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Sommaire
Introduction
Chapitre 1 L’origine du système capitaliste actuel et de son mode de
calcul malfaisant
La question fondamentale du dualisme du bilan capitaliste
Le traitement des salariés dans la comptabilité capitaliste classique
Réflexion complémentaire sur les concepts de capital et de dette
La condition du salarié dans la comptabilité capitaliste
Chapitre 2 Comment ce mode de calcul malfaisant est entériné dans une
constitution mondiale
Première thèse : les marchés et toute l’économie actuelle sont
dominés par des lois comptables
Deuxième thèse : vers une constitution économique mondiale sur la
base d’une loi comptable internationale
Troisième thèse : l’amour des libéraux et des capitalistes pour
certaines contraintes
Quatrième thèse : la domination de la comptabilité capitaliste
américaine dans le monde entier
Cinquième thèse : le traitement inique des droits humains et
environnementaux
Sixième thèse : la monopolisation des organes de législation
économique et comptable par les capitalistes et leurs alliés
Septième thèse : le façonnage des esprits par la comptabilité
Huitième thèse : il n’y a pas de loi des nombres mais certaines lois
couplées avec certains nombres
Neuvième thèse : il y a toujours eu une intervention du politique
dans la comptabilité capitaliste
Chapitre 3 Remplacer la comptabilité capitaliste destructrice par une
comptabilité écologique
Les douze propositions de base du modèle CARE/TDL
Présentation de quelques fausses solutions préconisées par les
capitalistes financiers
Chapitre 4 La réforme des droits constitutionnels et législatifs au niveau
de l’État
La question constitutionnelle
La question des rapports de force dans l’économie
La mise en place de la nouvelle économie
Conclusion
Annexe 1 Exemple simplifié d’application de la méthode CARE/TDL à
une entreprise
Annexe 2 Vers une nouvelle comptabilité nationale écologique basée sur
le modèle CARE/TDL
Bibliographie complémentaire
Jacques Richard
En collaboration
avec Alexandre Rambaud
Révolution comptable
Pour une entreprise
écologique et sociale
Fabrication numérique : Le vent se lève...
ISBN : 978-2-7082-5448-0
Sommaire
Introduction
Première thèse : les marchés et toute l’économie actuelle sont dominés par
des lois comptables
La question constitutionnelle
Conclusion
Bibliographie complémentaire
Introduction
En dépit des richesses qu’elle a permis de créer, l’économie capitaliste qui
domine le monde depuis plus de sept siècles aboutit à une double impasse
sociale et écologique en ce début du xxie siècle.
Sociale, d’une part, du fait d’une inégalité très forte de la répartition des
biens produits qui fait notamment qu’une petite fraction de l’humanité,
depuis les années 1980, capte de plus en plus de revenus créés alors qu’une
grande partie du globe vit encore dans la pauvreté, sinon dans la misère{1}.
Même dans un des pays les plus riches et les plus réputés pour ses politiques
« sociales » comme la France, on voit réapparaître des sortes de jacqueries de
personnes qui n’arrivent plus à vivre dignement, voire même, pour certains, à
survivre : c’est ce dont témoigne le fameux mouvement des gilets jaunes.
Nous affirmons donc que pour changer le monde, il faut avant tout changer
le mode de calcul des performances des grandes firmes. Mais, dira-t-on, il est
facile de critiquer, et plus difficile de remplacer un système économique basé
sur une économie de marché : c’est ce qu’a montré la désastreuse expérience
de la gestion planifiée soviétique inspirée des thèses de Marx visant à
supprimer le marché et la propriété privée. C’est pourquoi, pour être
constructif, nous proposerons un nouveau type de comptabilité des
entreprises qui permet une gestion écologique et humaine et qui reste
cependant dans le cadre du respect de la propriété privée et d’une certaine
économie de marché. Cette nouvelle comptabilité, qui a pour vocation de
changer toute l’économie, aura des caractéristiques empruntées au courant de
ce qu’on appelle l’économie écologique, une branche de l’économie qui tient
compte de l’interdépendance entre les sociétés humaines et les écosystèmes
dans le temps et dans l’espace.
Datini vient d’investir dans cette filiale une somme de 100 (on ne donnera
pas d’unités pour s’en tenir seulement au raisonnement). Son gérant sur
place, qui est aussi son comptable, a embauché immédiatement des salariés
pour une somme globale de 40 à payer à la fin de la première période
d’activité, son salaire personnel étant de 10 à rajouter à cette somme. Comme
c’est toujours le cas aujourd’hui lors d’une création d’entreprise, Datini (que
nous confondrons avec son comptable) va établir ce qu’on appelle un bilan
d’ouverture (de départ). Voici ce document fondamental du capitalisme
moderne daté du 31 janvier 1399 (établi après la fondation de la filiale et de
l’embauche du personnel sur le modèle décrit par l’historien De Roover{5}).
Bilan d’ouverture de la filiale F au 31 janvier 1399
Mais revenons à Datini : on a affaire, dans son cas ainsi que dans celui de
ses successeurs, à un fantastique dédoublement de personnalité. La personne
privée (Datini) prête une somme de monnaie de 100 à l’entreprise qu’elle
crée (sous forme de société ou non) et cette dernière, dirigée par ce même
Datini (ou son représentant gérant), en tant que capitaliste, a une dette de 100
à rembourser à la personne privée Datini, cette dette figurant au passif du
bilan.
Les comptables de cette époque ont donc dû, par la force des choses,
inventer cette solution qui permet au capitaliste d’utiliser son argent concret
tout en conservant constamment un montant équivalent à sa mise : il est
évident qu’avant de pouvoir accumuler des profits, il lui faut d’abord et
surtout préserver (conserver) ce capital. C’est ici qu’apparaît le coup de
génie d’un comptable inconnu qui a pensé le premier à ce système dit de la
« partie double » et auquel les capitalistes, passés ou actuels, reconnaissants,
auraient dû depuis longtemps dresser un monument pour l’immense service
qu’il a rendu à la cause du capitalisme.
Soulignons que si Datini avait été obligé de faire une nouvelle mise en
capital au cours de cette période pour acheter une autre marchandise, cette
nouvelle mise aurait été à nouveau inscrite au passif, si bien que l’actif
correspondant n’aurait évidemment pas été considéré comme donnant lieu à
bénéfice. Marx, par contre, a décrit le schéma du cycle de l’argent dans la
firme capitaliste comme une comparaison de montants d’actifs du type
AMA’ (argent initial, marchandise, argent final). Mais on ne peut analyser
correctement la formation du profit capitaliste à partir d’une simple
circulation d’actifs{11}. Marx n’a pas du tout vu que le cycle comptable des
capitalistes praticiens est beaucoup plus complexe et que le capital n’est pas
un actif mais une dette ; une conception, il est vrai, difficile à admettre pour
un économiste.
Terminons sur ce point en ajoutant que ces capitalistes praticiens n’ont pas
seulement inventé le bilan pour y inscrire au passif le capital et son petit, le
profit. Ils ont aussi inventé le compte de résultat (ou d’exploitation ou encore
de pertes et profits) qui sert à expliquer comment le profit a été généré. Ce
compte est en quelque sorte un document annexé au bilan pour analyser les
mouvements positifs et négatifs du bilan qui ont généré le profit (ou la perte).
Ici, dans le cas de la filiale F, c’est relativement simple : il n’y a eu dans cette
dernière phase de la vente des marchandises que trois mouvements ayant
généré ce profit net de 150, c’est-à-dire l’augmentation potentielle du capital.
On a en effet un mouvement d’actif positif de 300 qui correspond à la rentrée
en caisse causée par la vente de la marchandise à un client, un mouvement
négatif de 100 qui fait suite à la sortie du stock de marchandise de l’actif
pour le remettre à ce client et un autre mouvement négatif de 50 pour payer
les salaires des ouvriers et du gérant.
Dans cette cité, comme dans d’autres en Italie du Nord, les différences de
statut provoquèrent des conflits incessants vers 1340. Au plus bas de l’échelle
étaient les gratteurs de laine. L’un d’entre eux, en 1345, Ciuto Brandini,
voulu fonder un syndicat, mais les ordonnances de la Podesta (le premier
magistrat de la ville) interdisaient aux travailleurs toute association alors que
les maîtres pouvaient former leurs guildes, qui étaient de fait des syndicats
d’employeurs. Elles interdisaient même tout rassemblement. Pour les motifs
de formation de bande et de rassemblement, Ciuto fut pendu le 24 mai 1345.
