me fait
transpirer au niveau de la nuque. Je vais devoir remettre du déodorant avant de sortir, parce qu’avec
toute cette anxiété je sue comme une vache.
— Il le fallait ! je crie. Elle était insupportable et le défendait tout le temps. En gros, elle a dit
que c’était ta faute si Edward avait piqué des chèques à Gramz.
Il laisse tomber ses bras le long du corps, se détourne de moi et passe la main dans ses cheveux
bruns.
Je vois son niveau de frustration passer de moyen à fort en quelques secondes. Il serre la
mâchoire.
— Tu aurais dû m’appeler, pas leur en parler. Elles n’ont pas besoin de supporter ça.
— Et toi, si ? je demande, les poings sur les hanches.
— Oui. C’est moi qui ai supporté tout ça toute ma vie.
C’est bien de lui, de ne pas vouloir faire porter le fardeau de ses problèmes à quelqu’un d’autre.
— Jusqu’ici, ça t’a réussi ? je lance.
Damon prend l’air mécontent, mais il sait très bien que j’ai raison.
— Tu sais quoi ? Tu ne sais pas la chance que tu as ! Moi, je me suis démerdée toute seule parce
que je n’avais pas le choix. Je n’avais pas de sœur ou de grand-mère qui m’adorait à qui parler. Mais
toi, si ! Elles t’aiment. Donne-leur une chance de te soutenir. Parle-leur.
Il se retourne vers moi et je vois le tourment sur son visage. Il a des instincts très protecteurs et je
sais qu’il ne voudrait pas que Gramz ou Élise inverse les rôles, mais ce sont toutes les deux des
femmes fortes dotées d’un sacré tempérament, et si quelqu’un peut prendre cette place, c’est bien
elles.
— Tu les sous-estimes, Damon. Je ne sais pas si tu t’en rends compte, mais tu as trois femmes de
caractère énervantes qui ont pour toi un amour inconditionnel.
Mes évidences le font pouffer.
— Oui, je suis au courant. Crois-moi.
Je passe les doigts sous sa ceinture et l’attire contre moi.
— Je suis désolée de leur avoir révélé, Damon. Je ne pouvais pas écouter Élise dire une seule
chose de plus sur toi et soutenir Edward. C’était insupportable.
Il pose son front sur le mien.
— Je sais, Joséphine. (Il repousse mes cheveux derrière mon oreille et je sens un poids de moins
sur ma poitrine.) Je sais que tu cherches seulement à aider, et je t’aime d’être aussi attentionnée. En
revanche, si tu t’avises de refaire quelque chose comme ça…
— Hé, attention à toi, Grand Mec.
Un sourire se forme sur mes lèvres tandis que je profère cette menace en l’air.
Les yeux de Damon s’allument d’une lueur lascive et cette soirée va finalement prendre un tour
très plaisant.
— Oui oui. (Je recule lentement tout en secouant la tête avec vigueur.) Mangeons d’abord.
— Je te mange d’abord, dit-il en s’approchant dangereusement.
Je pousse un couinement et cours vers l’escalier, Damon sur mes talons. Je ne suis pas assez
rapide et il me rattrape sans effort. Cependant, je ne peux pas prétendre être fâchée. Être rattrapée par
Damon, c’est comme ça que notre relation a commencé. Il est la meilleure chose qui me soit jamais
arrivée.

Deux jours incertains ont passé depuis que j’ai révélé à Gramz et Élise les mauvais traitements
endurés par Damon. Personne n’en a parlé à personne, pas encore de confrontation, mais je retiens
mon souffle à l’idée de ce qui risque de me sauter à la figure. Damon et Brian ont fait beaucoup de
recherches concernant la débâcle du compte chèques : ils ont vu les employés de la maison de
retraite, parlé au directeur des fraudes de la banque et je pense que Damon va même aller voir
Edward bientôt.
Je regarde l’heure sur mon téléphone portable, puis jette un œil au Post-it qui indique l’adresse.
Il est collé à mon ordinateur et je l’ai regardé tant de fois que je la sais par cœur.
