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HORS-SÉRIE

DIRECTRICE DE LA PUBLICATION : AICHA AKALAY www.telquel.ma


PRIX : 50 DH

ɐǦ ans
ƞʀƭƞǔǜɁʊ
Pendant quinze ans, les éditorialistes de TelQuel
ont réagi à l’actualité marocaine. Avec une ligne
éditoriale assumée. Sélection.

Driss
Karim Ksikes
Boukhari

Fahd
Iraqi

Aïcha
Akalay
Abdellah
Tourabi Ahmed Reda
Benchemsi
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ɐǦ ans
ƞʀƭƞǔǜɁʊ
Depuis 15 ans, TelQuel Dans ce hors-série, il s’agit
décrypte l’actualité avec de remonter le fil des
engagement. La première années et de vous présenter
page du magazine, l’éditorial, chers lecteurs les analyses
a toujours été l’entrée en faites par TelQuel lors
matière dans notre traitement d’événements importants.
de l’information. L’édito Certaines sont presque
donne le La mais surtout prophétiques, d’autres
est révélateur de notre ont ignoré les imprévus
perception de l’actualité, de de l’Histoire. Mais tous
la lecture que nous en faisons ces décryptages, nous le
à la lumière des convictions pensons, restent instructifs
défendues par TelQuel. aujourd’hui.

Directrice de la Publication : Aïcha Akalay - Responsable dossiers et opérations spéciales : Salma El Hariry - Directeur artistique : Wassime Wahid
Révision : Emmanuel Calamy - Icônographie : Khadija Alaoui - Directice commerciale : Wafaa El Ouilani - Chef de pub : Yassine Lazrak - Impression : GMS Print
Ce supplément est édité par Telquel Media, Rue Charam Achaykh N°34, 5e étage, Palmier - Casablanca. Tél. : +212 522 25 05 09 (LG) - Fax : +212 522 25 13 37

HORS-SÉRIE TELQUEL 3
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Youssoufi
est mort,
ÉDITO N° 12
vive le roi !
L
DU 12 AU 18 JANVIER 2002
Par Ahmed R. Benchemsi

e guichet unique, on en dotés “des prérogatives légales et ré-


parle depuis des années, glementaires nécessaires pour
mais on n’en a pas vu la prendre en lieu et place des membres
trace. Eh bien, ça y est, du gouvernement compétents, les
c’est fait ! Le roi Moham- actes administratifs nécessaires à la
med VI, fidèle à son ha- réalisation des investissements”.
bitude des effets d’an- Voilà, voilà, voilà... Nous voulions des
nonce spectaculaires, technocrates, nous les avons. Nous
vient de décider de créer, sous la res- demandions à ce que le gouverne-
ponsabilité des walis de régions, des ment Youssoufi soit dissous ? Le voilà
centres d’investissement régionaux vidé de sa substance, condamné à
qui rempliront le rôle de guichets faire de la figuration à Rabat (et en-
uniques pour l’aide aux investisseurs core, c’est le wali de Rabat qui décide
et à la création d’entreprises. Ces de tout sur son territoire). Nous as-
centres seront chapeautés par des sistons donc à la mise à mort finale
personnes “compétentes dans le do- du gouvernement du brave monsieur
maine concerné”, qui seront – évi- Youssoufi. Une mise à mort dont il
demment – nommées par le roi et nul est chargé lui-même de l’exécution !!!
autre. Quant aux walis de région qui, Avec un panache tout royal, la “lettre”
donc, chapeauteront ces “personnes de Mohammed VI envoyée au Pre-
compétentes”, ils seront désormais mier ministre pour expliquer tout cela

4 TELQUEL HORS-SÉRIE
comporte, et c’est savoureux, l’alinéa cun doute, salutaire à l’économie de pas la notion même d’exécutif. Vous
suivant : “Nous sommes convaincu, ce pays. La politique. Encore bravo ! avez, d’un même coup de pistolet,
connaissant ton attachement à l’ap- Vous nous demandiez, immédiate- abattu les deux. Logiquement, vous
plication scrupuleuse de Nos Hautes ment après votre investiture, de ne auriez dû dissoudre le gouverne-
Directives, que tu n’épargneras au- pas espérer vous voir partager votre ment, dans la foulée... Sachons donc
cun effort pour œuvrer, de concert pouvoir avec quiconque. Promesse que notre pays va se technocratiser
avec les membres du gouvernement brillamment tenue ! Éviscérer le gou- durablement. Pour son plus grand
de Notre majesté (autrement dit, pas vernement d’une manière aussi spec- bénéfice économique, sans aucun
le tien, ne l’oublie jamais), pour que taculaire tout en faisant quadriller le doute, mais dans de telles condi-
les nobles desseins exprimés dans territoire par des hommes à vous est tions... Un wali de région, que je fé-
cette lettre soient concrétisés dans les un acte clairement makhzénien, et ce licitais pour ses nouvelles attribu-
meilleurs délais”. Ces nobles desseins, n’était pas cela que voulaient ceux qui tions, m’a répondu : “je ne suis qu’un
on peut en avoir deux lectures. L’une préconisaient une solution techno- mokhazni de Sa Majesté”. Notre des-
économique, l’autre politique. L’éco- cratique. L’idée, c’était de pousser tin à tous, si nous entérinons dans la
nomique. Bravo Majesté ! Chapeau, l’équipe Youssoufi dehors et de la joie pareilles décisions. De toute fa-
soyons bons joueurs, vous avez réa- remplacer momentanément par des çon, nous n’avons pas le choix. Bravo,
lisé là notre fantasme majeur : mettre ministres technocrates, le temps que sérieusement. Quant à vous, Si Ab-
des technocrates partout aux com- la classe politique rajeunisse et, de- derahmane, s’il vous reste une once
mandes. Les guichets uniques sont venant plus pugnace et plus efficace, de fierté, vous devriez démissionner
institués – espérons qu’ils fonction- exerce enfin son rôle. C’était Yous- sans tarder. En aurez-vous le cou-
neront, mais l’initiative est, sans au- soufi & Co qui posaient problème, rage ? Ou même l’envie ?

HORS-SÉRIE TELQUEL 5
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Des aléas qu’il est”, qu’est-ce ? Au delà de la


prescription religieuse (à laquelle

du second
nous avons consacré un article, la
comparant avec les autres dogmes),
rien de moins qu’un phénomène so-
ciologique de masse, passionnant à
observer, à décortiquer. Nous voyons

degré
aussi notre rôle de journalistes
comme celui de relais entre ceux qui
vivent la société (vous, nous) et ceux
qui l’expliquent (les sociologues, an-
thropologues et autres chercheurs en
sciences humaines). Or, le premier
axiome qu’on apprend, en fac de
sciences humaines, est le suivant :
une étude sociologique n’est valable

Q
que dans la mesure où son auteur se
détache complètement du sujet. C’est
u’il est lassant de de- ce qu’ont fait (entre autres) les pro-
voir se justifier fesseurs Abdellah Hammoudi et Mo-
pour des choses qui hammed Mandi, que nous avons ci-
vont de soi... Qu’il tés dans notre enquête. Et c’est ce
est triste de consta- que nous avons fait aussi, pour que
ter que le second l’analyse soit claire... Quant à cette
degré n’est pas délicieuse couverture qu’Attajdid,
perçu par tout le quotidien islamiste, nous a fait l’hon-
monde ! Enfin, par respect pour nos neur de nous consacrer, avec ce titre
lecteurs (et certainement pas parce charmant : “un hebdomadaire fran-
que nous avons mauvaise cophone se moque de la fête de sa-
conscience), allons-y, justifions- ÉDITO N° 18 crifice. Qu’en disent messieurs les
nous : Mettre un mouton hurlant sur DU 23 FÉVRIER AU oulémas ?”, si ce n’est pas un appel à
1er MARS 2002
la couverture, assorti du cri “Car- Par Ahmed R. Benchemsi fatwa, que nous soyons pendus. Et
nage !” ne fait nullement de l’équipe si cette fatwa devait venir, Marhba !
de TelQuel des fans de Brigitte Bar- Cela nous fournirait un sujet de dé-
dot, ou de quelconques “défenseurs rassurent. Nous ne sommes pas bat. Quant à l’accusation de l’édito-
des bêtes”, en aucune manière. N’im- “contre” le sacrifice rituel. Ni “pour”, rial accompagnant (en gros, nous se-
porte quel spécialiste en marketing d’ailleurs. Fidèles à notre devise, rions le fer de lance d’un vaste
vous dira qu’une couverture de ma- nous avons essayé, encore une fois, complot ourdi contre l’islam par la
gazine se doit d’interpeller le regard, de “ne pas juger”, mais de com- francophonie), nous aurions
d’être “vendeuse”. Voilà pour le gra- prendre. Pourtant, la première par- presque envie de répondre : tout à
phisme. Quant au mot “carnage”, il tie de ce dossier a aussi suscité des fait ! Juste pour énerver nos
était aussi en relation avec la carne, réactions indignées. “Qui sont-ils ces confrères barbus. Avec une préci-
la viande. Et n’est-ce pas vers la prétentieux pour nous toiser du haut sion : vous avez oublié le sionisme
viande que tendaient toutes nos (et de leurs convictions occidentalisées international, les francs-maçons,
vos) préoccupations, la semaine der- et nous faire la leçon ? Où vivent-ils ? l’Algérie, etc. Vous n’avez pas idée
nière ? C’était donc un bête jeu de Si ce n’est au Maroc ?” Évidemment à quel point nous complotons contre
mots, rien de plus. Que ceux qui, aga- que nous y vivons. Évidemment que la oumma. Et ce, toutes les se-
cés par cette couverture, y ont vu une notre ambition est de le traiter “tel maines, en conférence de rédaction.
quelconque ironie de TelQuel par qu’il est”, conformément à notre Et on rit beaucoup. Bienvenue, ça
rapport à la fête de l’Aïd el Kébir se ligne éditoriale. Et l’Aïd el Kébir “tel se passe tous les jeudis !

6 TELQUEL HORS-SÉRIE
PLAGE l RESTAURANTS ET BARS l CLUB ENFANTS l SPA & HAMMAM l GOLF SIGNÉ GARY PLAYER l SPORTS & LOISIRS l NIGHTCLUB

A ceux qui rêvent


de ne plus avoir à
choisir entre mer et
campagne, raffinement
et authenticité,
intimité et convivialité,
architecture grandiose
et environnement
naturel préservé,
activités sportives et
farniente total ou encore
gastronomie locale
et saveurs du bout du
monde, cap vers
Mazagan Beach &
Golf Resort.

Du côté Golf, c’est un 18 trou signé Gary


Player avec sa Golf Academy qui offre
aux néophytes comme aux joueurs
Mazagan confirmés un outil unique au Maroc
d’apprentissage et de perfectionnement.
Beach & Golf
Resort est plus que
jamais la destination bien-être et
Sur la plage et en forêt, la toute nouvelle
écurie le Cavalier propose une véritable
échappée, les chevaux entretenus avec
loisirs par excellence, pour les petits passion sont adaptés aussi bien au trot
comme pour les grands ! pour les débutants, qu’au galop pour les
plus avertis.
Et pour cause l’année 2016 aura
été, comme toutes les précédentes Du côté des plaisirs de la table,
depuis l’ouverture en 2009, riche 15 restaurants rivalisent d’ingéniosité
de nouveautés et d’évènements pour satisfaire toutes les envies; parmi
haut en couleur. Du côté du Spa et eux, bistronomique La Cave, propose le
de sa vue imprenable sur les dunes meilleur de la cuisine française élaborée
grâce au partenariat exclusif avec la à partir de produits issus des terroirs
prestigieuse ligne de cosmétiques marocains et français. Le Jin-Ja quant à
Carita Paris. Résolument tournée lui séduira par la fraîcheur et l’originalité
vers la détente, le «Yoga & Bien- des sushis, sashimis et maki dans une
être» by Mazagan, dans un cadre ambiance intimiste.
aussi paisible que luxueux, les très
exclusives «Living retreats» et les Embarquez sans plus attendre pour un
cours de yoga à la carte, proposent séjour d’exception vers Mazagan Beach
toute l’année de se déconnecter pour & Golf Resort, un hôtel comme il n’en
mieux se reconnecter avec soi-même. existe nulle part ailleurs au Maroc.
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Première
de plusieurs secteurs sociaux, mais
remplit également – et discrètement
– la fonction de conseillère royale
écoutée. À l’inverse de ces premières
dames, actives et militantes, il en

dame
existe d’autres qui apparaissent peu,
comme les épouses Blair ou Aznar,
ou encore celles de MM. Ben Ali ou
Moubarak. Leurs activités sont ex-
clusivement protocolaires et leur in-
fluence quasi nulle (pour ce qu’on en
sait, du moins). Quel genre de pre-
mière dame sera donc Lalla Salma ?
Si on devait le déduire à partir de ce

H
qu’on sait de son caractère, de ses di-
plômes, et de son parcours, elle se-
istorique”. À force de rait plutôt de celles qui, en coulisses,
voir galvaudé cet ad-
jectif, en particulier en
Une de notre cher Le
Matin, on avait fini par
s’en méfier, d’instinct.
Mais pour une occasion en particu-
lier, son utilisation se justifiait. Il
s’agit, vous l’aurez deviné, du ma-
riage public du roi Mohammed VI et
de la, désormais, princesse Lalla
Salma (à propos, quel dommage de
devoir s’en tenir à ce titre : “Reine”,
ça aurait sonné tellement mieux ! Et
tant qu’à innover...). Historique,
donc, nous disions. Pas tellement
parce que le visage de l’épouse du roi
apparait sur les journaux, mais tout
simplement parce qu’elle existe. Of- ÉDITO N° 23
DU 30 MARS AU
ficiellement. Ce qui signifie, et ce AA05 AVRIL 2002
n’est pas négligeable, qu’il y a un Par Ahmed R. Benchemsi
couple au sommet de l’État, et non
plus une seule personne. Cela pour-
rait changer beaucoup de choses. À
commencer par l’introduction dans après son entrée à la Maison-
notre pays de la fonction de première Blanche, de sorte que “toutes les
dame, comme cela existe naturelle- grandes décisions prises par Ronald
ment et universellement dans tous Reagan l’ont été en fait par Nancy
les pays où les épouses des chefs et Ronald Reagan”. Plus tapageur
d’État sont visibles. Quel genre de est l’exemple de Hillary Clinton qui
première dame sera la nôtre ? Médi- fut officiellement chargée par son
tons ces quelques exemples que nous mari de la politique de santé pu-
a donnés l’histoire : Nancy Reagan a, blique de son pays, politique qui
selon sa biographie officielle, investi connut d’ailleurs un échec retentis-
tous les champs d’intervention pré- sant. Sur un autre mode, l’actuelle
sidentiels à peine quelques mois reine de Jordanie, Rama, s’occupe

8 TELQUEL HORS-SÉRIE
s’impliquent, décident, orientent, inévitables. Lalla Salma devra alors
tout en s’en tenant publiquement à s’imposer. Comment ? À position iné-
leur obligation de réserve. Peut-être, dite, moyens inédits : la médiatisa-
ne sera-ce absolument pas le cas, tion et (donc) la sympathie qu’elle
mais développons tout de même l’hy- inspire d’ores et déjà à l’opinion se-
pothèse, car elle est séduisante. Va ront probablement ses armes les plus
donc pour le schéma de l’influente sûres. Si tout le bien que nous pen-
conseillère de l’ombre. Mais n’ou- sons de la nouvelle princesse se
blions pas que nous sommes au Ma- confirme, cela signifierait, tenez-vous
roc et que le système makhzen – dé- bien, que les partisans du change-
solé d’y revenir – est toujours là, avec ment ont une solide alliée dans la
ses habitudes et ses pesanteurs. Il ne place. Les vieux piliers du makhzen
lui sera certainement pas facile de se ancestral ont donc, logiquement, du
faire à l’idée de cette nouvelle fonc- souci à se faire. En attendant, et avec
tion, encore moins de l’accepter. Des la sincérité la plus vibrante dont nous
luttes d’influence auront certaine- soyons capables : félicitations, ma-
ment lieu et les tiraillements seront jestés. Et bon courage.
PUBLI-RÉDACTIONNEL

INSTITUTION CENTENAIRE,
ÉCO-RESPONSABLE,
BARID AL-MAGHRIB Le Groupe Barid Al-Maghrib
opère sa mue depuis plusieurs
années. Digitalisation de
SE POSITIONNE DANS ses services, politique RSE
volontariste, initiatives vertes
LE DIGITAL nationales et internationales…
La stratégie du groupe
C’est une évolution remarquable qu’a accompagner la dématérialisation de est avant tout orientée
connue Barid Al Maghrib ces BILAN DE bout en bout. vers sa modernisation et
dernières années. Ce groupe Dans le cadre du programme e-gov
multi-métiers s’est ainsi
“LA CITÉ DE LA
POSTE” lancé par l’Etat, Barid Al-Maghrib
la réaffirmation de ses
profondément transformé notamment À LA COP 22 accompagne aujourd’hui le ambitions numériques et
grâce à l’engagement de ses filiales
spécialisées : Al Barid Bank, EMS
gouvernement marocain dans les
projets visant à instaurer la bonne
environnementales.
PLUS DE
Chronopost Maroc, la SDTM et Barid
Média. La poste, créée voici plus d’un 10 500
VISITEURS
gouvernance et la transparence dans
les relations entre l’administration UNE CULTURE D’ENTREPRISE
siècle, opère historiquement dans le DURANT 11 JOURS marocaine et ses usagers (citoyens, ÉCO-RESPONSABLE
courrier, la messagerie et les colis, le entreprises). Le Groupe a également La dématérialisation des échanges permet aussi
transport la logistique, les services de
la banque et plus récemment dans
13
CONFÉRENCES
réalisé, en partenariat avec le
ministère de l’Intérieur et celui de
de lutter contre le gaspillage du papier et du
carburant. Elle entre ainsi pleinement dans la
les produits de la poste digitale. ANIMÉES PAR DES l’Industrie, du Commerce, de politique RSE volontariste du Groupe, qui a fait de
Véritable défi de notre ère, le digital EXPERTS l’Investissement et de l’Economie la protection de l’environnement une
est désormais incontournable. Les PLUS DE Numérique, «WATIQA», le guichet préoccupation majeure. Les initiatives éco-
entreprises se mettent aujourd’hui à
cette tendance et le Groupe Barid
300 électronique de commande des
documents administratifs. Celui-ci
responsables se multiplient ainsi au sein du
Groupe. Charte environnementale, « Eco-guide »
ENFANTS DE 23
Al-Maghrib se place comme acteur ÉTABLISSEMENTS permet à chaque citoyen de mis à la disposition des postiers avec de précieux
de référence dans ce domaine au SCOLAIRES ONT commander à distance ses actes de conseils pour une gestion responsable du papier
Maroc. Il y a quelques années, il l’a PARTICIPÉ AU naissance et de les recevoir par ou un usage rationnel de l’énergie et de l’eau
ainsi anticipée. Depuis déjà cinq ans, CONCOURS courrier recommandé. Poste Maroc contribuent à instaurer une culture d’entreprise
“DESSINE-MOI UN
en effet, le Groupe s’est lancé dans TIMBRE VERT” gère également la plateforme de basée sur l’éco-responsabilité.
une vaste stratégie de digitalisation publication des annonces légales au C’est dans ce contexte que le Groupe a renforcé
de ses services. Barid Al-Maghrib n’a bulletin officiel, se charge de son engagement environnemental en devenant
jamais considéré le développement de l’économie l’hébergement de la plateforme de gestion des partenaire officiel de la COP 22. A cette occasion,
sur Internet comme une menace, mais plutôt rendez-vous auprès des hôpitaux publics et de la deux timbres-poste «verts» ont été émis, une
comme une opportunité de développement de Gateway Gouvernementale qui permettra exposition philatélique géante au sein de la zone
nouvelles offres dématérialisées. Le Groupe a ainsi d’échanger des informations entre les ministères. bleue du village de la COP a été organisée, et un
développé un service de certification numérique, Par ailleurs, la Poste est le gestionnaire du registre stand particulièrement original a été installé au
Barid e-Sign devenant, à cette occasion, le premier national de l’Auto-Entrepreneur. sein de la Zone verte de cette importante
opérateur de certification électronique pour les De ce fait, les produits et les services manifestation. Par ailleurs, La Cité de la Poste,
échanges dématérialisés au Maroc. Barid e-Sign dématérialisés mis en place sont ici perçus comme espace de 1000 mètres carrés, situé en plein cœur
permet ainsi d’échanger sur le net, en toute une opportunité sans précédent de désenclaver de Marrakech, a été spécialement aménagé à
sécurité, avec la même valeur probante que le économiquement et socialement des populations cette occasion pour le grand public afin de lui faire
courrier recommandé physique. Une façon de et des territoires, notamment ceux des zones découvrir l’évolution de Poste Maroc et son
rapprocher l’administration du citoyen et rurales. La dématérialisation des échanges engagement environnemental. Au sein de La Cité
l’entreprise de sa clientèle. Ce service a d’ailleurs intéresse aussi tout particulièrement les de la Poste, les visiteurs ont pu découvrir un
été distingué, en mai 2016, par le prix champion organisations : le Groupe vient de signer, avec musée éphémère, un espace d’exposition
WSIS 2016, dans la catégorie «Confiance et l’Agence Nationale des Ports (ANP) une convention philatélique dédié à la thématique de
Sécurité d’usage des technologies de de partenariat portant sur la certification l’environnement ainsi que des œuvres qui
l’information», lors du Sommet Mondial sur la électronique. Le but est de fournir, aux utilisateurs incarnent la genèse de La Poste. Un espace de
Société de l’Information tenu à Genève. des applications de l’ANP, des certificats sécurisés conférences a permis par ailleurs à plusieurs
Toujours à la pointe de l’innovation, et dans le d’authentification et de signature ainsi qu’une intervenants de débattre sur des problématiques
cadre de la contribution de La Poste à l’instauration assistance technique concernant le domaine environnementales. Enfin, «Dessine-moi un timbre
de la confiance numérique, le Groupe vient de particulièrement sensible de la signature vert», concours destiné aux enfants, a quant à lui
lancer le service du coffre-fort électronique pour électronique sécurisée. remporté un franc succès.
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Interviewer le roi
I
l semble régner (sans jeu de
mots) un fort malentendu entre
la presse marocaine libre (des at-
taches partisanes, s’entend) et le
sérail royal. Voici quelques mois,
une rumeur insistante annonçait
une prochaine rencontre entre le roi
Mohammed VI et des journalistes ma-
rocains. Ce qui serait, rappelons-le,
une première historique, les rois du
Maroc n’ayant accordé leurs faveurs
qu’à la presse étrangère, jusqu’à pré- ÉDITO N° 30
sent. Depuis la propagation de cette DU 18 AU 24 MARS 2002
rumeur, divers “briefings en off’ (c’est Par Ahmed R. Benchemsi
la formule désormais consacrée) sur
divers sujets ont réuni journalistes et
conseillers du roi. On a reparlé de cette
fabuleuse éventualité d’interview
royale par des journalistes marocains. Sahara ? Le malentendu est énorme.
Quand ? Comment ? Réponse, en off : Nous journalistes, ne revendiquons
“on ne sait pas, on se tâte, on y réflé- pas le droit de manquer de respect au
chit”... Y a-t-il un problème ? Oui, et roi ou à la famille royale (ça, c’est l’apa-
un gros, de principe. Une interview nage des plus vieilles démocraties, et
suppose de la neutralité, voire un cer- nous en sommes loin). Non, certaine-
tain scepticisme de la part de l’inter- ment pas. On peut être parfaitement
vieweur, si celui-ci est professionnel. med VI ? Il a, à tout le moins, laissé respectueux vis-à-vis de quelqu’un
Or, comment être neutre, voire scep- faire, ce qui est déjà un excellent indi- sans pour autant être complaisant.
tique, en présence de notre roi ? Ne cateur de sa volonté de changer son “Mohammed VI est démocrate d’ac-
sommes-nous pas ses sujets ? N’est-il rapport aux Marocains. Mais alors cord ? dit sa garde rapprochée. Puisque
pas “sacré” ? Ne devons-nous pas lui qu’une catégorie des Marocains (les vous en êtes convaincus, aidez-le”.
embrasser la main (ou le coude, ou journalistes) réclame une liberté fon- Nous ne demandons pas mieux. Mais
l’épaule) avant de le passer à la ques- damentale, celle de considérer que le nous ne l’aiderons jamais mieux qu’en
tion ? Comment, dès lors, prétendre à roi est un être humain comme nous, étant libres dans nos écrits. Je ne sais
l’objectivité ? Comment envisager de et à ce titre faillible... certains de ses plus quel grand auteur disait “sans la
lui poser des questions potentielle- proches font encore reproche aux jour- liberté de critiquer, il n’est point
ment gênantes (car c’est là le véritable nalistes de ne pas utiliser le préfixe “Sa d’éloge flatteur”. Pour conjurer 40 ans
sel de l’exercice d’interviewer) ? Voilà Majesté” avant son nom. Arguant d’éloges obligatoires, il suffit juste... de
le nœud de la contradiction, voilà le qu’après tout c’est son titre, et qu’il lever l’obligation. Forts du constat que
cœur de notre schizophrénie bien ma- mérite bien qu’on le cite. Essayons : si ce pays bouge (et il bouge), c’est
rocaine. Dans ce magazine, nous nous “Sa Majesté le roi a fait une grosse grâce à son roi… il est fort probable,
étions, il y a quelques numéros, inter- bourde”. Voyez, comme ça sonne mal ? alors, que nous arrivions à l’éloge par
rogés sur le devenir des “lignes rouges” Essayons encore : “Sa Majesté le roi nous-mêmes. Sans nous forcer, et tout
depuis l’intronisation de Mohammed a fait de l’excellent travail”. Franche- en restant crédibles. Voilà, messieurs
VI. Ce serait, nous l’écrivions, s’aveu- ment, la formule crédibilise-t-elle du sérail, de quoi mieux “vous tâter,
gler que de ne pas constater qu’elles l’idée ? Ne charrie-t-elle pas, au méditer, réfléchir”. Quant à l’inter-
ont beaucoup évolué. Grâce à Moham- contraire, un fort parfum de Matin du view, c’est quand vous voulez.

12 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Coupable nication, une société d’événementiel


située dans un petit appartement sur

d’être juif
le boulevard Zerktouni, à Casablanca.
Si Azoulay, en effet, encourage toutes
les initiatives mettant sa ville en va-
leur et en particulier celle-là (ce dont
on peut difficilement le blâmer), il
ne met pas A3 communication à
l’abri des soucis financiers. Nous
l’écrivions dans ce magazine il y a
quelques semaines, le festival d’Es-
conséquences qui découlent de la saouira est une entreprise déficitaire
concordance du festival et de la pé- qui manque chaque année de ne pas
riode des examens” (si !), et afin de- se reproduire, faute de sponsors suf-
mandent “à tous les Marocains de fisamment généreux. Ce n’est pas
boycotter le festival et de ne pas se tout. Selon les islamistes, Azoulay, le
laisser leurrer par ses bienfaits ma- seul véritable cerveau de ce complot
tériels saisonniers et ridicules” (vous contre l’Islam qu’est le festival
avez bien lu). On pouvait s’en dou- Gnawa, ne vise rien d’autre que d’en
ter, tous ces jeunes garçons et filles faire “une voie vers la normalisation
qui dansent, font la fête et tapent des avec Israël, surtout qu’André Azou-
mains dans une scandaleuse promis- lay est un juif né au Maroc d’une fa-
cuité ne peuvent que choquer nos mille juive d’Essaouira... ville dont
barbus. Jusque-là, rien d’anormal. l’une des particularités est l’existence
Là où ça dérape franchement, c’est d’une nombreuse communauté juive,
dans l’article accompagnateur du tellement nombreuse qu’on craint
communiqué, car il faut bien faire qu’elle ne dépasse en nombre et en
des commentaires. Illustré d’une im- influence la communauté des mu-
mense photo du conseiller royal An- sulmans de cette ville — fût-ce au
ÉDITO N° 34 dré Azoulay, il est titré “les sionistes nom de l’ouverture à toutes les
DU 15 AU 21 JUIN 2002 fêtent la défaite des Arabes dans la cultures”. On peut penser ce qu’on
Par Ahmed R. Benchemsi
guerre de juin 1967 — André Azou- veut d’André Azoulay. Mais c’est ici

S
lay, président de l’association Es- de l’homme qu’il s’agit, attaqué ou-
saouira Mogador supervise le festi- vertement parce qu’il est juif. Ce qui
achons-le, le festival des val des Gnawas”. D’abord, cette ne peut lui attirer — de notre part, en
musiques Gnawa d’Es- histoire de fêter la guerre des Six tout cas — que solidarité et sympa-
saouira ne plaît pas aux Jours est tout à fait saugrenue. Un thie. On se pose la question depuis
islamistes. Tous réunis (le anniversaire, c’est un jour, pas un peu — nous en avions même fait un
PJD — parti de la justice mois. Pour faire plaisir à nos barbus, débat contradictoire — de savoir si
et du développement —, nous devrions donc passer tous les oui ou non, nos islamistes sont ra-
sa matrice spirituelle l’association mois de juin de chaque année à nous cistes. Le doute n’est plus permis.
Attawhid Wal Islah, et même l’asso- lacérer le dos en pleurant. Ensuite, Quant au délire sur la communauté
ciation al Adl Wal Ihssane du cheikh que diable vient faire Azoulay là-de- juive, son nombre et son influence,
Yassine) ces gens-là ont donc pro- dans ? On sait que la rumeur pu- c’est — appelons un chat un chat —
duit un communiqué drôlissime pu- blique lui prête la paternité du festi- de l’incitation à la haine raciale. La
blié dans un des derniers numéros val d’Essaouira, pour l’unique raison laisser se déverser dans les journaux
de leur quotidien Attajdid. Ainsi qu’il est natif de cette ville. Ce qu’on sans réaction est, plus que du laxisme,
donc, ils dénoncent l’ambiance amo- sait moins, c’est que ce festival est le une grave faute politique. De ces
rale et a-culturelle qui accompagne fruit du travail acharné des coura- fautes qu’on regrette d’avoir com-
le festival, déplorent “les graves geuses jeunes femmes d’A3 commu- mises... une fois qu’il est trop tard.

14 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Ingérence
de la DST
L
a DST contre la presse.
L’une est secrète, l’autre
est transparente. Théo-
riquement. Mais disons,
en gros, que la première
est peuplée d’hommes
de l’ombre censés servir
les intérêts obscurs de
l’État. Et la seconde, d’hommes et
femmes parfaitement visibles en
quête de vérités à servir sans inter-
médiaire au citoyen. Théoriquement
toujours. Parce qu’il y a bien, ici et là,
des hommes qui n’ont pas une
conception trop noble de leur mis-
sion. Passons. L’essentiel est que nous
assistons aujourd’hui à un inverse-
ment flagrant des rôles. La DST
ÉDITO N° 50 cherche à devenir plus visible et vou-
DU 02 AU 08 NOVEMBRE 2002
Par Driss Ksikes drait, au passage, que la presse ne voulu en entendre parler. Où est le
fasse plus discrète. Et dans un élan mal ? La logique du secret d’État est
d’abus de pouvoir, elle commence de battue en brèche par celle du scoop.
plus en plus à intimider les journa- Tant mieux. Il est temps que le pou-
listes enquêteurs. Que reprochent les voir au Maroc comprenne que la
services secrets à la presse ? Tenons- presse ne peut pas fonctionner
nous-en à ce que l’on sait. Ils semblent comme le fait si maladroitement la
en vouloir à des journalistes de la nou- police. Il est temps qu’il comprenne,
velle ère de faire parler des “témoins” en ces temps cruciaux où l’on veut la-
de l’ancienne ère. Ils en veulent à Ali ver notre linge sale en public, que seul
Amar et Mouad Rhandi du Journal l’apport d’une presse garde-fou don-
hebdomadaire d’avoir couché sur pa- nerait du crédit au processus judi-
pier les paroles “compromettantes” ciaire en cours.
de Moulay Zine Zahidi. Ils leur en Rien à faire. Dans ce dossier, épineux,
veulent, car, les révélations de l’ex- ils veulent que la presse, tout comme
PDG du CIH au sujet des hommes de la Cour spéciale et la brigade, soit aux
Hassan II, la police judiciaire n’a pas ordres. Et la DST s’est chargée de pas-

16 TELQUEL HORS-SÉRIE
ser le message. L’ennui, c’est que cette cham sur la monarchie, ces messieurs tour indésirable, suspect, mis en exa-
pratique, indiscutablement abusive, des services secrets n’ont pas appré- men. Faut-il déplorer, à nouveau,
devient tolérée. À chaque fois que des cié. Ils avaient fourni trop d’efforts l’imperfection du code de la presse ?
confrères se sont aventurés sur des pour en faire une persona non grata. Faut-il déduire que les lignes rouges
dossiers estampillés “confidentiel’’, Pas question que les médias lui s’élargissent ? Faut-il comprendre que
“tabou”, “indicible”, en tout cas que donnent voix au chapitre. Résultat, les mystères du sérail s’épaississent ?
l’establishment tient à passer sous si- ils ont fait avorter le numéro de la re- Il est peut-être temps de clarifier tout
lence, la DST a surgi. Le journaliste vue dans l’œuf. Dans l’imprimerie. À cela. Parce que les hommes de la DST,
d’Al Ayyam, Anas Meneur, en sait chaque fois, la DST est mise à contri- aux agissements obscurs, aiment trop
quelque chose. Lorsqu’il est allé à la bution pour dissuader la presse de nager en eaux troubles. Or, les jour-
prison de Kénitra pour interroger des s’approcher de personnages diaboli- nalistes préfèrent, quant à eux, que
islamistes radicaux, le film de son sés ou s’approcher dossiers mythifiés. tout soit clair comme de l’eau de
scoop lui a été extorqué de force. Et Et dès qu’un journal s’y essaie, pour roche. Ils pensent à ce Maroc prison-
le jour où une revue intellectuelle, que les gens sachent, pour apporter nier d’une zone grise, floue, précaire,
n’ayant rien de commercialement un bémol au regard impitoyable porté où même les règles élémentaires de
agressif, Wijhat Nadar, avait repro- sur des présumés coupables, pour la liberté sont encore en suspens.
duit un texte du prince Moulay Hi- percer le black out, il devient à son Théoriquement, toujours.

