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Psychologie sociale de l’image

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article


L. 122-5, 2° et 3° a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement
réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective »
et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple
et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle
faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause
est illicite » (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

Couverture : Jean-Noël Moreira.


Relecture : Rose Mognard
Mise en page : Catherine Revil

© Presses universitaires de Grenoble, février 2016


15, rue de l’Abbé-Vincent – 38600 Fontaine
Tél. 04 76 29 43 09
pug@pug.fr / www.pug.fr

ISBN 978-2-7061-2554-6 (e-book PDF)

L’ouvrage papier est paru sous la référence ISBN 978-2-7061-2482-2


Pascal Moliner

Psychologie sociale de l’image

Presses universitaires de Grenoble


La collection « Psychologie en + », créée par Jean-Léon Beauvois
et Guy Tiberghien, est depuis 2006 dirigée par Pascal Pansu.

Les ouvrages de la collection sont tous soumis au principe de l’évaluation par les pairs.
Un comité éditorial est régulièrement constitué pour chaque ouvrage. Il est composé
d’un à trois experts compétents dans le champ et du directeur de collection qui jugent
du sérieux et de la pertinence des productions soumises au regard de la ligne éditoriale.
Cette étape est incontournable et les propositions d’ouvrages doivent sans exception
satisfaire ce principe.

DANS LA MÊME COLLECTION

P. Colé, S. Casalis, A. Belén Domínguez, J. Leybaert, M.-A. Schelstraete et


L. Sprenger-Charolles, Lecture et pathologies du langage oral, 2012
I. Milhabet, L’optimisme comparatif. Petits arrangements avec nos jugements sur
l’avenir, 2010
W. Doise, Discriminations sociales et droits universels. Itinéraires en psychologie
sociale, 2009
C. Darnon, F. Butera, G. Mugny, Des conflits pour apprendre, 2008
D. Martinot, Le Soi, les autres et la société, 2008
A. Tcherkassof, Les émotions et leurs expressions, 2008
J.-P. Deconchy, C. Dru, L’Autoritarisme, 2007
D. Brouillet, A. Syssau, Mémoire et oubli. Apports de la psychologie cognitive au
vieillissement, 2000
A.-M. de la Haye, La Catégorisation des personnes, 1998
M.-L. Rouquette, P. Rateau, Introduction à l’étude des représentations sociales, 1998
T. Bisson, Le M.M.P.I. Pratique et évolutions d’un test de personnalité, 1997
M. Boucart, La Reconnaissance d’objet, 1996
J. Swendsen, C. Blatier, Psychopathologie et modèles cognitivo-comportementaux :
les recherches récentes, 1996
R. Ghiglione, C. Kekenbosch, A. Landré, L’Analyse cognitivo-discursive, 1995
D. Martinot, Le Soi. Les approches psychosociales, 1995

Sous-collection « Psychologie sociale » coordonnée par Nicole Dubois

P. Moliner et C. Guimelli, Les représentations sociales. Fondements théoriques et


développements récents, 2015
D. Oberlé, La dynamique des groupes, 2015
Introduction

O n pourrait être tenté de commencer un ouvrage sur « la psycho-


logie sociale de l’image » par une longue dissertation où seraient
discutés les concepts de figuration, de représentation ou de symbo-
lisme. On s’attacherait alors à spécifier les relations entre l’image et
l’idée, entre la forme et le fond ou encore entre l’objet, le mot et
l’image de l’objet. On pourrait même s’intéresser à la manière dont
ces concepts et leurs relations ont été pensés par les philosophes tout
au long de l’histoire. Mais cet ouvrage n’est pas un ouvrage de philo-
sophie et encore moins un ouvrage d’érudition. Il tente modestement
de répondre à quelques questions simples : Existe-t-il un lien entre les
images qui circulent dans notre société à propos de certains objets et les
croyances que nous entretenons à propos de ces objets ? Dispose-t-on
d’éléments empiriques qui permettraient d’affirmer la réalité d’un tel
lien ? Dans quelle mesure ces croyances orientent-elles la conception,
la sélection, la diffusion et l’interprétation de ces images ?
Pour y répondre, il sera malgré tout nécessaire de préciser certains
concepts1, à commencer par celui « d’image ». On verra en effet qu’il
s’agit d’un concept ambigu. Mais que le lecteur se rassure, les images
dont il sera ici question sont des images familières que nous pouvons
tous contempler sur nos écrans, sur les affiches qui tapissent les murs
de nos villes ou dans les livres ou les journaux que nous lisons. On
peut les définir comme des combinaisons de lignes et de couleurs
qui reproduisent les objets et les situations de notre environnement

1. Le lecteur peu familier des concepts de la psychologie sociale pourra se reporter au


mini-glossaire à la fin de cet ouvrage.

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PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

quotidien, celui de la société dans laquelle nous vivons. Ce sont les


images de notre environnement social. La plupart du temps, ces
images nous paraissent évidentes car elles se présentent comme des
reflets de la réalité. Pourtant elles ont été conçues ou sélectionnées
par des individus qui ont, à propos de cette réalité, des opinions, des
points de vue ou des croyances. Se pourrait-il alors que ces construc-
tions mentales affectent les processus de production de ces images ? Par
ailleurs, en tant que spectateurs, nous avons nous aussi des opinions
ou des croyances sur le monde et l’on peut s’interroger sur leur rôle
dans les processus d’interprétation des images qui s’offrent à nous. En
bref, le présent ouvrage pose une simple question : ces images nous
montrent-elles le monde tel qu’il est ou tel que nous croyons qu’il est ?
Le « sens commun » nous suggère qu’un bon exemple vaut mieux que
mille explications. En tant qu’enseignant et chercheur en psychologie
sociale, je suis toujours embarrassé par l’évocation de ce fameux sens
commun parce que je sais qu’il induit des modes de raisonnement qui
regorgent d’approximations et de biais. Mais je sais aussi que, dans
une certaine mesure, il façonne le monde dans lequel nous vivons et
c’est en cela qu’il nous est finalement très utile. Alors, avant d’aller
plus loin dans cet ouvrage, permettez-moi de vous suggérer de faire
une petite expérience.
Prenez donc votre navigateur internet favori et tapez dans la barre de
recherche le mot suivant : infirmière. Demandez aussi à votre navi-
gateur d’afficher les images relatives à cette requête. Contentez-vous
alors d’examiner les deux ou trois premières pages qui s’afficheront
mais prenez bien soin de noter le type d’images que vous y rencon-
trerez. Dans un second temps, faites la même chose pour la requête :
infirmier. Quand vous aurez terminé, nous reprendrons le cours de
cet ouvrage…
N’êtes-vous pas étonné ? Voilà donc une même profession exercée par
les deux sexes et qui, manifestement ne suscite pas du tout la même
iconographie selon le sexe dont il est question. Dans un cas, vous
l’aurez constaté sans difficulté, on rencontre une profusion d’images
sexuellement connotées, référées à l’idée de « bombe sexuelle » tandis

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Introduction

que dans l’autre, cette connotation est minoritaire. Évidemment me


direz-vous, on est ici en présence d’un « cliché », voire d’un fantasme.
Mais répétez donc notre petite expérience à partir des requêtes chef
d’entreprise et instituteur. Vous constaterez alors une différence surpre-
nante dans l’iconographie que vous renverra votre moteur de recherche.
Dans un cas, vous obtiendrez près de 90 % des réponses présentant des
personnes parfaitement identifiables, souvent photographiées en gros
plan ou « plan américain », dans l’autre, vous recueillerez au mieux des
photos de groupe et au pire des dessins ne référant à aucune personne
en particulier.
En cherchant des explications au phénomène, on pense immédiate-
ment à la diversité des sources de l’Internet. Se pourrait-il par exemple
que les sites qui illustrent leurs contenus sur les infirmières ne soient
pas les mêmes que ceux qui traitent des infirmiers ? C’est possible, mais
une question reste posée. Pourquoi certains diffuseurs d’images sur la
toile ont-ils choisi de montrer les infirmières de façon si connotée ? Et
pourquoi reconnaissons-nous si facilement cette connotation ?
Avec ces questions, on en arrive au second concept qu’il conviendra
de préciser. Quels sont exactement ces « objets » de l’environnement
social ? En quoi sont-ils des « objets sociaux » ? La réponse est à la fois
simple et complexe. Un de mes collègues désormais retraité répondait
à cette question de façon lapidaire. Un objet social est un objet autour
duquel s’organise une interaction entre nous et les autres. La réponse
reste malgré tout complexe parce qu’il arrive parfois que d’autres
ou nous-même soyons aussi l’objet de cette interaction. C’est par
exemple le cas lorsque, rencontrant un ami, nous discutons avec lui
de la manière dont sont traités les Roms en France. Dans une telle
conversation, nous disons des choses sur les Roms, mais nous disons
aussi des choses sur les Français, donc sur nous-même. Pour sortir de
cette imprécision, il semble que l’on puisse avancer qu’un objet est
social lorsqu’il a quelque chose à voir avec notre identité ou celle de nos
interlocuteurs. Si lors d’un voyage en train, la personne qui est assise
à vos côtés vous explique longuement qu’elle préfère les tabourets aux
chaises, vous ne pourrez probablement pas en déduire grand-chose

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PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

sur qui elle est. Il en ira tout autrement si elle vous explique tout aussi
longuement qu’elle préfère les « Français » aux « Arabes ». Toutefois, si
vous êtes menuisier, il se peut que votre conversation sur les chaises
et les tabourets vous apprenne quelque chose sur votre interlocuteur.
Dans cette perspective, même un roman ou une œuvre d’art peuvent
devenir des objets sociaux, pour peu que leur propos ou leur significa-
tion entre en résonance avec les préoccupations d’un ou de plusieurs
groupes sociaux2.
Ce dernier exemple nous conduit à un des éléments essentiels de cet
ouvrage. Il suggère en effet que les interprétations que nous pouvons
faire de notre environnement sont dépendantes de nos interac-
tions à autrui et des contextes dans lesquelles elles se déroulent. Ces
contextes se déclinent de différentes façons. Il peut s’agir d’un sujet
de conversation ou d’une activité professionnelle. Il peut s’agir aussi
de contraintes liées aux situations dans lesquelles nous nous trouvons
ou de la position sociale de nos interlocuteurs, etc. C’est au travers de
ces systèmes complexes d’interactions que nous intégrons ou construi-
sons nos visions du monde, de nous-même et des autres. La psycho-
logie sociale est la science de ces interactions, de leurs conséquences
sur nos comportements et sur nos croyances. Mais jusqu’à présent,
cette science ne s’est jamais vraiment intéressée au rôle que jouent
ces croyances lorsque nous interprétons une image ou lorsque, par le
moyen du dessin ou de la photographie, nous produisons des images
du monde qui nous entoure. Cet ouvrage est probablement le premier
à aborder cette question. Il tente de dresser un état des lieux de ce
que nous savons à son propos et dans le même temps, il ambitionne
de jeter les bases d’un nouveau champ de recherche que l’on pourrait
appeler la psychologie sociale de l’image.
Il y a peu, je discutais avec une jeune diplômée de psychologie sociale.
Elle m’expliquait alors qu’en découvrant cette discipline, elle avait
eu l’impression qu’il s’agissait de « la science des vérités vraies ».

2. On peut par exemple penser au récent roman de Michel Houellebecq, Soumission (2015).

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Introduction

Elle voulait signifier par-là que bien souvent, les résultats issus de
cette discipline ne venaient que confirmer le sens commun. C’était
évidemment peu flatteur, mais ce n’était pas complètement inexact.
Par bien des aspects, la psychologie sociale est effectivement la science
du sens commun. Elle nous explique comment se construisent nos
croyances sur le monde qui nous entoure, comment nous les utili-
sons et comment elles orientent parfois nos conduites. Nous allons
maintenant essayer de comprendre comment elles orientent aussi la
production et l’interprétation des images de notre société.
Chapitre 1

Les images

O n ne saurait qu’être d’accord avec Mitchell (2005), l’initiateur des


visual studies, pour penser que le mot image désigne une grande
variété de phénomènes. Pour introduire cette variété, Mitchell suggère
une distinction entre deux termes de la langue anglaise : picture et
image. Pour résumer cette distinction, on pourrait dire que les pictures
sont des représentations iconographiques et qu’elles ne sont qu’une
forme particulière d’images. On pourrait aussi avancer que les pictures,
dont on verra qu’elles peuvent prendre des formes diverses, sont des
objets concrets offerts à notre perception. Et ajouter enfin que ces
objets existent en tant que tels, indépendamment de notre activité
perceptive. C’est évidemment à ces objets que s’intéresse le présent
ouvrage. Mais avant d’en préciser leurs fonctions et leur utilisation
dans le champ des sciences humaines et sociales, il convient d’inven-
torier la diversité phénoménologique de l’image.

Typologie des images

Selon Mitchell (1986), il existe au moins cinq familles d’images


(cf. tableau 1). Les images graphiques reposent sur des supports
concrets que nous pouvons regarder. Les images optiques reposent sur
des dispositifs techniques (miroir plat ou déformant, projection ciné-
matographique, etc.). Les images perceptuelles résultent des informa-
tions que nous transmet notre appareil visuel. Les images mentales et
verbales résultent d’une activité cognitive. À cette typologie, ajoutons

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PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

que les images graphiques et optiques sont des objets présents dans
l’environnement extérieur du sujet. Au contraire, les images percep-
tuelles, mentales et verbales appartiennent à l’univers intérieur du
sujet. Évidemment, notre appréhension et notre compréhension des
images graphiques et optiques sont étroitement liées à nos activités
perceptives et cognitives. À l’inverse, les images présentes dans notre
univers cognitif ne sont pas directement reliées à la présence d’objets
graphiques ou optiques dans notre environnement. C’est notamment
le cas des images mentales et verbales qui nous permettent justement
d’évoquer des objets absents et non directement perceptibles. Et même
si les images perceptuelles correspondent à des objets présents autour
de nous, elles résultent d’un travail cognitif de sélection et de trai-
tement des données sensorielles qui font d’elles autre chose que de
simples reflets de la réalité. Dès les années 1950, les théoriciens du
new look (Bruner, 1958), l’avaient compris et les illusions d’optique
en sont une démonstration saisissante.

Tableau 1. Typologie des images d’après Mitchell (1986).

Images

Présentes dans l’environnement Présentes dans l’univers cognitif


Graphiques Optiques Perceptuelles Mentales Verbales
Peintures, statues, dessins, Miroir, Données Rêves, Métaphores,
photographies projections sensorielles souvenirs descriptions

Enfin, on doit remarquer que dans cette typologie, les images percep-
tuelles et mentales ne peuvent être formées que par le sujet lui-même.
Au contraire, les images graphiques, optiques et verbales peuvent être
produites par d’autres personnes que celui qui les reçoit. Ce point
paraît particulièrement important car il permet de comprendre que
ces images peuvent se situer dans un rapport de communication.
En complément de la proposition de Mitchell, il semble que la typo-
logie proposée par Darras (1998), apporte des précisions intéressantes.
Cet auteur suggère en effet de catégoriser les images (graphiques ou

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Les images

optiques) en fonction de la plus ou moins grande analogie qu’elles


entretiennent avec leurs objets.
Darras distingue alors quatre types d’images :
– Les similis sont des images qui entretiennent le plus fort rapport
d’analogie avec leur objet. Le simili se donne comme une repré-
sentation réaliste de l’objet. La photographie est ainsi la forme la
plus aboutie du simili.
– Les schémas sont des images qui reprennent un ou plusieurs carac-
tères figuratifs de l’objet. Elles évoquent l’objet à partir de certaines
de ses parties sans qu’il soit nécessaire de figurer l’ensemble des
détails qui le caractérise.
– Les iconotypes sont des schémas typiques de l’objet. Ils résultent de
l’usage répété et reconnu d’un schéma donné.
– Enfin, les pictogrammes sont des iconotypes « validés par une
communauté d’usager » (Darras, 1998, p. 92). Ils reprennent de
façon stable certains des caractères figuratifs de l’objet et ils sont
reconnus par-delà les spécificités sociologiques ou culturelles des
individus.

Figure 1. Du simili au pictogramme, d’après Darras (1998).

On doit ici rajouter que les objets représentés par le schéma, l’ico-
notype ou le pictogramme n’appartiennent pas nécessairement au
monde physique visuellement perceptible. Il en va ainsi par exemple
de la représentation graphique d’un processus (i. e. les étapes de
la transformation d’un produit), d’un système de relations (i. e.
un organigramme) ou d’un phénomène (i. e. évolution d’une courbe

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PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

de ventes). Dans tous ces cas, le schéma reste la seule possibilité de


produire une image de l’objet puisqu’il paraît difficile d’en produire
une image analogique (un simili selon la terminologie de Darras).
Ajoutons au propos de Darras que certaines images n’entretiennent
aucun rapport d’analogie avec leur objet. Il s’agit alors d’images
symboliques qui montrent une chose et en signifient une autre. Au
contraire du pictogramme, dont le rapport à l’objet se fonde sur
la reconnaissance consensuelle de certains traits figuratifs, l’image
symbolique puise son sens dans un système de correspondances qui
dépasse largement le cadre de la figuration.
À ce stade, il devient possible de qualifier les images dont il sera ques-
tion dans cet ouvrage. Il s’agit en premier lieu d’images graphiques ou
optiques pouvant revêtir la forme de similis, de schémas, d’iconotypes
ou de pictogrammes. Ces éléments de qualification recouvrent donc
les dessins, les schémas, les photographies et les films.
Il s’agit par ailleurs d’images situées dans un rapport de communica-
tion. C’est-à-dire d’images produites ou sélectionnées par des indivi-
dus différents de ceux auxquelles elles sont destinées.

Sémiotique et rhétorique de l’image

La sémiotique est la science des signes. Elle s’intéresse aux liens unis-
sant des formes à des significations ainsi qu’à l’utilisation de ces signes
dans la communication. La rhétorique est la science du discours. Elle
s’intéresse à ses contenus et à sa structure ainsi qu’à la manière dont ces
aspects contribuent à l’efficacité persuasive de l’argumentation. Bien
que la notion de « signe iconique » soit relativement ancienne (Peirce,
1931-1935), c’est probablement Barthes (1964) qui sera le premier
à envisager l’image comme un discours composé de signes. Depuis
lors, de nombreux travaux ont été consacrés à cette problématique.
Parmi ceux-ci on peut citer ceux d’Eco (1970) ou les productions du
« Groupe µ » (Groupe Mu, 1992). Mon intention n’est pas ici de faire
une présentation, même brève, des propositions de ces auteurs. Je ne

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Les images

suis d’ailleurs par certain que je pourrais y parvenir. Mais je souhaite-


rais plutôt attirer l’attention sur quelques points qui, me semble-t-il,
les rassemblent.
Le premier réside dans l’idée qu’une image, envisagée comme un agen-
cement particulier de signes iconiques (forme/signification) et parfois
verbaux (texte), est porteuse d’un message, voire d’un discours. En
d’autres termes que, de la combinaison des signes se dégage un sens
plus ou moins précis que l’on pourrait assigner à l’image.
Le second tient aux explications proposées pour rendre compte de la
manière dont le spectateur peut accéder au sens de l’image. Lorsque
Barthes évoque l’idée d’un « message iconique codé », il décrit des
signes qui, pour être interprétés, nécessitent la mobilisation de savoirs
« culturels ». Lorsqu’Eco évoque la notion de « code », il suppose l’exis-
tence d’une connaissance préalable à la rencontre du spectateur et de
l’image. Par ailleurs, en se référant à Gombrich (1960), il indique
que ces codes sont tout autant utilisés par le producteur de l’image
(i. e. le peintre), que le spectateur et il précise la possibilité que ces
codes soient historiquement déterminés. Enfin lorsque les tenants du
« Groupe µ » proposent une nouvelle conceptualisation de la notion
de « signe », ils introduisent les notions de « référent » et de « type » en
précisant : « le référent du signe iconique chat est un objet particulier,
dont je puis avoir l’expérience, visuelle ou autre, mais il n’est référent
qu’en tant que cet objet peut être associé à une catégorie permanente :
l’être-chat » (op. cit., p. 36). C’est à cette catégorie permanente que
correspond le « type », défini comme une classe conceptuelle. Une
nouvelle fois, on invoque ici l’existence de savoirs préalables néces-
saires à la compréhension du signe iconique.
À mes yeux, cette convergence est remarquable parce qu’elle indique
que toute image située dans un rapport de communication appelle,
pour sa compréhension, un système de décodage reposant sur des
savoirs préalables. Mais, avec Eco, on peut également avancer que la
production d’une image repose elle aussi sur la mobilisation de savoirs
préalables qui permettent de garantir sa compréhension ultérieure.

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PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Figure 2. Encodage et décodage de l’image


en fonction des savoirs préalables.

SAVOIRS
PRÉALABLES

Producteur-diffuseur Spectateur-récepteur
encodage – sélection décodage

IMAGE

Sans vouloir atteindre la finesse d’analyse des spécialistes de la sémio-


logie, je peux à présent poser la première pierre de ma thèse par le
biais d’un schéma simple qui résumera momentanément mon propos
(cf. figure 2). Selon ce schéma, on suppose que le producteur-diffuseur
d’une image va s’inspirer de savoirs préalables qui vont lui permettre
de réaliser des opérations d’encodage (élaboration de l’image) ou de
sélection qui lui garantiront les meilleures chances d’être compris par
le spectateur. On suppose par ailleurs que le spectateur-récepteur de
l’image va lui aussi s’inspirer de savoirs préalables pour décoder l’image
et lui attribuer une signification. Nous verrons plus loin dans cet
ouvrage que les savoirs préalables dont il est ici question ne concernent
pas seulement des conventions iconographiques ou des classes d’ob-
jets. Dans certains cas, ils renvoient aussi à des croyances ou à des
opinions relatives à notre environnement social.

16
Les images

Fonctions des images

Dans un précédent ouvrage (Moliner, 1996), je m’étais penché


sur certaines des propriétés que l’on peut attribuer aux images.
Je distinguais alors trois aspects. La capacité de figuration de l’image lui
permet de se substituer à l’objet, elle prend sa place lorsque ce dernier
est absent ou inaccessible. La capacité d’émotion de l’image repose sur
ses facultés de figuration. À sa vue, nous pouvons éprouver l’émotion
suscitée par l’objet qu’elle représente. Enfin la polysémie de l’image
s’explique par le travail de décodage qu’implique sa compréhension.
Selon les individus et selon les contextes, ce travail cognitif n’aboutit
pas toujours aux mêmes résultats. Je ne retirerai rien à ce que j’avançais
voilà près de vingt ans, mais je voudrais à présent davantage insister sur
les fonctions de l’image située dans un rapport de communication. Je
crois en effet que l’on peut ramener ces fonctions au nombre de trois :
montrer, suggérer et entraîner. Pour la clarté du propos je les présenterai
séparément, bien qu’il faille probablement admettre que, dans nombre
de cas, elles sont sans doute étroitement imbriquées.

Montrer : de l’illustration à la démonstration


Il pourrait paraître assez trivial de dire que la première fonction de
l’image est de montrer son objet. Toutefois, l’objet de l’image n’est
pas toujours celui que l’on croit. Certes, par les photographies qu’il
ramène du terrain, le journaliste donne à voir la situation dont il a
été le témoin. Mais par les tableaux qu’il exécute, le peintre donne
autant à voir son motif que sa propre sensibilité et par le film qu’il
réalise, le cinéaste peut vouloir donner à voir sa propre vision du
monde. Ainsi donc, à travers ces quelques exemples, on comprend que
derrière la trivialité évoquée plus haut se cachent plusieurs difficultés.
Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. En effet, qu’elle soit fiction-
nelle ou informative, il est bien rare que l’image ne soit pas accom-
pagnée d’un propos, aussi lacunaire soit-il, qui précise son sens ou
son contexte. Il peut s’agir d’un titre dans le cas d’un tableau, d’un
article de plusieurs centaines de mots dans le cas d’une photographie

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PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

de presse ou bien de la trame d’un scénario dans le cas d’un film. Se


pose alors la question du rapport de l’image au propos ou, comme
le diraient didacticiens et linguistes, du rapport du texte au paratexte
(Peraya, 1995). Or, derrière cette question, on rencontre celle de l’in-
tentionnalité. Dès lors, l’intentionnalité de l’image peut s’apprécier sur
une échelle allant de la simple illustration jusqu’à la démonstration.
Au degré le plus bas de cette échelle, celui de l’illustration, l’image
est au mieux un enjoliveur, au pire un distracteur. Au degré le plus
élevé, celui de la démonstration, l’image est une preuve. À des degrés
intermédiaires, l’intentionnalité de l’image pourra par exemple corres-
pondre à des objectifs didactiques (expliquer, informer, etc.). Mais
aussi à des objectifs de témoignage.

Suggérer : de l’évocation à l’influence


Songeons à cette situation, malheureusement trop fréquente, d’un
responsable politique de premier plan impliqué dans une « affaire ».
Imaginons alors un article de presse, parfaitement factuel, exposant par
exemple la chronologie des faits, depuis les premiers soupçons jusqu’à
l’ouverture d’une information judiciaire. Imaginons enfin la photogra-
phie qui vient illustrer l’article. Cette photographie pourrait être celle
du responsable politique en question, montrant un visage à l’expres-
sion relativement neutre ou au contraire extrêmement préoccupée ou
encore plutôt enjouée. On retrouve ici la question de l’intentionna-
lité de l’image. Dans le premier cas, en congruence avec la tonalité
factuelle de l’article, elle n’est qu’une évocation du personnage. Elle
participe de la contextualisation de l’information. Dans les autres cas,
elle est un facteur d’influence qui suggère au lecteur une voie d’inter-
prétation de l’information contenue dans l’article.

Entraîner : de l’émotion à l’action


Ainsi que je l’évoquais au début de cette section, les images sont des
vecteurs d’émotions. Or, selon la perspective évolutionniste initiée
par Darwin (1872), on considère que les émotions jouent un rôle
adaptatif. Ainsi par exemple, la peur ressentie en présence d’un danger

18
Les images

conduit l’individu à la fuite, ce qui finalement lui évite l’exposition au


danger en question et à ses conséquences. Plus récemment, les théo-
riciens de l’émotion (voir Nugier, 2009 ; Tcherkassof et Frijda, 2014)
considèrent aujourd’hui que l’expérience émotionnelle s’accompagne
d’un état de préparation à l’action (tendances à l’action qui ne se réalise
pas forcément), mais aussi parfois de réactions comportementales
effectives. En d’autres termes, si l’image est un vecteur d’émotion, elle
est susceptible d’entraîner l’action.
Ajoutons ici que, même s’il reste encore aujourd’hui mal expliqué,
le phénomène de contagion émotionnelle n’en est pas moins attesté.
Selon certains, il reposerait sur un processus conscient d’empathie,
permettant à chacun d’éprouver les émotions de l’autre. Mais pour
d’autres, il reposerait plutôt sur un processus non conscient d’imita-
tion, motivé notamment par un souci de conformité (Hatfield et al.,
1994). Quoi qu’il en soit, les effets de contagion émotionnelle peuvent
aussi trouver leur source dans le phénomène de « partage social des
émotions » (Rimé, 2005). Lorsqu’un individu fait l’expérience d’un
épisode émotionnel, il entre dans un état de « rémanence » qui peut
durer de plusieurs heures à plusieurs semaines selon l’intensité de
l’émotion ressentie (Rimé, 1989). Cet état a des conséquences cogni-
tives (ruminations, pensées intrusives, etc.), émotionnelles (réactiva-
tion de l’émotion à chaque évocation de l’épisode), et sociales (besoin
de parler de l’épisode émotionnel). Le partage social des émotions
résulte donc des conséquences sociales de l’état de rémanence. Il s’ob-
serve dans 80 % à 95 % des cas et concours à la diffusion de l’émotion
de proche en proche (Christophe et Rimé, 1997).
Au regard des liens entre émotion et comportement et au regard des
phénomènes de contagion, on ne peut que s’interroger sur l’impact
que peuvent avoir des images à forte intensité émotionnelle lorsque
ces dernières circulent dans les canaux de la communication de masse3.

3. On se souviendra ici de la photo de la petite Kim Phuc au Vietnam, dont on dit qu’elle a
déclenché un mouvement d’opinion conduisant à la fin de la guerre en 1973. Plus récem-
ment, on peut songer à la photo du petit Aylan, retrouvé noyé sur une plage de Turquie.

19
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Diffusion, propagation et propagande

Puisque j’ai choisi de m’intéresser aux images situées dans des rapports
de communication, il nous faut à présent examiner les formes que
ces rapports peuvent revêtir lorsqu’ils impliquent des sources et des
audiences. Dans ces situations de communication collective, la source
peut être un organe de presse (un journal, une chaîne de télévision, un
site internet), tandis que l’audience sera composée de l’ensemble des
individus touchés par cette source. Les travaux de Moscovici (1961,
1976) vont ici nous être d’une grande utilité. Cet auteur distingue en
effet trois grands systèmes de relations source/audience : la diffusion,
la propagation et la propagande.