Même s’il existait, dans certains cas déjà, des salaires minima, les
conditions de travail étaient extrêmement dures : une surveillance assurée par
les ufficiale forestieri (des contremaîtres souvent étrangers aidés par des
ouvriers espions) assortie de peines corporelles et de tortures pour garantir les
16 à 18 heures de travail journalières ! Pas étonnant qu’il y ait eu de
nombreuses révoltes, non seulement à Florence mais aussi dans d’autres
cités, par exemple à Sienne. En fait, les travailleurs étaient traités comme une
possession vivante, dans des conditions pires encore que celles des esclaves,
qui servaient de domestiques aux capitalistes. Du fait de leurs très bas salaires
et pour survivre et payer leurs impôts, ils étaient souvent contraints de mettre
en gage leurs outils.
Pour aggraver les choses, en 1371, un décret de la Arte della Lana stipula
que ceux qui ne pouvaient pas payer leurs dettes en argent devaient travailler
pour les rembourser, et devenaient de fait des salariés esclaves (Piper parle de
« Lohnsklaverei »{17}). Ces capitalistes, qui mènent leurs salariés d’une main
de fer, sont (déjà !) soutenus par le droit des entreprises que met en place le
pouvoir politique. En 1298, un acte de la Signoria{18} interdit aux Ciompi de
vendre des produits à d’autres que leur Lanaiolo : comme dans le cas déjà
évoqué plus haut de la Podesta, le politique fait alliance avec les grands
capitalistes{19}.
Tel est le cadre social, juridique et politique dans lequel Datini gouverne le
travail de ses salariés. Un cadre qui montre que, dès la naissance du
capitalisme moderne, des lois entérinent le pouvoir des capitalistes et
notamment celui d’imposer leur type de comptabilité ou, dit en langage
moderne (voir infra), leur « gouvernance par les nombres ». Le capitalisme
moderne et son modèle économique ne sont donc pas nés dans le cadre de
gentils rapports contractuels, comme le prétendent la théorie néoclassique et
la théorie de l’agence{20}, mais bien dans le cadre de conflits « réglés » par le
politique : ils n’ont donc pas été le fait d’un état d’opinion général. Nous
montrerons que cette intervention du politique a été constante, tout
particulièrement dans le domaine comptable, et qu’il n’y a jamais eu de
domination des nombres sans l’aide de lois : lois capitalistes et nombres
capitalistes s’appuient mutuellement.
La troisième particularité, secondaire selon nous, est que cette dette n’est
associée à aucun délai de remboursement, sinon la fin de l’entreprise ou du
contrat de société. Nous dirons donc que ce type de dette est relatif à un
emprunt qui doit être intégralement remboursé et qui donne le pouvoir.
Dans la deuxième catégorie de dette, on va trouver les dettes bancaires et
les dettes fournisseurs. La différence fondamentale avec les dettes de capital
est que ces dettes ne donnent généralement pas le pouvoir dans l’entreprise,
tout du moins du point de vue juridique (en droit des sociétés et en droit
comptable notamment) : de ce fait, elles ne donnent droit qu’à des intérêts et
non au profit résiduel. Une autre différence, secondaire, est qu’elles sont le
plus souvent assorties d’un délai de remboursement. Le point commun avec
le capital-dette est qu’elles sont relatives à des emprunts à rembourser
intégralement et sans condition. En résumé, on peut les considérer comme
des sortes de dettes de capital non assorties du pouvoir de direction.
Mais peu importe ! Ce qui nous intéresse, c’est que, visiblement, les
capitalistes n’ont que faire de tous ces beaux discours des philosophes et des
religieux, même s’ils sont des pratiquants de la religion catholique comme
l’était Datini. En effet, comme nous l’avons vu, en théorie et en pratique
comptable capitaliste, le capital financier est traité comme une chose
absolument à conserver pour elle-même et donc inscrite en dette au passif,
alors que le salarié, lui, est un simple moyen, soit inscrit à l’actif de
l’entreprise puis indirectement passé en charges, soit directement passé en
charges sur la base du prix d’achat de sa force de travail sur un marché. Il
n’est jamais considéré comme un capital au sens comptable, c’est-à-dire,
comme le veut Kant, une fin en soi. Pour ce qui est de Datini en tout cas, ses
salariés comme ses esclaves sont bien de simples moyens d’action.
En tout cas, pour en revenir à Datini et à ses successeurs, il est clair que le
traitement comptable de ses employés, c’est-à-dire de son « capital » humain,
n’a rien à voir avec celui de son (vrai) capital, le capital financier. Soulignons
qu’en ce qui concerne le capital naturel, on n’avait à l’époque aucune raison
de se soucier de sa conservation : donc nulle trace en comptabilité de la
nature, sauf le coût d’achat des matières utilisées pour la fabrication des
produits. La nature est déjà vue comme une ressource à exploiter sans
discernement : Datini et ses confrères sont, outre les premiers capitalistes à
utiliser la partie double, les premiers modernes qui traitent systématiquement
la nature comme un simple objet.
Quelles que soient les solutions proposées par les économistes pour
relancer les économies capitalistes défaillantes (comme la baisse des taux
d’intérêt et la relance de la consommation de type keynésien{30}), elles
buteront sur la base comptable de ce système économique pervers qui a
décidé de ne conserver qu’un seul type de capital. En somme, les
économistes keynésiens apparaissent comme des acteurs secondaires qui
jouent le rôle de rafistoleurs d’un système gouverné par des comptables au
service du capital financier.
Quelles sont les raisons de cette prudence qui va dominer quasi totalement
la comptabilité pendant des siècles, jusqu’aux années 1970-1980 ? Il y en a
deux fondamentalement. La première a déjà été énoncée : Datini ne confond
pas un bénéfice espéré et un bénéfice réalisé. Il a sans doute dans sa tête ou
griffonné dans un calepin une estimation des profits qu’il espère tirer de ses
opérations, mais il ne les inscrit pas dans son bénéfice comptable car celui-ci
lui sert à se renseigner sur des résultats (au sens propre du terme, résultat
allant de pair avec réalisation). Remarquons donc que rien n’empêche un
comptable de tenir une comptabilité parallèle relative à des prévisions : les
comptables traditionnels, contrairement à ce qui est dit le plus souvent,
peuvent se tourner vers le futur mais, tout comme Datini, ils ne confondent
pas et ne mélangent pas les rêves et les réalités ! La deuxième raison, plus
profonde, est qu’à l’époque, l’objectif de ces grands capitalistes n’est pas de
revendre leur entreprise, mais bien au contraire de la conserver pour la
transmettre à leurs fils (sexisme oblige). La connaissance de la valeur de
revente de leur entreprise ne les intéresse absolument pas et donc leur
comptabilité en valeurs-coûts n’est pas destinée à mesurer leur richesse (la
valeur de revente de leur firme) mais bien à assurer la conservation de leur
capital.
Tel est le puissant mais très peu connu système de comptabilité qui a été
mis au point à la fin du Moyen Âge et qui gouverne encore largement
aujourd’hui toute l’activité mondiale, y compris celle de pays communistes
comme la Chine et la Corée du Nord. Ce système, élaboré au profit d’un
groupe social particulier, a cependant subi récemment quelques
transformations qui ont contribué à le rendre pire encore. La faute aux
normes de reporting internationales IAS (International Accounting
Standards) puis IFRS (International Financial Reporting Standards), dont
nous reparlerons plus longuement. Elles apparaissent dans les années 1970,
dans le contexte de la révolution néolibérale initiée par Ronald Reagan et
Margaret Thatcher. La tendance est alors de favoriser encore plus le pouvoir
et les moyens d’action des actionnaires des grandes entreprises, en facilitant
notamment le développement de leurs « jeux boursiers ». Pour cela, de
nouveaux principes comptables d’évaluation des bilans, notamment des
actifs, apparaissent. Il s’agit de permettre d’évaluer certains actifs – comme
les actifs financiers – à leur « juste valeur », c’est-à-dire leur valeur
potentielle de vente sur un marché. On admet alors un enregistrement de
bénéfices potentiels, une aberration pour Datini. Ces bénéfices potentiels sont
déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %,
une folie de plus du capitalisme qui met encore davantage en danger la
planète (voir infra).