Beverly W. Davis
227 Poplar Drive
Las Vegas, NV 86115
Je tape nerveusement des pieds sous mon bureau. Je ne pensais pas que ce serait si facile de
trouver une adresse. J’ai été encore plus estomaquée de découvrir que l’adresse la plus récente de
Beverly Davis est ici même, à Las Vegas. Quand j’ai tapé son nom dans le moteur de recherche,
j’étais loin d’imaginer que je trouverais quelque chose. Pour tout dire, j’espérais peut-être ne pas
trouver. Cela aurait rendu les choses beaucoup plus faciles. S’il n’y avait pas d’adresse, alors il n’y
aurait pas besoin d’écrire la lettre.
— Et merde, je marmonne.
Il faut en finir. Je lève mon stylo et commence à écrire.

Chère madame Davis,


Je vous écris à propos d’un homme appelé Damon Cole. Si ce nom ne vous dit rien, veuillez ne
pas tenir compte de cette lettre, cela signifie que je me suis adressée à la mauvaise personne.
J’espère cependant que ce nom vous dit vraiment quelque chose. J’ai trouvé votre nom sur un
certificat de naissance et j’aimerais entrer en contact avec vous. Je sais que vous aviez dix-sept
ans lorsque vous avez donné naissance à Damon et je suis sûre que vous aviez une très bonne
raison de ne pas vouloir sa garde, mais j’aimerais malgré tout vous parler. Soyez assurée de ma
discrétion ; j’espère pouvoir attendre la même chose de vous.
Veuillez m’appeler si vous vous sentez à l’aise pour parler. Sincères salutations,
Joséphine Géroux

Je me lève, prends la lettre sur mon bureau et retourne dans la librairie. Je trouve vite Noni dans
la pièce, encore une fois en train de réorganiser son café. Elle hésite à ranger les cafés en vrac par
code couleur ou par ordre alphabétique, car elle a décidé que le magasin serait plus classe si nous
vendions du café à boire sur place, mais aussi des sachets de café moulu. Nous sommes désormais en
possession d’un large choix de cafés de la région. Elle n’a pas demandé mon avis – franchement,
ordre alphabétique… on est quand même dans une librairie ! –, mais je suis à peu près convaincue
qu’elle prend des photos de toutes les combinaisons possibles. Cela lui donne de l’occupation
pendant les dernières semaines avant l’ouverture.
— Dis-moi, dis-je en m’asseyant sur l’un des hauts tabourets alignés devant le comptoir, j’ai
écrit une lettre à Beverly, la femme qui figure sur le certificat de naissance. Tu veux bien la lire et me
dire ce que tu en penses ?
— Ah ? D’accord.
Noni s’essuie les mains et me prend la lettre. Je regarde ses yeux parcourir les quelques lignes
qui vont droit au but. Elle lève les sourcils et l’inspecte une fois de plus, puis me la rend.
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ? je demande, nerveuse.
— Eh bien, je la trouve vague. Tu ne crois pas qu’elle voudrait savoir ce que tu attends d’elle ?
Je n’y avais pas réfléchi comme ça et elle a raison. Je donne de vigoureux signes de tête.
— Bien pensé.
— Et si c’est elle, qu’est-ce que tu as envie de savoir ? Que penses-tu que Damon voudrait
savoir ?
Elle secoue la tête et fait claquer son chiffon sur le comptoir, ce qui me fait sursauter.
— Je n’arrive pas à croire que tu fais ça sans son accord, Jo. Tu es sûre que c’est bien ?
— Ben, si elle ne répond pas, il n’aura pas à le savoir. Je voudrais juste connaître sa version des
faits. Je sais que Damon dit la détester, mais je n’arrive pas à croire qu’elle l’ait juste largué comme
ça, tu vois ? (Noni hoche la tête et pousse un soupir. Je poursuis.) Je veux savoir à quoi elle
ressemble, aussi. À mon avis, il doit tenir d’elle, parce qu’on ne retrouve ni Edward, ni Gramz dans
ses traits. Je veux savoir s’il a d’autres frères et sœurs. Je veux savoir si elle est en vie, d’ailleurs.
(Je hausse les épaules.) L’idée qu’il ait une famille quelque part doit exercer une fascination sur
l’orpheline que je suis.
Noni m’adresse un gentil sourire et me tapote la main.