HORS-SÉRIE TELQUEL 17
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Politique
religieuse
D
ifficile de parler de po- med Toufiq, a annoncé la couleur dès son intelligence du contexte et à son
litique au Maroc, sans sa première sonie en donnant une registre de prédilection, a opté pour
voir la religion pointer causerie ramadanienne sur le lien ce thème-là. Et si son intervention
son nez. C’est quasi iné- étroit et historique entre chérifisme
luctable. Parce qu’il y a et soufisme au Maroc. Et cette leçon
Amir AI Mouminine. a été largement commentée dans la
Bien sûr. Parce qu’il y a les islamistes. presse. Al Ayyam, par la plume d’un
Bien sûr. Et parce que le roi, Amir Al journaliste, connaisseur de la ques-
Mouminine, a décidé de limoger l’an- tion islamiste, Anas Mezzour, a
cien ministre chargé des affaires is- considéré qu’il s’agissait d’une “OPA
lamiques. Ce qui n’allait pas de soi, religieuse à la tête de l’État”, un coup
par contre. Le nouveau ministre, Ah- asséné au wahhabisme montant. Le
alem, Mohamed M’rabet, érigé en
bon défenseur de la modernité dans
Al Ahdath AI Maghribia, a disserté
sur les risques sur l’unicité du rite
malékite que comporte le fait d’avoir
placé là un “adepte de la tariqa Bout-
chichiyya et défenseur des confré-
ries”. Chacun y est allé de son com-
mentaire. Normal, après tout. Le
gouvernement ayant été vidé de sa
substance politique, la politique re-
ligieuse lui a ravi la vedette. Mais
puisqu’il s’agit de cela, allons
jusqu’au bout de la logique. Repre-
nons du début. Le roi a effectivement
marqué le gouvernement Jettou par
la nomination d’un homme de
culture et de foi à la tête d’un minis-
tère-clé. Mais qu’est-ce qui prouve
qu’il l’a choisi parce qu’il est soufi ?
La leçon donnée en sa présence ? Le
ÉDITO N° 54 contenu de celle-ci n’a pas été, selon
DU 30 NOVEMBRE AU
06 DÉCEMBRE 2002 nos informations, commandité. Le
Par Driss Ksikes nouveau ministre, faisant appel à

18 TELQUEL HORS-SÉRIE
devait être appréciée, ce n’est pas sa nature d’homme de raison, sa spi- société alternatif ? La question se
tant parce qu’elle réhabilite le sou- ritualité, qui pourraient être mis en pose. Nonobstant l’état de déconfi-
fisme, mais parce qu’elle apporte une valeur. Et tant qu’à parler de son sou- ture dans lequel se trouvent ces par-
explication anthropologique de l’en- fisme, reconnaissons au moins que tis. Et visiblement, il y a deux options
racinement de la monarchie dans la c’est un signe de pluralisme rétabli devant eux : soit ils forment un front
société marocaine. Et puis, le fait de dans un domaine où le monolithisme de musulmans laïcs, franchement
focaliser sur des explications politi- est roi. Maintenant que nous avons déclaré, se démarquent clairement
ciennes finit par vider les actes de remis de l’ordre dans cette histoire, sur ce point et cessent de jouer à un
leur sens. Dire que cette nomination revenons au propos de Toufiq, sur le double jeu à somme nulle. Soit, ils
est un signe que le gouvernement religieux comme élément central ex- surfent sur la vague du réformisme
Jettou est anti-islamiste laisserait en- pliquant l’enracinement du pouvoir. religieux, apportent un soutien cultu-
tendre qu’il aurait pu être “pro”. Ce qu’il dit nous permet, par exten- rel et moral à cette vision et mettent
Cette nomination ne peut avoir un sion, de mieux appréhender l’enra- au placard leur anticléricalisme en
sens que si l’on exploite la ligne ré- cinement social des islamistes. D’où attendant de se fonder une nouvelle
formiste du nouveau ministre au lieu la question qui se pose : les partis de identité dans la société. Encore faut-
de l’inhiber par de telles considéra- gauche peuvent-ils faire l’économie il qu’ils tranchent. La guéguerre ne
tions. Et là, ce n’est pas tant son sou- de cette question s’ils veulent leur en laisse sans doute pas le
fisme, que la richesse de sa culture, construire de nouveau un projet de temps.

HORS-SÉRIE TELQUEL 19
PUBLI-RÉDACTIONNEL

DRISS BENOMAR
“Nous assistons aujourd’hui au
développement de nouvelles formes
de malveillance ”
Alomra Group International est, depuis 2004, un expert de
référence dans le domaine de la Sûreté-Sécurité. Le groupe
se déploie en Afrique et au Moyen-Orient où il vient d’ouvrir
un bureau à Dubaï. Son fondateur Driss Benomar nous livre
son analyse des enjeux sécuritaires qui impactent nos sociétés
globalisées et connectées.

Quelles sont les menaces auxquelles sont nationales et internationales tels que, l’ESSEC;
aujourd’hui confrontées nos sociétés l’Institut des Relations Internationales et
contemporaines ? Stratégiques; l’Université Hassan II de
Si la menace terroriste occupe à l’heure Casablanca, l’Ecole de Guerre Economique;
actuelle l’espace médiatique, la criminalité et l’Université d’Etat de Californie, l’Ecole
les actes de malveillance restent en réalité Mohammedia des Ingénieurs et le MIT. Ils ont
ceux qui impactent le plus nos sociétés au par ailleurs accumulé une longue expérience transmissions, de réseaux internet et
quotidien. Des atteintes aux personnes de terrain, ce qui leur assure un niveau télécommunication ou des tests d’intrusions.
physiques (agressions, vols, banditisme, trafic d’excellence reconnu. Quel que soit le cas de Nous avons également développé une offre de
de stupéfiants, hooliganisme…) ou aux figure, il s’agit pour nous d’appréhender le formation mettant l’accent sur la gouvernance
personnes morales (vol de données sensibles, contexte sécuritaire, d’anticiper son évolution, et les bonnes pratiques à adopter en matière
piratage informatique, sabotage…). Nous d’évaluer l’efficacité des moyens de de gestion des technologies de l’information.
assistons aujourd’hui à une augmentation du prévention/protection et d’émettre les
sentiment d’insécurité que la médiatisation à recommandations qui s’imposent. Les menaces sont donc aujourd›hui
outrance rend d’autant plus pesant. globales et en perpétuelles mutations.
Avec les technologies actuelles, de Comment être à la hauteur des enjeux de
Les Etats déploient leur arsenal juridique nouvelles formes de risques émergent demain et notamment sur le continent ?
pour lutter contre ces menaces. Quels (cybercriminalité, piratage, …) Faut-il Il nous faut continuellement actualiser nos
sont les outils dont disposent, de leur avoir peur ? Une protection numérique à connaissances pour mieux anticiper et nous
côté, les acteurs privés comme Alomra 100 % est-elle envisageable ? former. Nous avons créé à cet effet, à
Group International ? Une protection à 100% est quasi impossible. Casablanca, un Think-Tank « Atlantis »,
Les services de l’Etat jouent en effet un rôle Nous constatons au quotidien, tant au niveau spécialisé dans les grandes problématiques
central sur ces questions. Mais là où ils national qu’au niveau international, des liées à la sécurité, la sécurité des énergies ainsi
apporteront une stratégie globale et politique, tentatives de piratage de divers réseaux qu’à la sécurité alimentaire au niveau de
les acteurs privés, plus souples, développeront (systèmes informatiques, réseaux bancaires,...) l’Afrique et du Moyen-Orient. Nous initions
des solutions sécuritaires personnalisées qui avec un degré de technicité toujours plus élevé aussi chaque année l’Africa Security Forum qui
répondent au plus près des besoins du client. comme lors des dernières élections réunit responsables opérationnels et
Et cela peut être aussi bien sur des présidentielles américaines. Mais avoir peur du chercheurs pour un partage d’expériences.
problématiques de sécurisation de biens privés tout connecté n’a pour autant, pas de sens. Il L’édition 2017 abordera, en mai prochain, des
que de cyber sécurité au sein des organisations faut apprendre à mieux se protéger. Alomra thèmes qui sont véritablement au cœur des
ou d’intervention et accompagnement en zone Group, à travers son pôle Cyberdéfense et préoccupations des Etats et des organisations :
à risque. conjointement avec ses partenaires nord- terrorisme, criminalité transnationale,
Nos collaborateurs sont d’ailleurs des experts américains et européens, propose, entre immigration économique et politique. Ce sont
pluridisciplinaires qui ont suivi leur cursus au autres, des solutions de sécurisation des plus de cinquante pays qui participeront à cette
sein de grandes écoles et universités systèmes industriels, du cryptage-chiffrage des manifestation.
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Le vote E
ncore une fois, le roi Mo-
hammed VI prend les de-
vants sur une question en
attente. Encore une fois,

à dix-huit
il constate que les acteurs
politiques ont trop tergi-
versé dans un débat important et
préfère trancher pour couper court
aux spéculations. Ainsi donc, l’âge
du vote des jeunes n’est plus objet à

ans
débat public. Le roi a décidé, et ce
n’est pas sujet à discussion, que, la
prochaine fois, on votera dès l’âge de
18 ans. L’annonce a été faite assez
tôt, au lendemain des législatives
2002, pour que la donne soit bien in-
tégrée d’ici 2007. Qui doit s’y prépa-
rer ? Les partis politiques, bien en-

22 TELQUEL HORS-SÉRIE
barbus. En partie, parce que le re-
tour du religieux en force dans la so-
ciété touche fortement les jeunes,
plutôt perméables à un discours mo-
ÉDITO N° 56 ralisateur à souhait. Mais en partie
DU 14 AU 20 DÉCEMBRE 2002
Par Driss Ksikes seulement, parce que l’annonce de
la décision royale laisse le champ ou-
vert à plusieurs éventualités. Les-
quelles ? Faisons un calcul. Ceux qui
n’auront plus le loisir d’exclure les auront 18 à 20 ans d’ici 2007 n’ont
jeunes de la course pour masquer aujourd’hui que 13 à 15 ans. Ils sont
leurs faillites. Ils savent qu’ils n’ont donc dans les collèges et, au mieux,
plus le choix : il faut descendre sur le dans les lycées. Ce ne sont donc pas
terrain. Ils n’ont qu’à se débrouiller seulement les partis qui sont concer-
comme les autres. Et ils semblent en nés dans l’affaire, mais l’État lui-
être conscients puisque les nouveaux même, via ses programmes d’ensei-
leaders de la jeune ittihadia, par gnement, sa télé, les valeurs qu’ils
exemple, annoncent que, doréna- véhiculent. Aussi bien le roi que le
vant, ils réinvestiront l’espace estu- Premier ministre ont évoqué la né-
diantin qu’ils ont longtemps déserté cessité de mettre sur pied un “projet
à cause de leurs luttes intestines. En- de société” alternatif. Noble ambi-
core faut-il qu’ils aient gardé leur cré- tion. Mais au-delà de l’outil techno-
dibilité intacte. Rien n’est moins sûr. cratique, il faudra donner un contenu
Surtout que les ténors de Fidélité à culturel à ce projet. Il faudra aussi
la démocratie, qui viennent d’annon- que la notion de “liberté”, que le pro-
tendu. Et ceux de gauche, en cer leur volonté de créer un parti et jet islamiste phagocyte, apparaisse
particulier. La gauche gouvernemen- qui ont été les premiers à déplorer la aux futurs 18/20 ans et à leurs ainés
tale s’entend. Parce que si le roi a pré- position “lâche” de l’USFP contre le comme une valeur phare, favorisée
féré court-circuiter le Parlement sur vote à dix-huit ans, risquent d’em- chez l’étudiant en classe, chez le ci-
cette histoire d’âge du vote, c’est bien boiter le pas à leur parti d’origine et toyen en politique et chez la femme
parce que ces mêmes partis ris- de recevoir les dividendes d’un en- dans l’espace public. Peut-on comp-
quaient de ressortir le même argu- gagement démocratique plus affirmé. ter sur les partis de gauche en place
ment qu’en 2002, à savoir que les Surtout qu’ils ont fait du travail vis- pour s’y atteler ? Pas uniquement,
18/21 ans sont majoritairement et à-vis de cette frange de la population sans doute. En tout cas, il faudra une
potentiellement des pro-islamistes. qui constitue leur cheval de bataille. scène politique et culturelle plus li-
Une mini-étude a effectivement été Mais si les différentes factions de la bérale, moins dépendante des allé-
faite, en son temps, et a donné lieu, gauche s’échinent à refaire leur re- geances, pour infléchir ce mouve-
entre autres conclusions, à ce constat tard, est-il sûr que les islamistes ment. C’est le prix à payer pour que
affligeant. Mais au lieu d’affronter le soient en terrain conquis ? En partie, ce “projet de société” alternant
monstre, les socialistes ont préféré certainement. Puisque les campus et prenne sens et séduise d’ici à 2007.
lui fermer la porte du nez. Au- les universités sont jusqu’à présent Parce qu’on ne pourra pas à chaque
jourd’hui, le roi l’a définitivement ou- monopolisés, au niveau de l’organi- fois faire des élections “apparem-
verte. Dorénavant, ils savent qu’ils sation estudiantine (UNEM), par les ment transparentes”.

HORS-SÉRIE TELQUEL 23
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Des
ministres
gauches
N
os ministres de
gauche devraient
cesser de ré-
pondre aux ques-
tions orales des
députés isla-
mistes. On aurait
envie de les sup-
plier de s’abstenir, tellement il leur
arrive d’être gauches. La dernière
bourde en date est à mettre à l’actif
du ministre de la Communication,
Nabil Benabdellah, PPS, musulman dans la mare de “la moralité reli- qu’il ait vu le film lui-même. À dé-
et monarchiste, comme tout le gieuse que nous devons effective- faut, il a choisi la voie consensuelle,
monde. La question piège posée par ment respecter”. Ce type de réponse, qui s’avère être périlleuse à chaque
un député du PJD déplorait “le fait nos ministres le justifient toujours fois que la morale interfère contre le
que des fonds du peuple marocain de la terne manière : “Il n’a pas le droit des hommes à la liberté, au
financent le film immoral de Nabil choix. Il ne peut pas leur laisser le choix, voire à l’impertinence. Benab-
Ayouch” et exigeait, tout bêtement monopole du discours religieux”. dellah n’est pas le premier à rater sa
son interdiction. Il faut croire que les C’est ce qu’on appelle de la tactique réponse aux questions démagogiques
dérapages commencent. Mais cela politicienne. Parce qu’au demeurant, du PJD. Celui qui a excellé en ma-
était prévisible, puisque les islamistes il a cédé sur l’essentiel. Il aurait pu tière de frilosité n’est autre que l’ex-
ne jouent leur rôle pleinement que puiser dans un registre, rationnel, ministre de l’Éducation nationale,
lorsqu’ils se révèlent au grand jour – plus proche de sa culture de gauche, Abdellah Saaf, du PSD. Il avait à
comme des adversaires de la liberté. plutôt laïque, et évoquer d’un côté la l’époque cédé à la pression des isla-
Le problème réside surtout dans la liberté de création et d’un autre côté mistes sur une question de principe.
réponse donnée par le ministre. Il a l’âge du public auquel un tel produit Des encyclopédies avaient été ac-
tout simplement sauté pieds joints pourrait être destiné. Encore faut-il quises pour les bibliothèques de col-

24 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N° 61
DU 18 AU 24 JUIN 2003
Par Driss Ksikes

nos ministres. Pourvu qu’ils soient


plus adroits. Gageons que dans un
souci de cohérence, nos islamistes
vont s’attaquer prochainement aux
silhouettes sexy qui les aguichent sur
les affiches publicitaires, qu’ils au-
raient aimé voiler ou violer, et qui
leur paraissent hors d’atteinte. Ga-
geons qu’ils passeront ensuite au plan
touristique Azur qui prévoit la
lèges, d’habitude vides. Les gardiens fragilité de ces ministres, qui construction de stations balnéaires
de la moralité y ont décelé de longs semblent ne pas être capables d’adap- d’ici 2007, et qu’ils lui reprocheraient
passages consacrés à l’éducation ter leur langage à leur vocation, qui, de vouloir garantir à ses estivants
sexuelle et ont crié “gare à l’introduc- à force de vouloir plaire à tout le toute la liberté de mouvement, de
tion du vice”. Le ministre, déstabi- monde, ne ressemblent plus à rien. drague et d’échange possible. Et
lisé, a fini par leur donner raison et Ce qui nous préoccupe encore plus, puisqu’il ne faudrait pas qu’ils chô-
retirer les volumes que les pédago- c’est que la législature ne fait que ment, il faudra tout de même s’at-
gues avaient vivement recomman- commencer, que les islamistes n’ont tendre à des attaques frontales contre
dés. La raison éducative, psycholo- rien d’autre à faire que cela, et que d’autres films, des revues féminines
gique, scientifique, s’est faite alors les questions sur lesquelles ils vou- et certaines créations audacieuses,
petite devant le terrorisme moral. draient grignoter des points, au nom où le corps et l’esprit voudront se li-
Une fois n’est pas coutume, on ne de la morale ou des fondements im- bérer du joug moral. Il faudra juste,
s’en prendra pas aux islamistes. muables de leur norme fondamenta- à chaque fois, croiser les doigts, pour
Parce qu’ils jouent leur rôle naturel, liste qui gagne du terrain, abondent. que nos ministres trouvent la bonne
à merveille, et même avec zèle. Ce Pour toutes ces raisons, la liste ci-des- parade. Mais, entre nous, il ne faut
qui nous préoccupe surtout, c’est la sous est fournie aux bons soins de pas trop y croire.

HORS-SÉRIE TELQUEL 25
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Maroc, un pion
sur l’échiquier
mondial
Q
ue faut-il retenir de
cette guerre contre
l’Irak ? Qu’elle a été
courte et sans
merci ? Qu’elle a
mis à nu un régime
de riches mousta-
chus ? Qu’elle a dis-
sipé une chimère appelée monde
arabe ? Lapalissades... Le fait que la
guerre ait duré vingt jours au lieu de
trente peut à la limite nous ap-
prendre que l’année irakienne a plus
ou moins résisté. Quel intérêt, main-
tenant qu’elle n’existe plus ? Le fait
de savoir que Saddam a capitulé,
trahi ou filé à l’anglaise, nous ap-
prend juste qu’il ne faut jamais se
faire d’illusions sur un dictateur. ÉDITO N° 74
Trop tard... Saddam est fini, les “col- DU 19 AU 25 AVRIL 2003
labos” prennent le relais. Que nous Par Driss Ksikes
reste-t-il ? Des jérémiades sur un
monde arabe désarticulé ? Bof... Au-
tant abonder dans le sens inverse et
déplorer que les pays arabes, chacun que, tous les émirs, sultans, prési-
dans son coin, continuent à être di- dents à vie et cheikhs rentiers soient
rigés par des chefs momifiés. Inamo- chassés, par la contrainte ou la dis-
vibles, croupissants, sourds à une suasion. Ce serait aussi naïf, car
jeunesse qui attend impatiemment l’Amérique est loin d’être un distri-
le changement et qui finit par se re- buteur automatique de démocratie.
croqueviller ou par déguerpir, faute Ses intérêts priment tout. Les diri-
d’espoir. Ce serait cruel d’espérer geants arabes se retrouvent face à un

26 TELQUEL HORS-SÉRIE
réel dilemme : se mettre à l’écoute de unipolaire en marche. Aucun pays fatales. Sur l’affaire des hard rockers,
leur société, ébaucher des réformes n’est à l’abri, et son unique moyen de un amalgame entre les registres mo-
sereines, se remettre en cause dans le devenir est de développer un État ral, légal et politique. Tout cela
la concertation ? Ou s’entêter, et at- fort, une société civile et politique montre que le Maroc a besoin autant
tendre que cela leur soit imposé par également forte et entreprenante de démocratie que d’ordre. Le pro-
la coalition et la coercition ? Le Ma- avec, au sommet, des gens capables blème, c’est que ceux qui sont char-
roc semble, à première vue, loin de de dessiner une stratégie. Avons- gés de faire respecter le deuxième
tout cela. Notre roi est jeune. Sa lé- nous tout cela ? Non. En revanche, trouvent cela incompatible avec l’ins-
gitimité historique est intacte. Son nous avons beaucoup d’hésitations tauration de la première. Ont-ils suf-
statut d’allié de l’Amérique semble et de flottements. Dans l’affaire de fisamment de pouvoir pour sacrifier
acquis. Mais qu’en est-il de l’opinion l’îlot Taura (ou Leila, ou Penrejil), ce notre balbutiante démocratisation
publique marocaine ? Le sentiment fut le cafouillage total, même si la sur l’autel de la sécurité publique ?
général qui se dégage est que notre question était stratégique. Sur les Et qui est chargé de quoi au juste ?
système est plus que fragile. Cela ne élections, beaucoup de bonnes inten- Le “cabinet de l’ombre” reste tou-
pardonne pas, dans le nouvel ordre tions, mais au final, des maladresses jours aussi opaque, les lignes de cha-
cun y sont plus floues que jamais, et
tout ce beau monde perd son temps
(et le nord) dans des luttes de pou-
voir intestines aussi impitoyables que
stériles. Rien de vraiment nouveau...
Sauf que les États-Unis sont là, et
qu’ils veulent clairement imposer
leur pax americana dans le monde
arabe. Nous en faisons partie. Cela
ne veut pas dire qu’ils privilégieront,
s’agissant du Maroc, la piste démo-
cratique au détriment de la piste sé-
curitaire. Cela ne veut pas dire le
contraire non plus. Les Américains
agiront, comme d’habitude, en fonc-
tion de leurs intérêts. Nous ferions
bien d’anticiper sur ces “intérêts” des
nouveaux maîtres du monde. Parce
que, quelque part, nous sommes
aussi sur l’échiquier, fut-ce sous
forme de pion. Un jour. Bush et ses
amis peuvent décider de bouger ce
pion. Dans le sens qui les arrangera.
Nous arrangera-t-il, nous, Maro-
cains ? C’est évidemment le cadet de
leurs soucis. Prions...

HORS-SÉRIE TELQUEL 27
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Ali Lmrabet

Du rire
au drame ÉDITO N° 78

L
DU 17 AU 23 MAI 2003
Par Driss Ksikes
es kiosques seront tristes mais au lieu d’en pleurer, préfère
demain. Ils le sont depuis la garder le cœur léger. Demain et
semaine dernière, d’ailleurs. Doumane, pour leurs milliers de de la faim, un bras de fer incertain. Il
Les deux journaux satiriques lecteurs assidus, c’est un peu cela, un est déjà trop faible pour que l’on se
d’Ali Lmrabet, Demain et exutoire, une manière de lutter contre permette de philosopher longtemps
Doumane, n’y ont plus leur la vanité, de ne pas se prendre au sur l’efficacité de cet acte de résistance
place. Ils n’ont pas encore été interdits. sérieux. Mais ces naïfs lecteurs ne banalisé, qui perd de son lustre. Le
Mais presque. Il y a d’abord savent pas que le rire est également temps n’est pas propice à de telles
l’imprimeur, lui-même journaliste. Il désarmant. Et qu’il n’y a pas pire que critiques. Le temps urge. Lmrabet se
ne veut plus accompagner des journaux des dirigeants qui n’ont pas le sens de consume à petit feu et son désir de
qui dérangent. Face à un code de la l’humour, qui ne réalisent pas que la mettre sa vie en danger pour faire
presse déjà restrictif, il vient d’inventer dérision nourrit la démocratie et que pression risque de ne pas être comblé.
une nouvelle restriction. Sa maxime le fait de rire, dans son intimité, des Son corps risque de ne pas tenir
est claire : quand un directeur de gens qui sont aux commandes est la longtemps. Et puis, même s’il
journal est poursuivi par le Makhzen, seule revanche possible que peut avoir s’accroche, s’il n’en pâtit pas, par
mieux vaut choisir son camp, quitte à un citoyen devant un pouvoir qui le instinct de survie, il n’est pas tiré
perdre un confrère. À côté, il y a le dépasse. Mais sommes-nous en d’affaire. Parce que ces gens-là ne rient
procureur, soumis à l’autorité d’un démocratie ? Ce procès inique, sans pas. Au tribunal, le procureur a
ministre injuste, qui a plaidé pour la fondement, nous permet d’en douter. demandé la peine maximale (5 ans)
suspension des deux titres. Pourquoi Acculé, n’ayant plus le luxe de douter, contre lui, en sus de l’amende. La
donc ? Disons lèse-majesté, pour faire Lmrabet perd son humour. Il met de totale, quoi. Cela amène ce clown qui
court. Quelles preuves ? Rien, sinon côte son âme de blagueur, désinvolte, dérange, à une situation intenable. Un
des caricatures, qui tentent de rire, et entame, dans une position de cul-de-sac. Il s’obstine à lutter contre
maladroitement parfois, d’agissements faiblesse, d’homme abattu par sa grève la mort. Il squatte son journal faute de
politiques risibles en soi. Le Makhzen pouvoir en vivre. Il s’attend à un procès
(restons abstraits, cela vaut mieux où on ne chercherait pas à le ménager.
ainsi) veut nous priver de notre dose Acte suicidaire ? Non. Lmrabet vit le
hebdomadaire de rire. Il veut signer décalage classique que connaît un
l’acte de mort de ces deux journaux de homme qui préfère rire pour ne pas
combat et de satire, encore balbutiants, étaler ses souffrances. Une fois qu’il
certes imparfaits, mais plaisants à perd son arme, la satire, la dérision, le
plusieurs égards. Il brandit l’arme du droit à la caricature, ses souffrances
sacrilège, la sentence de la sacralité. sont mises à nu. Ne pouvant plus
Or, c’est là que le bât blesse, le rire ne distraire ces êtres graves et pensifs qui
rime pas avec le sacré. Ils ne boxent le cernent, il n’a plus que son malheur
pas dans la même catégorie. Le sacré, pour les attirer. Mais encore faut-il
c’est une limite, une forme d’inhibition, qu’ils comprennent combien il est
inexplicable, divine, qui dépasse malheureux de bannir le rire. Ceux qui
l’entendement. Or, le rire entend tout, en vivent deviennent pathétiques.

28 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Attentats terroristes
Nous sommes tous
responsables
J
’aime beaucoup le théâtre. C’est rassurant pour les imberbes et
Lorsqu’il y a un drame, le ri- les rasés et angoissant pour les bar-
deau tombe. Après la mort, bus. Même un ex-marxiste, nostal-
c’est le silence. Depuis le 16 gique du look d’antan, n’a pas pu ac-
mai, tout le monde parle. Sa- céder à la marche de dimanche, faute
hel, Jettou, Bouzoubaâ, Be- de faciès de bonne conduite. Les par-
nabdellah, Lachgar, tous ont tis politiques n’ont pas de quoi se ré-
fait un réquisitoire, listé les jouir, mais la mise au ban des isla-
accusés et se sont exclus de la liste. mistes les rend extatiques. Et
Loin de moi l’idée de les accabler. Ils pourtant, ils devraient revoir leurs
vaquaient au plus urgent. Et par cartes. À Sidi Moumen, les groupus-
calcul politique, ils ont visiblement cules radicaux ont acquis, dans le
jugé que le moment n’était pas à l’au- langage et l’imaginaire populaire, le
tocritique. Ils ont préféré accuser les statut de hizb’ (parti). Et c’est bien
autres : les islamistes forcément, les parce que les partis “réels” ont trop
journalistes, bizarrement, et puis brigué les postes et oublié les gens,
personne d’autre. Dans le théâtre, susceptibles de les y mener, qu’ils se
j’aime beaucoup les joutes verbales,
ces dialogues où l’on apporte la
contradiction, pour ne pas périr sous
le poids écrasant de la pensée unique.
Et quand j’entends tous ces respon-
sables politiques parler, après le 16
mai, je n’ai plus envie de me taire.
J’ai envie de leur dire que leur liste
n’est pas exhaustive, qu’elle est
même trop réductrice. Mais puisque
je les vois mal dialoguer en ces temps
de choc, où la parole devient tran-
chante, où le discours devient sen-
tence, je me résous à soliloquer. Pour
vous dire que nous sommes tous res-
ponsables. Les hommes de sécurité,
inutile de le redire, ont mauvaise
conscience d’avoir été laxistes. Ils
l’ont tellement qu’ils ratissent large.

30 TELQUEL HORS-SÉRIE
sont fait damer le pion. Les islamistes nombre de personnes se sont ré- dans des quartiers périphériques de
du PJD ont beau jeu de montrer jouies de ces attentats et ont salué à Casablanca une culture du néant, en
patte blanche. Ils sont obligés de re- titre posthume “le courage des ka- misant un peu sur le béton, rien sur
voir leurs cartes. Parce qu’ils ont trop mikazes martyrs”. Trois pistes sont la sécurité et moins que rien pour
longtemps joué avec le feu, diabolisé à explorer : soit nos manuels scolaires leur éviter une vie monotone, où ils
les passions, satanisé les goûts, limité glorifient plus la pulsion de mort que ont à peine le choix entre le néant
les libertés, et cherché à imposer l’amour de la vie. Soit ces Marocains empoussiéré et l’abîme psychédé-
leurs lois anachroniques. Sont-ils qui étudient et enseignent dans ces lique. Les défenseurs de la démocra-
prêts à mettre de côté leur arsenal écoles sont tellement aliénés qu’ils tie, les autoproclamés représentants
d’exclusion des autres ? Et ceux qui se sentent plus proches de Gaza que de la société civile et tous les autres
les excluent, aujourd’hui, sont-ils de Casa. Soit certains de nos ensei- ONG et assimilés, doivent se mordre
prêts à les interpeller ? Cul-de-sac. gnants sont des kamikazes en puis- les doigts. Parce qu’ils ont quelque
Les responsables de l’Éducation na- sance. Le gouvernement et les com- part laissé des jeunes désespérés,
tionale doivent s’en vouloir à mort. munes locales ne doivent pas être sans filet, chercher un peu de dignité
Dans certaines de nos écoles, bon fiers d’eux-mêmes, d’avoir cultivé ou de vertu chez des démagogues ex-
trémistes, qui peuplent des mosquées
de fortune. Et puis, ni vous ni moi ne
sommes en reste. Nous sommes res-
ponsables de notre conscience, égo-
centrique, indifférente, qui ne frémit
devant l’exclusion sociale qu’après
un choc, un séisme ou un spectacle
qui crèvent les yeux. Nous sommes
tous responsables, donc. Seul le
théâtre nous sauvera. C’est le seul art
qui sert de lucarne ouverte sur la
conscience des autres.

ÉDITO N° 80
DU 31 MAI AU 06 JUIN 2003
Par Driss Ksikes

HORS-SÉRIE TELQUEL 31
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

En attendant
une politique
culturelle

The
show
must
go on
L
orsque le festival Mawa- les Marocains ont plus tendance à saison des festivals parait comme un
zine de Rabat a main- faire la fête qu’à fabriquer des temps suspendu, une parenthèse
tenu son édition, au bombes. C’est indéniablement ras- heureuse, comme qui dirait un temps
lendemain même d'évé- surant. Entre les rythmes d’Es- subtilisé au Maroc conformiste, pe-
nements tragiques du saouira, le souffle ancestral de Fès, sant, de tous les jours. Mais est-ce
16 mai, il a suscité deux le jazz qui s’invite aux Oudayas, la une fin en soi, d’organiser des festi-
réactions divergentes. variété qui se déploie sur Rabat, le vals ? Cela aura-t-il le moindre effet
Les premiers y ont vu Nord qui se met à l’heure méditerra- dans notre environnement culturel-
un acte d’indifférence grossier, un néenne, le pays se métamorphose. lement aride ? Sinon, cela suffira-t-il
manque de décence manifeste vis-à- Dans le foisonnement d’images, de pour combler le vide culturel qui sé-
vis des morts. Les seconds y ont sons, de mouvements et de rêveries vit l’année durant ? Cela dépend. Si
perçu, par contre, un appel à la vie, que ces événements suscitent, les l’on considère l’effet de masse que
transcendant l’incidence du drame. Marocains sont momentanément tous ces festivals créent, l’un après
Six semaines plus tard, ces suspicions rassurés de voir le plaisir prévaloir, l’autre, il y a forcément une sensa-
sont oubliées, la vie continue et les le spectacle dominer et l’élan du tion de compensation et d’assouvis-
festivals se suivent. Ils ne se res- corps imposer son rythme. Momen- sement qui s’en dégage. Mais si l’on
semblent pas forcément. C’est tant tanément, hélas. En période estivale, considère le déficit culturel dans le-
mieux, d’ailleurs. Mais, dans leur seulement. Quasiment deux mois par quel ces festivals viennent s’implan-
succession, la preuve est établie que an. Dans son caractère exclusif, la ter, il y a lieu de se demander si l’ex-

32 TELQUEL HORS-SÉRIE
l’édition. Parce qu’au moment où il risque d’être juste un exutoire, au lieu
crée des troupes de théâtre régio- d’être l’apothéose d’une année cultu-
nales, il omet de leur donner un sta- rellement fertile. “The show must go
tut et des moyens pour assurer leur on” n’est donc qu’une requête mini-
survie, pour ne pas parler de péren- male. Il faudrait beaucoup plus pour
nité. Toutes ces imperfections privent sortir de l’auberge.
tout juste le Maroc d’instruments ef-
ficients, mais découlent d’un constat
encore plus affligeant : le Maroc n’a
pas encore décidé d’investir lourde-
ment dans le savoir et la créativité.
Or, cela devient urgent. Pourquoi ?
tase qui en résulte ne finit pas par Parce que le règne de l’obscuran-
s’évaporer comme une mousse, faute tisme se nourrit du non-savoir. Parce
de consistance chez les récepteurs, que l’antidote de la prédication qui
faute de mise en condition des ci- établit les normes, via les mosquées,
toyens, faute de vulgarisation de l’art n’est autre que l’art qui libère des
en basse saison. Tout ce déficit que modèles préétablis, au théâtre, mais
l’on aurait du mal à quantifier a un aussi à l’école. Parce qu’on ne peut
nom : c’est l’absence d’une politique s’affranchir de la pensée unique que
culturelle. Entendons-nous bien là- le fondamentalisme d’État et les bar-
dessus. Il ne s’agit pas de faire ici le bus rabâchent, sans primes pour le
procès du ministère de la Culture. débat contradictoire et la pensée cri-
Même s’il serait difficile de l’ab- tique. Parce que les fêtes les attirent,
soudre. Parce qu’au moment où il certes, les touristes, mais une terre
restaure des lieux d’art, il ne forme où la culture règne les fidéliserait da-
pas les gens capables de leur donner vantage. Et parce que sans ouverture
vie. Parce qu’au moment où il prend d’esprit et prédisposition a apprécier
sur lui l’édition d’ouvrages de valeur, le beau et le sublime, tout le temps,
ÉDITO N° 83
il ignore son rôle de fédérateur, voire même dans les quartiers les plus DU 21 AU 27 JUIN 2003
de facilitateur dans le domaine de damnés, cette saison des festivals Par Driss Ksikes

HORS-SÉRIE TELQUEL 33
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Parlement,
presse, etc…

Qui a peur de
l’opposition ?
R
ecord parlementaire.
Le Parlement est en
passe de connaitre
l’une des sessions les
plus exceptionnelles
de son histoire légis-
lative, ce qui consti-
tue un exploit n’est
pas tant la productivité débordante
des élus (14 textes), mais l’envergure
des textes longtemps bloqués, sou-
dain passés comme autant de lettres
à la poste. Autant il serait inutile de
retenir sur ce vote unanime, inou-
bliable par sa célérité, en faveur de tion du gouvernement et des autori-
la tristement célèbre loi antiterro- tés. Le raisonnement est non
riste, autant il est impérieux de re- seulement incompréhensible, mais
connaitre que l’adoption du Code du inquiétant. Parce qu’il laisse entendre
travail, sur liste d’attente depuis plus que les institutions qui dirigent le
de quarante ans, est un tour de force. pays ne peuvent prendre des déci-
Dans les deux cas, les responsables sions et agir, tant qu’il y a des voix
se félicitent de l’absence de toute op- dissonantes qui font entendre une
position qui aurait pu entraver ces autre musique. Aujourd’hui, per-
dénouements heureux. Ils sont rité qu’au ralliement de tous à l’avis sonne ne regrette l’adoption de textes
contents que tout cela se passe dans dominant. La nuance est de taille, en longtemps bloqués, mais plusieurs
un consensus écrasant, sans qu’au- démocratie. commencent à se poser des questions
cune voix ne se détache du lot. Est- Qui a peur de l’opposition ? Depuis sur la validité d’un parlement qui de-
ce un signe de démocratie, de sou- le 16 mai, les discours officiels s’en viendrait, faute d’opposition autori-
mission, de peur ou d’indifférence ? sont pris, coup sur coup, aux voix sée, une caisse de résonance. Encore
De tout cela à la fois. Mais exacte- d’opposition, subversives, qui plus qu’avant. Car il ne faut pas l’ou-
ment, d’un état d’esprit qui croit s’élèvent au Parlement, dans les jour- blier, lorsqu’il y avait des gouverne-
moins au choix légitime de la majo- naux, et qui finissent par inhiber l’ac- ments technocrates, sous Hassan II,

34 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N° 86
DU 12 AU 18 JUILLET 2003
Par Driss Ksikes

dont le seul souci a priori est d’être


respectueux envers leurs lecteurs.
Certains le sont moins que d’autres,
mais ceci est une autre affaire. L’es-
sentiel est qu’il y a erreur de diagnos-
tic. Ce ne sont pas des opposants,
mais des relais de voix. Certains le
sont exclusivement, mais, encore une
fois, ceci est une autre affaire. Ce qui
est inquiétant est que les canaux par
lesquels ces voix subversives s’expri-
il y avait un semblant d’opposition, peuvent avoir peur de l’opposition. ment semblent plus crédibles que
factice, certes, qui leur tenait tète. Visiblement, ils sont légion. ceux qui véhiculent la voix officielle.
Aujourd’hui, ce contrepoids vital, in- La guerre à la presse est de trop. De- Or, dans une démocratie qui se
dissociable d’une démocratie (il faut vant ce vide politique qui se profile, construit, c’est à la majorité d’ap-
savoir si l’on veut en devenir une), la confusion règne. Dans leur guerre prendre à mieux communiquer. Il se-
des politiciens veulent s’en débarras- effrénée et incohérente contre tout rait tout de même aberrant que ceux
ser. Loin de moi l’idée de défendre le ce qui s’apparente à de l’opposition, qui lui apportent la controverse soient
PJD – cela ne me ressemble pas –, certains responsables commencent en même temps minoritaires et
mais il m’est encore plus difficile à s’en prendre à la presse non appri- contraints au silence. Il est encore
d’accepter une pensée unique érigée voisée, qui daigne toujours donner plus aberrant que des institutions vi-
en politique à laquelle nul ne peut écho à des solistes, marginaux, in- dées toute opposition soient rempla-
s’opposer. Je ne sais pas combien de soumis ou à d’autres sources non au- cées dans certains esprits malveillants
démocrates existent parmi les gens torisées. Ils voient de l’opposition là par des feuilles de chou à limiter. De
qui nous gouvernent. Mais quand je où il n’y a qu’information. Ils per- quoi avez-vous peur au juste ? De la
vois à quel point cette absence d’op- çoivent de la subversion, là où il y a communication ? Vous vous trompez
position ne les incommode pas, je fi- recherche de vérité, multiple par es- visiblement d’époque. De la démocra-
nis par avoir la réponse à ma ques- sence. Ils jugent irrévérencieux en- tie ? Peut-être bien que oui. Mais, il
tion : seuls les non-démocrates vers le pouvoir des professionnels va falloir le dire clairement.

