« Ruinés, comme tu y vas ! Le pauvre type va perdre beaucoup plus que nous ! » Il a ajouté,
solennellement, après un silence : « Il risque de perdre son honneur ! » À quoi Éthel avait
répondu : « Son honneur ! Pourquoi faire beaucoup d’honneur, à ce bandit de grand chemin ?
» Alexandre était parti se réfugier dans son fumoir : « Arrête ! Je ne veux pas t’entendre
parler comme cela. »
Le procès venu, des témoins avaient défilé, mais Alexandre avait refusé de parler. Sous la
pression de sa famille, il avait maintenu sa signature dans les rangs des plaignants en ne
demandant, disait-il, qu’une condamnation de principe. Chemin en personne était monté à la
barre. Il avait lu, d’une voix émue, une longue déclaration dans laquelle il présentait ses
humbles excuses à ses « chers amis », leur affirmant la sincérité de ses intentions, et ne se
reconnaissant pas d’autre culpabilité que d’avoir été imprudent et « confiant dans l’humanité
». Il s’engageait à réparer les dommages causés à chacun, « dussé-je, disait-il, y sacrifier ma
vie, ma famille, mon bonheur personnel ». Du coin de l’œil Éthel surveillait son père.
L’exorde avait porté, car à ce moment Alexandre ôta ses lunettes pour essuyer pudiquement
une buée. Le verdict tomba dans un brouhaha général, et le juge avait dû relire la sentence
pour que tout soit clair : le sieur Chemin, Jean-Philippe, demeurant à Paris, rue d’Assas, était
condamné à six mois de prison avec sursis, ainsi qu’à verser une indemnité considérable à ses
victimes, et à payer les dépens. Il était ruiné, mais son visage ne laissait pas apparaître un
désespoir et une contrition considérables. Alexandre l’attendait à la sortie. Dans la cohue, il
lui saisit les deux mains : « Monsieur, je suis de tout cœur avec vous ! » Éthel regardait la
scène comme si elle avait été au Boulevard. L’instant d’après, la foule happa Chemin, et
d’autres victimes se pressaient pour le féliciter, le conforter dans leur amitié. « Après tout ce
qu’il t’a fait ! » dit Éthel. Elle sentait une rage monter en elle, qui noyait tout ce qu’elle
pouvait éprouver de pitié et d’amour pour son père. Peut-être, après tout, méritait-il ce qui lui
était arrivé.
La suite logique de tout cela avait été la banqueroute. La Thébaïde, inachevée depuis un an,
ne trouvait pas preneur. Quant à louer les appartements, comme cela avait été le projet initial,
c’était devenu impossible. Le moratoire sur les augmentations de loyer était arrivé à cet exact
moment. Il aurait fallu louer à perte, avec le risque de ne pouvoir vendre un immeuble
occupé. Alexandre avait cessé de fulminer contre le Front populaire, contre les grévistes, les
manifestants. Il n’accusait plus que la malchance. L’argent de la dot de sa femme, la
succession des propriétés mauriciennes, tout avait fondu, avait été englouti par l’immeuble et
par les malversations. […]
Cette année-là, au lieu de préparer les épreuves du baccalauréat section classique, Éthel avait
épluché des dossiers. Après le procès Chemin, Alexandre avait renoncé à sa tactique du déni.
Il laissait Éthel entrer dans ses archives, il le lui avait même conseillé : « C’est à toi de tout
reprendre, moi je ne suis plus en état de juger sereinement, je suis accablé, voilà tout. Mais
nous trouverons une porte de sortie, tu verras. Nous allons faire front, tous ensemble, comme
une vraie famille. » Etc.
UNIVERSITE de CARTHAGE
Nécessite un cahier d’examen.
Institut Supérieur des Langues de Tunis Année Universitaire : 2020/2021
Licence Fondamentale de Français
Semestre : II
Unité : Langue Matière : Syntaxe
Cycle : 2 Année : 2e Durée de l’épreuve : 2h
Propos lénifiants, pensait Éthel. En remontant le cours de cette histoire, elle voyait bien qu’il
n’y avait pas de porte de sortie. Les achats d’actions, les prêts, tout cela ne correspondait à
rien. Les bénéficiaires étaient à l’autre bout du monde, dans des endroits imaginaires. Les
titres étaient imprimés sur du beau papier – du japon sans doute – orné de chamarrures, de
volutes, paraphés et signés par les dirigeants des sociétés, ils semblaient surgis d’une autre
époque, telles les actions des chemins de fer russes, ou du canal à écluses du Panama, dont les
tiroirs de la commode de Justine étaient pleins. Ils étaient parfois inattendus et, en les
regardant, Éthel se sentait prise par une sorte de rêverie, d’étourdissement.
J. M. G. LE CLÉZIO, RITOURNELLE DE LA FAIM, 2008