— Tu n’es pas orpheline, ma fille. Tu m’as, moi. Tu as Gramz, Élise, Brian, et surtout Damon. Tu
ne te débarrasseras pas de nous comme ça.
Elle roule des yeux exorbités comme une folle dangereuse et nous rions toutes les deux.
— OK, je vais réécrire cette lettre et lui dire que je veux juste connaître l’essentiel de l’histoire,
et je vais l’envoyer.
Elle pousse un gros soupir et lève les pouces.
Je vais le faire.
Je réécris la lettre en quelques minutes et la glisse dans l’enveloppe adressée. Elle rejoint la pile
de courrier en partance et j’envoie une prière silencieuse pour qu’elle parvienne à la bonne personne
et que celle-ci se montre réceptive. Ou encore mieux, intéressée.
21
Secrets
Damon a un comportement étrange depuis quelques jours et je ne sais pas si c’est ce qui arrive à
Gramz ou s’il est encore ennuyé que j’aie parlé de son enfance avec Edward. Il « s’occupe de
quelques trucs » depuis l’autre soir. Je sais que pour partie, il s’agit de repérages pour l’affaire
Gramz et pour partie, de travail, mais son comportement me rend légèrement paranoïaque : ai-je bien
fait d’écrire à Beverly ? À certains moments, je le regrette et à d’autres, je suis tout excitée de me
dire que c’est peut-être elle.
Il se passe quelque chose, je le sens. Et j’ai bien l’intention de découvrir ce que mijote Damon.
Sans y penser, je range notre nouveau stock sur les étagères. Il n’y a pas plus agréable que
l’odeur des livres neufs. À part peut-être de voir des rangées et des rangées de livres flambant neufs
sur mes nouvelles étagères toutes belles dans ma librairie rénovée.
Nous ouvrons dans deux semaines et enfin, tout a l’air au point. Engager Noni a été ma meilleure
décision. Je pensais mettre en vente des muffins et des bagels préemballés, mais elle a eu l’idée
géniale de faire appel à une boulangerie en centre-ville, qui nous livrera régulièrement. Tout le
monde en sortira gagnant, grâce à Noni, dont j’ai également découvert le secret du merveilleux
breuvage : elle ajoute de la chicorée aux grains de café, et elle moud le tout. C’est aussi simple que
ça, et j’envisage d’en faire la spécialité maison, que je baptiserai « Café du capitaine ».
Le tintement familier de la clochette de l’entrée retentit et je me tourne vers le visiteur. Sensation
de déjà-vu, il s’agit de Damon, qui se tient dans l’embrasure, illuminé par la lumière du soleil
derrière lui. Je me lève pour le rejoindre.
— Salut, toi.
Il prend mon visage entre ses mains et m’embrasse avant que je puisse prononcer un mot.
— Salut aussi, dis-je avec le sourire.
Damon lance un regard à Noni derrière moi.
— Noni, tu sais fermer le magasin, je suppose ?
Avec un regard ébahi pour mon Grand Mec, Noni acquiesce sans mot dire.
— Très bien. Je te vole Joséphine pour le reste de la journée, si ça ne t’ennuie pas.
Elle fait signe que non et je ne peux m’empêcher de rire devant le gros clin d’œil qu’elle
m’adresse. Je me hâte d’aller prendre mon sac et de récupérer Hemingway, qui se trouve à son
endroit habituel, sous mon bureau.
— Où allons-nous ?
Il ouvre ma portière et j’entre dans sa grosse camionnette.
— Tu verras.
— Ça ne te va pas, comme véhicule. Pourquoi tu prends tout le temps le pick-up ?
Je lui ai déjà posé la question avant, mais je n’ai jamais obtenu de réponse franche. Aujourd’hui,
j’ai droit à la vérité.
— Les camionnettes sont plus grosses et plus lourdes que des voitures. Elles supportent
beaucoup mieux les chocs.
— Oh.
Encore un aspect de nos vies qui a été bouleversé par l’accident.
Je regarde par la vitre pendant que Damon atteint les abords de la ville, où les maisons et les
bâtiments sont plus espacés. Il emprunte une route et continue sur environ deux kilomètres. J’attends
toujours. Où nous emmène-t-il donc ?
