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LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE: Leçon liminaire.

CARACTÈRES
GENERAUX DE LA PHILOSOPHIE MODERNE
Author(s): V. Delbos
Source: Revue de Métaphysique et de Morale, T. 36, No. 4 (Octobre-Décembre 1929), pp. 445-
501
Published by: Presses Universitaires de France
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LA PRÉPARATION
DE LA PHILOSOPHIE MODERNE1
Leçon liminaire.

CARACTÈRES GENERAUX
DE LA PHILOSOPHIE MODERNE

Avant d'entrer dans l'étude des doctrines dont la formation et


la suite constituent l'histoire de la philosophie moderne, il y a
peut-être lieu de présenter, en manière d'idées directrices,
quelques remarques sur les caractères essentiels qu'offre cette
philosophie : cela, sans exagérer la portée de ces remarques, sans
surtout prétendre y ramener d'avance tout le contenu des sys-
tèmes. Peut-être le meilleur moyen de saisir les tendances et
l'orientation propres à la philosophie moderne, c'est de la com-
parer tour à tour avec la philosophie ancienne et avec la philo-
sophie du Moyen Age.
C'est aux Grecs que nous devons l'idée nette, consciente, de
cette œuvre spirituelle qui est la philosophie. On ne conteste pas
que rOrienl n'ait apporté à la civilisation humaine des vues impor-
tantes sur l'ensemble des choses et sur la vie, qu'il n'ait fourni de
la sorte des conceptions susceptibles d'être absorbées ou assimi-
lées par la pensée philosophique ; mais la philosophie proprement

1. Professées à la Sorbonne, les leçons de Victor Delbos sur la Préparation de la


Philosophie moderne avaient été rédigées en vue de l'enseignement oral, mais
non revisões depuis, malgré le dessein qu'il avait de les reprendre et de les
utiliser pour l'histoire générale de la Philosophie moderne qu'il souhaitait de
composer. Nous laissons de côté la partie intitulée Le Mysticisme allemand^
parce qu'elle a été déjà publiée dans le Cahier X de la Nouvelle Journée (chez
Bloud et Gay) portant comme titre : « Qu'est-ce que la mystique ? »
'1TX. D.)

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dite, considérée comme explication totale de l'univers au moyen


de raisons naturellement conçues et de ces seules raisons, paraît
bien avoir été un produit propre du génie grec. C'est en Grèce
pour la première fois qu'a surgi l'idée de demander à la considé-
ration du monde par l'intelligence, et non pas seulement à une
révélation surnaturelle ou à la tradition, ce qui doit être tenu pour
la vérité. Cette disposition s'est manifestée par un besoin ou un
souci d'enfermer les raisons ainsi découvertes dans une forme
de représentation unie ou ordonnée, et s'est fortifiée de la convic-
tion que le monde étant, non pas une suite d'événements ou d'épi-
sodes sans lien, mais véritablement un Tout, doit être reconstitué
d'ensemble comme un Tout dans l'esprit.
L'une des conditions préalables de cet éveil de la pensée philo-
sophique a été la conscience d'un pouvoir propre à l'esprit de
s'affranchir pour un temps des contraintes physiques et des exi-
gences pratiques : la philosophie a été considérée comme le plus
noble usage que l'on puisse faire du loisir, quand la nature n'est
pas sentie comme une puissance menaçante par son mystère et
lorsqu'il est pourvu, d'autre part, aux nécessités de l'existence
matérielle- De là les caractères esthétiques dont est si fortement
imprégnée la philosophie grecque. La vérité qui ne serait point
belle ne saurait être qu'une vérité trompeuse ou incomplète : le
monde doit être harmonieux et représenté comme tel : c'est le
xófffxoç; il est conçu par analogie avec l'organisation vivante ou
avec l'œuvre d'art, et il ne peut être contemplé tel qu'il est que par
une pensée elle-même ordonnée qui a réussi à se subordonner
dans le calme et la joie, selon une juste proportion, toutes les autres
facultés. Les raisons supérieures de tout gardent dans leur déter-
mination une très étroite parenté avec les attributs les pltis
saillants de la beauté classique : ce sont des formes, ou des idées,
c'est-à-dire, selon le même mot, eíB^. C'est la forme qui est l'essence
des choses ; c'est la fin qui est la cause complète et décisive des
événements : les parties de l'univers ne sont intéressantes qu'en
tant qu'elles expriment le Tout ou qu'elles y concourent, non pas
en tant qu'elles peuvent apparaître, à la suite d'une résolution
poursuivie le plus loin possible, comme des éléments de la genèse,
mais plutôt en vue d'une progression qui doit s'achever et se
suffire, comme des éléments de l'ordre complet.
Il résulte de là que la mesure presque constamment admise de

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la valeur des systèmes est la satisfaction qu'ils apportent à l'esprit.


On a souvent fait ressortir l'objectivisme dogmatique de la pensée
des anciens qui fait dépendre l'activité de l'esprit de la présence
et de l'influence de l'objet, pour qui une réalité intelligible est
le principe de l'intelligence comme la réalité sensible est le prin-
cipe de la sensation : et cela est exact. Mais si l'on y regarde de
près, cet objectivisme dogmatique a comme corrélatif un subjec-
tivisme dogmatique également ; car bien que l'esprit, selon ce
postulat, soit mû par l'objet, il accepte comme signe suffisamment
certain de l'existence de cet objet le contentement qu'il éprouve
à se le représenter; en d'autres termes il tient à juger pleinement
valables les concepts qui, soit par l'accord de leurs caractères
intrinsèques, soit par l'aisance de leur enchaînement, satisfont à
un besoin prépondérant d'arrangement ordonné et d'harmonie.
Aussi les anciens n'ont-ils pas su exactement déterminer les
moyens par lesquels la pensée peut sortir d'elle-même pour
vérifier ses conceptions ; s'ils ont poussé assez loin le développe-
ment de la science mathématique, ils n'ont pas eu une notion
exacte de la science expérimentale ; ils ont pu théoriquement
admettre l'utilité ou la nécessité de l'expérience pour la connais-
sance; ils n'ont pas su instituer des expériences. Et cela, non pas
seulement parce que, comme on Fa dit, les instruments leur
manquaient, mais parce qu'ils n'avaient point Pidée que des ins-
truments pussent servir en la matière, parce qu'ils croyaient
trop à l'accord immédiat de la pensée et des choses pour imaginer
que l'intelligence doit en quelque façon se détourner d'elle-
même, réprimer certaines de ses tendances spontanées, se vider
de certains de ses états. Certes, à divers moments, la philosophie
ancienne à dû beaucoup rabattre de ses prétentions et de sa con-
fiance première, et cela sous l'influence de difficultés qu'elle-
même mettait au jour, de critiques qu'elle développait ; mais son
dogmatisme, quand il se sentait ébranlé, ne trouvait à faire place
qu'au scepticisme, c'est-à-dire à une manière de penser qui con-
tinuait à supposer le même postulat réaliste, objectiviste, en
admettant que la relativité de nos moyens de connaître est un
obstacle invincible à la connaissance.
Aussi la philosophie grecque est amenée pareillement à mesurer
la réalité des choses à leur perfection, telle que la conçoit une
intelligence ordonnée et ordonnatrice, et à admettre que cette

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perfection est soit la marque essentielle, soit la cause profonde


de leur réalité. Elle tient à identifier, comme nous dirions
aujourd'hui, les jugements d'existence et les jugements de valeur:
une réalité qui n'aurait en quelque sorte pour elle que d'être
réelle, qui n'aurait pas de prix appréciable serait quelque chose
d'inintelligible : la pure soumission au fait brut pris comme régu-
lateur ne saurait se concevoir ou s'admettre.

Étant données ces dispositions, la philosophie grecque ne sau-


rait jamais accepter qu'il y ait dans l'univers quelque vice radi-
cal, ou dans l'ordre des choses quelque rupture essentielle. Si
elle a conçu chez certains de ses représentants la distinction du
spirituel et du corporel, ce n'a jamais été pour voir là deux
essences absolument hétérogènes ou incommunicables. Chez un
Platon même, le dualisme du monde sensible et du monde intelli-
gible ne va ni jusqu'à la négation du monde sensible ni jusqu'à
celle de rapports entre les deux mondes, bien au contraire. Pai*
delà les différences saisies la concordance et l'unité se réta-
blissent bientôt. Et il en est de même pour la conception de la vie
morale et de la vie sociale. Appelée à la direction de la conduite,
la raison se donne pour fonction d'ordonner, selon leur hiérarchie
vraie, les inclinations naturelles plutôt que de les réprimer ou de
les sacrifier. Elle se garde d'opposer la liberté de l'individu et la
règle sociale; elle tient plutôt à voir dans l'État, dans les tradi-
tions et les principes qui en fondent la puissance, la source la
plus haute de toutes les obligations. En tout cas, s'il arrive que
chez certains penseurs grecs l'autorité de la loi civile soit ébranlée,
ce n'est point par la reconnaissance d'un droit profond intérieur qui
puisse faire légitimement contre-poids au pouvoir de l'État.
Chez les Grecs on assiste à un développement libre pour une
grande part de la pensée philosophique vis-à-vis de la Religion.
Sans doute l'État reste gardien du culte public et peut être
amené à punir sévèrement les hommes qui, indirectement ou
directement, en compromettent l'observation. Mais c'est là affaire
d'État, de police extérieure. La Religion garde un caractère
mythologique, n'a pas de dogmatique ferme qui fasse nettement
poser la question du conformisme ou du non-conformisme de la
pensée philosophique à la foi religieuse.
Ainsi, dans ses traits généraux, la philosophie grecque, éprise
d'ordre esthétique, de mesure, de proportion, enchantée de la

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dialectique qui met en jeu les ressources les plus subtiles de


l'esprit, plus soucieuse de représentations harmonieuses que
d'analyses exactes poussées jusqu'au bout, c'est donc tout un
effort pour saisir la vérité des choses dans leur beauté et pour
proposer à l'homme comme idéal de son activité l'embellissement
de sa vie et la contemplation de Tordre de la nature.

Tributaire de la philosophie ancienne par les matériaux et les


théories qu'elle lui emprunte, comme de légitimes produits de la
raison intellectuelle, la philosophie du Moyen Age s'en distingue
toutefois profondément par la nature des principes qui la
dominent comme par les conditions qui en règlent les manifesta-
tions. - Inspiration essentiellement religieuse, non esthétique*.
Le Christianisme contient les vérités essentielles à l'homme, celles
dont il a besoin pour faire son salut. L' Infinité du Dieu créateur,
par opposition à la simple perfection du Dieu qui se pense ou qui
ordonne le monde sans le produire. Abaissement de la nature
devant la transcendance divine. - Corruption de la nature. -
Subordination de la raison à la révélation, de la liberté de penser
à l'autorité. Mais il ne faudrait pas exagérer ces caractères au
point de voir dans la philosophie du Moyen Age une sorte d'inertie
intellectuelle. Au début même de la scolastique, chez Scot
Érigène, par exemple, ce qui est affirmé, c'est bien plutôt l'iden-
tité de la vraie religion et de la vraie philosophie que la subordi-
nation de celle-ci à celle-là ; ce n'est que plus tard et peu à peu que
s'est établie l'idée de la conformité de la raison philosophique, -
représentée dès lors par Aristote plus ou moins modifié, - avec
le dogme de l'Église. Cette conformité a d'ailleurs pour effet de
faire sentir d'une part l'intelligence dans la foi : dès le xie siècle
la devise de la scolastique est : fides quaerens intellectum. Si, en
principe, certaines vérités de foi sont considérées comme impos-
sibles à découvrir par la raison seule, il n'y en a pas moins une
tendance à chercher des motifs rationnels de croire à ces vérités,
et la distinction de ce qui est justiciable de la raison et de ce qui
1. Les caractères italiques marqués ici ont pour but d'introduire et de
signaler un passage qui, comme plusieurs autres qui viendront plus loin et
pour lesquels on a employé le même procédé typographique d'introduction,
n'a pas été entièrement rédigé., mais constitue simplement un sommaire des
développements à présenter oralement sur le thème indiqué. A un complé-
ment de rédaction qu'il. eût été facile de composer, on a préféré le respect
scrupuleux du manuscrit de Delbos, même là où on n'y trouve crue des notes.
Rkv. Méta. - T. XXXVI (n° 4, 1929). 30

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Be Test pas devient par là quelque peu flottante. En outre, si la


liberté du philosophe reste limitée par le respect de l'accord
avec le dogme, il ne s'ensuit pas que la raison doit être exclusi-
vement tournée vers les problèmes qui intéressent la théologie :
des questions proprement philosophiques peuvent donc être
examinées avec une suffisante indépendance. Il n'en reste pas
moins que le principe de l'activité intellectuelle des scolastiques
est le principe de l'accord de la raison et de la foi, ou subordi-
nation, dans tous les chemins connus, de la première à la
seconde. La scolastique touche à son terme quand cet accord
n'est plus élevé au-dessus de toute discussion, lorsque surgit la
conception de la double vérité, d'après laquelle ce qui est vrai du
point de vue de la théologie peut ne pas l'être du point de vue de
la raison, et inversement. Il arrive par là que la raison finit par
apercevoir une antinomie entre ses propres lois et l'objet venu du
dehors auquel elle s'applique, de telle sorte que, dans une cer-
taine mesure, l'émancipation de la raison et la naissance de la
philosophie moderne sont des fruits de la scolastique.

La philosophie moderne est née d'une revendication de la


liberté de l'esprit; mais cette liberté, elle n'a pu la faire recon-
naître et la manifester en tout cas avec une entière évidence : il
lui a fallu constamment et énergiquement défendre les droits
qu'elle implique ; elle a été une lutte de la raison pour l'existence.
(Voir la leçon d'Em. Boutroux sur les caractères de la philoso-
phie moderne, en prenant possession de la chaire d'histoire
de la philosophie moderne à la Sorbonne : Bévue Bleue du
30 juin 1888.)
Certes la philosophie moderne ne pouvait prétendre au titre de
philosophie qu'en proposant l'explication rationnelle universelle;
mais cette prétention semblait être infinie de divers côtés. Chez
les anciens, philosophie et science se confondent : si les mathé-
matiques, à un certain moment, semblent former une discipline
indépendante, ce n'est que relativement, et elles sont toujours
prêtes à se laisser comprendre par la philosophie. - Or la philo-
sophie moderne, dès le début et de plus en plus, trouve devant
elle, comme puissance constituée sans elle, la science, et une
science dont les moyens d'établissement et les concepts fonda-
mentaux, non seulement ne dérivent plus directement de la pen-

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V. OELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 451

sée philosophique, mais souvent s'opposent à ce que cette pensée


a eu de plus constant. La science observe, induit, généralise :
quand elle déduit, c'est sous la condition que l'expérience vérifie
les conséquences ; elle se propose des lois, des rapports, non
plus la détermination d'essences ; elle respecte le fait ; elle vise à
la pratique : elle n'a aucun souci esthétique ; elle se défie plutôt de
ces tendances spontanées de l'intelligence à l'ordre et à la simpli-
cité. Et la science ainsi entendue devient de plus en plus enva-
hissante : après la matière inerte, la vie; après la vie, la con-
science, l'activité morale individuelle, les faits sociaux. On ne
peut plus renouveler le jeu du scepticisme antique, et se deman-
der si la science est certaine.
Mais on peut se demander comment elle Test, et c'est là que la
philosophie reprend une fonction : explication de la genèse dans
l'esprit des idées qui entrent en jeu dans la formation et l'exten-
sion de la science ; recherche des conditions qui font que cette
objectivité de la science est garantie, non pas seulement par le
fait, mais encore au regard de l'esprit. Problèmes de V origine
des idées et de la théorie de la connaissance. Examen des limites
de l'esprit et de la portée réelle de la science. Et puis aussi syn-
thèse des sciences, unification du savoir : en quel sens?
Diverses formes de la métaphysique moderne : autre ordre de
problèmes : problèmes de l'action et du rapport de l'action avec
la science ; ce que ce problème était pour les anciens : intellectua-
lisme esthétique et moral. Anti-humanisme de la science propre-
ment dite : comment elle peut prétendre régler la conduite, du
bien ou du mal fondé de ces prétentions.
Extension de V activité pratique : loi de la division du travail.
Question de savoir s'il ne reste pas une fonction humaine univer-
selle, et s'il n'y a pas une vie et une moralité intérieure ayant
leurs lois propres.
Vis-à-vis de la Religion positive : tour à tour on l'a mise dans un
autre ordre (séparation), ou on a essayé de s'accorder avec elle, ou
d'en fournir l'équivalent, ou de la déclarer désormais vaine ou
inefficace. Mais même avec cette dernière solution, il est incon-
testable que la philosophie moderne a toujours eu à compter
avec des tendances d'esprit ou d'âme que le Christianisme avait
créées ou suscitées, et qui ont toujours gardé une place parmi
les données que la raison avait à expliquer sans les avoir engen-

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452 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

drées d'elle-même : en s'attachant au problème religieux tel qxe


le posaient du dehors les formes de religion constituées, la philo-
sophie moderne a du moins fait valoir son droit à relier ou à
ramener, partiellement ou totalement, aux lois de la raison et de
l'esprit la solution de ce problème.
Aussi tandis que la philosophie ancienne a été dogmatique en
son principe, la philosophie moderne, elle, a été critique. Elle a
débuté par le doute. Elle a dû rechercher quelles sont les condi-
tions qui justifient au regard de la pensée la possibilité de la
connaissance. Elle a dû examiner la valeur de relations et d'affi-
nités que la philosophie ancienne regardait d'emblée comme cer-
taines. Elle a dû travailler à unir des termes qui, dès l'abord,
avaient paru immédiatement connexes, et que la foi religieuse et
la science positive avaient disjoints : sens et raison, corps et
esprit, nature et moralité, personnalité et société, monde et Dieu.
Pour faire triompher - momentanément - son effort de syn-
thèse, elle a dû vaincre les distinctions, les oppositions décou-
vertes par l'analyse. Elle a dû perfectionner sa technique au
risque de la rendre plus obscure, de façon à la faire plus sûre et
plus simple. Tandis que pour la philosophie des anciens l'activité
du sujet et la représentation de l'objet étaient comme naturelle-
ment données Tune dans l'autre, elle a dû creuser, elle, plus au
fond du sujet pour y découvrir les conditions de fait ou, mieux,
les principes générateurs de la perception ou de l'intelligence des
choses, et, d'autre part, elle a dû concevoir l'objet beaucoup plus
indépendant de tous les éléments ou de toutes les qualités que
lui prête l'esprit subjectif. Elle justifie le fait, la soumission au
fait, la foi; d'autre part, la spontanéité de la raison, la liberté de
l'esprit.