La diffusion
Dans ce premier système, les sources ont pour objectif principal d’at-
teindre les audiences les plus vastes possible. Ce souci peut reposer
sur des motivations diverses. Il peut s’agir de servir l’intérêt général
(service public d’information), mais tout aussi bien de servir un intérêt
économique propre à la source (vendre un maximum de journaux,
attirer des annonceurs). Ces motivations ne sont évidemment pas
exclusives. L’objectif d’une audience la plus vaste possible a des consé-
quences sur le positionnement de la source ainsi que sur la forme de
ses messages.
Du point de vue du positionnement, une source qui pratique la diffu-
sion va constamment tenter d’entretenir une posture de neutralité. Il
s’agira donc de ne jamais prendre parti dans un débat et de faire état,
à parts égales, d’éventuels points de vue contradictoires. Il s’agira aussi
d’éviter de laisser penser que l’on s’adresse à un sous-groupe particulier,
que cette particularité soit fondée sur des critères socio-économiques,
culturels ou idéologiques. Enfin, la source tentera d’entretenir une
relation de proximité, voire de similitude avec son audience. Elle ne
revendiquera pas d’autres distinctions que sa capacité à accéder à une
information que l’audience ne pourrait obtenir directement. Dans
la diffusion, la source se positionne donc comme un intermédiaire

20
Les images

neutre, capable de transmettre un contenu à un grand nombre de


personnes relativement indifférenciées.
Du point de vue de la forme des messages ou si l’on préfère, de leur
style, la diffusion va se caractériser par une volonté de rendre ses conte-
nus à la fois attrayants et simples. Il s’agit bien d’attirer l’audience la
plus vaste possible, tout en étant compris par tous. Par exemple, à
propos d’une innovation technique ou d’une découverte médicale,
on adoptera un ton très pédagogique et on insistera sur ses applica-
tions les plus spectaculaires qui pourraient venir modifier notre vie
quotidienne.

La propagation
Dans la propagation, les sources revendiquent une orientation idéo-
logique. Elles consentent donc à des audiences de moindre ampleur
que celles de la diffusion. De fait, elles visent un public composé
d’individus qui partagent les orientations qu’elles revendiquent. Leur
objectif principal est alors de délivrer un contenu en respectant les
principes et les valeurs dictés par l’orientation idéologique revendi-
quée. Le positionnement de la source est donc clair. Elle ne se prétend
pas neutre et son audience le sait. Ainsi, par exemple, les lecteurs d’un
quotidien clairement identifié de « droite » ou de « gauche » viennent
chercher (en le lisant), un point de vue de « droite » ou un point de vue
de « gauche », et ils le font en toute connaissance de cause.
Du point de vue de la forme des messages, la propagation se caractérise
par le rappel régulier des principes et des valeurs issus de l’orientation
idéologique revendiquée. Elle se caractérise aussi par les sélections
qu’elle opère dans ses contenus puisque généralement, elle passera
sous silence des contenus susceptibles de contredire ou de mettre en
question les principes et les valeurs qu’elle partage avec son audience.
Par exemple, un journal favorable à tel ou tel parti politique omettra
de parler des éventuels ennuis judiciaires du responsable de ce parti,
ou bien tentera de les minimiser, etc.

21
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

La propagande
Dans la propagande, les sources revendiquent aussi une orientation
idéologique et leurs audiences la partagent, mais leurs objectifs sont
différents de ceux de la propagation. La propagande vise en premier
lieu un renforcement de la cohésion de son audience. Il s’agit d’exalter
un sentiment d’appartenance chez les individus qui la composent. Elle
tente en second lieu de susciter l’action. En d’autres termes, elle vise
l’engagement des individus dans des actes.
Du point de vue du positionnement de la source, ces objectifs
l’obligent à adopter une posture d’autorité.
Du point de vue de la forme des messages, la propagande se caractérise
d’abord par son style conflictuel. Il s’agit de dénoncer, de désigner à
la vindicte publique, de combattre. Ce style se comprend au regard
du premier objectif de la propagande. L’une des meilleures façons
de renforcer la cohésion d’un groupe est en effet de lui désigner un
ennemi. Mais la propagande se caractérise aussi par les transformations
qu’elle opère sur ses contenus. Ce travail de reformatage se comprend
au regard du second objectif. Puisqu’il s’agit de susciter l’action, il
convient de donner du monde une image qui rendra cette action légi-
time. Par exemple, si l’on souhaite encourager le vote en faveur d’un
candidat prônant une politique ultra-sécuritaire, on insistera sur les
taux de criminalité en prenant quelques libertés avec les statistiques.
À l’origine, Moscovici s’intéressait à la presse, et sa proposition
concernait surtout les relations entre des sources médiatiques et leurs
audiences. On peut toutefois étendre la description des trois systèmes
évoqués plus haut moyennant quelques aménagements. Ils consistent
à prendre en considération deux variables invoquées par l’auteur :
– Les principes, valeurs ou idéologie revendiqués par la source. On
distinguera donc des sources qui affichent ces principes, valeurs ou
idéologie et des sources qui ne les affichent pas. Tout en admettant,
dans le second cas, que l’absence d’affichage ne signifie pas forcé-
ment que la source n’adhère pas à certains de ces éléments.

22
Les images

– Le ciblage de l’audience, c’est-à-dire la volonté de la source de


s’adresser à une audience spécifique. On distinguera donc des
sources qui s’adressent à une audience non ciblée et des sources
qui s’adressent à une audience spécifique.

Ainsi qu’on peut le voir dans le tableau 2, la prise en compte de ces


deux variables et leur croisement permet alors d’envisager une assez
grande diversité de formes de communication collective. Dans ce
tableau, on a conservé les termes initialement proposés par Moscovici
en les réservant à des sources médiatiques, c’est-à-dire à des sources
clairement identifiées comme journalistiques.

Tableau 2. Les différentes formes de communication collective.

Principes, valeurs, idéologie

Non Oui

Diffusion, publicité, Communication institutionnelle,


Ciblage

Non
fiction publicité politique, fiction
Oui Information, publicité Propagation, propagande

Lorsque la source ne revendique aucun principe, valeur ou idéologie


particulière, et qu’elle s’adresse à une audience non ciblée (cadran du
haut à gauche), on trouve la diffusion telle qu’évoquée précédemment,
mais aussi la publicité quand elle concerne des biens ou des services
destinés à un large public. On trouve aussi dans cette catégorie des
œuvres de fiction telles que la bande dessinée ou le film.
Si au contraire, la source revendique des principes, des valeurs ou une
idéologie, tout en visant une audience indéterminée (cadran du haut
à droite), on trouve la communication institutionnelle (une entreprise
ou une marque qui communique sur ses valeurs), ainsi que la publicité
politique et certaines œuvres de fiction. En effet, la publicité politique
correspond à des messages clairement associés à une source reven-
diquant des principes ou des valeurs (i. e. un parti politique), mais

23
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

destinés à des audiences qui ne les partagent pas. Quant à la fiction, il


peut arriver qu’elle soit sous-tendue par une orientation idéologique
ou une revendication clairement exprimée par ceux qui la produisent
(œuvre militante).
Dans le cadran du bas à gauche, une source qui ne revendique ni
principes, ni valeurs, ni idéologie, s’adresse à une audience ciblée. On
rencontre là une première forme de communication collective que l’on
pourrait qualifier d’Information. En effet, il s’agit ici de transmettre un
contenu à un public donné, et ce cas de figure recouvre par exemple
le rapport d’activité d’une entreprise, destiné à ses actionnaires. On
trouve aussi dans ce cadran certaines formes de publicité destinées à
un public spécifique.
Enfin, dans le dernier cadran, on rencontre les deux formes évoquées
par Moscovici ; propagande et propagation.

Les images dans les sciences humaines et sociales

On pourrait consacrer un ouvrage entier à l’exposé des différentes


façons dont les images ont été étudiées ou utilisées dans les sciences
humaines et sociales. Dans le cadre présent, mon intention n’est donc
pas de faire un point exhaustif sur l’état de l’art à propos de cette
question. Il me semble néanmoins nécessaire de l’aborder à partir de
trois disciplines qui, on va le voir, ont développé la même « hypothèse »
et se trouvent pareillement confrontées à une faille méthodologique.
En histoire, à la fin des années 1970, on commence à voir des cher-
cheurs qui étendent leurs investigations aux matériaux iconogra-
phiques, jusque-là abandonnés aux historiens de l’Art (Vovelle, 1979).
Dans les années 1990, ces matériaux vont être considérés comme
autant de sources documentaires dignes d’intérêt (Marin, 1993), en
partant du principe que « l’image ne représente pas le réel, mais donne
un point de vue… fondé sur le choix conscient ou non de son auteur,
lui-même surdéterminé par son époque » (Duprat, 1997, p. 109). Le
projet consiste alors à identifier les normes, les valeurs et les croyances

24
Les images

d’une société, à une époque donnée, au travers de l’iconographie


produite par cette société.
En sociologie, Bourdieu (1968) a longuement disserté sur l’idée d’un
code commun au producteur et au spectateur d’une œuvre, permet-
tant au premier d’élaborer une représentation iconographique accep-
table et compréhensible par le second. Un peu plus tard, le courant de
la sociologie visuelle (Becker, 1974), va conférer à l’image deux statuts
ou utilités. C’est un moyen de recueillir et d’enregistrer l’information.
Mais c’est aussi un moyen d’analyser la culture ou les relations sociales
d’un groupe donné (Grady, 2001 ; Harper, 2000).
En anthropologie, l’usage de matériaux iconographiques est pratique-
ment contemporain de l’invention de la photographie elle-même. On
y considère d’abord l’image comme un support documentaire préten-
dument plus objectif que les descriptions écrites. L’ouvrage de Bate-
son et Mead (1942) à propos de la société balinaise est généralement
considéré comme le texte fondateur de « l’anthropologie visuelle ».
Les auteurs y présentent une méthodologie de recueil de données
où la photographie occupe une place centrale. Mais la pratique du
film ethnographique se développe aussi, permettant au chercheur
d’enregistrer une masse importante d’informations sur les lieux, les
pratiques, les rituels qu’il étudie. Le français Jean Rouch est l’un des
principaux contributeurs de ce développement. En franchissant un
pas supplémentaire, Worth et Adair (1972) confient une caméra à des
indiens Navaro dans le but d’explorer leurs conceptions du monde.
À côté de ce courant et bien plus récemment, s’est aussi développé
celui de « l’anthropologie de l’art », né de l’intérêt porté aux produc-
tions des sociétés dites primitives. Ici va peu à peu s’affirmer l’idée que
la production esthétique reflète, dans une certaine mesure, les concep-
tions du monde de ses auteurs. Bien qu’il ne le situerait peut-être
pas lui-même dans ce courant, le travail de Descola (2005), apparaît
comme un des aboutissements les plus remarquables de cette idée. En
effet, il avance qu’à quatre grands systèmes de croyances sur l’essence
des êtres et des choses, qu’il appelle des « ontologies », correspondent
des types particuliers de figuration de l’homme et de la nature.

25
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

– L’animisme est une ontologie qui repose sur la généralisation


de l’attribution d’une « intériorité » de type humain (une âme,
un esprit…), au non-humain. Selon Descola, elle détermine des
modes de figuration où la représentation du non-humain (animaux,
plantes, objets), comporte des éléments humains qui suggèrent la
présence d’une intériorité.
– Le naturalisme, au contraire, est une ontologie qui suppose une
différence radicale entre l’humain et le non-humain. Différence
justement fondée sur la présence d’une intériorité pour l’humain et
son absence pour le non-humain. Dès lors, les modes de figuration
naturalistes de l’humain vont privilégier la représentation d’une
intériorité distinctive propre à chaque humain, tout en maintenant
les signes qui témoignent d’une continuité physique des êtres. C’est
ainsi qu’apparaissent au xve siècle en Europe, des modes de figu-
ration de l’humain caractérisés par l’individuation des personnes
représentées, c’est-à-dire des portraits.
– L’ontologie totémiste s’organise en classes qui peuvent regrouper
des humains et des non-humains considérés comme partageant
certains caractères physiques ou moraux, relevant ainsi d’une même
essence. Ce type de croyance induit des modes de représentation
prototypiques des exemplaires d’une même classe d’existants. On
en trouve des exemples dans les sociétés aborigènes d’Australie.
– Enfin, dans les ontologies analogistes, l’accent est porté sur la
singularité des êtres et des choses, de sorte que les modes de figu-
ration qu’elles induisent se caractérisent par un foisonnement de
détails et de particularités entre lesquels sont supposés des réseaux
de relations permettant de dépasser l’apparente diversité. Selon
Descola, l’esthétique de la peinture traditionnelle chinoise relève
de ce mode de figuration.

Après ce bref inventaire, le lecteur aura sans doute deviné « l’hypothèse »


à laquelle je faisais allusion plus haut. En effet, autant en anthropologie
qu’en sociologie ou qu’en histoire, on trouve des courants de recherche
qui supposent l’existence d’un lien ou d’une correspondance entre
des modes de pensée, des systèmes de croyances relatifs au monde,

26
Les images

et des représentations iconographiques de ce monde ou de certains


de ses aspects. Au fond, « l’hypothèse » avance que les individus repré-
senteraient iconographiquement le monde qui les entoure non pas
tel qu’il est, mais plutôt tels qu’ils pensent ou croient qu’il est. Mais
pourquoi placer des guillemets autour du mot hypothèse ? Tout simple-
ment parce que, dans le cadre de ces disciplines, il ne s’agit pas d’une
hypothèse au sens scientifique du mot.
Rappelons en effet que selon Popper (1973), une proposition peut
être considérée comme une hypothèse scientifique si elle précise les
conditions dans lesquelles elle est vraie (corroboration), mais aussi les
conditions dans lesquelles elle est fausse (falsification ou réfutabilité).
Ceci suppose de pouvoir mettre en place un dispositif qui permettra
de tester les conditions de corroboration et les conditions de réfutabi-
lité. D’un point de vue scientifique, ce dispositif correspond à ce que
l’on appelle l’expérimentation. Or, pour de très nombreuses raisons,
souvent liées à leurs objets d’étude, l’anthropologie, la sociologie ou
l’histoire n’ont pas de tradition expérimentale. On ne saurait le leur
reprocher, mais c’est un fait. Il en résulte que dans ces disciplines, la
possibilité de l’existence d’un lien entre croyances sur le monde et
représentations iconographiques de ce dernier relève davantage du
postulat que de l’hypothèse. Il s’agit certes d’un postulat fort séduisant
et intéressant, mais qui n’a malheureusement pas valeur de proposition
scientifique. En d’autres termes, l’anthropologie, la sociologie et l’his-
toire postulent l’existence d’un lien entre croyances et iconographie
sans être en mesure de le prouver. On trouve ici la faille méthodolo-
gique évoquée plus haut.
Il est étonnant de constater que, dès qu’elle a commencé à se structu-
rer en tant que discipline scientifique, la psychologie s’est beaucoup
intéressée aux images, notamment au travers de la « Gestalt théorie »
(ou psychologie de la forme, Von Ehrenfels, 1890 ; Köhler, 1929).
Il est tout aussi étonnant de voir que lorsque cette discipline – et tout
particulièrement dans le courant de la psychologie sociale – s’est
intéressée aux liens éventuels entre croyances et iconographie, elle
s’en soit globalement tenue au postulat adopté par l’anthropologie,

27
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

la sociologie ou l’histoire (cf. De Rosa et Farr, 2001). Le fait est d’au-


tant plus paradoxal que parmi les sciences humaines et sociales, la
psychologie est sans conteste la discipline qui possédait la tradition
expérimentale la plus ancienne et la plus fortement ancrée.
Dans les chapitres qui vont suivre, nous verrons ce que la psychologie
sociale peut nous dire des croyances qui pourraient être impliquées
dans le phénomène qui nous préoccupe. Nous verrons aussi quelle
est la contribution de la psychologie cognitive à cette problématique.
Enfin, nous verrons comment il est possible d’aborder cette question
dans une perspective expérimentale.
Chapitre 2

Penser l’environnement social

D epuis les années 1950 environ, la psychologie a tenté de


comprendre comment nous pensons et interprétons notre envi-
ronnement social. Ce projet scientifique s’est progressivement struc-
turé autour d’un objet que l’on a maintenant coutume d’appeler la
cognition sociale. L’étude de la cognition sociale va donc s’attacher à
tenter de décrire les processus cognitifs impliqués dans nos activités
de traitement de l’information sociale, entendue comme une infor-
mation directement ou indirectement relative à soi ou à autrui. Elle va
considérer d’autre part que ces processus sont socialement déterminés
(Beauvois, Joule, Monteil, 1989). C’est-à-dire qu’ils n’aboutissent pas
forcément aux mêmes résultats selon le statut social de la personne qui
les met en œuvre et selon le statut social des personnes (ou la valori-
sation sociale des objets) qu’ils concernent. Ce courant de recherches
a donné lieu à des milliers de publications scientifiques, dans beau-
coup de directions, mais ici, je me contenterai d’évoquer les axes les
plus directement reliés à la question des images. Toutefois, il convient
d’abord de présenter le cadre épistémique dans lequel surviennent les
processus de la cognition sociale.

Pensée scientifique et pensée sociale

Je ne crois pas me tromper en avançant que Rouquette (1973) est le


premier à avoir introduit la notion de pensée sociale dans notre disci-
pline, du moins en France. Certes, il s’inspirait en cela des travaux

29
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

d’Abelson et Rosenberg (1958) qui avaient en leur temps essayé de


formaliser une « psycho-logique », différente de la logique formelle.
Rouquette s’inspirait aussi des réflexions de Heider (1944) et de celles
de Mc Guire (1968). Moscovici lui-même (1961), s’était intéressé à la
question en proposant des descriptions des styles de la pensée naïve.
Mais Rouquette a développé ces réflexions et précisé le concept de
pensée sociale dans une perspective de portée très générale. S’atta-
chant en premier lieu à définir les caractères de la pensée scientifique,
Rouquette (2009), en dénombre quatre :
La logique canonique du raisonnement : ce premier point renvoie
au respect des règles de la logique hypothético-déductive qui veut, par
exemple, qu’un événement considéré comme une cause doit en prin-
cipe apparaître avant (au sens chronologique du terme) un événement
considéré comme une conséquence du premier. Moscovici (op. cit.),
avait déjà souligné que curieusement, le raisonnement naïf a parfois
tendance à passer outre cette règle fondamentale. Il parlait alors de
« dualisme causal » pour décrire la manière dont parfois, des événe-
ments considérés comme des conséquences pouvaient être antérieurs
aux causes qu’on leur attribuait.
La soumission à l’épreuve des faits : En principe, lorsque le scien-
tifique est confronté à des faits qui contredisent indiscutablement sa
théorie, il est conduit à amender cette dernière pour la faire évoluer.
Or, on ne saurait compter les travaux qui, en psychologie sociale,
montrent que lorsque les individus sont confrontés à ce type de contra-
dictions, ils ont au contraire tendance à modifier leur perception des
faits afin de les faire correspondre à leurs croyances, c’est-à-dire in
fine, à leurs théories. Par exemple, à propos des systèmes de catégori-
sations des personnes : Weber et Crocker (1983) expliquent que nous
développons des stratégies de sous-typage qui, lorsque nous sommes
confrontés à des exemplaires contre-stéréotypiques, nous permettent
d’y voir des cas particuliers qui ne remettent nullement en cause le
stéréotype initial. Si, convaincus que la plupart des Français portent
le béret et qu’en voyage vous soyez confrontés à un bus de touristes
alsaciens dont aucun ne le porte, vous expliquerez cette distorsion

30
Penser l’environnement social

en pensant qu’au fond, les Alsaciens sont davantage des Allemands


que des Français.
La régulation institutionnelle : Les produits de la pensée scientifique
sont contrôlés par des institutions (universités, comités d’experts,
etc.) qui vérifient qu’ils ont été obtenus dans le respect des règles
évoquées dans le premier point. On s’assure ainsi que la validation du
bien-fondé d’une idée ou d’une hypothèse ne repose pas sur le juge-
ment unique de son auteur. Les productions de la pensée naïve font,
elles aussi l’objet de validations. Mais ces dernières ne résultent pas de
la vérification du respect de règles de raisonnement ou de méthodes.
Il s’agit ici de validations sociales qui résultent en fait de la loi du
consensus. Une idée, une hypothèse sont considérées comme vraies
parce qu’une majorité y adhère et non pas parce que les éléments qui
la corroborent ont été produits à partir de règles canoniques (Moliner,
2001). Cette validation peut aussi reposer sur le jeu des appartenances
et des différenciations (voir plus bas).
L’exigence de reproductibilité : Le scientifique qui développe un
raisonnement et déploie une méthodologie pour parvenir à ses conclu-
sions a le souci que ses résultats puissent être retrouvés par d’autres.
Il doit donc, en principe, s’interdire de raisonner sur des cas uniques,
inaccessibles à sa communauté et exposer précisément les voies par
lesquelles il est parvenu à ses conclusions. En matière de raisonnement
naïf, il vous suffira de fréquenter les cafés à l’heure de l’apéritif pour
constater la facilité avec laquelle nous sommes capables de tirer des
conclusions de portée générale à partir de cas particuliers…
Cet ensemble de considérations conduit Rouquette à caractériser la
pensée sociale en trois points :
– La pluriqualification des relations (et des objets)4 : Un des
aspects les plus importants de la pensée scientifique réside dans la
précision des concepts qu’elle élabore et la description rigoureuse
qu’elle propose de leurs relations. Dans la proposition selon laquelle

4. C’est moi-même qui ajoute cette parenthèse.

31
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

la surface d’un récipient rempli d’eau se recouvre de glace lorsque


la température de l’air environnant est inférieure ou égale à 0° C,
nous savons que le terme « eau » désigne un objet qu’il est possible
de qualifier très précisément. De la même manière que les concepts
de « glace » ou de « température » renvoient à des phénomènes très
précis qu’il est possible de mesurer et de qualifier sans ambiguïté.
Pour paraphraser Rouquette, cette proposition pourrait se résumer
selon la formule (A r B), où « A » désigne la température de l’air,
« B » l’apparition de glace et « r » une relation de causalité pouvant
être décrite et expliquée. Or, cette univocité des concepts et de
leurs relations est le plus souvent absente de la pensée naïve. Ainsi
que l’explique Rouquette, l’énoncé « la démocratie, c’est la liberté »
peut aussi bien signifier que la démocratie est la condition de la
liberté qu’elle en est la garante. De plus, dans un tel énoncé, on
peut aussi s’interroger sur les acceptions des termes « démocratie » et
« liberté ». Selon l’auteur, cette plasticité conceptuelle est à l’origine
de l’emprise qu’exerce sur nous la pensée sociale. En permettant de
« rassembler des interprétations différentes et de les faire fluctuer au
gré des changements de partenaires et des situations » (Rouquette,
2009, p. 9), elle contribue à la fluidité de nos interactions sociales.
Ajoutons ici que cette plasticité conceptuelle est probablement
liée au principe d’analogie qui guide souvent le raisonnement naïf
(Moscovici, 1961). Bien souvent, « comparaison vaut raison » et
selon ce principe, la pensée naïve est sans cesse à la recherche de
correspondances entre les différents registres du monde physique
et du monde social. Or, ces analogies ne sont possibles qu’au prix
« d’arrangements » avec la réalité objective des phénomènes. Ce
sont ces arrangements qui permettent à certains de penser que, par
exemple, les piqûres d’une aiguille sur une photographie pourront
avoir des effets sur la personne photographiée.
– La restriction de l’espace du raisonnement : À partir de ses obser-
vations ou de ses expérimentations, le scientifique ambitionne
toujours d’identifier des lois universelles qui régissent la nature ou
la société. À l’inverse, la pensée sociale est une pensée quotidienne

32
Penser l’environnement social

qui limite sa portée à des temporalités et à des espaces limités. Les


individus ordinaires, comme vous et moi (lorsque par exemple,
ainsi que je l’évoquais plus haut, nous nous retrouvons au bar à
l’heure de l’apéritif ) ne se préoccupent guère de la portée universelle
des observations, hypothèses et inférences qu’ils peuvent faire sur
la réalité qui les entoure. L’important est le plus souvent « l’ici et
le maintenant ». J’ai personnellement souvent vécu des situations
où l’espace du raisonnement était effectivement limité. Il se trouve
que par mes origines (ma grand-mère était africaine du Bénin et
mon grand-père normand), je suis métissé. Or, je me suis souvent
trouvé dans des situations où je savais que j’avais affaire à des inter-
locuteurs ouvertement racistes. Pourtant, dans ces situations, je n’ai
jamais eu à souffrir de la moindre remarque désobligeante. Cela
n’empêchait pas mes interlocuteurs de proférer des plaisanteries
douteuses, mais jamais elles n’étaient dirigées contre moi. Il arrivait
même qu’ils m’adressent ces plaisanteries dans le but de me faire
rire. Tout comme si moi-même j’avais la peau parfaitement blanche
comme eux. Sans doute, mon statut de professeur des universités
contribuait-il à ces situations. Toujours est-il que dans l’instant, ils
me considéraient comme un semblable supposé rire avec eux de
leurs plaisanteries racistes. Cette expérience personnelle rejoint une
ancienne observation consignée par LaPiere (1934). Cet auteur a eu
l’idée d’envoyer un questionnaire aux propriétaires de 250 hôtels à
travers les États-Unis. Il leur a demandé d’indiquer s’ils acceptaient
des Chinois dans leur établissement et 91 % d’entre eux répon-
dirent clairement par la négative. Il faut savoir qu’à cette époque,
les Chinois faisaient l’objet de stéréotypes extrêmement négatifs
aux États-Unis. Pourtant, quelque temps plus tôt, LaPiere avait
effectué un périple à travers le pays en compagnie d’un couple
d’amis chinois. Ils avaient ainsi visité les 250 hôtels en question
et un seul d’entre eux leur avait refusé l’entrée. Ce résultat montre
qu’en effet, nos croyances sur l’environnement social n’ont qu’une
portée limitée. Dans l’immédiateté de situations concrètes, elles
peuvent être modulées pour le pire ou pour le meilleur.

33
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

– La validation tautologique : Peut-être faudrait-il ici davantage


parler de validation sociale. Selon un mode de raisonnement scien-
tifique, la validité que nous accordons à un énoncé est norma-
lement indépendante du rapport que nous entretenons avec son
auteur. Elle repose en premier lieu sur la connaissance que nous
pouvons avoir sur les opérations (de pensée ou de méthodes) qui
ont permis de démontrer que cet énoncé était exact. Si nous avons
de bonnes raisons de penser que ces opérations ont été correctement
conduites, alors nous en arriverons à la conclusion que l’énoncé est
exact. Dans la pensée sociale, il en va tout autrement. La validité
que nous attribuons à un énoncé dépend essentiellement du rapport
que nous entretenons avec son auteur. Si nous considérons que
ce dernier nous ressemble (sociologiquement et surtout idéologi-
quement), nous aurons tendance à penser que l’énoncé est valide.
En définitive, dans la pensée sociale, les principes du vrai et du faux
sont surdéterminés par le jeu complexe des différenciations et des
identifications qui nous relient aux autres.
Voilà donc, décrit dans ses grandes lignes, le cadre dans lequel vont se
déployer les processus de la cognition sociale. On a longtemps consi-
déré qu’en raison de ses différences avec le raisonnement scientifique,
la pensée sociale était une pensée biaisée et que par conséquent, les
processus sociocognitifs qu’elle sous-tend étaient entachés d’erreurs et
d’approximations. Du point de vue de la logique formelle, ils le sont
assurément. Mais si l’on songe qu’ils servent à interpréter l’environ-
nement en fonction d’objectifs sociaux, et si l’on ajoute que les erreurs
dont ils seraient la cause font le plus souvent l’objet de normes sociales,
on est en droit de se demander si ce sont encore des erreurs (voir à ce
propos l’excellent texte de Beauvois, Deschamps et Schadron, 2005).
Le problème n’est donc plus de mesurer les écarts entre une « réalité »
sociale prétendument « objective » et les approximations ou les erreurs
induites par les processus de la cognition sociale. Il est d’accepter l’idée
que la « réalité objective » des individus et des groupes sociaux est celle
qu’ils construisent au moyen de ces processus.