Nous ralentissons à l’approche d’une superbe demeure à deux étages en brique et stuc. Damon
s’arrête dans l’allée, devant un grand portail en fer forgé. Il descend la vitre et tape un code sur le
clavier numérique, déclenchant l’ouverture des grilles. Il me regarde avec ce sourire en coin que
j’aime tant. Il avance et se gare dans l’allée circulaire devant l’immense maison. Méfiante, je
demande :
— Qui habite ici ?
— Nous.
Il ouvre la porte d’un geste léger et saute du pick-up.
Sonnée, j’essaie d’imprimer l’information. Il a acheté une… maison ?
Damon ouvre ma portière et Hemingway, ravi, bondit à terre pour aller trouver de l’herbe. Je
reste les yeux rivés sur Damon, sous le choc.
— Allez, remets-toi.
Il me prend par la hanche et me met debout dans l’allée de pierre.
La maison mêle le style colonial espagnol, avec sa toiture de tuile ocre, au stuc typique du sud-
ouest des États-Unis. La porte d’entrée, sculptée à la main, est une impressionnante œuvre d’art en
acajou massif, dotée d’un heurtoir en fer assorti au portail. Devant, deux hauts piliers de brique
soutiennent une avancée du toit. L’allée circulaire est bordée de sagoutiers, qui encadrent également
la maison. Elle est magnifique, mais un peu écrasante aussi.
Damon me prend par la main et m’entraîne.
— Viens visiter.
Il siffle Hemingway, qui monte en courant les marches du perron.
Sans voix, je regarde autour de moi. Maintenant, je comprends ce qu’il complotait dans mon dos.
Damon ouvre la porte et nous pénétrons dans une maison entièrement meublée. Je me retourne vers
lui, bouche bée.
— C’est moi qui me suis chargé de l’aménagement.
Je m’en doutais, car l’intérieur ressemble plus à sa chambre et à la bibliothèque qu’au reste du
loft, décoré par une professionnelle de façon beaucoup plus froide. J’approuve dans ma tête en
découvrant qu’il n’y a pas un seul meuble moderne ou design. Les hauts plafonds attirent mon œil en
l’air, sur les rampes de spots. Les murs sont couleur sable et le sol est en parquet massif, de la même
teinte que les anciennes étagères de la librairie, du temps du capitaine. Petit détail auquel Damon a
pensé pour moi.
— Oh, Damon, c’est époustouflant.
Je crois que j’en pleure même un tout petit peu. Il a fait tout ça pour moi.
— Viens, je veux te montrer ma partie préférée de la maison, dit-il doucement.
Il entrelace ses doigts aux miens et me fait traverser l’immense habitation. Comme une idiote,
j’admire d’un air béat les meubles et la décoration absolument superbes. L’espace d’un instant, je
crois qu’il évoque la cuisine, mais nous passons à côté et poursuivons vers l’arrière de la demeure.
Damon ouvre la porte-fenêtre et m’emmène sur la splendide terrasse, d’où il me désigne un
endroit au fond du jardin. Une petite bicoque assortie à la maison, en stuc et toit de tuiles, avec une
même porte à heurtoir. Perplexe, je regarde Damon afin qu’il m’explique.
— C’est pour Gramz, pour qu’elle puisse vivre avec nous. Elle aura son appartement.
Stupéfaite, je regarde la dépendance. C’est tout simplement parfait. Gramz sera sur place, je la
verrai tout le temps et nous pourrons prendre nos repas ensemble. Nous pourrons papoter autant que
nous le désirons et personne ne pourra plus la voler. Je n’essaie pas de masquer le sourire idiot qui
naît sur mon visage. Je n’ai jamais vu mon Grand Mec aussi fier de lui. Son sourire en coin est au
rendez-vous, ses yeux de miel que j’aime tant brillent et il a l’air de nager dans le bonheur. J’attrape
sa main, regarde nos doigts mêlés en m’efforçant de rassembler mes pensées pour trouver les mots
adéquats. Face à moi, il attend.
— Damon, je… je ne sais pas quoi dire. Je ne mérite pas tout ça.
Il soulève mes deux mains qu’il noue autour de sa taille afin de m’attirer contre lui. Il entoure
mon visage des siennes, si grandes, et me scrute de ses yeux chaleureux.