Dans ces trois grandes périodes historiques, en dépit des causes


qui en ont modifié le sens, les desseins et les moyens, la philoso-
phie garde malgré tout des traits constants, et il est à peine
besoin de dire que la philosophie moderne a beaucoup gardé ou
repris de la philosophie des anciens, en même temps qu'elle a con-
servé souvent en dépit d'elle des formules et des tendances qu'avait
consolidées la pensée du Moyen Age. Nile matérialisme de Démo-
crite, ni le platonisme, ni Taristotélisme, ni le stoïcisme, ni l'épicu-
risme, ni le scepticisme ne sont morts : ils revivent et agissent et

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 453

souvent d'une façon très efficace au sein des doctrines modernes,


et l'idée de cette résurrection ou de cette influence renouvelée est
pour Thistorien de la philosophie le plus utile des avertissements :
elle le prévient de la témérité, je dirai volontiers de l'insolence
qu'il y aurait à traiter les théories et les systèmes du passé
comme des choses mortes, comme des faits extérieurs et lointains
avec lesquels notre intelligence d'aujourd'hui ne reconnaîtrait
aucune parenté : l'histoire de la philosophie est une histoire sou-
mise sans doute à toutes les rigueurs et à toutes les précautions
de la méthode historique ; mais elle ne serait pas spécifiquement
le genre d'histoire qu'elle doit être, si elle laissait indifférente la
réflexion et si elle ne sollicitait pas, pour être le mieux traitée et le
plus entièrement comprise, l'intervention de l'esprit philoso-
phique.

LE RETOUR A L'ANTIQUITÉ
La philosophie moderne ne s'est pas substituée d'emblée à la
philosophie du Moyen Age; avant de mettre au jour et d'être à
même d'organiser ses concepts directeurs, elle a dû laisser se
produire en des sens très divers des tentatives d'émancipation et
de rénovation destinées surtout à lui rendre le champ libre, et
qui étaient principalement des moyens d'opposition contre la
scolastique. L'une des formes qu'a d'abord affectées l'esprit de
critique et de combat, à l'égard de la pensée du Moyen Age, a été
le retour à la pensée antique : et cela de façon à montrer, soit
qu'Aristote était loin d'être le représentant complet, même le
représentant le plus authentique de la philosophie des anciens,
soit encore que l'Aristote incorporé dans la synthèse scolastique
n'était pas l'Aristote vrai, et que l'Aristote vrai, loin d'être en
accord, était plutôt en opposition sur des sujets essentiels avec le
dogme chrétien.
C'est l'Italie qui donna le signal de ce retour à l'antiquité : mais
pour l'Italie même ce n'était pas rigoureusement un retour, puis-
qu'il n'y avait jamais eu abandon. La culture antique avait laissé
chez elle, même pendant le Moyen Age, la trace de pensées qui
ne se renfermaient pas dans les limites du péripatétisme scolas-

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454- REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

tique. Si, par exemple, Dante tient Aristote pour le souverain


terrestre des intelligences et, comme il le dit, pour le maître de
ceux qui savent, il maestro di color che sanno, si Dante fait entrer
dans sa poésie l'essentiel de la théologie chrétienne de son temps
avec les formes que lui avait prêtées Aristote (Voir Ozanam,
Dante et la Philosophie catholique au XIIIe siècle), il n'en cite pas
moins souvent Platon avec les plus enthousiastes éloges ; et au
surplus, par la conception qu'il a de l'amour pur, - de cet amour
dont Beatrix est l'objet, - par sa façon de voir symboliquement
dans les choses sensibles une expression de l'invisible, il manifeste
une âme platonicienne. Il Ta dit : « Je me désaltère avec la coupe
de Virgile aux sources de Platon. - Col vaso di Virgilio bevendo
alle platoniche fonti. » - Plus tard, Pétrarque (1304-1374), très
épris de la pure langue et de la littérature des Romains, se lais-
sait attirer par ce que les écrits de Cicerón lui révélaient çà et là
de la métaphysique de Platon; bien qu'il ait parfois des scrupules
à contester la suprématie du philosophe que l'Église avait admis
comme le maître de la sagesse naturelle, il faisait porter aux
commentateurs juifs et arabes le poids de quelques-uns de ses
ressentiments contre Aristote qu'ils avaient, prétendait-il, défi-
guré; et il finissait même par déclarer qu'Aristo te n'est après tout
qu'un homme et qu'il n'avait pu tout savoir {De sui ipsius et
multorum ignorantia. Voir Mézières,, Pétrarque, p. 361). C'est à
Platon qu'allaient donc ses préférences, et il avait même en sa
possession quelques dialogues de Platon que venait de rapporter
de Constantinople le moine calabrais Barlaam; malheureusement
pour lui, ignorant le grec, il n'avait pu prendre une connaissance
directe de ces écrits divins. Il s'en tint donc à une conception du
platonisme assez vague, mais soutenue par une admiration spon-
tanée qui, en se propageant, recommanda très fortement Platon à
l'étude et à la méditation de ceux qui, plus tard, furent en état de
le comprendre. Au reste, il combattait d'autre façon cette philo-
sophie d'école qu'était devenu l'aristotélisme, en préconisant cette
façon plus populaire de philosopher, cette façon parénétique dont
Cicerón et Sénèque avaient fourni des modèles, et par là il était
conduit à accepter et à exposer, comme règle de vie, un stoïcisme
tempéré.
C'étaient donc les lettres anciennes qui étaient le véhicule de la
philosophie des anciens : elles le furent bien plus encore à

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 455

l'époque proprement dite de la Renaissance. La Renaissance ne


fut pas seulement un réveil des besoins esthétiques de la nature
humaine et une magnifique satisfaction donnée à ces besoins :
elle implique une conception de la vie qui, tour à tour, s'amal-
game avec la foi chrétienne, ou s'en distingue en ayant l'air de s'y
mêler, ou même s'y oppose très visiblement, et cette conception
est caractérisée par l'importance que prend pour lui-même l'indi-
vidu humain, par la libération et la mise en valeur des énergies
individuelles; l'humanisme de la Renaissance n'est pas seulement
une façon de se donner par les lettres et les arts les plus exquises
jouissances : c'est aussi une façon de se conduire et d'agir qui
met au premier plan la nature humaine dans toute la diversité de
ses tendances et de ses intérêts.

De cette disposition même résulte l'affirmation du droit à cher-


cher soi-même chez les anciens ce qu'ils avaient pu penser, sur-
tout lorsque l'invention de l'imprimerie et la diffusion des textes
latins et grecs rendirent plus aisé et plus direct le commerce
avec l'antiquité. Beaucoup d'esprits acceptaient encore de s'en
remettre à l'autorité des anciens; mais il fallait que cette autorité
devînt à leurs yeux l'autorité authentique, et une autorité qui ne
vînt pas exclure leurs choix et leurs préférences»
Nous avons déjà indiqué que l'un des premiers effets de ce
contact plus large et plus libre avec les anciens fut une restaura-
tion de la philosophie platonicienne. (Voir H. v. Stein, Sieben
Bücher zur Geschichte des Piatonismus, Bd. III, 1875. -
Voir articles de Ch. Huit, Annales de Philosophie chrétienne,
T. XXXII, XXXIII, XXXIV [1895-96].) Le centre de cette restau-
ration fut Florence, et le premier agent considérable en fut Thé-
miste Pléthon. Né à Constantinople aux environs de 1365, venu en
Italie à la suite de Jean VIII Paléologue et à l'occasion du concile
qui devait tenter de faire rentrer l'église grecque dans le catholi-
cisme, pourvu d'une extrême érudition, - il avait échangé le
nom de Tejjuîttoç (chargé, rempli), que cette érudition lui avait
valu, pour celui de nXr'Owv (plus attique et tout voisin du nom de
Platon); - partisan enthousiaste de la philosophie platonicienne,
il en avait donné à Cosme de Médicis et à sa cour un exposé qui
les avait ravis. - II n'était pas cependant sans connaître d'autres
doctrines, caril écrivit des commentaires à rEícaycoy^ de Porphyre
ainsi qu'aux Catégories et aux Analytiques d'Aristote. Mais il

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456 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

combattait décidément l'aristotélisme; il jugeait fausse la doctrine


qui fait des individus les substances premières ; il estimait insuf-
fisante la critique du platonisme par Aristote, et il s'appliquait à
réfuter la théologie, la psychologie et la morale aristotéliciennes.
Il consacra Tun de ses ouvrages à marquer la différence qui exis-
tait selon lui entre le platonisme et l'aristotélisme. (Ilepl wv
AptaTOTéXïjç 7tpòç marcava oiacpepstat, 1541 ; - édition latine en
1574 : De platonicae atque aristotelicae philosophiae differen-
tia.) Son platonisme était d'ailleurs bien loin d'être très pur :
c'était un platonisme aperçu à travers Porphyre et Proclus, un
platonisme théosophique exagéré à plaisir dans ce sens pour être
plus complètement opposé au naturalisme d'Aristote. Pléthon
représentait la tradition de la sagesse comme une chaîne d'or qui
remontait des derniers néo-platoniciens jusqu'aux personnalités
les plus lointaines et même les plus mythiques, aux Sibylles, à
Zoroastre et à Hermès Trismégiste, qui avait deux splendides
chaînons, Pythagore, Platon, mais dans laquelle Aristote n'en-
trait point. Dans cette glorification du platonisme, Pléthon ne
montrait aucun souci de l'accorder avec le Christianisme : il
aurait plutôt subordonné le Christianisme au platonisme. Par là,
comme par sa fougue et ses partis pris, il se suscita des adver-
saires : et ses ouvrages furent condamnés par le patriarche de
Constantinople, Gennadius.
Le platonisme fut défendu avec plus de mesure et un large
esprit de conciliation par le cardinal Bessarion, né en 1403,
archevêque de Nicée, venu lui aussi à la suite de Jean Paléo-
logue, et qui se convertit définitivement à l'Église romaine.
Bibliophile passionné, entouré d'une cour de poètes, de philo-
sophes, d'érudits. (Sur Bessarion, voir la thèse de M. Vast.) Le
platonisme immodéré de Thémiste Pléthon avait provoqué une
fougueuse riposte d'un péripatéticien qui enseigna à Venise et à
Rome, Georges de Trébizonde (1396-1486) : dans sa Comparano
Piatonis et Aristotelis (1464), celui-ci avait dénoncé comme anti-
chrétienne la tendance de Pléthon, l'avait accusé de viser à l'éta-
blissement d'une religion nouvelle selon l'esprit du néo-plato-
nisme, et l'avait traité d'autre Mahomet, plus dangereux que le
premier. Au libelle de Georges de Trébizonde, Bessarion répliqua
par un écrit : Âdversus calumniatorem Platonis (1469), dans
lequel il relevait vivement l'inexactitude des critiques adressées à

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 457

Platon : faut-il donc renouveler les procédés au moyen desquels


Aristophane traitait Socrate? Ne vaudrait-il pas mieux, si Ton
est péripatéticien, garder la mesure dont usa Aristote lui-même
contre son maître? Aussi, tout en ripostant à Georges de Trébi-
zonde, Bessarion n'accepte pas les excès où s'est laissé entraîner
Pléthon. D'abord, au lieu de subordonner le Christianisme au plato-
nisme, il soutient que ce qui fait l'excellence du platonisme, c'est
qu'il s'est rapproché du Christianisme autant que cela était pos-
sible à une doctrine païenne. Et, à un autre point de vue, il tend à
montrer que Platon et Aristote ne sont pas si discordants entre eux
qu'on le dit. A un jeune et passionné défenseur du platonisme et
de Pléthon contre les attaques de Théodore Gaza, à Michel Apos-
tolius, il écrivait le 19 mai 1462 : « Qui sommes-nous pour juger
Platon et Aristote?... Sachez que j'aime Platon, que j'aime aussi
Aristote, et que je professe pour l'un et pour l'autre une égale
vénération. » Les traductions que Bessarion entreprit des Mémo-
rables de Xénophon, de la Métaphysique d'Aristote et du fragment
qui nous est resté de la Métaphysique de Théophraste sont trop
littéralement asservis au texte pour être d'une latinité bien pure :
elles marquent cependant un très sensible progrès sur les traduc-
tions dont avaient usé les scolastiques .
Sous l'influence de Pléthon, Cosme de Médecis avait fondé à
Florence une Académie platonicienne, libre réunion de tous ceux
qui professaient le platonisme et en poursuivaient l'étude ; et, à la
tête de cette institution qui fut également favorisée par ses succes-
seurs, - et qui fît rayonner le platonisme, non seulement sur
l'Italie, mais sur toute l'Europe civilisée, - il mit le fils du méde-
cin de son palais, Marsile Ficin (1433-1499). Marsile Ficin contri-
bua à entretenir au sein de l'Académie la tendance, qui avait été
celle de Bessarion, à glorifier le platonisme sans exclusion contre
l'aristotélisme ; il était d'autant plus porté à admettre l'accord
fondamental des deux grandes doctrines de l'antiquité qu'il était
très pénétré de la pensée des néo-platoniciens et de leur éclectisme.
Il ne se borna pas, en effet, à conduire jusqu'au bout l'entreprise
si longue et si difficile d'une traduction latine de Platon, - œuvre
qui n'avait été jusqu'alors qu'effleurée et qui était cependant
nécessaire pour une plus exacte connaissance du platonisme, -
œuvre qui, telle quelle, présente des qualités très grandes d'élé-
gance et même de fidélité ; - mais encore il traduisit Plotin, ainsi

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458 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

que certains écrits de Porphyre et d'autres néo-platoniciens. La


fusion devenant ainsi naturelle du platonisme et du néo-plato-
nisme inclinait la pensée de Ficin à un mysticisme qui se mani-
feste pleinement dans son ouvrage Theologia platonica (1482).
Ce mysticisme n'était pas sans se prêter à des vues d'astrologie
et de magie que nous retrouverons plus explicitement dévelop-
pées chez d'autres écrivains.
Cette rénovation du platonisme ne fut pas sans provoquer
d'autre part une rénovation de l'aristotélisme. Celle-ci fut conduite
surtout par des hommes mieux informés de l'antiquité classique,
et capables de la connaître directement, qui s'efforcèrent de
retrouver, par-delà l'Aristote qu'avait suivant eux déformé la
scolastique chrétienne ou judéo-arabe, l'Arislote vrai. A leur tête
se trouvait, en Italie, ce Théodore Gaza dont nous avons déjà
parlé (1400-1478) et qui traduisit les écrits d'Aristote et de Théo-
phraste sur les sciences naturelles; en Allemagne, son grand
disciple Rodolphe Agricola (1442-1485), dont l'écrit De Dialéctica
Inventione, reproduit avec toute l'ampleur et la finesse du langage
cicéronien la pensée d'Aristote; en France, enfin, Jacques Lefèvre,
d'Étaples en Picardie (1455-1537), l'humaniste de l'Université de
Paris qui donna, dans un élégant latin, des paraphrases d'écrits
aristotéliciens.

Cette façon humaniste de revenir à Àristote et de le reconqué-


rir était particulièrement dirigée contre l' Aristote des écoles et
des sectes. Le péripatétisme enseigné se présentait en général
sous deux formes diverses, liées l'une et l'autre à deux grandes
interprétations de la pensée du maître : l'une était celle d'Alexandre
d'Aphrodisias, l'autre celle d'Averroës. Les partisans de l'inter-
prétation d'Alexandre, ou Alexandristes, insistaient sur le carac-
tère à la fois déiste et naturaliste de la doctrine d'Aristote ; les
Averroïstes, plus ou moins imprégnés de mysticisme, l'inclinaient
vers une sorte de panthéisme rationaliste selon lequel la raison
universelle, commune à tout le genre humain, contient en soi la
réalité essentielle de tous les êtres. La question qui les divisait
principalement était la question de l'immortalité : les Averroïstes
soutenaient que seule la partie raisonnable de l'âme est éternelle,
mais qu'elle ne fait qu'un, d'aslleurs, avec la raison universelle ;
les Alexandristes soutenaient que l'âme, étant liée aux fonctions
sensibles et au corps, meurt avec le corps. Avec ces différences,

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 459

les deux interprétations n'en niaient pas moins en commun l'im-


mortalité individuelle et les miracles ; par là elles se mélan-
geaient souvent; elles s'opposaient ensemble au Christianisme,
et aux thèses des défenseurs platoniciens du Christianisme. Mar-
cile Ficin disait dans la Préface de sa traduction de Plotin :
Totus fere terrarum orbis a Peripatelicis occupatus in duas
plurimum sectas divisus est, Alexandrinam et Averroicam. Uli
quidem intellectual nostrum esse mort alem existimante hi vero
unicum esse contendunt, utrique religionem omnem funditus
aeque tollunt, praesertim quia divinam circa homines providen-
tiam negare videntur et utrobidem a suo etiam Aristotele defe-
cisse.