34
Penser l’environnement social

Le processus de catégorisation

Pour l’être humain, l’un des premiers moments de la connaissance


consiste en la possibilité de nommer et d’ordonner les différentes
composantes des phénomènes auquel il est confronté. Sur un plan
cognitif, ces opérations reposent sur un processus de catégorisation
qui permet le découpage de l’environnement. Ce processus consiste à
regrouper les objets qui sont – ou qui paraissent – similaires les uns aux
autres sur certaines dimensions. Dans un premier temps, les psycho-
logues ont compris que le processus concernait d’abord nos activités
perceptives (Bruner, 1958), mais qu’il pouvait aussi affecter certaines
de nos activités de traitement de l’information. C’est ainsi que Miller
(1956) va monter qu’en matière de mémorisation, nous sommes
capables en moyenne, de mémoriser sept unités d’informations (par
exemple sept mots dans une liste), avec une variation moyenne de +2
ou -2. C’est-à-dire qu’ayant à mémoriser des mots dans une liste qui
nous serait présentée, les meilleurs d’entre nous en retiendront neuf,
tandis que les moins performants en retiendront cinq. Mais Bower
et ses collaborateurs (1969), montreront qu’en suggérant aux sujets
un système de catégories, ces derniers sont capables de multiplier par
10 le chiffre initial indiqué par Miller. Nos facultés de catégorisation
nous permettent donc d’optimiser nos autres fonctions cognitives
parce qu’elles nous offrent le moyen de simplifier et de systématiser
notre environnement. Par ailleurs, l’établissement de catégories nous
permet de disposer de traits généraux qui nous sont très utiles lorsque
nous sommes confrontés à des exemplaires particuliers qui nous sont
inconnus. Savoir que les oiseaux sont des animaux qui possèdent des
plumes nous permet par exemple de réduire notre incertitude lorsque
nous rencontrons une espèce que nous n’avions jamais vue auparavant.
Ce sont toutes ces caractéristiques du processus de catégorisation qui
conduisent à considérer qu’il s’agit là d’un processus fondamental,
sous-jacent à toutes nos activités de pensée et de langage (Quine,
1969). Ajoutons aussi que puisque nous vivons en société, un système
de catégories n’est véritablement utile que s’il est partagé. Si, selon son
système de catégories, votre voisin pense que les hamsters cohabitent

35
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

sans difficultés avec les chats et qu’il est propriétaire d’un matou, vous
risquez d’avoir de sérieux problèmes lorsque partant en vacances, vous
lui confierez la garde du rongeur préféré de vos enfants…
En théorie, il est possible de distinguer deux étapes du processus. L’une
se rapporte à l’élaboration ou à l’apprentissage d’un système catégoriel
tandis que l’autre concerne son utilisation.
L’apprentissage renvoie à des modes de socialisation divers (famille,
école, etc.). Quant à l’élaboration d’un système catégoriel, elle pourrait
relever de trois stratégies différenciées. Celle basée sur l’objet suppose
que ce sont les propriétés communes aux objets qui s’imposeraient
aux individus, leur permettant alors de construire des catégories. Celle
basée sur le sujet suggère que les individus choisiraient les caractères
communs aux objets classés dans une même catégorie. Enfin, celle
basée sur l’interaction entre le sujet et l’objet propose de considérer
une catégorie comme étant « le fruit des interactions entre la nature
de l’objet perçu et les théories naïves du sujet percevant » (Corneille
et Leyens, 1994, pp. 52-53). Il s’agirait, dans ce dernier cas, d’un
compromis entre les aspects « objectifs » de la réalité et la subjectivité
des individus.
Lorsqu’un système catégoriel est stabilisé, le processus de catégori-
sation se confond avec l’assignation d’un exemplaire à une classe.
Cette opération suppose qu’à partir des caractéristiques perçues de
l’exemplaire, nous soyons capables d’identifier la catégorie à laquelle
on pourra l’assigner. On parle ici de l’aspect inductif du processus.
Mais lorsque l’assignation est réalisée, on parle de son caractère déduc-
tif puisqu’il nous conduit à associer à l’exemplaire les propriétés de la
classe à laquelle nous l’avons assignée.
Bien qu’étant extrêmement utile dans notre appréhension du monde,
le processus de catégorisation présente quelques imperfections. En
premier lieu, il implique parfois une simplification exagérée de notre
perception des objets environnants. Convaincus de l’utilité de nos
systèmes de catégories, nous avons tendance à les considérer comme
prioritaires par rapport aux objets que nous leur assignons, quitte

36
Penser l’environnement social

à modifier parfois notre perception de ces objets afin qu’ils corres-


pondent au mieux à la catégorie à laquelle nous les avons assignés.
Mais il arrive également que l’assignation d’un objet à une catégo-
rie nous conduise à attribuer à cet objet des caractères qu’il n’a pas
forcément.
Par ailleurs, la mise en œuvre d’un système catégoriel lors de nos acti-
vités perceptives donne lieu à un effet d’accentuation (Tajfel et Wilkes,
1963). Cet effet nous conduit à minimiser les différences entre les
exemplaires que nous assignons à une même catégorie ; on parle alors
d’assimilation ; et à surestimer les différences entre les exemplaires que
nous assignons à des catégories différentes ; on parle alors de contraste.
À l’origine, les catégories étaient envisagées comme étant nettement
délimitées. Elles se définissaient par des ensembles de caractéristiques
permettant de différencier chaque catégorie des autres. On considérait
donc que tous les éléments d’une catégorie possédaient en commun les
caractéristiques par lesquelles, précisément, cette catégorie était défi-
nie. Il s’agissait là d’une perspective de type ensembliste dans laquelle
les catégories étaient conçues comme des ensembles aux contours bien
dessinés. Mais dans les années 1970, Rosch (1978) propose l’idée selon
laquelle les catégories perceptives et sémantiques seraient naturel-
lement formées et définies autour de points focaux, appelés prototypes.
Le prototype est un exemplaire considéré comme définissant le mieux
la catégorie à laquelle il appartient. Il en est le meilleur représentant ou
le modèle. Chaque exemplaire est donc plus ou moins typique d’une
catégorie selon sa proximité au prototype. On peut alors parler d’un
« degré de typicalité ». La proposition de Rosch a donné lieu à de très
nombreux travaux qui globalement, sont venus la confirmer (Cordier
et Dubois, 1981).

37
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Scripts et schémas d’événements

Dans notre vie quotidienne, nous sommes régulièrement confrontés


à des situations répétitives (prendre le bus, acheter du pain chez le
boulanger, etc.). Bien souvent, nous y réagissons de façon tout aussi
répétitive et automatique, sans avoir nécessairement besoin de les
analyser dans le détail. Pour rendre compte du phénomène, Schank
et Abelson (1977), proposent la notion script, définie comme « une
séquence cohérente d’événements attendus par l’individu et qui l’im-
pliquent soit comme participant, soit comme observateur ». Certaines
de ces séquences nous sont spécifiques en fonction de nos activités
ou de nos centres d’intérêt (peu d’entre nous seraient capables de
décrire le script de la capture d’un cobra). Mais d’autres sont largement
partagées car elles correspondent à des activités très communes dont
nous avons tous l’expérience (aller au restaurant). Les scripts résul-
teraient d’apprentissages directs ou indirects et nous permettraient
une économie cognitive dans la mesure où, dans les situations qui
leur correspondent, ils guideraient nos comportements sans que nous
ayons besoin d’analyser toutes les informations présentes (Langer,
Blank et Chanowitz, 1978).
Mais ils nous permettent aussi de comprendre et de prévoir le compor-
tement d’autrui. Enfin, ils nous fournissent des critères permettant de
juger du caractère plus ou moins familier des situations dans lesquelles
nous nous trouvons.
L’utilisation des scripts d’événements a aussi été étudiée dans des acti-
vités de mémorisation ou de compréhension de scénario. Abbott,
Black et Smith, (1985) décrivent un script composé de plusieurs
scènes. Par exemple, le script « Aller au restaurant » débute par la scène
« Entrer », suivie de la scène « Commander » (cf. figure 3). À chaque
scène se rattachent un certain nombre d’actions (ouvrir la porte, aller
à une table et s’asseoir pour la première scène). Abbott et ses collègues
monteront que lorsqu’on demande aux sujets de mémoriser un scéna-
rio qui omet de mentionner une scène ou une action prévue par le
script, les individus ont tendance à la réintroduire dans la restitution

38
Penser l’environnement social

du scénario. Le script permet donc aux individus d’inférer des infor-


mations manquantes dans un scénario.

Figure 3. Le début du script « Aller au restaurant »,


d’après Abbott, Black et Smith (1985).

Restaurant

Entrer Commander

Ouvrir Aller à Lire Choisir Demander


S’asseoir
la porte une table le menu un plat le plat

Cours d’actions

Le processus de catégorisation sociale

La catégorisation peut évidemment concerner des groupes de


personnes. On parle alors de catégorisation sociale. En psychologie
sociale, on s’est interrogé sur le fait de savoir si le processus fonc-
tionnait de la même manière que lorsqu’il concernait des objets. La
question paraissait effectivement pertinente puisque, dans le cas de la
catégorisation sociale, les individus qui ont recours au processus sont
eux-mêmes à l’intérieur d’un réseau de catégories. Mais en première
analyse, il est apparu que le processus de catégorisation opérant sur
des personnes, présentait des caractéristiques similaires à celles iden-
tifiées dans le cas de la catégorisation des stimuli physiques. Ainsi par
exemple, Doise, Deschamps et Meyer (1978), mettent en évidence des
effets d’accentuation à propos de groupes nationaux. Plus tard, Mac
Garty et Penny (1988), montreront les mêmes effets à propos d’opi-
nions politiques. Ce qui laisse penser que le processus se déroule de
la même manière lorsqu’il s’applique à des objets socialement investis
ou lorsqu’il s’applique à des stimuli physiques.

39
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Mais depuis les années 1970, des chercheurs genevois ont commencé
à porter un regard différent sur ces questions (Deschamps, 1973 ;
1977 Lorenzi-Cioldi, 1988). Ils ont en effet eu l’idée de prendre en
considération les rapports de domination ou de subordination sociale
qui unissaient les groupes impliqués dans des processus de catégorisa-
tion sociale mutuelle. Ils ont alors découvert un phénomène d’asymé-
trie, spécifique à la catégorisation sociale. Pour le comprendre, il faut
d’abord préciser que les situations de domination ou de subordination
d’un groupe social se définissent au regard des ressources (matérielles,
culturelles et statutaires) dont il dispose (cf. Bourdieu, 1998). Par
exemple, aujourd’hui en France, les cadres de sexe masculin occupent
une position de domination par rapport à des employées de sexe fémi-
nin percevant des rémunérations moins élevées et qui ont un niveau
d’éducation moindre. Dans des situations de domination/subordina-
tion sociale, on va constater que les membres de groupes dominants
élaborent des systèmes de catégories selon lesquels ils se perçoivent
très différents les uns des autres, tandis qu’ils perçoivent les membres
du groupe dominé comme très semblables. Au contraire, les membres
du groupe dominé se perçoivent comme très ressemblants alors qu’ils
perçoivent les membres du groupe dominant comme très différents
les uns des autres (Lorenzi-Cioldi, 1988). On commence peut-être ici
à comprendre les différences constatées entre l’iconographie des chefs
d’entreprise et celle des instituteurs…

Les stéréotypes

Bien avant que les psychologues sociaux mettent en évidence le phéno-


mène d’accentuation, un journaliste américain avait identifié l’un de
ses effets principaux en matière de perception d’autrui. Lippmann
(1922), avait en effet remarqué la tendance de ses confrères à géné-
raliser leurs jugements lorsqu’ils évoquaient certaines catégories de
personnes (les Noirs américains en particulier). Il proposa alors l’idée
selon laquelle nous avons tous des « images dans nos têtes » à propos
des différents groupes qui constituent la société et que ces images

40
Penser l’environnement social

modulent la perception que nous pouvons avoir des membres de ces


groupes. Probablement en raison de sa profession, Lippmann donna
à ces images le nom de stéréotype5. Et ce concept donna lieu à l’un des
plus importants courants de recherches de la psychologie sociale. Le
stéréotype peut se définir comme un ensemble de croyances relatives
aux caractéristiques des membres d’un groupe. Il porte sur « les carac-
téristiques personnelles, généralement des traits de personnalité, mais
souvent aussi des comportements, d’un groupe de personnes » (Leyens,
Yzerbyt et Schadron, 1996, p. 24). Par ailleurs, les croyances stéréo-
typiques font l’objet de consensus importants au sein des groupes.
Ainsi, dans une des premières recherches sur le phénomène Katz et
Braly (1933) interrogent des étudiants américains blancs à propos
des noirs. On constate alors que 85 % des répondants pensent que les
noirs sont superstitieux et 75 % pensent qu’ils sont aussi paresseux.
On trouve ici l’une des premières caractéristiques du stéréotype. Il est
une simplification. Il permet de définir et de caractériser un groupe,
d’en décrire ses membres de façon rapide et économique sur le plan
cognitif.
Les traits stéréotypiques jouent un rôle fondamental dans l’utilisation
que nous pouvons faire des catégories de personnes. D’une part, selon
le processus d’induction, ils permettent d’assigner une personne à une
catégorie. Mais surtout, selon le processus de déduction, ils permettent
d’attribuer à cette personne les caractéristiques stéréotypiques de la
catégorie dans laquelle on l’a assignée.
Ainsi par exemple, si lors d’un séjour dans une commune qui vous est
inconnue, vous entendez dire de quelqu’un qu’il s’exprime très bien,
qu’il a des convictions profondément ancrées et qu’il est à l’écoute
de la population, vous pourrez supposer qu’il est question du maire
(induction).

5. À l’origine, le terme « stéréotype » désignait de petites formes coulées dans le plomb et


représentant des caractères typographiques. Leur assemblage permettait de composer
un texte. Une fois assemblées, ces formes étaient enduites d’encre puis pressées contre
du papier. C’est ainsi que l’on imprimait les journaux.

41
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

À partir de cette assignation, vous pourrez alors en déduire que cette


personne a probablement des qualités de sérieux et de persévérance
(cf. tableau 3).

Tableau 3. Les traits stéréotypiques de la fonction de maire.


Pourcentages de sujets qui attribuent chaque qualité à la catégorie.
D’après Brissaud (2005).

Qualités d’expressions 85,00 %


Convictions 82,00 %
À l’écoute de la population 80,00 %
Ambitieux 74,00 %
Persévérant 73,00 %
Ouvert 72,00 %
Courage de ses opinions 72,00 %
Sérieux 71,00 %

Cet exemple illustre une autre caractéristique des traits stéréotypiques.


Ils sont presque toujours évaluatifs. Ils permettent d’exprimer un juge-
ment sur la personne à qui on les attribue et sur le groupe auquel on
a assigné cette personne. C’est ce qui correspond aux « préjugés » qui
ne sont en fait que l’expression évaluative du stéréotype.
Enfin, une des dernières caractéristiques des traits stéréotypiques
concerne leur caractère explicatif. Plusieurs recherches montrent en
effet que les caractéristiques que l’on attribue à un groupe ne sont
pas que des descriptions des membres de ce groupe, ce sont aussi des
explications de certains comportements des membres de ce groupe
(Moliner et Gutermann, 2004 ; Vinet et Moliner, 2006).
Du point de vue du sens commun, on a souvent tendance à considé-
rer que les stéréotypes sont de « fausses croyances ». Du point de vue
de la psychologie sociale, le regard est plus nuancé. Certes, on peut
considérer que, par leurs aspects souvent simplifiés, les traits stéréoty-
piques ne reflètent que très inexactement (et parfois très injustement)

42
Penser l’environnement social

la réalité des membres des groupes qu’ils concernent. En ce sens, les


stéréotypes correspondent assurément à de fausses croyances. Mais leur
emprise est telle qu’ils façonnent les perceptions et les comportements
au point que ces croyances finissent par devenir des réalités. Ainsi, dans
certaines conditions, les stéréotypes peuvent conduire les individus
qui en sont les victimes à adopter des conduites venant confirmer ces
stéréotypes. C’est ce que montrent Steele et Aronson en 1995. Ces
chercheurs proposent à des étudiants américains noirs et blancs de
passer un test. Selon les cas, l’épreuve est présentée comme un test
diagnostique des capacités (intelligence) ou comme une simple tâche
de laboratoire (tâche de résolution de problème, non diagnostique des
capacités). Or, aux États-Unis, les Noirs sont victimes d’un stéréotype
selon lequel ils seraient moins intelligents que les Blancs. Ainsi, les
étudiants noirs qui pensent répondre à un test diagnostique de l’intel-
ligence sont confrontés à ce que Steele (1992) appelle la « menace
du stéréotype ». C’est-à-dire à la crainte de confirmer à leurs propres
yeux et aux yeux d’autrui, leur réputation d’infériorité intellectuelle.
Les résultats montrent que les performances des étudiants blancs sont
les mêmes quelle que soit la manière dont le test leur a été présenté.
La performance des étudiants noirs est quant à elle inférieure à celle
des étudiants blancs lorsqu’ils croient répondre à un test diagnostique
de l’intelligence. Mais lorsqu’ils croient réaliser une simple tâche de
résolution de problème (condition non diagnostique), les étudiants
noirs font aussi bien que les étudiants blancs. On rencontre des résul-
tats comparables lorsqu’on s’intéresse au cas des personnes âgées et au
stéréotype de la perte mnésique (Levy, 1996) ou à celui d’athlètes blancs
confrontés à un stéréotype d’infériorité par rapport à des athlètes noirs
(Stone, Lynch, Sjomeling et Darley, 1999). C’est ce type de résultats
qui conduisent les psychologues sociaux à penser que les stéréotypes,
aussi simplificateurs et erronés qu’ils soient, ne sont pas que des « fausses
croyances » puisque, dans une certaine mesure, ils sont à même de
façonner nos perceptions et nos comportements. Mais on peut égale-
ment supposer que parfois, ces stéréotypes orientent la conception
ou la diffusion d’une iconographie. On se souviendra ici de l’exemple
des images de l’infirmière, évoqué en introduction de cet ouvrage.

43
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Les représentations sociales

Notre environnement social est peuplé d’objets qui structurent l’ordre


social. L’argent, le travail ou la famille en sont des exemples. Mais des
objets tels que la délinquance, la maladie ou le chômage, au contraire
des premiers, viennent le menacer. En raison de leurs capacités struc-
turantes ou menaçantes, tous ces objets constituent autant d’enjeux
pour les divers groupes qui composent une société. À leurs propos,
il convient pour tout un chacun de disposer d’informations permet-
tant de définir une position, d’adopter une ligne de conduite, de
se différencier ou de s’identifier à autrui. Mais il n’existe plus, dans
nos sociétés modernes, d’institutions suffisamment légitimes pour
imposer une vision commune de ces objets. Et parce qu’ils sont poly-
morphes, parce qu’ils s’insèrent dans des jeux complexes d’identité,
ces objets donnent lieu à l’émergence de représentations différenciées
selon les différents groupes qui composent une société. Au début des
années 1960, Mocovici a jeté les bases d’une théorie des représentations
sociales pour rendre compte de la manière dont les groupes sociaux
comprennent, interprètent et donnent sens aux objets sociaux auxquels
ils sont confrontés. Dans l’ouvrage qu’il publie en 1961, il définit les
représentations sociales comme des « univers d’opinions ». Plus tard,
Jodelet (1989, p. 36) précisera qu’une représentation sociale est « une
forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une
visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune
à un ensemble social ». En souhaitant davantage insister sur la manière
dont une représentation sociale apparaît au chercheur lorsqu’il l’étu-
die, on a également suggéré qu’il s’agissait d’un ensemble indifférencié
d’informations, d’opinions et de croyances relatives à un objet de
l’environnement social (Moliner, Rateau, Cohen-Scali, 2002).
Selon Moscovici, les représentations sociales se développent et se main-
tiennent par le biais de deux processus. Le premier répond à un prin-
cipe de cohérence cognitive tandis que le second renvoie à une volonté
de réduction de l’incertitude. La cohérence cognitive est assurée par
le processus d’ancrage. Il s’agit pour les individus d’inscrire toute

44
Penser l’environnement social

nouvelle représentation dans l’univers cognitif qui lui préexiste. Par


exemple, dans le débat français récent à propos de la famille – enclen-
ché à l’occasion de la loi sur le « mariage pour tous » – on devinait
aisément que dans certaines franges de la population, la religion
constituait le cadre de référence au travers duquel était abordé l’objet
« famille ». Pour ces individus, la religion constituait le point d’ancrage
de leurs réflexions et prises de position dans le débat.
La réduction de l’incertitude est assurée par le processus d’objectiva-
tion. Pour le résumer, on pourrait dire qu’il consiste à transformer
les croyances et les opinions en informations. De telle sorte que ces
croyances et opinions n’apparaissent plus comme le fruit de l’activité
cognitive de celui qui les porte, mais comme les reflets d’une réalité
extérieure objective. Cette opération passe par des étapes de sélection,
d’essentialisation et de concrétisation. À propos de la famille, on peut
par exemple n’en sélectionner que certains de ses aspects (reproduction
et filiation) et en négliger d’autres (éducation, fonction patrimoniale,
etc.). On peut ensuite considérer que les aspects retenus constituent
l’essence même de l’objet famille, au même titre que l’atome d’oxygène
constitue la condition d’existence de la molécule d’eau. On peut enfin
concrétiser cet édifice dans une formule qui paraît évidente : « une
famille, c’est un papa, une maman et des enfants ».
La fonction première des représentations sociales touche à la question
de la signification. Il s’agit pour un groupe de donner du sens à l’objet.
Par exemple, à propos du sens du travail, dans le contexte de l’insertion
sociale des handicapés mentaux, on s’intéresse à des chefs d’entreprise
qui emploient des travailleurs handicapés et aux travailleurs handi-
capés eux-mêmes (Jodelet, 1996). Pour les premiers, le travail que
l’on propose à la personne handicapée est pensé comme une aide qui
vient se substituer à l’assistance. Pour les seconds, le travail est conçu
comme le contraire de l’assistance parce qu’il est un moyen privilégié
d’insertion et de reconnaissance sociale.
La seconde fonction des représentations sociales concerne la question
de l’identité (cf. Deschamps et Moliner, 2008). Les croyances que

45
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

partagent les individus à l’égard d’un objet sont à la fois des éléments
d’identification au groupe (on se ressemble puisque l’on pense les
mêmes choses) et des éléments de différenciation vis-à-vis de l’exté-
rieur (ils sont différents de nous puisqu’ils pensent différemment).
Dans un travail récent sur les représentations de l’Islam chez de jeunes
tunisiens, Souissi (2013), montre bien comment l’idée de tolérance
fonde la différenciation entre musulmans tunisien et musulmans
« d’Orient »6. Pour les jeunes interrogés, l’Islam tunisien est supposé
tolérant tandis que celui des musulmans d’Orient est perçu comme
plus traditionaliste et intransigeant.
La troisième fonction des représentations sociales se rapporte à
l’évaluation. Elles fournissent en effet aux individus des critères leur
permettant de porter des jugements sur les objets de leur environ-
nement (Moliner, 1994, 1995). Mais elles permettent aussi de justifier
des prises de position ou des conduites. Par exemple à propos de la
contamination par le VIH, on interroge des médecins généralistes
(Morin, Souville, Obadia, 1996). On constate alors que pour certains
d’entre eux, la contamination est pensée comme la conséquence de
modes de vie dissolus. Et c’est justement chez ces médecins que l’on
constate le taux le plus important de refus lorsqu’il s’agit de prendre
en charge un patient infecté. En d’autres termes, le jugement moral
vient justifier la pratique.
On ne pourrait faire ici une présentation exhaustive de la théorie
des représentations sociales. Le lecteur intéressé se tournera vers un
ouvrage récent qui décrit les dernières avancées de cette théorie (Moli-
ner et Guimelli, 2015).

6. En Tunisie, le terme « musulmans d’Orient » désigne les croyants d’Arabie Saoudite,


d’Égypte ou de Syrie.
Chapitre 3

Croyances collectives et iconographie

L es différents processus que nous venons de passer en revue


sous-tendent de façon notable la manière dont nous appréhen-
dons le monde social, c’est-à-dire nous-même, les autres, et les objets
sociaux qui nous entourent. Pour la plupart d’entre eux, sauf peut-être
pour ce qui concerne la catégorisation des objets et des stimuli
physiques, ils sont profondément imprégnés des normes et des valeurs
dominantes des groupes sociaux auxquels nous appartenons. Selon la
terminologie de la psychologie sociale, ce sont des processus socioco-
gnitifs (cf. chap. 2) et ils aboutissent à la formation de croyances ou
d’opinions largement partagées, ou en tous les cas reconnaissables par
d’importantes majorités au sein des différents groupes qui constituent
une société. Précisons que ces phénomènes de consensus ne sont pas
une conséquence de la cognition sociale. Ils sont plutôt la condition
de son efficacité. À quoi donc pourrait nous servir individuellement la
construction d’un « savoir » sur l’environnement social, si ce « savoir »
n’était pas partagé avec ceux qui nous ressemblent ? C’est en ce sens
que les systèmes de catégories que nous élaborons, les stéréotypes et les
représentations sociales que nous partageons, peuvent être considérés
comme différentes manifestations d’un phénomène plus général qui
est celui des « croyances collectives ». Examinons à présent comment
il est possible d’établir un lien entre ces croyances collectives et la
production ou l’interprétation d’une image.

47
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Du derby d’Epsom au galop de Daisy

Dans l’introduction de son ouvrage le plus célèbre, Gombrich (1950),


décrit une œuvre toute aussi célèbre du peintre Géricault intitulée
« Course de chevaux à Epsom » (1821). Géricault y a représenté une
course où l’on voit des chevaux au galop, montés par leurs cavaliers.
La scène montre les chevaux avec les pattes entièrement déployées. Très
précisément, leurs pattes avant et arrière sont en complète extension.
De sorte qu’ils n’ont aucun contact avec le sol. Ce mode de représen-
tation du cheval saisi en pleine course est très ancien dans l’art pictural
ou dans la sculpture. On en trouve des traces en Europe dès le iiie siècle
ou en Chine entre le viie siècle et l’an mille. Mais Gombrich explique
qu’au xixe siècle, suite à l’invention du français Niépce, un anglais
nommé Eadweard Muybridge, libraire passionné de photographie, a
l’idée de disposer douze appareils photographiques le long d’une piste
équestre. Les appareils se déclenchent à intervalles réguliers tandis
qu’un cheval7 au galop parcourt la piste. La technique permet ainsi de
décomposer le mouvement de l’animal à la manière dont on pourrait
le faire aujourd’hui avec un film tourné au ralenti. Les plaques photo-
graphiques vont alors révéler que lorsqu’un cheval est au galop, il ne se
trouve à aucun moment dans la posture où Géricault l’avait représenté
sur sa toile. Gombrich montre ainsi que pendant des siècles, nombre
d’artistes avaient représenté le cheval au galop non pas tel qu’il était
vraiment, mais tel qu’ils croyaient qu’il était.
Ainsi d’après Gombrich, ce sont nos croyances sur le réel qui déter-
mineraient les représentations que nous pouvons en accepter. Mais
un autre auteur avait avant lui évoqué cette problématique. Dans un
ouvrage iconoclaste, Oscar Wilde publie en 1889 un texte intitulé « Le
déclin du mensonge », où il défend une thèse apparemment insoute-
nable. Selon lui, ce ne serait pas l’art qui imiterait la nature, mais bien
au contraire la nature qui imiterait l’art. Wilde argumente sa thèse

7. Bien qu’elle soit extrêmement brillante, la démonstration de Gombrich était entachée


d’une erreur puisque le cheval en question se nommait en réalité Annie. G et non pas
Daisy Muybridge (1969).

48
Croyances collectives et iconographie

à partir des représentations picturales de son temps qui représentent


des paysages emplis de brouillard. Il avance alors l’idée qu’à partir du
moment où le brouillard devient objet de la représentation picturale, il
acquiert le statut d’un objet digne d’intérêt dans notre environnement
réel. C’est, d’après Wilde, parce que le brouillard est représenté dans
la peinture que nous y prêtons attention lorsque nous contemplons
la nature. Son propos pourrait donc être précisé en disant que la prise
en compte d’un objet naturel dans la représentation iconographique
éveille notre attention à l’égard de cet objet lorsque nous le rencon-
trons dans la nature.
On doit enfin remarquer que mises en parallèle, la démonstration de
Gombrich et la thèse de Wilde soulèvent une même question qui est
celle de la fonction révélatrice de l’image (cf. « Fonctions des images »).
En effet, si Gombrich insiste surtout sur l’idée que nos croyances sur
le monde induisent les représentations iconographiques que nous
en produisons, il n’en reste pas moins vrai qu’il démontre aussi par
l’exemple du « galop de Daisy », qu’une image peut venir révéler une
vérité cachée ou incomprise. Et qu’elle peut même venir contredire
une croyance solidement établie. Il rejoint en cela la thèse de Wilde
qui nous explique finalement qu’à certaines occasions, l’image fait
advenir au réel des objets que nous ne percevions pas ou auxquels nous
n’accordions aucune attention. Ces réflexions recoupent évidemment
celles que l’on peut développer à propos de l’image de presse qui est
bien souvent la condition indispensable au traitement d’un événement
dans les médias.