— Tu mérites tout, tout, tout. Tu es ma raison.
— Ta raison de quoi ?
— Ma raison de tout faire, Joséphine. Sans toi, je serais perdu. Tu me sauves mille fois dans une
journée, de mille fois différentes, et tu n’en es même pas consciente. Je me souviens d’avoir pensé
que je voulais devenir « ton quelqu’un » le jour de l’accident. Même à ce moment précis, je
souhaitais être là pour toi. On devrait t’appeler « madame ».
Je fronce les sourcils, parce que je ne vois pas du tout pourquoi il voudrait m’appeler comme ça
et je ne saisis pas le rapport avec cette maison magnifique. Il perçoit mon incompréhension et
poursuit :
— Le jour de notre rencontre, quand je t’ai appelée « madame » en entrant dans la librairie, tu
m’as dit de ne pas m’adresser à toi de cette façon. Pour toi, on n’appelait ainsi que les personnes
possédant une stature, un titre ou un mari, me rappelle Damon à toute vitesse. Je veux que tu sois
« madame ».
J’absorbe ses mots par chaque cellule de mon corps et m’imprègne de leur signification. C’est
vrai qu’il m’avait appelée « madame », au magasin.
— Sois ma femme. Épouse-moi, Joséphine.
Il s’agenouille devant moi, un brin anxieux, ce qui me fait fondre complètement.
Je l’ai entendu. J’ai vu ses lèvres bouger. Je le vois attendre ma réponse, mais mon cerveau est
bloqué sur la fonction « imbécile heureuse ». Je n’arrive qu’à le dévisager. Mon cœur tambourine
tant dans ma poitrine que je suis à bout de souffle, sans rien faire de plus. Je souris si largement que
j’en ai mal aux joues. Je relève Damon et me jette à son cou. Il me soulève et me plaque si fort contre
son torse ferme que je peux à peine respirer. Je chuchote à son oreille :
— Dis-le encore une fois.
Son torse est soulevé par l’hilarité.
— Épouse-moi, répète-t-il entre deux rires.
Je demande :
— Encore une fois ?
Il me repose sur mes pieds et me regarde avec de grands yeux.
— Joséphine, si tu ne me dis pas que tu veux bien te marier avec moi tout de…
— Ouiii ! Je veux t’épouser.
J’interromps sa menace en l’air par la réponse la plus claire et nette possible.
Son rire s’éteint et ses poumons se gonflent.
— Je vais te rendre très heureuse, me promet-il d’une voix douce.
Promesse familière qui appelle une réponse familière.
— Tu me rends déjà très heureuse.
Il sourit et me coince une mèche de cheveux derrière l’oreille. Glissant une main dans sa poche,
il en sort une bague d’une beauté hallucinante. J’ouvre la bouche quand il me la présente.
— Lis l’inscription.
Il me montre l’anneau pour que je regarde l’intérieur de plus près.
Mon cœur est avec toi.
C’est une partie de la phrase que papa avait fait graver sur la montre offerte à maman. J’aurai
toujours une partie d’eux sur la bague qui symbolise mon union avec Damon. Je ne pourrais demander
plus.
Mon père ne me donnera pas le bras le jour du mariage. Je n’aurai pas de petit discours où il
s’émerveille que j’aie tant grandi, mais me prévient que je serai toujours sa petite fille. Je n’ouvrirai
pas le bal avec lui non plus.
Ma mère ne m’aidera pas à choisir ma robe de mariée. Elle n’admirera pas ma coiffure, mon
maquillage le jour J et ne m’accompagnera pas pour décider quelles fleurs décoreront au mieux la
salle.
Ils ne seront pas à mon mariage, mais mon Damon a trouvé une façon pour qu’ils soient présents
au cœur de cette journée, ainsi que de notre vie. Une boule se forme dans ma gorge et des larmes me
montent aux yeux, brouillant ma vision. Damon reprend l’anneau dans ma main tremblante, y dépose
un baiser puis la retourne pour me passer la bague au doigt. Elle me va comme un gant. Comme si
elle avait toujours été là.
— Elle est parfaite. Merci, parviens-je à articuler d’une voix éraillée.
Je regarde le bijou, fascinée. Il brille de mille feux à la lumière du soleil. C’est un solitaire
maintenu par six élégantes griffes, et c’est tout moi.