HORS-SÉRIE TELQUEL 35
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Fqih Basri, Youssoufi…


Le mouvement
national en voie
d’extinction

I
l faut en finir avec la légitimité timité d’un pacte moral avec le grand-
historique et se référer doréna- père du roi actuel, feu Mohammed V.
vant à la légitimité démocra- Il y a bientôt un demi-siècle, ils avaient
tique”. Cette phrase, initialement conditionné l’indépendance par le re-
inspirée d’un discours royal, est tour du sultan et avaient exigé, en re-
de plus en plus reprise par les tour, d’être traités comme les parte-
politiciens. Qu’il s’agisse de la naires d’une libération à parfaire.
mort de Fqih Basri ou de la dé- Depuis, ces nationalistes auréolés, my-
mission de son frère d’armes, Abder- thifiés, se considèrent comme des su-
rahmane Youssoufi, l’idée selon la- per-acteurs de la vie politique, avec
quelle “les zaïms charismatiques à lesquels le Palais doit traiter d’égal à
légitimité historique doivent être ou- égal. Feu Hassan H a longtemps joué
bliés” creuse doucement son sillon. au chat et à la souris avec eux. Cer-
Certains en sont convaincus, d’autres tains, comme Mehdi Ben Barka, y ont
l’agitent parce qu’elle leur permet de laissé leur peau. D’autres, comme
briguer une quelconque succession. Youssoufi et Fqih Basri, s’étaient exi-
L’idée n’en est pas moins là, et son lés, fuyant des condamnations par
ÉDITO N° 99 écho grandit vite. Le “mouvement na- contumace. D’autres, encore, ont fini
DU 1er AU 07 NOVEMBRE 2003 tional” vit-il le début de sa fin ? Iné- par être adoubés, comme le Dr Kha-
Par Driss Ksikes luctablement, au fur et à mesure du tib. Cela ne l’avait pas empêché, en
départ (biologique ou statutaire) de 1965, de dire non à l’État d’exception,
“monstres sacrés” qui tirent leur légi- malgré tout imposé par Hassan II. Son

36 TELQUEL HORS-SÉRIE
reprocher, il nous le dira”. Aujourd’hui,
les derniers survivants politiques de
cette génération qui tutoie le roi, Kha-
tib et Bensaid, sont des octogénaires
qui ont en plus la légitimité de com-
battants au sein de l’armée de libéra-
tion nationale. Chacun d’entre eux se
bat pour rester à flot. Mais les temps
ont changé. Le fol espoir qu’ils ca-
ressent depuis toujours – aboutir à un
pacte écrit entre le mouvement natio-
nal et le Palais a été jeté aux oubliettes
dès que l’alternance a été rompue.
Même le privilège (épisodique) d’être
consultés par le Palais directement
n’est plus de mise. Les experts techno-
crates et autres conseillers omnipo-
tents jouent dorénavant les intermé-
diaires et tout le monde est logé à la
même enseigne. La légitimité démo-
cratique a-t-elle remplacé pour autant
la légitimité historique ? Loin s’en faut.
Des obstacles, il y en a encore pléthore.
Le premier est l’état délabré, déstruc-
turé des partis – moteurs, s’il en est,
de la démocratie. Aux deux exceptions
notables de l’Istiqlal qui s’adapte à tout
et à tous (ce n’est pas forcément un
compliment) et du PJD qui sait vite se
ressaisir (l’après 16 mai l’a prouvé),
tous les partis ont du mal à se renou-
veler, à créer une dynamique sociale,
encore moins à générer un débat
d’idées pour refonder leur légitimité.
Autre obstacle : la réalité sociologique
qui fait des partis des tremplins pour
notables ambitieux et des élections une
compère Mahjoubi Aherdane a connu Mohammed VI. Même vieillis, les lea- foire d’empoigne. Tout cela va peut-
des hauts et des bas, avant de vivre ders du mouvement national ont conti- être changer. Mais il ne faudra plus
ces derniers temps un happy-end po- nué, de temps à autre, à ruer dans les compter sur l’aura de tel zaïm ou le
litique. À son retour, Youssoufi avait brancards. Ainsi de Youssoufi, qui charisme de tel nationaliste pour ac-
d’abord été plébiscité par son parti (il avait, après sa sortie du gouvernement, célérer le mouvement. Le Palais, tout
avait d’abord fallu qu’un autre déclaré que l’expérience de l’alternance en décidant d’intégrer partiellement
“monstre sacré”, Abderrahim Boua- consensuelle s’était soldée par un les partis dans la prise de décision, a
bid, rende l’âme), puis appelé par le échec, la monarchie se refusant à jouer décidé de les laisser se débattre dans
roi déclinant pour “sauver le pays”, le jeu de la “continuité démocratique”. leurs contradictions. Pas de bouée de
en lui assurant une transition dynas- Dernière ruade en date d’un dinosaure, sauvetage ni de traitement de faveur.
tique pacifiée. Quand Fqih Basri avait celle du Dr Khatib, en colère contre le La démocratie, on y arrivera, lorsqu’ils
choisi de revenir, il avait longtemps comportement du ministère de l’Inté- s’y mettront réellement. L’État, quant
espéré être reçu par Hassan II. Lequel, rieur à l’égard de Mustapha Ramid. à lui, a placé le cadre, les mécanismes,
rancunier, n’avait jamais accédé à sa Tout dernièrement, il a déclaré, encore et même les garde-fous. Rien ne va
demande – contrairement à son fils, en verve : “Si le roi a des choses à nous plus, Messieurs, faites vos jeux !

HORS-SÉRIE TELQUEL 37
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Gros salaires, etc.

Contre les
rentiers
du régime
I
l est toujours préférable que lementaires ont donné lieu à une pé-
les politiques ne soient pas ex- tition spontanée de citoyens scanda-
cessivement rétribués pour lisés : “36 000 dirhams par mois à des
qu’ils continuent de servir députés constamment absents de l’hé-
l’État et les citoyens conscien- micycle. Ils ont été 125 sur 345 à vo-
cieusement”. Max Weber ter pour la loi de finances ce lundi
parle là de politiques alle- 17 novembre 2003 : belle récom-
mands, ayant de par leur pense !” Face à la politique du Makh-
culture protestante, un certain sens zen qui veut donner 6000 dirhams
de l’éthique, mais pouvant être en- d’une main pour retirer le droit à la
clins par la force du capitalisme à plus débandade et à la transhumance de
d’avidité. Au Maroc, le rapport à l’autre, s’oppose aujourd’hui une lo-
l’argent en politique est encore tabou. gique citoyenne qui réfléchit en
Il n’est pas apprécié en fonction du termes de redistribution des ri-
rendement et de l’efficacité de l’élu, chesses. Le rapport à Weber n’est plus
du ministre ou du commis d’État, lointain, parce que c’est exactement
mais eu égard au rapport de forces et le même sens de la pudeur et de la ra-
ÉDITO N° 103 au degré d’allégeance qui peut en dé- tionalité qui a fait bondir d’autres ci-
DU 29 NOVEMBRE
AU 05 DÉCEMBRE 2003
couler. Weber, hors sujet ? Plus de- toyens – non-pétitionnaires ceux-là
Par Driss Ksikes puis que les 43 millions de dirhams – à la lecture d’une information pa-
alloués pour mieux satisfaire nos par- rue dans L’Opinion, laissant entendre

38 TELQUEL HORS-SÉRIE
et les laisse tourner au rythme du
marché. En dégraissant le mam-
mouth, l’État pourrait se recentrer sur
un rôle de régulation, de réglementa-
tion et de service public. D’un côté, il
n’aurait pas à verser de très gros sa-
laires, mais intéresserait pour des
postes stratégiques. D’un autre côté,
il permettrait la création d’une plus-
value au profit de la société. Enfin,
cela lui donnerait plus de ressources
pour œuvrer de manière plus organi-
sée dans des domaines sociaux et éco-
nomiques cruciaux pour le dévelop-
pement (l’école, la santé, le transport
public...). Évidemment, la proliféra-
tion des ONG est un levier fondamen-
tal dans ces secteurs... mais elle ne
peut être un substitut. Et pour comp-
ter davantage sur des structures pa-
rallèles, l’État a encore un autre chan-
tier à explorer. Au-delà du rôle
législatif classique, c’est un rôle d’en-
cadrement, d’orientation et de
contrôle qui lui sied. Mais il lui faut
suffisamment de crédibilité pour le
jouer. Cela voudrait dire plus de ri-
gueur et un souci de contrôle systé-
matique par rapport à toute forme
que 40 BMW série 7 et une cinquan- tages pour privilégiés, combien cru- d’usage de biens publics à des fins
taine de Peugeot 607 allaient être cial ! L’alternance l’a à peine effleuré personnelles vis-à-vis de ses hauts
achetées pour les ministres et secré- puis définitivement abandonné. Fa- fonctionnaires, en premier. En conti-
taires d’État. Le communiqué du Pre- thallah Oualalou avait, à ses débuts nuant d’être laxiste sur ce volet cru-
mier ministre venu démentir une telle de ministre des Finances, fait savoir cial, l’État lèse la société, crée un gros
prodigalité de la part de l’État prouve qu’il n’était pas question d’y toucher fossé entre le responsable trop bien
au moins qu’il y a une polémique, que pour la simple raison qu’il fallait que payé et son second, à peine récom-
l’on y repenserait à deux fois si c’était “l’État propose autant sinon mieux pensé. Il biaise, de la sorte, les chances
prévu, et que l’État ne peut plus se que les grosses boîtes privées dans le de délégation de pouvoir et isole so-
permettre d’être impunément dépen- but de drainer des compétences”. cialement et financièrement les
sier. Certes, le prestige des hommes Niaiserie. Cela laisserait entendre que grands responsables des autres. Il faut
d’État n’a pas de prix, encore plus l’État marocain paie l’efficacité. Faux, le savoir, la démocratie commence
dans une monarchie, mais au- le Makhzen économique, puisque par l’argent. Pas question de faire de
jourd’hui, le Maroc a surtout un de- c’est bien des postes-clé des rentiers l’égalitarisme dans ce domaine, mais
voir de développement pressant. Et du régime qu’il s’agit, paie gros pour il est impérieux d’introduire une part
en échelonnant les priorités, la société fidéliser les bons serviteurs. La solu- d’éthique pour faire comprendre que
demande aujourd’hui indirectement tion serait-elle de proposer à un DG la rétribution dans les postes-clés de
un droit de regard sur le rapport de banque moins des 700 000 di- l’État doit par définition être décente.
argent-pouvoir. Voilà qui permettrait rhams qu’il perçoit ? Non. La solution Pour que le fait de servir l’intérêt gé-
de rouvrir des dossiers qui fâchent. serait que l’État abandonne sa main- néral devienne un mérite, et cesse
Celui des gros salaires et gros avan- mise sur des secteurs aussi rentables d’être un privilège.

HORS-SÉRIE TELQUEL 39
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Sahara, Rif, Souss…

Plaidoyer
pour un Etat
fédéral foisonnent, mais la rigidité des pro-
cédures et le centralisme du minis-
tère des Finances à Rabat font perdre
de précieuses opportunités. 4– Dans
les villages, les populations gèrent leur
quotidien en improvisant sur la base
de réflexes ancestraux et de rapports
de complicité/conflit avec les agents
du Makhzen. Accessoirement, en ré-
férence aux canons et institutions
“modernes” de l’État. 5– Les walis
ont, dans les faits, plus de pouvoir que
les ministres, et les maires, nouvelle-

Q
uoi! Vous voulez que ner le pays – après le Sahara, TelQuel
les Marocains s’en- vous propose cette semaine un grand
tredéchirent, que les reportage sur le Souss – pour voir
régionalismes re- quelques vérités (6, plus précisément)
fassent surface, que en face. 1– Les particularités sont vi-
bled Siba reprenne vaces, ancrées dans l’inconscient col-
le dessus sur bled el lectif, mais loin d’être suffisamment
Makhzen, que la di- mises en valeur pour servir le déve-
versité l’emporte sur l’unité…”, etc. loppement local. 2– Les solutions éco-
Voilà en quelques mots les contre-ar- nomiques proviennent plus de l’ima-
guments, quasi stéréotypés, que ginaire régional que des élucubrations
risquent de sortir autant un Fassi, un des fonctionnaires de la capitale. 3–
Soussi qu’un Rifain, si vous suggérez Les possibilités de levées de fonds via
la métamorphose du royaume en Etat la coopération des régions, les fonda-
fédéral. Et pourtant, il suffit de sillon- tions et autres centres de recherche

40 TELQUEL HORS-SÉRIE
ment élus, plus le sens d’être utiles à comme le note l’anthropologue Has- Pour 4 raisons : 1. L’autonomie du Sa-
la communauté que les parlemen- san Racla, “plus pour séduire les bail- hara – unique voie de salut – n’au-
taires. 6– Les associations l’ont com- leurs de fonds qu’autre chose”. rait pas de sens hors d’un État fédé-
pris, le désengagement de l’État et le Comme la TVM, qui a appris à faire ral 2. Les années d’abandon du Rif
manque d’implication des partis, pri- des micros-trottoirs, les wilayas ne peuvent être effacées par une
sonniers du centralisme jacobin, “consultent” tant qu’elles peuvent. agence de développement stationnée
laissent un champ énorme à investir : Mais pour la forme, rien de plus. En à Rabat et des visites ponctuelles du
les quartiers, les zones rurales, les allant vers un État fédéral, qu’est-ce roi censées booster un pays en léthar-
marges des villes, etc. Les ONG le font qui pourrait changer ? D’abord, la ré- gie. 3. La logique, héritée du protec-
avec les moyens du bord et s’en gionalisation tant rabâchée aurait un torat, d’un Maroc utile et d’un autre
sortent à merveille, même si elles sens, signifierait enfin quelque chose inutile, perdurera tant que l’État
savent que cela ne suffira pas. Est-ce pour la population. Ensuite, les ins- n’aura pas les moyens de son centra-
suffisant, pour défendre l’idée d’un tances élues auraient la pesanteur du lisme, qu’il déléguera mal et qu’il se
État fédéral ? Ça l’est, en tout cas, pour Makhzen en moins, et le devoir de ré- concerte peu ou pour la forme. 4. Le
affirmer que la régionalisation factice, pondre aux médias locaux en plus. monde mondialisé, actuel, rend les
administrative, distante, mise en Enfin, les élites locales s’implique- réseaux de régions plus souples et
place en 1976 et sommairement re- raient plus dans le développement et plus efficaces dans leur interaction
touchée depuis, a deux tares : elle est tireraient, c’est classique, l’enthou- que les États mastodontes dans leurs
encombrante, car elle focalise tou- siasme populaire nécessaire. Cerise relations bilatérales. Certains
jours sur le contrôle sécuritaire, et sur le gâteau : l’État central, roi en craignent qu’un État fédéral ne mène
contre-productive parce que la prise tête, pourra se concentrer sur ses pré- à l’éclatement. Qu’ils sachent que le
de décision y répond moins aux be- rogatives de sécurité, de régulation ciment national existe dans ce pays
soins de développement locaux économique, de grandes orientations depuis des siècles. Mais qu’ils sachent
qu’aux orientations de Rabat. Aux wi- politiques, de diplomatie et de sym- aussi que l’État national, tel qu’il est
layas, on s’est certes mis à la mode de bolique. Ce remue-ménage est plus pratiqué, a déjà entraîné pire : l’envie
“l’approche participative”, mais que souhaitable, il est nécessaire. de vider les lieux.

ÉDITO N° 106
DU 20 AU 26 DÉCEMBRE 2003
Par Driss Ksikes

HORS-SÉRIE TELQUEL 41
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

La Moudawana
au parlement
Comme
une lettre
à la poste
L
orsque le roi Moham- eux. L’aspect exceptionnel de ce texte
med VI a introduit, en allait être plus perceptible, une fois
personne, le projet du la procédure de sa discussion enclen-
code de la famille de- chée. Jamais une loi en friche, dis-
vant les parlementaires, cutée à huis clos en commission par-
personne ne se faisait lementaire, n’a été défendue, point
plus d’illusion sur les par point, par deux ministres, à plein
controverses qu’il pou- temps. Cette fois-ci, aux côtés du mi-
vait susciter. Les lobbies féministes nistre de la Justice, Mohamed Bou-
et autres défenseurs d’une loi com- zoubaâ, naturellement impliqué vu
plètement détachée de la Chari’a ont la place de choix accordée par ce pro-
revu leurs ardeurs à la baisse. Quant jet aux tribunaux de famille, son col-
aux islamistes et autres conserva- lègue et ministre des Affaires isla- considéré comme un gage d’équilibre
teurs, tentés de forcer le trait reli- miques, Ahmed Toufiq, était dans un vote inédit. Des puristes ver-
gieux du texte, ils savaient que c’était constamment de la partie. Initiale- raient là une immixtion de l’exécu-
peine perdue. Ne pouvant s’avancer ment présent pour éclairer les dépu- tif, échaudé par les confrontations et
sur rien d’autre, les parlementaires tés sur les aspects théologiques, mais les tiraillements nés du plan d’inté-
de tous bords mettaient en exergue surtout pour leur faire éviter les su- gration de la femme. D’autres, plus
le changement de statut de la Mou- renchères idéologiques, il s’est avéré cyniques, y voient le pouvoir d’un mi-
dawana. Désacralisée, elle cessait d’un grand secours pour défendre la nistre savant et alerte devant un par-
d’être un texte extra législatif, confié modernité du texte en discussion. terre de politiciens aux réflexes pré-
aux oulémas, et transitait, pour la Certains, qui n’ont pas su convaincre visibles. Une avancée tout de même,
première fois, par les représentants ce ministre vigilant et connaisseur le statut du travail domestique risque
du peuple pour être validé. Comme du bien-fondé de leurs requêtes, ont enfin d’être pris en compte. Quant
tout autre projet de loi, d’ailleurs. À vu en lui une sentinelle royale érigée aux clarifications exigées sur la ques-
vrai dire, comme tout projet initiale- pour faire barrage. D’autres, appré- tion du divorce pour le rendre moins
ment visé par le monarque en conseil ciant qu’il serve de garde-fou contre aléatoire, elles sont restées lettre
des ministres avant d’atterrir chez le discours éculé des islamistes, l’ont morte. Pour le reste, les députés ont

42 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N° 110
DU 17 AU 23 JANVIER 2004
Par Driss Ksikes

Faut-il se réjouir de cette fin heu-


reuse, mais insipide ? Non. Elle était
prévisible. Faut-il en vouloir aux par-
lementaires ? Non. Ils font ce qu’ils
peuvent avec les moyens du bord,
sans experts attitrés pour les accom-
pagner et, surtout, sans suffisam-
ment d’autonomie politique pour se
démarquer. Faut-il se réjouir de la
manière avec laquelle cette expé-
été tellement peu convaincants que qu’à voir le dénouement de la lecture rience a été gérée ? Oui et non. Le fait
leurs amendements ne portent que commentée et disséquée des articles que le roi envoie des ministres, dans
sur des questions de forme, de lan- du Code de la famille, il s’avère que la transparence, veiller sur l’opéra-
gage et de détails sans incidence sur tout cela s’est passé dans un climat tion et que les députés aient en face
le fond. Deux conclusions possibles. ultra consensuel. À tel point que les toute la latitude de les contrer, est un
Soit on considère que, comme prévu, groupes de la majorité et de l’oppo- premier pas vers une démocratisa-
les parlementaires ont à peine joué sition en étaient à se demander s’il tion des débats parlementaires. Mais
le jeu, mais juste pour la forme. Ce ne fallait pas symboliquement dépo- pour aller plus loin, donnons aux
serait injuste. Parce qu’il y a bien eu ser des amendements groupés : deux bords les moyens, le savoir-faire
des débats houleux, jusqu’à des “Message à Amir Al Mouminine, et les outils pour être sur un pied
heures interminables, mais sans même si nous avons eu à nous que- d’égalité. Parce que, sinon, les parle-
grand effet. Soit on juge que les émis- reller pour des points de discorde, mentaires auront l’air d’éternels mi-
saires du roi ont sécurisé le proces- nous sommes tous unis pour saluer neurs. Maintenant que la femme
sus et balisé le terrain pour un vote symboliquement votre texte, Ma- n’est plus traitée comme tel, il serait
sans mauvaises surprises. Ce serait jesté. Mon vote s’en suivra, certes. temps que les députés ne le soient
abusif comme interprétation. Parce Mais ce ne sera que pure formalité.” plus à leur tour.

HORS-SÉRIE TELQUEL 43
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Football
Rouges à la RTM, de pointer du doigt ce Ma-
roc que j’aime, à ma façon. Soy Moha
Yacoubi, fils du Nord, hispanisé, re-

et beurs
traverse le détroit, le cimetière des
pateras, pour surfer sur la vague d’un
exploit marroqui. Ana, Talal Kar-
kouri, Rajaoui de souche, servant de
rempart à Paris, monte la garde,
dima, dima... Pas besoin de mots
pour passer le message. Leurs gestes,

M
leurs actes parlent pour eux. Le Ma-
roc qu’ils nous ont fait découvrir lors
oi, Marouane Cha- bombarder les cages des équipes ad- de cette CAN, sent la vie grâce à une
makh, né en verses, au nom du Maroc, pays des identité recomposée par la diaspora.
France, jouant à hommes libres. Moi, Youssef Hajji, Ce Maroc est un melting pot, où se
Bordeaux, de père ayant une pensée émue pour les Ima- côtoient des rouges et des beurs, des
footballeur, origi- zighen d’Ifrane, décide de porter le fils du terroir en exil professionnel
naire d’Ain Sebaa, maillot du Maroc pour démontrer et des fils de deuxième génération,
décline l’offre des Bleus et choisit de que je viens d’un pays de félins. Moi, encore émus de vivre leur apparte-
plein gré de défendre les couleurs du Jawad Zain, trublion insaisissable, nance nationale. Le Maroc devient,
Maroc. Ich, Youssef Mokhtari, ould décide, sans que l’on m’y force ni pour une fois, une entité à laquelle
Rif, parlant allemand, m’engage à qu’on me bassine de patriotisme béat des jeunes adhèrent de leur libre ar-

44 TELQUEL HORS-SÉRIE
bitre et finissent par prendre goût.
En somme, par le foot, un Baddou
Zaki, plus compétent, rigoureux et
fédérateur que n’importe quel res-
ponsable politique en vue, réussit un
beau doublé. Il apprend à tous les xé-
nophobes de chez nous et autres ra-
cistes de tous poils que le Maroc se-
rait en perte de vitesse si on s’entêtait
à le réduire à son arabité ou à son
territoire. Et apprend à Tariq Rama-
dan et autres prosélytes, qui surfent
sur l’acculturation des jeunes Ma-
ghrébins en Europe, qu’il y a bien des
beurs qui ne s’identifient pas à l’is-
lam d’une autre tige pour exister col-
lectivement, mais s’accrochent à leur
nation en mutation pour s’affirmer.
Par l’exploit footballistique de cette
équipe jeune, polyglotte, soudée et
sentant la joie d’être ensemble, le
Maroc multiple a de nouveau un
sens. Oublié ce Maroc fissuré par des
individualités qui se boudent. Ou-
bliée, l’image d’un Maroc d’ici et le terrain pour que les sceptiques, les confiance, quand ils le méritent.
d’ailleurs qui s’exclut mutuellement, trouble-fêtes et les responsables hau- Faites un tour dans nos écoles. Vous
comme ce fut le cas dans la CAN tains qui ne croient qu’à l’encadre- verrez qu’on en est loin. Heureuse-
2000. Rappelez-vous comment ment étranger – souvent efficace par ment qu’il y a les rouges et beurs, fi-
Abdeslam Ouaddou, rationnel ailleurs – cessent de lui assener des nalement !
comme in homme du Nord et aus- coups bas. Deuxième objet des mé-
tère comme un homme du Sud, avait fiances, cette équipe, composée quasi
quitté le groupe pour incompatibi- exclusivement de beurs et d’expa-
lité d’humeur. Rappelez-vous com- triés. Comme s’il fallait une dose
bien Mustapha Hajji avait souffert d’oulad l’blad, quoique de moindre
de l’étiquette d’intrus ou d’étranger, technicité, pour s’assura qu’il s’agit
qu’on lui collait, jusque dans un res- bien du Maroc. Or, sur le terrain, il
taurant à Casabtanca, à chaque fois s’est avéré qu’on n’est Marocain ni
qu’il était moins bon que d’habitude. par sa langue ni par son lieu de nais-
Tout est quasiment effacé par cette sance, encore moins par son lieu de
mise en symbiose nouvelle. La résidence... mais par son esprit, son
confiance, voilà le mot-clé et le mo- courage et le non-dit qui crée la com-
teur de cette joie retrouvée. Sans la munion. Troisième objet de mé-
ténacité de Zaki, elle aurait fait dé- fiance, l’âge des joueurs. Tous des
faut. Premier objet de toutes les mé- jeunes, avec le seul vétéran Naybet
fiances, l’entraineur lui-même, un pour rassurer. Encore une fois, sur
Marocain d’ici. Il a beau avoir une la pelouse, on a découvert que l’ex-
statue à Majorque érigée en son hon- périence n’a pas d’âge, la maturité
neur, des diplômes high level d’An- non plus, et qu’une fois libérés du pa-
gleterre, star de la genèse du football, ternalisme et de l’autoritarisme d’ici,
il longtemps été considéré comme les Marocains deviennent plus in-
ÉDITO N° 114
une roue de secours nationale. Il a ventifs, plus libres et surtout plus en- DU 14 AU 20 FÉVRIER 2004
fallu attendre Tunis et le démenti sur treprenants. Il suffit de leur faire Par Driss Ksikes

HORS-SÉRIE TELQUEL 45
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Leçons d’un séisme

Le rif maudit – les responsables n’ont cessé de le ré-


itérer – est dû au non-respect des
normes antisismiques, pourtant en vi-
gueur. Difficile d’évaluer les vies qui

E
auraient pu être épargnées par un
contrôle plus strict des normes de
n lisant la presse de cette construction. Les gens se sentent mal
semaine, on a le choix barrés. Avec un État corrompu, qui ne
entre l’improbable procès veille même pas à contrôler les gros
de Driss Basri et l’inévi- œuvres, des quartiers entiers sont me-
table tremblement de terre nacés, pas seulement de tremblements
d’Al Hoceima. Le lien entre de terre, mais d’effondrement pur et
les deux, il ne faut pas le chercher. simple. Certes, une catastrophe natu-
Quoique... Faire le procès des années relle prend tout le monde de court. Les
Hassan II et de son maître d’œuvre Si secours ne peuvent pas tomber du ciel.
Driss, coupables de la marginalisation Quoique, l’aide internationale a été dé-
du Rif, ne serait pas de trop. Mais bon, terminante. Mais au bout de quatre
l’histoire est trop longue. Il faudrait re- jours, les gens sans abri, sans aide, ont
monter jusqu’aux années Oufkir, au fini par manifester. Ils attendent de
massacre de 1958 voulu par Hassan II, l’État un service public minimal. Un
alors prince héritier. Il faudrait retra- redoublement d’efforts en temps ex-
cer l’étymologie de ce néologisme traordinaires. Et l’État, rompu à la ma-
d’Aoubach (entendez insectes à écra- traque à chaque sit-in, a répondu par
ser) que Hassan II avait inventé pour la violence. Les gens auraient aimé
bannir à jamais les Rifains de son ÉDITO N° 116 avoir plus de médecins à leur écoute.
DU 28 FÉVRIER
royaume utile. Mais ce serait trop long. AU 05 MARS 2004 Ils ont eu droit à plus de gendarmes
Et puis, le séisme nous oblige à vaquer Par Driss Ksikes pour leur intimer le silence. Le quipro-
au plus urgent. Première leçon : Le Ma- quo est classique. Servir un État gen-
roc est un royaume uni. Au moindre darme à une population qui demande
vrombissement d’hélicoptère, les si- har (mini-villages) seraient inacces- un service public est désolant. Dernière
nistrés lèvent frénétiquement les bras sibles par voie terrestre. Et puis, les leçon : Et si l’agence de développement
au cri de “Vive le roi !”, croyant Mo- rescapés du séisme n’auraient pas eu du Nord faisait son travail ? Avec une
hammed VI à bord. Les années d’aban- droit à un service médical performant. bâtisse flambant neuf en plein centre
don et d’exclusion sont oubliées. Les Le seul grand hôpital d’Al Hoceima, de Rabat, l’agence dirigée par Driss
secours se sont accélérés sur ordre quoique portant le nom de Moham- Benhima s’illustre par son souci ma-
royal. Les Rifains ne sont plus des Ma- med V, est né d’une coopération ibé- nifeste de proximité. Mais ce n’est pas
rocains de seconde zone, comme l’a rique. On s’en rend compte, au- le moment de faire de l’ironie. Le plus
longtemps distillé dans les consciences jourd’hui, dans un moment de gros enseignement de ce séisme est que
feu Hassan II. Deuxième leçon : Heu- détresse. Mais, il ne faut pas l’oublier, le développement du Rif ne peut se
reusement que les Espagnols sont re- depuis la décolonisation espagnole, le faire tant que la population est dissé-
venus. Tous ceux qui ont sillonné les désengagement de l’État a été long et minée dans des minuscules bourgades
routes accidentées, escarpées, menant irrémédiable. (300 habitants en moyenne) isolées les
aux villages réduits à néant par les se- Troisième leçon : Les Rifains cherchent unes des autres et très mal reliées entre
cousses, l’ont remarqué de visu. S’il n’y État-providence désespérément. Le elles. Malgré les mafias locales qui
avait pas des ONG locales et des pro- séisme est un indicateur, grandeur na- construisent des routes de fortune pour
grammes de coopération intensifs avec ture, de l’état de santé du secteur im- acheminer le kif et des ONG qui col-
les Espagnols, plusieurs demeures se- mobilier. À Imzouren, le spectacle de matent les brèches, ici et là, la région
raient sans lumière, plusieurs localités bâtisses fissurées et d’autres, mi- a l’allure d’un gruyère rongé par le dé-
seraient sans eau courante et plusieurs toyennes, réduites en amas de pierres laissement. Jusqu’à quand ?

46 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Anticonstitu-
tionnellement vôtre
L
a réforme de la Constitution pour reprendre le chercheur Bernard
est un de ces débats qui ne Cuberta-fond, “un pouvoir général
vieillissent pas. Ce n’est pas d’action s’imposant à tout autre,
tellement qu’il faille instau- parce que d’une nature supérieure et
rer le fédéralisme parce que sacrée”. On peut considérer, en re-
le Sahara le vaut bien, ou vanche, que l’article 19 présente une
qu’il faille supprimer la seconde contrainte pour le roi, dans la mesure
chambre du Parlement parce qu’elle où il identifie noir sur blanc ses obli-
ne sert à rien... Ces débats-là sont gations. Mais ce n’est toujours pas suf-
conjoncturels. Il y a une raison struc- fisant, vu le large domaine de préro-
turelle pour réformer la Constitution gatives embrassé. Quelles sont les
la nature du pouvoir monarchique. Le limites de la “représentation suprême
roi a beau être animé des meilleures de la nation”, de la “symbolisation de
ÉDITO N° 120
intentions du monde, il n’en reste pas DU 27 MARS AU AVRIL 2004 l’unité”, de la “garantie de la péren-
moins, institutionnellement, en posi- Par Ahmed R. Benchemsi nité et de la continuité” ? Abdellatif
tion de leader absolu. Et, désolé, ce Mennouni, constitutionnaliste chari-
n’est pas le genre de situation auquel table, argue que “la charte fondamen-
on “s’habitue”. On ne devrait jamais puissance de Dieu en personne. Ce tale du Maroc ne mentionnerait
s’habituer à se savoir coiffé par une n’est pas raisonnable, pour peu qu’on qu’une partie des prérogatives du roi,
puissance quasi surnaturelle, tirant sa ait un peu étudié Descartes. Il y a chez les autres seraient découvertes par le
nous un amalgame de fond entre le souverain et exercées conformément
religieux et le politique. Il se cristal- aux exigences politiques et à la na-
lise noir sur blanc dans l’article 19. Le ture des circonstances”. En clair, la
Maroc a déjà connu 8 moutures dif- Constitution offre aux pouvoirs du roi
férentes de sa Constitution, mais de les seules limites de sa propre volonté.
cet article, jamais une virgule n’a été Est-ce vraiment acceptable ? Notre
supprimée. En 1972, il a, au contraire, Constitution actuelle avait été taillée
été renforcé pour aboutir à sa version sur mesure pour Hassan II, par Has-
finale, celle en vigueur aujourd’hui : san II, dans le but de se construire un
“Le Roi, Amir Al Mouminine, Repré- parfait “arsenal légal” de l’absolu-
sentant suprême de la Nation, Sym- tisme. C’est aujourd’hui son fils qui en
bole de son unité, Garant de la péren- hérite. Le style de gouvernement n’est,
nité et de la continuité de l’État, veille certes, pas le même, mais le potentiel
au respect de l’Islam et de la Consti- d’arbitraire reste intact. Libre au roi
tution. Il est Protecteur des droits et en place de s’en servir ou pas. Si Mo-
libertés des citoyens, groupes sociaux hammed VI n’en abuse pas, si Hassan
et collectivités”. Notons d’abord III fait pareil, qui nous garantit que,
l’ordre des qualifications. Le roi est sur tous ceux qui les suivront, aucun
Amir Al Mouminine avant d’être re- ne dérapera ? Personne. C’est pour-
présentant de la nation, il veille au res- quoi la réforme de la Constitution res-
pect de l’islam avant celui de la Consti- tera perpétuellement à l’ordre du jour.
tution. En donnant la primauté au C’est, à la limite, une question de
religieux, cet article accorde au roi, droits de l’homme.