Le, théâtre principal de ces querelles entre péripatéticiens de


diverses observances fut Padoue, dont l'Université était depuis le
xive siècle Tasile de l'Averroïsme, prenant d'ailleurs des formes
assez diverses. (Sur l'école de Padoue, voir Renan, Averroës,
2e partie, ch. III, ainsi que la thèse de Mabilleau, Étude sur la
Philosophie de la Renaissance en Italie^ Cesare Cremonini.) Les
éléments hétérodoxes de l'Averroïsme y furent tantôt mis en
relief, tantôt adoucis. Au début du xvie siècle, par comparaison
avec l'Alexandrinisme, l'Averroïsme paraissait plus proche de la
doctrine de l'Église, et, dans la suite, des Averroïstes firent pro-
fession d'être d'excellents catholiques : il arriva même que l'Aver-
roïsme devint objet d'érudition et perdit ainsi tout caractère
offensif.

La doctrine averroïste de l'unité de la raison dans l'espèce


humaine fut défendue dans les dernières années du xve siècle par
Nicoletto Vernias, mais qui, plus tard, se convertit et écrivit en
faveur de l'immortalité et de la pluralité des âmes. A Padoue éga-
lement enseigna avec grand éclat Alexandre Achillini, qui mou-
rut en 1512, professeur de philosophie à Bologne, qui admettait
l'Averroïsme, soutenait l'unité des âmes humaines dans la raison
et l'éternité du monde, tout en reconnaissant comme chrétien le
dogme de l'immortalité individuelle et celui de la création.
Achillini eut en 1488 pour collègue, en même temps que pour
adversaire, selon l'usage, Pierre Pomponace. Pietro Pomponazzi
fut le plus célèbre des péripatéticiens de la Renaissance : tout en
expliquant Aristote selon la règle, il intéressait vivement la jeu-
nesse. (Sur lui, voir Fiorentino, Pietro Pomponazzi, 1868; -

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460 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

L. Ferri, La Psicologia di P. Pomponazzi, 1877 ; - Ad. Franck,


Moralistes et Philosophes, 1872, 2e éd., 1874.) Après avoir professé
à Padoue jusqu'en 1509, c'est-à-dire jusqu'au licenciement de
TUniversité à la suite de la défaite des troupes vénitiennes à Gia-
rodda, il alla à Ferrare, puis à Bologne, où il resta jusqu'à sa
mort (1524). C'est en 1516 qu'il publia son écrit sur l'immortalité
de l'âme. Dans cet écrit, comme dans son enseignement, il com-
battait la doctrine averroïste et jugeait très concluants les argu-
ments que saint Thomas avait dirigés contre elle ; cependant il
n'admettait point avec saint Thomas une pluralité d'âmes immor-
telles ; il s'en référait à Alexandre d'Aphrodisias qui, en identi-
fiant l'intellect actif avec l'entendement divin, avait considéré
Tame individuelle de chaque homme comme mortelle : et c'est là
la pensée vraie d'Aristote. L'entendement humain ne connaît le
général que dans le particulier ; la pensée ne peut s'exercer sans
images ; elle est donc liée au corps et doit en partager la desti-
née. Au reste saint Thomas, plus conséquent, aurait dû, au dire
de Pomponace, aboutir là : il met le principe d'individuation dans
la matière; mais alors que peut-il rester de nous, lorsque la mort,
en détruisant notre corps, a détruit notre individualité? La vertu
est d'ailleurs indépendante de la foi à l'immortalité ; elle doit être
pratiquée pour elle-même, sans souci de récompense. Pour garder
le droit de soutenir ces thèses, Pomponace invoque la conception
de la double vérité, selon laquelle ce qui est vrai philosophique-
ment peut ne pas l'être théologiquement et vice versa. Cette con-
ception, qui lui est bien antérieure, puisque dès le Moyen Age elle
était l'un des traits distinctifs des Averroïstes, prend une très
grande importance dans la spéculation du xvie et du commence-
ment du xvne siècle. Elle avait été condamnée en 1512 par le
Concile de Latran, ce qui n'empêchait pas Pomponace de l'invo-
quer et de s'en prévaloir encore pour traiter de la même manière,
en partie double, les questions relatives à la liberté humaine, à la
Providence et aux miracles.
Les thèses de Pomponace soulevèrent de vives controverses.
Le Traité de l'Immortalité fut brûlé publiquement. Cependant
le pape Léon X refusa d'excommunier Pomponace, et le cardinal
Bembo lui était notoirement favorable. Il fut combattu par un
élève de Vernias, Augustinus Niphus, Averroïste converti à l'idée
de l'immortalité individuelle, et lui répondit dans un écrit intitulé

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 461

Befensorium. Les controverses en se poursuivant amenèrent plu-


tôt un rapprochement des doctrines adverses : on fut porté à
admettre qu'il était possible dans les questions psychologiques
d'adhérer au naturalisme des Alexandristes, tandis que dans les
questions métaphysiques on pouvait accepter un Averroïsme
incliné vers l'orthodoxie.

Cependant toutes ces disputes d'idées, dominées et réglées


presque toujours par des questions d'autorité, n'avaient guère
d'autre office positif que d'élargir la connaissance de la philoso-
phie ancienne, de manifester la diversité des interprétations dont
Aristote, le docteur de la science humaine, était susceptible, de
révéler, à côté du péripatétisme, le platonisme et le néo-plato-
nisme. Par cette même voie, d'autres doctrines anciennes furent
également rappelées et restaurées : c'est ainsi que le Stoïcisme
trouva des partisans qui en popularisèrent les notions les plus
importantes : Juste Lipse (1547-1606); écrits principaux : De
Constantia ; - Manuductio ad Stoïcam Philosophiam; - Physio-
logia Stoïcorum: - Caspar Schoppe (Scioppius, 1576-1649), avec
ses Elementa Stoïcœ Philosophise Moralis : les formules morales
du Stoïcisme devinrent ainsi familières.

Ce qui préparait donc à cet égard la philosophie moderne, c'était


le remplacement de la tradition par la lutte des traditions : et la
lutte des traditions devait finir par aviver le sentiment de l'insuf-
fisance des doctrines reçues pour satisfaire à l'esprit humain. Aux
formes doctrinales, aux procédés techniques par lesquels on avait
cherché à fixer la vérité et à immobiliser la pensée, on oppose les
droits de l'intelligence naturelle et l'extrême variété des tendances
humaines. Un humanisme plus libre, dont l'antiquité fournit elle
aussi le modèle, vint s'opposer à la rigidité et à l'autorité des
systèmes et, à l'égard de ces derniers, ce qui finit par paraître le
meilleur, c'était l'attitude que le scepticisme antique avait con-
seillée en replaçant l'homme véritable, être ondoyant et divers,
dans la conscience de sa nature propre, libéré de la tyrannie et de
la confusion des doctrines. C'est chez Montaigne que nous trou-
vons cette attitude exposée avec le plus d'ingéniosité et de
liberté.

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462 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

♦ *

L'humanisme du xve et du xvie siècle s'oppose à la scolastique,


non pas seulement en ce qu'il tente de restaurer, contre l'Aristo-
télisme du Moyen Age, un Aristotélisme plus direct et puisé aux
sources, - non pas seulement en ce qu'il ressuscite, comme plus
importantes ou comme plus vraies, d'autres doctrines que la doc-
trine aristotélicienne, - mais encore en ce qu'il prétend trouver
la science et la sagesse, même en les demandant à l'antiquité,
dans d'autres œuvres que les œuvres techniques des philosophes
proprement dits. Faute souvent d'avoir des matériaux positifs
suffisants pour son activité intellectuelle, la scolastique s'était
complu dans le formalisme logique, en avait exagéré les subtili-
tés, et s'était souvent imaginée que, par un certain art mécanique
de combiner les concepts, on pouvait parvenir à des connais-
sances nouvelles. Cette logique d'école, aux procédés pédan-
tesques, aux règles qui ne pouvaient se fixer dans la mémoire que
grâce à une mnémotechnie barbare, choquait inévitablement ce
sens naturel de la vérité et cette idée d'une logique naturelle qui
étaient enveloppés dans l'humanisme. En opposition avec cet
appareil compliqué de démonstrations et ce lourd véhicule de
pensées, comment ne pas sentir la supériorité de ces formes d'ex-
position simples et belles dont les anciens revêtaient les vérités
humaines et ornaient leurs lieux communs ? A cet égard Cicerón
apparaissait à beaucoup comme le modèle qu'il fallait suivre; et,
comme sa façon de parler et d'écrire lui avait semblé à lui-même
être réglée par la rhétorique, il se produisit une tendance à rap-
procher la logique et la rhétorique et à réformer la première par
la seconde. C'est ainsi que Laurent Valla (Lorenzo della Valle :
1407-1457), dans ses Dialecticœ Disputationes contra Aristotélicos,
manifestait et développait la disposition qui le portait à chercher
dans la rhétorique de Cicerón et de Quintilien, bien plus que dans
la syllogistique d'Aristote, l'art d'ordonner régulièrement ses
pensées.
Cette même disposition, on la retrouve encore très nettement
exprimée, près d'un siècle plus tard, chez l'Italien Marius Nizo-
lius (1498-1576). Dans son Thesaurus ciceronianus et surtout
dans son Antibarbarus sive de veris principiis et vera ratione

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 443

pkilosopharhdi contra pseudo-philosopkôs (Parme, 1553), Nizolius


combattait vivement, outre la stérilité de la philosophie scolas-
tique, sa forme pitoyable, son mauvais style, sob latin barbare.
Il soutenait que c'est la rhétorique qui est lá science universelle,
capable de donner la faculté de juger de tout, tandis que les
autres sciences ne font qu'apporter les matériaux qu'elle soumet
à ses formes. Poussant plus avant sa critique, il s'attaquait au
réalisme des universaux; il soutenait que seuls les individus sont
des substances réelles, que les genres et les espèces ne sont que
des conceptions subjectives. Toute connaissance, concluait-il,
doit partir de l'observât ion, qui seule possède une certitude
immédiate. V Antibarbarus de Nizolius fut réédité en 1670 par
Leibniz avec une préface dans laquelle il exposait, en accord avec
son auteur, ses idées sur la façon d'écrire qui convient en philo-
sophie, en même temps qu'il combattait le nominalisme rattaché
par Nizolius au principe vrai, que seuls les individus existent :
les universaux, disait Leibniz, ne sont ni des réalités ni des
abstractions : ils représentent une possibilité indéfinie dans la
ressemblance. (Voir Œuvres philosophiques de Leibniz. Éd. Ger-
hardt, IV, p. 127 sq.)
On voit par là comment l'humanisme pouvait être plus qu'un
retour au passé, comment il comportait, par une connexion plus
ou moins étroite, des vues modernes à certains égards sur les
conditions et les caractères de la connaissance : la rénovation des
idées n'est pas tout entière dans la résurrection de l'antiquité.
Ces traits sont plus visibles encore chez l'Espagnol Louis Vives
(1492-1540), contemporain et ami d'Érasme, qui, dans sa lutte
contre Aristote, défendait énergiquement l'idée d'une science
fondée sur l'expérience. Dans un petit écrit de l'année 1518 : De
initiis, sectis et laudibus philosophise, il présentait un tableau de
la philosophie des anciens, qui est Tune des premières histoires
de la philosophie que nous possédions dans les temps modernes.
Sa pensée est surtout exposée dans son grand ouvrage De Disci-
plinis, 1531, ouvrage véritablement encyclopédique dont la pre-
mière partie contient sept livres De Causis corruptarum artium
et la seconde cinq livres De Tradendis Disciplinis : dans les plus
anciennes éditions, une troisième partie enferme un certain
nombre d'écrits logiques et métaphysiques. Louis Vives fait peu
de cas de la métaphysique; il estime fort au contraire la logique

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464 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

formelle, à la condition de l'épurer des éléments métaphysiques


qui s'y sont mêlés, et par-dessus tout l'observation et l'expérience,
comme sources de la science de la nature : il se défie de la puis-
sance de la raison humaine pour établir tout ce qui dépasse l'ex-
périence, de la valeur des preuves purement spéculatives de
l'existence de Dieu et de l'immortalité; il ferait plutôt appel, pour
justifier de telles affirmations, aux besoins moraux de notre
nature. En morale il incline de préférence vers le platonisme et
le stoïcisme, qu'il juge plus proches de la foi chrétienne que
l'eudémonisme d'Aristote. Mais où se manifeste le mieux l'origi-
nalité de Vives, c'est dans la conception qu'il a de ce que doit être
une étude de l'âme et dans l'effort qu'il a fait pour réaliser cette
conception. On peut le considérer comme le fondateur, tout au
moins comme le précurseur de la psychologie expérimentale
moderne. Dans ses trois livres De Anima et Vitâ, 1539, il se plaint
que pour l'étude de l'âme on se contente trop de ce qu'ont fourni
les anciens; il conseille et il pratique l'observation directe de soi ;
il demande qu'au lieu de s'attarder à rechercher ce qu'est l'âme
en elle-même, on s'occupe de déterminer quelles propriétés elle a
et comment elle agit. Fidèle à ce vœu, Vives introduit, à côté de
notions empruntées aux livres anciens, pas mal de descriptions
qui viennent de lui et qui, notamment sûr les émotions, sont
encore instructives. Il use de la physiologie de son temps, évi-
demment très imparfaite, mais il en use avec le discernement et
la liberté d'esprit qui choisissent les données les plus positives
pour les opposer sur bien des points à la tradition scolastique.
Les formes inférieures de la vie organique sont pour lui la base
des formes supérieures et de la vie consciente. L'âme humaine
est la seule à avoir été créée par Dieu immédiatement : l'âme de
la plante et de l'animal, autrement dit le principe de la vie végé-
tative et de la vie sensitive, est une production de la nature.
Vives est à bien des égards un devancier de Bacon et de Des-
cartes, qui lui doivent beaucoup plus qu'ils ne l'ont dit, ainsi que
de Gassendi qui le cite avec éloge.
La lutte de l'humanisme contre la scolastique et contre la
logique aristotélicienne fut conduite en France avec un éclat
particulier par Ramus (Pierre de la Ramée). Né en 1515, à Cuth,
village du pays de Vermandois, entre Noyon et Soissons, d'une
famille très pauvre, il fit ses études au Collège de Navarre, y

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 465

contracta un dégoût profond pour la scolastique et se fit recevoir


maître es arts avec une thèse d'après laquelle tout ce qu'avait dit
Aristote n'était que fausseté, ajoutant, d'ailleurs, que les écrits
attribués à Aristote étaient simplement supposés. Condamné un
peu plus tard pour des écrits contre Aristote, il devint cependant
principal du Collège de Presles et recouvra sous Henri II le droit
d'enseigner la philosophie; nommé professeur au Collège de
France en août 1551, il ouvrit son cours un mois après devant
deux mille auditeurs, attirés par sa grande réputation de science
et d'éloquence. S'étant converti au calvinisme, il fut en butte à
diverses persécutions; il voyagea en Suisse et en Allemagne,
enseigna notamment à Heidelberg, à Genève et à Lausanne; il
fut assassiné à la Saint-Barthélémy (1572), probablement à l'ins-
tigation de son adversaire péripatéticien Charpentier. (Voir
Ch. Waddington, Ramus, 1855.) Dans l'œuvre de Ramus il y a
deux parts à faire : Tune, qui est de critique, d'aspiration à une
forme nouvelle de la science, à des méthodes de pensée plus
fécondes; l'autre, qui est un essai pour satisfaire à ces besoins
vivement ressentis, et qui n'est qu'une façon de substituer au
formalisme de la scolastique un autre formalisme. Pour lui
comme pour Laurent Valla, qu'il cite assez souvent, la logique
est un ars disserendi qui, à ce titre, appelle aussi la rhétorique ;
de Cicerón il y a plus à tirer que d'Aristote. Ramus définit la
dialectique l'art de raisonner. Comprise véritablement comme
discipline pratique, elle se présente sous trois formes successives,
ou plutôt à trois degrés; la nature ici, c'est la raison ou faculté
naturelle de raisonner; l'art consiste dans les préceptes qui per-
mettent de bien user de cette faculté, et l'exercice est une mise
en pratique des préceptes de l'art, de façon à les convertir en
habitudes. Ramus faisait valoir « le vray et naturel usage de la
raison ». Les parties de la dialectique sont au nombre de deux :
l'invention et le jugement; la première a pour objet les éléments
de toute pensée : les concepts et les définitions; la seconde a
pour objet le jugement, c'est-à-dire la manière de disposer ces
éléments. Cette division, qui mettait en tête la théorie du con-
cept et de la définition, passa après Ramus dans la plupart des
manuels de logique. De même il interpréta autrement certaines
théories de la logique traditionnelle, par exemple sur le caractère
du moyen terme; il combattit l'introduction de la quatrième
R«v. M*tà. - T. XXXVI (no 4, 1929). 31

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466 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MÜBALE.

figure du syllogisme. Bien que ses réformes positives n'aient pas


eu une très grande portée, il eut par sa critique de l'aristotélisme,
par une inquiétude du meilleur qui l'agitait sans cesse, par sa
culture très étendue, par son impatience de l'autorité et sa foi en
la raison, une influence très considérable, particulièrement en
Allemagne. Il y eut des ramist es et des anti-ramistes.
En ce qu'il a de spécifique l'humanisme est caractérisé par une
répugnance vive à l'endroit des constructions purement métaphy-
siques, par une disposition à mettre en rapport direct les concep-
tions humaines avec la vie concrète comme avec une culture plus
raffinée. De là, par suite, la possibilité pour lui de contracter
alliance avec le scepticisme ou, même, si je puis dire, de s'épa-
nouir en scepticisme, dès qu'il est bien entendu que le scepti-
cisme met en doute uniquement les explications théoriques, les
explications d'école sur les choses et sur la vie, non la vie même
et cette réalité immédiate qui est l'homme. De cet humanisme
sceptique, mais sceptique en ce sens seulement, Montaigne a été
chez nous le merveilleux interprète.
La forme du livre, sans suite systématique, est adéquate à la
pensée qui l'inspire. C'est comme une enquête poursuivie sans
but apparent sur toutes les formes que la nature humaine a pu
affecter, et dont Montaigne a trouvé les matériaux dans les livres
des anciens, dans la société qui l'entoure, et dans lui-même : ces
sources d'information se mêlant au point de devenir souvent
indiscernables. Remarquons d'abord que Montaigne ne connut pas
directement ce qu'eut de plus profond la sagesse des anciens :
peu habile à lire le grec, il n'a pas été en contact avec la pensée
originale d'un Platon et d'un Aristote. S'il paraît avoir mieux
entendu et admis Platon qu'Aristote, c'était moins le Platon vrai
que le Platon restauré par la Renaissance. Il se laissa, certes, for-
tement attirer par Socrate, dont il ne se représente, du reste, la
vie et l'enseignement que d'après les Mémorables de Xénophon et
le recueil de Diogene Laërce, mais dont il admire pleinement la
noblesse, la simplicité et le courage. C'est Socrate, du reste,
« qui ramena du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse
humaine, pour la rendre à l'homme, où est sa plus juste et plus
laborieuse besogne ». - Socrate, dit-il encore, « a fait grand
service à l'humaine nature de montrer combien elle peut d'elle-
même ». - Montaigne avait lu et connaissait bien Cicerón, mais