Damon recourbe les doigts sous mon menton et me relève la tête pour que je le regarde. Ses yeux
dorés me consument, comme toujours. Il emmêle les doigts dans mes cheveux, se penche sur moi. Je
m’humecte les lèvres et il s’empare de ma bouche, affamé, et m’emporte dans un baiser solennel pour
sceller notre union. Le souffle court, je lui donne ce que j’ai de mieux. Après un deuxième baiser,
plus doux, il se détache de moi.
— Bien, puis-je emmener ma belle fiancée fêter ça ?
L’accent mis sur mon nouveau titre fait naître encore un sourire débile sur mes lèvres.
— Après tout ce qui vient de se passer… (Je désigne les alentours d’un geste, puis pose un
nouveau regard sur ma bague.) Tu devrais arriver à faire de moi ce que tu veux. Je suis au paradis.
Il sourit et hausse des sourcils suggestifs. Ah, j’adore mon Grand Mec lubrique.
— Partons d’ici.
De son bras musclé, il me prend par les épaules et nous nous dirigeons vers la porte d’entrée.
Comme il s’apprête à fermer derrière nous, mon téléphone se met à sonner dans ma poche. Noni. Elle
m’appelle tout le temps ces jours-ci, pour me faire part de ses idées concernant le café. Je sais
qu’elle est en effervescence, mais là, ce n’est pas le moment. Laissez-moi sur mon nuage !
— Salut Noni, tout va bien ?
Ma voix sonne trop gaie à mes propres oreilles. Peut-être que l’énorme caillou à mon doigt et
la superbe maison y sont pour quelque chose. Je souris encore en y pensant. Noni ne dit rien, aussi
je reprends :
— Alors, tu as eu une idée de nom pour les viennoiseries ?
La pause se prolonge et je commence à m’inquiéter. Il y a un truc qui cloche.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Euh, rien, Jo. J’appelais juste… au sujet de la lettre. Tu m’as dit d’appeler si j’étais prête à
parler. C’est moi, sa mère.
C’est un tel choc que je sens le sang se retirer de mon visage. Damon tourne les yeux vers moi et
fait volte-face. Il contracte la mâchoire et commence à grincer des dents. Il faut que je me reprenne,
sinon il va comprendre que je lui cache des choses.
— Mais ton nom de famille n’est pas Davis !
— Non, c’est une longue histoire. Et je me fais appeler Noni depuis des années. C’est mon
surnom.
— Euh, d’accord, ben, c’est pas bien grave. On pourra parler du menu demain matin.
Je me concentre pour faire comme si j’avais une conversation de travail tout à fait normale.
— Il est à côté de toi, c’est ça ?
— Oui, oui.
Je donne un coup de pied dans le vide. Comment vais-je empêcher cette histoire de me nuire ? Je
viens de me fiancer, nom de nom ! Hors de question de tout gâcher en laissant Damon découvrir ce
que j’ai fait.
— Je suis désolée, Jo.
Le remords que j’entends dans la voix de Noni est authentique. Je ne parviens pas à me faire à
l’idée qu’elle, ma Noni, soit Beverly, la mère biologique de Damon.
— OK, pas de souci. On verra tout ça. Allez, à demain.
Je m’empresse de raccrocher et fourre le téléphone dans ma poche.
— C’est Noni ? demande Damon.
Le temps d’une seconde, je crois qu’il a compris. Ma bouche s’assèche, mon cœur tambourine
dans ma poitrine et mon estomac se révulse. Je dois mentir. Il n’est pas prêt.
— Il y a un problème ?
— Elle voulait que je vienne régler certains détails pour le café, mais là, j’ai envie de rester
avec toi. D’oublier tout le reste.
Ce n’est pas un pur mensonge. J’ai vraiment envie de rester avec Damon et de tout oublier.
Pourtant, impossible de revenir sur les événements passés. J’ai déjà retrouvé sa mère sans le
consulter.
— Suis-je autorisé à emmener la femme de ma vie en vacances ?
Je souris et me détends. Il me reprend par la taille et nous repartons vers son pick-up.
— Ma foi, une petite pause loin d’ici ne serait pas de refus.
Il me relâche pour ouvrir la portière.