48 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Sahara
30 ans de
dissimulation
L
es Casablancais soupe officielle reste la même : “Le Sa- vraient au fur et à mesure de leur
connaissent l’avenue Bir hara marocain a été libéré par la avancée. Au-delà du verdict de La
Anzarane, ainsi que la Glorieuse Marche Verte”. Franche- Haye et des gesticulations internatio-
place Zellaqa. Mais com- ment, que gagne-t-on à continuer à nales, le roi défunt avait compris une
bien parmi eux savent entretenir cette fable ? Ce n’est évi- chose, capitale : le Sahara serait à qui
que Bir Anzmane est le demment pas la Marche verte, coup s’y installerait en premier. Prendre
théâtre d’une terrible ba- médiatique pour l’Histoire, qui a fait pied d’abord, discuter ensuite. Il fal-
taille qui opposa les entrer l’ex-Sahara espagnol dans le lait le faire, Hassan II l’a fait. De cela,
Forces armées royales au front Poli- giron national. Les 350 000 mar- l’Histoire lui rend déjà grâce. Dom-
sario en août 1979 ? Qui sait que Zel- cheurs pacifiques n’ont “libéré” que mage qu’il ait cru nécessaire de nous
laqa est le nom d’une colonne blindée 15 petits kilomètres entre Tarfaya et
marocaine qui s’est couverte de l’ancien poste-frontière de Tah. Pen-
gloire ? Quasiment personne. C’est in- dant que les caméras se focalisaient
croyable, quand on y pense : le Maroc sur eux, à plus de 100 kilomètres de
a été en guerre pendant 16 ans et les là, les Forces armées royales (vrai-
Marocains ne savent presque rien à ment glorieuses pour le coup) enta-
ce sujet. Même si la liberté de parole maient une percée d’au moins 1000
est clairement plus étendue au- kilomètres, longue et dangereuse,
jourd’hui qu’elle ne l’était hier, la dans un territoire qu’elles décou-

50 TELQUEL HORS-SÉRIE
imposer l’unique scénario de la contre l’effet de surprise, nos forces dit Guergarat (TelQuel 25). La pas-
Marche. La vraie histoire aurait été ont progressivement pris le contrôle sionnante enquête de Karim Boul-
tout aussi belle à raconter. Comme de la situation. Si on mesure la vic- chari et Amale Samie est truffée de
toute armée, les FAR ont connu des toire par le contrôle du territoire, révélations inédites pour le grand pu-
revers. Entre 1976 et 1980, les forces alors on peut l’affirmer : grâce au blic. Mais il reste encore beaucoup à
algériennes et celles du Polisario mur, le Maroc a gagné cette guerre. dire et à vérifier, si seulement l’État
étaient en nette supériorité. Ces an- Deux petites vérités à affirmer, en- ne nous considérait plus comme des
nées-là ont été cauchemardesques, core. D’abord, tout ce qui est compris enfants, incapables de comprendre
pour nos soldats continuellement har- entre le mur et la frontière avec l’Al- qu’une épopée militaire ne se fait
celés, piégés chaque jour par des em- gérie est théoriquement marocain, jamais sans douleur. Aujourd’hui,
buscades meurtrières... C’est en jan- mais pratiquement sous le contrôle alors que le dossier n’en finit plus
vier 1979 que l’humiliation a atteint (même itinérant et épisodique) de de s’enliser politiquent, les officiels
un pic, avec l’éphémère occupation nos ennemis. Aujourd’hui encore. Le réclament à cor et à cri “l’union na-
de Tan Tan par le Polisario. Moins Polisario appelle cette zone “terri- tionale”. Mais elle restera bien pré-
d’une journée, certes, mais en plein toires libérés”, il faut le savoir. Enfin, caire, si elle continue à être bâtie
territoire marocain incontesté, au Lagouira. Limite sud du Maroc ? sur la dissimulation et le mensonge.
nord de la ligne de démarcation de Théoriquement, oui. Mais concrète- Pour que l’union soit solide et sin-
l’ONU ! C’est peu après que l’idée d’un ment, cette ville fantôme est toujours cère, nous devons savoir la vérité,
mur de protection, soufflée par le sous le contrôle de la Mauritanie, de- toute la vérité, sur la guerre du Sa-
Mossad israélien, a commencé à gran- puis qu’elle l’a arrachée (laborieuse- hara. Alors qu’on ouvre les archives,
dir au palais royal. Au fur et à mesure ment) au Polisario, le 19 décembre qu’on laisse parler les officiers ! 30
de l’érection de ce mur, la physiono- 1975. Le mur, frontière physique, ans plus tard, on peut considérer qu’il
mie du conflit a basculé. Prémunies passe 55 km plus au nord, par le lieu- y a prescription...

ÉDITO N° 123
DU 17 AU 23 AVRIL 2004
Par Ahmed R. Benchemsi

HORS-SÉRIE TELQUEL 51
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N° 132
DU 19 AU 25 JUIN 2004
Par Ahmed R. Benchemsi

été financés, et le Premier ministre s’est


personnellement engagé à financer les
18 restants ! Le croirez-vous ? “On” le
lui reproche. Pas trop fort – la ficelle

Coupable d’être
est tout de même grosse –, mais un
peu quand même, sur le thème “il
cherche à se faire mousser”. Sans base
partisane, victime perpétuelle des in-

populaire
trigues de Palais, Jettou cherche (et
réussi) à se concilier les faveurs de la
société civile – dont il reçoit volontiers
les représentants. Évidemment, ce
n’est pas bien vu. Enfin, il cherche à

I
accélérer l’adoption de la loi sur les par-
tis, dans l’objectif d’obtenir une carte
I ne faut pas penser trop haut chef de la majorité gouvernementale. politique moins ingérable en 2007.
que Driss Jettou est un homme Absurde. On lui avait demandé de Pour, dit-il ouvertement, “que le roi
bien, cela pourrait lui causer mettre d’accord les partis dans le gou- n’ait pas encore à nommer un Premier
du tort. C’est très sérieux ! Le vernement, il avait réussi et c’était loin ministre technocrate”. À quand re-
Premier ministre avait déjà été d’être facile. On n’allait tout de même monte la dernière fois que ce pays a eu
sérieusement déstabilisé, l’an- pas lui demander de les mettre d’ac- un chef de gouvernement faisant pas-
née dernière, quand de bonnes cord en dehors du gouvernement ! Puis ser l’intérêt national avant son propre
âmes (Fouad Ali El Himma et on lui avait reproché d’avoir annoncé intérêt ? Le jeu de Cour peut être plai-
ses amis, selon toute probabilité) que Ali Lmrabet pourrait bénéficier de sant à observer, quand il se résume aux
avaient susurré que c’était une posture la grâce royale. Lui en voudrait-on grâces et disgrâces des courtisans.
de chef d’État, que de se faire raccom- parce qu’il a eu raison avant tout le Après tout, ils sont là pour ça, et ils le
pagner sur le perron de l’Élysée par monde ? Le week-end dernier, Jettou savaient depuis le début. Mais un chef
Jacques Chirac. Ce n’est tout de même a donné un coup d’accélérateur à une de gouvernement – surtout quand il
pas un tort, si M. Jettou inspire de la initiative admirable : un forum dont essaie de jouer le jeu et de faire son tra-
sympathie... Ensuite, le même clan l’objectif était de faire se rencontrer des vail – n’a pas à être éclaboussé par les
avait essayé de lui coller sur le dos militants associatifs, porteurs de pro- intrigues de palais. En sabotant Jettou,
l’énorme cafouillage des municipales. jets de développement local, et des ces gens là, au-delà de la Primature,
Argument : si toutes les coalitions ont hommes d’affaires prêts à financer ces sabotent le Maroc. En ont-ils
volé en éclats, c’est de sa faute à lui, le projets. Résultat sur 58 projets, 40 ont conscience ?

52 TELQUEL HORS-SÉRIE
Les islamistes ceux qui les y ont précédés ? Peut-être
bien que oui. Alors nous serons épar-

notre avenir
gnés de l’application, sans doute scru-
puleuse si elle avait lieu, de leur pro-
gramme. Devrons-nous nous en
féliciter pour autant ? La dernière force
politique cohérente de ce pays aura dis-

L
paru. Ce n’est pas une perspective ré-
jouissante. Et s’ils ne se laissaient pas
e PJD estime que “la coa- c’est qu’ils sont crédibles dans ce rôle. corrompre ? Et s’ils se mettaient en tête
lition gouvernementale Leurs critiques envers le gouvernement de travailler sérieusement, aussi sé-
manque d’homogénéité, sont justes : il manque d’homogénéité, rieusement que tout au long du pro-
d’efficacité, et d’unité de d’efficacité, et de programme. Eux ont cessus qui les a menés là ? Dans ce cas,
programme politique”. les trois. Aucun autre parti ne peut en un combat s’engagera. Ce sera leurs
Le PJD pense que “le dire autant. Le Makhzen aura forcé- valeurs contre les nôtres, et nous de-
paysage politique natio- ment besoin, tôt ou tard, de changer vrons nous battre. Avec le régime que
nal souffre de faiblesse”, ses alliances, parce que les structures nous avons, qui ne peut se passer de
et que “la carte politique du pays n’est partisanes actuelles ne peuvent conti- ses réflexes sécuritaires, ça se fera très
pas assez claire pour dégager un gou- nuer de pourrir indéfiniment. Un jour probablement dans le désordre, voire
vernement fort et preneur d’initia- ou l’autre, les islamistes arriveront au le chaos. En tout cas, pas dans la dé-
tives”. Le PJD “s’interroge continuel- pouvoir. C’est inévitable, il ne reste per- mocratie. Nous avons donc le choix
lement sur l’efficacité de la gestion sonne d’autre. Selon une rumeur qui entre la stagnation dans notre bon
gouvernementale, surtout que l’exé- circule, l’entrée du PJD au gouverne- vieux bourbier politique et l’évolution
cutif souffle d’une irrésolution struc- ment serait pour bientôt. Elle est sans vers une situation de tension et d’ins-
turelle”. Et vous savez quoi ? Le PJD a doute fausse. Ces gens sont bien trop tabilité, sous la menace idéologique des
raison. Bien sûr, en déclarant tout cela intelligents pour entrer dans un gou- barbus. C’est peut-être ça, la vraie
la semaine dernière, les dirigeants du vernement sans qu’ils y soient en po- “transition démocratique” : avant de
parti islamiste ne faisaient qu’ajuster sition de force. Mais un jour, on y ar- passer à autre chose, expier, d’abord,
leur positionnement dans l’opposition, rivera. Ils seront au pouvoir. Se 38 ans d’autocratie. Espérons juste que
et se poser en alternative. L’inquiétant, laisseront-ils corrompre, comme tous notre vie y suffira.

ÉDITO N° 141
DU 11 AU 17 SEPTEMBRE 2004
Par Ahmed R. Benchemsi

HORS-SÉRIE TELQUEL 53
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Un édito contre
un autre vanche, de prétendre que nos deux
camps sont “équivalents en effectifs”.
Je ne l’ai jamais prétendu. J’ai tou-
jours attiré l’attention, au contraire,
sur le fait que nous sommes ultra mi-
noritaires et vous, ultra majoritaires.
Tellement majoritaires que vous pen-
sez évoluer dans cette dimension fan-
tasmatique que vous appelez la
Oumma, la communauté des croyants,
dont toute déviance idéologique me-
nace la cohésion. La laïcité est, à vos
ÉDITO N° 144 yeux, une déviance idéologique, ose-
DU 02 AU 08 OCTOBRE 2004 riez-vous prétendre le contraire ? Et
Par Ahmed R. Benchemsi que fait la communauté dont vous
vous proclamez dépositaires, quand
elle se sent menacée ? Elle se protège,
elle combat la menace. Démocratique-
entre Marocains, de prôner “l’éradi- ment, pour l’instant. Quoi de plus ci-
cation” de tout ce qui porte barbe et vilisé qu’un éditorial dans un journal ?
hijab, et de polariser les enfants de ce Mais si vous avez un jour le pouvoir,
pays en deux camps “équivalents en le vrai, vous en tiendrez-vous à des
effectifs” : les islamistes et les laïcs. Sur éditoriaux ? Non, vous passerez à la

T
la guerre civile et l’éradication je n’ai, pratique, et vous éliminerez la me-
évidemment, jamais rien écrit de tel nace. Pas par la violence, ce n’est le
elQuel en général, et ses ni même d’approchant, malgré l’usage style que d’une minorité parmi vous
éditoriaux en particulier, malhonnête des guillemets. Passons. (ce qui, déjà, est inquiétant). Non,
s’attirent régulièrement C’est l’histoire des deux camps qui est vous éliminerez la menace par la force
des attaques incendiaires intéressante à creuser. On me re- de la loi, que vous changerez dans ce
dans la presse nationale. proche de vouloir diviser les Maro- but. Cette perspective m’inquiète,
Tant mieux. Nous nous cains. C’est me prêter bien trop d’in- parce qu’elle n’est pas si irréaliste, et
sommes toujours gardés de répondre fluence. Les Marocains sont déjà pas si lointaine. Vous n’avez pas en-
à ce qui est, somme toute, de la bonne divisés, et ma modeste prose n’y est core le pouvoir politique, mais vous
publicité. Cette fois, nous allons – je pour rien. Vous, islamistes, et nous, avez déjà celui du nombre. Dans les
vais – déroger à cette règle. L’édito- laïcs, coexistons bel et bien, dans ce rues, les écoles, les universités, les ad-
rial qu’Attajdid m’a fait l’honneur de pays. L’essence même de nos idées ministrations, partout, on ne voit que
me consacrer dans son numéro du 26 nous oppose : vous voulez que la reli- vous. Vos idées font tache d’huile, et
septembre, en citant mon nom une gion soit au centre de la vie publique, elles n’ont de démocratiques que les
bonne dizaine de fois, se pose sur le nous voulons qu’elle reste un choix moyens, pas la finalité. S’en alarmer,
terrain idéologique. Pour cela, il mé- privé et individuel. C’est inconciliable, ce n’est pas prêcher la guerre civile,
rite une réponse. Je suis accusé, pour dans le fond. Mille ans de débat ne ré- messieurs. C’est prêcher la résistance.
faire vite, de prêcher la “guerre civile” gleront rien. Il est absurde, en re- Vous devriez savoir la différence.

54 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N° 150
DU 13 AU 19 NOVEMBRE 2004
Par Ahmed R. Benchemsi

Cherchez
Le hadith ad hoc prescrit aux croyants
“Jeûnez à sa vue (celle du croissant
de lune) et rompez le jeûne à sa vue”.

la lune
Voilà pourquoi, à l’approche du début
ou de la fin de chaque ramadan, les
autorités lancent un appel à scruter le
ciel. On peut tout à fait prévoir à
l’avance le soir où il y aura quelque

S
chose à scruter, et scruter de tout son
soûl ce soir venu. Aucun risque de se
i vous lisez ces lignes, parition du croissant, qui marque ces tromper, l’astronomie étant une
c’est que nous sommes fêtes, a une signification astronomique science exacte. Ne serait-ce pas un Ij-
(au moins) samedi. précise : ça marque le moment où la tihad acceptable, qui aurait de surcroît
Donc que vous savez si terre n’est plus exactement située dans l’avantage de réduire l’incertitude éco-
l’aïd sghir est tombé l’axe lune-soleil. Ce phénomène se re- nomique ? Mieux la Oumma islamique
samedi ou dimanche. produit tous les 29 ou 30 jours que est désunie, nul ne l’ignore. Un des
Cette année, ça n’aura Dieu fait. Il est parfaitement faisable symboles de cette désunion est le dé-
pas déclenché les folles de calculer à l’avance quels mois com- calage des fêtes religieuses. L’ouvrage
spéculations habituelles, parce que portent 29 jours et quels mois en com- cité plus haut propose un système uni-
l’enjeu n’était pas si important. Juste portent 30, et ce pour les vingt siècles fié, unissant astronomie et fiqh, per-
le vague espoir que l’ail tomberait di- à venir – un ouvrage scientifique vient mettant de célébrer les mêmes fêtes
manche, donc que lundi serait férié. de le prouver encore une fois (Calen- religieuses partout au même moment.
Pas grand-chose… Le jackpot, c’est drier lunaire islamique unifié, par Ja- Quel superbe Ijtihad en perspective !
quand l’aïd tombe un mercredi, donc mal Edine Abderrazik, éditions Mar- Pourtant, il a très peu de chances
que jeudi est thani aïd, et que l’État, sam, 2004). Mais non. Nous d’être appliqué, pour des raisons qui
dans un accès de mansuétude, accorde continuons à scruter le ciel, les fonc- n’ont rien d’islamique. Encore une
aussi le vendredi. Ce qui fait une se- tionnaires continuent à tirer des plans fois, la religion est instrumentalisée
maine ouvrable fériée à 60 %. Tant pis sur la comète, et l’économie nationale, par la politique. La victime est tou-
pour te travail, et vive les vacances ! avec tout ce quelle requiert comme pla- jours la même : les peuples, mainte-
Mais là n’est pas le propos. Ce qu’il faut nification, continue à vivre sur des nus dans l’ignorance au nom d’une re-
relever, dans tout cela, c’est qu’on ne pronostics. Ce n’est pas une question ligion à laquelle on refuse le droit
sait jamais à l’avance quand “tombent” d’astronomie, argue-t-on, mais une d’évoluer. Elle aurait, pourtant, tout
les jours fériés religieux. Pourtant l’ap- question de fqih. Soit. Creusons donc. à y gagner. Et nous avec.

HORS-SÉRIE TELQUEL 55
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Soyons beaux donc, n’a fait réagir le roi et son en-


tourage. Cela ne veut pas dire qu’ils

joueurs
en sont enchantés, mais cela dé-
montre au moins que la liberté d’ex-
pression, dans ce pays, est une réa-
lité. Quant au respect de la loi, il n’a
rien à voir là-dedans. Une mise au

S
point s’impose : même si tout le
monde en est persuadé, aucune loi au
ous la présidence du roi à la personne du monarque et, pire, Maroc n’interdit de caricaturer le roi,
Mohammed VI, un conseil des caricatures du roi — ce qui, et encore moins de s’intéresser à com-
des ministres s’est tenu le comme chacun sait, est interdit par le bien il touche. L’article 41 du code de
6 janvier dernier à Agadir. Code de la presse. Conclusion : il fau- la presse punit l’offense “envers Sa
En marge de ce conseil, un drait, n’est-ce pas, Majesté, leur rap- Majesté”, oui. Mais qu’est-ce que cela
petit groupe de ministres peler que Votre Auguste Personne est veut dire, au juste ? Selon les pi-
aurait vu le roi en aparté. J’utilise le Sacrée, faire respecter la loi (pardon, toyables thuriféraires du régime (ainsi
conditionnel — même si l’information La Loi) avec la plus grande fermeté... que quelques désopilantes feuilles de
semble sûre — parce qu’aucun des mi- bref, Sévir. Mohammed VI n’aurait chou) tout ce qui sort de l’éloge lau-
nistres que nous avons contactés n’a fait aucun commentaire, sinon que le dateur relève de l’offense. Pas selon
voulu nous confirmer la tenue de cet conseil avait un ordre du jour et que nous, et — surtout — pas selon le Pa-
aparté, ni sa teneur. C’est bien com- ce point n’y figurait pas. Voilà une ré- lais. L’opinion internationale ne s’y
préhensible, vu que leurs collègues action qu’on peut qualifier de “royale”. est d’ailleurs pas trompée. Notre dos-
n’en sortent pas grandis. Selon nos in- Exit nos quatre héros — piteusement, sier sur le “salaire du roi” a été repris
formations, donc, ces quatre ministres on imagine... aux quatre coins de la planète, chaque
auraient dit au souverain combien ils Ni le dossier sur “le salaire du roi” fois avec le même commentaire : si
étaient outragés par les “dépasse- (TelQuel no 156-157), et encore moins Mohammed VI a permis cela, c’est
ments” de la presse indépendante. Les les caricatures publiées par ces 3 jour- qu’il a vraiment une fibre de démo-
3 titres cités en particulier (TelQuel, naux (dont, faut-il le rappeler, les crate. Nous sommes énergiquement
Le Journal et Al Bidaoui) ont en com- lignes éditoriales respectives n’ont d’accord. Et nous serions vraiment
mun d’avoir publié, ces derniers rien de commun, sinon le refus de mauvais joueurs de ne pas l’en crédi-
temps, des articles “portant atteinte” l’autocensure)... rien de tout cela, ter. Voilà qui est fait.

ÉDITO N°159
DU 15 AU 21 JANVIER 2005
Par Ahmed R. Benchemsi

56 TELQUEL HORS-SÉRIE
Vas-y soin de masquer leur nature profonde.
La “théorie du Tsunami”, ils n’ont pas
chercher à l’escamoter après la nais-

Samira !
sance de la polémique. Au contraire,
ils en ont remis 3 couches dans les nu-
méros suivants de leur journal. Et
quand 2M a dénoncé ce scandale et a
ÉDITO N°160 refusé 4 minutes d’antenne au PJD
DU 22 AU 29 JANVIER 2005
Par Ahmed R. Benchemsi pour “répondre”, les barbus sont par-

D
tis en vrille, dans le (très classique) re-
gistre de la victimisation. “On nous
’abord, mettons les points prive de notre droit à l’expression”,
sur les “i” : oui, Attajdid etc. Le drame, c’est que beaucoup ont
est bien le journal du PJD eu mauvaise conscience, après ça. “Le
et oui, ce qui s’écrit dans PJD est un parti comme les autres, il
Attajdid engage le PJD. n’y a pas de raison pour que la télé
Un journal qui publie sys- publique le descende”, etc. Eh bien si,
tématiquement en première page les il y a une raison. Si le Front national
communiqués d’un parti, qui rapporte parlait de son “droit à l’expression” à
religieusement la moindre question la télé, toute la France ricanerait mé-
orale de ses députés et qui défend chamment. Samira Sitaïl, la directrice
toutes ses causes sans jamais se poser de l’information de 2 M, a eu raison de
de questions, cela s’appelle un organe faire ce qu’elle a fait, TelQuel la sou-
de presse partisane. Affirmer le tient sans réserve. Et qu’on arrête de
contraire en jouant sur les statuts et nous dire “après tout, c’est un parti
les étiquettes, c’est prendre les gens normal” ! C’est à force d’ “après-tout”
pour des imbéciles. C’est dit. Mainte- que nous nous retrouverons avec le
nant, revenons à la polémique de jan- PJD aux commandes dans les princi-
vier. C’est donc pour châtier les dé- pales municipalités. Un “journaliste”
viants sexuels asiatiques que Dieu leur qui écrit 4 pages sur le Tsunami/châ-
a envoyé le tsunami. Au cyclone d’in- timent divin et invite les Marocains à
dignation déclenché par cette théorie, la rédemption, ça va encore. Mais des
Attajdid a répondu en publiant deux dizaines, voire des centaines de bu-
pages pleines de versets coraniques, gens du PJD le savent bien, et ils en reaux communaux au pouvoir ne vont
rappelant les sanctions météorolo- profitent pour faire passer des idées pas se contenter de le dire : forts du
giques essuyées par divers peuples fascistes. Quand la première Une sur nombre, ils vont fermer les bars, for-
coupables de relâchement moral. Tout le Tsunami est parue, on avait pensé mer des patrouilles, intimider les
cela est effectivement dans le Coran. que c’était un bug, un loupé. Un retour femmes court vêtues, etc. Statistique-
Et alors ? Le droit de disposer sexuel- accidentel à Attajdid de l’avant 16 mai. ment, ce ne sera pas mesurable. Donc
lement des esclaves est aussi dans le À l’époque, la haine ne se cachait pas ; ça progressera insidieusement, jusque
Coran (Annisae, 3 – vérifiez). Si on suit elle s’étalait même en première page, ce qu’il soit trop tard pour réagir. Non
la logique d’Attajdid, vous pouvez donc quasiment tous les jours. Après le seulement Samira a eu raison, mais
légitimement copuler avec votre 16 mai, ç’a été le grand nettoyage. Il y elle doit continuer, à chaque fois qu’elle
femme de ménage. Heureusement a bien eu quelques petits bugs isolés, le pourra. La télévision est une arme,
qu’il y a des musulmans qui font des mais sans conséquence, parce qu’im- et elle n’est pas de trop pour contrer la
lectures plus éclairées du Coran... En médiatement désavoués par un PJD formidable machine de propagande
fait, le Coran n’a rien à voir là-dedans. soucieux d’effacer toute trace de sa res- que les barbus, toutes tendances
C’est juste une question de rapports de ponsabilité morale dans les attentats. confondues, ont mise en place sur le
forces. Ce “et alors” salvateur, per- Aujourd’hui, ils se sentent forts à nou- terrain. C’est une guerre idéologique,
sonne n’a le courage de le dire. Les veau, alors ils n’éprouvent plus le be- et il faut la gagner. Vas-y, Samira !

HORS-SÉRIE TELQUEL 57
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°177
DU 21 AU 27 MAI 2005
Par Ahmed R. Benchemsi

tive nationale pour le développement


humain (INDH). Il s’agit, en gros, de
remettre à niveau 350 communes ru-
rales et 250 quartiers périurbains, tous

Le discours et
ravagés par la pauvreté. Formidable
ambition, franchement. Mais comment
la réaliser ? Pour préparer un plan d’ac-
tion, le roi a donné 3 mois au Premier
ministre. Or, l’équipe rapprochée de

la méthode
ce dernier n’était au courant de rien
avant le discours, non prévu sur le ca-
lendrier et annoncé 48 heures à
l’avance. Que dire, alors, des différents
ministres — et notamment celui des

M
Finances, qui va s’arracher les cheveux
pour débloquer un budget gigantesque
ohammed VI n’est (c’est-à-dire la caméra) dans les yeux. sans toucher aux impôts (c’est le roi
pas doué pour les Convaincre 30 millions de personnes, qui l’a dit)... Messieurs, vous avez trois
discours. Ça fait six cela vaut bien le coup d’apprendre un mois, top chrono. Rompez ! Curieuse
ans qu’on se retient texte par cœur, et de “jouer” un peu. méthode, tout de même. Dans les pays
de le dire, crai- Les chefs des plus grands États le font, normaux, le chef de l’État travaille en
gnant (vaguement) et, s’ils ne sont pas à l’aise devant une bonne intelligence avec le gouverne-
d’attenter à une quelconque sacralité. caméra (c’est le cas de beaucoup), ils ment, et, une fois que tout est prêt, il
Mais être sacré ne veut pas dire être font appel à des coachs pour les aider annonce la bonne nouvelle. Chez nous,
infaillible. Notre roi a probablement à surmonter leur gêne. Pourquoi le le roi a une idée, il la garde pour lui
de multiples dons, mais pas celui de nôtre ne ferait-il pas pareil ? Au mini- jusqu’à la dernière minute, puis il ba-
communiquer. Son dernier discours, mum, il y a les prompteurs. Tous les lance publiquement la patate chaude
délivré mercredi 18 mai, en a donné présentateurs de journaux télévisés en au Premier ministre, qui n’a d’autre
une nouvelle illustration. D’abord, Mo- ont un, ce qui leur permet de lire un choix que de s’incliner devant les ins-
hammed VI lit ostensiblement des texte préparé sans quitter le téléspec- tructions royales — et de clamer, pour
feuilles de papier posées sur son bu- tateur des yeux. Le roi, en plus, a faire bonne mesure, qu’elles sont l’ex-
reau, les yeux baissés. Il ne les lève que l’avantage du différé (le discours de pression même du génie. Et on dit que
fugacement, à la fin de chaque para- mercredi, délivré à 20 h 30, avait été l’esprit Makhzen est en régression...
graphe. Et Dieu que ces paragraphes enregistré à 18 h) — ce qui lui permet Enfin... L’INDH est sans doute une
sont longs et qu’il faut s’accrocher pour de refaire les prises tant qu’elles ne idée généreuse, mais tout ce qu’on en
les suivre ! De grâce, Messieurs les ré- sont pas bonnes. Zéro risque, bénéfice sait, pour l’instant, c’est le discours
dacteurs des discours, faites des maximum... royal qui l’a annoncé. Un discours plu-
phrases courtes et percutantes, et Parlons maintenant du fond. Mercredi tôt lénifiant, révélateur, de surcroît,
conseillez à Sa Majesté d’abandonner dernier, Mohammed VI a annoncé, so- d’un problème de gouvernance. Res-
ses feuilles et de regarder son peuple lennellement, le lancement de l’Initia- tez optimistes, après ça…

58 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

tion à la sacralité, et que le Palais n’est


pas au-dessus, mais bel et bien au
centre du jeu. À partir du moment où
ÉDITO N°183 on s’implique dans la politique, on
DU 02 AU 08 JUILLET 2005
Par Ahmed R. Benchemsi doit assumer le fait que cela va pro-
duire de l’opposition. Ne pas l’assu-
mer, c’est offrir un tremplin inespéré
aux plus extrémistes — comme Nadia
Yassine. Plus leurs propos seront ou-
trés, plus ils seront relayés. Qu’ils
soient stériles n’a aucune importance,
pourvu que ça fasse du bruit. Ainsi
fonctionnent les médias. S’en offus-
quer est une posture vaine. Il faut, au

À bas la raison
contraire, s’y adapter. Sauf qu’il n’est
pas dans la nature de notre régime de
s’adapter à ses opposants. Dans l’op-
position, le Palais ne voit pas un dé-

vive l’outrance
saccord, mais une offense. Résultat :
les provocateurs en rajoutent une
couche, et les modérés, qui ne veulent
offenser personne, ne sont pas enten-
dus. Quel dommage ! Contrairement

L
à Nadia et à ses semblables, ceux-là
proposent des idées constructives qui
a première séance du pro- Tout le monde l’a compris, sauf le pre- non seulement feraient avancer les
cès de Nadia Yassine a été mier cercle royal. Qui n’arrête pas, le choses, mais préserveraient le Palais.
un grand moment de spec- pauvre, de se tirer des balles dans le Mais au lieu de s’en féliciter, le Palais
tacle. Le bandeau sur sa pied. Lmrabet et Tamek, et mainte- ignore ces idées, et traite ceux qui les
bouche, théâtralisation nant, Nadia... À chaque fois que les portent par le mépris. Pourquoi ?
poussée de l’atteinte à sa li- médias nationaux (et surtout interna- Parce que les opposants “soft” (venus
berté d’expression, les femmes voi- tionaux) découvrent un nouvel oppo- de la société civile, pour la plupart)
lées qui se pâment à sa vue au cri de sant marocain, il se trouve, comme ont une approche progressive, modé-
“Allah, Nadia !”, les avocats barbus qui par hasard, que l’État l’avait injuste- rée, pas guerrière pour deux sous. Et
brandissent leurs robes dans un geste ment brimé. Le Maroc, franchement, parce que, par ce même mécanisme
superbement synchronisé au moment devrait labelliser son processus de fa- qui lui fait voir de l’offense là où il y a
où elle entre dans la salle d’audience, brication d’opposants. Un exemple du désaccord, le Palais voit de la fai-
les dizaines de flashes qui crépitent pour tous les pouvoirs maladroits du blesse là où il y a de la modération.
face au “V” de la victoire de la désor- monde ! Au-delà de sa dimension co- Parce que, pour faire court, le sérail
mais “pasionaria”... Quelle que soit mique, cette maladresse endémique n’envisage que le rapport de force.
l’issue de ce procès ridicule pour dé- met en relief, encore une fois, la Vous savez ce qui se passe, quand on
lit d’interview (dont le développement contradiction fondamentale du Pa- cherche le rapport de force ? On finit
le plus sage serait l’enlisement, puis lais : son refus de la critique, parce par l’obtenir. Et parfois, même, on
l’abandon), l’accusée a déjà gagné, sur qu’il se croit “au-dessus du jeu poli- perd, parce qu’on avait mal évalué la
toute la ligne. Nous sommes en 2005, tique”, protégé par sa “sacralité”. force de l’adversaire. Ce serait vrai-
les médias ont un pouvoir énorme. Alors que plus personne ne fait atten- ment stupide d’en arriver là.