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V. DELBOS. - LA PREPARATION DE LA PfllLQSOPRlE MODERNE. 467

il n'avait pas pour lui l'admiration enthousiaste que professaient


à son endroit les humanistes ; il le trouve de style trop ample et
trop oratoire, de pensée trop flottante, de caractère trop ambi-
tieux et trop vain. Ses deux autturs préférés sont Sénèque et
Plutarque ; Sénèque dont le stoïcisme mitigé, volontiers appliqué
aux cas de conscience singuliers, plaisait à Montaigne précisé-
ment par ce mélange d'élévation et de souplesse; Plutarque, le
Plutarque d'Amyot, dont les Vin parallèles comme les oeuvres
morales représentaient, sous forme d'histoires, d'anecdotes, de
réflexions, les formes les plus variées de la vie des anciens, et
leurs actions les plus belles, les plus intéressantes, les plus
héroïques.
De ses pérégrinations à travers les livres Montaigne a rapporté,
à Tégard de toutes les prétentions à constituer des doctrines
fermes et absolues, le plus complet scepticisme intellectuel : les
querelles métaphysiques, les discussions religieuses qui trou-
blaient si profondément et si cruellement son temps ne pouvaient
qu'aboutir aux mêmes effets, et à ces effets mêmes il était prédis-
posé par sa curiosité continue et nonchalante, plus portée à se
tenir en éveil qu'à se satisfaire.
Disons donc que Montaigne est sceptique, dans le sens où le
scepticisme contredit le dogmatisme philosophique et théologi-
que, le parti pris de raisonner droit et de conclure ferme sur ce
qui dépasse notre expérience humaine. Et Fon sait comment les
Essais, et particulièrement, dans les Essais, X Apologie de
Raymond de Sebonde, ont recueilli tous les arguments sceptiques
tirés des contradictions humaines sur tous les sujets : politique,
morale, législation, religion, métaphysique, ceux qui sont tirés
de l'incertitude des sens et de l'instabilité de la raison. - La
conclusion de ce scepticisme : les hommes doivent tenir leurs
opinions pour relatives et les vérités métaphysiques pour inac-
cessibles.
C'est proprement la destruction de la métaphysique et plus
spécialement de ce qu'on a nommé la Religion naturelle, celle
qui conclut à l'existence et aux attributs de Dieu par des argu-
ments en forme. Quelque rapport qu'on établisse entre Y Apologie
de Raymond de Sebonde et le Christianisme, que l'on admette
que Montaigne a voulu simplement, par l'affirmation de l'incapa-
cité de la raison humaine, laisser au Christianisme une place, ou

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468 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

qu'il a voulu l'introduire plus positivement, ce qu'on peut dire


c'est qu'il représente à cet égard une tendance importante, la
tendance à éliminer la Métaphysique de l'ordre des relations
entre la nature humaine et la Religion : il a frayé les voies à cette
idée que la Religion ne relève pas de la connaissance et que la
révélation dont elle dérive se manifeste par la tradition et la cou-
tume, au lieu d'avoir besoin d'être fondée en raison.
Mais, en réalité, ce qui a glissé sous celle conception, c'est la
thèse que la Religion s'approprie à nous autant que nous à elle,
et ceci nous ramène à ce qui est peut-être la découverte fonda-
mentale de Montaigne, la découverte d'une nature humaine qui
vaut par soi, et qui est indépendante de tout dogmatisme théolo-
gique ou métaphysique. L'homme est donc au premier plan.
La science véritable, c'est la connaissance de la nature
humaine. Et tout d'abord la connaissance de Phomme en géné-
ral : cet homme en général, nous le trouvons, au dire de Mon-
taigne, en chacun de nous. « Chaque homme porte la forme
entière de l'humaine condition. Le premier, je me communique
au monde par mon être universel. » II y a une nature humaine
universelle, mais cette nature se particularise à l'infini, revêt, par
son contact avec le milieu extérieur, le milieu social, les circons-
tances historiques, mille formes diverses, et voilà comment la
science de l'homme doit s'éclairer de l'histoire, de la comparai-
son des mœurs, et ne pas répugner à la connaissance des singu-
larités. Individuellement, si l'erreur serait d'imaginer que chacun
porte en soi « la maîtresse forme de l'humaine nature », il n'en
reste pas moins que chacun a une nature propre qu'il doit en
quelque façon accepter, et selon laquelle il est nécessaire qu'on le
juge; et c'est notre nature propre, éclairée par la réflexion et
conduite parla volonté, qui est comme notre patron intérieur.
Individualisme et en même temps naturalisme : Celui-là seul,
dit-il, estime les choses selon leur juste valeur qui se représente
comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature
en son entière majesté : cette mère nature nous manifeste une
variété constante, par laquelle nous apercevons que nous et tout
ce que nous appelons grand nous ne sommes qu'un point imper-
ceptible : d'où la tolérance.
Mais d'où aussi le dégoût de la nouveauté, do toute idéologie
révolutionnaire. Les théoriciens politiques ne sont pour lui que

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 469

des rhéteurs. Comme il dit, leur « police serait de mise en un


nouveau monde » ; mais nous, gens prudents, « nous prenons un
monde déjà fait et formé à certaines coutumes; nous ne l'engen-
drons pas comme Pyrrhus ou comme Cadmus », et « nous ne
pouvons guère le tordre de son pli accoutumé, que nous 'ne rom-
pions tout. » - Substitut de la nature, l'habitude est la reine du
monde; c'est le fondement mystique de l'autorité des lois, car ce
qui fait l'autorité des lois, ce n'est pas qu'elles sont justes, mais
qu'elles sont des lois.
Morale de Montaigne : interprétation demi-épicurienne du pré-
cepte stoïcien : vivre conformément à la nature. - Modération,
force d'âme, préparation àia mort, à la mort résignée.
Idéal donc pour Montaigne : connaissance de l'homme aboutis-
sant à une sagesse tout humaine, dans laquelle la Religion,
quand elle intervient, intervient plutôt comme puissance de
pondération que comme puissance d'inspiration et de vivifica-
tion.

Importance de la pensée de Montaigne : subjectivisme qu'elle


implique. Le « Que sais-je » et les affirmations positives qui l'ac-
compagnent. Comment ces affirmations positives relèvent uni-
quement de son humanisme : différence avec le Cogito de Des-
cartes relié méthodiquement au doute.
Limites de Vhumanisme de Montaigne : Inintelligence ou
incompréhension de la science nouvelle. Comment, se demande-
t-il, croirais-je les hommes sur la cause du flux et du reflux du
Nil ? Ils ne se connaissent pas eux-mêmes. « Le ciel et la terre
ont branlé trois mille ans, tout le monde l'avait ainsi cru »
jusqu'au jour où Copernic s'avisa de soutenir que c'était la terre
qui se mouvait. « Qui sait qu'une tierce opinion ne renversé les
deux précédentes ? » Ptolémée « avait établi les bornes de notre
monde... Voilà, de notre siècle, une grandeur infinie de terre
ferme qui vient d'être découverte. » On soutient qu'il y a des
antipodes et que l'on a trouvé la forme du monde : n'y aurait-il
pas sottise à le croire ? Montaigne inaugure par là une critique de
la science extérieure à la science, qui n'est peut-être pas sans
valeur pratique en raison de son inspiration humaniste, mais qui
est d'une grande faiblesse théorique.
Limites de l'optimisme et du naturalisme de Montaigne : il
ignore le problème du mal et il suppose la suffisance de la nature

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470 REVUE BE MÉTAPHYSIQUE et de MORALE.

à contenter l'homme; notion peu critique de la nature dans


laquelle il n'est discerné que par tact individuel ce qu'elle a de
permanent et ce qu'elle a d'accidentel.

II

LA SPÉCULATION SUR LA NATURE

Nous avons à étudier également, comme sources importantes


de la philosophie moderne, toute une suite de spéculations sur la
nature, qui sont apparues au xve et au xvie siècle : spéculations
grandioses, souvent profondes jusque dans leur étrangeté, qui,
même lorsqu'elles se rattachent par plus d'un lien à la scolasti-
que, s'en détachent par une commune tendance à se représenter
le monde dans son infinité, à vouloir réformer Tordre et le sens
de nos concepts de façon à les approprier à cette infinité même.
Pour la clarté de l'étude, nous sommes obligés d'isoler ces spécu-
lations de deux sortes de doctrines avec lesquelles elles ont eu
d'étroits rapports, dont elles se sont pénétrées et qu'elles ont
pénétrées aussi dans une large mesure; d'une part, les doctrines
mystiques, dont nous avons précédemment parlé et dont elles
diffèrent, - mais seulement d'une façon relative, - par un effort
plus direct vers l'explication de la nature elle-même, par un plus
vif souci de comprendre et de surprendre l'action des forces
naturelles; - d'autre part, les doctrines nouvelles proprement
scientifiques en matière d'astronomie et de mécanique, qui ten-
dent sans doute à pratiquer des méthodes plus exactes et abou-
tissent à des découvertes plus positives, mais qui, comme nous le
verrons, n'en ont pas moins été mêlées, chez leurs principaux
représentants, à des vues d'imagination et à des conceptions
mystiques.
A l'origine de ces spéculations on peut placer un homme en qui
s'opère d'une manière très caractéristique la fusion des idées du
Moyen Age et d'idées plus modernes à fortune très diverse, un
homme qui, malgré cet éclectisme de sa pensée, est doué d'une
grande originalité personnelle, Nicolas de Cusa. Nicolas Chrypffs
ou Krebs, appelé de Cusa, en raison du nom latin qui indiquait la
ville où il était né en 1401, - Kues sur la Moselle, près de Trêves,
- quitta jeune la maison paternelle pour échapper aux mauvais

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 471

traitements de son père, fut élevé à Deventer chez les « Frères de


la vie en commun », puis étudia à Padoue la jurisprudence, les
mathématiques et la philosophie. Il commença par être avocat;
mais, ayant perdu son premier procès, il crut voir que sa vocation
n'était pas là : il s'adonna à la théologie et embrassa l'état ecclé-
siastique. Il prit part au Concile de Bàie; il alla à Constantinople
comme envoyé du Pape, fut fait cardinal en 1448, devint en 1450
évêque de Brixen et eut à soutenir une lutte très vive contre l'ar-
chiduc Sigismond d'Autriche. Il mourut en Italie en 1464, au
cours des préparatifs de la Croisade projetée par Paul II. Outre
divers écrits théologiques, il avait d'abord écrit sur la réforme du
calendrier. C'est à partir de 1440 qu'il commença à écrire ses
œuvres plus proprement philosophiques, avec le traité De docta
ignorantia. Puis vinrent d'autres ouvrages : De conjecturis ; -
De quœrendo Deum; - - De genesi; - Apologia doctœ ignoranti^ ;
- Idiotie libri quatuor, dont le troisième, De mente, est particu-
lièrement important, etc. Une première édition des œuvres du
Cardinal de Cusa fut publiée, sans doute vers 1446, à Bàie ; une
autre édition plus complète, en trois volumes in-folio, fut donnée
à Paris en 1514 par Jacques Lefèvre d'Étaples ; nouvelle édition
à Bâle en 1565. - A la suite de son écrit Die Got tes lehre des
Nicolaus Çusanus (1888), Uebinger a publié un ouvrage du Cardi-
nal, De non aliud, que l'on croyait perdu et qui était de l'année
1462. - Le même Uebinger, dans des articles de la Zeitschrift
für Philosophie und philosophische Kritik (1893, 1894 et 1895), a
donné une analyse des écrits du Cardinal de Cusa et de leur chro-
nologie. - (Principaux ouvrages à consulter : Zimmermann,
Nicolaus Cusanus als Vorgänger Leibnizens, comptes rendus de
l'Académie des sciences de Vienne, 1852, reproduit dans le pre-
mier volume de ses Studien und Kritiken. - Eucken, Nicolaus
von Cues, Philosophische Monatshefte XIV, 1878, reproduit dans
ses Beiträge zur Geschichte der neuen Philosophie, 1886. -- Fal-
kenberg, Grundzüge der Philosophie des Nicolaus Cusanus, 1880.)
Le problème capital, dans la philosophie de Nicolas de Cusa,
est le problème des rapports de Dieu et du monde. Dieu est l'unité
infinie, laquelle comprend en soi et fait sortir de soi tout ce qui
est fini. Le monde est Dieu fini, Dieu est le monde conçu dans la
puissance de l'infini. Ce qui dans le monde constitue la finite n'est
pas Dieu. Aussi, d'une part, Dieu et le monde sont identiques;

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472 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

d'autre part, Dieu et le monde s'opposent. En quoi consiste donc


ce qui est commun au fini et à l'Infini, et d'où résulte donc ce qui
les distingue? Ce qui est fini est soumis à une loi de relation :
dans le fini rien n'est si grand ni si petit qu'il ne puisse se pro-
duire quelque chose de plus grand et de plus petit: c'est le règne
du comparatif. Dieu est au contraire le superlatif absolu ; il est le
maximum absolu en ce qu'il comprend tout, et le minimum
absolu en ce qu'il pénètre dans tout; il mesure tout et il n'est
mesuré par rien, car c'est lui qui està lui même sa propre mesure.
- Ce qui est fini est contingent ou dépendant, n'est pas par soi ;
Dieu est par soi et en lui la nécessité d'exister coïncide avec l'im-
possibilité de ne pas exister. - Ce qui est fini est particulier ;
Dieu est l'universalité absolue qui coïncide d'ailleurs avec l'abso-
lue singularité. - Ce qui est fini se caractérise par une prépondé-
rance du possible ou de la puissance sur le réel, ou mieux par un
mélange de réalité avec la possibilité ou matérialité. Dieu est
acte pur, pleine réalité, immatérialité ; il est la réalité de tout le
possible et en même temps l'absolue possibilité. - Enfin l'Infini
est unité, tandis que le fini est multiplicité, divisibilité ; cepen-
dant l'unité de l'Infini n'est pas une unité abstraite : c'est une
identité vivante.

En considérant cette série d'oppositions entre l'Infini et le fini,


on s'aperçoit que, si certaines ont une portée absolue, comme
celle de l'existence nécessaire et de l'existence contingente,
d'autres, comme celle de l'actualité pure et de l'actualité mêlée
de potentialité, n'ont qu'une portée relative. A ce point de vue-là
le monde n'est plus le contraire de la divinité : il est la divinité
bornée et altérée; ou encore Dieu est l'essence absolue du monde,
ce qui constitue la nature des choses.
Certes le monde est la création de Dieu, le produit de sa libre
volonté, et, sur ce point comme sur d'autres, Nicolas de Cusa,
chrétien et catholique sincère, s'arrange de façon à n'exprimer
rien qui contredise sa foi. Il n'en est pas moins vrai qu'il repré-
sente les rapports de Dieu au monde par les concepts de compli-
cation et d'explication (çomplicatio et explicado). Ce que l'unité
divine a d'impliqué en soi, le monde le manifeste et l'explique :
c'est le même être qui, d'une part, est comme enfermé dans son
existence essentielle, qui, de l'autre, apparaît dans les formes
extériorisées de son existence. D'où vient que, dans cette multi-

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 473

plicité d'êtres finis qui constituent le monde, il n'y a pas juxtapo-


sition de produits morts, mais continuation constante d'action ?
C'est que l'être est essentiellement force, vertu, vis, virtus : en
tant qu'il exprime ou manifeste l'Infini, tout être fini tend de lui-
même à l'action.