Dans cette représentation sans bilan, le passif est ce qui figure à droite du cadre et l’actif ce qui est
dans le cadre. Le coût de production des produits vendus (CPPV) est en bas à gauche et le montant des
ventes à droite (à l’extérieur du cadre pour marquer la relation avec les clients). On voit comment
l’entreprise, grâce à ce cycle d’opérations, arrive à maintenir son capital et faire un profit si les ventes
couvrent le coût de production. (MP = matières premières.)
Pour conclure cette partie historique, nous pouvons affirmer que vers la fin
du Moyen Âge, des capitalistes comme Datini, aidés de leurs comptables, ont
réussi, avec l’appui des pouvoirs politiques de l’époque, à créer un redoutable
système de conservation permanente de leur capital financier. Ils ont compris
qu’il n’était pas possible de créer de la valeur sans avoir d’abord conservé
leur capital. Mais ils l’ont fait au détriment de la nature et de leurs employés.
C’est justement la conservation (systématique) de ce capital financier, par
opposition à celles du capital humain et du capital naturel, qui est la
caractéristique fondamentale et anormale du système capitaliste et de sa
modernité, avant même toute question relative au problème du profit ou de la
propriété privée. Il s’agit d’un choix à la fois immoral, injuste et
antiéconomique. Le philosophe André Comte-Sponville dans son livre Le
Capitalisme est-il moral ? défend la thèse que le capitalisme est amoral et
cite à l’appui de sa démonstration le fait que la comptabilité est une technique
neutre{32}. En effet, affirme-t-il, en comptabilité, deux plus deux égale quatre,
ce qui relève de l’ordre pascalien des sciences et non de la morale. Mais ce
philosophe a une vision sommaire de la comptabilité, c’est le moins que l’on
puisse dire. En fait, la comptabilité capitaliste est bien au service d’une
idéologie, d’une vision{33} du monde à la fois égoïste et moderne, ce qui la
rend si dévastatrice.
Pour nous, cette idée est erronée. L’erreur de ceux qui la défendent vient
au mieux d’une analyse insuffisante du fonctionnement réel du marché ou, au
pire, d’une volonté de manipulation des esprits. Elle remonte à Adam Smith,
qui a joué un rôle majeur dans sa naissance. Ce fondateur de la science
économique est réputé pour avoir décrit « la main invisible du marché », une
main de fer qui dirige toute l’économie. Le problème du célèbre écossais est
qu’il passe complètement à côté d’un élément crucial du fonctionnement du
marché capitaliste : en effet, s’il a vu la « main invisible du marché », il n’a
pas vu la main visible des comptables qui régulent ce marché, avec l’appui
du droit commercial des États !
À cet égard, le concept de coût qui sert de base à la formation des prix joue
un rôle majeur : selon que ce coût intègre ou non des éléments permettant la
protection de tous les capitaux ou de seulement certains d’entre eux, on
obtient des types de marché totalement différents. Or ce concept de coût est
construit dans les officines comptables en liaison avec le concept de capital à
conserver. Il n’y a donc pas de loi du Marché mais des lois de différents
marchés régulés par des comptables qui peuvent être d’obédiences
philosophique, morale, politique très différentes selon leurs conceptions du
capital et des coûts de production.
Nous estimons que ces thèses sont très discutables, sinon erronées. En
effet, leur description de l’évolution du droit international (ou plutôt du
nouveau droit transnational) ne colle absolument pas avec notre analyse de
l’évolution du droit international comptable. Depuis les années 1970, on
assiste à une standardisation croissante des règles comptables à l’intention
des grandes firmes internationales. Une standardisation qui débouche,
pratiquement, dans les années 2000, sur une loi comptable internationale
d’une portée telle que l’on peut parler d’une véritable constitution
économique mondiale basée sur la comptabilité. Du fait de ces lois
comptables et de cette constitution économique mondiale sous la houlette des
États, il n’y a donc pas dans ce domaine crucial de law shopping et de liberté
de manœuvre comme le prétendent les partisans de la théorie du droit
transnational et encore moins d’anarcho-capitalisme : la compétition sur le
marché des normes ne joue donc pas du tout dans le domaine de la
comptabilité, un domaine essentiel pour le capitalisme. L’erreur des juristes
transnationaux vient du fait qu’ils ne perçoivent pas, tout comme Adam
Smith, l’importance du droit comptable et, plus largement, des pratiques
comptables.
Par contraste, l’Agenda 2030 adopté en 2015 par l’ONU non seulement
n’est pas juridiquement contraignant mais ses objectifs, notamment ceux en
matière de lutte contre le réchauffement climatique, ne comportent même pas
de référence à des cibles scientifiques comme celles proposées par le groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ! Le GIEC
propose de respecter des normes de réduction des émissions de gaz à effet de
serre pour conserver l’atmosphère, mais les firmes et les nations se contentent
de dire qu’elles vont faire des efforts en ce sens. Par contre, ces mêmes
firmes et nations exigent la protection stricte des machines en droit
comptable. Un chef d’entreprise qui dirait « je fais des efforts pour amortir si
possible à 60 % mes machines » serait immédiatement sanctionné. « Non, lui
diront ses auditeurs, vous les amortissez à 100 % pour conserver votre capital
financier, sinon nous signalons aux autorités judiciaires votre infraction et
vous risquez la prison. » À nouveau, quelle terrible différence de traitement
entre les types de capitaux !
Ce chapitre nous a permis de voir que, sur une période d’environ sept
siècles, les capitalistes ont progressivement réussi, avec l’aide des
gouvernements libéraux et socialistes, à imposer la protection de leur pouvoir
et de leur capital à l’échelle du globe, ceci grâce à une constitution comptable
de portée internationale. La société libérale « démocratique » a ainsi légitimé
et imposé par des normes mondiales très strictes la rationalité pratique et
égoïste de Datini. Le libéralisme s’est certes parfois opposé aux régimes
autoritaires, mais il n’a jamais remis en cause le capitalisme{58}.
Contrairement à un discours superficiel très fréquent, ce ne sont pas la
mondialisation ni le marché mondial qui sont la cause des problèmes actuels
mais une certaine mondialisation sous l’égide des lois comptables
capitalistes.
Pour mener à bien cette tâche, nous allons partir du système de la partie
double tel qu’il a été inventé par des capitalistes comme Datini en le
transformant en une nouvelle comptabilité au service de la cause écologique
et humaine. À l’instar de certains arts martiaux comme le judo, il s’agira
d’utiliser la force de l’adversaire pour la retourner contre lui. Au lieu, comme
Datini, de ne traiter que son capital financier comme une dette à rembourser,
nous traiterons les deux autres capitaux humain et naturel de la même
façon{66}. Ainsi, nous pourrons redéfinir totalement non seulement le concept
de capital mais aussi, du même coup, les concepts de coût et de profit. Le
système comptable correspondant est le modèle CARE/TDL (Comprehensive
Accounting in Respect of Ecology/Triple Depreciation Line). Il est conçu
pour être la base d’une nouvelle économie de marché et d’une nouvelle
gouvernance des entreprises et des nations. Nous nous appuierons pour le
présenter sur les travaux que nous avons menés depuis plusieurs années avec
Alexandre Rambaud et qui ont inspiré déjà un grand nombre de thèses et de
livres qui enrichissent ces travaux (voir la bibliographie complémentaire en
fin d’ouvrage).
Cette approche n’a rien à voir avec celle de l’analyse des fonctions
environnementales telle que souvent développée en analyse économique,
visant à apprécier la capacité des êtres humains et de la nature à fournir des
biens et services pour la satisfaction des consommateurs et les profits des
entreprises. Elle se démarque également des recherches ambitieuses de la
philosophie qui veulent découvrir l’essence de l’homme : les études
ontologiques dont il est question ici visent plus « modestement » à permettre
à tous les êtres humains de vivre correctement en coexistence avec le reste de
la biosphère. Nous soulignons que la méthode CARE donne la priorité aux
actions de conservation des capitaux existants, ce qui implique déjà pour eux,
très souvent, des actions de rectification des payes (cas du capital humain) ou
des dépenses nouvelles de conservation (cas des sols, de la biodiversité, etc.).
Dans le cas des capitaux disparus, des mesures de restauration pourront
évidemment aussi être prises si cela est encore possible ; mais il serait déjà
bien, au stade où nous en sommes, que la conservation de l’existant soit
d’abord assurée. Quant à l’amélioration de l’état « antérieur » (lequel ?), c’est
un idéal qui paraît bien présomptueux actuellement : avant de penser à créer
de la valeur, il faut d’abord conserver les capitaux que l’on a, ce qui n’est pas
fait de nos jours.