60 TELQUEL HORS-SÉRIE
Sacré Abbas !
P
our une fois, on va prendre
Abbas El Fassi au sérieux.
Ce n’est pas facile, vu son
inactivité chronique au
gouvernement. Ce n’est
pas facile, vu son poste
(exclusivement honorifique et parfai-
tement inutile) de “ministre d’État sans
portefeuille”. Ce n’est pas facile, vu ses
déclarations répétées où l’humour (in-
volontaire) le dispute à la servilité
(éhontée). N’est-il pas l’auteur de cette
déclaration historique : “Nous soute-
nons Sa Majesté le Roi, quoi qu’il dé- ÉDITO N°210
DU 28 JANVIER
cide” ? Mais c’est justement parce que AU 03 FÉVRIER 2006
telle est son attitude habituelle qu’il est Par Ahmed R. Benchemsi
intéressant de revenir (sans rire, pro-
mis !) sur le meeting qu’il a présidé le
14 janvier dernier, à l’occasion du 62e
anniversaire de la présentation du Ma-
nifeste de l’indépendance, au stade mu- rain, étant entendu qu’il est le garant toujours à Dakhla que “les provinces
nicipal de Dakhla. Dakhla qui a été de l’unité du peuple marocain de Tan- du Sud ont besoin d’un régime régio-
choisie pour cette commémoration, a- ger à Lagouira”. Et qu’il a aussi ajouté, nal spécial où elles jouissent de larges
t-il souligné, en raison de son statut de concernant le renforcement des pré- prérogatives, et ce, sachant les spéci-
“ville combattante”. Rappelons que le rogatives du Premier ministre, qu’il ficités qui les caractérisent sur le plan
Manifeste de l’indépendance a été si- n’était pas question, ce faisant, de “por- culturel et leur éloignement du centre”.
gné le 11 janvier 1944, à une époque où ter atteinte aux prérogatives de Sa Félicitons les vrais décideurs (à travers
le Sahara était sous tutelle espagnole Majesté”. On respire... La prudence et le brave Abbas, qui ne fait que relayer
pour encore 31 ans et où son rattache- l’allégeance au trône étaient bien là, en la parole de ses maîtres) de considérer
ment au Maroc était tout à fait hors su- indispensable trame de fond. Mais si sérieusement cette option. C’est la
jet. Mais passons... Ce qui est intéres- Abbas El Fassi en vient à parler de ces seule voie de sortie honorable pour un
sant, ce sont les déclarations suivantes choses-là, c’est qu’elles sont... attenti- conflit qui n’a que trop duré. Mais Ab-
du bon Abbas. Le secrétaire général du vement considérées par le Palais. Vous bas se souvient aussi, de temps en
parti de l’Istiqlal a ainsi dit à la tribune imaginez Abbas prendre le risque de temps, qu’il est un leader politique et
(attention, ça décoiffe !) : “Le moment déplaire au roi ? En creux, donc, on ne que, pour être crédible dans ce rôle, il
est venu pour accomplir des réformes peut que se féliciter que ces probléma- doit être un minimum frondeur. Alors
constitutionnelles”. Si ! Il a même dit : tiques, hier sacrilèges, soient désor- il s’est accordé une petite frayeur en
“Il est nécessaire de reconsidérer cer- mais officielles, au point d’être abor- déclarant : “L’Istiqlal a pu réaliser un
taines questions intéressant le renfor- dées en public par l’Istiqlal. Quelque grand succès dans des régions qui lui
cement des prérogatives du Premier chose bouge, là-haut, et les déclara- étaient interdites à cause de l’interven-
ministre”. Oui, Monsieur, il l’a dit ! tions de Abbas en sont un puissant in- tion flagrante des ‘services’ lors des
Pour être honnêtes, notons qu’il a pré- dicateur. Autre sujet devenu suffisam- précédentes élections”. Waw ! Abbas
cisé, concernant la réforme constitu- ment “autorisé” pour que Abbas El Fassi qui se paie “les services” ! Dé-
tionnelle, qu’elle devait être entreprise l’abonde en public : l’autonomie du Sa- cidément, ce pays ne finira jamais de
“en parfaite harmonie avec le Souve- hara. Notre homme a ainsi déclaré, nous étonner...

HORS-SÉRIE TELQUEL 61
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

La marche
de trop
à la damnation par des milliers de
gens sous les fenêtres du Parlement.
Le problème, c’est qu’un manifestant
a craché au visage d’une Occidentale
qui passait par là, et que ça a été dû-
ment rapporté par la presse interna-
tionale. Le problème, c’est que tout
au long de cette manif, la foule a

Q
scandé des slogans aussi inquiétants
ue le royaume du Ma- que “Avec notre âme, avec notre
roc, “État musulman” sang, nous te vengerons, ô Pro-
de par sa Constitution, phète”, ou encore “Tremblez, ô juifs,
se sente obligé de l’armée de Mohamed est de retour”...
condamner les carica- Ahmed Toufiq représente l’islam of-
tures du Prophète, soit. ficiel, les ministres représentent le
Que le Conseil supérieur des oulé- gouvernement et les députés, le
mas fasse de même, il est dans son peuple. Ces gens-là n’ont pas à cau-
rôle. Que le Premier ministre Driss tionner par leur présence des actes,
Jettou dénonce “ce qui a été publié des paroles et des comportements
sous le prétexte de la liberté”, passe outranciers. Ils ont été pris de court ?
encore, même si on ne peut s’empê- Alors il fallait dénoncer et regretter,
cher de grincer des dents devant la après coup. Personne, évidemment,
formule... Mais il y a eu une autre ré- n’en a rien fait. Que pensaient mes-
action officielle, parfaitement irres- sieurs les ministres et messieurs les
ponsable, celle-là : cette incroyable députés, en voyant le drapeau danois
marche “en défense du Prophète” te- brûler sous leurs yeux ? Eux qui ont
nue vendredi 10 février au centre- “l’image du Maroc” tant à cœur,
ville de Rabat. D’après le ministère ÉDITO N°213 n’ont-ils pas contribué à la noircir ce
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2006
de l’Intérieur, elle était organisée “à jour-là ? N’ont-ils pas transmis au
Par Ahmed R. Benchemsi
la suite de nombreuses demandes monde la vision d’un peuple et d’un
d’autorisations de manifester éma- gouvernement incapables de discer-
nant de partis, syndicats et ONG”. nement, de pondération, de raison ?
Mais le moins qu’on puisse dire, c’est les a estimés à 10 000), on trouvait “L’État se devait d’encourager, même
que l’État l’a largement encouragée. beaucoup de ruraux, de toute évi- en sous-main, une telle marche, pour
À la tête de la manifestation, on trou- dence transportés là par cars et cha- démontrer que les intégristes
vait en effet des officiels de tout pre- peautés par des agents de l’adminis- n’avaient pas le monopole de la dé-
mier rang, comme le ministre des Af- tration. Selon un photographe fense de l’islam”, répond un officiel.
faires islamiques Ahmed Toufiq (non présent sur place, “les moqaddems Piètre calcul que voilà. La seule chose
partisan, rappelons-le), ou encore le et les chioukhs encadraient visible- que l’État a démontrée, c’est qu’il a
président du parlement, Abdelwa- ment leurs ouailles, réparties en peur des islamistes... au point de les
hed Radi (censé incarner la repré- fonction du découpage administra- doubler sur leur propre terrain, ce-
sentativité populaire, en dehors des tif”... Où est le problème, direz-vous ? lui de l’excitation et de la démesure !
clivages politiques). Il y avait aussi Le problème, c’est qu’au cours de Promouvoir une marche pacifique
les états-majors des partis représen- cette manifestation quasi officielle, en défense du Prophète est légitime.
tés au gouvernement (Istiqlal et le drapeau du Danemark a été brûlé Cautionner la fureur, l’amalgame et
USFP en tête). Et parmi les sous les “Allahou Akbar” de la foule. l’outrance ne l’est pas. Ça s’appelle
25 000 manifestants (c’est le chiffre Le problème, c’est que la Norvège et même jouer avec le feu. Et c’est dan-
avancé par la police, alors que l’AFP d’autres pays d’Europe ont été voués gereux, très dangereux.

62 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Un C oup de chapeau à La
Vie Éco, pour cette
succulente petite ana-

milliard
lyse publiée dans son
dernier numéro. Se-
lon notre confrère,
“en 2005, la Régie
des tabacs a vendu
15,2 millions de cahiers de feuilles à
rouler, soit l’équivalent de 44 mil-

de joints !!
liards de feuilles. Parallèlement, les
ventes de tabac à rouler se sont élevé
à 170 tonnes, [ce qui constitue après
calcul] 1,7 million de cigarettes rou-
lées. Reste plus d’un milliard de
feuilles consommées, mais non des-
tinées à rouler du tabac. Elles

64 TELQUEL HORS-SÉRIE
lions de gens deviendraient instan-
tanément “respectables”, après avoir
été contraints toute leur vie de se ca-
cher et de mentir. Les mafias s’écrou-
leraient, et les cultivateurs pourraient
ÉDITO N°227 vivre dignement de leur travail, la
DU 27 MAI AU 02 JUIN 2006
Par Ahmed R. Benchemsi tête haute. Mais ce n’est que le dé-
but. Les 20 milliards de dirhams de
recettes annuelles provenant du can-
nabis (estimation basse) pourraient
entrer dans le PIB officiel. Imaginez
les recettes fiscales potentielles...
la santé ? Aucune étude scientifique, Avec ça, on pourrait se payer une
à aujourd’hui, ne l’a formellement INDH par an ! Imaginez aussi la
prouvé. Mieux : on compte par cen- transformation du Rif… De zone
taines les études qui prouvent que, pauvre, rebelle et hors-la-loi, il pour-
sur l’échelle de la nocivité et de l’ad- rait devenir un centre touristique
diction, le cannabis vient après le ta- sans équivalent dans le monde. Une
bac et l’alcool, drogues parfaitement sorte de gigantesque Amsterdam, su-
légales, pourtant. Pour trancher, fai- perbes paysages naturels en sus. Inu-
sons simple : si les arguments des tile de chercher péniblement 10 mil-
anti-cannabis étaient sérieux, Ies lions de touristes, on pourrait en
Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, l’Ita- avoir 20 ou même 30 — sans consen-
lie, l’Allemagne et l’Espagne (j’en ou- tir aucun effort d’infrastructure, juste
blie sûrement) n’auraient jamais dé- en encourageant le logement “chez
pénalisé sa consommation. Ces l’habitant” (trop heureux de gagner
pays-là sont des démocraties, et ja- sa vie honnêtement, enfin)… Ces ar-
servent à confectionner des joints. mais des gouvernements démocra- guments (et beaucoup d’autres, si on
Ainsi, 1,1 milliard de joints ont été tiques ne se permettraient de jouer se penche sérieusement sur cette op-
fumés au Maroc en 2005”. Ça fait avec la vie de leurs ressortissants. On tion) constitueraient des armes im-
plus de 3 millions de joints fumés par en a vu tomber pour beaucoup moins parables, entre les mains d’un État
jour ! Et avec ça, c’est toujours inter- que ça… Au fond, pourquoi le ha- marocain qui aurait décidé de
dit ?! Une loi violée plusieurs millions schich a-t-il si mauvaise image ? prendre le taureau par les cornes.
de fois par jour est une loi que le Parce qu’il est lié aux notions de tra- Dans le concert de l’hypocrisie mon-
simple bon sens impose de réexami- fic, de mafia, de gangsters… Mais diale sur ce sujet, celui qui aurait dé-
ner. On ne peut pas criminaliser une imaginez — oui, même vous qui êtes cidé de “parler vrai” (comme les
aussi grosse partie de la société, abs- contre, faites cet effort, c’est juste de Pays-Bas l’ont fait, en leur temps)
traction faite de toutes les considé- l’imagination — imaginez donc que s’imposerait immédiatement à tous
rations idéologiques. Et d’ailleurs, demain, le cannabis devienne légal les autres, uniquement par la force
parlons-en, de ces considérations... au Maroc. Sa production, comme son et l’irréfutabilité de ses arguments.
Le cannabis est interdit par l’islam ? commerce et sa consommation. Rêve, que tout cela ? Je le concède
Pas explicitement, et de toute façon Conséquence immédiate de cette ré- volontiers. Mais voilà la preuve, au
pas plus que l’alcool, qui est en vente forme (qui ne nécessiterait rien moins, que les rêves peuvent être
libre. Le cannabis est dangereux pour d’autre qu’un trait de plume) des mil- plus raisonnables que la réalité...

HORS-SÉRIE TELQUEL 65
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Wa derrej titaire. Il faut trancher, et faire simple


notre seule langue commune, c’est la

a khouya !
darija. Certains traduisent darija par
“arabe marocain”. Je ne suis pas d’ac-
cord avec cette traduction. C’est “du
marocain”, tout court. Oui, le maro-
cain comporte une majorité de mots
d’origine arabe. Mais une courte ma-

M
jorité. Dedans, il y a presque autant de
mots d’origine berbère (sarout, Ialta),
ercredi soir, je suis tout seul)…, ça ne marche pas, tout d’origine française (tomobile, be-
tombé par hasard simplement. Quelque chose est en train rouita), ou encore espagnole (scouila,
sur une émission de bouger et ne serait-ce que pour ça, couzina)… Mais attention, s’ils sont
sportive de 2M. Sur bravo ! Mais posons quand même la d’origines diverses, tous ces mots ap-
le plateau, il y avait question : par quel cheminement tor- partiennent sans ambiguïté à la langue
trois animateurs. tueux la volonté de se rapprocher du marocaine. J’entends d’ici la question :
Le premier parlait en arabe classique, peuple a-t-elle conduit... à s’en couper “Alors le marocain, c’est du n’importe
le second en arabe “médian” (cette complètement ?! C’est sans doute le quoi ?”. Pas du tout ! Quelle que soit
langue bizarre qui consiste à fondre fruit de la désastreuse politique édu- leur origine, tous les mots de notre
des mots d’arabe classique dans des cative et linguistique suivie depuis l’in- langue ont un point commun : ils se
structures grammaticales darijo- dépendance : faire simple et clair (“je conjuguent en marocain. Qu’on passe
phones), et le troisième parlait en fran- parle à la télé comme je parle dans la au pluriel (souaret, lalliyati, couzinat),
çais. Si chacun avait animé un tiers de vie”) est devenu au-dessus de nos au mode possessif (tornobilti, berouie-
l’émission, à la limite, ça aurait ressem- forces. Faire pompeux et compliqué, tou, secouiltha), ou à toutes les formes
blé à quelque chose. Mais ces trois par contre, est devenu notre seconde de conjugaison possibles, la structure
hommes ont choisi de... discuter, cha- nature. Il faut à tout prix que nous sor- grammaticale est marocaine, et rien
cun restant cantonné dans sa langue ! tions de ce brouillard linguistico-iden- d’autre. C’est quand même incroyable
Imaginez la scène : le francisant pose que nous nous interrogions encore sur
une question malicieuse, l’arabisant notre véritable identité, alors que nous
classique lui fait une réponse humo- l’avons tous les jours sur le bout de la
ristique... et c’est le troisième larron langue ! Mais il y a mieux, encore : le
qui rigole ! Ces trois messieurs sont ma- marocain est une langue super flexible,
nifestement polyglottes, tant mieux prête à toutes les innovations et à tous
pour eux. Mais imaginez le désarroi de les néologismes. C’est ce que les spé-
la grande majorité des téléspectateurs cialistes appellent une “langue vi-
qui, eux, ne le sont pas ! Au final, les vante”. En comparaison, l’arabe est —
seuls qui ont pu suivre cette émission disons — moribond (bach nebqaou
sans problème sont ceux qui maîtrisent gentils). Exemple, l’informatique.
les trois langues à la fois. Soit une pe- Comment dit-on “clique sur la souris”
tite élite. Et le plus drôle, c’est que ce- en marocain ? “Cliki fla souris”. Simple,
lui ou celle qui a fixé l’étrange fonction- non ? Et vous savez comment ça se dit
nement linguistique de cette émission en arabe classique ? J’ai vu ça dans un
pensait, sans doute, “rapprocher la télé manuel technique, vous n’allez pas le
du peuple”, censé être “multilingue” ! croire : ça se dit “taq taq dia Ifara”.
Mais ne soyons pas nihilistes, pour re- Vous riez ? Vous avez raison. Mais
prendre un mot à la mode. Même fran- quand vous aurez fini de rire, s’il vous
chement à côté de la plaque, cet effort plaît, réfléchissez sérieusement à tout
de 2M était louable. On commence à ÉDITO N°230 ça. Au fond, ça n’a rien de drôle. C’est
DU 17 AU 23 JUIN 2006
comprendre, à la télé, que l’arabe clas- Par Ahmed R. Benchemsi même triste, de passer à ce point à côté
sique tout seul (et a fortiori le français de soi-même…

66 TELQUEL HORS-SÉRIE
Q U E L de
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15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Sado Maso
les médias occidentaux sur le thème
“le Makhzen brime une innocente
ONG caritative” ? Qu’à cela ne tienne :
la DGED monte en sous-main, tou-
jours en Occident, des manifestations
“spontanées” anti-Al Adl ! Ça s’ap-

D
pelle de la désinformation et les ser-
vices d’espionnage servent à ça. C’est
écidément, Chakib Ben- un vrai plaisir : on commence à com-
moussa est un malin. prendre, en haut lieu, que, pour
Entre Abdeslam Yas- contrer les ennemis de l’État, il y a
sine et lui, c’est depuis des manœuvres beaucoup plus sub-
quelque temps la dia- tiles (et beaucoup plus payantes) que
lectique du maso et du le recours à la force brute. Pourra-t-
sado. “Fais-moi mal !”, semble sup- on, cela dit, l’éviter indéfiniment ? Si
plier le chef d’Al Adl Wal Ihsane. le précédent de Nador fait école, les
“Nan !”, répond, un rien pervers, le militants d’Al Adl (qui sont loin, eux
ministre de l’Intérieur. Malgré les aussi, d’être des imbéciles) risquent
provocations (pour l’instant contrô- de provoquer de plus en plus ouver-
lées) des islamistes, les forces de tement les forces de l’ordre. Un po-
l’ordre ne sont pas (encore) tombées licier qui se fait agresser et qui réa-
dans le piège de la répression vio- git violemment, une foule barbue qui
lente — une répression que Yassine n’attendait que ça pour hurler ven-
appelle secrètement de tous ses geance “au nom de Dieu”, et c’est l’es-
vœux, dans l’espoir qu’elle déclen- calade. Aussi précises soient les ins-
cherait un effet boule de neige qui ÉDITO N°234 tructions de Benmoussa, un dérapage
aboutirait à une révolte populaire de DU 15 AU 21 JUILLET 2006 est vite arrivé. Allez maîtriser l’effet
masse. Le 12 juin, à Nador, on a été Par Ahmed R. Benchemsi de contagion, après ça ! La question
à un poil de l’affrontement. Suite à centrale, si la castagne se généralise,
l’irruption de la police au domicile sera : “Qui a commencé ?” Évidem-
d’un membre d’Al Adl où se tenait ment, chacun dira que c’est l’autre.
une réunion de militants, les barbus Et à ce jeu-là, le ministère de l’Inté-
ont dégainé leurs bâtons, prêts à la d’Al Adl voit son siège fermé “parce rieur, vu le passif qu’il traîne dans
bagarre. Flottement, coup de fil aux qu’elle n’a pas tenu son assemblée l’inconscient populaire, est perdant
supérieurs… Puis les policiers ont re- générale dans les délais légaux”, telle d’avance... à moins qu’il ne se montre
culé. Avant d’arrêter, le lendemain, autre parce qu’elle a changé d’adresse encore plus malin en doublant sys-
le propriétaire dudit domicile... puis sans avoir fait les notifications pré- tématiquement tout dispositif poli-
de le relâcher, conformément à la vues par la loi... Une réunion au do- cier d’un dispositif photo/caméra, et
nouvelle stratégie du ministère de micile d’un adliste a même été inter- en diffusant largement les images
l’Intérieur, après lui avoir (courtoi- dite sous prétexte qu’un ingénieur des agressions/provocations isla-
sement) notifié que toute réunion communal a estimé (expertise à l’ap- mistes qui ne tarderont pas à venir.
non autorisée d’Al Adl, association pui)... que les fondations dudit do- Al Adl fait ça depuis longtemps, et
clandestine s’il en est, constitue une micile n’étaient pas conçues pour avec un art consommé. Faites un tour
infraction à la loi. Bravo, Messieurs. supporter le poids d’une centaine de sur leurs sites web : c’est une orgie
Enfin de la stratégie ! Les agents du personnes ! Un argument absurde, de photos de CMI casqués et mena-
ministère de l’Intérieur font preuve, mais “à la loi comme à la loi”… Au- çants, face aux gentils et pacifiques
depuis deux mois que leur “guerre delà de ce désopilant concours de barbus. Tant qu’à mener une
secrète” contre Al Adl a commencé, mauvaise foi, les activités de rensei- “guerre” secrète, autant que cela se
d’une imagination débordante pour gnement sont devenues la base de fasse par médias interposés : effet ga-
“coincer légalement” les partisans de l’action étatique contre Al Adl. Na- ranti, risque minimum. Et vive la
Yassine. Telle association satellite dia Yassine et d’autres manipulent communication !

68 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N°258
DU 27 JANVIER
AU 02 FÉVRIER 2007
Par Ahmed R. Benchemsi

La leçon la communauté, mais d’un autre côté,


ils y jouent un rôle social d’importance,

d’Anfgou
puisqu’ils transmettent le Savoir aux
enfants. Dans la jma’a, il y avait du
pour, il y avait du contre. Le chef avait
son avis, mais il n’a fait que le donner.
Et c’est au terme du débat de la jma’a
que la décision a été prise d’inclure les

O
instituteurs parmi les bénéficiaires.
Ceux qui étaient contre se sont immé-
n parle encore d’Anfgou, semblée) du village, réunissant tous les diatement rangés à l’avis de la majo-
petit village monta- chefs des “sous-jma’at” (groupements rité, sans commentaires ni rancœur.
gnard isolé de la pro- familiaux), sous la houlette du chef du Ces lois (en cas de non-respect des-
vince de Khénifra, dans village, homme d’âge et d’expérience quelles des sanctions, qui peuvent al-
lequel 30 personnes à l’autorité incontestée, secondé par le ler jusqu’au bannissement du village,
sont mortes d’une épi- fqih (lettré), qui faisait office de scribe. sont prévues) fonctionnent pour tout :
démie imputée au froid. Dès que les Ce n’est qu’une fois chaque décision construction de pistes, agriculture, pâ-
médias ont relayé cette tragédie, des prise par la jma’a que les villageois, turage… bref, tout ce qui relève de l’in-
associations humanitaires se sont mo- parfaitement disciplinés, se mettaient térêt général. Le fait que ce village soit
bilisées, aux quatre coins du Maroc, à la tâche. Et pas tous ensemble et de amazigh n’est pas pour rien dans sa
pour convoyer à Anfgou vivres, médi- manière anarchique, loin s’en faut. formidable organisation. Il s’agit là de
caments et biens de première néces- Pour chaque opération nécessitant de rites ancestraux qui continuent de
sité. C’est qu’en plus du froid, ces vil- la main-d’œuvre, le chef estimait le fonctionner avec la même efficacité que
lageois vivent dans une pauvreté nombre d’hommes nécessaires, puis toujours. D’après Lahcen Oulhaj, en-
extrême. Ils sont aussi (presque tous) divisait ce nombre de manière équi- seignant universitaire et militant ber-
analphabètes. Et pourtant, leur orga- table entre les différentes sous-jma’at. bériste reconnu, “l’amazighité, en tant
nisation sociopolitique (qui n’a évidem- De manière à ce que l’effort collectif que culture, permet de satisfaire tous
ment aucun rapport avec celle que pré- reste toujours équitablement réparti. les préalables philosophico-culturels
tendent leur imposer les autorités Des volontaires pouvaient se déclarer, à la démocratisation de notre pays”.
locales, même élues) est un modèle et déséquilibrer la répartition, mais le La noblesse et l’efficacité des habitants
digne d’intérêt. Répartir équitablement scribe notait scrupuleusement leurs d’Anfgou, même très pauvres, même
des dons n’est pas une chose simple. noms, de manière à ce que le chef les analphabètes, l’ont illustré de manière
Quand l’opération échoit aux autori- décharge du prochain travail d’intérêt éclatante. Morale de cette histoire,
tés, le favoritisme, le clientélisme et la général. Toujours l’égalité, toujours la puisqu’il faut bien en tirer une : le Ma-
corruption ne sont jamais loin. À An- justice. Vous penserez : leur chef est roc officiel se dit “en transition démo-
fgou, cela s’est passé de manière aussi éclairé, mais il pourrait aussi être un cratique”. Quand on suit l’actualité, on
fluide qu’admirable. Chaque opération despote. Faux ! Une question, par ne peut s’empêcher d’être perplexe.
(déchargement des camions, tri des exemple, s’est posée concernant les Ceux qui, à Rabat, prétendent piloter
dons, recensement des familles béné- dons : fallait-il en faire bénéficier les cette transition, savent-ils vraiment ce
ficiaires, répartition, etc.) a fait l’objet deux instituteurs de l’école du village ? qu’ils font ? Il leur suffirait pourtant de
d’une réunion éclair de la jma’a (as- Formellement, ils ne font pas partie de creuser dans nos racines...

HORS-SÉRIE TELQUEL 69
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Bravo,
Majeste !
C
’est une première, qu’il
convient de saluer
chaudement : le roi
Mohammed VI a
reçu, au palais de Ra-
bat, deux équipes de
journalistes maro-
cains, celles des ma-
gazines mensuels féminins Citadine
et Nissaa Min Al Maghrib. Ce fai-
sant, il a rompu avec une “tradition”
(comme quoi, il y en a de mauvaises)
qui consistait, pour la famille royale
marocaine, à n’accorder ses faveurs
qu’à la presse étrangère. Bravo, Ma-
jesté, pour cet acte de patriotisme
journalistique ! D’ores et déjà, la
haute tenue des reportages des deux
magazines – photos impeccables, ÉDITO N°267
mises en pages élégantes, textes soi- DU 31 MARS AU 06 AVRIL 2007
gnés – démontre ce que nous avions Par Ahmed R. Benchemsi un bisou à Lalla Khadija. Ce à quoi
toujours écrit, sur ces mêmes co- le roi s’est gentiment opposé, au mo-
lonnes : la presse marocaine est suf- photo complet de la famille royale. tif qu’il était “trop tôt” pour deman-
fisamment mûre et professionnelle Le jour de la prise de vue, Moham- der ce geste à un petit garçon encore
pour faire des reportages people de med VI, apparemment décontracté, jaloux de l’attention générale portée
qualité, qui n’ont rien à envier à ceux s’est adressé aux photographes pour à sa sœur. On a même appris, dans
de Paris Match. Dès le lendemain de “discuter” (sympathique euphé- la même veine, que la première ac-
la naissance de la princesse Lalla misme, là encore) des angles de vue. tivité publique du jeune prince, 4 ans
Khadija, les propriétaires des deux On imagine nos confrères tétanisés, (il était aux côtés de son père, pen-
mensuels ont été contactés par le mais non ! L’un (ou l’une) d’entre eux dant une audience officielle), inter-
protocole royal pour leur “proposer” a même suggéré, pendant la séance venue 5 jours après la naissance de
(bel euphémisme !) un reportage de pose, que Moulay Hassan fasse Latta Khadija, était un acte pédago-

70 TELQUEL HORS-SÉRIE
Marocains pour la réaliser… Parce
que tout ça, évidemment, c’est de la
com’, pas du journalisme. Que nos
consœurs de Citadine et Nissaa ne
nous en veuillent pas : il ne s’agit ab-
solument pas d’une critique. Au
contraire, le ton laudateur est la
règle, dans ce genre d’exercice — Pa-
ris Match, d’ailleurs, ne fait pas autre
chose. Aujourd’hui, on a la preuve
que les Marocains aussi peuvent faire
du (bon) “people royal”. On attend,
maintenant, la prochaine étape : pour
parachever ce nouveau cycle de
confiance qui s’ouvre entre la royauté
et la presse nationale, le roi doit ac-
corder une interview politique à des
gique royal — l’équivalent, chez les touchante, et participe, infiniment journalistes marocains. C’est un exer-
gens normaux, du “cadeau que la pe- mieux que tous les poncifs officiels, cice différent du people, parce qu’il
tite sœur a amené avec elle, du ventre à adoucir l’image de la famille royale. suppose moins de déférence, et plus
de sa maman”. Un petit garçon qui Dans le même registre, l’image du de questions pointues, voire embar-
a d’ailleurs promis, face aux journa- roi enlaçant tendrement son épouse rassantes. Quand ? C’est au roi de dé-
listes, qu’il “partagerait ses jouets (ses doigts sont visibles sur sa hanche cider, et il prend manifestement son
avec sa sœur”. Pas encore conscient et son épaule !) fait particulièrement temps. On attendra, même si ça doit
de la réalité de sa condition, le jeune plaisir à voir. “Sacrés”, ces gens ? être Le Matin, et même si le proto-
prince ne sait pas qu’il a assez de Peut-être, mais finalement humains, cole royal écrit les questions et les ré-
jouets pour les partager avec la moi- comme tout le monde. Ça, c’est de la ponses ! L’essentiel est de marquer
tié des enfants marocains, mais com’ intelligente ! Et quel bonheur, un pas. Il y a des jours, comme ça,
bon… La scène est indiscutablement qu’on fasse (enfin) confiance à des où on a envie d’être optimiste…

HORS-SÉRIE TELQUEL 71
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Tout ça n’existe pas, je n’existe pas, je n’existe


pas…” À force, il espère que les mé-

pour quoi?
dias finiront par y croire... Désolés,
mais on n’y croit pas du tout. Pas plus
que les milliers de congressistes, tous
ou presque des notables locaux,
“bourezza” vétérans du “circuit
Basri”, venus se presser au premier
congrès du nouveau parti. Pour eux,
pas de doute : le PAM n’est que le

A
dernier avatar d’une monarchie qui
n’affiche son dédain de la politique
insi donc, Mohamed pas trace de Fouad Ali El Himma. que pour mieux la vampiriser. Ça
Cheikh Biadillah a été L’ami intime de Mohammed VI et tombe bien : eux aussi n’ont rien à
désigné secrétaire gé- ancien ministre de l’Intérieur, autour faire de la politique. Ce qu’ils veulent,
néral du Parti authen- duquel s’est agrégé tout le PAM de- en émargeant au “parti de l’ami du
ticité et modernité puis le début, n’est, nous dit-on, que roi” – autant dire au “parti du roi” –
(PAM). Il a même été “membre du bureau politique” du c’est des postes, des mandats et des
reçu dans la foulée par Moham- nouveau parti. Et en 18e position, s’il honneurs. En échange, ils offrent des
med VI – “comme il est d’usage”, a vous plaît ! Comme le serpent Kaa du fiefs locaux. Un deal clair et net… et
précisé la MAP sur un ton trop déta- Livre de la jungle, El Himma nous largement éprouvé avec l’UC, le RNI,
ché pour être honnête. Dans tout ça, fixe dans les yeux en répétant “je le MP, etc. Il se trouve que le Makh-

72 TELQUEL HORS-SÉRIE
sauté de la direction du PAM d’ici là.
De toute façon, après Abbas El Fassi,
ça pourra être n’importe qui. Et El
Himma ? Le plus logique, finalement,
serait qu’il se retrouve… ministre de
l’Intérieur. Retour à la case départ ?
Pas du tout ! Pour la première fois
depuis l’indépendance, le ministère
des ministères sera confié à un
homme “issu de la classe politique”.
Grande victoire de la démocratie en
perspective ! On rigole, on rigole, mais
si ça se trouve, ces gens ne se rendent
pas compte de l’absurdité du meccano
qu’ils sont en train de monter, dans
la lumière tamisée de quelque salon
royal. Quel est le but, finalement ? Ins-
Mais au fond, ça arrange bien ses taller un gouvernement de techniciens
affaires. Si les notables locaux ne chargés d’appliquer la “vision M6”,
pensaient pas comme cela, ils ne avec à leur tête un fidèle du Palais,
viendraient pas à son parti, tout sim- auréolé en prime de la légitimité po-
plement. Or il a désespérément be- pulaire ? Mais c’est déjà le cas au-
soin d’eux. Fini le temps du “Mou- jourd’hui ! Alors… tout ça pour quoi ?!
vement pour tous les démocrates”, Il n’est pas sûr que les initiateurs de
où l’ami du roi pensait changer la po- ce jeu le sachent vraiment eux-
litique la fleur au fusil, la “société ci- mêmes. Plus qu’un jeu, c’est un hap-
vile” en guise de guirlande hawaïenne pening. Et au final, les pions, ce ne
autour du cou, le désastre des légis- sont pas les amis d’El Himma. C’est
latives partielles est passé par là. De- nous, c’est vous…
puis. El Himma sait ce qu’il faut faire,
zen a des coquetteries : pour des rai- s’il veut durer au Palais du chiffre, et
sons qui échappent au commun des rien que du chiffre. Tant d’élus lo-
mortels, il tient à camoufler son caux, tant de sièges au parlement...
champion. En plaçant son beau-frère L’objectif ultime, mettre le PAM en
à la tête du RNI, Hassan II ne faisait position de former un gouvernement
pas tant de manières ! Mais bon, “lui en 2012. À ce moment-là, les mi-
c’est lui, moi c’est moi”, comme dit nistres ne seront pas choisis parmi
Mohammed VI. Là où le père y allait les “bourezza”. Un siège de député
cash, le fils préfère louvoyer, en ca- (et l’immunité qui va avec) suffira
chant maladroitement son ami d’en- amplement au bonheur de ces der-
fance derrière “un Sahraoui” (pauvre niers – le deal s’arrête là, et ils n’en
Biadillah, condamné à n’exister qu’à demandent pas plus. Non, les mi-
travers son origine ethnique). Qu’à nistres que Sa Majesté choisira se-
cela ne tienne ! “Vive le Sahara ma- ront des technocrates propres sur
rocain”, puisque c’est le message. eux et formés dans les meilleures
“Non, ce n’est pas le message ? Alors, écoles qui, tout à coup, se découvri-
dites-nous quoi acclamer, et nous ront une “fibre PAM”. Qui dirigera
l’acclamerons. Tout ce que voudra le gouvernement ? Si Fouad, enfin
Sidna…” Voilà comment raisonnent revenu à la lumière ? Peut-être pas,
la plupart des “militants” du PAM. tout bien réfléchi. Le sérail ne tolère ÉDITO N°363
DU 07 AU 13 MARS 2009
Quand on lui rapporte, type d’atti- pas que les siens brillent trop… Peut- Par Ahmed R. Benchemsi
tude, El Himma semble très agacé. être que ce sera Biadillah, s’il n’a pas

HORS-SÉRIE TELQUEL 73
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Lhogra meilleurs scores, jusqu’à imposer ses


méthodes, figures et idées neuves, et
réaliser enfin ce “changement de
culture politique” que Mohammed VI
a tant appelé de ses vœux. Il faut croire
que le roi et son ami sont pressés, et
tant pis pour leur grandiose vision ini-
tiale. Finalement, le Palais considère
la politique marocaine comme un jeu
à somme nulle : ce sont toujours les
mêmes qui gagnent, alors autant les
avoir avec soi. Exit le renouvellement…
et en fin de compte, l’espoir. Quand
Hassan II créait des partis fantoches
via Driss Basri et truquait massivement
les élections en leur faveur, ce n’était
pas démocratique pour deux dirhams,
mais, au moins, il y avait un but : faire
pièce à une opposition qui n’était pas
ÉDITO N°375
DU 30 MARS encore tout à fait laminée, faire voter
AU 05 JUIN 2009 des mesures impopulaires, mais né-
Par Ahmed R. Benchemsi cessaires, comme le Programme d’ajus-

L
tement structurel dicté par le FMI dans
les années 80… Mohammed VI a fait
a semaine dernière sur cette de juridisme, allons à l’essentiel : l’ami le choix de ne plus truquer les élec-
même page, je me réjouissais du roi entend faire main basse sur la tions. Tant mieux. Mais à quoi bon, si
du fait que le ministre de politique marocaine, et rien, pas même elles sont vidées de leur sens à
l’Intérieur Chakib Ben- la loi, ne saurait s’y opposer. C’est aussi l’avance ? Dans quel but a-t-il lancé son
moussa ait fait preuve d’un bête que ça. Au début de son aventure, ami intime dans l’arène électorale, si
légalisme ferme, contre les on avait eu la faiblesse de croire El ce dernier se contente de dépouiller ses
intérêts de son ancien collègue et “ami Himma quand il affichait son inten- adversaires pour les supplanter ?
du roi” Fouad Ali El Himma. Pour rap- tion de renouveler la classe politique Qu’offre-t-il de plus que les autres ? Un
pel, Benmoussa avait fait appliquer en y injectant du sang neuf, des cadres soutien sans faille à la monarchie et à
l’article 5 de la loi sur les partis qui in- jeunes et compétents, vivier d’idées ses réformes ? Comme si les autres par-
terdit clairement la ‘transhumance”, nouvelles pour le Maroc de demain... tis, islamistes inclus, nourrissaient en-
cette pratique consistant à débaucher Las ! Après une toute petite expérience core la moindre velléité d’opposition…
des politiciens élus sous d’autres cou- ratée (une poignée de scrutins partiels La vision politique de la monarchie se
leurs que les leurs, et à laquelle le Parti perdus en 2008), l’ami du roi a conclu résume aujourd’hui au bon vieux “ôte
authenticité et modernité (PAM) avait que, pour gagner, il fallait adouber les toi de là que je m’y mette”. Ce n’est rien
largement eu recours. Mais El Himma, sempiternels notables locaux, “pièges de plus que de l’instinct de domination
le chef du PAM, est allé en justice... et à voix” richissimes et incultes, quitte à – dont l’assouvissement, une fin en soi,
la justice lui a donné raison, invalidant les débaucher massivement. Il est vrai justifie les moyens les plus éculés. Les
l’article 5 à coup d’arguties juridico- que ça a toujours marché comme ça. partis étaient déjà à terre ? La mo-
techniques que je vous épargnerai. Au- El Himma n’a donc pas tort... à court narchie creuse pour mieux les enfon-
jourd’hui, le PAM peut se servir tant terme. Mais s’il s’était tenu à son idée cer. En marocain, on appelle ça “l’ho-
qu’il veut dans les autres partis. C’est première en pariant sur le long terme, gra” – le mépris et l’abus de pouvoir
du moins ce qu’a retenu Benmoussa, il aurait peut-être réalisé un petit score envers moins fort que soi. Après 10 ans
qui semblait n’attendre que ce signal aux communales de 2009, puis un de “nouvelle ère”, voilà la vision royale
pour jeter l’éponge et se coucher de- score moins petit aux législatives de qui, finalement, s’impose... Condo-
vant son maître. Quelle misère… Foin 2012, puis, de scrutin en scrutin, de léances à tous.