La philosophie néo-platonicienne avait assurément admis une


connexion intime de Dieu et du monde, mais sous cette condition
qu'entre Dieu et le monde, tel qu'il nous apparaît maintenant, on
supposât toute une série de degrés ou de moments. L'esserice
pure ne saurait être mise assez loin de notre univers trouble.
Tout autre est la pensée de Nicolas de Cusa. Même s'il admet
comme une gradation dans la révélation divine, il n'en pose pas
moins que Dieu est immédiatement présent en tout et agit immé-
diatement en tout de toute la plénitude de sa force. Il ne conçoit
pas, par exemple, un monde des Idées intermédiaire entre Dieu
et le monde ; il repousse toute idée d'une âme du monde : c'est
Dieu même et Dieu seul qui est l'âme et l'esprit du monde.
Il suit de là que le monde, dans son ensemble comme dans son
contenu, doit exprimer l'essence divine. Sans doute, pris dans
son ensemble, il n'a pas l'infinité de Dieu, nous l'avons vu ; mais,
en tant qu'il se rapporte à Dieu, il n'est pas non plus le fini pur
et simple ; il a une sorte d'infinité contractée ou restreinte, qui
est l'absence de bornes dans l'espace et dans le temps. Pris dans
son ensemble également, il forme une unité ou un ordre dans
lequel sont compris les êtres individuels. Ce n'est pas à dire pour
cela que ce soient les universaux qui aient une réalité : tout au
contraire; dans la réalité il n'existe que des individus : l'universel
n'est que dans des individus ; détaché d'eux, il n'est qu'un être de
raison. Seulement, ce qui est vrai, c'est que l'individu n'existe
que par sa participation à l'essence divine, l'exprime et la reflète.
L'individu n'est pas infini; mais il a une force interne par laquelle
il tend à dépasser tout état actuel et à se déployer à l'infini : sa
réalité consiste dans un progrès toujçurs plus grand vers une
réalité plus riche. Ainsi Nicolas de Cusa admet que le monde est
constitué par des individus, qui ont une loi propre de développe-
ment ; en cela il accepte et renouvelle une pensée qui avait été
déjà celle des stoïciens et des néo-platoniciens, et qui s'était trou-
vée défendue aussi par le nominalisme du Moyen Age. Mais il est
curieux de constater que Nicolas de Cusa se prononce aussi caté-

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474 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

goriquenaent que Leibniz pour la différence essentielle des indivi-


dus, et pour le principe des indiscernables. 11 ne peut pas y avoir,
dit-il, plusieurs choses parfaitement semblables, car elles ne
seraient alors qu'une même chose. Chaque individu vit et se déve-
loppe dans un monde à lui. Seulement, à la différence de Leibniz,
Nicolas de Cusa pose que les causes antérieures contribuent à
déterminer les distinctions et variations individuelles. Au reste,
ces conceptions étaient déjà partiellement contenues ou préfor-
mées dans le néo-platonisme dont Nicolas de Gusa a incontesta-
blement subi l'action. Mais ce qu'il fait ressortir avec une insis-
tance nouvelle, c'est la nécessité de ne pas mesurer les choses
uniquement à leur degré de rapprochement ou d'éloignement de
Dieu, mais à leur degré de contribution à Tordre de l'univers. Cet
ordre forme un tout harmonieux, où tout est à sa place, où rien
n'est mort, où l'individu, tout en tendant à se conserver, agit dans
l'ensemble et pour l'ensemble.
Dans sa doctrine du monde et de Dieu, Nicolas de Cusa ressus-
cite volontiers les spéculations pythagoriciennes sur les nombres
ainsi que les conceptions platoniciennes. 11 accorde une grande
place à la mathématique ; il professe qu'en dehors d'elle nous ne
possédons rien de certain dans notre science ; il use des proprié-
tés mathématiques comme de moyens de détermination exacts et
comme de symboles parfaitement appropriés : il use en particu-
lier de la notion d'infini dans le sens où elle rapproche et fait coïn-
cider des figures ou das quantités différentes; une circonférence
dont le centre est à l'infini devient une ligne droite : ainsi s'ex-
prime cette coïncidence des contraires, oppositorum coincidentia,
qui est pleinement réalisée en Dieu. C'est, en effet, la marque de
l'infinité divine que toutes choses, même les contraires, y soient
impliquées, et il faut là-dessus aller contre le préjugé des sectes
péripatéticiennes : ce que l'entendement sépare, la raison l'unit.
(Germe du principe hégélien de l'identité des contradictoires.)
Dieu donc est identité des contraires : mais cette propriété,
comme d'ailleurs toutes celles par lesquelles nous désignons Dieu,
ne vaut que pour Dieu dans son rapport avec le monde, non pour
Dieu pris en lui-même. C'est ainsi que la Trinité divine, qui s'ex-
prime partout dans le monde, - et qui, pour Nicolas de Cusa,
signifie en Dieu tantôt le sujet, l'objet et l'action de la connais-
sance, tantôt l'esprit créateur, la sagesse et la bonté, tantôt l'être,

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 475

la force et l'action, tantôt l'unité, l'égalité et la connexion, -


c'est ainsi que la Trinité divine elle-même n'a de sens que relati-
vement au monde. Pour ce qui est de Dieu en lui-même, Nicolas
de Gusa, en accord avec l'Aréopagite, prétend qu'il vaut mieux
procéder par des négations que par des affirmations. Il est plus
▼rai de nier que d'affirmer que Dieu soit lumière, vérité, esprit :
car il est infiniment plus que ce qui est exprimé par ces attributs,
il est infiniment supérieur à tout ce qui peut se dénommer et se
savoir. Cependant il arrive à Nicolas de Cusa d'atténuer ce prin-
cipe en déclarant que la négation des plus grandes imperfections
doit être nécessairement plus vraie que celle des propriétés plus
parfaites : Dieu n'est pas pierre est une proposition plus vraie
que Dieu n'est pas vie ou esprit.
Il y a les principaux degrés de la connaissance : au plus bas
sont les sens, avec l'imagination, qui ne nous fournissent que des
images confuses; puis vient la ratio, le Verstand des Alle-
mands (que nous avons pris l'habitude de traduire par « entende-
ment »), faculté d'analyse et de spéculation qui produit l'espace et
te temps, qui opère au moyen des nombres et affecte les choses
de signes, qui détermine les contraires et les oppose en obéissant
au principe de contradiction; puis Vintellectus, le Vernunft des
Allemands (que nous avons traduit par « la raison »), qui découvre
la compatibilité des contraires; enfin l'intuition directe, visto
sine comprehensione, intuitio, unio, filiatio, par laquelle les
contraires coïncident dans l'unité infinie. Mais le sommet de la
connaissance intuitive, qui ne peut se poursuivre que par la sup-
pression de la dualité du sujet et de l'objet, est rarement atteint,
et nous tendons toujours à retomber parmi les images sensibles
ou à nous laisser troubler par elles. Et c'est précisément dans
cette conscience de l'incompréhensibilité de l'Infini que nous pos-
sédons la science par excellence de Dieu : Je connais Dieu d'au-
tant plus que je renonce à le connaître en dehors de son incom-
préhensibilité : c'est là la docta ignorantia de Nicolas de Cusa.
(Voir les articles d'Uebinger, Der Begriff docta ignorantia in
seiner geschichtlichen Entwickelung, Archiv für Geschichte der
Philosophie, t. VIII, 1895.)
Cette notion de la docta ignorantia^ Nicolas de Cusa déclare
qu'elle lui est venue spontanément à l'esprit, avant qu'il en eût
retrouvé des formules plus ou moins analogues dans des écrivains

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476 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

antérieurs. Lui-même rappelle le passage de St Augustin {Epis-


tola ad Probant, Migne, Epist. 1305 cap. 15, § 28) : Est ergo in
nobis quaedam, ut dicam, docta ignorantia, sed docta spiritu
Dei, qui adjuvat infirmitatem nostram. - II se réfère également
à FAréopagite, qui avait dit : 'H xoctqc tò xpsttrov Tza.vz¿kr¡q ayviüdia
Yvcocxiç edTiv. (Epist. 1, chez Migne, 1065 B) : l'ignorance la plus
parfaite possible est sienne. - A défaut de l'expression, on trouve
du reste l'idée de la docta ignorantia chez St Bonaventure et des
mystiques analogues. Mais ce qui semble déterminer la portée
de cette idée chez Nicolas de Cusa, c'est ceci, que, tandis que les
autres mystiques paraissent l'avoir appliquée exclusivement à la
connaissance de Dieu, lui l'a douée d'une extension beaucoup
plus grande. Il n'y a pas que Dieu dont la nature incommen-
surable échappe à nos déterminations : mais, étant donné que le
monde est fondé en Dieu, comment pouvons-nous le connaître
exactement, puisque la cause reste à certains égards insondable?
Nous concevons la nécessité d'un rapport de causalité entre Dieu
et le monde, nous nela comprenons point. Pour les choses mêmes
qui nous sont données dans le monde, nous n'avons que des termes
de comparaison relatifs, et l'adaptation congruente du connu à
l'inconnu dépasse les ressources de notre esprit : enfin la vérité pré-
cise est une unité indivisible qui ne se laisse pas comprendre par
les déterminations graduelles et approximatives de notre intelli-
gence. Nicolas de Cusa tend à présenter autrement cette pensée
lorsque, disant que toute assertion positive de l'homme n'est
qu'une conjecture, il indique que ces conjectures peuvent être
accrues indéfiniment, sans, d'ailleurs, que cette possibilité soit
inépuisable.
Cette théorie de la connaissance, chez Nicolas de Cusa, sup-
pose que les diverses facultés ne sont pas réellement distinctes,
qu'elles s'enveloppent les unes les autres. L'entendement ne dis-
tinguerait pas, si les sens et l'imagination ne lui offraient une
matière; la raison n'aurait pas à unir, si l'entendement ne lui
offrait pas à l'état de distinction les éléments dont il faut opérer
la synthèse; mais, en retour, l'entendement agit déjà dans les
sens en produisant la conscience et l'attention; la raison agit
dans l'entendement dont elle dirige le travail de dissociation en
vue de la combinaison même qu'elle doit effectuer. Il y a donc
une unité fondamentale de nos diverses facultés de connaître.

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 477

Mais ce qui domine aussi cette théorie de la connaissance, c'est


ridée de la relativité : nous ne pouvons comprendre les choses
que les unes par les autres. D'où il suit que l'Univers ne peut pas
se présenter à nous comme une réalité fixe ou rattachée à quelque
point fixe. Nicolas de Cusa est ainsi amené à entrevoir ce qui sera
la découverte de Copernic et de Galilée; le mouvement et le lieu ne
peuvent jamais se déterminer que relativement; le monde ne peut
avoir ni centre ni circonférence, et tout point du monde peut
aussi bien qu'un autre s'appeler centre. La terre n'est donc
pas au centre absolu du monde; elle ne peut pas non plus être
immobile, bien que, faute de terme de comparaison, nous n'aper-
cevions pas son constant mouvement. Au reste, il n'y a nulle part
de repos dans T Univers : les pôles mômes du ciel sont mobiles.
Ainsi s'efface la distinction du ciel et de la terre et s'annonce la

pensée d'après laquelle les mêmes lois régissent les mouvements


des corps célestes. La différence des êtres corruptibles et des
êtres incorruptibles s'évanouit encore par là même; il n'y a pas,
dans l'univers, de mort réelle; il n'y a que des destructions appa-
rentes qui ne sont dans le fond que des transformations; la
mort n'est que la résolution du composé en ses éléments, grâce
à laquelle la vie se conserve : i'individu est anéanti pour que la
vie se maintienne et se propage. Mors nihil aliud est quant
separatio ad communicationem et multi piicationem essentiae.
Dans toutes ces conceptions qui, par leur forme, se rattachent
souvent à la tradition, vit un esprit moderne, cet esprit notam-
ment que caractérise une égale considération pour l'individu et
pour l'ordre universel, le sentiment profond de l'accord entre
l'originalité individuelle et la marche normale de l'Univers. C'est
parce qu'il est convaincu de l'omniprésence immédiate de la
vérité, que Nicolas de Cusa réclame pour sa pensée le droit de se
conduire en dehors de l'autorité : hoc scio quod nullius aucto-
ritas me ducit, etiamsi me movere tentet. Au lieu de lire dans les
livres de savants, lisons dans ces livres qu'a écrits le doigt de
Dieu et qui se rencontrent partout. Mais, d'un autre côté, puisque
la vérité est partout présente et partout agissante, tous ceux qui
la cherchent l'ont trouvée en quelque manière. Sous des formes
diverses, en apparence contradictoires, mais dont le fond coïn-
cide, c'est la même vérité que cherchent à exprimer tous les
hommes : le royaume du ciel est le même pour tous. Unum est

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478 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

quod omnes theologisantes et philosophantes in varietale modo-


rum exprimere conantur. Unum est regnum coelorum, cujus et
una est similitudo, quœ non nisi in varietate modorum explicari
potest* - Chacun annonce la vérité dans la langue qui lui est
propre, et c'est par là seulement que la vérité parvient à se
déployer. C'est donc une tâche naturelle, autant qu'indispensable,
de saisir la vérité une sous la diversité de ses manifestations, de
révéler la concordance secrète de tous les philosophes. Aux
méthodes purement logiques de réfutation, Nicolas de Cusa
substitue le principe de l'universelle compréhension des systèmes
divers ou même antagonistes. Ce large éclectisme de la pensée
allemande, qui s'épanouira dans le génie d'un Leibniz, qui se sys-
tématisera dans l'œuvre d'un Hegel, Nicolas de Cusa le professe
et le pratique pour son compte : les aliments de sa doctrine, il
les trouve, aussi bien que dans ses réflexions personnelles, dans
les vues et les théories de Pythagore et d'Anaxagore, de Platon et
d'Aristote, de Proclus et de l'Aréopagite, des philosophes chré-
tiens et des philosophes arabes, de St Thomas et de Duns Scot,
de St Bonaventure et d'Eckart. Ce même esprit d'universalité, il
l'apporte dans ses convictions religieuses. « II n'est personne, ô
Dieu, - s'écrie-t-il, - qui ne recherche le bien, le bien que tu
es; il n'est personne qui, pour terme de ses efforts intellectuels,
ne poursuive le bien, le bien que tu es. Que peut donc chercher
l'être vivant, sinon de vivre, l'être existant, sinon d'exister? Or,
toi qui donnes la vie et l'être, tu es celui que l'on cherche sous
des rites divers; tu es celui que l'on nomme sous des noms divers,
parce que, tel que tu es en toi-même, tu restes à tous inconnu
et ineffable! » - II y a donc une religion éternelle dont la recon-
naissance doit amener la paix parmi les hommes.
La conception de l'Infini comme supérieur à toute mesure et
comme identité des contraires, l'immanence de Dieu dans le
monde en même temps que sa transcendance pour nos facultés
de connaître, l'harmonie de l'Univers faisant éclater les opposi-
tions pour les résoudre, la valeur originale de l'individu et sa
puissance indéfinie de progrès, la pensée d'une évolution univer-
selle et d'une transformation continue, l'affranchissement de la
connaissance à l'égard des déterminations logiques fixes, et sa
subordination à cette infinité propre du monde qui interdit à
l'intelligence de s'arrêter; l'idée de la relativité de lieu et de

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 479

mouvement par laquelle est supprimée toute notion d'un centre


de l'Univers, par laquelle est abolie la distinction des corps
célestes et des corps terrestres, par laquelle est pressentie l'unité
des lois pour toute la nature matérielle; la conception optimiste
qui fait de chaque être un miroir de la divinité, qui n'a qu'à déve-
lopper sa nature propre pour aller vers la perfection, qui tient le
mal pour une déviation passagère de la route qui conduit naturel-
lement au bien; la conception intellectualiste qui regarde la con-
naissance comme l'activité essentielle, la foi comme un savoir
incomplet, et le savoir comme la contre-partie de la création qui
nous ramène à Dieu; l'affirmation de l'accord des esprits, en
dépit de leurs formules divergentes, dans la vérité une, de
l'accord des âmes, en dépit de leurs confessions discordantes,
dans la Religion éternelle; - il suffit de rappeler sommairement
ces vues, ces théories, ces pressentiments, pour reconnaître ce
qu'eut déjà de neuf, ce qu'enveloppe de fécond l'inspiration de
Nicolas de Cusa.

* *

Les théories de Nicolas de Gusa rencontrèrent de chauds parti-


sans et eurent une action considérable : elles furent notamment

adoptées par des Français tels que Jacques Lefèvre d'Étaples,


l'humaniste de l'Université de Paris qui fut l'éditeur des œuvres
du Cardinal, ainsi que par son disciple Charles Bouille. Elles sé
trouvaient conformes en leur inspiration première à ce besoin
d'étudier librement la nature, à rencontre des formes de pensée
scolastiques, qui agitaient alors les intelligences. C'est à ce titre
qu'elles eurent une influence sur l'un des personnages les plus
curieux du commencement du xvie siècle, Jérôme Cardan, de
Milan (1501-1576). Sujet dans son enfance à des hallucinations et
à des visions, il reçut de son père un enseignement tout à fait
étranger aux méthodes en cours; il fréquenta à dix-neuf ans les
Universités de Pavie et de Padoue, fut reçu docteur en médecine
vers vingt-cinq ans, pratiqua son métier avec un éclat qui le fit
appeler souvent de très divers côtés, enseigna à l'Université de
Padoue sur Euclide, plus tard sur la dialectique et la philosophie
et, après une vie ambulante dans diverses académies italiennes,
mourut à Rome. Il est bien représentatif de la vie intellectuelle

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480 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

de son temps par le mélange qu'il offre de vues neuves ou péné-


trantes et de superstitions ou de fantaisies enfantines. Jusqu'à
sa trentième année il écrivit peu ; il prit sa revanche dans la suite.
Il a pris soin, dans plusieurs articles, de dresser la liste de ses
propres écrits ; les plus connus sont l'ouvrage qu'il termina en
1552 : De subtilitate, en vingt et un livres ; l'ouvrage qui fut fini en
155G: De varietale rerum> en dix-sept livres. Il désigne comme
son ouvrage le plus important les Arcana œternitatis, mais qui
ne furent pas publiés de son vivant. Une édition de ses œuvres
en dix volumes in-folio fut donnée à Lyon en 1663 : elle abonde
en fautes d'impression qui ne sont pas faites pour faciliter la lec-
ture de notre auteur. Les trois premiers et le dixième volumes
contiennent les écrits philosophiques; le quatrième, les écrits
mathématiques ; les autres, les écrits de médecine.
En mathématiques, Cardan avait des connaissances'étendues et
une réelle valeur personnelle, bien qu'une peu honorable tentative
de plagiat ait pu le faire fortement suspecter à ce titre. Il avait
formé le projet de composer un traité complet sur l'arithmétique.
Ayant eu vent d'une séance scientifique qui avait eu lieu à Venise,
et au cours de laquelle le mathématicien Tartaglia avait résolu
en moins de deux heures trente problèmes numériques rentrant
dans l'équation cubique xz + px% = 9, il attira chez lui à
Milan, sous un faux prétexte, Tartaglia qui était son ami, arra-
cha à celui-ci par violence, et avec promesse de ne rien divulguer,
une partie de son secret, obtint même encore de lui, après l'avoir
rendu à la liberté, quelques explications supplémentaires, cepen-
dant sans arriver à vaincre, à partir d'un certain moment, son
mutisme défiant et obstiné. Or, il arriva par ses seules forces à
débrouiller certains cas difficiles de l'équation du troisième degré,
notamment le cas irréductible, où les formules algébriques pré-
sentent un résultat imaginaire. Le nom de Cardan est resté lié à
la formule algébrique pour la solution de l'équation du troisième
degré, bien qu'aujourd'hui on la donne sous une forme qui ne
pouvait être de lui, car elle suppose l'adoption des quantités néga-
tives. Mais il put dans son ouvrage introduire une découverte
plus importante encore, celle de la solution de l'équation du qua-
trième degré, qui fut trouvée par son élève Ferrari. Cardan, mis
au défi par Tartaglia, ne le releva pas et se fit représenter par
Ferrari. (D'après P. Tannery, Grande Encyclopédie,)