Dans le cadre de notre approche du bas vers le haut, ces limites ou ces
zones limites devront être le plus souvent définies par les entreprises elles-
mêmes{81} sous le contrôle de nouveaux auditeurs indépendants spécialisés
dans les domaines susvisés. Cela impliquera la création d’une part d’un
nouveau corps d’auditeurs « verts », et d’autre part d’auditeurs ergologues
qui ne devront pas être inféodés aux firmes, ceci dans le cadre d’un nouveau
service public d’audit. Dans certains cas, s’agissant de phénomènes
d’envergure mondiale comme la question de la réduction des gaz à effet de
serre, il est évident que la définition des cibles scientifiques à respecter
viendra d’organismes internationaux comme le GIEC. Plus généralement,
une coopération d’organismes locaux, régionaux, nationaux et internationaux
sera nécessaire pour parvenir à définir des normes de qualité. Grâce à une
telle coopération, nous pourrions par exemple aboutir à définir des normes de
payes de conservation en ligne avec les exigences générales posées par l’OIT
et adaptées aux situations locales.
Dans le cas où une entité aurait une activité qui respecte déjà la
conservation du capital naturel (par exemple avec un type d’agriculture
forestière adapté à la conservation des sols et des eaux), alors cette entreprise
n’aura pas de budget à prévoir. Dans notre vision de l’économie écologique,
une entreprise parfaite n’a pas de capital naturel car elle n’a pas de dette
écologique. Cette situation ne peut évidemment pas se produire dans le cas du
capital humain car, à la différence de la nature qui se régénère normalement
si on en respecte les règles de fonctionnement (à l’entropie près), l’être
humain doit régulièrement « recharger ses batteries » à l’aide d’un budget, le
plus souvent mensuel{85}.
Les budgets établis pour une certaine période pour la conservation des
différents éléments constitutifs du capital humain (c’est-à-dire,
principalement, la somme des payes de conservation attribuées aux membres
du personnel) vont constituer le capital global humain, c’est-à-dire la dette de
capital de l’entreprise concernée à l’égard de son personnel. Ce capital
humain (au sens comptable) sera enregistré en tant que dette au passif du
bilan, de la même façon que la dette de capital financier figure aujourd’hui au
passif des bilans des entreprises{87}.
Cette amélioration de leur situation sera d’autant plus forte si des mesures
de fragmentation des grands groupes en sociétés à taille humaine sont
opérées. Elles ne pourront qu’être favorables à une dynamisation des
entreprises. Bien entendu, cette progression de la cogestion pourra être
interprétée comme une tentative de faire revivre la vieille idée de la
collaboration du capital et du travail. Mais encore une fois rien n’empêchera
les syndicats d’en critiquer les effets. C’est ce qu’ils font déjà aujourd’hui en
France en acceptant que des membres des comités d’entreprise
« collaborent » avec les dirigeants d’entreprises. De plus, ces mêmes
syndicats ont généralement accepté qu’il y ait des administrateurs salariés
dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Par ailleurs, même
si les salariés deviennent des associés des sociétés, cela n’empêchera pas le
code du travail de subsister : il ne faut pas confondre salariés et travailleurs.
Cette analyse du profit commun géré par les nouveaux capitalistes termine
la phase descriptive de la nouvelle comptabilité que l’on peut résumer par la
figure 2 ci-contre.
Figure 2. Le nouveau schéma comptable de l’entreprise en commun
Bien entendu, comme dans toute société, si l’affaire tourne mal, il faudra
partager les pertes. Dans le cadre de cette nouvelle société, aussi bien les
investisseurs de capital humain que ceux de capital financier en assument les
risques. Cela ne change à vrai dire guère de la situation actuelle car, comme
de plus en plus de gens le reconnaissent, le temps est bien loin où les
capitalistes financiers pouvaient se prévaloir d’être les seuls à prendre des
risques. On sait que toute l’évolution du droit des sociétés des SA a été
principalement marquée par une réduction progressive de la responsabilité
juridique des capitalistes financiers avec un passage d’une responsabilité
illimitée à une responsabilité limitée de leurs apports. On sait aussi que cette
responsabilité limitée aux apports financiers n’est souvent même pas assumée
en cas de crise, tout au moins pour les très grandes entreprises, du fait de
l’aide des États qu’elles reçoivent, comme le montre l’exemple récent de la
crise de 2008. D’une manière plus générale, Mazzucato{100} a montré que les
capitalistes préfèrent généralement que l’État assume les plus gros risques en
matière d’innovations pour pouvoir ensuite rentabiliser eux-mêmes les
applications des recherches abouties. On sait encore qu’il est possible aux
capitalistes financiers de diversifier leurs risques par une politique
intelligente de gestion de portefeuille et aussi de jouer sur le fameux effet de
levier pour réduire la masse de capital investi et faire passer le risque des
pertes sur la tête des prêteurs classiques : tous les manuels de finance
énumèrent ces « bons » principes que nous avons nous-mêmes enseignés !
Enfin, argument de type macroéconomique que la presse boursière énonce
constamment, on peut vérifier que s’ils jouent à moyen ou mieux encore à
long terme, les capitalistes financiers sont généralement gagnants : même en
cas de crise, ils ont pu recevoir auparavant suffisamment de dividendes pour
sortir « victorieux » de l’affaire.
Notre position sur ce point rejoint celle du Pape François qui, dans son
encyclique Laudato si’ (juin 2015){106}, affirme que si les êtres humains et les
entités environnementales ont des valeurs non instrumentales, ils doivent être
conservés sans condition, et par conséquent sans recours à des questions
sordides de rentabilité financière. Il faut donc rejeter nettement, avec le Pape,
cette théorie de l’internalisation des externalités.
Les taxes carbone et le prix du carbone
Nous avons vu qu’un nouveau type de coût complet basé sur des
contraintes écologiques est à la base du modèle CARE/TDL. Ce coût n’a rien
à voir avec un prix découlant directement d’un marché de type capitaliste :
c’est une construction faite dans l’entreprise et par l’entreprise, opérée en
tenant compte d’une contrainte de maintien de trois capitaux, et notamment
du capital naturel. Comme dans toute comptabilité classique, ce coût de
maintien des capitaux va former la base d’une fixation des prix et donc
imposer au marché un type de régulation de sa formation.
Cette nouvelle donne comptable est à appliquer par toutes les entreprises.
La contrainte du respect de la nature ne pèse donc pas ici sur les
consommateurs mais bien sur les producteurs, pour les faire changer
rapidement de modèle de production avec des innovations technologiques
adaptées à la crise humaine et écologique actuelle : il est temps, comme le
propose Karl William Kapp dès 1950{107}, de mettre le progrès technologique
sous contrainte d’un nouveau système économique. Le modèle CARE rend
donc les producteurs responsables de leurs actes, ce qu’ils semblent d’ailleurs
revendiquer avec leur référence insistante à la RSE.
Cette solution s’oppose à celle des taxes environnementales, qui sont aussi
un pur produit de la pensée économique néoclassique, notamment, encore
une fois, de l’économiste anglais Pigou{108}. Ce sont des taxes qui pèsent sur
les consommateurs sans jamais mettre en cause les entreprises. Elles sont
totalement inadaptées à la nature du problème posé. En effet, ce sont bien les
politiques de produits et de marketing des entreprises qui sont essentiellement
à l’origine des problèmes actuels et non les choix des consommateurs qui, le
plus souvent, faute de salaires suffisants, ne peuvent consommer que les
produits les moins chers offerts dans le contexte ambiant du dumping
écologique et social mondial. Les technologies depuis la fin du xixe siècle
sont nées dans les officines capitalistes, pas dans le cerveau des
consommateurs !
Comparons, pour finir sur ce thème, les cas du capital naturel et du capital
financier. Pour ce dernier, on a vu qu’il fait l’objet d’une conservation
systématique grâce à des lois comptables. Que fait-on si une entreprise ne
respecte pas cette obligation ? On ne taxe pas ses produits pour pénaliser ses
consommateurs ! On agit à la source du problème : la justice va sanctionner
l’entreprise réfractaire pour délit de distribution de dividendes fictifs et ses
auditeurs lui intimer de ne plus recommencer. C’est du sérieux, rien à voir
avec les atermoiements des taxes environnementales qui ne cherchent qu’à
éviter de traiter directement le problème à sa source.