74 TELQUEL HORS-SÉRIE
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L’avenir
s’annonce
sombre
C
’est un quinquagénaire Parce que 6 jeunes Marocains ont an-
qui raconte : “Dans les noncé qu’ils comptaient rompre, le
années 1970, j’étais jeûne du ramadan en public (et en-
étudiant à la fac de core, timidement, dans une forêt – et
droit de Casa. À d’ailleurs, la police les en a empê-
l’époque, rares étaient chés)… on s’apprête à les juger sous
ceux parmi nous qui les imprécations vengeresses de la
jeûnaient ramadan. foule, chauffée à blanc par divers ex-
On fumait dans les amphis, dans la trémistes, y compris dans la presse.
rue, dans des cafés parfois, et per- Quant à boire de l’eau dans une mos-
sonne ne nous jugeait. Un jour, il y quée à midi… celui qui s’y risquerait
avait une manif la police avait aujourd’hui sans l’excuse de la folie y nées 1990)… Comme on peut consta-
chargé et nous nous étions dispersés perdrait probablement la vie, lynché ter avec fatalité que le repli identitaire
en courant, dans le désordre. Je me par la foule saisie d’une sainte fureur. et la montée des intolérances sont le
suis retrouvé dans une mosquée, et Ouvrons les yeux : en une génération, sort de tous les pays qui se sont
cette cavalcade m’avait donné soif. notre pays s’est radicalement trans- construits, comme le nôtre, sur la ré-
Nous étions en plein ramadan, il était formé. Quand on y réfléchit, ça fait partition inégale des richesses et l’in-
midi et je me suis abreuvé à la fon- peur. Cette métamorphose ne s’est justice institutionnalisée… Mais le ré-
taine de la cour centrale de la mos- pas produite du jour au lendemain. sultat est le même : notre société est
quée. Il y avait des gens, mais per- Elle est le fruit d’une lente et insi- de plus en plus coercitive religieuse-
sonne n’a fait attention à moi... sauf dieuse évolution sociale. On peut blâ- ment, violente moralement et parfois
l’imam, que j’ai croisé en ressortant mer la politique d’arabisation sous- physiquement, soupçonneuse et in-
et qui s’est contenté de me dire en traitée à des enseignants salafistes quisitrice au quotidien. Mais notre
souriant ‘iwa Allah yehdik a ouldi’ (1). importés du Moyen-Orient (an- société n’est pas faite d’une pièce. En
C’est tout. Et je peux vous assurer nées 1970), le feu vert tacite de Has- marge du courant dominant, une mi-
qu’à l’époque, les traditions et la re- san II aux islamistes pour mieux cas- norité a appris, depuis le début des
ligion étaient bien plus profondément ser la gauche (années 1980), la années 2000, à donner de la voix : les
ancrées qu’aujourd’hui dans les es- montée du wahhabisme, l’explosion défenseurs des libertés individuelles,
prits. Sauf que les gens étaient natu- des paraboles et la mondialisation du modèle alternatif – et opposé – à la
rellement tolérants”. 30 ans plus tard. prosélytisme religieux (an- conformité collective. On les retrouve

76 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N°391
DU 26 SEPTEMBRE
AU 02 OCTOBRE 2009
Par Ahmed R. Benchemsi

pourrait faire la différence, agir fer-


mement et intelligemment pour re-
fonder la société sur de nouvelles
bases, et négocier avec les conserva-
teurs un passage vers la modernité
qui préserverait notre âme (comme
cela a été le cas pour la Moudawana).
Mais au lieu de cela, que fait le Pou-
dans l’intelligentsia, mais aussi dans démocratiques du régime… Ils sont voir ? Il panique, se recroqueville sur
des cercles professionnels (médias, peu nombreux, mais leur caractéris- sa légitimité religieuse pour, en fait,
communication, arts de la scène et tique première est d’afficher leurs s’aligner sur le plus fort : ces masses
festivals musicaux) et sociaux (jeunes convictions sans peur. Sauf qu’autour intolérantes qui finiront, pourtant,
urbains plus ou moins instruits, com- d’eux, il y a une masse hostile, de par menacer sa propre survie. Ce fai-
munauté des internautes, anciens moins en moins prête à accepter leur sant, l’État fait la démonstration de
gauchistes reconvertis en militants existence. Après l’affaire des blagues sa peur, et à terme, annonce sa red-
des droits de l’homme). Ces gens-là de Nichane (2) et celle du faux ma- dition. Dans 30 ans, il se pourrait que
sont certes minoritaires, mais ils ne riage gay de Ksar El Kebir (3), l’affaire nous considérions les années 2000
font pas profil bas pour autant. Au des “dé-jeûneurs” (lire notre enquête, comme un âge d’or révolu – et les
contraire, ils passent courageusement p. 16) est la troisième intersection, le années 1970 comme un passé my-
outre la pression ambiante, vivent de troisième clash entre ces deux dyna- thique, dont on ne sera même plus
plus en plus libres sans se soucier du miques sociales contradictoires, mais sûr qu’il aura existé. Qu’on ne vienne
regard – lourd – d’autrui. Ils s’affran- inexorablement en marche. Il y en pas nous dire, aujourd’hui, que les
chissent de la tutelle familiale, ne aura d’autres, et le climat sera de plus dé-jeûneurs de Mohammedia sont
jeûnent pas et ne s’en cachent pas, as- en plus tendu. Nous vivons une situa- des agitateurs “irresponsables”.
sument une sexualité libre et décul- tion complexe et difficile, une croisée L’État l’est cent fois plus qu’eux, et
pabilisée, parlent de laïcité et d’iden- historique des chemins. C’est là qu’un c’est mille fois plus dangereux. Que
tité, critiquent les carences pouvoir doté de vision et de courage Dieu préserve notre pays.

HORS-SÉRIE TELQUEL 77
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Cachez la définition même de la modernité !


Une société moderne ou, du moins,
qui marche vers la modernité, com-

ce ventre...
mence d’abord par remettre en cause
ses traditions. C’est ainsi, et pas au-
trement que les sociétés avancent :
en bousculant les normes établies qui
la rattachent au passé. Et puis, qu’est-
ce qu’une tradition, sinon l’expres-
sion d’une modernité qui a vieilli ?

L
Tout ce qui relève aujourd’hui de la
tradition a été, à une époque ou une
undi dernier, le quotidien autre, une innovation qui a scanda-
islamiste Attajdid a publié lisé les conservateurs. Puis cette in-
un éditorial furieux sur ce novation a été acceptée et intégrée,
qu’il a appelé “un scandale jusqu’à devenir elle-même une norme
à tous points de vue” : la sociale, jusqu’à se transformer en tra-
photo de couverture du ma- dition dont le destin, comme toutes
gazine Femmes du Maroc, sur la- les traditions, est d’être à son tour
quelle Nadia Larguet pose… nue ? Pas bousculée, un jour ou l’autre. C’est
tout à fait. Ce qu’on appelle un “nu”, ainsi, et pas autrement que s’est
techniquement, c’est une image sur construite l’histoire de l’humanité.
laquelle le sujet exhibe ses parties in- Par ailleurs, cette photo porte bel et
times. Ce n’est absolument pas le cas bien un message : un corps féminin
ici : seule la moitié supérieure du nu (ou presque) peut être autre chose
corps de l’ancienne animatrice télé qu’un objet de convoitise sexuelle.
apparaît dévêtu, de profil, et elle C’est aussi le vecteur de la maternité,
prend soin de masquer sa poitrine de la valeur la plus belle, la plus émou-
la main. En comparaison avec les vante, la plus sacrée de l’humanité,
photos de nu qu’on voit dans la presse toutes sociétés et époques confon-
occidentale, celle que propose ÉDITO N°397 dues. Ce que la jeune femme en cou-
DU 07 AU 13 NOVEMBRE 2009
Femmes du Maroc est bien pudique. Par Ahmed R. Benchemsi verture de Femmes du Maroc nous
Mais le plus important, c’est que la offre à voir, ce ne sont pas des attri-
jeune femme y est enceinte de 8 mois. buts érotiques (il n’y en a aucun, sur
Ce qui saute immédiatement aux la photo), mais un beau ventre nu,
yeux, ce n’est rien d’autre que son dénuder devant un appareil photo, rond et épanoui, émouvante pro-
ventre arrondi, gros d’une vie en de- poussant ainsi l’audace jusqu’à dé- messe de vie et d’espoir. Ceux qui
venir. Et ça, l’éructant éditorial d’At- fier les constantes de notre société”. trouvent cette image “perverse”…
tajdid ne le mentionne pas une seule Voilà qui mérite commentaire — sont les vrais pervers, puisqu’ils
fois ! Dans leur condamnation furi- moins pour défendre l’image elle- voient du sexe là où il n’y en a pas.
bonde de cette image, et outre l’at- même, d’ailleurs, que son principe. C’est d’ailleurs le cœur de la contra-
taque indigne et totalement déplacée D’abord, on ne voit pas ce que vient diction islamiste : plus ces gens
dont fait l’objet Noureddine Sail, di- faire la philosophie là-dedans. Nul cherchent à voiler, occulter, nier le
recteur du Centre cinématographique besoin d’être professeur d’université corps de la femme, plus ils l’érotisent
marocain et époux de Nadia Larguet, pour parler de modernité. Celle-ci et fantasment dessus en secret. Ce
les islamistes se fondent sur cet ar- peut être défendue de diverses ma- faisant, c’est bel et bien eux, et non
gument : “Plutôt que de présenter les nières, et l’art n’est pas la moindre. les modernistes, qui ramènent la
définitions philosophiques de la mo- Cette photo qui “scandalise” tant les femme au rang d’objet sexuel. Et
dernité telles qu’on les enseigne aux islamistes relève bien de l’art, et l’homme à celui de bête, incapable de
étudiants dans les universités (sic !), s’étrangle qui voudra. Ensuite, “dé- maîtriser ses pulsions les plus primi-
cette jeune femme se contente de se fier les constantes de la société”… est tives et les moins civilisées…

78 TELQUEL HORS-SÉRIE
Affligeant
ÉDITO N°420
DU 17 AU 23 AVRIL 2010
Par Ahmed R. Benchemsi

choses importantes, notamment sur le

C
plan des infrastructures. Mais jusqu’à
quel point le Premier ministre est-il
’est le “buzz” politique du passer à l’opposition. Aujourd’hui donc, comptable de leur action ? Quand ils
moment : le Parti authenti- le PAM rectifie le tir et demande au Pre- étaient étroitement encadrés par Driss
cité et modernité (PAM) ap- mier ministre de s’expliquer sur son bi- Jettou, c’était le cas, pas de doute. Mais
pelle le Premier ministre lan... pour mieux pourfendre son expli- aujourd’hui, et alors que le “chef “du gou-
Abbas El Fassi à défendre cation, quelle qu’elle soit, par un vernement ne comprend pas un traître
son bilan à mi-parcours, de- communiqué rageur. Voire pour dépo- mot de la vulgate technocratique de cer-
vant le parlement. Rien de plus normal, ser une “motion d’avertissement” contre tains de ses ministres, et que le bilan des
direz-vous. Ce n’est pas une obligation l’équipe El Fassi. Nous sommes donc in- autres, qui se contentent de gérer les af-
constitutionnelle, mais une coutume dé- vités à considérer, dès que cette prévi- faires courantes, est quasi nul... passer
sormais établie. Youssoufi l’avait fait, sible séquence sera achevée, que le PAM Abbas à la question a quelque chose de
Jettou aussi, pourquoi pas El Fassi ? Les est crédible dans son rôle d’opposant. Ce profondément injuste. Au final, à quoi
amis de Fouad Ali El Himma disent serait comique, si ce n’était affligeant... sert notre Premier ministre ? À faire ta-
qu’appeler à cet exercice consiste à don- Pourquoi est-ce affligeant ? C’est Fouad pisserie à l’international – au grand dam
ner corps à la “nouvelle opposition” qu’ils Ali El Himma lui-même qui a donné la du Maroc, dont l’image n’en sort pas re-
sont censés incarner. Comprenez : réponse. Vous vous souvenez de cette haussée – et à servir de punching-ball
“Maintenant, on va vous dire en quoi on période éphémère pendant laquelle le aux Himma boys qui veulent jouer aux
s’oppose à ce gouvernement”. En soi, le no 2 officieux du régime “postait” ses opposants. C’est lamentable, mais c’est
message est très amusant. Cela fait pensées les plus intimes sur Twitter, pro- comme ça. Pourquoi en est-on arrivé là ?
presque un an, en effet, que le PAM est bablement sans se rendre compte que le Parce qu’en nommant Abbas El Fassi
“passé à l’opposition”. Mais c’est seule- monde entier y avait accès ? “L’ami du Premier ministre en 2007, Mohmmed VI
ment maintenant qu’il estime utile d’ex- roi” déclarait, avec une franchise désar- a tenu à appliquer la “méthodologie dé-
pliquer pourquoi aux Marocains. mante : “La majorité ne peut s’appro- mocratique”, à savoir : “Le chef du pre-
Rappelons qu’à l’époque, en mai 2009, prier les avancées, elles sont l’œuvre de mier parti dirige le gouvernement”. Et
le “parti (de l’ami) du roi” avait déclaré Sa Majesté, pas du gouvernement”. ce, mécaniquement, comme pour dire :
que s’il retirait son soutien au gouverne- Donc, si on suit bien, quand il y a des “Vous vouliez la démocratie ? La voilà”.
ment, c’était parce que ce dernier l’avait avancées, c’est grâce à Sa Majesté, mais, Connaissant les limites de Abbas, le mes-
“méprisé” – en lui contestant le droit de dès qu’il y a des critiques à formuler, on sage subliminal n’était-il pas plutôt :
débaucher des députés en cours de lé- se paye Abbas ! Pratique non ? Cela dit, “Une monarchie exécutive n’a pas be-
gislature, donc de violer la loi sur les par- El Himma avait raison, même s’il n’était soin de Premier ministre” ? Parce que
tis (qu’il avait violée quand même, d’ail- pas allé au bout de son raisonnement. c’est bien à cette conclusion que nous
leurs, impunément). Bref, si le PAM était Tout ce qui se passe de majeur dans ce sommes arrivés. Sauf que, finalement,
passé à l’opposition, c’était pour régler pays, les avancées comme les reculs, est Abbas El Fassi a bien une utilité : ser-
ses comptes, ni plus ni moins. Rien à voir en effet imputable au roi plutôt qu’au vir de marchepied (voire d’essuie-
avec le rejet d’une politique gouverne- gouvernement. Bien sûr, il y a une poi- pieds) à “l’ami du roi”, pour préparer
mentale qui desservirait le peuple – la gnée de ministres technocrates qui, au- son inévitable victoire en 2012. Affli-
seule raison valable, en démocratie, pour jourd’hui comme hier, réalisent des geant, on vous dit !

HORS-SÉRIE TELQUEL 79
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Gens de Abdelouahed El Fassi, fils de Allal,


personnage sympathique, au demeu-
rant, mais au charisme proche du

droite
néant, et Hamid Chabat, fils de per-
sonne, mais maire de Fès, un person-
nage bruyant, turbulent, mal aimé des
élites, mais proche du peuple. Que
faire ? Le dilemme de l’Istiqlal n’est
pas anecdotique. On parle d’un parti
historique, puissant, bien implanté

E
sur le terrain, et qui a toujours compté
dans la vie politique du royaume. L’Is-
n démocratie, un chef de tiqlal est aux antipodes d’un parti dé-
gouvernement ne peut mocratique. Il fonctionne par coopta-
plus présider aucun parti. tion et repose sur un gigantesque
Ce serait indécent. Cela réseau familial, celui des El Fassi.
fait voler en éclats des Jusqu’ici, il s’est toujours accommodé
concepts aussi précieux de cet anachronisme digne de l’ère
que le partage des pouvoirs et la mo- médiévale. Aujourd’hui, il s’interroge.
ralisation de la vie publique. C’est un S’il continue dans la même voie, donc
peu, toutes proportions gardées, en plébiscitant Abdelouahed El Fassi,
comme un chef d’entreprise qui porte il risque de céder le label “premier
aussi la casquette de délégué syndi- parti de droite” au PJD. S’il joue le jeu
cal. Cela ne se fait pas. Il y a conflit de la démocratie, il ouvre la porte à
d’intérêts. Comment voulez-vous, Hamid Chabat, capable, dans le même
après, convaincre les gens de la néces- temps, de contester la suprématie is-
sité de partager les pouvoirs ? Com- lamiste sur le terrain... et de couper
ment voulez-vous qu’un Premier mi- l’Istiqlal de ses élites. Tenir les foules
nistre cramponné au gouvernail de et séduire les élites, c’est un peu le pari
son parti arrive à convaincre le roi de tenté et réussi par les islamistes. C’est
lâcher quelques-unes de ses préroga- ÉDITO N°532 ce qui fait aujourd’hui du PJD le pre-
DU 21 AU 27 JUILLET 2012
tives ? Ce préalable est nécessaire pour Par Karim Boukhari mier parti de droite au Maroc, grigno-
mettre le 7e congrès du parti islamiste tant au passage une partie de l’électo-
dans son vrai cadre. Il faut calmer les rat istiqlalien. Pour pouvoir exister,
esprits. Si le PJD conforte son rang de jeu. Sans plus. Pour les valeurs uni- l’Istiqlal est aujourd’hui obligé de
premier parti au Maroc, son congrès, verselles, il faudra repasser. Mais, “faire quelque chose”. Avec un El Fassi
extrêmement réussi du reste, confirme comme le Beaujolais, le PJD nouveau de plus, rassurant, mais peu sédui-
que ce n’est pas avec les islamistes que a aussi du bon. S’il ne répond pas à sant, ou un Chabat populaire, mais in-
le Maroc s’inscrira dans des valeurs notre soif de démocratie, et s’il ne contrôlable ? Le parti tranchera la
universelles. Le royaume boxe tou- nous apporte strictement rien quant question à la rentrée et l’enjeu est de
jours dans la catégorie des poids à la moralisation de la vie publique, le taille : le contrôle de la droite. Dans
plume, ceux qui ne pèsent pas bien nouveau triomphe programmé de un pays ultraconservateur comme le
lourd en démocratie. La preuve est Benkirane et du PJD met tout de suite Maroc, dominer la droite revient à sié-
faite que si la monarchie n’est guère la pression sur les autres formations ger au gouvernement ou à s’asseoir au
pressée d’aller en démocratie, eh bien politiques. Il y a l’Istiqlal. Le vieux premier rang des alliés de la mo-
les islamistes non plus. Tout ce petit parti fondé par Allal El Fassi a tenu narchie. Le PJD a pris une longueur
monde n’a pas bougé d’un iota dans son congrès à l’ombre du PJD, mais, d’avance. Avec de l’audace et de l’ima-
sa réflexion : au lieu de changer l’exis- contrairement à ce dernier, il n’arrive gination, les héritiers de Allal El Fassi
tant, on préfère composer avec, dans pas à élire son nouveau “président”. ont encore la possibilité de combler
le seul souci de tirer son épingle du L’Istiqlal hésite entre deux candidats : leur retard.

80 TELQUEL HORS-SÉRIE
Le roi de Fès
L
’arrivée de Hamid Chabat à bête après ses derniers échecs popu- kirane. Avec lui en face, le numéro 1
la tête de l’Istiqlal interpelle laires), et pour le royaume (de ne pas du PJD et Premier ministre aura un
l’observateur lambda de la sombrer, aux prochaines élections lo- client à sa mesure, démagogue, popu-
classe politique marocaine. cales, sous un déluge islamiste). Car- laire et au besoin populiste. Chabat de-
Elle secoue la montagne de rément ! D’abord, la victoire de Chabat vient du coup une alternative crédible
clichés et de préjugés que ne souffre d’aucune contestation pos- à Benkirane, un jour, plus tard, dans
l’on traîne, chacun, dans un coin de la sible. En plus de tenir Fès dans sa un rôle similaire du fidèle serviteur du
tête. Quoi, Chabat, le self-made-man, poche, il a littéralement bouffé Abde- trône qui adopte le langage du peuple
le rien du tout, à la tète du seul parti louahed El Fassi, fils de Allal et candi- et fait de la politique en parlant. Au
capable de rivaliser avec les islamistes ? dat des grandes familles istiqlaliennes, point où nous en sommes, pourquoi
Le maire de Fès fait tache dans la li- comme il avait bouffé, quelques années pas ! L’arrivée de Chabat risque aussi
gnée des grandes figures qui ont auparavant, Abderrazak Afilal, Mon- de donner des idées aux autres forma-
conduit l’Istiqlal depuis l’indépen- sieur UGTM. L’arrivée de Chabat à la tions politiques. Un Driss Lachgar peut
dance. C’est un ovni qui bouscule tous tête de l’Istiqlal permet à ce dernier de espérer, à son tour, “monter” à la tête
les schémas classiques. Il n’a pas la lé- garder le contrôle du syndicat de de l’USFP, principal parti de gauche-
gitimité du “père”, Allal El Fassi. Pas l’UGTM. Le parti avait donc tout inté- opposition. D’autres profils de self-
la prestance de M’hammed Boucetta. rêt à le faire élire s’il tenait à garder son made-men et de harangueurs de foules
Pas la tenue et la retenue de Abbas El bras syndical. Vu de l’extérieur (de l’Is- devraient sortir des placards de partis
Fassi. Il a, pour reprendre les amabi- tiqlal), Chabat est le genre de profil à comme le RNI, l’UC, le MP, etc. Il y a
lités colportées par ses détracteurs, le pouvoir tenir tête à un Abdelilah Ben- toujours moyen d’appeler cela la dé-
QI d’une mouche et le recul d’un mili- mocratie et la promotion interne, au-
tant de base, un exécutant bon à faire delà des seuls réseaux familiaux et des
les courses sur le terrain, pas à réflé- contingences d’intérêts. Au final, un
chir. Il est nul, il n’a pas le niveau, et Chabat peut amener à lui seul une re-
son pedigree est vide. Un fils de per- composition du paysage politique ma-
sonne à la tête d’un parti d’édiles et de rocain pour le faire coller à la réalité
notables, vous parlez d’une blague ! Un du moment. C’est une petite révolu-
sobriquet a d’ailleurs longtemps collé tion. Le profil des Chabat et des Lach-
à la peau de Chabat : “cycliss” (répara- gar est loin des standards de Boucetta,
teur de cyclomoteurs, en darija) en ré- El Fassi, Bouabid et Youssoufi ? Sans
férence à son diplôme de technicien doute. Mais il faut rappeler que les
spécialisé et au job qu’il avait décro- grands leaders du passé ont été le pro-
ché, à ses débuts, à la SIMEF, à Fès. duit de la cohabitation conflictuelle
C’est dire le mépris et le peu de consi- avec le protectorat français, mais aussi
dération dont jouissait le nouveau roi de la lutte pour le pouvoir avec (et sur-
de l’Istiqlal. Chabat est pourtant tout tout contre) la monarchie. Cela vous
sauf un accident. Et sa victoire est l’évé- forgeait un mental d’acier et le moule
nement politique le plus important de- ainsi façonné était celui des champions.
puis le triomphe des islamistes aux der- Rien à voir avec le moule des Chabat,
nières législatives. Ce type est à prendre Benkirane, etc., purs produits du Ma-
au sérieux. Et pas seulement parce qu’il roc de la post-indépendance et de la
est là, et qu’il faudra faire avec. Il re- suprématie du Palais. C’est peut-être
ÉDITO N°539
présente une sorte d’espoir, oui, pour DU 06 AU 12 OCTOBRE 2012 triste à dire, mais le triomphe du roi
l’Istiqlal (de reprendre du poil de la Par Karim Boukhari de Fès a du sens, n’est-ce pas ?

HORS-SÉRIE TELQUEL 81
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Double peine vert, surpris, comme la plupart d’entre noir parce que “descendant d’esclaves”,
vous, la couverture de Maroc Hebdo, il méprise aussi l’Africain parce que
“Le péril noir”. Notre confrère, qui vou- “pauvre (et noir)”. Du coup, le quoti-
lait pointer la situation difficile des mi- dien, notre quotidien, est devenu un
grants africains, a déclenché bien invo- théâtre permanent de haine “anti-noir”.
lontairement un buzz énorme et, à vrai C’est de l’ordre du racisme ordinaire,
dire, malheureux. Nous avons vu fleu- que l’on condamne en silence parce que
rir partout des “périls”, aussi stupides “on comprend” : on sait d’où ça vient et
les uns que les autres : arabe, maghré- à quoi ça tient. Je vais vous citer
bin, musulman, etc. Mais à quelque quelques échanges comme vous avez pu
chose malheur est bon et la Une de Ma- en surprendre par dizaines : “Il est beau,
roc Hebdo renvoie, à sa manière, à celle riche, grand ? – Il est noir !” “Où va ce
du magazine français Le Point : “Cet is- pays, il y a trop de noirs !” “Mais que
lam sans gêne”. Vous êtes choqués ? At- viennent faire tous ces noirs, ils ne
terrés ? Dégoûtés ? Révoltés ? Indignés ? voient donc pas que l’on a suffisam-
N’accablez pas trop nos confrères pour ment de problèmes entre nous ?” Je
autant, ce n’est pas en effaçant leurs rappelle aussi qu’il y a quelques mois à
ÉDITO N°544 titres que l’on effacera le mal. Parce que, peine, un célèbre humoriste marocain
DU 10 AU 16 NOVEMBRE 2012 derrière le choc se cache, bien tapi au avait traité, en direct d’un plateau de
Par Karim Boukhari fond de nos sociétés, le monstre : ra- télévision, les noirs de “cafards”. Et cela
cisme, xénophobie, intolérance. Com- avait fait rire des imbéciles ! Puisse cette

L
ment l’ignorer ? Il y a quelques se- Une de Maroc Hebdo (qui s’apprête,
maines, TelQuel a publié le cri d’alarme au moment où ces lignes sont écrites,
e Maroc est un arbre dont de Boubacar Seck, un architecte d’ori- à présenter des excuses, ce qui est tout
les racines sont ancrées en gine sénégalaise qui a fait ses études au à son honneur) nous faire comprendre
Afrique, mais dont les plus beau pays du monde. Notre frère qu’il est temps de rétablir l’africanité
branches s’étendent en Eu- africain nous rappelait notamment ceci : de ce pays. Parce que, contrairement à
rope”. Vous avez deviné, “Paradoxe, c’est au moment où un parti ce que pouvait laisser croire la fameuse
cette phrase, qui ressemble islamo-conservateur arrive au pou- phrase de Hassan II, tous les Marocains
à un slogan ronflant de l’Office du tou- voir que les valeurs de tolérance, d’ou- ne sont pas conscients de leurs “racines
risme, est de Hassan II. Elle n’est pas verture et d’hospitalité prônées par l’is- africaines”. Ils les ont oubliées, négli-
anodine. Le monarque l’avait impro- lam s’affaiblissent. C’est au moment où gées, comme le démontrait l’excellente
visée au moment où il tentait, il y a le pays questionne ses principes de li- enquête du trio Mohamed Tozy – Mo-
trois décennies, d’intégrer le royaume berté, de démocratie et de sécularisa- hamed Ayadi – Hassan Rachiq, L’is-
dans la défunte CEE (actuelle UE). tion que le repli s’organise”. De terre lam au quotidien (éd. Prologues, 2007).
Sans succès. L’Europe a dit non et le de transit, le Maroc est devenu par la À la question de savoir comment ils se
Maroc s’est retrouvé sans branches… force des choses terre d’exil. Sans y être définissaient, les échantillons sondés
et sans racines non plus puisque, dans le moins du monde préparé. L’étran- ont répondu, dans l’ordre, musulmans,
le même temps, il avait claqué la porte ger, l’autre, n’était plus seulement eu- Marocains, Arabes, Berbères, et loin,
de l’OUA (actuelle UA). Pas d’Europe ropéen, donc “supérieur”, ou arabe, très loin derrière, Africains. La majo-
et pas d’Afrique. Coupé de ses branches donc “frère”, mais aussi, et de plus en rité a classé l’identité africaine en der-
et de ses racines. Ni européen, ni afri- plus africain, donc noir, donc “infé- nière position et personne, mais alors
cain. Je me suis rappelé de la formule rieur”. Noir et africain, cela fait double personne, ne l’a placée parmi les deux
de Hassan II au moment où j’ai décou- peine. L’imaginaire collectif méprise le premières !

82 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N°545
DU 17 AU 23 NOVEMBRE 2012
Par Karim Boukhari

Allez de nulle part pour s’imposer immé-

les verts !
diatement comme l’un des plus coû-
teux et des mieux sponsorisés de tout
le royaume, une ville verte sortie de
terre, des chantiers générateurs d’em-
ploi dans tous les coins, etc. Cela ne
vous rappelle rien ? Oui, oui. Driss

I
Basri. Comment l’oublier ? Comment
ne pas penser à l’enfant de Settat qui,
l y a deux manières d’appréhen- pas Mohammed VI, mais Bab Zaer, et du temps de Hassan II, avait mobilisé
der le fait que le Maroc vient de son principal promoteur n’était pas le une énergie folle, des capitaux privés,
lancer, définitivement, le chan- roi, mais son cousin d’Amérique, des fonds publics, et tout un monde
tier d’une ville verte. La première Moulay Hicham. Le prince rouge rê- pour faire de sa ville une cité estudian-
est d’applaudir des deux mains vait d’une ville verte, une cité ex ni- tine, industrielle, et même “côtière”
parce que la bataille de l’envi- hilo, la première du genre au Maroc via un incroyable redécoupage admi-
ronnement est un train dans lequel il et probablement en Afrique. Question nistratif… Et puis il y a L’OCP. Per-
faut monter, pas rester à quai. La deu- de prestige. Et sans doute question sonne ne blâmera l’Office de Musta-
xième est de grincer des dents parce d’ego aussi. Un an plus tard, et alors pha Terrab d’investir dans une ville
que le royaume vient, une fois de plus, que le projet Moulay Hicham traîne verte. Mais tout le monde sait que le
d’envelopper une cause juste par toute en longueur, son cousin le roi le groupe a tout le mal du monde à
une série d’incongruités. Au point que double et annonce le projet d’une ville contenir la pression sociale qui monte
l’environnement devient un moyen, verte à Benguerir qui avance, lui, de villes phosphatières comme Khou-
et non une fin, pour servir d’autres comme un couteau fendant le beurre. ribga et Safi. Deux grandes villes (sur-
causes. Une phrase résume tout le ma- Vite, vite. Dans cette course à la ville tout la deuxième) qui ne sont connec-
laise : la ville verte est en train d’être verte, aux allures de course à l’ego, le tées à aucun réseau autoroutier,
érigée à Benguerir, elle s’appelle Mo- roi avait bien l’intention de franchir aucune ligne ferroviaire. Riches de
hammed VI et l’Office des phosphates la ligne verte en premier. Rien de leurs phosphates, mais enclavées,
est son principal bailleur de fonds. En mieux, alors, que de graver cette vic- bouillonnantes, largement déseni-
retournant la crêpe, nous obtenons toire dans le marbre en baptisant la vrées. Comment faire comprendre aux
ceci : le roi se fait plaisir et offre un ca- ville Mohammed VI. Ce qui fut fait. populations impatientes de ces deux
deau à son plus proche conseiller, Au-delà de ces considérations royales, cités, comment surtout leur faire ac-
Fouad Ali El Himma, en sollicitant ou princières, la nouvelle cité est un cepter que “leur” Office ne leur offre
une vache à lait, l’OCP, qui a pourtant cadeau en or pour monsieur Bengue- pas la moitié de ce qu’il donne, si vite,
d’autres priorités. Et voilà comment rir : El Himma. En avait-il besoin ? Où si bien, à Benguerir ? Le facteur éco-
la cause verte s’évanouit, engloutie par simplement envie ? Au moment de sa logique méritait de venir au monde
d’autres calculs, d’autres desseins. Il députation, en 2007, l’enfant des dans de meilleures conditions. Il ne
y a très exactement cinq ans, le Ma- Rhamna avait promis monts et mer- reste plus qu’à lui souhaiter de ne pas
roc lançait, déjà, le projet d’une ville veilles à sa région natale. Il est en train se noyer entre les feux de la royalisa-
verte. Ce n’était pas à Benguerir, mais de tenir parole : un festival (Awtar ou tion, de la “basrisation”, et de leur cor-
près de Rabat, le projet ne s’appelait le printemps culturel du Haouz) surgi tège de bizarreries.