L’iconographie du mythe

Selon Durand (1992, p. 30), « Le mythe apparaît comme un récit,


mettant en scène des personnages, des décors, des objets symboli-
quement valorisés […] dans lequel s’investit obligatoirement une
croyance ». L’anthropologie a beaucoup étudié ces récits pour montrer
le rôle qu’ils pouvaient jouer dans l’interprétation que les humains font
du monde qui les entoure (Lévi-Strauss, 1974). Mais la mythologie a

49
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

aussi beaucoup inspiré les peintres et il serait surprenant de dénom-


brer le nombre d’œuvres qui y font référence. S’il arrive même qu’elle
inspire la publicité (Sauvageot, 1987), c’est sans doute parce qu’elle
est pleine de récits et de figures ayant fait leurs preuves au cours des
siècles. Généralement, les récits mythiques sont de bons scénarios.
Songeons, par exemple, au mythe bien connu de la chute d’Icare. Ce
récit retrace l’évasion d’Icare et de Dédale, tous deux emprisonnés dans
le labyrinthe. Dédale imagine de construire des ailes qu’il assemble
avec de la cire et qu’il fixe sur leurs épaules. Mais Dédale prévient
Icare ; il ne faudra pas voler trop haut pour ne pas s’approcher du soleil.
Ils s’envolent et Icare, grisé par le vol, oublie tout conseil de prudence.
S’élevant de plus en plus haut, il se rapproche du soleil qui fait fondre
la cire, ce qui provoque sa chute dans la mer.
À proprement parler, cette histoire est incroyable. Elle contient pour-
tant des éléments qui visent à asseoir sa plausibilité. Il y a d’abord le
labyrinthe, dont on ne peut s’échapper que par la voie des airs. Il y
a ensuite les ailes. Pourrait-on imaginer Icare en train de voler sans
l’aide d’aucun dispositif technique ? Les ressorts dramatiques du mythe
sont portés par d’autres éléments. Dédale est le père d’Icare et c’est
lui qui imagine de construire les ailes. Ces informations donnent sens
au récit en autorisant diverses inférences ou conclusions. On sait, par
exemple, la tendance des fils à désobéir à leur père ou à vouloir les
dépasser. Dès lors, la chute d’Icare n’est pas la simple histoire d’une
évasion qui tourne mal. Le mythe d’Icare, est l’histoire de la vanité
de l’homme qui veut dépasser sa condition. Mais aussi l’histoire de
la désobéissance du fils qui veut dépasser le père ou encore celle de la
créativité destructrice de l’homme.
Le récit mythique réalise donc l’association d’une forme et d’un fond.
La forme est suggérée par les éléments figuratifs du récit, ceux qui
évoquent des images. Le fond est apporté par des éléments informatifs
dont le caractère imageant n’a que peu d’importance. Il s’agit là de la
structure fondamentale du récit, structure à partir de laquelle il devient
possible de produire une iconographie variée mais aussi des interpréta-
tions différentes du mythe (désobéissance, vanité, etc.). Par exemple,

50
Croyances collectives et iconographie

le tableau du peintre italien Saraceni (1575-1620) La chute d’Icare,


représente le père et le fils dans les airs. Impuissant, Dédale contemple
la chute de son fils qui volait manifestement plus haut que lui. Cette
représentation insiste sur la désobéissance du fils et rien ne suggère au
spectateur le thème de sa vanité ou celui de la responsabilité du père.
Dans un tableau de Blondel (1819) intitulé Le soleil et la chute d’Icare,
le peintre nous montre Icare dans sa chute. Au-dessus de lui, resplen-
dissent les feux du soleil, dont la puissance est soulignée par la présence
d’un personnage guidant un char antique tiré par de magnifiques
chevaux. Icare a voulu s’élever au plus haut des cieux en défiant le
soleil. Il est ramené à sa condition d’humain. Dans cette œuvre, c’est
la vanité qui est mise en exergue.

Figure 4. Dédale et Icare. Landon, 1799.

51
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Le tableau du peintre Landon (fig. 4) est particulièrement intéressant.


Il recèle en effet très peu de détails. On y voit Dédale derrière son fils,
dans une posture ambiguë puisqu’il semble aussi bien le pousser que
vouloir le retenir. Les deux personnages sont nus et ils ont des ailes
dans le dos. Celles de Dédale sont repliées tandis que celles d’Icare
sont déployées. Ce dernier a les pieds décollés du sol, ce qui suggère
qu’il est en train de prendre son envol. Faisons à présent une petite
expérience. Imaginons un instant que nous n’ayons jamais entendu
parler de Dédale, d’Icare et de leur aventure. Que comprendrions-nous
du tableau de Landon ? Sans doute à peu près rien. Qu’y verrions-nous
d’autre que deux hommes étrangement nus et tout aussi étrange-
ment affublés d’ailes, le plus vieux retenant ou repoussant le plus
jeune ? Cette petite expérience d’idée nous apprend alors quelque
chose. La communication qui s’établit entre le peintre et le specta-
teur n’est possible que dans la mesure où l’un et l’autre partagent
une connaissance commune. C’est cette connaissance commune qui
permet au premier de construire son image en lui fournissant des
éléments iconographiques et des éléments de scénario. C’est elle qui
permet au second d’interpréter cette image et de lui donner un sens à
travers la reconnaissance des éléments qu’elle contient. Voilà donc une
parfaite illustration du rôle que peut jouer un savoir partagé dans l’éla-
boration et l’interprétation d’une image. Dans une certaine mesure,
cette proposition rejoint celle de Goodman (1968), qui explique que
le réalisme que nous attribuons à une représentation iconographique
dépend de l’adéquation entre le système de règles que le peintre a
respecté pour la produire et celui que le spectateur met en œuvre
pour l’interpréter.

Un programme de recherche

Ce qui vient d’être compris à propos de l’iconographie du mythe


peut-il se transposer au cas de l’iconographie des objets sociaux ? Il me
semble que oui et c’est exactement la thèse que prétend défendre cet
ouvrage. Les produits de la cognition sociale ne sont pas à proprement

52
Croyances collectives et iconographie

parler des mythes. Mais ce sont bien des croyances collectives qui
structurent notre perception et notre compréhension de l’environ-
nement social. Partant, on peut faire l’hypothèse qu’ils déterminent
à la fois la production des représentations iconographiques de cet
environnement et leur interprétation. La figure 5 va permettre de
préciser le propos.

Figure 5. Production et interprétation de l’image.

Source Image Récepteur

Catégorisations,
Stéréotypes, Interprétation
Représentations sociales

Significations

Selon ce schéma, on fait l’hypothèse que dans un rapport de commu-


nication où la source et le récepteur partagent un même ensemble de
croyances collectives à l’égard d’un objet social (systèmes de catégo-
risation, stéréotypes, représentations sociales), la source élabore ou
sélectionne une image en adéquation avec cet ensemble. Tandis que
dans son activité d’interprétation, le récepteur va puiser des éléments
dans ce même ensemble pour attribuer une signification à l’image.
Dans ce cas de figure idéal, les significations que le récepteur attribue
à l’image sont bien celles qui avaient été souhaitées par la source. Le
caractère scientifique de cette hypothèse peut être précisé en envisa-
geant ses trois modes de réfutation (cf. « Les images dans les sciences
humaines et sociales »).

53
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

En premier lieu, il faut évidemment supposer que lorsque la source et


le récepteur ne partagent pas un même ensemble de croyances collec-
tives à l’égard de l’objet, sa représentation iconographique par la source
devrait être mal comprise, voire non reconnue par le récepteur. Il
faudrait ensuite montrer que des sources qui se différencient quant
à leurs croyances à l’égard d’un objet social devraient produire des
iconographies différentes de cet objet. Enfin, il faudrait montrer que
des récepteurs qui se différencient quant à leurs croyances à l’égard
d’un objet social devraient interpréter différemment une même icono-
graphie de cet objet.
On définit ainsi les trois questions de recherche développées dans cet
ouvrage. Mais avant de voir comment on peut essayer d’y répondre, il
reste à comprendre par quel processus des croyances relatives à notre
environnement social peuvent se traduire en images.
Chapitre 4

Imagerie mentale et cognition sociale

D ans le chapitre précédent, j’ai pris comme exemple le mythe


d’Icare pour illustrer le lien entre croyances et iconographie.
Revenons un instant au tableau de Landon (fig. 4) et faisons une
seconde petite expérience. Imaginons que cette image nous soit livrée
sans titre… et remarquons immédiatement que le seul détail qui la
réfère au mythe d’Icare est la curieuse présence d’ailes dans le dos
des personnages. Mais lorsque nous recevons le mythe sous sa forme
verbale, les mots que nous entendons ou que nous lisons évoquent
en nous des images. Ce phénomène est celui de l’imagerie mentale
et nous allons voir à présent comment il peut expliquer le lien entre
les croyances produites par la cognition sociale et leur représentation
iconographique.

Phénoménologie de l’imagerie mentale

La capacité de l’être humain à se représenter mentalement des objets


ou des situations du monde sensible est connue depuis l’antiquité.
Mais c’est à partir de l’apparition de la psychologie scientifique que
le phénomène sera véritablement étudié. Vers la fin du xixe siècle,
Galton (1879) interroge des sujets sur les images mentales que leur
évoquent certains mots. Mais avec Watson, à partir de 1913, la volonté
de développer une psychologie objective va progressivement supplan-
ter les travaux ayant recours à l’introspection. Le « behaviourisme »
prétend alors ne s’intéresser qu’à des faits objectivement observables

55
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

en délaissant ce qui se passe dans « la boîte noire » que constitue le


cerveau. Près d’un siècle après Galton, Piaget, qui s’intéresse au déve-
loppement de l’intelligence chez l’enfant, trouvera le moyen d’étudier
la formation des images mentales sans passer par l’introspection8.
Il distingue deux types d’images mentales.
Les images reproductrices : Ce sont des images statiques qui peuvent
être définies comme des « évocations mentales » d’expériences percep-
tives passées (Denis, 1989).
Les images anticipatrices : Ce sont des images qui correspondent à
« des mouvements ou transformations ainsi que leurs résultats, mais
sans avoir assisté antérieurement à leur réalisation » (Piaget et Inhelder,
1966, p. 56).
Pour Piaget, le rôle de la perception dans la formation des images
mentales est mineur, y compris lorsqu’il s’agit d’images reproductrices.
Selon lui, notre capacité à former des images mentales est principa-
lement sous-tendue par des opérations cognitives dont la maîtrise
s’améliore avec l’âge de l’enfant. Ainsi, la capacité à former des images
reproductrices apparaît entre deux et trois ans tandis que les images
anticipatrices n’apparaissent qu’à partir de sept ou huit ans.
Piaget avait très certainement raison de penser que la maîtrise de
certaines compétences cognitives est nécessaire à la formation d’une
image mentale. Mais il avait tort de négliger le rôle de la perception.
En effet, à partir des années 1970, plusieurs travaux vont montrer que
la formation de l’image mentale d’un objet implique bien les circuits
nerveux mis à contribution dans la perception visuelle (Bower, 1972 ;
Segal et Fusella, 1970). Par exemple, Segal et Fusella demandent à des
sujets de former l’image mentale d’un objet ou d’évoquer mentalement

8. Piaget déduit l’utilisation d’images mentales par le sujet à partir de gestuelles et de


commentaires verbaux observés lors de la réalisation d’une tâche.

56
Imagerie mentale et cognition sociale

un son9. Dans le même temps, on leur présente très brièvement un


point faiblement lumineux ou un son de faible intensité. On leur
demande enfin s’ils ont vu le point lumineux ou entendu le son. On
constate alors que ceux qui ont formé l’image mentale d’un objet n’ont
pas perçu le point lumineux, mais ont entendu le son. Au contraire,
ceux qui ont évoqué mentalement un son ont bien perçu le point
lumineux, mais n’ont pas entendu le son qui leur était présenté. Il
apparaît donc que la formation d’une image mentale interfère bien
avec les circuits neurophysiologiques impliqués dans la perception
visuelle.

Des mots et des images

Pour demander à quelqu’un de former l’image mentale d’un objet


donné, on lui désigne souvent cet objet à partir d’un mot. On va alors
constater que les mots d’une langue peuvent se distinguer quant à leurs
capacités de suggérer des images mentales. Ces distinctions peuvent
s’apprécier selon au moins trois critères :
La concrétude d’un mot repose sur le fait que ce dernier désigne un
individu, objet ou un lieu pouvant être appréhendé par l’un de nos
cinq sens (Paivio, Yuille et Madigan, 1968). Pour évaluer ce critère, on
peut par exemple demander aux sujets de situer le mot sur une échelle
en plusieurs points, depuis un pôle minimum « très peu concret »
jusqu’à un pôle maximum « très concret », en leur précisant qu’un mot
« très concret » désigne quelque chose que l’on peut voir, entendre,
toucher, sentir ou goûter.
La valeur d’imagerie d’un mot reflète sa capacité à susciter plus ou
moins rapidement une image mentale (Denis, 1983). Pour évaluer
ce critère, on demande aux sujets de situer le mot sur une échelle

9. Nos capacités d’évocation mentale ne sont pas exclusivement réservées à des objets
visuellement perceptibles. Nous pouvons évoquer mentalement un son, une odeur ou
un goût.

57
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

en plusieurs points, depuis un pôle minimum « ce mot m’évoque


une image mentale très difficilement et lentement », jusqu’à un pôle
maximum « ce mot m’évoque une image mentale très facilement et
rapidement ».
La variabilité d’imagerie d’un mot (Sanfeliu et Fernandez, 1996)
reflète sa capacité à susciter un nombre plus ou moins important
d’images mentales. Pour l’évaluer, on demande aux sujets de situer
le mot sur une échelle en plusieurs points depuis un pôle minimum
« ce mot m’évoque peu d’images mentales », jusqu’à un pôle maxi-
mum « ce mot m’évoque beaucoup d’images mentales ». On peut aussi
demander aux sujets de décrire les images mentales suscitées par le
mot et comptabiliser ensuite le nombre d’images mentales différentes
recueillies.
On trouve dans la littérature un très grand nombre de travaux dans
lesquels ces mesures ont été réalisées pour de longues listes de mots
dans une langue donnée (voir notamment Bonin et al., 2003). Ces
travaux ont généralement été menés dans le but d’établir des normes
pour les mots d’une langue. Ils sont souvent utilisés par les psycholin-
guistes ou les psychologues de la cognition lorsqu’ils construisent des
dispositifs expérimentaux à partir d’un matériel lexical (i. e. listes de
mots à mémoriser).
L’activité d’imagerie mentale suscitée à partir de mots trouve son
pendant dans l’activité de dénomination qui consiste à retrouver le
mot qui correspond le mieux à une image (Humphreys, Riddoch,
et Quinlan, 1988 ; Johnson, Paivio, et Clark, 1996 ; Levelt, 1989).
Dans une recherche relativement récente, Cannard et ses collabora-
teurs (2006) ont testé les capacités de dénomination chez des enfants
de trois à huit ans et ce pour 363 images d’objets dessinés au trait.
Chaque image représente un objet, un animal ou une personne sans
aucun décor. Afin d’éviter des effets de fatigue, chaque enfant ayant
participé à l’étude n’a répondu qu’à une partie des questions posées
et cela à propos d’un nombre limité d’images. Ce qui fait qu’au total,
plus de 9 000 enfants ont participé à cette recherche. En fait, chaque
image a été évaluée auprès de 480 enfants répartis sur six tranches d’âge

58
Imagerie mentale et cognition sociale

(3, 4, 5, 6, 7 et 8 ans). On considère qu’une dénomination est correcte


lorsque l’enfant donne le mot exact qui désigne l’objet représenté par
l’image10. Les résultats montrent que pour 74 % de ces images, on
obtient des taux de dénominations correctes égaux ou supérieurs à
70 % chez les enfants de huit ans. En moyenne, pour près des trois
quarts des images évaluées, le taux de dénominations correctes dépasse
les 80 % chez les enfants de cette tranche d’âge. Ces données nous
montrent donc que très tôt, nous sommes capables d’associer un mot
à une image et ceci de façon très consensuelle.

L’imagerie mentale dans la pensée sociale

Pour le chercheur, les produits de la pensée sociale sont généralement


explorés à partir des productions discursives des individus. À propos
d’un objet donné, qu’il s’agisse d’un objet physique, d’un phénomène
naturel, d’une pratique sociale, ou d’un groupe de personnes, il s’agit
en premier lieu de recueillir des éléments lexicaux, puis d’identifier
ceux qui sont les plus usités dans la population sous étude lorsque
ses membres évoquent ou décrivent l’objet. Pendant longtemps, cet
objectif a été poursuivi à partir de techniques d’entretiens, mais depuis
les années 1990, notamment dans le domaine de l’étude des représen-
tations sociales (Vergès, 1992), sont apparues des méthodes de plus en
plus sophistiquées reposant sur des techniques d’association verbale
(De Rosa, 2003). Toutefois, quelles que soient les techniques utilisées,
on s’est rarement intéressé à la valeur d’imagerie des matériaux lexicaux
recueillis. Il existe pourtant quelques recherches très instructives sur
cette question, en voici plusieurs exemples.

Imagerie mentale et classe d’objets physiques


Dans une étude portant sur 22 catégories sémantiques de la langue
française (Dubois, 1983), on demande aux sujets soit d’indiquer

10. À quelques exceptions près, par exemple « table à repasser » est considéré comme
équivalent à « planche à repasser ».

59
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

verbalement des exemplaires de chaque catégorie stimulus (consigne


« verbale »), soit d’indiquer des exemplaires après en avoir formé une
image mentale (consigne « imagerie »). On observe alors (cf. tableau 4),
que le nombre moyen d’exemplaires produits est nettement plus
important en consigne verbale qu’en consigne d’imagerie (11,12
contre 6,65 ; la moyenne a été calculée à partir du nombre d’exem-
plaires produits par chaque sujet ayant participé à l’expérimentation).
L’auteur explique cette différence par une plus grande difficulté de
la tâche d’imagerie et par la limite temporelle qui lui était impartie
(1 minute 30, comme pour la consigne verbale). Dans le même sens, le
nombre d’exemplaires différents produits sous les deux consignes varie
considérablement. Ici on dénombre le nombre d’exemplaires différents
produits à partir de l’ensemble des réponses de tous les sujets.

Tableau 4. Nombre moyen d’exemplaires cités (consigne verbale)


et imagés (consigne d’imagerie) et nombre d’exemplaires différents
cités et imagés pour 22 catégories sémantiques (Dubois, 1983).

Consigne verbale Consigne imagerie


nb moyen nb exp. diff. nb moyen nb exp. diff.

Animaux 17,33 223 8,76 101


Vêtements 15,49 112 8,06 61
Fruits 14,13 63 8,5 45
Instruments de musique 13,45 87 7,65 46
Sports 12,89 102 6,94 63
Oiseaux 11,86 102 6,76 65
Professions 11,68 232 5,76 85
Légumes 11,25 60 9,8 46
Meubles 11,11 102 10,75 64
Boissons 11,02 93 6,15 57
Fleurs 10,93 97 6,18 56
Arbres 10,92 87 6,09 45

60
Imagerie mentale et cognition sociale

Consigne verbale Consigne imagerie


nb moyen nb exp. diff. nb moyen nb exp. diff.

Véhicules 10,92 124 6,47 65


Poissons 10,45 92 6,03 57
Outils 10,1 148 5,77 54
Armes 10,07 112 5,18 47
Insectes 9,24 60 5,53 34
Récipients 8,87 83 4,94 41
Jouets 8,83 152 5,23 54
Bâtiments 8,59 154 4,38 72
Métaux 8,09 52 5,26 29
Ustensiles 7,33 123 7 55

On observe 112 exemplaires différents cités en moyenne sous consigne


verbale et seulement 56,4 sous consigne d’imagerie. Enfin, l’auteur
remarque une nette corrélation entre le nombre d’exemplaires diffé-
rents produits sous consigne verbale et le nombre d’exemplaires diffé-
rents produits sous consigne d’imagerie. En d’autres termes, plus le
nombre d’exemplaires dénommés d’une catégorie sémantique est
important et plus le nombre d’images mentales associées à cette caté-
gorie est important lui aussi. Pour le dire autrement, plus l’extension
lexicale d’une catégorie est large et plus elle donne lieu à une imagerie
mentale diversifiée. Toutefois, malgré ce lien, il apparaît que le nombre
d’exemplaires imagés est toujours inférieur au nombre d’exemplaires
dénommés.
Ce résultat est très intéressant parce qu’il suggère une plus grande
homogénéité des produits de l’imagerie mentale. Lorsque les indivi-
dus ont à produire des images mentales d’exemplaires d’une catégorie
sémantique, ils produisent moins d’exemplaires et moins d’exemplaires
différents que lorsqu’ils n’ont qu’à dénommer verbalement ces exem-
plaires. Cela revient à dire qu’au travers du processus de dénomination

61
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

verbale, les individus évoquent beaucoup d’objets différents, tandis


qu’au travers du processus d’imagerie mentale, ils ont davantage
tendance à « voir » les mêmes choses.

Imagerie mentale et scripts d’événements


Il est très difficile de trouver des travaux ayant exploré l’imagerie
mentale associée à des scripts d’événements sociaux. En rédigeant cet
ouvrage, j’ai tenté d’en identifier sur plusieurs bases de données et mes
recherches sont restées infructueuses. Cela tient peut-être au fait que
les éléments constitutifs d’un script sont tellement concrets et circons-
tanciés que les chercheurs n’ont pas éprouvé le besoin de connaître
l’imagerie mentale qu’ils pouvaient susciter. Mais, bien qu’il ne soit
pas directement rattaché à la cognition sociale, il existe un domaine où
l’imagerie mentale de scripts d’événements a largement été explorée et
utilisée. Il s’agit de la psychologie du sport. Dans cette discipline, on
s’est intéressé aux effets de l’imagerie mentale sur la performance. C’est
ainsi que de nombreux travaux ont exploré l’impact d’une activité
d’imagerie mentale répétée sur la maîtrise d’un geste technique. On
distingue alors l’imagerie interne et externe (Hardy et Callow, 1999 ;
Mahoney et Avener, 1977 ; White et Hardy, 1995). Le premier type
d’imagerie mentale consiste à visualiser une séquence de gestes comme
si nous la réalisions nous-même. Dans le second cas, le sujet se place en
position de spectateur et visualise mentalement la séquence adoptée par
une autre personne. L’imagerie interne est plutôt utilisée pour amélio-
rer le contrôle moteur d’une séquence tandis que l’utilisation de l’ima-
gerie externe répond davantage à des objectifs de réduction de l’anxiété.
Le geste sportif est évidemment régulé par des conventions, mais
aussi par de contraintes techniques. En ce sens, il ne correspond pas
terme à terme à un script d’événement social. Toutefois, il arrive que
dans la pratique, on propose à l’athlète de visualiser des séquences si
larges qu’elles décrivent finalement ce que nous pourrions appeler une
situation sociale. Notamment parce que ces séquences incluent des
interactions avec d’autres personnes. Le tableau 5 fournit un exemple
de ce type de séquence, proposée à des gymnastes.

62
Imagerie mentale et cognition sociale

Tableau 5. Une séquence de « saut à cheval » à visualiser mentalement.

Tu es à une compétition de gymnastique par équipes. La salle est spacieuse avec


du matériel Gymnova rouge et beige. Tu es au saut de cheval. La piste d’élan
est rouge, la table de saut est au bout de la piste. Tu regardes le tremplin et le
tapis vert que tu as placé devant le tremplin lors de l’échauffement. Tu portes un
justaucorps bleu, les autres membres de l’équipe bougent autour de toi. C’est à
toi. La juge arbitre lève son bras. Tu te présentes et te prépares à réaliser ton saut
qui est un yuchenko. Tu cours sur la piste, tu regardes la marque de magnésie
que tu as tracée lors de l’échauffement, et à l’arrivée sur la marque, tu réalises
le sursaut. Tu poses les mains sur le petit tapis vert, tu effectues la rondade et
tu poses les pieds sur le tremplin. Tu réalises le flic-flac arrière pour rentrer en
contact avec la table de saut, le salto arrière et tu te réceptionnes sur les tapis.

D’après Lopez, Clamels, Naman et Holmes (2004).

La psychologie du sport nous fournit donc des exemples d’imagerie


mentale associée à des scripts d’événements et on peut supposer que
dans certains sports et pour certaines séquences d’événements, cette
imagerie mentale fait l’objet de larges consensus.

Imagerie mentale et catégorisation de personnes


Existe-t-il des consensus d’imagerie mentale lorsque les individus
pensent à des catégories de personnes ? C’est la question posée par
une étude menée en 1998 auprès de 67 étudiants américains (Green et
Ashmore). Les auteurs souhaitent explorer l’imagerie mentale de quatre
catégories de femmes (femme au foyer, prostituée, femme active11 et
féministe), et quatre catégories d’hommes (cadre dirigeant, homme
efféminé, homosexuel et intellectuel12). Dans un premier temps, les
participants (des deux sexes), sont entraînés à décrire précisément
des images mentales qu’on leur demande de former à propos d’objets
n’ayant rien à voir avec la recherche. Ensuite, il leur est proposé la
consigne suivante :

11. Le terme exact est « career woman ».


12. Le terme exact est « nerd » qui correspond plutôt à notre « intello ».

63
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

« Je vais vous demander de fouiller dans vos souvenirs et de former


des images de huit différentes catégories de personnes. La première
catégorie est un “cadre dirigeant”. Prenez votre temps, fermez éven-
tuellement les yeux et faites-vous une image d’un “cadre dirigeant”,
décrivez-moi ensuite ce que vous voyez ».
Évidemment, puisqu’ils y ont été préalablement entraînés, les partici-
pants produisent des descriptions très détaillées des images mentales
qu’ils forment. Ces descriptions sont ensuite analysées à partir de 31
catégories, elles aussi très détaillées (vêtements portés par la personne,
apparence physique attrayante ou pas, posture, style de chaussures, de
pantalon, longueur de cheveux, etc.). Les tableaux 6 et 7 montrent
les éléments d’imagerie les plus consensuels (> 60 %), pour chaque
catégorie.
Les résultats de cette recherche sont assez troublants. Ils suggèrent en
premier lieu que certains traits d’imagerie mentale font l’objet de très
larges consensus chez les participants.

Tableau 6. Les traits d’imagerie mentale les plus consensuels


pour quatre catégories masculines.

Catégories d’hommes
Cadre dirigeant Efféminé

costume 67,5 % chemise 74,6 %


chemise 77,6 % mince 67,2 %
plutôt grand 86,6 %
debout 62,7 %
Homosexuel Intello

chaussures loisir 73,1 % chaussures loisir 79,1 %


pantalon « jean » 65,7 % pantalon « jean » 73,1 %

Pour certaines catégories, on devine l’action de stéréotypes (cf. « Le


processus de catégorisation sociale »), très prégnants. Ainsi, l’imagerie
mentale des cadres dirigeants semble très imprégnée de traits liés à
leurs tenues vestimentaires (costume, chemise, cf. tableau 6). Celle

64
Imagerie mentale et cognition sociale

des prostituées est caricaturale (les participants les « voient » en tenue


provocante et train de racoler, cf. tableau 7), de même que celle des
femmes au foyer (en surpoids, en train d’effectuer une corvée ou le
ménage dans l’arrière-cour de la maison).

Tableau 7. Les traits d’imagerie mentale les plus consensuels


pour quatre catégories féminines.

Catégories de femmes
Femme au foyer Prostituée

corvée 74,6 % racolage 61,2 %


dans la cour 94 % mini-jupe 71,6 %
ménage 65,7 % talons hauts 68,7 %
surpoids 79,1 % maquillage 83,6 %
mince 62,7 %
Career woman Féministe

dans un bureau 73,1 %


veste 82,1 %
jupe 88,1 %
chemise 77,6 %
mince 68,7 % poids moyen 83,6 %
debout 67,2 %
bas 68,7 %
talons moyens 71,6 %
en compagnie 67,2 %

Mais les traits les plus consensuels dans l’imagerie des femmes actives
(career woman) surprennent par leur nombre et leur précision. Comme
il est surprenant que pour les féministes, le seul trait d’imagerie qui
dépasse les 60 % soit relatif à leur poids. Enfin, on s’étonne que la
posture debout ne suscite des consensus significatifs que pour les cadres
dirigeants et les femmes actives. Ainsi, pour les femmes au foyer, elle
n’est évoquée que par 15 % des participants, 38 % pour les prostituées,
47 % pour les féministes, 52 % pour les hommes efféminés, 19 %
pour les homosexuels et 12 % pour les intellos. Il y a là assurément
des logiques difficiles à déceler. On peut toutefois remarquer que ce
sont les catégories définies par des statuts sociaux (cadres dirigeants,

65
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

femmes au foyer, femmes actives et prostituées), qui donnent lieu aux


plus larges consensus quant à leur imagerie mentale. Au contraire,
les catégories définies par des orientations personnelles, liées à des
préférences sexuelles, à des capacités intellectuelles, à des choix idéo-
logiques ou tout simplement à des « manières d’être » (homosexuels,
intello, féministes ou hommes efféminés), sont celles qui suscitent les
moins de consensus dans leur imagerie mentale. Un peu comme si les
participants pensaient que le statut social supplantait les orientations
personnelles. En cela, il faut leur reconnaître une certaine lucidité
puisque, comme chacun sait, on peut être une femme active fémi-
niste, une prostituée intellectuelle ou un cadre dirigeant homosexuel.
Quoi qu’il en soit, cette recherche atteste du fait qu’il existe bien des
consensus à propos de certains traits d’imagerie mentale attachés à des
catégories de personnes.