Les comptables classiques ont toujours trouvé des moyens très efficaces
non basés sur des prix du marché pour assurer la conservation du capital des
entrepreneurs capitalistes. Il est temps que leurs outils extrêmement puissants
soient mis au service du capital humain et du capital naturel. Toutes les forces
progressistes devraient appuyer ces nouveaux types de comptabilité et laisser
tomber les fausses solutions que sont les taxes environnementales et le prix
du carbone.
La question constitutionnelle
Tout au long de cette enquête comparative sur le sort des trois capitaux qui
sont à la base de toute entreprise, nous avons non seulement démonté le
mirage néolibéral du marché spontané « bienfaiteur » mais aussi montré que
seul le capital financier fait l’objet d’une protection systématique appuyée par
des lois nationales et internationales. Il est temps d’abolir cette constitution
économique mondiale au service d’intérêts privés égoïstes et de la remplacer.
Pour cela, il faut, comme le proposait l’économiste René Passet, « retourner
la démarche et poser prioritairement le respect des normes
fondamentales{120} ».
Il est temps de mettre fin à cette situation qui mène au désastre écologique
et humain. Il faut un nouveau contrat social complet incluant l’économique.
C’est pourquoi nous proposons d’inscrire dans les constitutions des pays et
dans la future constitution mondiale de l’ONU les deux principes de base
suivants visant expressément toute comptabilité d’entreprise. Premièrement,
les comptabilités des entreprises et les comptabilités nationales devront
entériner une protection égale des trois types de capitaux naturel, humain et
financier : c’est la base indispensable pour réaliser une véritable justice
sociétale débouchant sur une économie raisonnable. C’est aussi ce qui permet
de refonder le système actuel sur des bases morales acceptables par tous.
Deuxièmement, des droits égaux de participation aux délibérations sur les
décisions de gestion des entreprises seront accordés aux représentants des
trois types de capitaux. Finis les privilèges du capital financier, mêmes règles
du jeu : le tri-capitalisme provoquera une mutation du capitalisme, avec un
système de financement disruptif dans lequel les nouveaux actionnaires, qui
pourront être les nouveaux travailleurs eux-mêmes ou des travailleurs
retraités, devront respecter des règles différentes de celles du capitalisme.
Enfin les parlements devront entériner ces principes positifs universalisables
par des lois adéquates, notamment comptables, assorties de sanctions sévères
en cas de manquement au respect de ces règles.
Une variante de cet argument consiste à dire que tout cela est trop
compliqué. Mais les mêmes qui recourent à ce motif sont ceux qui défendent
les IFRS, un monument de complexité ! Cela dit, il faut reconnaître que
toutes ces solutions à visée globale ne sont pas simples à mettre en œuvre et
prennent du temps. Une solution plus modeste, préalable et rapide,
consisterait à imposer la tenue du modèle CARE dans tous les grands groupes
dans une comptabilité parallèle{127} à celle des IFRS : il n’y aurait pour cela
nul besoin d’attendre une réforme internationale des IFRS. Une telle mesure
permettrait de voir immédiatement les efforts accomplis ou non accomplis
par les groupes en question pour la cause écologique et humaine. Elle
pourrait être un instrument décisif de l’État, notamment pour sa politique
fiscale à l’égard des firmes et pour l’attribution de subventions à celles qui le
méritent vraiment, rien n’étant plus dangereux que des financements tous
azimuts tels que ceux qui ont été attribués dans le cadre de la fameuse PAC
(Politique agricole commune). Elle servirait également aux syndicats et autres
parties prenantes pour mieux ajuster leurs revendications. Un gouvernement
vraiment écologique pourrait prendre rapidement une telle initiative avec
l’appui d’une population dûment informée et consultée. D’autres entreprises
pourraient opter de façon volontaire pour cette solution, notamment des
entreprises agricoles « durables » qui voudraient mettre en exergue leurs
efforts écologiques et les coûts supplémentaires qui en sont la conséquence.
La France, dont la vocation révolutionnaire est bien connue, pourrait donner
l’exemple à suivre par les autres pays. Bien sûr, les grands bénéficiaires du
système actuel diront que tout cela relève de l’utopie. Mais comme l’écrivent
Servigne et Stevens{128}, l’utopie a changé de camp : est aujourd’hui utopiste
celui qui croit que tout peut continuer comme avant !
CU = coût d’usage.
Conformément aux propositions énoncées supra, trois types de capitaux
apparaissent maintenant sous trois lignes différentes du passif. Il leur
correspond trois lignes séparées d’actifs ou, plus exactement, trois lignes de
coût d’usage (CU) de ces actifs. Dans cet exemple simpliste qui ne concerne
qu’une seule période d’activité, tous les types de capital représentent des
budgets de coûts qui doivent en principe faire l’objet d’une dépense dans
cette période unique, ceci pour préserver les trois capitaux considérés,
financier, humain et naturel.
Actif Passif
À ce titre, elle peut être la base d’une politique de taxation par un État au
service de la cause écologique et humaine. Ces superprofits seraient taxés
fortement et le produit de cette taxation pourrait aller subventionner ceux qui
ont des coûts supplémentaires du fait de leur engagement pour la cause
écologique et humaine, des coûts supplémentaires que la méthode CARE
permet aussi d’identifier. Ceci serait particulièrement utile dans le cas de
l’agriculture et permettrait d’encourager ceux qui se lancent dans le bio tout
en taxant ceux qui font des profits au détriment de la nature et de leurs
employés, notamment dans le cas de monocultures à grand renfort de
pesticides. Les surprofits des supermarchés qui détruisent la vie des centres
des petites villes et qui ne payent pas les agriculteurs à leur juste coût de
production pourraient être aussi facilement identifiés et taxés.
Actif Passif
Que s’est-il passé ? Il est clair que l’argent en commun a baissé de 300 à
40, ce qui implique une dépense globale de 260. On peut aisément voir
l’emploi de cette somme en regardant l’évolution des différentes lignes des
autres actifs. On voit d’abord que l’actif financier a augmenté de 100. Ceci
correspond à l’achat d’une nouvelle marchandise, ce qui permet de
renouveler le capital financier. On voit ensuite que l’actif humain a augmenté
de 120 : cela correspond aux payes de conservation reçues par les employés.
Enfin, le capital naturel a aussi augmenté de 40. C’est la conséquence du
paiement de la location du dispositif de protection de la rivière. On peut alors
constater que tous les capitaux ont été conservés (aux effets près de l’entropie
inévitable{134}). Cette conservation peut être vue immédiatement en
comparant le niveau de la « valeur » (une valeur coût de maintien, il
s’entend) des capitaux à conserver au passif et la « valeur » des actifs.
Normalement, trois types d’auditeurs, respectivement spécialistes de la
conservation des trois types de capitaux, devraient certifier la réalité de ces
conservations.
On constate bien qu’on ne peut pas distribuer plus de richesses qu’il n’y a
été engendré de valeur nette produite, c’est-à-dire de valeur ajoutée. Mais
ceci est accessoire par rapport à notre enquête. Ce qui est plus intéressant,
c’est de comparer l’optique microéconomique de la comptabilité privée de
Datini avec l’optique macroéconomique de la comptabilité nationale. Nous
constatons qu’alors que la comptabilité privée de Datini se focalise, au niveau
du solde du compte de résultat, sur son bénéfice de 150, la comptabilité
nationale, elle, s’intéresse au revenu global de l’ensemble des deux classes
des ouvriers et des capitalistes et donne un résultat de 200 (150 + 50). En
d’autres termes, le profit d’une nation est la somme des « profits » des
salariés et de leur patron. Ce raisonnement macroéconomique peut être
représenté par un compte de résultat du type suivant établi à partir des
chiffres précédents.
Compte de résultat national (période x)
Daniel Bachet, Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail, Uppr Éditions, 2019.
Tereza Bicalho, Les Limites de l’ACV, thèse de gestion, Université Paris-Dauphine, 2013.
Dorothée Browaeys, L’Urgence du vivant. Vers une nouvelle économie, Éditions François Bourin,
2018.
Clément Feger, Quelles comptabilités pour accompagner une entreprise dans la gestion des services
écosystémiques ?, thèse, AgroParisTech, 2015.
Ciprian Ionescu, Biodiversité et stratégie des organisations : construire des outils pour gérer des
relations multiples et inter-temporelles, thèse de sciences économiques, Université Grenoble Alpes,
2016.