HORS-SÉRIE TELQUEL 83
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

de l’extérieur, mais rongé de l’inté-


rieur. Il souffre d’être un bon élève.
Car, tout bon élève qu’il est, il sait qu’il
ne fait pas bien ses devoirs, que la co-
ÉDITO N°547 pie qu’il rend n’est pas propre, et qu’il
DU 1er AU 07 DÉCEMBRE 2012
Par Karim Boukhari doit ses bonnes notes à la magnani-
mité, à la générosité, pour ne pas dire
à la complaisance de ses maîtres. L’ex-
ception marocaine durera tant que ce
paradoxe perdure, au mépris de tout
bon sens. Au lieu de rééquilibrer la si-
tuation, le Printemps arabe l’a aggra-
vée. Trois pays arabes ont changé de
régime, les autres se sont emmurés

Vu de
dans le statu quo, certains ont basculé
dans la violence et l’instabilité chro-
nique. Le printemps est devenu au-
tomne, galère et incertitudes. Vu de

l’extérieur...
l’extérieur, le Maroc donne l’impres-
sion de poursuivre son bonhomme de
chemin. Il a même rajouté une couche
de vernis à son image de bon élève :
il s’est doté d’une nouvelle constitu-
tion, a tenu des élections libres et il
est en train de vivre une sorte de tran-

J
sition islamiste en douceur. Mais ses
e reviens d’un voyage en France parapluie fait de bric et de broc : un finances sont exsangues. Et son sous-
où il m’a été donné de constater chouia de démocratie et beaucoup de développement social est une honte
l’excellence des rapports entre baraka. Comme toutes les formules, pour son statut de bon élève. Alors
Rabat et Paris. Tant mieux. elle est cynique, hypocrite et très am- les bailleurs de fonds accourent des
Dans les circuits de la diploma- bivalente. En réalité, l’exception ma- quatre coins du globe, poussés par
tie française, dans les milieux rocaine est un cache-misère parce que, les nombreux “amis” du royaume, en
d’affaires, et jusqu’aux couloirs de Ma- derrière, la formule sous-entend que Europe, en Amérique et dans les pays
tignon et de l’Élysée, une formule re- le Maroc est debout alors qu’il a tout arabes. Le credo est partout le même :
vient en boucle : “L’exception maro- pour tomber. L’exception exprime un soutenir le Maroc pour l’aider à res-
caine”. Personnellement, cette étonnement. Il est étonnant, en effet, ter debout. S’il y a un sens à donner
formule m’a toujours fait sourire. Ce qu’un pays tienne la route alors que à la prochaine visite d’une importante
n’est pas exactement un mensonge, près de la moitié de ses habitants sont délégation d’hommes d’affaires et de
ni un bluff, juste une formule, un analphabètes, que son système de ministres français (1)”, ce serait ce-
concept imaginé par des créatifs de la santé est nul, que son administration lui-là. La France de toujours, pour re-
communication politique, une éti- est gangrenée par la petite corruption, prendre une expression chère à nos
quette collée au dos d’un pays qui a que la liberté de culte n’existe pas, que amis de l’Hexagone, a pris le parti de
traversé le Printemps arabe comme le pouvoir continue d’être concentré parier sur ce Maroc-là et de l’accom-
on traverse une pluie battante avec un entre les mains d’une dynastie et que pagner tel qu’il est, avec ses lourds
petit parapluie à la main. Mouillés, son économie repose essentiellement handicaps et cette étiquette de vrai-
mais pas trop, secoués, mais présen- sur les aléas de la météo. Le problème faux bon élève. C’est un choix et il faut
tables. L’exception marocaine est ce du Maroc, donc, c’est qu’il est bien vu espérer qu’il soit payant.

84 TELQUEL HORS-SÉRIE
Gamal l’aurait fait
J
e me souviendrai toujours de
cette longue, longue journée
d’automne, ou de printemps,
pardonnez mon imprécision,
passée avec ce vieux monsieur
passionnant, intrigant, soigneux,
avec son incroyable air de père Noël
fatigué et sans la barbe, et ses grandes
idées complètement révolutionnaires
mais distillées avec des petits mots
anodins, simplement, humblement.
Du pur nectar. Le vieux père m’a long-
temps observé en souriant du coin des
lèvres, et écouté, avant de me dire, tout ÉDITO N°549
DU 14 AU 20 DÉCEMBRE 2012
à fait gentiment, posément, dans un Par Karim Boukhari
bel arabe digne des plus grands poètes
de l’ère omeyyade : ‘Mais, mon jeune
ami, je comprends que les comme toi
puissent avoir un problème avec la
Sunna et la Charia et, à dire vrai, je par-
tage vos doutes. Il y a des préceptes de
l’islam qui ne cadrent plus avec notre
temps, et moi je le dis : si ces préceptes
sont inscrits dans une page du Coran des mots de ce cher visiteur d’un jour teur à l’autre. Bien sûr, cette même
ou un hadith, eh bien il ne faut pas hé- brumeux à Rabat, à qui je souhaite “femme” peut parfaitement se retrou-
siter à déchirer cette page. Pour le bien longue, longue vie, et à qui j’ose espé- ver répudiée quelque temps plus tard.
de la Oumma ! rer que ces lignes écrites lui seront tra- Tout cela est possible et même fréquent
L’auteur de cette tirade s’appelle Ga- duites et lui parviendront un jour, et, dans le Maroc qui a pourtant ré-
mal Al Banna, petit frère de Hassan, quand j’ai lu, stupéfait et atterré, les formé son Code de la famille en 2004,
fondateur de la confrérie des Frères nouvelles statistiques sur le mariage des milliers de jeunes filles peuvent au-
Musulmans égyptiens, qui ont changé des mineurs au Maroc. Il est en hausse, jourd’hui afficher la pancarte “14 ans,
la face de l’islam, des pays arabes et, passant, l’espace d’une année, de mariée et divorcée” sans que cela ne
un peu, du monde que nous vivons au- 33 000 cas à 41 000. Une honte. dérange personne. Pour paraphraser
jourd’hui. Il a 92 ans, il est profondé- Le mariage des mineurs, qui est une le vieux Gamal Al Banna, puisqu’une
ment croyant, c’est l’une des plus pratique si courante au Maroc, tire sa telle ignominie est inscrite sur une page
hautes voix de l’islam contemporain, légitimité de la Sira nabaouiya (vie et de la Moudawana, eh bien il ne faut
même s’il n’est pas en odeur de sain- parcours du prophète de l’islam). Si lui pas hésiter à la déchirer ! C’est ce que
teté chez les gardiens du temple d’AI Valait, pourquoi pas moi ? Ainsi rai- les Marocains devraient faire, au lieu
Azhar, et il dit haut ce que nous savons sonne, donc, aujourd’hui encore, la de se focaliser sur le débat actuel, et
sans vraiment oser le dire : certains conscience bien tranquille, assuré tout à fait ridicule, qui tourne autour
codes dictés, ou tolérés, par l’islam sont d’être sur le droit chemin, un monsieur de la fixation de la “barre du mariage
caducs. Et rétrogrades. Il faut les ban- sur le point de “convoler” avec une fil- à 113 ans. Le mariage des mineurs est
nir. De préférence sans risquer l’ana- lette de 10 ou 12 ans. Le viol est alors une barbarie, il faut l’interdire par la
thème ou la foudre des mollahs qui se habillé en mariage et la “femme” de- loi, et tant pis si la Charia et la Sunna
cachent en nous. Je me suis rappelé vient une offrande transmise d’un tu- l’autorisent.

HORS-SÉRIE TELQUEL 85
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Un mort et
des dégâts
J
’ai été sincèrement touché par du royaume : la Jamaà (1). Ne pas
la mort de Abdeslam Yassine, partager les préceptes de Yassine,
le fondateur et guide de la Ja- c’est une chose. Mais le réduire à
maâ d’Al Adl Wal Ihsane. Ce une simple caricature et faire de sa
n’est pas le genre de personne mort une anecdote inconséquente,
avec laquelle j’aurais aimé pas- voilà qui relève de l’ignorance ou,
ser des vacances d’hiver, c’est sûr. pire, du mensonge. test pourtant ce
Mais il ne suffit pas de s’opposer aux qu’ont choisi de faire les principaux
idées d’un personnage public pour médias publics. A la télévision ma-
le jeter au feu ou le considérer rocaine, par exemple, la mort de
comme étant simplement insigni- Yassine a eu droit à une dépêche or-
fiant. Oh que non ! Au-delà de son pheline, sans photo ni image. Pas
profil et de son parcours totalement de commentaires, pas d’informa-
atypiques (lire article p 42), au-delà tions, pas de reportage, pas d’ana-
de ce côté pittoresque, très gênant, lyse. Juste rien. Ce réflexe stalinien
lié à certaines facettes de sa person- conforte l’idée que les médias pu-
nalité (les rêveries et les prophéties, blics marocains ne sont pas libres.
le culte de la personnalité et la déifi- Le Printemps arabe et l’arrivée des
cation de sa personne), Yassine force ÉDITO N°550-551 islamistes au pouvoir n’y ont rien
DU 21 DÉCEMBRE
le respect par deux points que l’on AU 03 JANVIER 2013 change. La marge de liberté de ces
aurait ton de négliger : son courage Par Karim Boukhari médias se confine à l’espace loisirs et
et sa popularité. Les deux sont ex- divertissements. La rubrique infor-
trêmes. Et les deux ont su résister à mation est fermée à clé. Le divorce
l’épreuve du temps. Dans un pays tal mais d’un grand opposant poli- du public avec ces médias est à ce ni-
comme le Maroc, c’est phénoménal. tique. Nous sommes donc loin de la veau, et pas ailleurs. Rendez-vous
Au plus fort des années de plomb, le caricature du gourou d’une secte compte : la monde l’un des hommes
“fqih” qu’il était alors s’opposa farou- d’originaux. Le cheikh a été, au final, les plus influents du pays a eu droit
chement, frontalement, à Hassan II. un des principaux opposants à la à un zéro médiatique. On peut drai-
Il a été le premier religieux à le faire. monarchie, un homme qui a beau- ner 1 % de la population marocaine
Et ni l’emprisonnement, ni l’interne- coup compté et dont les funérailles, mais être royalement ignoré par les
ment en asile psychiatrique, ni l’as- la semaine dernière à Rabat, ont im- médias publics. Des funérailles reli-
signation à son domicile de Salé, pressionné autant, sinon plus, que gieusement suivies par 300 à
n’ont eu raison de ses convictions. Il celles de Abderrahim Bouabid ou 400 000 personnes ne méritent pas
n’a pas fléchi sous Mohammed VI, Allal El Fassi. Car le cheikh a eu le une image, un commentaire... Je vous
non plus, même si celui-ci a levé son temps, dans des conditions extrê- le disais plus haut, les médias publics
assignation. Il a, de tout temps, in- mement difficiles, de rassembler des sont fermés à clé, et la clé n’est pas
carné une certaine rectitude morale, dizaines de milliers d’adeptes, abou- dans la poche du ministre (islamiste,
voire une forme d’exemplarité qui tissant à ce qui ressemble au- pourtant I) de la Communication
n’est pas le propre d’un désaxé men- jourd’hui au premier part politique mais ailleurs. Devinez où ?

86 TELQUEL HORS-SÉRIE
ÉDITO N°556
DU 1er AU 07 FÉVRIER 2013
Par Karim Boukhari

Vous avez dit


normalisation ?
C
ette histoire commence par crédules, les jeunes du village), de caine, provoquant quelques remous,
un conte de fées et se ter- l’autre côté, à Jérusalem ou Haïfa, per- mais le film était resté inédit en salle.
mine en cauchemar. Je sonne n’a oublié. Il y a deux manières Le Centre cinématographique maro-
vous la raconte : il était une de considérer cette histoire de récon- cain a décidé de réparer cette anoma-
fois à Tinghir, petite ville ciliation et de retrouvailles. lie en programmant le docu-fiction
berbère du centre-est ma- La première est de la trouver belle et dans le cadre du Festival national du
rocain, dans la vallée du Draâ... Kamal, émouvante. Humainement, et artisti- film marocain, qui s’ouvre cette se-
un jeune homme du terroir, parti tôt quement, l’intention de réécrire ce qui maine à Tanger. La réaction ne s’est
dans les valises de son père qui a mi- a été effacé (la mémoire) est louable. pas fait attendre puisque, à Tanger,
gré en France, est aujourd’hui un cher- Elle ressemble un peu à une chirurgie tout ce que le tissu social et politique
cheur passionné d’histoire et de ci- réparatrice qui ouvre les blessures pour compte comme représentants s’est levé
néma. Quoi de plus simple, pour lui, effacer les bleus et retaper le corps ma- comme un seul homme pour deman-
que de revenir au bled, pour filmer et lade. C’est la lecture la plus universelle der fièrement l’interdiction du film.
enquêter sur l’histoire oubliée de Tin- et la plus juste. La deuxième lecture Des islamistes au pouvoir (PJD) à ceux
ghir ? Histoire oubliée ? Oui, Tinghir a possible, concédée sous le double en dissidence (Al Adl Wal Ihsane), en
longtemps été l’un des hauts fiefs de la prisme de la démagogie et du conflit passant par les syndicats (UMT, CDT),
communauté juive marocaine. Des mil- israélo-arabe, consiste à rejeter cette les ligues de droits de l’homme ou les
liers de juifs berbères l’ont désertée au histoire sous le prétexte qu’elle œuvre partis de gauche (USFP, PPS) tous ont
fil des exodes massifs des années 1950- pour la normalisation-dédiabolisation ni dans cette histoire un “danger” pour
60, abandonnant tout sur place. Un de l’État d’Israël, laquelle normalisa- la jeunesse marocaine et une “trahi-
pan entier du patrimoine de Tinghir, tion, comme vous le savez, est un su- son” pour la cause palestinienne. Ceux
des berbères et du Maroc, a ainsi été jet tabou dans les sociétés arabes. Si je qui ont vu tout cela n’ont pas vu le film.
progressivement oublié, puisque les vous en parle ici, c’est que la deuxième Ils ne connaissent ni l’an ni l’histoire.
manuels scolaires ont déchiré cette lecture, fallacieuse et scandaleuse, est Ils sont un danger pour le présent et le
page. Kamal, héritier de cette histoire, en train de s’imposer au détriment de futur de notre pays et de sa jeunesse.
de ces histoires, a établi des ponts entre la première. Le pitch que je vous ai ré- Ils ont le droit de dire ce qu’ils veulent,
Tinghir et Jérusalem, où il est parti fil- sumé plus haut est celui de Tinghir- même si c’est du n’importe quoi. Mais
mer ses anciens voisins, aujourd’hui Jérusalem, un film documentaire ré- nous avons le devoir de protéger les ar-
citoyens israéliens. Il a pu voir que si, alisé par le Marocain Kamal Hachkar. tistes et les chercheurs marocains
à Tinghir, tout le monde a oublié Une version courte a été diffusée l’an- contre ces appels à la haine, à Tanger,
(“Quoi, des juifs, ici ?” s’exclament, in- née dernière par la télévision maro- à Tinghir ou ailleurs. Amen.

HORS-SÉRIE TELQUEL 87
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Décompensons pliquer “sa” solution ? Parce que ce

mais pas trop !


n’est pas si simple. Ainsi imaginée, la
“décompensation” peut, via la hausse
des prix, créer de nouveaux pauvres,
en affaiblissant le pouvoir d’achat de
la classe moyenne. Le risque est sérieux
et nul ne peut en prédire les consé-

L
quences. Mais si, malgré tout, la dé-
compensation version PJD réussit, les
e débat autour de la Caisse ont dirigé le pays ont toujours consi- islamistes risquent de s’en servir
de compensation est tout à déré la Caisse de compensation comme comme argument électoral, eux qui
fait passionnant. Il mérite une patate chaude et un domaine de surfent déjà sur leur dernier succès aux
que tout le monde y prête at- souveraineté. Y toucher, c’est prendre législatives 2012. On le voit bien, les
tention parce qu’il ne s’agit le risque de soulever la population et enjeux autour de la réforme de la
pas simplement de réformer de renverser le régime. Parce que, Caisse de compensation sont nom-
un système de subventions publiques comme dit l’adage, ventre affamé n’a breux. L’équation est à la base écono-
qui maintient les produits de base à un point d’oreilles. Le roi seul décidera. mique (comment aider les pauvres,
prix accessible, mais de plus, beaucoup Mais voilà qu’aujourd’hui le gouverne- comment alléger les dépenses de
plus. C’est bien connu, pour contrôler ment islamiste relance le débat et l’État), mais elle comporte des incon-
un peuple, il suffit d’agir sur son pou- prend sur lui de réformer la Caisse. nues politiques (électoralisme), so-
voir d’achat. Un peuple affamé ne ré- C’est courageux. La Caisse coûte cher, ciales (paupérisation et reconfigura-
pond plus de rien et, ici comme ail- elle appauvrit l’État et sa raison d’être, tion des classes sociales) et sécuritaires
leurs, les révoltes les plus importantes qui est de protéger les pauvres, est lar- (soulèvement des nouveaux pauvres).
ont été “nourries” par le pain. Quand gement dévoyée. Donc autant la réfor- Si la réforme de la Caisse est bien un
le protectorat a inventé la Caisse de mer. Comment ? Le PJD propose de projet de société global, général et am-
compensation, ce n’était pas tant pour lui substituer un système d’aide directe bitieux, le PJD peut-il et a-t-il le droit,
améliorer le niveau de vie des Maro- aux populations ciblées. Cela coûterait à lui seul, de le porter, de l’assumer ?
cains que pour s’acheter une paix so- moins cher et, surtout, l’aide bénéfi- Je ne le crois pas. Il est bien dommage,
ciale. Cette même philosophie conti- cierait directement et exclusivement par ailleurs, d’observer que tous les in-
nue de prévaloir aujourd’hui. Sous aux concernés. Pourquoi, alors, le gou- tervenants mettent en avant l’argu-
Hassan II comme sous Mohammed vernement se tâte et éprouve le besoin ment économique pour défendre la ré-
VI, les différents gouvernements qui de lancer un débat public avant d’ap- forme, voire la suppression de la Caisse
de compensation. C’est un motif sé-
rieux, mais absolument pas suffisant.
Il nous rappelle même de mauvais sou-
venirs. Rappelons-nous que c’est parce
que “cela plombe les finances de l’État”
que les bourses des étudiants ont été
réduites, que la gratuité des soins a été
supprimée et que Hassan II est allé
jusqu’à envisager, au beau milieu des
années 1980, de privatiser tout le sec-
teur de l’enseignement. Avant de ré-
former la Caisse de compensation, il
vaut mieux se poser une série de ques-
tions. À quoi sert et combien coûte
ÉDITO N°559 l’INDH ? Où en est exactement le RA-
DU 23 AU 28 FÉVRIER 2013
Par Karim Boukhari MED ? Qu’en est-il des difficultés de la
CNSS, des systèmes d’entraide et de
prévoyance sociales ?

88 TELQUEL HORS-SÉRIE
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Gouvernement
de pantouflards
L
’État est fauché, le busi- le rendre responsable de cette situa- vaches maigres en limitant la casse.
ness tourne au ralenti, tion. Il en a hérité, il ne l’a pas créée. Il s’est présenté aux élections, il les a
les banques n’ont plus Mais c’est son job aujourd’hui de gagnées, il a été nommé, personne
de sous, des PME virent nous sortir de là, ou du moins de ne l’a obligé... C’est donc à lui d’as-
du monde, d’autres faire de son mieux pour aider l’éco- sumer. Mais là, force est de consta-
mettent carrément la clé nomie à traverser cette période de ter qu’on ne voit pas Benkirane se
sous le paillasson... C’est
la crise. Une crise
comme on n’en a jamais vécu. Et son
paroxysme coïncide avec l’arrivée aux
affaires du nouveau gouvernement
dirigé par Abdelilah Benkirane. Ce
serait injuste, voire malhonnête, de

ÉDITO N°562
DU 15 AU 21 MARS 2013
Par Fahd Iraqi

90 TELQUEL HORS-SÉRIE
démener avec son équipe dans tous
les sens pour régler des problèmes,
pour gérer ces dossiers chauds qui
surgissent chaque jour. Prenez le cas
du défaut de paiement de l’ONEE,
qui met aujourd’hui en péril des cen-
taines d’entreprises du secteur de
l’électricité. On n’a pas vu le Chef du
gouvernement convoquer le ministre
de l’Énergie, le patron de l’Office pu-
blic, les représentants des sociétés
concernées à une réunion marathon
pour en sortir avec une solution. Un
Driss Jettou l’aurait fait. Il aurait
même trouvé le moyen de gentiment
forcer la main aux banquiers pour
soutenir ces boîtes et les aider à tra-
verser cette mauvaise passe. Un autre
cas parlant est celui du secteur de
l’audiovisuel. Depuis l’adoption des
cahiers des charges des chaînes pu- bliques, c’est le flou total. Les socié- scoop !), une sortie médiatique d’un
tés de production sont au chômage allié pour l’accuser de tentative
technique en attendant que Musta- d’achat de voix. Et ça a suffi pour que
pha El Khalfi prenne la peine de re- Benkirane fasse le dos rond. Comme
présenter sa copie devant le Conseil s’il attendait le premier prétexte pour
de gouvernement, puis devant la faire marche arrière et renvoyer le
HACA afin de permettre une recon- projet de réforme à l’année pro-
duction de certains programmes. chaine, inchallah... Bref, on ne sent
Pourtant, cela fait un mois que le Se- pas cette hargne chez Benkirane et
crétariat général du gouvernement sa team de se battre tous les jours. De
l’a avisé de la nécessité de cette re- se tuer à la tâche pour faire bouger
touche réglementaire. Et, entre- les choses. Eux préfèrent plutôt se
temps, au moins deux Conseils de gargariser à nous vendre leur vision
gouvernement se sont tenus. Ce d’une société parfaite où corruption,
manque d’action gouvernementale impunité et rente seraient éradiquées.
et de réactivité réglementaire nous C’est louable ! C’est nécessaire ! Mais
renvoie l’image de ministres pantou- ce n’est pas une raison pour tout ar-
flards. Doucement le matin. Pas trop rêter. On peut essayer de réformer en
vite le soir. Des décideurs qui avançant. On ne peut pas se per-
prennent tout leur temps avant mettre le luxe dans ce contexte de
d’agir, inconscients que le pays est crise de tout remettre à plat. On n’a
dos au mur et que désormais chaque pas besoin aujourd’hui de professeurs
seconde compte. Et c’est valable pour de médecine pour théoriser au sujet
tous les départements. La primature des maux de notre société. On a sur-
en tête. D’ailleurs, pourquoi un Ben- tout besoin d’urgentistes capables
kirane n’est-il pas allé jusqu’au bout d’arrêter l’hémorragie, de sauver des
de son projet de réforme de la Caisse emplois, de rassurer des investis-
de compensation ? Certes, on lui a seurs, de donner de la dynamique.
mis des bâtons dans les roues : un Trois ans et demi encore à tenir avec
rapport sécuritaire pour le prévenir Benkirane, c’est long, très long... Mais
que les gens allaient descendre dans c’est le revers de la démocratie. Et
la rue si les prix augmentaient (le c’est un passage obligé !

HORS-SÉRIE TELQUEL 91
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Tempête
de sable
C
ataclysme ! Coup de
massue ! L’Oncle Sam
nous fait un bébé
dans le dos avec son
désir d’élargir le man-
dat de la Minurso à la
surveillance des
droits de l’homme au
Sahara. Lui qui nous a toujours ra-
bâché ses salamalecs du genre “le
royaume est le premier pays à re-
connaître les USA”, “c’est un allié
stratégique dans la lutte contre le
terrorisme”... voilà qu’il nous lâche
sur notre cause nationale. En même
temps, la bienséance diplomatique
est une chose, la realpolitik de Wash-
ington en est une autre. Les connais-
seurs des rouages du pouvoir entre ÉDITO N°567
DU 19 AU 25 AVRIL 2013
le State Department, le Congress et Par Fahd Iraqi
le Street (où pullulent les cabinets de
lobbying agréés qui défendent la
cause du roi dollar) savent que, de- semblant les zaïms politiques de tout téresse aux droits de l’homme. Nous
puis quelques années, le Maroc ne bord. Et bien sûr, ces derniers étaient réalisons des avancées dans ce do-
pouvait compter que sur la sympa- ravis qu’on fasse appel à eux pour ré- maine saluées même par les rappor-
thie de Hillary Clinton. Sauf que affirmer le consensus national au- teurs onusiens”. Référence est faite
l’amie du royaume a rendu son ta- tour de l’intégrité territoriale, ne se à la ratification par le royaume de
blier de secrétaire d’État aux Affaires sentant aucunement offensés de faire conventions internationales et à l’ins-
étrangères. Et son successeur, John de la figuration dans la gestion de ce tallation de délégations régionales
Kerry, lui, pourrait bien ne pas être dossier. En parallèle, des émissaires du Conseil national des droits de
aussi sensible au charme de notre di- royaux ont été envoyés dans toutes l’homme (CNDH). Comme si
plomatie. Dès l’annonce de ce projet les grandes capitales du monde pour c’étaient des garanties suffisantes...
de résolution, toute la machine sensibiliser la communauté interna- Nos officiels se contentent en fait de
makhzénienne s’est mise en branle. tionale. Le Maroc officiel avance se réjouir des avancées soulignées
Le cabinet royal, qui a toujours fait comme principal argument pour dans les différents rapports présen-
de l’affaire du Sahara un domaine ré- contrecarrer la proposition US qu’il tés au Conseil de sécurité. Ils feignent
servé, a provoqué une réunion ras- n’y a “pas besoin que la Minurso s’in- d’ignorer ce passage qui est revenu

92 TELQUEL HORS-SÉRIE
Le pouvoir non plus ne s’est pas
montré fin : il n’a pas enclenché de
véritables réformes pour démontrer
le réalisme de notre proposition et
notre bonne foi à la mettre en pra-
tique. Pourquoi ne pas avoir lancé
effectivement ce processus de régio-
nalisation à même d’aboutir à une
Région Autonome du Sahara ? Le
pouvoir a donc commis des erreurs.
Aujourd’hui, il en paie le prix avec
cette volte-face américaine. Bien sûr,
rien n’est encore perdu. On parle en-
core de projet de résolution. Et notre
diplomatie est capable de réaliser
des miracles quand elle se retrouve
dos au mur. Sauf que, dans le
contexte actuel, la partie est plus ser-
rée que jamais. Même la France,
notre allié de toujours sur ce dossier,
n’est plus fiable à 100 % avec l’avè-
nement du président François Hol-
lande, qui en est encore au stade
d’initiation à l’hospitalité marocaine.
Difficile d’imaginer la république dé-
gainer, spontanément, son veto pour
nous sortir de ce guêpier... Pour es-
pérer convaincre ce membre perma-
nent du Conseil de sécurité, il faut
sans doute en supporter le coût éco-
nomique. Peut-être un deuxième
TGV ? Ou encore des Rafales ? Mais
le jeu en vaut-il vraiment la chan-
delle ? Laisser passer cette tempête
de sable, accepter à la limite de
perdre une bataille et réaliser un vé-
ritable travail de fond, que ce soit sur
dans les deux dernières résolutions évidemment raison de rejeter caté- les droits de l’homme ou sur le dé-
onusiennes : “Soulignant qu’il im- goriquement cette proposition. L’ac- veloppement humain, serait peut-
porte d’améliorer la situation des cepter reviendrait politiquement à être plus sage. De toute façon, le Sa-
droits de l’homme au Sahara occi- admettre une victoire du camp ad- hara, nous y sommes déjà et nous y
dental et dans les camps de réfugiés verse qui formule cette requête de- resterons. Ce n’est pas un rapport
de Tindouf et engageant les parties puis au moins cinq ans. Ce serait une annuel de l’ONU – qui va aussi trai-
à collaborer avec la communauté défaite cuisante pour notre diploma- ter la situation des droits de l’homme
internationale pour mettre au point tie. Mais ne la mérite-t-elle pas jus- dans les camps de Tindouf (que l’on
et appliquer des mesures indépen- tement ? Si, en 2007, elle a réalisé un imagine moins reluisante que chez
dantes et crédibles qui garantissent joli coup en présentant une proposi- nous) –, qui risque de nous déstabi-
le plein respect des droits de tion de plan d’autonomie, celle-ci est liser. Et puis, même si nous parve-
l’homme...”. Ce sont donc ces “me- restée malheureusement sans suite. nons, cette fois-ci encore, à contre-
sures indépendantes et crédibles” Nos diplomates n’ont pas été suffi- carrer ce projet de résolution, soyons
que les Américains ont décidé d’ac- samment habiles pour convaincre la certains qu’on nous le resservira l’an-
tiver aujourd’hui. Le royaume a bien partie adverse de l’offre marocaine. née prochaine.

HORS-SÉRIE TELQUEL 93
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Un royaume,
deux systèmes
U
n constat, une une répression policière violente et
amère réalité ! Le parfois gratuite. Au lendemain de la
traitement ré- présentation par Mohand Laenser
servé à nos pro- devant les parlementaires du bilan
vinces du sud est des “troubles de Laâyoune”, ses
bien différent de hommes en uniforme à Rabat “cas-
celui appliqué au saienaient” du diplômé chômeur. Ce
reste du pays. Les genre de scènes est devenu tellement
récents événements de Laâyoune banal que, désormais, il suscite à
viennent d’en donner une énième il- peine la curiosité des chalands du
lustration. Alors que les projecteurs café Balima, situé en face de l’hémi-
sont braqués sur cette zone du terri- cycle. Il y a quelques mois, un député
toire – dont la souveraineté maro- PJD a goûté à la matraque pour avoir
caine est non reconnue par la com- essayé de ramener à la raison un po-
munauté internationale –, des licier acharné qui se défoulait sur un
manifestants indépendantistes sont moâttal. Et la liste est longue des res-
sortis faire leur show devant les re- pectueux militants des droits de
gards des ONG mondiales et les ca- l’homme qui ont souvent subi un ta-
méras des médias étrangers. Les dra- ÉDITO N°570 bassage en règle lors de sit-in. Ce
DU 10 AU 16 MAI 2013
peaux de la république sahraouie Par Fahd Iraqi
genre de répression (inacceptable
sont brandis, les slogans anti-Maroc partout) n’est aujourd’hui en vigueur
scandés et nos forces de l’ordre font que dans les villes du royaume si-
preuve d’une sagesse olympienne. tuées au nord, à partir de Tarfaya. À
Elles se font provoquer et ont pour Sidi Ifni, par exemple, les brigades
consigne de ne pas riposter, au point pendantiste. Au contraire, ce sont anti-émeutes ne sont pas restées im-
que l’on recense 150 blessés dans des éléments qui servent des agen- mobiles, la semaine dernière, face
leurs rangs. Hamdoullah, le bilan est das extérieurs qui nous agressent”, aux diplômés chômeurs qui “entra-
moins tragique que le carnage de matraque le Maroc officiel. Il espère vaient la circulation”, selon le com-
Gdeim Izik, où 11 nos soldats avaient ainsi ne pas aggraver son cas et mar- muniqué de l’Intérieur. Cette dicho-
perdu la vie lors du démantèlement quer même des points quand se re- tomie entre le nord et le sud, entre le
du camp sahraoui... Vis-à-vis de l’opi- posera la sempiternelle question de Maroc reconnu et le Maroc contesté,
nion publique internationale, le l’élargissement du mandat de la Mi- est visible depuis des décennies. Elle
royaume veut véhiculer l’image de ce nurso à l’observation des droits de est même flagrante sur le plan socio-
pays respectueux des droits de l’homme. Cela aurait été crédible, si économique : subventions addition-
l’homme. “Regardez, on traite avec ailleurs dans le pays, les manifestants nelles des produits de base, des hy-
respect les tenants de la thèse indé- pacifistes n’étaient pas contrés par drocarbures et des médicaments,

94 TELQUEL HORS-SÉRIE
exonérations fiscales, aides directes correcte : “La politique sociale de un travail en profondeur pour ériger
avec l’Entraide nationale et le sys- l’État se révèle triplement problé- un État de droit, juste, égalitaire et
tème de cartya, aides en nature, matique : d’abord parce que la dé- respectueux des libertés, de Tanger
bourses premium aux étudiants sah- pense n’est ni optimisée ni contrô- à Lagouira. En entretenant ce double
raouis, investissements démesurés lée, ensuite parce que, à défaut traitement, le royaume se tire une
parfois sans utilité... Les provinces d’intelligibilité, ce type de politique balle dans le pied. Il souligne invo-
du sud ont depuis le début du conflit ne recueille ni la compréhension ni lontairement ce trait frontalier
été largement privilégiées par rap- le soutien des citoyens et, enfin, chimérique que l’on ne supporte pas
port à d’autres régions du pays. Et parce que ce mode d’assistance non devoir sur la mappemonde officielle
pour quel résultat ? Ce passage du ou insuffisamment ciblée ne produit de l’ONU. Il reconnaît indirectement
rapport intermédiaire du Conseil pas d’effets durables”. Comprenez, l’existence au pays d’ “un État, deux
économique, social et environne- elle est inefficace et n’arrive pas à at- systèmes”, cette formule politique
mental (CESE), une institution ténuer le malaise social qui alimente inventée par Deng Xiaoping au len-
constitutionnelle, qui se penche sur en bonne partie les velléités indépen- demain de la rétrocession de Hong
un “nouveau modèle de développe- dantistes de nos compatriotes du Kong… Et digne des “fortune coo-
ment dans les provinces du sud”, sud. Nos gouvernants feraient mieux kies”, truffés de petits messages à
fournit une réponse politiquement de délaisser le colmatage et mener méditer.

HORS-SÉRIE TELQUEL 95
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Diviser pour
régner
A
u fur et à mesure que prêt à assumer une dissolution du arbitrage. La photo publiée sur le
le temps passe, la crise parlement et des élections antici- compte Facebook d’un MRE laisse
au sein de la majorité pées, le deuxième persiste à deman- supposer que Mohammed VI est
s’aggrave. Abdelilah der un rééquilibrage de la coalition toujours en visite privée à Paris.
Benkirane et Hamid gouvernementale. Les deux zaïms Toutes les lectures sont alors ima-
Chabat continuent de ont, visiblement, franchi le point de ginables pour interpréter son atti-
s’envoyer des “gentillesses” par tri- non-retour. De son côté, le roi prend tude, en l’absence d’une communi-
bune interposée. Le premier se dit tout son temps pour prononcer son cation officielle du Palais. On peut

96 TELQUEL HORS-SÉRIE
voir dans le comportement de Mo- aujourd’hui avec la crise Chabat-
hammed VI un signe de dépit en- Benkirane. Pourtant, la situation so-
vers cette classe politique qui se cha- cio-économique actuelle impose
maille comme des écoliers dans une d’avoir un Exécutif fort. Le temps
cour de récréation. Soulignons-le, où l’on pouvait se permettre le luxe
c’est une lecture parmi tant d’autres de se gargariser des avancées et re-
possibles. Et ça se défend. À voir les tarder les réformes est bien révolu.
récentes gesticulations des poli- Aujourd’hui, le royaume est dos au
tiques, il y a de quoi désespérer de mur : c’est l’heure de payer le prix
la gouvernance de ce pays. Le PPS des choix politiques passés, intérêts
s’aplatit pour assurer sa survie. Le de retard en prime. Alors, même la
MP fait mine de ne pas être concerné monarchie a besoin de s’appuyer sur
par cette crise au sein de la coalition un gouvernement solidaire, stable,
à laquelle il appartient. Le RNI, lui, qui roule dans la même direction
se positionne comme il peut. Le pour négocier ce virage crucial. Car
PAM se contente pour le moment ce n’est pas Mohammed VI qui en-
de compter les points. L’USFP res- dossera sa casquette de véritable pa-
serre ses rangs en réintégrant des tron de l’Exécutif pour prendre les
hizbicules sortis de sa cuisse. Quant ÉDITO N°572 mesures impopulaires sur des dos-
DU 24 AU 30 MAI 2013
à l’UC et autres derniers de la classe, Par Fahd Iraqi
siers comme les retraites, la fisca-
personne n’en a vraiment cure. Bref, lité ou la compensation, pour ne ci-
ça sent l’opportunisme dans nos ter que ceux-là. Le rôle du roi
nombreuses écuries politiques. Cha- consiste plutôt à tirer le pays vers le
cune semble jouer sa partition en haut, à le projeter sur le long terme
solo pour défendre ses propres in- et non pas à gérer le quotidien, en-
térêts. Pour l’intérêt suprême du core moins en période de crise. Le
pays, il faudra repasser, dans tière entre partis modernistes et “sale boulot” revient au gouverne-
quelques générations... Ça, les Ma- conservateurs n’est pas si nette que ment. En définitive, si la méthode
rocains l’ont compris depuis fort cela et les projets de société sont “diviser pour régner” était viable à
longtemps : ils l’expriment à travers inexistants, sinon dissimulés. En une époque, elle semble dans l’état
les statistiques des inscriptions sur conséquence, même quand on actuel contre-productive pour la
les listes électorales (14 millions de s’exerce aux bases de la démocratie monarchie elle-même. C’est plutôt
Marocains sur 20 millions en âge de (un Chef de gouvernement élu, l’heure de rassembler pour donner
voter) et du taux de participation comme le veut la nouvelle Consti- la légitimité et la possibilité d’agir.
aux législatives (57 % en 2011). Bien tution), on se retrouve avec une coa- Et cela passe par une véritable po-
entendu, cette faible représentati- lition hétéroclite, fragile et vulné- larisation du champ politique. Une
vité et la balkanisation partisane ont rable. Le gouvernement Benkirane refonte du système électoral (en ins-
jusque-là toujours arrangé les af- en est l’illustration parfaite : outre taurant par exemple un seuil de re-
faires de l’institution monarchique. les technocrates des ministères de présentativité nationale dissuasif
Normal ! Après tout, c’est son œuvre, souveraineté, son team est composé pour les petites formations) force-
sa création. À plusieurs étapes his- de représentants de quatre forma- rait probablement les alliances pré-
toriques du royaume, la carte poli- tions politiques aux antipodes les électorales et permettrait sans doute
tique a été reconfigurée selon les unes des autres. Même les plus l’émergence de 3 ou 4 blocs poli-
desseins du Palais. Résultat, une proches parmi elles – Istiqlal et PPS, tiques homogènes, ce qui aboutirait
map actuelle où les logos des en- anciens alliés dans la Koutla – sont à une majorité constituée d’un ou
seignes politiques se multiplient devenues aujourd’hui les pires en- deux grands partis seulement. Cela
sans qu’on puisse les regrouper en nemis. La majorité gouvernemen- mérite réflexion au cas où l’arbitrage
écoles de pensées. On ne distingue tale peut à tout moment s’auto-tor- royal trancherait en faveur d’élec-
plus la gauche de la droite, la fron- piller, comme cela se produit tions anticipées.