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 481

(Sur Cardan, comme aussi sur Paracelse, Telesio, Patrizzi,


Bruno, Campanella, v. Rixner et Seher, Leben und Lehrensin-
nungen berühmter Physiker am Ende des XVI6 und am Anfang
des XVIIe Jahrhunderts, 1819-1826, 7 fascicules.)
L'idée qui domine les théories de Cardan, et qui se retrouve, du
reste, dans beaucoup d'esprits de ce temps, c'est ridée que tout
ce qui existe forme un tout, dont les parties ont entre elles des
rapports de sympathie ou d'antipathie, mais n'en expriment pas
moins dans l'ensemble une unité essentielle. Le principe de cette
unité, qui ne peut être en un endroit particulier, qui, s'il est
quelque part, doit être partout, c'est l'âme du monde : ce fut la
folie d'Aristote de nier l'âme du monde pour la remplacer par
cette idée simplement analogue de la nature. Le véhicule de l'âme
du monde, ou la forme sous laquelle elle se manifeste, c'est la
chaleur qui, pour ce motif, est souvent appelée l'âme du tout.
La chaleur est aussi fréquemment identifiée par Cardan avec la
lumière : car chaleur et lumière ne sont qu'une même chose. En
opposition avec ce principe actif ou céleste, il y a le principe, la
matière ou les éléments, dont la propriété fondamentale est
l'humidité. C'est de la combinaison du principe actif et du prin-
cipe passif que résultent toutes choses. Quand on vient dire
qu'une chose existe parce que Dieu l'a voulue telle, on rapetisse
Dieu en le faisant agir sans raison et en le faisant intervenir dans
d'infimes détails. Au sein de l'humide il y a trois éléments à dis-
tinguer : la terre, leau et l'air ; le fait que le feu a besoin d'ali-
ments suffit à démontrer qu'il n'est pas un élément par lui-même.
Étant opposés au chaud, les éléments sont eux-mêmes infiniment
froids, mais les objets mélangés, les mixtes, étant donné que c'est
l'âme qui produit tout mélange, sont plus ou moins chauds. Il n'y
a rien qui soit absolument sans vie. Il y a de la vie déjà dans les
mélanges les plus imparfaits» dans les minéraux et les métaux ; et
l'on voit la vie se manifester plus complètement, d'abord chez les
plantes qui montrent déjà de l'amour et de la haine, puis chez les
animaux qui naissent de la putréfaction, puis chez ceux qui
naissent par génération, enfin chez l'homme. Mais, malgré cette
gradation en apparence continue dans les manifestations de la
vie, il n'y a pas lieu de ranger l'homme parmi les animaux, pas
plus qu'il n'y a lieu de ranger un animal parmi les plantes. Déjà,
par le côté physique de son être, l'homme se distingue nettement
Rbv. Méta. - T. XXXVI (n» 4, 1929). 32

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482 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

de Tanimal : il a la station droite, l'usage de mains réelles, le don


de la parole. Mais, en outre, l'âme de l'homme possède une intelli-
gence (Ingenium), grâce à laquelle il est capable de triompher
des autres animaux par la ruse et l'habileté, ce qui lui vaut de
pouvoir être désigné sous le nom d'animai fallax. Ce n'est que
dans l'espèce humaine inférieure, celle que Cardan appelle genus
belluinum, que se trouvent ceux qui sont toujours trompés, qui
decipiuntur ; une espèce humaine supérieure est celle de ceux
qui trompent, qui decipiunt ; entre les deux est l'espèce de ceux
qui trompent et sont trompés, qui decipiunt et decipiuntur. Ni
dans son corps ni dans sob âme l'homme n'est privé de rien de
ce que possèdent les animaux ; il a, par exemple, la rapidité du
lièvre, le courage du lion ; il n'est pas un animal ; il est tous les
animaux. Enfin, il s'élève bien au-dessus, grâce à l'esprit (mens),
qui par l'esprit vital (spiritus) se lie au corps animé ; ce n'est que
par l'esprit vital (spiritus) que l'esprit (mens) peut gouverner le
corps ; car il n'y a que le corporel qui puisse gouverner le corpo-
rel. De tels esprits (mentes) ont été créés par Dieu en nombre
déterminé ; et ainsi Cardan est conduit à rattacher à sa doctrine
de l'immortalité celle de la migration des âmes et du retour pério-
dique des êtres. La fonction essentielle de l'esprit (mens) est la
science qui fait l'homme immortel, et grâce à laquelle se cons-
titue, en dehors des espèces que nous avons déjà mentionnées,
une nouvelle espèce d'hommes, l'espèce de ceux qui ne sont point
trompés et qui ne trompent point, qui nec decipiunt nec decipiun-
tur. Les hommes capables d'atteindre à ce savoir sont infiniment
rares; et leur science, sapientia, est profondément distincte de
celle des autres hommes, qui n'est que peritia. Cette dernière,
qui n'a pour organe que la raison, ratio, faculté encore asservie
à la matière, fut celle de ces scolastiques réputés, comme Vin-
cent de Beau vais, Scot, Occam, qui restèrent en réalité tout à fait
étrangers à la vraie sagesse. A la vraie sagesse appartient, avec
la connaissance qui se rend capable d'atteindre Dieu, la science
mathématique, celle qui a pour objet la nature des nombres, et
c'est en raison de ce mélange de théologie et de mathématique
que Cardan proclamait la supériorité de Nicolas de Cusa sur tous
ses contemporains, même sur tous les hommes. Cardan a aussi,
du reste, une tendance à poursuivre une explication mécaniste
de la nature, tout au moins à expliquer les événements du monde

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 4$3

par la causalité naturelle. Cette conception d'un enchaînement


régulier des choses est liée chez lui aux vues les plus supersti-
tieuses, à des considérations astrologiques notamment ; il prétend
tirer l'horoscope du Christ.
Ses idées politiques sont intéressantes : elles sont conçues dans
un esprit réaliste et aristocratique. Il condamne, comme de pures
chimères, les représentations utopiques du meilleur gouverne-
ment ; il raille Platon et témoigne peu de respect à Aristote ; il
demande qu'on étudie de préférence la nécessité qui fait que cer-
taines formes de gouvernement résultent de la différence de nature
entre les peuples et de la différence de leur histoire ; qu'on étudie
en particulier les deux États qui nous fournissent le modèle le
plus instructif, l'ancienne Rome et la moderne Venise, et Ton
verra qu'il est possible d'appliquer utilement aux vicissitudes his-
toriques des États la distinction de la santé et de la maladie. Un
État doit être fort avant tout, et il ne peut Tètre que si les prin-
cipes en sont d'accord avec la philosophie et la Religion. Cardan
reproche vivement à Machiavel d'avoir méconnu le rôle de la
Religion dans l'État ; il proteste contre la séparation du pouvoir
spirituel et du pouvoir temporel ; il voit du reste dans la Religion
plutôt un moyen de maintenir les peuples dans l'ordre, les
citoyens dans l'obéissance. Il veut donc que l'État prenne des
mesures contre tout ce qui pourrait aller à ébranler la Religion :
il réclame la liberté du savant et l'ignorance du peuple ; il veut
qu'on écrive uniquement en latin, et non dans la langue nationale,
pour que les idées ne sortent pas du cercle où elles doivent res-
ter enfermées. Partisan d'une extrême indépendance pour la
caste intellectuelle dont il est, - au point de prendre pour
maxime : Veritas omnibus anteponendo, ñeque impium duxerim
propter Mam adversari legibus, - il répugne vivement à toute
extension de ce privilège de la culture ; l'idée d'une telle opposi-
tion entre le savant et la foule est une idée qui a été reprise plus
d'une fois depuis.
Des conceptions comme celles que nous venons d'étudier chez
Cardan n'étaient pas, dans la pensée de ceux qui les énonçaient,
destinées à rester uniquement théoriques et inactives. Limitée
par la scolastique, la curiosité de la nature, en se libérant et
s'élargissant, devait aller chercher dans la nature ce qu'elle
avait de plus intime, de plus mystérieux, ce dont la poursuite et

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484 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

la possession permettraient d'agir sur elle : la nature a des seerets


qu'il faut lui arracher. Mais comme les moyens de dominer la
nature par une connaissance plus profonde de ses opérations
propres n'étaient pas scientifiquement organisés, l'imagination,
aiguillonnée par un immense désir de savoir et de domination,
allait chercher dans l'astrologie l'art de prévoir les événements,
et dans la magie le pouvoir de gouverner les éléments, de
susciter pour le service de l'homme, au moyen de formules d'en-
chantement ou par la volonté, les forces démoniaques, les esprits
dont l'action entretient la vie universelle. Rappelez-vous com-
ment cet infini désir de savoir et de domination, tel qu'il agita
les hommes de la Renaissance, est représenté par Faust, en par-
ticulier dans le monologue qui ouvre le poème de Gœthe :
Drum haV ich mich der Magie ergeben
Ob mir durch Geistes Kraft und Mund
Nicht manch' geheimniss würde Kund,
Dass ich nicht mehr, mit saurem Schweiss,
Zu sagen brauche, was ich nicht weiss,
Dass ich erkenne was die Welt
Im Innersten zusammenhält,
Schau' alle Werkenskraft und Samen
Und thu1 nicht mehr in Worten kramen.
- « Voilà pourquoi je me suis adonné à la magie : pour voir si,
par la puissance de l'esprit et par la formule tombée de la bouche,
il ne me serait pas révélé maint mystère, en sorte que je n'aie
plus besoin de dire, au prix d'un extrême labeur, ce que je ne
sais point, en sorte que je connaisse ce que le monde, au plus
profond de lui-même, tient intimement uni, en sorte que j'aper-
çoive par intuition toute force d'action, tout germe de vie, et que
je ne me borne plus à faire étalage de paroles. » - C'est là, très
exactement donnée par le poète, la formule de ce qu'on atten-
dait de la magie pour contenter cette immense aspiration
des intelligences, émancipées du verbalisme scolastique, à la
pleine connaissance, à la pleine jouissance, à la pleine domina-
tion de la nature. - Cette foi dans la magie, Cardan l'avait,
comme bien d'autres ; elte était professée avec une particulière
énergie par Agrippa de Nettesheim (1487-1535), qui, dans son
ouvrage De incertitudine et vanitate scientiarum (Cologne, 1527),
tâchait d'établir, au profit de la magie, le néant de tout le savoir

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 485

humain ordinaire. Cependant, comme toutes les invocations des


esprits n'aboutissaient pas à produire de grands effets d'ensemble,
la magie se rejeta sur le détail. Elle se mit à la recherche de la
pierre philosophale, de la production de Tor; elle se convertit en
alchimie et, sous cette forme, par ses tâtonnements et ses essais,
contribua à préparer la chimie moderne. Sous cette forme elle fut
aussi l'objet des préoccupations des médecins, en quête des
moyens d'agir sur la nature. Cardan, nous l'avons vu, était méde-
cin et mettait volontiers au service de sa fonction sa science

propre. Mais la plus curieuse tentative pour réformer la médecine


par la magie et l'alchimie fut celle de Paracelse.
Paracelse, - de son vrai nom Philippus Aureslus Theophastus
Bombast von Hohenheim, - naquit près d'Einsiedeln, canton de
Schwyz, le 17 décembre 1493 : il était fils d'un médecin de l'ab-
baye d'Einsiedeln. Le nom sous lequel il est connu ne fut sans
doute que la traduction de Hohenheim, et n'eut probablement
pas l'intention de marquer une supériorité de celui qui le portait
sur Celse. C'est de son père que Paracelse reçut les premières
notions de médecine, d'alchimie et d'astrologie. En 1506, il alla
étudier à Bàie ; il fréquenta ensuite les plus célèbres universités
d'Allemagne, de France, d'Italie, étudia la métallurgie en Saxe,
visita l'Espagne et l'Angleterre, pratiqua l'alchimie en Pologne,
parcourut l'Egypte,... etc. Sa curiosité était particulièrement
attirée par toutes les doctrines occultes. Il devint professeur à
l'Université de Bàie, et donna son enseignement en langue alle-
mande, après avoir fait un feu de joie des écrits d'Avicenne,
d'Averroès, de Galien. - A la différence de Cardan, qui avait un
sentiment vif des convenances universitaires et académiques,
Paracelse resta toujours, jusque dans ses fonctions d'enseigne-
ment, un aventurier. Des cures heureuses lui firent une grande
réputation et lui attirèrent aussi parmi ses confrères beaucoup
d'ennemis. Il dut quitter sa chaire, en butte à toutes sortes de
persécutions, et mena une vie errante, qu'il finit à Salzbourg
le 24 septembre 1541, peut-être tué par ses ennemis.
(Des éditions de Paracelse ont été données à Bâle en 1589, à
Strasbourg en 1616-1618, à Genève en 1658. Sur certains de ses
écrits des questions d'authenticité se posent, assez difficiles à
résoudre. V. Sudhoff, Versuch einer Kritik der Echteit der para-
celsischen Schriften, deux fascicules parus en 1894 et en 1898,

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4&3 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

réunis aussi aussi sous le titre : Paracelsus Handschriften gesam-


melt und besprochen, 1898. - Voir sur lui Sigwart, Kleine
Schriften, I, p. 24 sq. ; Euchen, Des Paracelsus Lehren von der
Entwicklung, dans Philosophische Monatshefte, XVI, 1880,
p. 321-338, reproduit dans ses Beiträge zur Geschichte der
neuern Philosophie, p. 32 sq. - Schubert und Sudhofi, Para-
celsus Forschungen, 1887-1889. - Lasswitz, Geschichte der Ato-
mistik, I, p. 294 sq.)
Paracelse avait pour devise : « Ne dépendez pasd'autrui quand
vous pouvez être vous-mêmes ». Il considérait la science tradi-
tionnelle et l'érudition comme une atmosphère lourde où il était
impossible de respirer; il avait un besoin impérieux de grand
air, de liberté, de vie. Il ne prend la connaissance que comme un
moyen ; c'est à l'action qu'il tend. Médecin, il veut opérer une
révolution dans la médecine. La médecine est jusqu'à présent
emprisonnée dans l'érudition et l'empirisme ; elle fige les mala-
dies, comme les concepts, et leur applique des formules rigides. A
cette science morte il faut donc substituer une science vivante

qui saisisse les choses de l'intérieur, une science qui sera magie,
c'est-à-dire usage des forces de la nature.
Pour Paracelse, la théologie et la philosophie ont deux
domaines distincts, et la philosophie s'identifie avec la science de
la nature. Il y a une double révélation de Dieu, l'une dans le
Christ, l'autre dans la nature, et nous n'avons pas besoin de con-
naître la première pour connaître la seconde. La philosophie,
c'est la nature invisible, la nature dans l'entendement comme la
nature est la philosophie visible - L'univers dans son ensemble
est un vivant ; mais chaque individu a aussi en lui une vie spé-
ciale, tout en étant lié aux autres êtres. A l'origine toutes les
choses étaient confondues dans une unité indistincte, dans la
materia prima créée par Dieu : au sein de cette unité il se pro-
duit une distinction et une évolution qui font apparaître la mul-
tiplicité des êtres avec leurs formes différentes : ce développement
se poursuit jusqu'à ce que se réalise toute la perfection du genre,
jusqu'à ce que s'actualisent, - au dernier jour, - dans la nature
et dans l'histoire, toutes les virtualités et toutes les possibilités :
alors ce sera la vie éternelle. Tout le système repose sur l'idée
d'une analogie universelle, de l'analogie du macrocosme et du
microcosme, du monde et de l'homme. L'homme est un résumé de

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 487

la nature et Ton ne connaît la mature qu'en en cherchant dans


l'homme le secret. Les opérations de la nature s'accomplissent par
la dissociation ou la combinaison de substances diverses : les trois
substances fondamentales sont le mercure, le sel et le soufre. Tan-
dis que dans les éléments domine une force naturelle, Vulcain, par
laquelle apparaissent les êtres particuliers, dans chacun d'eux un
archée, archeus, commande, qui est comme le principe d'indivi-
dualisation de la force universelle. L'homme a un archée, en
même temps qu'il se rattache à l'ensemble. Trois mondes coo-
pèrent pour le produire : le monde terrestre, qui est l'ensemble
des corps; le monde sidéral, qui est le monde des astres ; le monde
divin, qui est celui des purs esprits. Les forces du corps, c'est la
nature élémentaire en nous ; notre imagination, c'est la nature
sidérale ; notre raison, c'est le monde divin. Les corps sont la
nourriture de notre corps ; les astres, celle de notre intelligence ;
Dieu, Jésus, celle de notre âme.
Pour la médecine l'important, c'est de connaître l'archée de
chaque être, de faço« à écarter tout ce qui en entrave l'action
normale ; la maladie est la domination de l'archée par un esprit
étranger; la maladie est encore un vivant; c'est une évolution
morbide contraire à celle de l'individu : ce ne sont pas les
humeurs qui expliquent la santé ou la maladie, mais bien la vie.
La Thérapeutique s>e modifie alors; elle ne doit plus être violente ;
il faut aider le principe vital à se débarrasser de son ennemi. On
le pourra si l'on adapte le remède à la maladie qu'il s*agit de
chasser. Si la maladie a une origine psychique, il faut employer
des moyens psychiques : guérir l'imagination par l'imagination.
Pour les maladies terrestres, il faut employer les essences, les
elixirs, les principes purs et actifs en les dosant. - D'autre part,
comme c'est la même force qui agit dans tous les êtres sous leur
individualité, il doit y avoir un moyen de favoriser l'action cfe
cette force : panacée universelle, véritable pierre philosophale,
mais qui n'est pas encore trouvée.
Vitalisme et homéopathie : en faisant abstraction des proprié-
tés occultes qu'il prêtait à certaines substances, on peut dire que
Paracelse a fondé à certains égards la doctrine moderne des spé-
cifiques. - Après sa mort, le nombre des partisans de ses vues
médicales augmente considérablement, surtout en Allemagne et
même en France et en Angleterre ; il faut citer parmi eux les