Imagerie mentale et représentations sociales


Dans le domaine des représentations sociales (cf. « Les représentations
sociales »), les recherches qui se sont intéressées à la question de l’ima-
gerie mentale sont rares elles aussi. Mais on peut toutefois en trouver
des exemples. Dans un travail publié en 2008, je m’étais attardé sur
cette question à propos des représentations du monde de l’entreprise.
Des recherches antérieures (Moliner, 1996), avaient permis d’identi-
fier certains éléments lexicaux fortement associés à cet objet. Partant,
il s’agissait de savoir si ces mots, sources de consensus importants
dans les populations étudiées, suscitaient également des consensus
d’imagerie mentale. La recherche (Moliner, 2008), consistait donc
à demander aux participants de former et de décrire brièvement des
images mentales à partir des différents mots de ce lexique consensuel.
Le tableau 8 présente les résultats de ce travail.

66
Imagerie mentale et cognition sociale

Tableau 8. Images mentales associées à six mots du lexique


de la représentation sociale du monde de l’entreprise.

Profit De l’argent (63 %)


Patron Un homme (43 %)
Économie De l’argent (26 %)
Concurrence Une course, un combat (16 %)
Production Une usine (23 %)
Organisation Organigramme ou planning (20 %)

Comme on peut le constater, le terme « profit » suscite une imagerie


relativement consensuelle puisque pour 63 % des personnes interro-
gées, il évoque l’image de l’argent. Il faut toutefois préciser qu’il existe
une relative diversité de l’imagerie mentale recueillie dans cette étude.
Pour certains participants, l’argent était mentalement visualisé sous la
forme de liasses de billets de banque. Pour d’autres, l’image était plutôt
celle d’un empilement de pièces d’or (un peu comme on peut le voir
dans les aventures du fameux « Picsou » de Walt Disney). Mais au-delà
de cette diversité, on comprend que globalement, le terme « profit »
suscite à peu près la même imagerie mentale chez les participants ; en
l’occurrence l’image d’un argent matérialisé dans sa forme physique.
Dans un autre travail (Moliner, 2010), il s’agissait d’identifier des
consensus dans l’imagerie mentale de la représentation du « trouble
mental ». Ainsi, à partir de ce terme, on demandait aux sujets, étudiants
en psychologie, de noter cinq mots ou expressions qui leur venaient
spontanément à l’esprit. Ensuite, pour chaque mot produit, les sujets
devaient décrire l’image mentale évoquée par le mot. Le tableau 9
présente les mots les plus fréquemment associés à l’inducteur « trouble
mental ».

67
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Tableau 9. Mots les plus fréquemment associés


au trouble mental et catégories d’imagerie mentale.

IMAGERIE MENTALE

Mots induits et fréquences Personnes Objets/lieux Autre

schizophrénie 46 % 57,14 % 21,43 % 21,43 %


folie 40 % 41,67 % 50,00 % 8,33 %
psychose 26 % 25,00 % 50,00 % 25,00 %
maladie 26 % 25,00 % 50,00 % 25,00 %
paranoïa 20 % 16,67 % 33,33 % 50,00 %

Les images mentales associées aux induits ont été réparties en trois
catégories selon qu’elles correspondaient à des personnes, des objets
et des lieux ou enfin qu’elles n’appartenaient à aucune de ces deux
catégories. Pour ce qui concerne les mots associés au trouble mental
et sans entrer dans le détail de cette étude, on constate aisément qu’ils
relèvent de deux registres. L’un plutôt naïf ou très général (folie, mala-
die), tandis que l’autre est plus spécialisé et expert (schizophrénie,
psychose, paranoïa). Pour ce qui concerne les images mentales qui leur
sont associées, on remarque aussi que chaque mot établit un consensus
assez net d’imagerie mentale. Le terme schizophrénie évoque l’image
d’une personne pour 57 % des sujets, tandis que « folie », « psychose »
et « maladie » évoquent plutôt des images d’objets et de lieux. Il faut
ici préciser que les images mentales de chaque catégorie relèvent
d’une assez grande diversité. Ainsi par exemple, dans la catégorie
des personnes, on trouve aussi bien l’évocation d’un membre de la
famille (i. e. « mon cousin »), que celle d’un personnage de fiction
(i. e. « Dr Jekill »). Quoi qu’il en soit, il semble bien que les représen-
tations sociales puissent elles aussi générer des imageries mentales rela-
tivement consensuelles. Dans cette étude, 70 % des sujets interrogés
évoquent finalement l’image d’une personne lorsqu’elles mobilisent
leur représentation du trouble mental. En cela, ce résultat s’inscrit
parfaitement dans la lignée des travaux de Jodelet (1989), qui avait
montré que la représentation sociale de la maladie mentale définissait

68
Imagerie mentale et cognition sociale

un système de catégorisation naïve des troubles, mais aussi un système


de catégorisation des malades et donc des personnes.
On peut enfin citer ici un travail récent (Cohen, 2015), portant sur les
représentations sociales du médicament. L’auteur propose aux parti-
cipants soit de réaliser une tâche d’association verbale classique, soit
de réaliser une « tâche d’association iconographique » en formant des
images mentales à partir de l’inducteur « médicament ». Comme dans
les recherches précédentes, les résultats font apparaître des consensus
verbaux et des consensus d’imagerie mentale. Par exemple, l’un des
mots les plus cités est « pharmacie » (35 % des répondants). Il s’agit du
second mot le plus cité après le mot « médecin » (44 %). Dans la tâche
d’association iconographique, « la croix de la pharmacie » est citée par
34 % des répondants. C’est l’image mentale la plus fréquente après
celle d’un « cachet » (45 %). Dans une seconde étude, les répondants
doivent choisir parmi trois images qui leur sont présentées celle qu’ils
jugent la plus représentative du mot « pharmacie ». La première image
montre un caducée dans une croix verte, la seconde montre un comp-
toir de pharmacie avec des boîtes de médicaments alignés derrière, la
troisième montre une croix verte en néons. La première image est choi-
sie par 35 % des répondants, la seconde par 15 % et la troisième par
49 %. C’est donc 84 % des répondants qui sélectionnent une image
visuelle correspondant à une des images mentales les plus fréquentes.
–––––
Les différentes recherches qui viennent d’être exposées nous montrent
donc que lorsque les individus pensent à un objet, social ou non, ils
sont tout autant capables de lui associer des mots que des images
mentales. Elles montrent également que certaines de ces images
mentales peuvent faire l’objet de larges consensus. Enfin, la recherche
de Cohen (op. cit.) illustre le rôle que peuvent jouer ces consensus
d’imagerie mentale dans un processus de sélection d’images visuelles.
Chapitre 4

Imagerie mentale et cognition sociale

D ans le chapitre précédent, j’ai pris comme exemple le mythe


d’Icare pour illustrer le lien entre croyances et iconographie.
Revenons un instant au tableau de Landon (fig. 4) et faisons une
seconde petite expérience. Imaginons que cette image nous soit livrée
sans titre… et remarquons immédiatement que le seul détail qui la
réfère au mythe d’Icare est la curieuse présence d’ailes dans le dos
des personnages. Mais lorsque nous recevons le mythe sous sa forme
verbale, les mots que nous entendons ou que nous lisons évoquent
en nous des images. Ce phénomène est celui de l’imagerie mentale
et nous allons voir à présent comment il peut expliquer le lien entre
les croyances produites par la cognition sociale et leur représentation
iconographique.

Phénoménologie de l’imagerie mentale

La capacité de l’être humain à se représenter mentalement des objets


ou des situations du monde sensible est connue depuis l’antiquité.
Mais c’est à partir de l’apparition de la psychologie scientifique que
le phénomène sera véritablement étudié. Vers la fin du xixe siècle,
Galton (1879) interroge des sujets sur les images mentales que leur
évoquent certains mots. Mais avec Watson, à partir de 1913, la volonté
de développer une psychologie objective va progressivement supplan-
ter les travaux ayant recours à l’introspection. Le « behaviourisme »
prétend alors ne s’intéresser qu’à des faits objectivement observables

55
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

en délaissant ce qui se passe dans « la boîte noire » que constitue le


cerveau. Près d’un siècle après Galton, Piaget, qui s’intéresse au déve-
loppement de l’intelligence chez l’enfant, trouvera le moyen d’étudier
la formation des images mentales sans passer par l’introspection8.
Il distingue deux types d’images mentales.
Les images reproductrices : Ce sont des images statiques qui peuvent
être définies comme des « évocations mentales » d’expériences percep-
tives passées (Denis, 1989).
Les images anticipatrices : Ce sont des images qui correspondent à
« des mouvements ou transformations ainsi que leurs résultats, mais
sans avoir assisté antérieurement à leur réalisation » (Piaget et Inhelder,
1966, p. 56).
Pour Piaget, le rôle de la perception dans la formation des images
mentales est mineur, y compris lorsqu’il s’agit d’images reproductrices.
Selon lui, notre capacité à former des images mentales est principa-
lement sous-tendue par des opérations cognitives dont la maîtrise
s’améliore avec l’âge de l’enfant. Ainsi, la capacité à former des images
reproductrices apparaît entre deux et trois ans tandis que les images
anticipatrices n’apparaissent qu’à partir de sept ou huit ans.
Piaget avait très certainement raison de penser que la maîtrise de
certaines compétences cognitives est nécessaire à la formation d’une
image mentale. Mais il avait tort de négliger le rôle de la perception.
En effet, à partir des années 1970, plusieurs travaux vont montrer que
la formation de l’image mentale d’un objet implique bien les circuits
nerveux mis à contribution dans la perception visuelle (Bower, 1972 ;
Segal et Fusella, 1970). Par exemple, Segal et Fusella demandent à des
sujets de former l’image mentale d’un objet ou d’évoquer mentalement

8. Piaget déduit l’utilisation d’images mentales par le sujet à partir de gestuelles et de


commentaires verbaux observés lors de la réalisation d’une tâche.

56
Imagerie mentale et cognition sociale

un son9. Dans le même temps, on leur présente très brièvement un


point faiblement lumineux ou un son de faible intensité. On leur
demande enfin s’ils ont vu le point lumineux ou entendu le son. On
constate alors que ceux qui ont formé l’image mentale d’un objet n’ont
pas perçu le point lumineux, mais ont entendu le son. Au contraire,
ceux qui ont évoqué mentalement un son ont bien perçu le point
lumineux, mais n’ont pas entendu le son qui leur était présenté. Il
apparaît donc que la formation d’une image mentale interfère bien
avec les circuits neurophysiologiques impliqués dans la perception
visuelle.

Des mots et des images

Pour demander à quelqu’un de former l’image mentale d’un objet


donné, on lui désigne souvent cet objet à partir d’un mot. On va alors
constater que les mots d’une langue peuvent se distinguer quant à leurs
capacités de suggérer des images mentales. Ces distinctions peuvent
s’apprécier selon au moins trois critères :
La concrétude d’un mot repose sur le fait que ce dernier désigne un
individu, objet ou un lieu pouvant être appréhendé par l’un de nos
cinq sens (Paivio, Yuille et Madigan, 1968). Pour évaluer ce critère, on
peut par exemple demander aux sujets de situer le mot sur une échelle
en plusieurs points, depuis un pôle minimum « très peu concret »
jusqu’à un pôle maximum « très concret », en leur précisant qu’un mot
« très concret » désigne quelque chose que l’on peut voir, entendre,
toucher, sentir ou goûter.
La valeur d’imagerie d’un mot reflète sa capacité à susciter plus ou
moins rapidement une image mentale (Denis, 1983). Pour évaluer
ce critère, on demande aux sujets de situer le mot sur une échelle

9. Nos capacités d’évocation mentale ne sont pas exclusivement réservées à des objets
visuellement perceptibles. Nous pouvons évoquer mentalement un son, une odeur ou
un goût.

57
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

en plusieurs points, depuis un pôle minimum « ce mot m’évoque


une image mentale très difficilement et lentement », jusqu’à un pôle
maximum « ce mot m’évoque une image mentale très facilement et
rapidement ».
La variabilité d’imagerie d’un mot (Sanfeliu et Fernandez, 1996)
reflète sa capacité à susciter un nombre plus ou moins important
d’images mentales. Pour l’évaluer, on demande aux sujets de situer
le mot sur une échelle en plusieurs points depuis un pôle minimum
« ce mot m’évoque peu d’images mentales », jusqu’à un pôle maxi-
mum « ce mot m’évoque beaucoup d’images mentales ». On peut aussi
demander aux sujets de décrire les images mentales suscitées par le
mot et comptabiliser ensuite le nombre d’images mentales différentes
recueillies.
On trouve dans la littérature un très grand nombre de travaux dans
lesquels ces mesures ont été réalisées pour de longues listes de mots
dans une langue donnée (voir notamment Bonin et al., 2003). Ces
travaux ont généralement été menés dans le but d’établir des normes
pour les mots d’une langue. Ils sont souvent utilisés par les psycholin-
guistes ou les psychologues de la cognition lorsqu’ils construisent des
dispositifs expérimentaux à partir d’un matériel lexical (i. e. listes de
mots à mémoriser).
L’activité d’imagerie mentale suscitée à partir de mots trouve son
pendant dans l’activité de dénomination qui consiste à retrouver le
mot qui correspond le mieux à une image (Humphreys, Riddoch,
et Quinlan, 1988 ; Johnson, Paivio, et Clark, 1996 ; Levelt, 1989).
Dans une recherche relativement récente, Cannard et ses collabora-
teurs (2006) ont testé les capacités de dénomination chez des enfants
de trois à huit ans et ce pour 363 images d’objets dessinés au trait.
Chaque image représente un objet, un animal ou une personne sans
aucun décor. Afin d’éviter des effets de fatigue, chaque enfant ayant
participé à l’étude n’a répondu qu’à une partie des questions posées
et cela à propos d’un nombre limité d’images. Ce qui fait qu’au total,
plus de 9 000 enfants ont participé à cette recherche. En fait, chaque
image a été évaluée auprès de 480 enfants répartis sur six tranches d’âge

58
Imagerie mentale et cognition sociale

(3, 4, 5, 6, 7 et 8 ans). On considère qu’une dénomination est correcte


lorsque l’enfant donne le mot exact qui désigne l’objet représenté par
l’image10. Les résultats montrent que pour 74 % de ces images, on
obtient des taux de dénominations correctes égaux ou supérieurs à
70 % chez les enfants de huit ans. En moyenne, pour près des trois
quarts des images évaluées, le taux de dénominations correctes dépasse
les 80 % chez les enfants de cette tranche d’âge. Ces données nous
montrent donc que très tôt, nous sommes capables d’associer un mot
à une image et ceci de façon très consensuelle.

L’imagerie mentale dans la pensée sociale

Pour le chercheur, les produits de la pensée sociale sont généralement


explorés à partir des productions discursives des individus. À propos
d’un objet donné, qu’il s’agisse d’un objet physique, d’un phénomène
naturel, d’une pratique sociale, ou d’un groupe de personnes, il s’agit
en premier lieu de recueillir des éléments lexicaux, puis d’identifier
ceux qui sont les plus usités dans la population sous étude lorsque
ses membres évoquent ou décrivent l’objet. Pendant longtemps, cet
objectif a été poursuivi à partir de techniques d’entretiens, mais depuis
les années 1990, notamment dans le domaine de l’étude des représen-
tations sociales (Vergès, 1992), sont apparues des méthodes de plus en
plus sophistiquées reposant sur des techniques d’association verbale
(De Rosa, 2003). Toutefois, quelles que soient les techniques utilisées,
on s’est rarement intéressé à la valeur d’imagerie des matériaux lexicaux
recueillis. Il existe pourtant quelques recherches très instructives sur
cette question, en voici plusieurs exemples.

Imagerie mentale et classe d’objets physiques


Dans une étude portant sur 22 catégories sémantiques de la langue
française (Dubois, 1983), on demande aux sujets soit d’indiquer

10. À quelques exceptions près, par exemple « table à repasser » est considéré comme
équivalent à « planche à repasser ».

59
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

verbalement des exemplaires de chaque catégorie stimulus (consigne


« verbale »), soit d’indiquer des exemplaires après en avoir formé une
image mentale (consigne « imagerie »). On observe alors (cf. tableau 4),
que le nombre moyen d’exemplaires produits est nettement plus
important en consigne verbale qu’en consigne d’imagerie (11,12
contre 6,65 ; la moyenne a été calculée à partir du nombre d’exem-
plaires produits par chaque sujet ayant participé à l’expérimentation).
L’auteur explique cette différence par une plus grande difficulté de
la tâche d’imagerie et par la limite temporelle qui lui était impartie
(1 minute 30, comme pour la consigne verbale). Dans le même sens, le
nombre d’exemplaires différents produits sous les deux consignes varie
considérablement. Ici on dénombre le nombre d’exemplaires différents
produits à partir de l’ensemble des réponses de tous les sujets.

Tableau 4. Nombre moyen d’exemplaires cités (consigne verbale)


et imagés (consigne d’imagerie) et nombre d’exemplaires différents
cités et imagés pour 22 catégories sémantiques (Dubois, 1983).

Consigne verbale Consigne imagerie


nb moyen nb exp. diff. nb moyen nb exp. diff.

Animaux 17,33 223 8,76 101


Vêtements 15,49 112 8,06 61
Fruits 14,13 63 8,5 45
Instruments de musique 13,45 87 7,65 46
Sports 12,89 102 6,94 63
Oiseaux 11,86 102 6,76 65
Professions 11,68 232 5,76 85
Légumes 11,25 60 9,8 46
Meubles 11,11 102 10,75 64
Boissons 11,02 93 6,15 57
Fleurs 10,93 97 6,18 56
Arbres 10,92 87 6,09 45

60
Imagerie mentale et cognition sociale

Consigne verbale Consigne imagerie


nb moyen nb exp. diff. nb moyen nb exp. diff.

Véhicules 10,92 124 6,47 65


Poissons 10,45 92 6,03 57
Outils 10,1 148 5,77 54
Armes 10,07 112 5,18 47
Insectes 9,24 60 5,53 34
Récipients 8,87 83 4,94 41
Jouets 8,83 152 5,23 54
Bâtiments 8,59 154 4,38 72
Métaux 8,09 52 5,26 29
Ustensiles 7,33 123 7 55

On observe 112 exemplaires différents cités en moyenne sous consigne


verbale et seulement 56,4 sous consigne d’imagerie. Enfin, l’auteur
remarque une nette corrélation entre le nombre d’exemplaires diffé-
rents produits sous consigne verbale et le nombre d’exemplaires diffé-
rents produits sous consigne d’imagerie. En d’autres termes, plus le
nombre d’exemplaires dénommés d’une catégorie sémantique est
important et plus le nombre d’images mentales associées à cette caté-
gorie est important lui aussi. Pour le dire autrement, plus l’extension
lexicale d’une catégorie est large et plus elle donne lieu à une imagerie
mentale diversifiée. Toutefois, malgré ce lien, il apparaît que le nombre
d’exemplaires imagés est toujours inférieur au nombre d’exemplaires
dénommés.
Ce résultat est très intéressant parce qu’il suggère une plus grande
homogénéité des produits de l’imagerie mentale. Lorsque les indivi-
dus ont à produire des images mentales d’exemplaires d’une catégorie
sémantique, ils produisent moins d’exemplaires et moins d’exemplaires
différents que lorsqu’ils n’ont qu’à dénommer verbalement ces exem-
plaires. Cela revient à dire qu’au travers du processus de dénomination

61
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

verbale, les individus évoquent beaucoup d’objets différents, tandis


qu’au travers du processus d’imagerie mentale, ils ont davantage
tendance à « voir » les mêmes choses.

Imagerie mentale et scripts d’événements


Il est très difficile de trouver des travaux ayant exploré l’imagerie
mentale associée à des scripts d’événements sociaux. En rédigeant cet
ouvrage, j’ai tenté d’en identifier sur plusieurs bases de données et mes
recherches sont restées infructueuses. Cela tient peut-être au fait que
les éléments constitutifs d’un script sont tellement concrets et circons-
tanciés que les chercheurs n’ont pas éprouvé le besoin de connaître
l’imagerie mentale qu’ils pouvaient susciter. Mais, bien qu’il ne soit
pas directement rattaché à la cognition sociale, il existe un domaine où
l’imagerie mentale de scripts d’événements a largement été explorée et
utilisée. Il s’agit de la psychologie du sport. Dans cette discipline, on
s’est intéressé aux effets de l’imagerie mentale sur la performance. C’est
ainsi que de nombreux travaux ont exploré l’impact d’une activité
d’imagerie mentale répétée sur la maîtrise d’un geste technique. On
distingue alors l’imagerie interne et externe (Hardy et Callow, 1999 ;
Mahoney et Avener, 1977 ; White et Hardy, 1995). Le premier type
d’imagerie mentale consiste à visualiser une séquence de gestes comme
si nous la réalisions nous-même. Dans le second cas, le sujet se place en
position de spectateur et visualise mentalement la séquence adoptée par
une autre personne. L’imagerie interne est plutôt utilisée pour amélio-
rer le contrôle moteur d’une séquence tandis que l’utilisation de l’ima-
gerie externe répond davantage à des objectifs de réduction de l’anxiété.
Le geste sportif est évidemment régulé par des conventions, mais
aussi par de contraintes techniques. En ce sens, il ne correspond pas
terme à terme à un script d’événement social. Toutefois, il arrive que
dans la pratique, on propose à l’athlète de visualiser des séquences si
larges qu’elles décrivent finalement ce que nous pourrions appeler une
situation sociale. Notamment parce que ces séquences incluent des
interactions avec d’autres personnes. Le tableau 5 fournit un exemple
de ce type de séquence, proposée à des gymnastes.

62
Imagerie mentale et cognition sociale

Tableau 5. Une séquence de « saut à cheval » à visualiser mentalement.

Tu es à une compétition de gymnastique par équipes. La salle est spacieuse avec


du matériel Gymnova rouge et beige. Tu es au saut de cheval. La piste d’élan
est rouge, la table de saut est au bout de la piste. Tu regardes le tremplin et le
tapis vert que tu as placé devant le tremplin lors de l’échauffement. Tu portes un
justaucorps bleu, les autres membres de l’équipe bougent autour de toi. C’est à
toi. La juge arbitre lève son bras. Tu te présentes et te prépares à réaliser ton saut
qui est un yuchenko. Tu cours sur la piste, tu regardes la marque de magnésie
que tu as tracée lors de l’échauffement, et à l’arrivée sur la marque, tu réalises
le sursaut. Tu poses les mains sur le petit tapis vert, tu effectues la rondade et
tu poses les pieds sur le tremplin. Tu réalises le flic-flac arrière pour rentrer en
contact avec la table de saut, le salto arrière et tu te réceptionnes sur les tapis.

D’après Lopez, Clamels, Naman et Holmes (2004).

La psychologie du sport nous fournit donc des exemples d’imagerie


mentale associée à des scripts d’événements et on peut supposer que
dans certains sports et pour certaines séquences d’événements, cette
imagerie mentale fait l’objet de larges consensus.

Imagerie mentale et catégorisation de personnes


Existe-t-il des consensus d’imagerie mentale lorsque les individus
pensent à des catégories de personnes ? C’est la question posée par
une étude menée en 1998 auprès de 67 étudiants américains (Green et
Ashmore). Les auteurs souhaitent explorer l’imagerie mentale de quatre
catégories de femmes (femme au foyer, prostituée, femme active11 et
féministe), et quatre catégories d’hommes (cadre dirigeant, homme
efféminé, homosexuel et intellectuel12). Dans un premier temps, les
participants (des deux sexes), sont entraînés à décrire précisément
des images mentales qu’on leur demande de former à propos d’objets
n’ayant rien à voir avec la recherche. Ensuite, il leur est proposé la
consigne suivante :

11. Le terme exact est « career woman ».


12. Le terme exact est « nerd » qui correspond plutôt à notre « intello ».

63
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

« Je vais vous demander de fouiller dans vos souvenirs et de former


des images de huit différentes catégories de personnes. La première
catégorie est un “cadre dirigeant”. Prenez votre temps, fermez éven-
tuellement les yeux et faites-vous une image d’un “cadre dirigeant”,
décrivez-moi ensuite ce que vous voyez ».
Évidemment, puisqu’ils y ont été préalablement entraînés, les partici-
pants produisent des descriptions très détaillées des images mentales
qu’ils forment. Ces descriptions sont ensuite analysées à partir de 31
catégories, elles aussi très détaillées (vêtements portés par la personne,
apparence physique attrayante ou pas, posture, style de chaussures, de
pantalon, longueur de cheveux, etc.). Les tableaux 6 et 7 montrent
les éléments d’imagerie les plus consensuels (> 60 %), pour chaque
catégorie.
Les résultats de cette recherche sont assez troublants. Ils suggèrent en
premier lieu que certains traits d’imagerie mentale font l’objet de très
larges consensus chez les participants.

Tableau 6. Les traits d’imagerie mentale les plus consensuels


pour quatre catégories masculines.

Catégories d’hommes
Cadre dirigeant Efféminé

costume 67,5 % chemise 74,6 %


chemise 77,6 % mince 67,2 %
plutôt grand 86,6 %
debout 62,7 %
Homosexuel Intello

chaussures loisir 73,1 % chaussures loisir 79,1 %


pantalon « jean » 65,7 % pantalon « jean » 73,1 %

Pour certaines catégories, on devine l’action de stéréotypes (cf. « Le


processus de catégorisation sociale »), très prégnants. Ainsi, l’imagerie
mentale des cadres dirigeants semble très imprégnée de traits liés à
leurs tenues vestimentaires (costume, chemise, cf. tableau 6). Celle

64
Imagerie mentale et cognition sociale

des prostituées est caricaturale (les participants les « voient » en tenue


provocante et train de racoler, cf. tableau 7), de même que celle des
femmes au foyer (en surpoids, en train d’effectuer une corvée ou le
ménage dans l’arrière-cour de la maison).

Tableau 7. Les traits d’imagerie mentale les plus consensuels


pour quatre catégories féminines.

Catégories de femmes
Femme au foyer Prostituée

corvée 74,6 % racolage 61,2 %


dans la cour 94 % mini-jupe 71,6 %
ménage 65,7 % talons hauts 68,7 %
surpoids 79,1 % maquillage 83,6 %
mince 62,7 %
Career woman Féministe

dans un bureau 73,1 %


veste 82,1 %
jupe 88,1 %
chemise 77,6 %
mince 68,7 % poids moyen 83,6 %
debout 67,2 %
bas 68,7 %
talons moyens 71,6 %
en compagnie 67,2 %

Mais les traits les plus consensuels dans l’imagerie des femmes actives
(career woman) surprennent par leur nombre et leur précision. Comme
il est surprenant que pour les féministes, le seul trait d’imagerie qui
dépasse les 60 % soit relatif à leur poids. Enfin, on s’étonne que la
posture debout ne suscite des consensus significatifs que pour les cadres
dirigeants et les femmes actives. Ainsi, pour les femmes au foyer, elle
n’est évoquée que par 15 % des participants, 38 % pour les prostituées,
47 % pour les féministes, 52 % pour les hommes efféminés, 19 %
pour les homosexuels et 12 % pour les intellos. Il y a là assurément
des logiques difficiles à déceler. On peut toutefois remarquer que ce
sont les catégories définies par des statuts sociaux (cadres dirigeants,

65
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

femmes au foyer, femmes actives et prostituées), qui donnent lieu aux


plus larges consensus quant à leur imagerie mentale. Au contraire,
les catégories définies par des orientations personnelles, liées à des
préférences sexuelles, à des capacités intellectuelles, à des choix idéo-
logiques ou tout simplement à des « manières d’être » (homosexuels,
intello, féministes ou hommes efféminés), sont celles qui suscitent les
moins de consensus dans leur imagerie mentale. Un peu comme si les
participants pensaient que le statut social supplantait les orientations
personnelles. En cela, il faut leur reconnaître une certaine lucidité
puisque, comme chacun sait, on peut être une femme active fémi-
niste, une prostituée intellectuelle ou un cadre dirigeant homosexuel.
Quoi qu’il en soit, cette recherche atteste du fait qu’il existe bien des
consensus à propos de certains traits d’imagerie mentale attachés à des
catégories de personnes.

Imagerie mentale et représentations sociales


Dans le domaine des représentations sociales (cf. « Les représentations
sociales »), les recherches qui se sont intéressées à la question de l’ima-
gerie mentale sont rares elles aussi. Mais on peut toutefois en trouver
des exemples. Dans un travail publié en 2008, je m’étais attardé sur
cette question à propos des représentations du monde de l’entreprise.
Des recherches antérieures (Moliner, 1996), avaient permis d’identi-
fier certains éléments lexicaux fortement associés à cet objet. Partant,
il s’agissait de savoir si ces mots, sources de consensus importants
dans les populations étudiées, suscitaient également des consensus
d’imagerie mentale. La recherche (Moliner, 2008), consistait donc
à demander aux participants de former et de décrire brièvement des
images mentales à partir des différents mots de ce lexique consensuel.
Le tableau 8 présente les résultats de ce travail.

66
Imagerie mentale et cognition sociale

Tableau 8. Images mentales associées à six mots du lexique


de la représentation sociale du monde de l’entreprise.