Clément Morlat, Modélisation dynamique des systèmes de coûts pour une gestion durable des
territoires, thèse de sciences économiques, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2016.
Alexandre Rambaud, « Aux origines du capital : le capital chez Luca Pacioli, entre comptabilité et
économie, entre mondes ancien et Moderne », Working Paper, mars 2018.
Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « The “Triple Depreciation Line” Accounting Model and its
application to the Human Capital », in Sharam Alijani et Catherine Karyotis (dir.), Finance and
Economy for Society : Integrating Sustainability, Emerald Group Publishing, 2017, p. 225-251.
Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « Vers une cogestion écologique fondée sur la
comptabilité : le « capitalo-centrisme » du modèle CARE/TDL », Working Paper, 2018.
Jacques Richard, « La nature n’a pas de prix, mais sa maintenance a un coût », Revue Projet, no 332,
2013.
Jacques Richard, « Refonder l’entreprise, la Société Anonyme et l’intérêt social par la comptabilité
environnementale », in Centre français de droit comparé, Vers un nouveau cadre conceptuel pour la
comptabilité internationale ?, Société de législation comparée/Mazars, vol. 19, 2016, p. 175-216.
Jacques Richard, « The need to reform the dangerous IFRS System of Accounting », in Reuven S.
Avi-Yonah, Yuri Biondi et Shyam Sunder (ed.), Accounting, Economics and law : A convivium, vol. 7,
2017, p. 93-103.
Jacques Richard et Hervé Gbego, « Vers une vraie comptabilité environnementale », Revue française
de comptabilité, no 483, janvier 2015, p. 27-30.
{2} Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2013 ;
Simon Lewis et Mark Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature, no 519, 2015, p. 171-180.
{3} Nous attirons dès maintenant l’attention du lecteur sur le fait que le concept comptable de capital
utilisé dans ce texte n’a rien à voir avec celui des économistes. Pour les comptables, le capital est une
chose à conserver alors que pour les économistes il s’agit d’une chose à user. Ce point fondamental sera
explicité peu après.
{4} Yves Renouard, Les Hommes d’affaires italiens du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1949.
{5} Raymond De Roover, « The Development of Accounting Prior to Luca Pacioli According to The
Account-books of Medieval Merchants », in A. C. Littleton et B. S. Yamey (éd.), Studies in the History
of Accounting, Sweet and Maxwell, 1956.
{6} Paris, Seuil, 2013.
{7} De façon plus précise, il s’agit du coût d’usage de ces actifs : les actifs concrets ne figurent
évidemment pas au bilan mais souvent, en comptabilité, on fait comme si c’était le cas, faute de
précision.
{8} Iris Origo, The merchant of Prato : Francesco di Marco Datini, Penguin Books, 1957.
{9} Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 35.
{10} Ce type de comptabilité est inconnu des Grecs et des Latins qui raisonnaient en termes de flux
de trésorerie et ne connaissaient pas le concept de capital-dette, ce qui rendait très difficiles des mesures
permanentes de richesse et de rentabilité. Avec la partie double, on assiste à une révolution qui marque
les débuts du capitalisme moderne.
{11} Imaginons que Datini ait eu besoin de faire un nouvel apport de 100 juste avant la fin de cette
première période d’activité pour une extension prochaine de ses activités. Dans ces conditions, son actif
final (A’) aurait été de 350 et Marx, en le comparant avec l’argent initial A (100), aurait conclu à un
profit de 250. Par contre, le comptable de Datini qui a comptabilisé ce même apport de 100 au passif du
bilan en tant que capital-dette obtient lui le vrai bénéfice de 150 (350-200) car il différencie les
concepts d’actif et de capital.
{12} À ce titre, cette dette de profit distribuable n’est pas comparable avec le capital-dette de Datini
qui, lui, n’est pas consommable mais doit être conservé.
{13} Datini a 250 en caisse en fin de période. S’il prélève entièrement son profit de 150, il lui reste
100 en caisse, ce qui suffit pour racheter une nouvelle marchandise de coût 100.
{14} Ellen Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme, Paris, Lux Éditeur, 2009.
{15} Jean Baechler, Les Origines du capitalisme, Paris, Gallimard, 1971.
{16} Ernst Piper, Der Aufstand der Ciompi, Berlin, Wagenbach, 1978. Les éléments historiques sur le
travail à Florence sont issus de ce texte allemand.
{17} Ibid.
{18} La Seigneurie, un gouvernement de la République de Florence qui apparaît en 1282. Il
comprend neuf membres, tous issus des guildes.
{19} Pierre Musso, dans un livre récent sur Le Temps de l’État-Entreprise (Paris, Fayard, 2019),
présente comme une nouveauté l’influence, sinon la domination, des entrepreneurs capitalistes sur les
politiques, mais ceci est une très vieille histoire, comme le montre l’exemple de Florence et de bien
d’autres cités italiennes au début du capitalisme. Nihil novi sub sole (rien de nouveau sous le soleil) !
{20} Théorie de la firme américaine (défendue notamment par Milton Friedman) qui considère la
firme comme un simple nœud de contrats passés entre des capitalistes et des salariés et non comme une
institution légale (et donc politique).
{21} Gary Stanley Becker, Human capital : A Theoretical and Empirical Analysis with Special
Reference to Education, University of Chicago Press, 1964 ; John W. Kendrick, The formation and
stocks of total capital, New York, Columbia University Press, 1976.
{22} Nous expliquons ensuite pourquoi nous mettons entre guillemets ce terme.
{23} Valérie Charolles, Le Libéralisme contre le capitalisme, Paris, Fayard, 2006, p. 185-195. Ce
mixage des dettes envers les apporteurs de capitaux financiers et de capitaux humains sous la même
rubrique « fonds propres » est problématique : il ne tient pas compte de la spécificité des deux sortes de
capitaux et ne reconnaît pas la contribution des travailleurs comme un vrai capital (capital-dette, il
s’entend).
{24} Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
{25} Le fait que, de nos jours, les actions correspondant à un capital financier puissent être vendues
sur un marché ne modifie pas le principe de la conservation stricte du capital en comptabilité
(classique).
{26} Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Capital as Power. A Study of Order and Creorder,
Routledge, 2009.
{27} Jean-Marc Borello, L’Entreprise doit changer le monde, Débats Publics, 2018, p. 144.
{28} Au sens strict, on devrait parler de sommes provisionnées par les capitalistes plutôt que de
(vraies) dettes.
{29} Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, tome 1 : Fondation, Paris, GF Flammarion, 1994
(1797).
{30}
Alors que les économistes dominants des xviiie et xixe siècles comme Smith, Menger et
Jevons étaient plutôt partisans d’une non-intervention ou d’une faible intervention de l’État en matière
d’économie, Keynes, dans les années 1930, pour éviter les crises économiques, préconise une
intervention des États, notamment par des mesures de relance de la consommation assises sur des
hausses de salaires dans le cadre d’une redistribution des richesses par l’impôt sur le revenu.
{31} C’est elle que nous prendrons maintenant pour référence pour la reconstruction de l’économie
que nous allons proposer.
{32} André Comte-Sponville, Le Capitalisme est-il moral ?, Paris, Albin Michel, 2004, p. 72-79.
{33} Le terme « vision » vient du verbe latin videre (voir), qui est lui-même étymologiquement
rattaché au verbe grec eidein qui a donné le « idéo » d’idéologie. Une vision du monde est une
idéologie, et vice versa.
{34} Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres, W.
Strahan and T. Cadell, 1776.
{35} Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973
(1968), p. 29.
{36} Il n’est pas question de nier que le capitalisme, affaibli par la guerre de 1939-1945, a dû
concéder dans un grand nombre de pays des législations sociales favorables aux travailleurs. Mais ces
législations n’ont pas été intégrées dans une loi comptable mondiale. La comptabilité capitaliste n’a
jamais évolué en ce sens.
{37} En allemand, comptabilité se dit Rechnungswesen. La racine « rech », du mot rechnung (calcul),
vient du sanscrit « raj » qui a donné le rex (roi) des Romains et le rix (roi aussi) des Gaulois. La
comptabilité est la reine des institutions du capitalisme. Voir Jacques Richard, « Origines du mot
comptabilité », Journées d’histoire de la comptabilité et du management, 2010.
{38} Les comptes consolidés sont les comptes des groupes qui cumulent les résultats des filiales (et
sociétés associées) avec ceux des sociétés-mères.