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488 REVUE DB MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

van Helmont, père et fils, l'Anglais Robert Fludd. Paré et Feruel


admirent quelques-unes de ses idées. Pourtant la Faculté de
Paris se refusa à reconnaître des préparations chimiques qu'il
avait introduites dans la thérapeutique, en particulier l'antimoine.
Les conceptions communes à Cardan et à Paracelse, à savoir
que la nature mérite d'être étudiée et comprise pour elle-même,
trouva des adeptes fervents dans l'Italie méridionale, qui vint
ainsi ¿opposer à l'aristotélisme persistant des écoles italiennes
du Nord, des Universités de Padoue et de Bologne. L'un d'eux
fut Bernardino Telesio : né à Cosenza, près de Naples, en 1408,
il étudia à Milan, fréquenta l'Université de Padoue, séjourna à
Rome auprès du Pape Paul IV, qui l'estimait beaucoup et voulait
même le nommer archevêque, enseigna à Naples et fonda une
Académie à Cosenza. Il mourut en 1588. Son principal ouvrage
fut De return natura juxta propria principia, 1565, - augmenté
en 1586. - (Voir sur lui Fiorentino, Bernardino Telesio, deux vol.,
1872-1874.)
Ce qui caractérise Telesio, c'est que sa polémique contre
l'aristotélisme n'est pas destinée à restaurer à la place le plato-
nisme ou tel autre système, mais l'étude indépendante de la
nature, bien qu'on relève dans ses idées la trace d'influences
anciennes, particulièrement stoïciennes. C'est uniquement sur
l'expérience que doit se fonder la connaissance ; c'est folie de
croire que l'entendement puisse connaître quoi que ce soit par ses
seules ressources. Non ratione, sed sensu. La connaissance par
raisonnement peut conduire à des pressentiments de la vérité,
mais qui doivent être vérifiés par l'expérience. Telesio substitue
le rapport de matière à force, au rapport de matière à forme :
il prétend déterminer les forces actives; elles sont de deux sortes
et leur distinction correspond à l'opposition du ciel et de la terre,
la chaleur et le froid; en dehors de ces forces, il y a la corporea
moles, laquelle, en quantité constante, se dilate sous l'empire de
la chaleur et se contracte sous l'empire du froid. La chaleur pro-
duit toute vie et tout mouvement; le froid, tout repos et toute
mort. C'est de la lutte de ces deux principes que naissent toutes
choses, sans qu'il y ait lieu d'admettre leur accommodation
extérieure ou une intervention extérieure de Dieu : tout ce qui
produit d'après des lois nécessaires est à soi-même sa fin. L'âme
est constituée par une sorte de matière psychique qui ne diffère

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 489

pas en nature des autres forces matérielles : les forces matérielles,


chaleur et froid, doivent posséder la faculté de sentir. Chez
Thomme s'introduit une forma superaddita, l'âme immortelle
créée immédiatement par Dieu, qui est à la fois la forme du
corps et celle de l'esprit. Concession, sans doute arbitraire, à
la théologie. Au point de vue moral, on trouve chez Telesio des
vues que reproduira ou renouvellera Spinoza : l'effort de l'homme
repose sur sa tendance à se conserver ; la joie est le sentiment qui
accompagne la satisfaction de cette tendance; l'amour est déter-
miné par ce qui la favorise; la haine, par ce qui la contrarie.
Les diverses vertus ne sont que des expressions et des effets de
la tendance essentielle.
Sur divers points la doctrine de Telesio fut critiquée par quel-
qu'un qui fut partiellement son disciple et qui mèla à ses idées des
vues néo-platoniciennes, Patrizzi. (Dans les appendices du second
volume de son ouvrage, Fiorentino a recueilli les manuscrits qui
contiennent les observations de Patrizzi sur le livre de Telesio, et
les réponses de Telesio.)
Francesco Patrizzi naquit à Clissa (Dalmatie) en 1529. Nous
savons par des dédicaces de ses ouvrages qu'il eut une vie tour-
mentée et misérable ; sa première enfance se passe dans un grand
dénûment ; au service de différents seigneurs, il visite les îles de
l'Archipel, les côtes d'Asie, puis l'Espagne et la France. A
Chypre, où il séjourna sept ans, il conquit la bienveillance de
l'évêque, qui l'amena à Venise, et c'est là que commença vérita-
blement son temps d'études. Ses travaux furent interrompus par
un voyage en Espagne. 11 finit par obtenir la chaire de philosophie
à Ferrare et il l'occupa pendant dix-sept ans ; peut-être aussi
enseigna-t-il à Padoue. Son activité intellectuelle fut surtout
occupée par sa lutte opiniâtre contre l'aristotélisme, poussée au
point qu'il alla jusqu'à demander au pape Grégoire XIV d'inter-
dire l'enseignement de la doctrine d'Aristote. Il mourut à Rome
en 1597.

Sa doctrine est une Métaphysique mystique, à forme néo-plato-


nicienne, qui représente Dieu, l'unité absolue, comme source de
la multiplicité, qui conçoit cette dérivation de la multiplicité
comme une émanation qui, toutefois, au lieu de marquer surtout
ce qu'a d'irrationnel ou de mauvais la nature matérielle, y voit au
contraire l'expression pleine et vivante de la raison divine.

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490 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Patrizzi est pénétré des vues de Teîesio sur la vie universelle,


même de ce qui est mort en apparence ; de- l'infinité de la force
divine il déduit l'infinité de l'Univers, et, dans ses théories astro-
nomiques, il mêle aux vues souvent les plus fantaisistes l'accep-
tation des idées nouvelles ; c'est ai»*i qu'il complique la doctrine
de Copernic, en s'y rangeant, d'hypothèses tout à fait obscures.
Sous des formes diverses, toutes ces spéculations témoignent
d'un esprit nouveau dans la considération de la nature. Héri-
tière à cet égard de l'antiquité, la scolastique avait ramené
l'essentiel de la nature à des concepts finis, limités ; elle avait cru
nécessaire, pour la comprendre, de la faire rentrer dans des
cadres logiques; mais voici que les exigences de la rationalité
logique n'apparaissent que comme des règles abstraites en face
de cette nature dont l'infinité se découvre : c'est l'idée de la vie
qui est l'idée caractéristique, et qui impose, par suite, à la con-
naissance d'être, non pas simple représentation des choses, mais
participation à leur être, communion immédiate avec leur mode
d'action. - Ces tendances, nous allons les retrouver, avec une
force d'expansion singulière, chez deux hommes qui, par leur
ardeur de nouveauté et l'énergie de îeur rupture avec le passé,
sont bien caractéristiques du moment où l'esprit de la Renais-
sance, après en avoir vécu, tend à répudier l'héritage de Tanti»
quité : Giordano Brano et Tommaso Campanella.

* *

La vie et Factivité intellectuelle de Giordano Bruno repré-


sentent fidèlement cette curiosité inquiète et passionnée, cet
ardent besoin de rénovation à tout prix, ce déchaînement de
l'imagination spéculative, cet abandon de l'esprit à des idées
fécondes, mais souvent tumultueuses et troubles, cette impatience
des doctrines constituées, mais aussi des méthodes régulières,
tout un ensemble de tendances qui, dans la seconde moitié du
xvie siècJe et à l'aurore de l'âge moderne, portent à l'état aigu le
conflit des nouvelles conceptions du monde avec les concep-
tions traditionnelles.
Bruno naquit en 154$, dans la petite ville de Noia, située à
quelques milles de Naples et presque à égale distance de la Médi-
terranée et du Vésuve. C'est à Naples qu'il fit ses études, qu'il

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 491

s'initia aux humanités et à la dialectique. A l'âge de quinze ans,


il entra dans l'ordre de Saint-Dominique, dans le couvent même
où trois siècles auparavant avait vécu et enseigné Saint Thomas,
où il échange son vrai nom, qui était Philippe, contre celui de
Giordano qui fut son nom de religieux. Là il acquit une connais-
sance plus précise des philosophes anciens, ainsi que des scolas-
tiques, particulièrement de Saint Thomas, il fut certainement au
début un partisan d'Aristote : la connaissance pénétrante de
l'aristotélisme qu'il manifeste en divers endroits de ses écrits; la
pensée qui lui est constamment présente des théories aristotéli-
ciennes témoignent bien qu'il y eut là une puissante influence
exercée sur son esprit. Mais d'autres influences agirent bientôt
en sens contraire et le détachèrent de la scolastique et d'Aristote ;
comme il le rapporte lui-même, les théories de Démocrite, des
Épicuriens, des Stoïciens, d'après lesquelles il n'y a qu'une sub-
stance, la matière, d'après lesquelles toutes les propriétés des
choses ne sont que des accidents de la nature, lui parurent, parla
suite, mieux fondées. Il est très probable que la lecture et peut-être
aussi la conversation de Telesio contribuèrent en quelque mesure à
son émancipation à l'égard de Taristotélisme. Cependant , le simple
naturalisme ne lui suffit pas longtemps ; il ne répondait pas à son
besoin de saisir les choses avec un sentiment artistique de
Tordre et de l'harmonie de l'Univers. C'est lui-même qui nous dit
encore qu'après plus mûre réflexion et plus exacte considération
des choses, il jugea nécessaire d'admettre dans la nature deux
sortes de substances, la matière et la forme ; mais ce n'était pas
là simple retour à la doctrine aristotélicienne, car ce qu'il admet-
tait comme forme, c'était l'âme du monde, en tant qu'informante.
Aussi restait-il l'adversaire de l'aristotélisme : l'aristotélisme ne

repose, disait-il, que sur des fictions. Au-dessus d'Aristote, il


mettait Platon ; au-dessus de Platon, Pythagore, dont, d'ailleurs, il
se faisait l'idée d'après les indications des néo-pythagoriciens. -
C'est sans doute aussi dans ses années de jeunesse qu'il prit con-
naissance du système de Copernic, dont l'influence fut si grande
pour le développement de sa pensée. Il en tira une conséquence
que Copernic, encore retenu par des influences traditionnelles,
ft*avait pas pu ou voulu en tirer : à savoir l'infinité de l'Univers ;
au surplus, c'était peut-être Nicolas de Cusa, plutôt encore que
Copernic lui-même, qui l'avait d'abord incliné à l'acceptation de

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492 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ce système. En même temps que ces conceptions s'étaient for-


mées dans son esprit, des doutes s'y étaient éveillés sur la vérité
de doctrines enseignées par PÉglise, notamment sur le dogme de
la Trinité. Plusieurs fois dans son couvent il accomplit des actes
ou manifesta des pensées qui le firent soupçonner d'hérésie. Il
enleva tous les saints de sa cellule pour n'y conserver qu'un cru-
cifix. Voyant que l'on préparait contre lui une accusation en
règle, il s'enfuit à Rome où il séjourna quelque temps dans le
couvent de la Minerve, et, comme l'accusation allait l'y atteindre,
il déposa son froc et s'enfuit : ceci à la fin de 1576. A partir de ce
moment, il mena pendant quinze ans une vie errante. N'ayant
pas pu trouver de position stable dans l'Italie du Nord, il vint à
Genève en 1579. Qu'il se soit ou non converti là à la Religion
réformée, qu'il s'y soit rallié intérieurement ou seulement pour
la forme : le fait est que son contact avec l'orthodoxie calviniste
ne fut pas pour lui plus heureux ; à la suite d'une attaque qu'il
dirigea contre le professeur de philosophie Antonin de la Faye,
il dut quitter la ville, et il se sentit toujours porté à juger le pro-
testantisme en général et le calvinisme en particulier avec une
extrême sévérité. Il passa par Lyon, vint à Toulouse, où il ensei-
gna pendant deux ans avec succès, non toutefois sans soulever,
d'après ce qu'il déclarait lui-même, des murmures, des clameurs
et une fureur scolastique. Malgré tout, ce furent deux années
relativement tranquilles qu'il passa à Toulouse. Il alla de là à
Paris, où il enseigna, avec succès aussi, sur divers sujets scolas-
tiques ainsi que sur l'art de Raymoad Lulle. De là il se trans-
porta en Angleterre où, sur la recommandation du roi de France
Henri III, il reçut chez l'ambassadeur de France, le marquis de
Castelnau, une très bienveillante hospitalité. Son séjour en
Angleterre fut marqué par une grande activité d'esprit et une
grande fécondité d'œuvres. On a supposé que, par des amis
communs ou par ses ouvrages, Bruno influa sur Shakespeare ; on
a relevé notamment à l'appui de cette thèse les pensées
qu'exprime Hamlet sur l'indestructibilité des éléments et la rela-
tivité du mal. Mais, ainsi que l'a montré Robert Beyersdorf
{Giordano Bruno and Shakespeare, 1889), cette influence est tout
à fait invraisemblable : Si Shakespeare s'était ainsi intéressé aux
pensées de Bruno, comment expliquer que son imagination ne
se soit pas laissé prendre par les nouvelles idées astronomiques

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 493

dont Bruno s'était fait le prophète? - Le séjour de Bruno en


Angleterre dura deux ans ; il enseigna à Oxford, après avoir
annoncé sa venue au vice-chancelier de l'Université dans une
lettre passablement solennelle et vaniteuse; mais ses théories sur
l'immortalité de l'âme et sur l'infinité de l'Univers furent cause
qu'il dut renoncer à son enseignement. Il revint à Paris avec
l'ambassadeur de France: parut là faire un essai, comme précé-
demment à Toulouse, pour se rapprocher de l'Église catholique;
n'en continua pas moins, d'ailleurs, à attaquer Aristote et à
défendre le nouveau système astronomique, erra ensuite dans
plusieurs universités allemandes, à Marburg, puis à Wittenberg,
où il passa deux années assez tranquilles, et où il laissa, dans son
discours d'adieu, quand les circonstances moins favorables le
forcèrent encore de quitter le pays, une glorification de la science
allemande telle que l'avaient faite Nicolas de Cusa, Paracelsa,
Copernic, ainsi que de l'œuvre de Luther contre l'Église. Nou-
velles pérégrinations. Court séjour à Prague, pendant lequel il
s'occupa surtout d'écrire, puisa Helmstedt, où il enseigna encore,
puis à Francfort, où, pendant un an, il surveilla l'impression de
plusieurs de ses ouvrages; il dut quitter Francfort avant que
cette impression fût terminée, expulsé sans doute par les autori-
tés. Tandis qu'il était à Francfort, il avait reçu d'un jeune gentil-
homme vénitien, Giovanni Mocenigo, une invitation à venir lui
enseigner sa science. Après un détour par Zurich, Bruno se ren-
dit, vers la fin de 1591, à cette invitation. Mais Mocenigo, qui avait
compté être initié par lui aux sciences occultes, à la magie, se
trouva déçu, éprouva en même temps quelque remords de loger
un hérétique et le dénonça à l'Inquisition (23 mai 1592). Il fut
mis en prison. Au cours du procès qui fut instruit contre lui à
Venise, il manifesta des dispositions conciliantes, qui peut-être
n'étaient pas de simples concessions devant le danger, ainsi qu'en
témoignent ses précédents essais de rapprochement avec l'Église.
Pour se défendre il n'invoqua pas la thèse de la double vérité
sous la forme que lui avait donnée Pomponace, et qui admettait
la possibilité d'une contradiction entre les thèses philosophiques
et les thèses théologiques ; il tendait plutôt à représenter la doc-
trine de l'Église comme une expression sensible, appropriée, par
conséquent, à certains égards symbolique, de la vérité philoso-
phique. Au surplus il condamnait de ses écrits et de son ensei-

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494 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

gnement tout ce qui était contraire à la doctrine de TÉ^iise et


faisait un acte de soumission complète. Peut-être les choses en
fussent-elles restées là si l'Inquisition romaine n'avait demandé
son extradition, en raison de la gravité de ses hérésies, et pour ce
motif également qu'il avait encore à répondre des accusations
antérieurement portées contre lui à Rome et à Naples. Après
quelques hésitations, le gouvernement vénitien le livra. Et le pro-
cès recommença i pendant lequel il resta six ans détenu. On
releva contre lui huit hérésies graves qu'on le somma de rétrac-
ter ; il répondit que ces prétendues hérésies n'en étaient pas et
qu'il n'avait aucune rétractation à faire. Il fut condamné, livre
au bras séculier et brûlé à Rome, sur le Gampo-di-fiore, le
17 février 1600. - Nature ardente, sensuelle et imaginative, en
butte à toutes les tentations, peu portée à la prudence et peu
faite pour la discipline, douée d'une inlassable curiosité, d'un sens
poétique et enthousiaste du monde, Bruno apporta dans sa con-
ception des choses une part de cette vie fiévreuse qui l'agitait ;
la beauté et la force de certaines de ses pensées essentielles ne
sont point entièrement pures : elles sont mêlées de fantaisie
déréglée et d'imagination trouble.
Avant Bruno aucun Italien n'avait traité des problèmes philo-
sophiques dans sa langue maternelle : nombre de ses ouvrages
sont en italien, ceux, en particulier, qu'il écrivit à Londres; plus
tard il revint volontiers au latin pour pouvoir s'adresser à un
public savant plus étendu. Voici les titres de ses principaux écrits
italiens : d'abord une comédie, 77 Candelajo (le Chandelier), 1582,
Paris; - La Cena de la Ceneri le Banquet du mercredi des
cendres), Londres, 1582; - De la causa, principiò et uno, Venise,
1854 Í c'est le plus important des écrits métaphysiques de Bruno) ;
- De l'infinito universo e mondi, Venise, 1584; - Spacciò de la
bestia trionfante (Expulsion de la bête triomphante), Paris, 1584;
- DegV heroici furori (Des transports héroïques), Paris, 1585,
écrits sous forme de dialogues. - La meilleure édition latine des
œuvres italiennes est celle de Paul de Lagarde, Göttingen, 1888,
deux volumes. - Voici maintenant les titres des principaux écrits
latins : De compendiosa architeclura et complementa artis Lullii,
Paris, 1582; -- De umbris idearum et arti memoriae, Paris, 1582;
- De triplici minimo et mensura, Francfort, 1591 (le triple
minimum, dont il est ici question, c'est le minimum mathéma-