Profit De l’argent (63 %)


Patron Un homme (43 %)
Économie De l’argent (26 %)
Concurrence Une course, un combat (16 %)
Production Une usine (23 %)
Organisation Organigramme ou planning (20 %)

Comme on peut le constater, le terme « profit » suscite une imagerie


relativement consensuelle puisque pour 63 % des personnes interro-
gées, il évoque l’image de l’argent. Il faut toutefois préciser qu’il existe
une relative diversité de l’imagerie mentale recueillie dans cette étude.
Pour certains participants, l’argent était mentalement visualisé sous la
forme de liasses de billets de banque. Pour d’autres, l’image était plutôt
celle d’un empilement de pièces d’or (un peu comme on peut le voir
dans les aventures du fameux « Picsou » de Walt Disney). Mais au-delà
de cette diversité, on comprend que globalement, le terme « profit »
suscite à peu près la même imagerie mentale chez les participants ; en
l’occurrence l’image d’un argent matérialisé dans sa forme physique.
Dans un autre travail (Moliner, 2010), il s’agissait d’identifier des
consensus dans l’imagerie mentale de la représentation du « trouble
mental ». Ainsi, à partir de ce terme, on demandait aux sujets, étudiants
en psychologie, de noter cinq mots ou expressions qui leur venaient
spontanément à l’esprit. Ensuite, pour chaque mot produit, les sujets
devaient décrire l’image mentale évoquée par le mot. Le tableau 9
présente les mots les plus fréquemment associés à l’inducteur « trouble
mental ».

67
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Tableau 9. Mots les plus fréquemment associés


au trouble mental et catégories d’imagerie mentale.

IMAGERIE MENTALE

Mots induits et fréquences Personnes Objets/lieux Autre

schizophrénie 46 % 57,14 % 21,43 % 21,43 %


folie 40 % 41,67 % 50,00 % 8,33 %
psychose 26 % 25,00 % 50,00 % 25,00 %
maladie 26 % 25,00 % 50,00 % 25,00 %
paranoïa 20 % 16,67 % 33,33 % 50,00 %

Les images mentales associées aux induits ont été réparties en trois
catégories selon qu’elles correspondaient à des personnes, des objets
et des lieux ou enfin qu’elles n’appartenaient à aucune de ces deux
catégories. Pour ce qui concerne les mots associés au trouble mental
et sans entrer dans le détail de cette étude, on constate aisément qu’ils
relèvent de deux registres. L’un plutôt naïf ou très général (folie, mala-
die), tandis que l’autre est plus spécialisé et expert (schizophrénie,
psychose, paranoïa). Pour ce qui concerne les images mentales qui leur
sont associées, on remarque aussi que chaque mot établit un consensus
assez net d’imagerie mentale. Le terme schizophrénie évoque l’image
d’une personne pour 57 % des sujets, tandis que « folie », « psychose »
et « maladie » évoquent plutôt des images d’objets et de lieux. Il faut
ici préciser que les images mentales de chaque catégorie relèvent
d’une assez grande diversité. Ainsi par exemple, dans la catégorie
des personnes, on trouve aussi bien l’évocation d’un membre de la
famille (i. e. « mon cousin »), que celle d’un personnage de fiction
(i. e. « Dr Jekill »). Quoi qu’il en soit, il semble bien que les représen-
tations sociales puissent elles aussi générer des imageries mentales rela-
tivement consensuelles. Dans cette étude, 70 % des sujets interrogés
évoquent finalement l’image d’une personne lorsqu’elles mobilisent
leur représentation du trouble mental. En cela, ce résultat s’inscrit
parfaitement dans la lignée des travaux de Jodelet (1989), qui avait
montré que la représentation sociale de la maladie mentale définissait

68
Imagerie mentale et cognition sociale

un système de catégorisation naïve des troubles, mais aussi un système


de catégorisation des malades et donc des personnes.
On peut enfin citer ici un travail récent (Cohen, 2015), portant sur les
représentations sociales du médicament. L’auteur propose aux parti-
cipants soit de réaliser une tâche d’association verbale classique, soit
de réaliser une « tâche d’association iconographique » en formant des
images mentales à partir de l’inducteur « médicament ». Comme dans
les recherches précédentes, les résultats font apparaître des consensus
verbaux et des consensus d’imagerie mentale. Par exemple, l’un des
mots les plus cités est « pharmacie » (35 % des répondants). Il s’agit du
second mot le plus cité après le mot « médecin » (44 %). Dans la tâche
d’association iconographique, « la croix de la pharmacie » est citée par
34 % des répondants. C’est l’image mentale la plus fréquente après
celle d’un « cachet » (45 %). Dans une seconde étude, les répondants
doivent choisir parmi trois images qui leur sont présentées celle qu’ils
jugent la plus représentative du mot « pharmacie ». La première image
montre un caducée dans une croix verte, la seconde montre un comp-
toir de pharmacie avec des boîtes de médicaments alignés derrière, la
troisième montre une croix verte en néons. La première image est choi-
sie par 35 % des répondants, la seconde par 15 % et la troisième par
49 %. C’est donc 84 % des répondants qui sélectionnent une image
visuelle correspondant à une des images mentales les plus fréquentes.
–––––
Les différentes recherches qui viennent d’être exposées nous montrent
donc que lorsque les individus pensent à un objet, social ou non, ils
sont tout autant capables de lui associer des mots que des images
mentales. Elles montrent également que certaines de ces images
mentales peuvent faire l’objet de larges consensus. Enfin, la recherche
de Cohen (op. cit.) illustre le rôle que peuvent jouer ces consensus
d’imagerie mentale dans un processus de sélection d’images visuelles.
Chapitre 5

Communiquer par l’image

D ans les chapitres précédents, on a vu que notre compréhension


de l’environnement social repose sur la mise en œuvre de divers
processus aboutissant à l’élaboration de constructions sociocognitives
(systèmes de catégories, scripts, stéréotypes, représentations sociales).
Mais on a également vu qu’à des degrés divers, toutes ces constructions
peuvent générer des images mentales plus ou moins consensuelles. Ces
constats permettent à présent de préciser les processus d’élaboration
et d’interprétation de l’iconographie des objets sociaux.
Lorsqu’une source élabore ou sélectionne une image à propos d’un
objet social, on peut supposer qu’elle mobilise les systèmes de caté-
gories, les stéréotypes ou les représentations sociales dont elle dispose
à propos de cet objet. Or, puisque ces constructions sont porteuses
d’images mentales, elles fournissent alors des éléments qui vont inspirer
la production iconographique ou guider la sélection d’une image. Par
exemple, si l’on vous demande de dessiner « une situation de travail »,
il est probable que vous commencerez par visualiser mentalement
différentes scènes possibles et que votre représentation du travail vous
orientera vers celle qui vous paraîtra la plus typique. Si pour vous, le
travail est une activité d’équipe, il est alors probable que votre dessin
représentera plusieurs personnages. Si au contraire le travail est pour
vous davantage synonyme d’effort solitaire, alors on peut s’attendre à
ce que votre dessin ne représente qu’un seul personnage.
Tournons-nous à présent vers la personne qui va contempler votre
dessin et demandons-lui ce qu’il représente. On peut supposer qu’elle

71
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

va tenter d’y détecter des formes et des objets qu’elle pourra dénommer.
Ces éléments vont alors lui fournir autant d’indices lui permettant de
se livrer à une interprétation. On comprend ainsi que le processus sera
d’autant plus simple à mener que vous-même et cette personne parta-
gez une vision commune du travail. En d’autres termes, si la source
et le récepteur d’une image partagent une même représentation de
l’objet, alors l’interprétation de l’image en sera facilitée. Au contraire,
si la source et le récepteur ont des représentations différentes de l’objet,
alors la source proposera au récepteur une image de l’objet qui sera
difficile à comprendre par ce dernier.
On arrive ici à la première question de recherche évoquée à la fin du
troisième chapitre de cet ouvrage. Lorsqu’une source et un récepteur
ne partagent pas un même ensemble de cognitions sociales à l’égard
d’un objet, la représentation iconographique de cet objet par la source
sera-t-elle comprise par le récepteur ? Nous allons voir comment on
peut essayer de répondre à cette question à partir d’approches intercul-
turelles et à partir de travaux menés en psychologie du développement.

Les approches interculturelles

Si l’on souhaite mettre en évidence l’impact des croyances sur l’inter-


prétation des images, la comparaison interculturelle apparaît comme
une voie royale. En effet, la littérature anthropologique abonde de
recherches qui attestent de différences manifestes entre les visions du
monde d’individus appartenant à des cultures différentes. On dispose
donc ici d’un laboratoire « grandeur nature » permettant de tester l’hy-
pothèse selon laquelle des individus ayant des croyances différentes à
propos d’un objet devraient éprouver des difficultés à communiquer
par le biais d’images. On peut même supposer que dans certains cas,
l’écart entre les visions du monde des uns et des autres sera tel qu’il
conduira à l’impossibilité, pour les premiers, d’interpréter l’iconogra-
phie produite par les seconds. Plusieurs témoignages corroborent cette
hypothèse. Ainsi, Kidd en Afrique du Sud (1925), Doob au nord du
Nigeria (1961) ou Forge en Nouvelle-Guinée (1970), relatent tous des

72
Communiquer par l’image

cas où les membres des populations indigènes éprouvent de grandes


difficultés à comprendre des images construites selon les standards
occidentaux (par exemple des photographies). On rencontre même
des cas où les individus ne reconnaissent pas que ce qu’on leur montre
est une image (Deregowski, Muldrow et Muldrow, 1972), notam-
ment lorsque cette image apparaît sur un support non familier (du
papier en l’occurrence). Historiquement les tentatives d’explication
de ces phénomènes semblent avoir emprunté deux voies. La première
s’est focalisée sur l’étude de la perception visuelle, notamment de la
perception de la profondeur et de la perspective dans la représentation
iconographique (Deregowski, 1989). Une des hypothèses était ici
que l’environnement physique dans lequel évoluaient les individus
pouvait avoir un impact sur leur acuité perceptive. Des individus ayant
toujours vécu dans des environnements où l’on ne rencontre pratique-
ment aucune ligne droite verticale (comme dans la savane africaine),
ou bien dans lesquels il est rare d’avoir une vue lointaine (comme dans
la forêt tropicale), seraient finalement incapables de reconnaître ces
configurations graphiques lorsqu’elles apparaissent dans une image.
La seconde voie d’explication reposait sur l’hypothèse d’une mauvaise
maîtrise des codes occidentaux de la représentation iconographique et
supposait qu’une familiarité grandissante avec ces codes devrait fina-
lement aboutir à l’effacement de ces phénomènes d’incompréhension
(Mangan, 1978).
Comme on le voit, ces tentatives d’explication ont finalement laissé
peu de place à la question des cognitions sociales et à leur rôle éventuel
dans le phénomène. Dans cette perspective, les travaux de Descola
(2005), bien qu’ils concernent davantage la question de la produc-
tion iconographique, apparaissent comme véritablement innovants
puisqu’ils redonnent toute sa place à la question des croyances (cf. « Les
images dans les sciences humaines et sociales »).
Lorsqu’ils nous sont fournis par les anthropologues, les témoignages
attestant d’un impact des appartenances culturelles sur l’interpré-
tation des images sont généralement très détaillés. Ils n’en restent

73
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

pas moins aussi très empreints de la subjectivité des chercheurs qui


nous les présentent. Et il arrive qu’ils soient contredits par des cher-
cheurs provenant d’autres disciplines. Par exemple, lorsqu’en 1968,
Deregowski (un psychologue) s’intéresse à la reconnaissance d’objets
photographiés, il n’observe pas d’incompréhension totale chez les
sujets Zambien qu’il interroge. Pourtant, ces individus vivent dans
un environnement relativement pauvre en représentations picturales.
Dans le même sens Jahoda (1973) relate lui aussi des cas où des popu-
lations très éloignées des normes picturales occidentales ne semblent
pas éprouver de difficulté à reconnaître des schémas représentant des
scènes quotidiennes de complexité variables. Ainsi, contrairement
aux premières observations des anthropologues, ces travaux suggèrent
que des images produites selon les codes et avec les techniques d’une
culture donnée peuvent être comprises par des individus appartenant
à une autre culture. On voit donc que l’approche interculturelle trouve
ici ses limites. D’ailleurs, en 1973, Jahoda expliquait déjà qu’il deve-
nait difficile de rencontrer des populations totalement étrangères aux
codes occidentaux de la représentation iconographique. À l’ère de la
mondialisation, que dire aujourd’hui de cette question ?

Les apports de la psychologie du développement

Les recherches qui s’intéressent au développement cognitif de l’enfant


présentent un intérêt tout particulier pour notre propos. Il y a long-
temps déjà (Binet et Simon, 1907) qu’elles expliquent ce que la simple
observation permet à tout un chacun de constater. Ce développement
est progressif et, pour de nombreuses opérations, les enfants les plus
jeunes réalisent des performances moindres que leurs aînés. Ce constat
suggère donc que de jeunes enfants devraient éprouver des difficultés à
comprendre des images produites par des enfants plus âgés ou par des
adultes. À tout le moins, on peut supposer que certains des aspects de
ces images devraient échapper à l’acuité des jeunes enfants.
Dans une recherche sur la représentation de la perspective (Leroy,
1951), l’auteur demande à 500 enfants de 4 à 14 ans de réaliser

74
Communiquer par l’image

trois dessins : une automobile, un bateau et une maison. Les dessins


sont ensuite analysés au regard des éléments de perspective qu’ils
contiennent et qui sont correctement ou incorrectement représentés.
Les résultats de cette première étude montrent évidemment un pour-
centage de réussite directement corrélé avec l’âge des enfants. Chez
les enfants de 4 ans, aucun élément de perspective n’est correctement
représenté. Chez ceux de 13 à 14 ans, près de 60 % des éléments de
perspective présents dans les dessins y sont correctement représentés.
Ce premier résultat témoigne donc d’une évolution de la maîtrise
des règles de la perspective qui est très probablement liée au déve-
loppement cognitif des sujets. Dans une seconde étude, une série de
10 dessins est présentée à 900 enfants dont l’âge varie de 5 à 14 ans.
Chaque dessin comporte des erreurs de perspective et il est demandé
aux enfants de les détecter. Encore une fois, on constate que les perfor-
mances de détection sont directement corrélées à l’âge des enfants
et donc à leur niveau de développement. Les enfants de 5 ans ne
détectent pratiquement aucune erreur dans les dessins tandis que les
enfants de 13 à 14 ans les détectent correctement dans plus de 60 %
des cas. Il apparaît donc que les anomalies de perspective des dessins
ne sont pas perçues ou comprises comme telles par les plus jeunes.
Dans une autre recherche (Danset-Léger, 1976), on présente à deux
groupes d’enfants d’âges différents (environ 5 ans ou environ 7 ans)
des images de personnes ou d’animaux représentés selon un mode
« réaliste » ou « stylisé ». Selon la distinction introduite par Darras
(1998), les premières sont donc des « simili » et les secondes des « sché-
mas » (cf. « Typologie des images »). On montre ainsi aux enfants des
paires d’images représentant un même motif (un animal ou un person-
nage humain), dans un même contexte. Les enfants doivent alors
indiquer l’image qu’ils préfèrent et surtout expliquer les raisons de leur
préférence. On s’intéresse ensuite à ces raisons en distinguant celles
qui font explicitement référence au caractère réaliste des images. Les
résultats de ce travail montrent que chez les enfants les plus jeunes,
l’évocation du caractère réaliste des images apparaît très rarement
tandis qu’il est significativement plus fréquent chez les enfants plus
âgés. Tout se passe donc comme si les plus jeunes ne distinguaient pas

75
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

clairement le caractère réaliste ou schématique des images qu’on leur


avait présentées.
Certes, les deux exemples que je viens d’évoquer n’ont qu’un rapport
lointain avec la question des cognitions sociales. Après tout, ce n’est
pas parce que de jeunes enfants n’ont pas les mêmes compétences
cognitives que des adultes que l’on peut en déduire que les premiers ne
partagent pas les mêmes construits sociocognitifs que les seconds. Mais
examinons à présent trois autres recherches qui impliquent davantage
le domaine de la cognition sociale.
Mialaret et Malandin (1962), montrent à 212 enfants de 7 à 12 ans
trois petits films constitués d’une succession d’images fixes. Ces trois
films relatent des scènes susceptibles de se produire dans un jardin
public. Il s’agit de situations sociales où interagissent des enfants et
des adultes. Par exemple, l’un d’entre eux (l’histoire du bateau), retrace
le scénario suivant : deux enfants jouent au bord d’un bassin avec un
bateau. Le bateau s’éloigne. Les enfants essaient de le rattraper avec
un bâton. Un garde arrive, il craint que les enfants ne tombent à l’eau.
Il s’empare du bâton, récupère le bateau et le donne aux enfants. Ces
derniers le remercient. Ce film est composé de huit images qui sont
des dessins de chaque scène.
Les films sont projetés aux enfants sans sons ni commentaires écrits.
Chaque enfant est seul lors du visionnage d’un film. On lui demande
ensuite de raconter l’histoire qui vient de lui être montrée. Les auteurs
analysent ces récits en y distinguant les énumérations (i. e. « il y a un
garde et deux garçons »), les descriptions (i. e. « le garde attrape le
bateau »), et les interprétations (i. e. « les garçons trouvent que le garde
est gentil »). Par ailleurs, lorsque l’enfant avance une interprétation,
on évalue si elle est exacte ou erronée. La catégorie des interpréta-
tions suppose évidemment un travail cognitif bien plus important
que les deux autres. Elle repose surtout sur la maîtrise de compétences
sociales. Pour interpréter correctement un scénario, il convient de
connaître certaines règles de la vie en société (i. e. accepter l’autorité
d’un adulte, remercier quelqu’un qui nous a apporté de l’aide, etc.). La
figure 6 montre les pourcentages d’interprétations fournies, ainsi que

76
Communiquer par l’image

les pourcentages d’interprétations exactes selon le niveau scolaire des


enfants. On remarque que le pourcentage d’interprétations augmente
progressivement avec le niveau scolaire. En cours élémentaire 1 (CE1),
les récits contiennent 50 % d’interprétations alors qu’en cours moyen
2 (CM2), les interprétations constituent plus de 80 % des récits. Mais
on note que le pourcentage d’interprétations correctes augmente dans
le même sens. En CE1, seul un tiers des interprétations sont correctes,
alors qu’en CM2, ce sont plus des deux tiers qui sont corrects. On
peut donc supposer que la faible proportion d’interprétations correctes
avancées par les enfants de CE1 s’explique par une maîtrise insuffi-
sante de certaines compétences sociales qui leur auraient permis de
comprendre le scénario suivi par le réalisateur des films.

Figure 6. Niveaux scolaires, % d’interprétations et % d’interprétations


correctes après visionnage d’un film à image fixe.

90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
CE1 CE2 CM1 CM2

% interprétations % interprétations correctes

D’après Mialaret et Malandin (1962).

77
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Or, ces compétences sociales relèvent bien d’une forme de savoir


partagé. Si les enfants apprennent progressivement qu’il est normal
d’accepter l’autorité d’un adulte et qu’il convient d’être poli avec
un adulte, la plupart des adultes s’attendent à être écoutés lorsqu’ils
donnent une injonction à un enfant et remerciés lorsqu’ils lui
apportent de l’aide.
La reconnaissance des émotions de nos interlocuteurs joue un rôle
fondamental dans la communication verbale. Elle nous permet d’ajus-
ter notre discours et notre comportement en fonction de ce que nous
devinons des états émotionnels d’autrui (Guidetti, 2003). Or, le visage
est le lieu privilégié d’expression de l’émotion et depuis les travaux
d’Ekman (1972), on sait que certaines émotions donnent lieu à des
expressions faciales universellement reconnues. Nous sommes tous
capables de mimer la tristesse, la joie, la colère, la surprise, le dégoût
ou la peur. Et quand nous le faisons par une mimique du visage, nos
interlocuteurs reconnaissent parfaitement l’émotion que nous voulons
leur exprimer. On voit donc que cette reconnaissance de l’émotion à
travers l’expression du visage correspond bien à une forme de connais-
sance partagée13. Il semble toutefois que chez l’enfant jeune (avant 7
ans), cette reconnaissance des émotions se limite à l’identification du
caractère positif ou négatif de l’émotion exprimée (Gosselin, Roberge,
Lavallée, 1995 ; Morton et Trehub, 2001). Dans une recherche portant
sur la reconnaissance des émotions (Thommen, Châtelain et Rimbert,
2004), on présente à des enfants au développement typique14 et d’âge
variant de 8 à 14 ans, des photographies de visages différents expri-
mant à chaque fois un état émotionnel (on les appellera des photogra-
phies « cibles »). Les photographies sont présentées successivement et à
chaque fois, on demande à l’enfant de désigner, parmi un groupe de
six autres photographies de visages, quelle est celle qui « va le mieux »
avec la photographie « cible ». Les six photographies montrent six

13. À l’exception des individus atteints de troubles du développement tel que l’autisme et
chez qui on observe une déficience assez nette dans la reconnaissance des émotions
(Ozonoff, Pennington et Rogers, 1991).
14. C’est-à-dire n’ayant aucun trouble particulier.

78
Communiquer par l’image

visages dont cinq expriment typiquement une émotion tandis que le


sixième est neutre. On considère que la réponse de l’enfant est correcte
lorsqu’il désigne parmi les six photographies, celle qui exprime la
même émotion que la photographie « cible ». La figure 7 montre les
pourcentages de réponses correctes selon l’âge des enfants.

Figure 7. Pourcentages de réponses correctes en fonction de l’âge.

70.00%

60.00%

50.00%

40.00%

30.00%

20.00%

10.00%

0.00%
8 ans 10 ans 12 ans 14 ans

Chez les enfants de 8 ans, on observe en moyenne 36 % de réponses


correctes, tandis que chez ceux de 14 ans, plus de 60 % des réponses
sont correctes. En d’autres termes, on peut s’attendre à ce que des
enfants jeunes aient des problèmes de compréhension lorsque le sens
d’une image repose sur l’identification d’une émotion à partir d’une
expression faciale.
Une méconnaissance de scripts d’événements peut aussi conduire à
des problèmes de compréhension d’une séquence d’images. Quin
(1976) propose à des enfants quatre séries d’images simples (dessins
du type simili). Les enfants sont en classe maternelle (section moyens
ou grands) ou en cours préparatoire. Chaque série d’images comprend
de quatre à six images décrivant une séquence d’événements.

79
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Figure 8. L’histoire du Ballon.

D’après Quin (1976).

Par exemple, dans l’une d’entre elles (figure 8), la première image montre
une femme qui semble vendre des ballons attachés à des fils. Un enfant
est en train de lui en acheter un. La seconde image montre l’enfant
manifestement joyeux jouant avec son ballon flottant au bout du fil qu’il
tient dans la main. La troisième image montre le ballon qui échappe à
l’enfant et s’élève vers le ciel. Enfin, la dernière image montre l’enfant
en train de pleurer. À l’arrière-plan, on voit le ballon haut dans le ciel.
Ces séries d’images sont présentées aux enfants dans le désordre. On
leur explique que les images racontent une histoire et que pour la
connaître, il faut les remettre dans l’ordre. Certaines séries tolèrent
plusieurs ordres cohérents. Par exemple pour la série du ballon, il est
possible de répondre 1, 2, 3 et 4, mais aussi 2, 3, 4 et 1 (l’enfant était
heureux avec son ballon, il le perd, il pleure, il va en acheter un autre),
ou encore 3,4,1 et 2 (l’enfant perd le ballon, il pleure, il en achète un
autre, il est à nouveau heureux). La figure 9 montre les pourcentages
moyens d’enfants ayant donné des réponses cohérentes.

80
Communiquer par l’image

Figure 9. Niveaux scolaires et pourcentages moyens d’enfants


ayant correctement reconstitué les séquences d’images.

70.00%

60.00%

50.00%

40.00%

30.00%

20.00%

10.00%

0.00%
Moyens Grands Cours préparatoire

D’après Quin (1976) et après agrégation des données.

Encore une fois, on constate une différence nette entre les perfor-
mances des enfants les plus jeunes et celles des enfants les plus âgés.
Ainsi, probablement parce qu’ils ne comprennent pas tous les détails
des images, mais aussi parce que la logique de l’enchaînement des
scènes leur échappe, ils ne sont qu’un peu plus de 10 % à reconstituer
ces séquences d’images de façon cohérente.

Entre compétences sociales et différences


interculturelles

Au travers des exemples qui viennent d’être décrits, on a vu que lorsque


le récepteur d’une image ne partage pas les compétences cognitives,
les compétences sociales (reconnaissance des émotions) ou certaines
formes de connaissance collectives (scripts d’événements), avec le
concepteur de cette image, on rencontre des difficultés de compré-
hension. Mais il peut aussi arriver que des facteurs culturels impactent

81
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

les compétences sociales nécessaires à l’interprétation des images. Dans


une étude publiée en 1986, Osaka s’intéresse à la reconnaissance des
émotions exprimées par les masques du théâtre Noh. Il s’agit d’une
forme traditionnelle du théâtre japonais qui remonte au xiiie siècle.
Les acteurs y incarnent des rôles extrêmement codifiés signalés par
des masques (il en existe plus d’une centaine). L’auteur construit son
matériel expérimental en choisissant dix masques. Certains d’entre
eux expriment clairement la colère, tandis que d’autres expriment
clairement la joie (cf. supra les travaux d’Ekman). Enfin trois des
masques choisis sont neutres. Ces différents masques sont présen-
tés à vingt participants japonais et vingt allemands. Les sujets ont
pour tâche d’estimer la ressemblance entre chaque paire de masques
possible (quarante-cinq en tout). L’analyse des données recueillies
montre que deux dimensions structurent les réponses des participants.
La première oppose les masques perçus comme agréables ou désa-
gréables. La seconde oppose les masques perçus comme « détendus »
ou « tendus ». Japonais et Allemands se rejoignent pour estimer que
les masques affichant la colère expriment une émotion désagréable et
tendue, tandis qu’ils estiment conjointement que les masques affichant
la joie expriment une émotion agréable et détendue. En revanche, les
masques neutres sont perçus différemment par les deux sous-groupes.
Pour les Allemands, ils apparaissent nettement plus agréables et déten-
dus que pour les Japonais qui les perçoivent plutôt neutres. En d’autres
termes, lorsque des touristes allemands en voyage au japon assistent
à un spectacle de théâtre Noh, ils risquent fort de mal comprendre
l’histoire qui leur est montrée.
Au terme de ce chapitre, on voit donc qu’il existe de nombreuses
recherches qui suggèrent que lorsqu’une source et un récepteur ne
partagent pas un même ensemble de cognitions sociales à l’égard d’un
objet, la représentation iconographique de cet objet par la source n’est
pas correctement comprise par le récepteur. Ces travaux apportent
ainsi des réponses à la première question de recherche que j’évoquais
plus haut (cf. « Un programme de recherche ») et ils vont dans le sens de
l’hypothèse d’un lien entre construits sociocognitifs et iconographie.
Chapitre 6

Une méthode pour l’analyse


des corpus d’images

L e phénomène auquel on s’intéresse depuis le début de cet ouvrage


ne peut être mis en évidence par l’analyse d’images considérées
comme des cas uniques. Aussi symbolique et illustrative que puisse être
une image isolée, les correspondances que nous pourrions y déceler
avec des construits sociocognitifs ne permettraient pas de conclure
à la réalité du lien qui motive ce travail. Si les produits de la cogni-
tion sociale orientent effectivement la production et l’interprétation
iconographique, ce lien supposé doit pouvoir s’identifier à propos de
larges échantillons d’images. Dans tous les cas, la démonstration de ce
lien doit emprunter cette voie, même si, quand ce lien sera démontré,
d’aucuns pourront en tirer parti pour raisonner sur des images isolées.
La question se pose donc de savoir comment analyser un corpus
d’images ? Comment y détecter des ressemblances, des oppositions
ou des ambiguïtés ? C’est à cette question que sera consacré ce chapitre.

Les apports de l’iconologie

Les historiens de l’art se sont évidemment posé la question de l’ana-


lyse des images depuis fort longtemps. Parmi eux, Panofsky (1967)
marquera son temps et son domaine en proposant une théorisation de
l’analyse des représentations iconographiques. Sa proposition repose
sur la formalisation de trois concepts fondamentaux et sur l’explici-
tation de leurs relations.

83
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Les formes
Lorsque nous regardons une image, nous pouvons identifier des confi-
gurations de lignes et de couleurs qui dessinent des formes naturel-
lement perceptibles telles que des personnes, des animaux, des plantes,
des paysages ou des objets. Les formes entretiennent un rapport d’ana-
logie variable avec les objets auxquelles elles correspondent. Mais elles
sont justement des formes parce que nous reconnaissons en elles ces
objets. L’inventaire objectif des formes contenues dans une image
constitue donc le premier moment de l’analyse iconologique.