{39} La lex mercatoria était un ensemble de coutumes commerciales (notamment comptables) que les
commerçants européens respectaient depuis les débuts du capitalisme. Elle a été progressivement
intégrée dans des lois nationales pour donner lieu, étape finale, au droit mondial comptable actuel.
{40} Mireille Delmas-Marty, Le Relatif et l’Universel, Paris, Seuil, 2004.
{41} Cette grande firme américaine qui était présentée comme un modèle de gestion par les médias a
fait faillite en 2008 après avoir longtemps truqué ses comptes avec l’appui d’un grand cabinet d’audit
international.
{42} Pratiquement, c’est l’Europe qui a permis cette évolution vers un droit comptable mondial en
décidant en 2000 de reconnaître en matière de comptes consolidés les normes émises par l’IASC (voir
infra). Par la suite, les autres États du monde ont suivi cette démarche en ratifiant aussi ces normes
(voir Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre Rambaud, Comptabilité financière, Paris, Dunod,
2018).
{43} Judith Rochfeld, Les Grandes Notions du droit privé, Paris, PUF, 2011.
{44} Voir Gunther Teubner, Recht als autopoietisches System, Suhrkamp, 1989 ; Gunther Teubner,
Constitutional fragments, Oxford University Press, 2012 ; Niklas Luhmann, Politique et Complexité,
Paris, Cerf, 1999.
{45} Voir, pour ces questions et ce qui suit, Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre
Rambaud, op. cit.
{46} Ibid., chapitre 17.
{47} Schématiquement, le goodwill est la différence entre la valeur boursière d’une entreprise et sa
valeur comptable en coût d’achat de ses actifs. Cela correspond à la masse des bénéfices futurs que
cette entreprise pourrait engendrer. La question est de savoir si la comptabilité doit ou non tenir compte
de ces bénéfices potentiels. Datini et ses successeurs considéraient qu’elle ne le devait pas. Les
théoriciens comptables modernes influencés par les économistes estiment qu’elle le doit. Les normes
IFRS, elles, prennent partiellement en considération ces valeurs (uniquement lors de cessions réelles
d’entreprises).
{48} Les comptes « individuels » sont schématiquement les comptes traditionnels hérités de Datini
encore imprégnés de prudence dans un bon nombre de pays dont la France. Ils concernent les entités
qui composent les groupes. Curieusement, les comptes consolidés ne sont pas la somme des comptes de
leurs entités constitutives : ils sont conçus de façon particulière.
{49}Pour plus de détails, voir Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre Rambaud, op. cit.,
notamment l’introduction.
{50} Avant l’acceptation des normes IAS/IFRS, les groupes européens étaient obligés, pour des
raisons de prudence, d’amortir (de passer systématiquement en perte) les goodwills constatés lors
d’achat d’entreprises. Désormais, comme ils sont pratiquement tenus de suivre l’évolution des normes
IAS/IFRS, ils ne peuvent plus procéder de la sorte : ils ne les passeront en pertes qu’en cas de
perspectives économiques mauvaises. Par ailleurs, ils doivent comptabiliser la plupart de leurs titres
financiers en valeur potentielle de revente alors que ces pratiques étaient interdites dans la 7e directive
européenne qui s’appliquait aux groupes avant la soumission de l’Europe aux IAS/IFRS.
{51} En comptabilité, les immobilisations sont des actifs utilisés sur une durée de plus d’un an
(machines, bâtiments, etc.). On les passe en charges progressivement sur toute leur durée de vie en les
« amortissant ».
{52}Le lecteur voit à nouveau l’importance du rôle de la comptabilité : de sa conception dépend le
développement ou non du dumping social et environnemental.
{53} Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
{54} Selon eux, le nombre deviendrait le dangereux « canon » des Lumières (La Dialectique de la
raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 25). Ils pensent même que nous devrions « abattre Bacon » et « la
raison calculatrice » (p. 57).
{55} Jürgen Habermas, op. cit.
{56} Contrairement à ce que laisse entendre Alain Supiot (op. cit., p. 262) le droit (en général) ne fait
pas obligatoirement de résistance à la gouvernance par les nombres. Il n’est que de considérer le droit
comptable actuel qui est totalement inféodé aux nombres du capitalisme. Par ailleurs, encore une fois,
les expressions générales sont inadéquates pour transcrire valablement la complexité des phénomènes.
Il n’y a pas de gouvernance par les nombres mais des gouvernances avec des nombres traduisant des
conceptions très différentes. Idem en matière de droit : le droit selon les cas peut être progressiste ou
non. Il n’y a pas plus de droits que de nombres.
{57} Jacques Richard, « The dangerous dynamics of modern capitalism », Critical Perspectives on
Accounting, no 30, 2015, p. 9-34 ; « La naissance des principes comptables cibles des IFRS », in
Normalisation comptable. Actualités et enjeux, L’Académie, 2014, p. 48-52.
{58} Selon Dominique Losurdo (Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2013), cette
adhésion du libéralisme au capitalisme sous toutes ses formes l’a même amené à soutenir pendant très
longtemps l’esclavagisme, ce qui est assez loin de l’idéal de liberté qu’il paraît défendre.
{59} Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge
University Press, 1990.
{60} B. G. Makarov, Teorija byxgalterskogo ytcheta, Izdatelstvo « Finansi », Moskva, 1966.
{61}Voir par exemple Y. Zhao, E. Lou, J. Ge et C. Wu, Principe de comptabilité (kuai ji yuan li),
Maison d’édition financière et économique de Chine, 1979 (1962).
{62} L’équation actif = passif était de style classique (usage de fonds = source de fonds).
{63} M. Jezdimirovic, Teorija i tehnika knjigovodstva, Savremena administracija, Beograd, 1974.
{64} Voir à ce propos le livre de Catherine Samary, D’un communisme décolonial à la démocratie
des communs, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 2017.
{65} Par exemple, Kardlej, le grand théoricien de l’économie autogestionnaire, récuse toute
participation directe du capital privé dans les firmes socialistes yougoslaves de peur de la mainmise de
la propriété privée. Edvard Kardelj, Les Contradictions de la propriété sociale dans le système
socialiste, Anthropos, 1975.
{66} L’utilisation du terme capital pour régler les problèmes écologiques et humains peut scandaliser
tous ceux, y compris des comptables qui n’ont pas de formation historique, qui voient dans un capital
une chose à user et mésuser. Marx, en en faisant le symbole du capitalisme, a contribué à son tour à
justifier le rejet de ce terme honni. Mais nous pensons qu’il faut voir la réalité des choses : en
comptabilité traditionnelle, le capital est bien une dette, une chose à conserver et rembourser, pas un
actif. De plus, historiquement, bien avant le capitalisme, le capital, on l’a vu, est aussi une dette et une
chose fondamentale, importante. Il convient donc de tenir bon et d’utiliser ce concept historique
névralgique de capital malgré l’opposition de tous ceux qui ont été contaminés par Marx et la plupart
des économistes, et qui ne peuvent même pas supporter la prononciation de ce mot !
{67} Voir Michel Onfray, Grandeur du petit peuple, Paris, Albin Michel, 2020, p. 83-84.
{68} Dans cette vision englobante, le capital financier « prêté » à l’entreprise est lui-même une dette
de capital à rembourser. Comme pour Datini, il importe que le capital financier soit conservé.
Soulignons que depuis 1860, juridiquement, dans une société anonyme (SA), les actions sont des dettes
de la SA à rembourser aux investisseurs financiers et ne donnent aucun droit de propriété sur les actifs.
CARE maintient ces bons principes : dans une vision œcuménique, il rapproche tous les capitaux et les
traite tous comme des dettes à « rembourser ».
{69} Eric Neumayer, Weak versus Strong Sustainability. Exploring the limits of two opposing
paradigms, Edward Elgar, USA, 1999.
{70} Voir World Bank, Where is the Wealth of Nations ? Measuring the Capital for the 21st century,
2005, et Jacques Richard, Comptabilité et Développement durable, Economica, 2012.
{71} On verra plus loin ce que les payes en question deviennent dans le modèle CARE : elles ne sont
pas une rémunération mais un instrument de conservation.
{72} Bryan G. Norton, Towards unity among environmentalists, Oxford University Press, 1991.
{73} Les limites à respecter par les humains sont précisément celles qu’impose la conservation du
capital naturel : on ne scie pas la branche (ou mieux l’arbre de vie) sur laquelle (lequel) on repose.