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION ÛE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 495

tique, physique et métaphysique); - De monade, numero et


figura, Francfort, 1591. - Édition des œuvres latines en quatre
parties par Fiorentino, Tocco et Vitelli, Naples et Florence,
1879-1891 . - Voir F. Tocco, Le Opere inedite di Giwdiwno Bruno,
1891. - Sur les œuvres inédites, voir articles de Lutoslawski
dans Y Archiv für Geschichte der Philosophie, II, p. 326-371, 394-
417 ; - de Stölzle, Archiv, III, p. 389-393, 533^78.
(Bibliographie considérable. Voir Ueberweg. - Sur la vie, voir
l'ouvrage déjà ancien de Bartholmess, Jordano Bruno, Paris,
1846-1847; - Moritz Carrière, Die philosophische Weltanschauung
der Reformationzeit, 2e édition, Leipzig, 1887; - Berti, Vita di
Giordano Bruno da Noia, 1868; - Sigwart, Kleine Schriften, I,
p. 49 sq. - Sur la philosophie de Bruno : les deux ouvrages
écrits avec un enthousiasme quelque peu excessif de Bremnho-
fer : Brunos Weltanschauung und Verhängnis (Sort), 1882 ; -
Brunos Lehre vom Kleinsten, 1890; - AI. Riehl, Bruno, 1900;
- Lasswitz, Bruno und die Atomistik, Vierteljahrschrift für wis-
senschaftsliche Philosophie, 8, 1884, p. 28-55; - Tocco, Le Opere
latine di Giordano Bruno esposite e confrontate colle italiane,
Florence, 1889.)
En s'appuyant sur une étude détaillée des écrits latins de Bruno
et en les comparant avec les ouvrages italiens, F. Tocco a sou-
tenu que l'on peut distinguer trois phases dans le développement
de la pensée de Bruno.
Dans la première phase, Bruno se rapproche des néo-
platoniciens ; il considère le monde et la connaissance hu-
maine comme des émanations de la Divinité. Cette phase est
marquée surtout par l'ouvrage De umbris idearum, qui est de
1582. Dans la seconde phase, marquée principalement par les
dialogues italiens composés à Londres, Bruno insiste sur sa
conception de la divinité, considérée comme la substance infinie
qui persiste dans son unité sous les changements et les opposi-
tions des phénomènes qu'elle comprend. Dans la troisième
phase, marquée surtout par les poèmes didactiques en latin
publiés à Francfort, principalement par le De minimo, Bruno
conçoit la réalité comme une infinité d'atomes ou de monades,
sans renoncer pour cela à la doctrine de l'unité de sujbstance.
Cette dernière indication montre déjà que la thèse de Tocco,
juste, d'ailleurs, en ses traits généraux, demande à n'être pas

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496 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

trop forcée, et que la distinction des trois moments ne doit pas


être prise, tant s'en faut, d'une façon trop absolue.
Les idées principales de Bruno ont leur source dans le système
de Copernic dont il se fit, en tous lieux, l'interprète, et qu'il con-
duisit à des conséquences devant lesquelles Copernic s'était
arrêté : entre autres la suppression des limites absolues, des
sphères fixes, l'affirmation de l'infinité de l'Univers. Cette notion
de l'infinité, toute puissante sur son esprit, le poussa à dénoncer
énergiquement tous les préjugés qui reposent sur une réduction
de la vérité à nos communes façons devoir. C'est chose insensée,
disait-il, d'admettre, comme le vulgaire, qu'il ne peut y avoir
d'autres êtres, d'autres sens, d'autre entendement que ceux qui
nous sont connus. Croire, par exemple, qu'il n'y a pas plus de
planètes que celles que nous connaissons jusqu'à aujourd'hui
n'est guère plus raisonnable que d'imaginer qu'il n'y a pas plus
d'oiseaux à voler dans l'air que ceux que l'on aperçoit du coin
d'une petite fenêtre. Et c'est pour cela aussi qu'il ne faut pas
chercher à tirer de l'expérience, forcément bornée, les concep-
tions vraies. Le système de Copernic est en opposition avec
l'apparence sensible, et, par conséquent, n'en peut recevoir une
preuve directe, bien qu'il en puisse fournir la raison ; c'est que
les sens ne peuvent avoir de force démonstrative que dans Tordre
des choses finies, et encore là seulement où ils sont en accord
avec l'entendement. L'Infini ne saurait être un objet des sens ;
par son essence, il échappe à toute mesure, à toute comparaison,
à toute connaissance; notre connaissance proprement dite ne
saisit que des analogies et des relations entre des choses finies
La connaissance de l'Infini est donc parfaitement impossible, et
de même que les choses particulières ne sont que des ombres de
l'Être vrai, de même notre connaissance, liée aux sens, peut
exprimer ou pressentir la vérité, mais sans la contenir.
L'Univers donc est infini dans l'espace et dans le temps; il est
un; il est immobile, en ce sens qu'il ne peut pas se mouvoir dans
l'espace, puisqu'il n'y a rien en dehors de lui vers quoi il pourrait
se mouvoir; il ne peut pas non plus changer de nature ou de
constitution, puisqu'il n'y a rien en dehors de lui par quoi il
pourrait être affecté : il porte en lui-même la force qui le rend
capable d'être ce qu'il est. Il est mobile, en ce sens qu'il se meut
en lui-même ; mais de là résulte la relativité de tout mouvement.

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V. OELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 497

Notre système solaire n'est qu'un monde parmi les mondes infinis.
Au fond des choses particulières et au fond de leur enchaîne-
ment, il y a rUnité infinie ou Dieu. En distinguant dans son plus
important dialogue la cause et le principe, Bruno veut marquer
que l'unité infinie peut être conçue dans son opposition avec ce
qui provient d'elle, - et alors il l'appelle la cause, - ou qu'elle
peut être considérée comme ce qui se manifeste dans la multipli-
cité des phénomènes, - et alors il l'appelle principe ou âme uni-
verselle. - De Dieu, cause, principe et unité, tout ce qui est
positif peut être affirmé ; en lui se trouvent les contraires.
(Influence de Nicolas de Cusa, mais détournée vers une concep-
tion plus complètement panthéiste, naturaliste, et vers une atti-
tude anti théologique.) Dieu est le maximum, parce que tout
résulte de lui, et le minimum, parce que tout est en lui ; il est le
simple et il est le multiple. Aucun esprit fini ne peut le com-
prendre, étant impuissant à surmonter les oppositions qu'il
enferme ; on peut seulement s'en former une species intelligibilis .
Les trois personnes de la Trinité, selon la théologie chrétienne,
Bruno les ramène à trois attributs : la puissance, la sagesse,
l'amour. Le dogme, d'après lequel la seconde personne s'est
incarnée, a revêtu la nature humaine, lui paraît philosophique-
ment inintelligible ; mais il admet dans le Christ comme une pré-
sence efficace de Dieu, dont la pure morale de l'Évangile, bien
plus que les miracles, est le témoignage certain. Dieu a produit
les mondes, non pas par un acte de libre arbitre, mais en vertu
d'une nécessité interne, laquelle n'étant pas contrainte, et résul-
tant de la seule nature divine, peut s'appeler également liberté.
Dieu est identique à la nature : il est la nature saisie dans sa force
génératrice, natura naturans ; tandis que l'Univers, séparé
abstraitement de lui, est natura naturata. (Ces termes de natura
naturans et de natura naturata se trouvent à peu près tels quels
chez Maître Eckart, ainsi que le montre le Père Denifle; ils se
trouvaient non seulement chez Ockam, contemporain d'Eckart,
mais chez Saint Bonaventure, chez Vincent de Beauvais, chez
Averroës. - Voir l'article de Siebeck, lieber die Entstehung der
Termini « natura naturans » und « natura naturata », Archiv
für Geschichte der Philosophie, III, p. 370-378.) Dieu est présent
dans les choses, comme l'Être est présent aux êtres, la beauté aux
choses belles. Chacun des mondes est parfait en son genre ; il n'y
Rev. Mbta. - T. XXXVI (no 4, 1929). 33

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498 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

a pas de mal absolu ; les dénominations de bien et de mal sont


relatives et extrinsèques.
La Divinité est l'âme de la nature; c'est-à-dire qu'il n'y a pas de
dualisme de la matière et de la forme : l'âme universelle agit, non
pas comme un moteur extérieur, mais comme la loi qui gouverne
les choses dans leur existence et leur développement, comme l'ar-
tiste intérieur à la matière qui l'organise sans se mettre en dehors
d'elle. Elle se manifeste comme âme universelle dans chacun des
êtres qui composent le monde : chaque être a une tendance au
mouvement, un principe d'activité par lequel il tend à se conserver
et à se déployer. En somme, cause formelle, cause motrice, cause
finale ne font qu'un avec la matière, partout animée, partout
vivante. Partout agit la môme force, partout se manifeste le même
ordre, partout gouverne la même loi.
A ces vues, Bruno est resté fidèle quand il s'est occupé surtout
de concevoir les éléments des choses : ces éléments, qui ne naissent
pas et ne meurent pas, qui, seulement, se combinent ou se disso-
cient en diverses manières, ce sont les minima ou monades : élé-
ments physiques et psychiques à la fois. L'âme est une monade ;
elle est immortelle, mais comme sont immortels, du reste, les
éléments dont sont faits les corps. Dieu est la monade des
monades.

Telle est la conception de V Univers d'après Bruno. Quand, s'ins-


pirant de cette conception, on essaie de saisir le semblable dans
le divers, l'un dans le multiple, quand on tend à l'intuition la plus
parfaite possible de l'Absolu, on est vraiment le furioso eroico,
l'enthousiaste héroïque ; certes, on ne peut atteindre l'objet infini
d'une aspiration infinie; certes, c'est par la lutte et dans la souf-
france que se poursuit tout but élevé : mais c'est là précisément
l'enthousiasme héroïque, que de persévérer dans son effort malgré
tout. Le papillon attiré par la lumière ne sait pas que c'est sa
mort ; l'homme héroïque le sait ; mais cela ne l'empêche pas de
rechercher la lumière, car il sait aussi que la douleur et le danger
ne sont des maux qu'au regard de l'observation sensible, bornée,
non au regard de l'éternité.
La doctrine de Bruno contient en germe, et déjà même à l'état
de développement assez avancé, des idées qui reparaîtront plus
fermes chez Spinoza, Leibaiz, Schelling. Elle est un des produits
les plus remarquables de cet esprit spéculatif se complaisant dans

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODERNE. 499

l'originalité de ses vues et tendant à faire de sa force de production


la mesure de la vérité.

Comme Bruno, Campanella est une âme ardemment éprise de


nouveauté, mais, à la différence de Bruno, respectueuse de l'auto-
rité de l'Église, et décidée à s'y soumettre. ïl veut surtout rénover
la philosophie qu'invoque l'Église. Il conteste que Bruno ait été
mis à mort pour ses idé^es ; il prend la défense de Galilée et
demande qu'on laisse libre cours à l'investigation scientifique de
la nature, dont les effets, affirme-t-il, ne peuvent jamais contredire
la foi.

Tommaso Campanella naquit le 5 septembre 1568 à Steynano,


petit village de la Calabre, aux environs de Stylo. Après avoir
pendant quelque temps étudié le droit, il se consacra plus parti-
culièrement à la philosophie et aux sciences. Il entra dans l'ordre
de Saint Dominique, et bien que ses convictions catholiques fussent
entières, son ardeur à attaquer les doctrines d'Aristote, son adhé-
sion à des idées nouvelles, son esprit inquietet brouillon lui valurent
d'être suspecté et persécuté. Accusé d'avoir comploté contre la
monarchie espagnole, alors maîtresse des Deux-Siciles, il fut sept
fois soumis à la torture et condamné à la prison à perpétuité. Il
était déjà en prison depuis vingt-sept ans (1599-1626) lorsque le
pape Urbain VIII, informé de sa détention et des motifs qui
l'avaient fait condamner, le revendiqua comme religieux justi-
ciable du Saint-Siège. Le gouvernement espagnol fit droit à cette
revendication, mais protesta contre la liberté ren lue à Campanella.
Par l'intermédiaire du Comte de Noailles, ambassadeu de France,
le Pape fit procurer à Campanella le moyen de se réfugier à
Paris. Campanella, bien accueilli par Louis XIII, reçut de Riche-
lieu une pension qui lui permit de vivre tranquillement. 11 mourut
à Paris le 21 mai 1639. - La plupart de ses ouvrages avaient été
composés en prison. Voici les titres de quelques-uns : De Libris
¡ivopriu et recta ration? studendi syntagma, Paris, 16Í2 ; - Phi-
tosophia sensibus demonstrata, Naples, 1591 ; - De sensu rerum
et magia, Francfort, 1620; - Apologia pro Galileo, Francfort,
1622; - Philoso phiae rationis et realis partes quinqué, Paris,
1638 ; - Universatis philosophiae, seu Metaphy sicariim rerum
juxta propria dogmata, Paris, 1637 ; - Civitas solis, Utrecht,
1613. - Campanella a écrit aussi en italien, notamment des poé-
sies. ■- Édition de ses œuvres par d'Ancona, Turin, 1854.

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SOO RÉVUÊ DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

(Sur lui voir Luigi Amabile, Fra Tommaso Campanella, deux


volumes, 1883 ; - Berti, Nuovi documenti de Tommaso Campa-
nella, 1881 ; - - Sigwart, Thomas Campanella und seine politischen
Ideen, dans Kleine Schriften, I, 125-181 de la seconde édi-
tion.)
Gomme Nicolas de Gusa et d'autres avant lui, Campanella admet
une double révélation divine, dans la Bible et dans la nature. Le
monde est le second livre dans lequel l'éternel entendement de
Dieu a inscrit ses pensées propres : nos livres humains ne sont
quedes copies mortes de ce livre-là, pleines d'erreurs et de fautes.
D'accord avec le Telesio, il demande qu'on étudie la nature en
elle-même et non pas dans les œuvres df Aristote. Ainsi que l'avaient
fait Saint Augustin et divers scolastiques, principalement les
nominalistes ; ainsi que le fera un peu plus tard Descartes, Cam-
panella part de la certitude immédiate de sa propre existence,
comme de la vérité première sur laquelle s'appuiera ensuite la
démonstration de l'existence de Dieu. Au lieu d'user de l'argu-
ment ontologique, il use de la preuve qui consiste à fonder l'exis-
tence en nous de l'idée de Dieu, sur la réalité de Dieu, auteur de
cette idée ; mais, en même temps, il admet une sorte d'intuition du
divin, un tactus intrinsecus, et c'est là pour lui la connaissance
vivante, celle qu'accompagne l'amour. Dieu, dont les attributs
essentiels sont la puissance, la sagesse et l'amour, a produit à
divers degrés les Idées, les Anges, les âmes immortelles, l'espace,
et les choses particulières, en mêlant toujours plus de non-être à
son être pur. Tout est animé dans le monde ; rien n'est sans vie :
c'est d'une sympathie et d'une antipathie mutuelle que résultent
tous les mouvements des objets.
Il a exposé ses idées politiques sous une double forme, un peu
comme lefit Platon avec la A¿/)w6/t#M<?et les Lois, d'uncôtéen tenant
compte des conditions historiques pour la réalisation de son idéal,
de l'autre en construisant d'après cet idéal tout le régime de l'État.
Dans son écrit sur la monarchie espagnole, il esquisse un État
théocratique universel dont le Pape serait le chef, et il s'oppose
nettement au principe des nationalités qu'avait soutenu Machia-
vel ; dans son écrit sur la Cité du Soleil, il s'inspire très directe-
ment du communisme platonicien, et de la pensée qu'il faut
soumettre à la science et à ses ministres, et ne point abandonner
au hasard des volontés les actes de la vie des citoyens; il tend à

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V. DELBOS. - LA PRÉPARATION DE LA PHILOSOPHIE MODBRNB. 50i

combattre toute hiérarchie et toute autocratie ; il demande en


particulier que l'organisation du travail soit réglée, que les heures
de travail soient strictement limitées (journée de quatre heures),
affirmant que, tous travaillant de la sorte, tout irait pour le mieux.
C'était dans la lourde obscurité de la prison que Campanella com-
posait la Cité du Soleil, ainsi qu'il le dit dans un de ses sonnets :
« Enchaîné, et pourtant libre, solitaire, mais non seul, silencieux,
et jetant son cri de détresse ».
Quand mourut Campanella, le Discours de la Méthode avait
paru déjà, exprimant dans une langue sobre et ferme, et dans
son intelligibilité positive, l'esprit de la philosophie et de la science
modernes; rejetant à la fois les restaurations archaïques et les
spéculations imaginatives, faisant prévaloir les droits de l'évi-
dence, des idées claires et distinctes, et à ce titre n'admettant
d'autre explication de la nature que le mécanisme. De cet esprit
de la philosophie et de la science modernes il y avait d'autres
sources, - les découvertes et les recherches des grands savants,
de Copernic, de Léonard de Vinci, de Kepler, de Galilée. Ces
inventions et ces résultats, nous le verrons, se rattachent plus
d'une fois et se mêlent aux inspirations spéculatives et parfois
fantaisistes que nous venons d'étudier; mais elles s'en distinguent
par la prépondérance qu'elles donnent aux instruments de con-
naissance certaine et à la méthode.

(A suivre.) V. Delbos.

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