Les motifs
La co-occurrence de plusieurs formes permet d’identifier des situa-
tions ou des événements. Par exemple une image qui montre plusieurs
personnes assises autour d’une table, chacune ayant un papier et un
crayon devant elle et chacune tournée vers les autres permet d’identi-
fier une situation du type « réunion ». Ainsi, le motif se définit comme
une combinaison de formes. Dans la plupart des cas, l’identification
du motif d’une image unique ne soulève pas de difficulté particulière.
Il en va tout autrement lorsque l’on se trouve confronté à un corpus
de plusieurs centaines d’images dans lequel on tentera d’identifier des
motifs récurrents. Nous verrons plus loin comment certaines tech-
niques d’analyse des données permettent de résoudre ce problème.

Les thèmes
Un thème correspond à un concept (i. e. l’amour, la guerre, le travail,
etc.), il peut aussi correspondre à une classe d’objets, de personnes ou
de situations (les plantes, les chômeurs, les transports en commun,
etc.). Enfin, il peut correspondre à un récit mythique voire à une
œuvre littéraire (le mythe de Narcisse, les misérables, etc.). Un thème
peut être illustré par différents motifs qui seront à leur tour iconogra-
phiés par le biais de différentes formes. Dans le cadre de l’iconographie
des objets sociaux, le thème est évidemment résumé par la dénomi-
nation de ces objets (i. e. l’iconographie de la femme dans les médias,
du travailleur immigré, du malade mental, etc.).

84
Une méthode pour l’analyse des corpus d’images

Le tableau 10 présente plusieurs déclinaisons de l’architecture suggérée


par Panofski, appliquée au thème du mythe d’Icare (cf. « L’iconogra-
phie du mythe »).

Tableau 10. Formes et motifs dans les tableaux de Landon,


Saraceni et Blondel sur le thème du mythe d’Icare.

LE THÈME DU MYTHE D’ICARE

Landon Saraceni Blondel

Motif L’envol La chute La chute


Dédale les pieds Dédale suspendu Dédale suspendu
au sol. dans les airs. dans les airs.
Dédale les bras Icare plus haut Icare plus bas en train
tendus. en train de tomber. de tomber.
Icare pieds décollés Des ailes. Des ailes.
Formes
du sol. Le soleil. Le soleil.
Des ailes. Un paysage. Un personnage
Deux personnes illuminé par le soleil,
regardent la scène. sur un char tiré par
deux chevaux blancs.

En fait, le choix d’un motif particulier pour illustrer le mythe renvoie


probablement à la volonté des peintres de ne retenir qu’une inter-
prétation du récit. Dans le tableau de Landon, le motif de l’envol
intègre une ambiguïté quant à la posture de Dédale. Comme cela a été
souligné précédemment (cf. « L’iconographie du mythe »), ce dernier
semble soit pousser son fils, soit le retenir. On peut alors supposer que
le peintre a voulu insister sur la responsabilité du père qui rappelons-le,
imagine le stratagème des ailes pour échapper au labyrinthe. Dans un
autre sens, l’œuvre de Blondel pointe le retour tragique à la condi-
tion d’humain. Dans les deux cas, les motifs choisis renvoient à des
interprétations possibles du mythe d’Icare : la créativité destructrice
ou la vanité fatale.
Au contraire, le motif de la peinture de Saraceni insiste sur un autre
aspect du récit. En peignant la chute, l’artiste n’omet pas de placer

85
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Icare au-dessus de Dédale. Il souligne ainsi la désobéissance du fils et


indique donc une autre interprétation du récit mythique.
Enfin, si l’on compare les toiles de Saraceni et de Blondel, on remar-
quera qu’un même motif peut être composé à partir de formes
différentes.
Les raisonnements qui viennent d’être déployés illustrent ce qui,
selon Panofsky, constitue l’iconologie à proprement parler. Il s’agit de
comprendre pourquoi tel motif vient illustrer un thème donné. Pour le
dire autrement, il s’agit d’identifier les principes sous-jacents au choix
du motif pour illustrer le thème car, selon Panofsky, ces principes sont
révélateurs des « mentalités » à une période donnée de l’histoire.
Dans le cadre du présent ouvrage, les « mentalités » évoquées par l’au-
teur peuvent évidemment être rapportées aux construits sociocognitifs
décrits dans le chapitre 2.

L’inventaire des formes

Voyons à présent comment il est possible de mettre en œuvre les


concepts de l’iconologie pour l’analyse d’un corpus d’images. Suppo-
sons que nous ayons demandé à quinze enfants de faire un dessin sur
le thème de « La rue ». Pour les besoins de l’explication, supposons que
les dessins obtenus soient ceux présentés sur la figure 10.

86
Une méthode pour l’analyse des corpus d’images

Figure 10. 15 images simples à partir de 3 formes géométriques.

Le premier temps de l’analyse du corpus d’images va donc consister à


inventorier, le plus objectivement possible, la diversité des formes qui
le composent. À bien des égards, cette tâche ressemble fort au travail
d’analyse de contenu que l’on peut réaliser sur un corpus textuel.
Mais elle se révèle finalement plus simple puisque les formes sont
des représentations analogiques d’objets visibles. Dans le cas de notre
corpus, on distingue aisément trois formes : le cercle, le triangle et le
rectangle. Partant, il est possible de qualifier chaque image du corpus
à partir du dénombrement des formes qu’elle contient. Le résultat de
ce travail est présenté sur le tableau 11.

87
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Tableau 11. Types et nombres de formes


pour les 15 images de la figure 10.

FORMES
Triangle Cercle Rectangle

image 1 1 2 0
image 2 0 0 4
image 3 1 0 1
image 4 3 1 0
image 5 1 0 2
image 6 2 2 0
image 7 1 1 2
image 8 0 0 5
image 9 0 0 4
image 10 2 0 1
image 11 0 1 3
image 12 2 1 1
image 13 0 1 0
image 14 0 0 1
image 15 1 0 0
Total 14 9 24
% 29,79 % 19,15 % 51,06 %

À ce premier niveau d’analyse, il est déjà possible de porter un regard


synthétique sur le corpus en calculant les pourcentages de formes dont
il est constitué. Comme on peut le constater, la majorité des formes
sont ici des rectangles (51,06 %). On trouve ensuite les triangles
(29,79 %) et les cercles (19,15 %). Il est également possible d’apprécier
la diversité du corpus, comme on le ferait avec un corpus textuel. Pour
ce faire, on calcule le rapport « Types/Occurrences » qui revient à divi-
ser le nombre de formes différentes identifiées (ici 3), par le nombre

88
Une méthode pour l’analyse des corpus d’images

total de formes recensées (ici 47), soit 6,38 %. Plus cet indicateur se
rapproche de 0 et plus le corpus est monotone, c’est-à-dire composé
de peu de formes différentes, comme c’est le cas dans notre exemple.
Intrinsèquement, ces indicateurs n’ont aucune valeur. Ils peuvent
toutefois être très utiles lorsque l’on souhaite comparer deux corpus
d’images. Ajoutons enfin qu’il est possible de sophistiquer davantage
l’analyse. On peut par exemple s’intéresser aux surfaces occupées par
certaines formes, aux couleurs ou au positionnement des formes sur
le support (haut, bas, droite, gauche), ou encore à la position des
unes par rapport aux autres, etc. Mais dans tous les cas, il est primor-
dial d’éviter de construire des catégories d’analyse qui laissent une
part trop importante à l’interprétation. Plusieurs auteurs ont déjà
proposé des méthodes d’analyse du contenu des images (voir notam-
ment Rose, 2007). Mais ces méthodes reposent le plus souvent sur
des grilles d’analyse qui renvoient autant à ce que montrent les images
(les formes) qu’à ce qu’elles signifient. Or, se référer aux éléments de
signification pose un problème dans la mesure où ces éléments sont
très souvent ambigus. Souvenons-nous du tableau de Landon (fig. 4).
Sa description à partir du seul inventaire des formes qu’il contient
conduira à noter que « Dédale a les bras tendus ». Mais sa description
à partir de catégories signifiantes pourra nous conduire à noter que
« Dédale pousse Icare », aussi bien que « Dédale tente de retenir Icare ».
Ainsi, pour contourner ce problème, il est plus prudent de s’en tenir
à un inventaire strict des formes plutôt que d’essayer de leur accorder
la moindre signification.

L’identification des motifs

En suivant Panofsky, on va considérer qu’un motif se définit par une


combinaison de formes. Il va donc s’agir de repérer dans le corpus
des combinaisons récurrentes. Ici, on dispose d’une méthode de trai-
tement des données qui peut être utile. L’Analyse en composantes
principales (ACP) est une méthode de traitement des données appar-
tenant à la famille des méthodes dites « multivariées ». L’objectif de

89
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

cette méthode est de réduire la variation totale d’un grand nombre


de variables (dans notre cas des formes), en un nombre plus réduit de
dimensions appelées « facteurs »15. La technique présente un avantage
triple. Elle permet d’identifier des co-variations entre les variables,
donc des regroupements de variables. Elle permet en outre d’obtenir
une représentation graphique de ces co-variations (cf. figure 11). Et
elle permet enfin d’attribuer à chaque unité statistique d’un échantil-
lon ou d’un corpus (dans le cas de notre exemple il s’agit de chaque
image), un score indiquant sa position sur chaque dimension (score
factoriel). Appliquée au tableau 11, l’ACP donne les résultats présentés
dans la figure 11.

Figure 11. Représentation graphique de l’ACP


appliquée aux données du tableau 11.

Le premier facteur (axe horizontal), rend compte de 67 % de la variation totale.


Le second (axe vertical), de 21 %.

15. On trouvera une description détaillée de la méthode dans Doise, Clémence et


Lorenzi-Cioldi (1992) ou dans Moliner, Rateau et Cohen-Scali (2002). Pour une des-
cription plus technique voir Cibois (1983).

90
Une méthode pour l’analyse des corpus d’images

On constate alors que le premier facteur explique plus des deux tiers
de la variation totale. Et l’on voit apparaître une opposition très nette
entre les images de notre corpus. Globalement, à gauche du graphique,
on voit une majorité d’images qui montrent des personnes, soit par la
représentation du corps entier (4, 6 et 1), soit par la représentation du
visage (10, 12 et 7). À droite on voit plutôt des bâtiments, immeubles
(9 et 8), ou maisons (5 et 3). Évidemment, certaines images échappent
à cette classification. À gauche, l’image 13 est un simple cercle, à
droite l’image 2 évoque un visage tandis que la 11 suggère un corps.
Mais dans l’ensemble, il semble possible d’avancer la présence de deux
motifs dans notre corpus initial : le motif humain (les personnes), et
le motif non humain (les bâtiments), tous deux également reliés au
thème de « La rue ».
Signalons enfin que l’ACP permet de traiter des tableaux hétérogènes.
Par exemple, avec cette méthode, on pourra traiter un tableau compa-
rable au tableau 11 avec trois colonnes supplémentaires, chacune
d’entre elles contenant les surfaces occupées dans chaque dessin par
les trois formes de base, exprimées en cm2 ou en pourcentage de la
surface totale de chaque image. La seule limite dans cette précision
de l’analyse réside dans le rapport qu’il convient de respecter entre
le nombre d’unités statistiques (les images), et le nombre de critères
utilisés pour les qualifier. Pour que l’AFC produise des résultats statis-
tiquement acceptables, il convient en effet que le nombre d’unités
statistiques soit au moins cinq fois supérieur au nombre de critères
(Gorsuch, 1974).

L’utilisation des méthodes de classification

Dans certains cas, l’utilisation de l’ACP n’est pas possible. Notamment


lorsque le nombre d’unités statistiques est insuffisant au regard du
nombre de critères utilisés pour qualifier les images analysées16.

16. L’ACP est également déconseillée lorsque les critères utilisés pour qualifier les images
sont insuffisamment corrélés les uns aux autres.

91
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Dans ces situations, on pourra utilement se tourner vers des méthodes


de classification automatique (pour une description détaillée voir
Moliner, Rateau et Cohen-Scali, 2002). Ces méthodes reposent sur
des algorithmes qui cherchent à opérer des regroupements de variables
sur la simple base de leurs profils. Ainsi, deux items d’un questionnaire
seront considérés comme appartenant à une même classe si les répon-
dants ont donné des réponses similaires à ces deux items. Dans le cas
qui nous occupe, deux formes apparaîtront dans une même classe si,
dans notre population, elles auront été souvent produites ensemble
dans un même dessin.

Figure 12. Analyse de classification hiérarchique (distance euclidienne,


méthode de Ward) réalisée à partir des données du tableau 11.

Triangle

Cercle

Rectangle

20 30 40 50 60 70 80 90 100 110

Le résultat d’une Analyse de classification hiérarchique (ACH) se


présente sous la forme d’un schéma appelé « dendrogramme » (du
Grec « Dendron » qui signifie « arbre »). La lecture de ce type de schéma

92
Une méthode pour l’analyse des corpus d’images

repose sur un principe simple. Plus la distance à parcourir pour aller


d’une variable à l’autre est courte et plus ces deux variables sont
proches. Les chiffres inscrits sur l’axe horizontal indiquent la valeur
de l’indice de distance exprimée en pourcentage. Ainsi qu’on peut le
voir sur la figure 12, dans notre corpus de dessins, la forme « rectangle »
se distingue des formes « cercle » et « triangle ». En d’autres termes,
certains dessins se caractérisent par une prédominance de rectangles,
tandis que d’autres se distinguent par une prédominance de l’asso-
ciation « cercles » et « triangles ». Cette information permet alors de
distinguer les dessins selon les formes qu’ils contiennent afin d’iden-
tifier les motifs que composent ces formes.

Les formes structurantes

Dans certains cas, il peut être intéressant de s’interroger sur le rôle


des formes dans l’apparition des motifs. On va alors étudier les liens
que ces formes entretiennent avec les différentes images du corpus.
Peut-on différencier ou au contraire assimiler les images en fonction
des formes qu’elles contiennent ? Pour répondre à cette question, la
méthode d’Analyse factorielle des correspondances (AFC), semble
particulièrement bien adaptée (pour une description détaillée voir
Cibois, 1983).
L’AFC opère sur des tableaux de contingence. Il s’agit de tableaux
comparables au tableau 11. Leurs lignes et leurs colonnes corres-
pondent aux différentes modalités de deux variables. Dans notre
exemple, les lignes du tableau 11 correspondent aux différentes moda-
lités de la variable « images », tandis que les colonnes correspondent
aux trois modalités de la variable « formes ». À l’intersection de chaque
ligne et de chaque colonne de tels tableaux, on rencontre le nombre
d’éléments correspondant aux modalités indiquées. Par exemple, dans
le tableau 11, la forme « triangle » se retrouve une seule fois dans la
première image (ligne 1, colonne 1).

93
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

À partir d’un tableau de contingence, l’AFC permet de mettre en


évidence trois types de relations entre les lignes et/ou les colonnes :
– l’indépendance : les répartitions de valeurs entre deux lignes, deux
colonnes ou une ligne et une colonne obéissent à une loi aléatoire ;
– l’attraction : les répartitions de valeurs entre deux lignes, deux
colonnes ou une ligne et une colonne sont similaires ;
– la répulsion : les répartitions de valeurs entre deux lignes, deux
colonnes ou une ligne et une colonne sont opposées.
Comme l’ACP, l’AFC permet d’obtenir une représentation graphique
des résultats de l’analyse. L’indépendance est repérée lorsque deux
lignes, deux colonnes ou une ligne et une colonne forment un angle à
90° par rapport au centre du graphique. L’attraction est repérée lorsque
deux lignes, deux colonnes ou une ligne et une colonne forment un
angle fermé (inférieur à 90°). Enfin, la répulsion est repérée lorsque
deux lignes, deux colonnes ou une ligne et une colonne forment un
angle ouvert (supérieur à 90°) par rapport au centre du graphique.
La méthode permet de représenter sur le même graphique les lignes
et les colonnes du tableau. La figure 13 montre les résultats de l’AFC
appliquée au tableau 11. On voit donc les trois catégories d’analyse
des formes projetées dans le graphique (forme triangle, forme cercle
et forme rectangle). Et l’on comprend ainsi que le motif « Humain »
est structuré par les formes « triangle » et « cercle », tandis que le motif
« non humain » est principalement structuré par la forme « rectangle ».

94
Une méthode pour l’analyse des corpus d’images

Figure 13. Représentation graphique de l’AFC


appliquée aux données du tableau 11.

Forme
Triangle

Forme
Rectangle

Forme
Cercle

Le premier facteur (axe horizontal), rend compte de 73,1 % de la variation totale.


Le second (axe vertical), de 26,84 %.
Chapitre 7

Représentations sociales
et production iconographique

V enons-en maintenant à la seconde question de recherche qui avait


été soulevée à la fin du troisième chapitre. Des individus ayant
des représentations différentes d’un même objet produisent-ils des
iconographies différentes de cet objet ? Pour y répondre, il convient de
recueillir deux séries d’informations, l’une relative à la représentation
sociale d’un objet, l’autre à son iconographie. Il convient ensuite de
distinguer les individus selon leurs représentations et d’examiner leurs
productions iconographiques. Dans ce chapitre, nous allons découvrir
deux études qui ont déployé cette démarche. Elles seront décrites
dans le détail afin de fournir au lecteur des illustrations pratiques
des méthodes évoquées dans le chapitre précédent. Par ailleurs, cette
description détaillée permettra de préciser certains aspects méthodo-
logiques relatifs à l’analyse des images.

Photographies de la gestion de l’eau


en Afrique du Sud

Ce travail, accompli par Maud Orne-Gliemann (2011)17 dans le cadre


de sa thèse de doctorat, a été réalisé dans un contexte particulier qu’il
faut commencer par décrire. Une part non négligeable de l’activité des
agriculteurs noirs d’Afrique du sud se situe sur ce que l’on appelle des

17. Thèse dirigée par moi-même et Sylvain Perret (CIRAD).

97
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

« Petits périmètres irrigués » (PPI). Développés par le régime d’apar-


theid dans les anciens homelands (territoires réservés à l’usage unique
des populations noires), les PPI sont constitués de parcelles irriguées,
jouxtées par un ou plusieurs cours d’eau (rivière ou canal) et entou-
rées de zones d’habitation. Les PPI ont vu le jour en tant qu’outils
de développement d’un territoire de ségrégation. À partir des années
1960, des zones sont identifiées et équipées de systèmes d’irrigation.
Les plus anciens de ces PPI, représentant aujourd’hui la majorité des
périmètres actifs, sont équipés de systèmes gravitaires18. À leur créa-
tion, les périmètres ainsi aménagés sont divisés en parcelles familiales
de 1,25 ha, numérotées puis allouées aux résidents des zones alentour,
indépendamment de l’occupation préexistante des terres.
Durant la période d’apartheid, les PPI étaient opérés par des agents du
ministère de l’Agriculture aidés de sociétés de développement spéci-
fiques à chacun des homelands. Des tracteurs, des semences et des
fertilisants étaient mis à la disposition des agriculteurs qui recevaient
l’aide de services de vulgarisation ; l’opération et la maintenance des
infrastructures d’irrigation étaient assurées par les agents du gouver-
nement ; le choix et la commercialisation des cultures incombaient
également parfois à ces mêmes agents limitant ainsi le rôle des paysans
à celui de simples travailleurs agricoles. À la fin des années 1990, les
autorités sud-africaines encouragent le transfert des responsabilités de
gestion des PPI aux paysans eux-mêmes. À cet effet, les paysans des
PPI sont organisés en associations d’usagers d’eau (water user asso-
ciations – WUA), ayant pour principale responsabilité la gestion des
ressources en eau.
La recherche de Orne-Gliemann se déroule sur deux zones de
PPI situées dans les parties Nord et Nord-Est du pays et distantes
d’environ 300 km l’une de l’autre. Il s’agit des zones de Nzhelele

18. On appelle systèmes gravitaires les systèmes d’irrigation, composés de barrage(s)


de captage, de canaux à ciel ouvert et de bassins de stockage, ne reposant que sur le
mouvement naturel de l’eau induit par la gravité pour l’acheminement de la ressource
d’un point à un autre du périmètre irrigué.

98
Représentations sociales et production iconographique

et de New Forest. Ces deux zones présentent de fortes similitudes du


point de vue climatique puisqu’elles sont toutes deux soumises à un
climat subtropical avec de faibles niveaux de précipitation (600 mm/an
pour Nzhelele et 690 mm/an pour New Forest). Dans le même sens,
les deux zones bénéficient du même type d’infrastructures d’irrigation
(barrages, bassins de captage ou de rétention, canaux). Toutefois, les
deux zones se différencient quant à la place tenue par leur association
d’usagers dans la gestion locale des ressources en eau. L’association de
Nzhelele se caractérise par son inactivité. En effet, de l’avis de tous
les acteurs en présence, l’association de Nzhelele n’est qu’une orga-
nisation de papier sans réalisation concrète. Et, tandis que les statuts
de l’association prévoient un renouvellement de son comité exécutif
tous les trois ans, aucune nouvelle élection n’a été organisée depuis sa
création en 2005. À l’inverse, et bien que l’existence de l’association
ne soit pas officiellement reconnue par le département des Eaux et
Forêts, le bureau exécutif de l’association de New Forest est très actif.
Il se réunit une fois par semaine et, en 2009, une permanence quasi
quotidienne était assurée par la secrétaire, permettant aux agriculteurs
de bénéficier des nombreux services offerts ou organisés par le comité.
Les participants à la recherche étaient des agriculteurs des deux zones
de PPI. Sur la zone de Nzhelele, 69 volontaires ont été interrogés
(62 % de femmes). Sur la zone de New Forest, les volontaires étaient
au nombre de 90 (57 % de femmes). Du point de vue du sexe des
participants, il n’y a pas de différence entre les deux groupes. En
revanche, les participants de Nzhelele étaient sensiblement plus âgés
que ceux de New Forest.

La représentation
Dans une première phase de la recherche, les participants se voyaient
proposer une tâche d’association verbale. Ils devaient ainsi produire
cinq mots ou expressions à partir du terme inducteur « gestion de
l’eau ». Les techniques d’association verbale constituent une voie
désormais classique d’approche des représentations sociales (Wagner
et al., 1999), et il existe aujourd’hui différentes variantes plus ou moins

99
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

sophistiquées de ces méthodes (Abric, 2003). Dans le cadre de cette


recherche, compte tenu des spécificités du terrain d’étude (très faible
niveau d’éducation des participants, nécessité de la présence d’un
traducteur), Orne-Gliemann s’est contentée de l’approche la plus
simple. En effet, son but n’était pas de réaliser une exploration exhaus-
tive des représentations sous étude, mais plutôt de s’assurer que les
représentations de la gestion de l’eau étaient bien différentes d’un site
à l’autre.
Dans une seconde phase, 61 volontaires (30 à Nzhelele et 31 à New
Forest) ont accepté de participer à une tâche de photographie. Cette
phase débutait par une période d’entraînement à l’utilisation de petits
appareils photographiques jetables. Suite à la période d’entraînement,
les participants disposaient d’une période maximale d’un mois pour
prendre 27 photographies (nombre maximal de prises possibles avec les
appareils distribués). La consigne était de prendre des photographies
venant illustrer un ou plusieurs des cinq thèmes suivants : les ressources
en eau, les usages de l’eau, la gestion de l’eau, le partage de l’eau et tous
problèmes liés à l’eau. Le choix de ces thèmes avait été arrêté à la suite
des entretiens réalisés pendant la période d’entraînement.
Le tableau 12 présente les résultats de la tâche d’association verbale.
N’y sont présents que les termes produits par au moins 20 % des
participants interrogés sur l’un ou l’autre des deux sites.

100
Représentations sociales et production iconographique

Tableau 12. Fréquences d’apparition des induits cités par au moins 20 %


des participants interrogés sur les sites de Nzhelele et de New Forest.
(* = comparaison de fréquences significatives19).

Total NZH NWF

Eau 52,83 % 33,33 % 67,78 % *


Fermer 24,53 % 0,00 % 43,33 % *
Devoir 24,53 % 0,00 % 43,33 % *
Économiser 24,53 % 14,49 % 32,22 % *
Vannes 19,50 % 0,00 % 34,44 % *
Utilisation 18,87 % 15,94 % 21,11 %
Canal 18,24 % 0,00 % 32,22 % *
Irriguer 12,58 % 0,00 % 22,22 % *
Gaspillage 11,95 % 27,54 % 0,00 % *
Partage 11,32 % 26,09 % 0,00 % *
Disponibilité 8,81 % 20,29 % 0,00 % *

Comme on peut le constater, le contraste est grand entre les induits


produits par les participants des deux sites puisque sur les onze mots
retenus, dix se distinguent significativement quant à leurs fréquences
d’apparition (test du chi-carré).
La figure 14 montre les résultats d’une analyse par classification
hiérarchique (ACH cf. « L’utilisation des méthodes de classification »),
réalisée sur les onze termes du tableau. Cette méthode opère une
classification automatique parmi un groupe de variables (ici les onze
termes), sur la base des ressemblances observées entre ces variables
(ici deux termes se ressemblent d’autant plus qu’ils ont été produits
ensemble par un grand nombre de participants).

19. Ici et dans les pages qui vont suivre, le terme « significatif » renvoie à une marge d’erreur
statistique inférieure à 5 %.

101
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Figure 14. Analyse de classification hiérarchique


(distance euclidienne, méthode de Ward) sur l’ensemble des réponses
obtenues (sites de Nzhelele + site de New Forest).

Eau

Canal

Fermer

Vannes

Économiser

Devoir

Utilisation

Irriguer

Gaspillage

Partage

Disponibilité

20 30 40 50 60 70 80 90 100 110

Cette analyse fait très nettement apparaître deux classes d’induits. La


première classe (haut du dendrogramme : eau, canal, fermer, vannes,
économiser, devoir) renvoie, à la question de la préservation et de
l’acheminement de la ressource. La seconde classe (bas du dendro-
gramme : utilisation, irrigation, gaspillage, partage, disponibilité)
renvoie à la question de l’utilisation de la ressource.
Si on répartit à présent les termes produits selon qu’ils appartiennent
à l’une ou l’autre des deux classes et selon qu’ils ont été produits à
Nzhelele ou à New Forest, on constate une différence significative
entre les deux sites Sur le site de New Forest, 83 % des associations
produites appartiennent à la classe « Préservation », tandis que sur le
site de Nzhelele 61 % des associations produites appartiennent à la
classe « Utilisation », (fig. 15).

102
Représentations sociales et production iconographique

Figure 15. Répartition des onze induits cités par au moins 20 % des
participants selon leur classe d’appartenance (Préservation vs Utilisation)
et selon les sites (Nzhelele vs New Forest).

90.00% 83.63%
80.00%
70.00%
61.39%
60.00%
50.00%
38.61%
40.00%
30.00%
16.37%
20.00%
10.00%
0.00%
New Forest Nzhelele

Préservation Utilisation

Sur la base de ces premiers résultats, Orne-Gliemann conclut à une


nette différence de la représentation de la gestion de l’eau entre les
deux sites. Pour les habitants de New Forest, gérer l’eau signifie « gérer
la préservation de la ressource », ce qui les conduit à porter une grande
attention aux dispositifs de stockage et d’acheminement. Pour les
habitants de Nzhelele, gérer l’eau signifie plutôt « gérer l’utilisation de
la ressource », pour eux l’essentiel est donc de gérer les conflits d’usages
et d’éviter les gaspillages.

La production iconographique
Le deuxième temps de cette recherche consiste à analyser les photo-
graphies produites par les participants des deux sites. Pour ce faire,
Orne-Gliemann met en œuvre la démarche exposée dans le chapitre
précédent (chap. 6). Elle identifie ainsi dix-sept formes à partir
desquelles elle code les 1 532 photographies du corpus. Après une
première analyse des fréquences d’apparition de ces formes sur les
photographies, elle ne retient que les formes qui sont contenues dans

103
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

au moins 20 % des photographies réalisées sur l’un ou l’autre des deux


sites. Afin d’identifier les motifs que ces formes réalisent (cf. chap. 6),
elle réalise une ACP sur la totalité du corpus. L’analyse dégage trois
facteurs qui rendent compte de plus de 72 % de la variation totale. La
figure 16 montre la projection des sept formes sur les deux premiers
facteurs.

Figure 16. ACP sur les sept formes apparaissant dans au moins 20 %
des photographies réalisées sur l’un ou l’autre des deux sites.

Eau Infrastructure
distribution 0,5 Paysage

Champ

Personne seule
0
-1 -0,5 0 0,5 1

-0,5 Groupe

Domicile

-1

Facteur 1 (axe horizontal) 30,92 % de la variation totale.


Facteur 2 (axe vertical) 23,87 % de la variation totale.