{74} Cornelius Castoriadis, Science moderne et interrogations philosophiques, Encyclopaedia
Universalis, vol. 17.
{75} Sur ce concept de résilience, voir notamment Crawford Stanley Holling, « Resilience and
stability of ecological systems », Annual Review of Ecology and Systelatics, no 4, 1973, p. 1-23, ainsi
que Chris Johnson, « Identifying ecological thresholds for regulating human activity : effective
conservation or wishful thinking ? », Biological Conservation, no 168, 2013, p. 57-65.
{76} Ce concept de porte-parole ne doit pas être confondu avec celui des représentants de ces
capitaux qui devront notamment prendre des décisions de gestion à tous les niveaux de l’entreprise
(voir infra les principes d’un nouveau type de cogestion).
{87} Quand une société fait une augmentation de capital non encore libérée, une dette (budget) de
capital apparaît bien au passif du bilan.
{88} Jacques Richard, Comptabilité et Développement durable, op. cit.
{89} Au sens strict, la comptabilité CARE/TDL ne devrait donc pas s’appeler comptabilité en triple
capital mais comptabilité en multiples capitaux ou, à la rigueur, comptabilité en triple type de capital.
{90} La formation et l’enregistrement de ces amortissements sont illustrés dans l’annexe 1.
{91} Kapp, dès 1950, caractérise le système capitaliste comme un système économique qui ne paye
pas tous ses coûts. Voir William Kapp, Les Coûts sociaux de l’entreprise privée, Paris, Les Petits
matins/Institut Veblen, 2015, et la préface de Jacques Richard à cette nouvelle édition française.
{92} Elinor Ostrom, op. cit.
{93} Deutsches Privatrecht, vol. 1, Leipzig, Duncker und Humblot, 1895.
{94} L’entreprise en commun pourrait être définie comme celle qui a pour objet le maintien des trois
capitaux (naturel, humain et financier) et la satisfaction des besoins sociaux dans le cadre d’une gestion
qui associe systématiquement les investisseurs des trois capitaux aux décisions qu’elle prend. Voir pour
plus de détails Édouard Jourdain, Quelles normes comptables pour une société du commun ?, Paris,
Éditions Charles Léopold Mayer, 2012, et Swann Bommier et Cécile Renouard, L’Entreprise comme
commun. Au-delà de la RSE, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2018.
{95} Voir notamment sur ce point crucial Olivier Favereau et Baudoin Roger, Penser l’entreprise.
Nouvel horizon politique, Paris, Parole et Silence, 2015.
{96} Roland Perez, La Gouvernance de l’entreprise, Paris, La Découverte, 2003.
{97} La co-détermination allemande actuelle ne prévoit pas de modèle comptable spécifique : elle
reste « accrochée » au modèle comptable capitaliste traditionnel, ce qui est un gros problème. Par
ailleurs, elle ne prévoit pas de représentants du capital naturel ni de porte-parole. Enfin, elle n’accorde
une représentation des salariés que dans les conseils de surveillance (et non de direction) et, dans ce
cadre limité, donne la prépondérance aux représentants des investisseurs financiers par un droit de vote
double accordé au P.-D. G. de la firme nommé par les actionnaires.
{98} Voir notamment Edward Freeman, Strategic management. A stakeholder approach, New Delhi,
Cambridge University Press, 2010 (1984).
{99} Ces tribus, par exemple amazoniennes, devront faire partie des représentants des capitaux soit au
titre de propriétaires des terres exploitées par des firmes, soit au titre de riverains concernés par la
dégradation du capital naturel.
{100}Mariana Mazzucato, The Entrepreneurial State : debunking public vs. private sector myths,
Antheem Press, 2014.
{101} Nous soulignons que ce maintien de principe du capital financier n’est pas banal. Tout
propriétaire d’une maison sait combien la simple conservation de cette maison est coûteuse. Tout
détenteur d’argent connaît les risques de perte de son capital financier en cas d’inflation. CARE
reconnaît le principe de cette conservation, mais refuse le versement de tout intérêt systématique aux
apporteurs de capital financier. Ce n’est pas une chose exorbitante : c’est déjà réalisé de fait dans le
système capitaliste lorsque les taux d’intérêt sont très bas.
{102} The Economics of Welfare, Macmillan, 1920.
{103} L’actualisation, un outil de base des économistes néoclassiques, repose sur l’intégration dans le
raisonnement d’un taux de rentabilité financière minimal : l’idée est qu’une somme future vaut moins
qu’une somme disponible immédiatement puisque cette dernière peut, si elle est placée sur les marchés
financiers, rapporter de l’argent au taux d’intérêt imposé par les capitalistes.
{104} L’expérience prouve que les taux de rentabilité des firmes capitalistes dépendent du rapport de
force entre les capitalistes et les syndicats ouvriers. Ainsi, après la Deuxième Guerre mondiale, dans un
contexte de faiblesse des patronats européen et américain, le taux de rentabilité de ces firmes a été
notablement réduit jusque vers 1980 pour repartir ensuite à la hausse dans un contexte social
d’affaiblissement des syndicats.
{105} Voir David Pearce, « The Limits of Cost Benefit Analysis as a Guide to Environmental
Policy », Kyklos, no 29, janvier 1976, p. 97-112 ; Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « The
“Triple Depreciation Line” instead of the “Triple Bottom Line” : Towards a genuine integrated
reporting », Critical Perspectives on Accounting, no 33, 2015, p. 92-116 ; et surtout Alexandre
Rambaud, La Valeur d’existence en comptabilité, op. cit.
{106} Pour une analyse de ce texte remarquable, voir Bernard Christophe et Jacques Richard, « Deux
regards écologiques sur l’encyclique Laudato si’ », in Yves Levant et Stéphane Trébucq (coord.),
Théorie comptable et sciences économiques du xve au xxie siècle. Mélanges en l’honneur du
Professeur Jean-Guy Degos, L’Harmattan, 2018, p. 299-308.
{107} Les Coûts sociaux de l’entreprise privée, Paris, Les Petits matins, 2015.
{108} The Economics of Welfare, op. cit.
{109} Les firmes qui ont le plus de difficultés à restreindre leurs émissions de gaz à effet de serre
pourront acheter sur un marché spécifique les droits à pollutions excédentaires de celles qui
parviendront facilement à respecter les quotas d’émissions imposés.
{110} Les adversaires de cette solution diront qu’elle ne permet pas aux entreprises qui ont les
mesures les plus coûteuses d’acheter sur le marché les « services » de celles pour qui ces efforts sont les
moins coûteux. Mais c’est avec ce type de raisonnement statique que nous en sommes arrivés à la
situation actuelle car il n’incite pas ces firmes à changer de technologie. Il faut forcer les firmes à
respecter le capital naturel comme elles le font pour le capital financier.
{111} Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Seuil, 2016.
{112} Voir pour plus de détails Alexandre Rambaud et Jacques Richard, « The “Triple Depreciation
Line” instead of the “Triple Bottom Line” », art. cit.
{113}La juste valeur est pratiquement une évaluation en termes de prix du marché. Nous avons vu
que Datini se refusait, pour des raisons de prudence, à évaluer sa firme en valeur de revente. Son
obsession était de maintenir son capital financier. De la même façon, CARE cherche à déterminer les
coûts de maintien des écosystèmes. Ces derniers ont une trop grande valeur pour avoir un prix de vente
sur des marchés, comme le proposent généralement les économistes néo-classiques.
{118} Voir Jacques Richard, « The dangerous dynamics of modern capitalism », art. cit.
{119} Engels, par exemple, dans une de ses dernières œuvres, ne parle pas du tout d’une possibilité de
coopératives ouvrières mais met encore l’accent sur la nécessité de transformer les moyens de
production en propriété étatique. Friedrich Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique,
Éditions Sociales, 1948 (1880), p. 71.
{120} L’Économique et le Vivant, Paris, Payot, 1979. Voir aussi L’Illusion néo-libérale, Paris, Fayard,
2000.
{121} On peut considérer que le cadre conceptuel des IFRS qui figure en préambule de ce code
financier joue le rôle d’une telle constitution à l’échelle internationale (puisque validée par
pratiquement tous les États).
{122} La Constitution française garantit le droit au travail mais il s’agit plutôt d’un droit de travailler
si l’on trouve du travail. La conservation des êtres humains n’est nullement obligatoire alors que celle
du capital financier l’est, de même que le remboursement des dettes financières.
{123} Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, vol. 2, Paris, Fayard, 1987.