— Vraiment ?
Il me dévisage avec une expression d’incrédulité. Là, je crois que je l’ai stupéfié.
— Vraiment.
Avec un sourire triomphant, mon Grand Mec referme ma portière et va prendre place au volant. Il
soulève ma main gauche, regarde la bague qu’il vient de me passer au doigt et me regarde avec le
sourire le plus doux, le plus craquant et le plus enfantin que j’aie jamais vu sur son visage.
Je sais qu’il mérite de savoir ce que j’ai fait. Moi qui avais toujours cru que si Noni rougissait
devant Damon, c’était parce qu’elle aimait les petits jeunes ! Je n’aurais jamais imaginé qu’elle
puisse être sa mère. Puis-je le révéler à Damon, alors qu’il commence enfin à aller mieux ? Pour tout
dire, nous commençons tous les deux à aller mieux…
Et je ne pense pas que nous soyons au bout de nos peines. À mon avis, je passerai le restant de
mes jours à remonter la pente, à réparer toutes les parties endommagées de ma vie. Ça ne me dérange
pas, et j’espère que Damon peut l’accepter aussi. Comme dit le docteur Versan, c’est permis de ne
pas se sentir bien. Je suis en plein dedans, et je n’ai plus qu’à espérer, pour nous, que le psy ne se
trompe pas. J’ai tellement à perdre. C’est un pari que je ne suis pas sûre de vouloir tenter. Tant pis,
j’oublie tout et j’épouse l’amour de ma vie. Je me suis tant battue pour le récupérer… Je ne veux pas
risquer une nouvelle fois de le perdre à cause de son passé.
Épilogue
Edward
Je commence à ne plus avoir beaucoup de solutions, et cette pauvre conne fout en l’air mon seul
plan. La petite salope ! C’est ce qu’elle est, et je sais comment m’y prendre avec les petites salopes.
Mon téléphone se met à sonner dans la poche de ma chemise et je le sors sans même regarder l’écran.
Je sais qu’il doit appeler aujourd’hui.
— Oui.
— Bonjour, il faut qu’on parle.
Il a l’air sur les nerfs, ce petit con. Il est de plus en plus anxieux, et s’il ne se calme pas, il va tout
foutre en l’air.
— Ouais, tu l’as dit. Tu as fait ce que je t’ai dit ?
Il pousse un soupir. Mauviette, va. Il n’a rien fait.
— Pas encore. Je suis dessus, mais on a des problèmes, là.
Ça, c’est pas ce qui va m’étonner. Nous avons toujours des problèmes.
— Qu’est-ce qui se passe, maintenant ?
— Elle est peut-être au courant. Et ce grand connard avec qui elle est, il me fout la trouille. Il a
l’air fou.
— Écoute. Tu as un boulot très simple, et je te paie grassement pour le faire. Si t’en veux pas, je
le file à quelqu’un d’autre. Compris ?
— Et la fille ?
— Tu t’occupes pas de cette salope, ni de son copain. Je m’en charge. Tu fais ce pour quoi je t’ai
payé !
— Bon, d’accord. Je vais le faire.
— Bon. Tu me rappelles pas avant d’avoir fini.
Je referme mon téléphone d’un coup sec et avale une bonne rasade de whisky. C’est une marque
bas de gamme qui a un goût de pisse de chèvre. En fait, la pisse de chèvre est peut-être meilleure que
ce truc infâme. J’achèterais bien du bon alcool, mais les temps sont durs et niveau fric, ça tire. Il faut
vraiment que je mette la main sur ce pognon, ou je n’aurai même plus à m’inquiéter de la qualité de
ce que je me mets dans le gosier. Je serai dans le désert, bouffé par les vautours. Il me le faut. Mon
bon à rien de fils ne veut pas me céder un rond, mais il reste sa mère. Je lui prendrai à elle, et si ça
marche pas, ça sortira de la poche de Damon. Faudra que j’y arrive. Ce nul de fils, c’est une erreur
depuis sa conception. Cette pouffe a essayé de tout gâcher en tombant enceinte. Je lui ai montré
comment fermer sa gueule et se tirer. Je peux offrir la même démonstration à la petite salope de
Damon.

Vous aimerez peut-être aussi