On y distingue nettement une opposition entre les photographies


qui montrent de l’eau et des infrastructures de distribution (canal,
tuyaux, pompes), et des photographies qui montrent des champs et
des paysages. En bref, on identifie un motif « eau contrôlée » et un
motif « zone de culture ». Ces deux motifs font écho aux résultats de
l’étude de représentation. En effet, les champs sont les lieux d’utilisa-
tion de la ressource tandis que les infrastructures sont des moyens de
la contenir et de la préserver.
On remarquera ici que l’analyse d’images relativement complexes telles
que des photographies suppose de définir des catégories de formes.
Par exemple, la catégorie « infrastructure de distribution » regroupe

104
Représentations sociales et production iconographique

différents objets (cf. supra). De la même façon, la catégorie « groupe »


rassemble des formes montrant deux ou plusieurs personnes. Cette
démarche s’impose car elle permet un codage plus simple des images
en ne comptabilisant que les catégories de formes qu’elles contiennent.
Ainsi, pour une image montrant un tuyau, une pompe et un canal,
on considérera qu’elle contient la catégorie « infrastructure de distri-
bution ». Dans le même sens, on ne comptabilisera qu’une fois la
présence d’une catégorie de formes. Par exemple, pour une image
montrant trois personnes d’un côté et cinq de l’autre, on considé-
rera qu’elle contient la catégorie « groupe » une fois et non pas deux.
Cette façon de procéder permet d’éviter un inventaire fastidieux des
images. Songeons par exemple à un corpus d’images de rues pour
lequel on aurait défini la catégorie de formes « immeubles ». Un inven-
taire exhaustif des apparitions de cette catégorie par image supposerait
alors que l’on décompte le nombre d’immeubles montrés sur chaque
image du corpus.

Figure 17. Fréquence des photographies exprimant les motifs


« zone de culture » ou « eau contrôlée » sur les deux sites.

70.00%
59.51%
60.00%
54.17%
50.00%
45.83%
40.49%
40.00%

30.00%

20.00%

10.00%

0.00%
New Forest Nzhelele

Zone de culture Eau contrôlée

105
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

La figure 17 montre la répartition des photographies selon qu’elles


expriment parfaitement chacun des deux motifs20. Comme on peut
le voir, sur le site de New Forest, le motif « eau contrôlée » domine
largement le motif « zone de culture », tandis que c’est le contraire
qui se passe sur le site de Nzhelele. Ajoutons que cette différence de
proportion est statistiquement significative. On constate donc que là
où la représentation de la gestion de l’eau s’exprime au travers de mots
qui évoquent la préservation de la ressource (canal, vannes, économi-
ser, etc.), comme c’est le cas à New Forest, les participants font davan-
tage de photographies qui montrent le motif d’une eau contrôlée. À
l’inverse, là où la représentation de la gestion de l’eau s’exprime au
travers de mots qui évoquent l’utilisation de la ressource (utilisation,
irrigation, gaspillage, partage, etc.), comme c’est le cas à Nzhelele, les
participants font davantage de photographies qui montrent le motif
des zones de culture, c’est-à-dire des zones où l’eau est principalement
utilisée.

Représentation du milieu marin


et dessins du territoire

Dans une recherche récente, Le Moel (2015) s’est intéressé aux


liens entre représentation et iconographie du territoire. Son objet
d’étude se rapporte précisément aux problèmes engendrés par le
réchauffement climatique et leurs conséquences en termes de risques
de submersion du littoral. Elle interroge donc 141 élus (maires ou
adjoints) de communes du littoral français. L’étude est conduite dans
39 communes littorales des trois grandes façades maritimes de France
métropolitaine : la Manche/Mer du Nord, l’Atlantique et la Méditer-
ranée divisée quant à elle en deux zones (Languedoc-Roussillon et

20. Une photographie qui exprime parfaitement un motif contient les deux formes qui le
composent sans contenir aucune des deux formes de l’autre motif. Ont été évacuées
de l’analyse les photos neutres (aucune forme des deux motifs), et mixtes (deux formes
appartenant respectivement à chacun des deux motifs). Au total, 596 photographies
ont été retenues.

106
Représentations sociales et production iconographique

Provence-Alpes-Côte d’Azur). L’un des objectifs de l’étude vise à iden-


tifier les contenus de la représentation de la zone maritime communale
et à apprécier l’impact de cette représentation sur les productions
iconographiques des élus lorsqu’on leur demande de dessiner le terri-
toire de leur commune.

La représentation
L’étude de la représentation du territoire marin s’intéresse aux points
d’ancrage de cette dernière. Il s’agit de comprendre les cadres de
référence à partir desquels le territoire marin est appréhendé. Dans
ce but, Le Moel propose aux participants d’associer quatre termes
au territoire marin parmi une liste de huit (risque, conflits d’usage,
protection, responsabilité, ressource, développement économique,
aménagement, organisation des territoires). Ces termes avaient été
identifiés comme de probables points d’ancrage de la représentation
lors d’entretiens préalables. Elle demande ensuite aux participants
d’associer à chacun des quatre termes choisis cinq termes parmi une
liste de quarante. Ces termes avaient été identifiés lors d’entretiens
préalables et reflétaient les contenus de la représentation. Une première
analyse des données (Moliner et Le Moel, 2014) semble indiquer deux
représentations du milieu marin. Selon la première, le milieu marin est
envisagé comme une menace. Selon la seconde, il est davantage envi-
sagé comme une ressource pour la commune. Mais une analyse plus
fine des données (Le Moel, Moliner, Ramadier, 2015) permet finale-
ment d’identifier trois sous-groupes. Dans le premier (n = 71, 52 %
des élus), c’est l’ancrage « Protection-Aménagement » qui est privilé-
gié. Dans le second (n = 34, 25 %), c’est l’ancrage « Développement
économique-Organisation » qui domine. Enfin dans le troisième
sous-groupe (n = 31, 22 %), c’est l’ancrage « Risque-Responsabilité »
qui est privilégié.
Afin d’explorer les contenus de la représentation du milieu marin,
Le Moel procède à une analyse de similitude sur les choix effectués
par les participants dans la liste des quarante items qui leur étaient
proposés pour décrire les points d’ancrage qu’ils avaient désignés.

107
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Cette technique permet de dégager les co-occurrences fortes entre des


items choisis ou produits par une population donnée (cf. Moliner,
Rateau, Cohen-Scali, 2002). Afin de faciliter l’interprétation, Le Moel
ne prend en compte que les items ayant été choisis par au moins 30 %
des participants ou les items dont les fréquences de choix entre les
trois sous-groupes d’élus sont significativement différentes. L’analyse
fait nettement apparaître deux regroupements distincts (figure 18).
Un premier regroupement s’organise autour de l’item « Tourisme ».
Si cet item ne divise pas les trois sous-groupes d’élus (71 % groupe
« Protection », 76 % groupe « Développement » et 61 % groupe
« Risque »), on constate (cf. tableau 13) que plusieurs items qui en
sont proches donnent lieu à des choix différents. C’est le cas des items
« Développement d’activités maritimes », « biodiversité », « infrastruc-
tures portuaires », « cadre de vie », « intercommunalité », « énergie
renouvelable », « communication », « réglementation », « pêche récréa-
tive » et « mairie ».
Le second regroupement s’organise autour de l’item « Érosion de la
côte ». Comme le montre le tableau 13, cet item divise significati-
vement les trois sous-groupes d’élus. Par ailleurs, plusieurs items qui en
sont proches donnent également lieu à des choix différents. C’est le cas
des items « pollution en mer », « submersion », « mouillage organisé »,
« Scot » et « préfecture ».
En résumé, il semble que selon les points d’ancrage privilégiés par les
trois sous-groupes d’élus, on distingue de nettes différences dans la
représentation du milieu marin (cf. tableau 13).

108
Représentations sociales et production iconographique

Figure 18. Graphe de similitude des items associés


aux points d’ancrage de la représentation du milieu marin.

infrastructures portuaires
préfecture
26 Scot
41
30

développement activités maritimes PPRI

mairie récif. artificiel


30 nautisme captage. sable plaisance
énergie renouvelable 20
34 59 36
pêcheurs. pro pollutions
réglementation érosion en mer
44 40 de la côte 59
biodiversité tourisme 64
40 57
43
43 51 submersion marine
cadre communication
brise. lame
intercommunalité de vie 51
21
42 pêche
qualité. eau récréative
agenda 21
loi. litt 53
urbanisation conservatoire

36
23
40 ressource. vivante
mouillages
foncier organisés

D’après Le Moel, Moliner et Ramadier, 2015.

109
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Tableau 13. Comparaison des fréquences de choix pour les items


qui distinguent significativement ou tendanciellement les groupes
« Protection », « Développement » et « Risque ».

Sous-groupes d’élus

Items Protection Développement Risque

érosion cote 0,66a 0,47b 0,93c


pollutions mer 0,60a 0,32b 0,61a
développement activités
0,57a 0,64a 0,35b
maritimes
biodiversité 0,52a 0,29b 0,41ab
infrastructures portuaires 0,46a 0,44a 0,19b
cadre de vie 0,46a 0,64b 0,25c
intercommunalité 0,39a 0,64b 0,32a
énergie renouvelable 0,35a 0,26a 0,09b
communication 0,33a 0,35ab 0,54b
submersion marine 0,33a 0,29a 0,61b
mouillages organisés 0,32a 0,17ab 0,16b
Scot 0,30ab 0,47a 0,19b
réglementation 0,30a 0,47b 0,67c
préfecture 0,28ab 0,38a 0,16b
pêche récréative 0,22a 0,08b 0,16ab
mairie 0,22a 0,35ab 0,41b

Lorsque deux valeurs d’une même ligne n’ont aucune lettre en commun : seuil de signi-
ficativité < 5 %.
Lorsque deux valeurs d’une même ligne sont soulignées : seuil de significativité < 10 %.
D’après Le Moel, Moliner et Ramadier, 2015.

Dans le groupe « Protection » dominent les items « Érosion de la côte »,


« Pollution en mer », qui évoquent une certaine crainte, mais aussi
les items « Développement d’activités maritimes » et « Biodiversité »,
qui traduisent des préoccupations liées au tourisme. Dans le groupe

110
Représentations sociales et production iconographique

« Développement », l’item « Développement d’activités maritimes »


est également prédominant. Mais il s’accompagne des items « Cadre
de vie » et « Intercommunalité », ce qui semble traduire des préoccu-
pations tournées vers le tourisme et l’action en faveur de l’économie.
Par ailleurs, dans ce sous-groupe, on constate que les items traduisant
des préoccupations environnementales semblent être moins choi-
sis (« Érosion côte », « Pollution en mer », « Biodiversité », « Énergie
renouvelable », « Submersion »). Enfin, dans le groupe « Risque », les
items dominants évoquent clairement des préoccupations environne-
mentales (« Érosion côte », « Pollution mer », « Submersion »). Mais on
constate aussi que ce sous-groupe présente assez peu d’intérêt pour le
développement économique (« Développement d’activités maritimes »,
« Infrastructures portuaires »).
En conclusion de ces premières analyses, il semble donc raisonnable
d’avancer que les représentations du milieu marin sont sensiblement
différentes entre les trois sous-groupes d’élus identifiés.

Les dessins
Les dessins produits par les participants ont été analysés selon la
méthode décrite dans le chapitre 6. Sept formes ont été identifiées :
la plage, le trait de côte, les éléments dessinés en mer (digues, épis,
bateaux), les axes routiers, les éléments architecturaux (immeubles), les
axes fluviaux, les limites-frontière de la commune. Ici, il faut préciser
qu’après avoir produit leur dessin, les participants étaient amenés à le
commenter, ce qui permettait de préciser la signification de certaines
formes.
Pour ce qui concerne l’analyse des motifs, l’ACH permet de repérer
deux classes de formes.

111
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Figure 19. ACH sur les formes contenues dans les dessins.
Méthode de Ward, distance euclidienne.

Éléments architecturaux

Axe routier

Trait de côte

Limite-frontière

Axe fluvial

Éléments dessinés en mer

Plage

65 70 75 80 85 90 95 100 105

D’après Le Moel, Moliner et Ramadier, 2015.

La première regroupe trois formes. Deux d’entre elles sont explicite-


ment référées à l’intérieur du territoire (routes, éléments architectu-
raux). La troisième marque une séparation entre l’espace terrestre et
l’espace marin (trait de côte). Il semble donc que cette première classe
renvoie à un motif « urbain ».
La seconde classe regroupe quatre formes agencées en deux sous-classes.
La première d’entre elles regroupe deux formes explicitement référées
à la mer (plage, éléments dessinés en mer). Cette combinaison semble
correspondre à un motif « maritime ». La seconde regroupe des formes
linéaires qui découpent l’espace (axe fluvial et limites-frontières). Assez
difficile à interpréter, cette combinaison pourrait correspondre à un
motif de sectorisation de l’espace (lignes de force).

112
Représentations sociales et production iconographique

Sur la base de cette analyse, chaque dessin a été caractérisé par trois
scores correspondant à chacun des motifs identifiés (urbain, maritime
et sectorisé). Ces scores résultent de la somme des choix pour les items
d’un même motif, divisée par le nombre d’items qui composent le
motif. Ils varient donc de 0 à 1. Ces scores ont fait l’objet d’une analyse
de variance selon un plan simple (groupes élus × motif ), où le facteur
« motif » est intra-individuel.
Sur l’ensemble des dessins, on constate en premier lieu que le motif
« urbain » est significativement plus présent que le motif « sectorisé » et
significativement plus présent que le motif « maritime ». On constate
ensuite une différence significative concernant les motifs présents dans
les dessins des trois groupes d’élus.
Comme on le voit sur la figure 20, les dessins des élus du groupe
« Protection » et ceux du groupe « Risque » montrent à peu près la
même hiérarchisation de motifs. Ils ne diffèrent significativement
entre eux que par rapport au motif « sectorisé ».

Figure 20. Scores moyens des motifs Urbain, Sectorisé et Maritime pour
les trois sous-groupes d’élus. Écart-type entre parenthèses.

0.80 0.71 0.73


(.03) (.05)
0.70
0.57
0.60 (.04)
0.44 0.45 0.44
0.50 0.39 (.05) (.06) (.06)
(.04)
0.40 0.30
(.03) 0.24
0.30 (.06)

0.20

0.10

0.00
Protection Développement Risque

Motif urbain Motif secteur Motif maritime

D’après Le Moel, Moliner et Ramadier, 2015.

113
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Par contre, les dessins des élus du groupe « Développement » se


distinguent significativement de ceux du groupe « Protection » par
rapport au motif « urbain », par rapport au motif « sectorisé » et par
rapport au motif « maritime ». Ils se distinguent également des dessins
des membres du groupe « Risque » par rapport au motif « urbain » et
par rapport au motif « maritime ».
Ces résultats suggèrent donc bien que des individus qui ont des repré-
sentations différentes d’un territoire ne produisent pas la même icono-
graphie de ce territoire. Ils sont d’autant plus remarquables qu’ils sont
obtenus en dépit de la variabilité bien connue des habiletés graphiques
des individus (cf. Darras, 1998).
En conclusion, les deux recherches qui viennent d’être présentées
permettent de répondre à la seconde question de recherche évoquée
plus haut (cf. « Un programme de recherche »). Il semble bien en effet
que des individus qui partagent des construits sociocognitifs différents
à propos d’un objet produisent de cet objet des images sensiblement
différentes.
Chapitre 8

Catégorisation sociale, stéréotypes


et interprétation iconographique

L a troisième question de recherche soulevée par la problématique


qui nous occupe consiste à se demander si des individus qui ont
élaboré des construits sociocognitifs différents d’un même objet vont
interpréter différemment une même image de cet objet. Ici, il faut
bien avouer que très peu de travaux ont abordé cette question. Mais
il est possible de trouver des recherches qui l’abordent plus ou moins
directement. En voici trois illustrations.

Le bébé au pyjama jaune

Dans la recherche dite du « bébé au pyjama jaune » (Condry et Condry,


1976), les auteurs n’ont pas véritablement identifié de groupes parta-
geant des systèmes de croyances différents à propos d’un objet. Ils ont
plutôt suggéré aux participants de leur expérimentation des « grilles de
lecture » différentes d’une même image. Certes, comme on le verra,
ces grilles de lectures renvoient sans nul doute à des construits socio-
cognitifs différents. Mais les construits qui vont être suggérés aux
participants ne constituent pas des spécificités des groupes expérimen-
taux mis à contribution. En d’autres termes, cette recherche ne s’inté-
resse pas à des individus ayant élaboré des construits sociocognitifs
différents à propos d’un même objet. Elle porte davantage sur des
individus qui vont mobiliser des construits différents pour interpréter
une même image.

115
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Condry et Condry utilisent un film d’environ dix minutes montrant


un bébé de neuf mois, assis sur un siège adapté. Le siège est d’un type
très bien connu. Légèrement surélevé, il permet d’asseoir une enfant
de cet âge à une table d’adultes. L’enfant y est normalement maintenu
car une tablette devant lui l’empêche de tomber en avant. Souvent,
les parents utilisent ce type de siège lors du repas d’un jeune enfant.
Pour réaliser le film, le siège a été disposé devant un miroir sans tain
derrière lequel était placée une caméra qui filmait l’enfant. Pendant
les dix minutes que dure le film, on voit l’enfant jouer successivement
avec quatre objets : un petit ours en peluche, une boîte d’où surgit
un joker (jack-in-the-box), une poupée et un « buzzer » qui, lorsqu’on
appuie au bon endroit, produit un son.
Avant l’expérimentation, les participants sont prévenus qu’ils vont voir
un film présentant un enfant en train de jouer avec les quatre objets.
On leur explique aussi qu’ils devront, entre autres choses, évaluer les
réactions émotionnelles du bébé. Les participants à cette expérimen-
tation sont des étudiants de 18 à 25 ans, les trois quarts sont de sexe
féminin.
Dans l’exposé des consignes qui précèdent le visionnage du film, les
participants sont informés du prénom de l’enfant qu’ils vont voir.
Mais pour la moitié d’entre eux, on indique que le bébé s’appelle
« David » en précisant qu’il est de sexe masculin. Pour l’autre moitié,
il est indiqué que le bébé s’appelle « Dana » et qu’il s’agit d’une fille.
Cette manipulation expérimentale est évidemment rendue possible
par l’âge et l’apparence du bébé qui ne permettent pas d’identifier son
sexe. Rappelons au passage que Condry et Condry ont pris soin de lui
enfiler un pyjama jaune, donc ni bleu ni rose ! Ainsi, l’indication du
prénom et du sexe du bébé vont suggérer aux participants deux grilles
de lectures différentes.
Depuis les travaux de Bem (1974), on sait en effet que les traits qui
caractérisent le genre se distribuent sur une dimension dont le pôle
masculin regroupe des caractéristiques dites « instrumentales » ou
« agentiques », tandis que le pôle féminin regroupe des caractéristiques

116
Catégorisation sociale, stéréotypes et interprétation iconographique

dites « expressives » ou « communiales » (Lorenzi-Cioldi, 1994). Ainsi,


dans le questionnaire de Bem (1974, 1981), qui est un des premiers
outils destinés à mesurer ces traits, on trouve sur le pôle masculin des
traits tels que « dominant », « agressif » ou « compétitif ». Sur le pôle
féminin, on trouve des traits tels que « chaleureuse », « compréhensive »
ou « tendre ». Le pôle masculin est dit instrumental car il renvoie à
l’idée d’actions que les hommes exerceraient sur leur environnement
ou sur les autres. Le pôle féminin est dit expressif car il correspondrait
aux capacités supposées des femmes en matière de communication et
de compréhension d’autrui. À l’évidence, ces traits paraissent stéréo-
typés. Mais il faut aussi reconnaître que, dans la plupart des études
utilisant ce type de questionnaires, on retrouve les traces d’une organi-
sation bipolaire des catégorisations du masculin et du féminin, autant
chez les hommes que chez les femmes (Brems et Johnson, 1990).
Condry et Condry s’attendent donc à ce que l’assignation catégorielle
du bébé filmé et présenté soit comme une fille, soit comme un garçon,
induise des lectures différentes du film. Et c’est effectivement ce qu’ils
observent.
C’est ainsi que globalement, lorsque le bébé est supposé être un
garçon, il est perçu comme éprouvant davantage de plaisir au cours
des quatre scènes que lorsqu’il est supposé être une fille. Dans le
même sens, les émotions qu’il manifeste ne sont pas interprétées de la
même manière selon qu’il est supposé être une fille ou un garçon. Par
exemple, lorsqu’il joue avec la boîte « jack-in-the-box », il va finir par
pousser un cri. Lorsqu’il est perçu comme un garçon, ce cri est inter-
prété par les participants comme une expression de colère. Mais quand
le bébé est perçu comme une fille, ce même cri est interprété comme
une manifestation de peur. Enfin, les participants qui visionnent le
film montrant « David » perçoivent ce bébé plus fort et plus actif que
ceux qui visionnent le film montrant « Dana ». On voit donc que les
catégories et stéréotypes induits par Condry et Condry ont largement
impacté la manière dont les participants ont interprété les images
qu’ils voyaient.

117
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Le Noir et le Blanc

Duncan (1976), s’intéresse à la perception sociale. En tant qu’Amé-


ricain du Nord, il est au fait des traits stéréotypiques partagés dans
son pays par les Blancs à propos des Noirs. Il sait notamment que
beaucoup des premiers pensent que la nature impulsive des seconds les
prédispose à la violence. Il imagine donc une expérimentation destinée
à évaluer l’impact de cette croyance sur l’interprétation d’une scène
simple. Le matériel de cette expérimentation est constitué d’un court
film montrant une discussion entre deux protagonistes. Vers la fin de
la séquence, on voit l’un des protagonistes pousser l’autre sans qu’il soit
pour autant possible de déterminer si ce geste relève réellement d’une
volonté d’agression. Il s’agit donc d’un geste relativement ambigu. Le
film est tourné en quatre versions. Dans la première, les deux person-
nages sont blancs. Dans la seconde, ils sont tous deux noirs. Dans la
troisième version, l’auteur du geste est blanc et son interlocuteur est
noir. Enfin, dans la dernière version, l’auteur du geste est noir et son
interlocuteur est blanc.
Pendant le visionnage de la séquence, les sujets (des étudiants blancs),
réalisent diverses évaluations. Ils doivent notamment évaluer le geste
ambigu effectué par l’un des protagonistes. Ils disposent pour cela
d’une échelle en quatre points : c’est une plaisanterie, c’est un geste
sérieux, c’est un geste agressif, c’est un geste violent.
Comme le montre très clairement la figure 21, le geste n’est pas du
tout évalué de la même façon selon la couleur de peau de son auteur.
Globalement, le geste commis par un protagoniste noir est évalué
comme violent par plus de 70 % des sujets. Or, le même geste effec-
tué par un protagoniste blanc n’est évalué comme violent que par un
peu plus de 13 % des sujets. L’écart se creuse encore davantage si l’on
tient compte de la couleur de peau de « l’agresseur » et de celle de la
« victime ». Ainsi, lorsque le geste est commis pas le protagoniste noir
vers un protagoniste blanc, 75 % des sujets l’estiment violent. Mais
lorsque le geste est commis par le protagoniste blanc vers un protago-
niste noir, ils ne sont que 12,5 % à faire la même estimation !

118
Catégorisation sociale, stéréotypes et interprétation iconographique

Figure 21. Évaluation du geste


en fonction de la couleur de peau de l’auteur.

80.00%

70.00%

60.00%

50.00%

40.00%

30.00%

20.00%

10.00%

0.00%
Noir Blanc

Plaisanterie Sérieux Agressif Violent

D’après Duncan (1976).

Duncan demande aussi à ses participants d’expliquer le geste de


« l’agresseur ». Il leur propose pour cela de choisir des causes faisant
référence soit à sa personnalité, soit à la situation, soit enfin à l’issue
de la discussion entre les protagonistes. Les résultats montrent que
lorsque l’auteur du geste est noir, les sujets expliquent son compor-
tement par sa personnalité. Lorsqu’il est blanc, c’est la situation ou
l’issue de la discussion qui sont invoquées.
Finalement, l’expérimentation de Duncan nous montre que le stéréo-
type du noir impulsif (personnalité), et donc violent (comportement),
conduit les participants à interpréter et à expliquer une scène dans
un sens particulier. On pourra objecter ici que rien ne nous prouve
que les individus ayant participé à cette expérimentation adhéraient
effectivement au stéréotype du noir impulsif et violent. Mais depuis les
travaux de Devine (1989), on sait que l’action des stéréotypes peut se
manifester chez des individus qui n’y adhèrent pas. Il suffit en réalité
qu’ils les connaissent pour que, dans certaines circonstances, ils y aient

119
PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

recours. Ces circonstances correspondent généralement à un déficit de


disponibilité cognitive (fatigue, urgence, tâches simultanées, etc.). Or,
dans son protocole, Duncan prend bien soin de placer ses participants
dans une situation de déficit cognitif. Il les presse de répondre à ses
questions et les place ainsi dans une situation d’urgence.
Au-delà de ces considérations, la recherche de Duncan montre de
façon éclatante comment des construits sociocognitifs tels que les
stéréotypes façonnent notre perception du monde. Elle nous montre
finalement que nous voyons ce que nous croyons21.

De l’hostilité à la joie

Dans le chapitre 5, nous avons vu que certaines émotions s’expri-


maient de manière très consensuelle au travers de l’expression du
visage (cf. « Les apports de la psychologie du développement »). Cette
universalité de l’expression faciale de ces émotions nous permet de
les identifier très rapidement chez nos interlocuteurs. Le phénomène
est d’autant plus net que l’expression faciale est marquée (cf. « Entre
compétences sociales et différences interculturelles »). Mais qu’en est-il
lorsque l’expression faciale est légère, voire à peine esquissée ? C’est la
question que se posent Hugenberg et Bodenhausen (2003). Pour tenter
d’y répondre, ils construisent un film à partir d’images de synthèse très
réalistes. Ce film dure 16 secondes et montre un visage masculin qui
se transforme progressivement selon une procédure de « morphing ».
Au début du film, le visage exprime clairement de l’hostilité, mais à la
fin, il exprime la joie. L’intérêt d’un tel film est que pendant plusieurs
secondes, il montre un visage à l’expression ambiguë. Mais il montre
aussi l’esquisse de l’expression faciale de la joie. Et projeté à l’envers,
il montre l’esquisse de l’expression faciale de l’hostilité.

21. Dans une thèse récente, Hamhami (2015) s’inspire du protocole de Ducan en filmant
un enfant autiste dans plusieurs situations. Le film est montré aux participants avec
deux étiquettes : soit l’enfant est présenté comme autiste, soit il est présenté comme
déficient intellectuel. Les résultats vont dans le sens de la recherche de Duncan.

120
Catégorisation sociale, stéréotypes et interprétation iconographique

Par ailleurs, le personnage montré est soit de type caucasien (donc


blanc), soit de type noir américain. Avant l’expérimentation, les images
qui composent les deux versions du film sont soigneusement testées.
Les auteurs s’assurent notamment que les niveaux d’hostilité et de joie
exprimés par le visage blanc et le visage noir sont équivalents. Dans le
souci de contrôler d’éventuels biais liés au morphotype, le visage blanc
et le visage noir ont la même structure. En réalité, les deux visages
ne se distinguent que par la couleur de peau, la couleur des sourcils
et des cheveux (blonds vs noirs) et le type de cheveux (mi courts et
légèrement bouclés vs courts et crépus). Enfin, sur les mêmes bases et
pour neutraliser les éventuels effets liés à la spécificité du visage, deux
autres visages sont construits pour réaliser deux films supplémentaires.
Ainsi les auteurs disposent de quatre films montrant un visage mascu-
lin passant d’une expression d’hostilité à une expression de joie. Deux
films montrent un visage noir et deux autres un visage blanc.
Avant de commencer l’expérimentation, on explique aux partici-
pants (Américains blancs) qu’au début de chaque film qu’ils vont
voir, un visage exprime une émotion initiale (sans préciser laquelle).
On explique ensuite que dès qu’ils percevront que cette émotion
initiale a disparu du visage, ils devront appuyer sur une touche.
Chaque participant est seul et visionne les quatre films dans un ordre
aléatoire. Pour les quatre films, on enregistre le temps de réaction de
chaque participant. Enfin, on propose aux participants une seconde
tâche. Il s’agit d’une tâche d’association de mots qui permet de mesu-
rer leur niveau de préjugés à propos des Noirs22.
Les auteurs font l’hypothèse que les participants ayant un haut niveau
de préjugés à l’égard des Noirs mettront plus de temps que les autres
avant de décider que les visages noirs ont perdu leur expression hostile.
Par contre, ils s’attendent à ce que ces participants répondent comme
ceux ayant un faible niveau de préjugés quand il s’agira de visages
blancs.

22. La procédure est un Test d’association implicite (Greenwald, McGhee & Schwarz, 1998).

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PSYCHOLOGIE SOCIALE DE L ’ IMAGE

Effectivement, lorsqu’il s’agit de décider que l’expression d’hostilité a


disparu des visages blancs, les participants mettent un peu moins de
six secondes, quel que soit leur niveau de préjugés à l’égard des Noirs.
En revanche, lorsqu’il s’agit de réaliser la même tâche à propos des
visages noirs, les participants à faible niveau de préjugés restent sur
une performance moyenne un peu inférieure à six secondes. Mais ceux
ayant un haut niveau de préjugés à l’égard des Noirs mettent un peu
plus de sept secondes. Lorsqu’on réalise la même expérimentation en
projetant les films à l’envers, on constate que les participants ayant
un haut n