HORS-SÉRIE TELQUEL 97
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Leçons
du Caire
B
en sûr, le Maroc n’est
pas l’Égypte. Certes,
Abdelilah Benki-
rane ne risque pas
d’être déposé par
l’armée à l’image
d’un Mohamed
Morsi. Évidem-
ment, il n’y a quasiment aucune
chance qu’une pétition anti-gouver-
nement rassemble chez nous 22 mil-
lions de signatures. Et pas de risque
non plus de voir des centaines de mil-
liers de nos compatriotes camper sur
une place publique, comme Maydan
Tahrir, pour revendiquer le départ
de notre Chef de gouvernement élu.
Il n’empêche qu’un parallèle peut
toujours être dressé entre les deux ÉDITO N°578
pays et Abdelilah Benkirane devrait DU 05 AU 11 JUILLET 2013
tirer des enseignements des mal- Par Fahd Iraqi
heurs que vient de vivre son “frère”
égyptien. Mohamed Morsi a réalisé l’inexpérience, voire l’incompétence, nement. Et c’est certainement ce qui
l’exploit de faire l’unanimité contre de son équipe a eu pour effet de dé- nous prémunit contre toute velléité
lui. Le dirigeant des Frères musul- cevoir une population qui aspirait à d’hégémonie de la part de son parti.
mans, qui a promis de défendre les plus de justice sociale. Résultat, la Mais en même temps, Benkirane
idéaux démocratiques de la révolu- jeunesse égyptienne a réinvesti la prend en otage les quelques petites
tion du 25 janvier et d’être le pré- rue, l’opposition s’est liguée contre avancées démocratiques récoltées
sident de tous les Égyptiens, a très le président, les chefs religieux d’Al grâce au soulèvement populaire du
rapidement montré son véritable vi- Azhar et de l’église copte l’ont renié 20–Février. Chez nous, l’enjeu n’a
sage. Les dérives liberticides et au- et l’armée l’a destitué manu militari, jamais consisté à renverser le régime,
toritaires de son régime lui ont collé littéralement (voir p. 36). Abdelilah mais plutôt à le réinventer, à tendre
l’image d’un barbu qui veut confis- Benkirane semble malheureusement vers un équilibre des pouvoirs entre
quer les acquis de la révolution au suivre les traces de son homologue le roi et le gouvernement. En la ma-
profit de sa confrérie religieuse et de égyptien. Certes, lui n’est pas à la tête tière, Benkirane ne cesse de faire des
son pendant politique. En parallèle, de l’État, il est juste Chef du gouver- concessions, d’avaler des couleuvres,

98 TELQUEL HORS-SÉRIE
dien. Lors d’un prochain rendez-vous
électoral, il n’est pas acquis de les voir
renouveler leur confiance à son parti.
En gros, Abdelilah Benkirane est en
train de se couper jour après jour de
ses soutiens. Et c’est essentiellement
de sa faute. À l’image de Mohamed
Morsi, il agit comme le guide d’une
fratrie religieuse qui manœuvre pour
durer au pouvoir, plutôt que comme
un patron de l’Exécutif soucieux de
fédérer les Marocains autour d’un
projet de société qui réponde à leurs
attentes et qui respecte leur plura-
lité. Aujourd’hui, sa manœuvre réus-
sit grâce à une approche triviale : il
de se montrer peu entreprenant sations socio-économiques, le bilan évite de se mettre à dos la seule ins-
quand il s’agit d’élaborer les lois or- de Benkirane n’a rien de reluisant. titution capable de le déposer, en
ganiques prévues dans la nouvelle Jusque-là, il conserve un fort capital l’occurrence la monarchie. Il semble
Constitution, ce qui lui permettrait popularité uniquement grâce à un de plus en plus oublier que c’est la
justement de “gratter” des préroga- discours de victimisation bien rodé. mobilisation de la rue, via le Mouve-
tives. Benkirane déçoit les démo- Ce discours selon lequel des forces ment du 20–Février, qui a permis
crates convaincus de ce royaume et obscures l’empêcheraient d’avancer, d’enclencher le processus rendant
il ne faudra pas s’étonner s’il ne de mener les réformes nécessaires. possible l’arrivée en tête de son parti
trouve pas leur soutien le jour où sa Mais une telle excuse s’avérera de aux élections. Cet acte 2 de la révo-
légalité ou sa légitimité sera remise moins en moins convaincante au fil lution égyptienne devrait lui rappe-
en cause. Sachant qu’il est à la tête du temps. Ses propres électeurs ler ceci : la rue donne le pouvoir, mais
d’une majorité fragile en train de pé- risquent de se résigner au fait que peut aussi le reprendre. Et il y aura
ricliter, ce jour peut arriver plus vite Benkirane et son team ne sont pas toujours un acteur politique pour ac-
que prévu. Quant au volet des réali- en mesure d’améliorer leur quoti- tionner ce levier.

HORS-SÉRIE TELQUEL 99
15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Prendre
les devants !
M
ohammed VI a victimes des ressortissants de pays
surpris son d’Afrique subsaharienne sont inad-
monde en s’impli- missibles. Elles valent souvent aux
quant personnel- autorités une mauvaise presse et des
lement dans le rapports cinglants d’organisations
dossier de l’immi- internationales. Non seulement cela
gration. Un sujet glissant, sensible et ne fait pas honneur au royaume,
casse-gueule. Mais si la monarchie mais lui coûte parfois une exclusion
s’aventure sur ce front – déserté par
quasiment toute la classe politique
–, c’est que la thématique, la dé-
marche et le timing ont l’avantage de
lui permettre de marquer des points
sur tous les tableaux. L’approche
adoptée pour lancer ce dossier dans
le débat politique sonne comme une
énième confirmation que le roi est le
seul à donner le tempo. En 24 h
chrono, il a fait sa part du job : après ÉDITO N°585
DU 13 AU 19 SEPTEMBRE 2013
avoir pris connaissance d’un rapport Par Fahd Iraqi
du Conseil national des droits de
l’homme (CNDH), assez critique sur
la situation des migrants (voir p. 30),
Mohammed VI convoque dès le len- politique adéquate en la matière. Il
demain une séance de travail. Une sera épaulé dans cette tâche par le
réunion au sommet où il donne “Ses CNDH, dont le rapport contient une
Hautes Orientations au Gouverne- batterie de recommandations pour
ment afin de procéder, sans délais, “une politique d’asile et d’immigra-
à l’élaboration et la mise en place tion radicalement nouvelle”. Le jour
d’une stratégie et d’un plan d’action où celle-ci se traduira par un arsenal
appropriés (…) dans la perspective législatif, tout le mérite reviendra
de formuler une politique globale en donc à la monarchie... Tant mieux
matière d’immigration”. La patate pour elle, la cause est louable et les
chaude est ainsi renvoyée à l’Exécu- enjeux sont loin d’être insignifiants.
tif : à lui de concevoir et mener une Les fréquentes exactions dont sont

100 TELQUEL HORS-SÉRIE


de certains programmes d’aides in- sont les premiers concernés. Surtout sur la protection des droits des tra-
ternationales pointilleux sur la ques- que le communiqué du cabinet royal, vailleurs migrants. La délégation ma-
tion du respect des droits de l’homme émis à l’issue de la séance de travail, rocaine, dépêchée à Genève (conduite
(une discipline dans laquelle le Ma- met la barre haut quant au discours par le ministre de l’Emploi, Abdeloua-
roc est loin d’être exemplaire même officiel sur le traitement réservé aux hed Souhail, qui déclarait, en 2012,
avec ses propres citoyens). Par ail- immigrés. Il ne passe pas sous silence que l’immigration est “une des rai-
leurs, négocier intelligemment la les dérives qui se terminent parfois sons de la crise de l’emploi au Ma-
transformation du Maroc en terre par des drames. Quand le Palais ad- roc”), s’entêtait encore à dresser un
d’accueil pour des ressortissants sub- met que “la gestion opérationnelle bilan édulcoré de la situation. Pour
sahariens et européens (alors qu’il de la question de l’immigration illé- celle-ci, les accusations selon les-
était un pays de transit pour des can- gale connaît parfois certains excès”, quelles les autorités marocaines ont
didats à l’immigration clandestine il reconnaît implicitement les viola- recours à la violence à l’encontre de
vers le Vieux continent) pourrait se tions commises à l’encontre de Sub- migrants en situation irrégulière sont
traduire par des retombées écono- sahariens relevées dans le rapport du “infondées”. Maintenant que le roi a
miques non négligeables, de précieux CNDH et bien avant lui par de nom- abordé le sujet, nos officiels n’ont plus
points de croissance. Mohammed VI, breuses associations locales et inter- aucune raison de se retenir, voire de
en se penchant sur ce dossier, passe nationales. C’est une avancée loin mentir. Ils peuvent changer de refrain
ainsi pour un roi visionnaire, d’être anodine. Nos responsables po- et répéter en chœur qu’ “établir une
conscient de la nécessité d’inscrire le litiques en étaient encore à tout nier politique migratoire efficace est un
Maroc pleinement dans la “mondia- en bloc. D’ailleurs, le jour même où chantier national mené grâce à la vi-
lisation des mobilités humaines”. Un le roi a présidé la réunion consacrée sion éclairée de Sa Majesté”. À défaut
joli coup de com’ pour son image à à la question de l’immigration, le d’avoir le courage de prendre les de-
l’international et particulièrement royaume présentait un rapport de- vants sur des dossiers sensibles, nos
auprès des partenaires africains et vant les Nations Unies sur l’applica- politiques ne sauraient faire mieux
européens, dont les ressortissants tion de la Convention internationale que d’adapter leurs discours...

HORS-SÉRIE TELQUEL 101


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Ali, Ramid motion pour son navet que de l’asso-


cier à l’arrestation d’un journaliste. Dé-
sormais, la nouvelle, reprise par les

et les autres
médias internationaux, fait le tour du
monde. Elle figurera en bonne place
dans les rapports des ONG internatio-
nales. Pour l’image du pays, c’est donc
une nouvelle tache noire. Et pour les
droits de l’homme, un nouvel accroc.
Car le scandale Anouzla ressemble à

A
une vendetta des faucons du régime
contre une plume qui fait grincer des
li Anouzla, notre dents en haut lieu : on lui ferait payer
confrère, directeur du ses récentes prises de position sur les
journal électronique La- droits de l’homme au Sahara, l’absence
kome, est en garde à vue prolongée et inexpliquée du roi ou en-
et risque la prison dans core le Danielgate. Ce sentiment lar-
le cadre de la loi antiter- gement partagé dans les milieux droits-
roriste. Le Parquet général en a décidé de-l’hommistes est conforté par le
ainsi, considérant comme une incita- lynchage dont a fait l’objet Anouzla.
tion au terrorisme le fait d’avoir relayé Pas moins de trois partis politiques
sur son site une vidéo attribuée à sont montés au créneau pour enfon-
AQMI, qui appelle au jihad en terre cer le journaliste en le traitant de tous
marocaine. Une interprétation exagé- les noms : “ennemi de la nation”, “au
rée sachant que, bien évidemment, ni service d’un agenda étranger” et
Ali Anouzla ni ses équipes ne sont à autres formules à vous déchoir de la
l’origine de cette production aux nationalité marocaine. Tout cela se dé-
grands moyens. La vidéo en question roule sous le regard bienveillant du mi-
n’est pas aux standards de ces films nistre de la Justice, Mustafa Ramid,
amateurs bricolés au montage sur un qui a donné à l’affaire une dimension
laptop de jihadiste terré dans une ÉDITO N°586 internationale en décidant de pour-
DU 20 AU 26 SEPTEMBRE 2013
grotte de Tora Bora ou en bivouac dans Par Fahd Iraqi suivre le quotidien espagnol El Pais,
le no man’s land du Sahel. Ça res- qui a également publié le lien de la vi-
semble plus à un docu structuré, ficelé déo d’AQMI sur son site. On aurait plu-
avec des extraits d’interviews ou de prenant de la distance avec le contenu tôt préféré que notre garde des Sceaux
conférences (souvent sortis de leur du film. Arrêter un journaliste pour se penche sur cette loi antiterroriste.
contexte), pour s’attaquer avec viru- cela est démesuré. Surtout quand la D’autant qu’il y était farouchement op-
lence au régime monarchique maro- justice prend son temps avant de se posé en 2003, avant qu’elle ne passe
cain, jusqu’à “halaliser” le jihad à son mettre en branle : quatre jours se sont comme une lettre à la poste au lende-
encontre. Le journal électronique La- écoulés entre la mise en ligne de cette main des attentats du 16 mai. Ramid
kome n’a fait que partager cette vidéo vidéo sur Lakome et la descente spec- a également plaidé suffisamment d’af-
postée initialement sur un site Inter- taculaire des forces de l’ordre dans les faires – dans une autre vie, quand il
net proche d’AQMI et diffusée sur You- locaux du site Internet. Si la diffusion était avocat – pour reconnaître que l’es-
Tube (le site américain l’a depuis reti- de ce film est un acte à ce point dange- prit de ce Patriot Act à la marocaine
rée). Des centaines de Marocains l’ont reux pour la sécurité du royaume, le repose sur un principe liberticide :
échangée sur les réseaux sociaux. Parquet aurait pu commencer par or- “Nous sommes tous des terroristes
Doivent-ils être tous poursuivis pour donner son retrait avant d’entamer une jusqu’à preuve du contraire”. Le scan-
apologie du terrorisme ? Ali Anouzla quelconque procédure. La réaction dis- dale Anouzla est un nouvel épisode de
n’a fait que son métier, à savoir, infor- proportionnée de la justice est contre- ce long et insupportable feuilleton des
mer le public marocain qu’un risque productive à tout point de vue. AQMI bavures de l’État. Il faut en finir avec
terroriste planait sur le pays, tout en ne pouvait rêver d’une meilleure pro- l’ubuesque, il faut libérer Ali…

102 TELQUEL HORS-SÉRIE


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15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

La Commanderie
des croyants

C
’est indéniable, la diplo- bile de renforcer et de consolider les
matie religieuse est un liens avec ce pays en reconstruction
atout pour le royaume. (lire p. 39). Surtout que l’islam à la
Et quand c’est le Com- marocaine n’est pas méconnu pour
mandeur des croyants les Maliens. Le roi l’a d’ailleurs rap-
qui s’y colle, elle est en- pelé dans son allocution lors de la cé-
core plus efficiente. rémonie d’investiture : “La tradition
Cela, on l’a déjà et la pratique de l’islam au Maroc et
constaté lors de la visite d’État de Mo- au Mali ne font qu’un. Elles se nour-
hammed VI, en mars dernier, au Sé- rissent des mêmes préceptes du ‘juste
négal. Rappelez-vous la kyrielle de milieu’. Elles se réclament des mêmes
représentants de confréries reli- valeurs de tolérance et d’ouverture
gieuses qui avaient alors défilé à la à l’autre, et demeurent le fondement
résidence d’Amir Al Mouminine. Il du tissu spirituel continu qui a lié nos
recevait à Dakar, comme il aurait reçu deux pays.” Cet islam, dont Moham-
à Rabat. Cette force d’attraction de la med VI se présente comme le garant,
diplomatie chérifienne, on la constate rassure également les puissances oc-
aujourd’hui encore avec le récent dé- cidentales inquiètes de la recrudes-
placement du roi au Mali. Moham- ÉDITO N°587 cence des groupes terroristes isla-
med VI a volé la vedette aux autres DU 27 SEPTEMBRE mistes dans le Sahel et qui voient
AU 03 OCTOBRE 2013
chefs d’État, conviés à l’investiture Par Fahd Iraqi dans le Maroc un des meilleurs élèves
du président Ibrahim Boubacar en matière de gestion du champ re-
Keita, en mettant le paquet sur le re- ligieux dans le monde musulman.
ligieux : prière du vendredi aux côtés plomatique. Le Mali sort tout juste C’est donc réjouissant de voir le
du nouveau président (lire p. 30), d’une guerre menée au nom d’Allah. royaume se démener avec les armes
rencontre avec des érudits des À la même époque de l’année der- qu’il a pour étendre son influence
zaouïas tijaniya et qadiriya, mais nière, tout le nord du pays était entre dans la région et marquer des points
aussi annonce de la formation de les mains de groupes islamistes ar- sur le terrain géopolitique. Cette in-
500 imams maliens dans le royaume. més qui tenaient des tribunaux de la fluence est aussi de très bon augure
Une action concrète qui matérialise Charia et condamnaient les pécheurs pour l’économie nationale, car, si le
la “contribution du Maroc à la re- aux coups de fouet ou à la lapidation. champ religieux importe beaucoup à
construction du Mali dans un sec- Après le chaos, le Maroc se présente Mohammed VI, les opportunités
teur stratégique face aux menaces en sauveur et promet aux Maliens la qu’offrent les marchés africains ne
de l’extrémisme” en capitalisant sur “sécurité spirituelle”, une des com- sont pas à occulter. Ainsi, Amir Al
un “socle cultuel commun”, disent les posantes de notre prétendue “excep- Mouminine est un statut à forte
communicants. C’est un joli coup di- tion marocaine”. C’est un moyen ha- charge symbolique, utile pour notre

104 TELQUEL HORS-SÉRIE


positionnement diplomatique dans par exemple se heurtent souvent aux mort les apostats. Préserver le pres-
un monde traversé par une vague préceptes religieux. De nombreux ar- tige du rang de Commandeur des
d’islamisation. Sur le plan interne, la ticles de loi du Code pénal ou civil croyants et en tirer les bénéfices sans
Commanderie des croyants n’est pas semblent aujourd’hui immuables pour autant freiner la marche vers
toujours un atout, et constitue même pour des considérations de confor- le progrès ni restreindre la marge
un frein au processus de démocrati- mité à l’islam. Et les valeurs de tolé- des libertés est un équilibre pas
sation. S’il est vrai qu’elle sert de rem- rance et d’ouverture de l’islam à la évident à trouver. Mais ce n’est pas
part contre une instrumentalisation marocaine butent fréquemment sur non plus une mission impossible, si
de la religion par des forces poli- le conservatisme religieux. Exemples : seulement toutes les forces vives du
tiques, ce statut produit néanmoins l’épisode de la suppression de la “li- pays pouvaient discuter ouverte-
des effets néfastes dus au cumul des berté de culte” de la mouture de ce ment du sujet, de manière dépas-
pouvoirs religieux et politique. Dans qui deviendra la nouvelle Constitu- sionnée et décomplexée, sans que
un pays où l’islam reste la religion tion, ou encore la fameuse fatwa personne ne soit désigné comme un
d’État, les avancées en matière d’élar- émise par le très officiel Conseil su- ennemi de l’islam, de la Oumma ou
gissement des libertés individuelles périeur des ouléma condamnant à encore de la monarchie.

HORS-SÉRIE TELQUEL 105


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°589

Bons N
DU 11 AU 17 OCTOBRE 2013
Par Fahd Iraqi
ous ne sommes ni
en Suède ni en
Afghanistan.
Bienvenue en

baisers de
“Absurdistan”.
C’est chez nous,
au plus beau pays
du monde. Au
royaume où les autorités se sur-
passent dans l’art de nous couvrir de

Nador
honte. L’affaire dite du “baiser de Na-
dor” est un nouveau scandale qui fait
de nous la risée de la planète. Nous
avons eu droit à la totale : du sar-
casme du Petit journal de Canal+,
qui en fait son sujet d’ouverture, à
l’indignation de la presse norvé-

106 TELQUEL HORS-SÉRIE


haut de gamme all inclusive, aux de Nador a tout intérêt à abandon-
portes d’une église... la liberté du ner les charges contre ces ados
Marocain s’arrête là où commence (dont il a déjà pourri la vie), à moins
le pouvoir discrétionnaire d’un de vouloir assister à un kiss-in na-
agent d’autorité. Oui, discrétion- tional devant son tribunal. En plus,
naire ! C’est connu, les lois condam- cette histoire rocambolesque, dans
nant la consommation d’alcool, les la conjoncture actuelle, va à l’en-
relations sexuelles, la conversion à contre des intérêts mêmes du ré-
une autre religion sont appliquées gime. Alors qu’un vent d’islamisa-
au cas par cas. Heureusement, si- tion souffle sur toute la région, le
non il y aurait peut-être plus de Ma- Maroc tolérant semble soucieux de
rocains dans les prisons que dans freiner quelque peu la montée du
la rue. D’ailleurs, que cette affaire conservatisme dans la société. Un
ait éclaté à Nador est une parfaite signe qui ne trompe pas : des jour-
illustration que notre législation naux puritains se sont mis ces der-
(contradictoire aux principes uni- niers temps à faire leur couverture
versels des libertés individuelles) sur des sujets traitant d’alcool ou
est à géométrie variable. Pire, elle de transsexuels. Tout ce qui va dans
révèle que la ligne de fracture entre le sens de l’anti-islamisme est bon
le Maroc utile et le Maroc inutile à diffuser en ce moment. D’ailleurs,
n’est pas uniquement d’ordre éco- même 2M a jugé utile de réserver
nomique. Elle est surtout sociétale. un sujet dans son JT pour plaider
Jamais un magistrat de Casablanca la cause des jeunes de Nador.
ou Rabat n’aurait décidé la pour- Agréable surprise de la part d’une
suite de mineurs – en état d’arres- chaîne qui, depuis des lustres, a
tation, de surcroît – pour “atteinte banni de son antenne les scènes
à la pudeur” à cause d’une histoire d’amour. Afficher des valeurs de
de baiser volé. Dans la capitale, modernité, pour rassurer l’Occident
dans la métropole ou même dans et une classe moyenne progressiste,
les grandes villes du royaume, la tout en restant attaché à l’archaïsme
justice, quand elle se lance dans des religieux, pour ne pas se couper des
procès kafkaïens, prend malgré tout masses populaires et faire bonne fi-
le soin de mettre la barre un peu gure auprès de nos généreux frères
plus haut : rappelez-vous en 2003, du Moyen-Orient, est un équilibre
quand 14 jeunes rockers bidaouis quasi impossible à trouver à
gienne qui ne nous a jamais consa- ont passé un mois en prison pour... l’échelle d’une société. Malgré tous
cré une ligne, jusqu’aux piques bien satanisme. La mobilisation extraor- ses efforts, le pouvoir se retrouve
senties de nos voisins algériens, ca- dinaire de l’époque avait permis aux pris à son propre jeu de dupes. Il a
pables de déceler dans un accident jeunes, accusés de flirter avec le beau se montrer open mind à
de circulation une affaire d’État. Cela diable, de bénéficier finalement l’échelle centrale, ses relais dans le
fait mal : c’est une gifle, pas un bai- d’une grâce royale. Aujourd’hui, en Maroc profond restent sous la
ser... Cette histoire de bisou de col- 2013, à l’ère du numérique, c’est la chape oppressante du conserva-
légiens sur Facebook dévoile à la face solidarité sur les réseaux sociaux tisme et du regard de l’autre. Des
du monde un exemple type de la qui a permis aux adolescents de Na- affaires comme celle de Nador vien-
schizophrénie de notre société et de dor de recouvrer leur liberté en at- dront le pousser dans ses derniers
notre régime. Dans un bled où l’on tente de leur procès : tout le monde retranchements et mettre la lumière
doit nos libertés individuelles à une s’est mis à rouler des pelles à tout sur une évidence : “tradition et mo-
tolérance du système plutôt qu’à la le monde et à poster les photos sur dernité” n’est pas un concept de
force de la loi, une épée de Damoclès des sites de partage. Et espérons l’exception marocaine, c’est juste
est en permanence suspendue sur que, cette fois-ci, il n’y aura pas be- une figure de rhétorique, un oxy-
nos têtes. À la sortie du bistro du soin de déranger Mohammed VI more. Un jour où l’autre, l’heure des
coin, dans l’enceinte du hammam pour clore le dossier. Le procureur choix sonnera…

HORS-SÉRIE TELQUEL 107


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Acrobatie soulignait qu’un jour ou l’autre on aurait

budgétaire
du mal à emprunter. Aujourd’hui, nous
y sommes presque : le marché local des
capitaux est quasiment à sec et les condi-
tions sur le marché mondial sont de plus
en plus contraignantes. Comprenez, si
on s’amuse à lever plus de dette, on la
paiera plus cher. D’ailleurs, en 2014, on

U
devra rembourser près de 57 milliards
entre intérêt et principal, soit 18 milliards
ne première ! Une de plus que l’année en cours. Car un bud-
grande première ! Dans get, ce n’est pas seulement des recettes,
la Loi de Finances 2014, mais surtout des dépenses. Et sur ce cha-
le gouvernement nous pitre, force est de constater que le gou-
annonce une baisse des vernement fait dans la manipulation des
recettes. Jamais un res- chiffres. La baisse de 9 milliards de di-
ponsable politique n’avait eu jusque- rhams constatée entre 2013 et 2014 dans
là l’audace de nous prévenir que le pays le budget général est trompeuse. Elle est
allait tourner avec moins d’argent. À à corriger par les 15 milliards de coupe
première vue, on serait tenté de tirer budgétaires sur les investissements pu-
notre chapeau au gouvernement Ben- blics qu’avait décrétées Benkirane en avril
kirane pour son pragmatisme. Nous dernier. En réalité, les dépenses pu-
sommes dans un pays fauché qui n’a bliques devront s’inscrire en hausse de 6
pas tellement de ressources naturelles, milliards de dirhams. Et c’est normal, car
si ce n’est une agriculture fortement aucun effort n’a été consenti au niveau
dépendante de la pluviométrie. Nous de la masse salariale (qui absorbe plus
subissons par ricochet la crise écono- d’un tiers du budget de l’État). Pire en-
mique qui met à genoux les économies core, en 2014, les salaires des fonction-
de nos pays partenaires, il n’y a donc ÉDITO N°591 naires devraient franchir la barre sym-
DU 25 AU 31 OCTOBRE 2013
aucune raison valable pour espérer Par Fahd Iraqi
bolique des 100 milliards de dirhams.
créer de la richesse et permettre ainsi L’élaboration de la Loi de Finances a
à l’État d’encaisser plus d’impôts. Sur- tendance à ressembler à une acrobatie
tout quand notre système fiscal est ce dont le seul objectif est de minimiser
qu’il est. Il est ainsi normal que les pré- rocains une amélioration des revenus l’ampleur du déficit. On gonfle les re-
visionnistes du ministère des Finances des entreprises structurées alors qu’il cettes, on minimise les dépenses et tant
s’attendent à récolter moins d’impôts n’y a aucun indicateur de reprise éco- pis si l’on rate les réalisations, car on
sur les sociétés. Seulement, en limitant nomique. En plus, la baisse des recettes aura été plus optimiste qu’il ne fallait.
cette baisse escomptée à 2,6 milliards, promises par Benkirane reste très hy- De toute façon, pour juger effectivement
ils restent dans une hypothèse peu pothétique. Il nous promet juste d’em- de l’exécution de la Loi de Finances, il
conservatrice. Elle est même très op- prunter moins d’argent que par le faut attendre deux ans et décrypter un
timiste si on la confronte aux réalisa- passé. Tiendra-t-il vraiment parole ? Il jargon très compliqué des finances pu-
tions des neuf premiers mois de l’an- faut croire que oui, car il n’a pas vrai- bliques contenu dans des documents in-
née : à fin septembre 2013, les recettes ment le choix. Il y a presque deux ans, digestes qui pèsent une tonne. Un exer-
de PIS ont dégringolé de 4 milliards de TelQuel avait consacré un dossier aux cice qui ne passionne pas vraiment grand
dirhams et l’objectif d’atteindre 42,5 finances publiques pour tirer la son- monde. Mais ce n’est pas notre cas. Pro-
milliards de dirhams est définitivement nette d’alarme quant au niveau d’en- mis, juré, nous vous livrerons un long
enterré. Le gouvernement Benkirane dettement de Maroc SA (cf. n° 516). feuilleton pour démêler les composantes
a juste compris que cela n’aurait pas Face à une ardoise qui flirtait à l’époque du budget. Un feuilleton qui commence
été du tout crédible de vendre aux Ma- avec les 500 milliards de dirhams, on d’ailleurs dès cette semaine.

108 TELQUEL HORS-SÉRIE


La saison
ÉDITO N°593
DU 08 AU 14 NOVEMBRE 2013
Par Fahd Iraqi

des discours
6 novembre, Mohammed VI avait une
thématique imposée : l’affaire du Sahara.
Au-delà de l’anniversaire de la récupéra-
tion des provinces du sud, le dossier a
connu tellement de rebondissements

L
cette année que le roi ne pouvait se per-
mettre de faire l’impasse sur le sujet. Le
e discours de Mohammed VI mais des chances d’avancer vers un dé- ton adopté ressemble néanmoins à celui
à l’occasion de la commémo- but de solution. C’est ce que la MAP des deux précédents speechs : un ton dur,
ration de l’anniversaire de la appelle solennellement l’impulsion ferme. Dans ses propos, on peut lire entre
Marche verte vient clôturer royale. Cette impulsion, on l’a obser- les lignes les remontrances à l’adresse de
la haute saison de la commu- vée également suite au discours du certains partenaires stratégiques ou à cer-
nication royale. Depuis son 11 octobre, à l’occasion de l’ouverture taines ONG internationales, mais surtout
intronisation, le calendrier des fêtes d’une nouvelle année législative au par- une réponse frontale au régime algérien,
nationales fait qu’on a droit, entre le lement. Cette fois-ci, ce sont les ges- qui ne rate pas la moindre occasion pour
30 juillet et le 6 novembre, aux quatre tionnaires de Casablanca, élus comme afficher son parti pris autour de ce conflit.
discours royaux de l’année. Cela fait fonctionnaires, qui en avaient pris pour L’année 2013 a donc été l’année des dis-
une allocution par mois en moyenne, leur grade. Les Bidaouis peuvent, là cours coup de poing. Un tournant dans
et c’est toujours un moment sacré : tout encore, rétorquer que les probléma- le mode de communication royale. Cela
Marocain devant une petite lucarne tiques évoquées ne sont que la partie peut être interprété comme un signe de
dans un espace public est contraint d’y visible de l’iceberg. Il n’empêche que, maturité d’un régime qui a pris
prêter l’oreille. Eh oui, les propos de depuis ce discours, il y a des choses qui conscience de la nécessité de se mouiller
Mohammed VI sont très précieux... bougent dans la métropole. Auront- pour assurer pleinement un pouvoir exé-
Surtout que le discours est le seul mode elles un effet durable, ou serait-ce juste cutif qu’il ne veut pas lâcher. Mais cela
de communication pour lequel il a opté une sorte de bande-annonce de ré- peut également être perçu comme un
afin de faire entendre, littéralement, formes qui ne seront jamais menées à signe de panique d’un pouvoir débordé
sa voix à la nation. Le cru 2013 des dis- terme ? La question reste ouverte, mais sur tous les fronts et qui opte pour la
cours a été très particulier. Il révèle un on peut deviner un début de réponse. meilleure stratégie de défense : l’attaque
changement de ton dans les allocutions Nous avons tous assisté, au moins une en l’occurrence. Quoi qu’il en soit, cette
de Mohammed VI. Dans celle du fois dans notre vie, au miracle maro- nouvelle approche de la communication
20 août, il a traité de l’état catastro- cain : voir un rond-point sortir de terre royale ne laisse personne indifférent.
phique du secteur de l’enseignement ou une voirie retapée à neuf, la veille Mais son efficacité repose sur un rythme
et tiré à boulets rouges sur le travail du du passage du cortège royal. C’est nettement plus soutenu des sorties mé-
gouvernement Benkirane I. Et si ce dia- connu, au Maroc, nous sommes forts diatiques du souverain pour aller au fond
gnostic n’a rien de nouveau, reconnais- quand il s’agit de colmatage. Mais ça, des sujets : quatre discours annuels ne
sons que ce chantier de réforme de c’est une autre histoire. Restons plutôt suffisent pas. Les spin doctors de la mo-
l’éducation a aujourd’hui plus que ja- dans les discours royaux. Pour celui du narchie doivent en tenir compte.

HORS-SÉRIE TELQUEL 109


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Que des effets guées au fil du temps au recueil des


bonnes intentions. Cette incapacité de

d’annonce !
traduire des paroles en actes, ou des
propositions en mesures concrètes,
n’est pas propre aux seuls travaux du
CESE. On peut le constater aussi quand
il s’agit des différents rapports présen-

D
tés à l’issue de commissions nationales
chargées de mener de grandes ré-
e nouveau, un rapport du commandations a toujours nourri l’es- formes. Cet immobilisme trouve son
Conseil économique, so- poir qu’on va finalement “faire ce qu’il explication dans un manque de cou-
cial et environnemental faut”. L’exemple le plus concret est rage politique. Le personnel partisan
(CESE) fait les gros titres sans doute celui du rapport commandé voit dans l’accès au pouvoir une fin en
de la presse. Cette fois- par le roi lui-même au sujet d’un nou- soi. Quant aux technocrates cooptés,
ci, il concerne le secteur veau modèle de développement des ils restent vigilants pour ne pas mettre
de la santé (voir p. 14). Et la qualité de provinces du sud. La feuille de route en péril les équilibres de pouvoir qui
ce travail vient à nouveau confirmer la proposée dans le pavé du CESE a été les ont conduits jusqu’aux postes à res-
compétence et l’intégrité des hommes brandie par notre diplomatie comme ponsabilité. Résultat, les réformes
et des femmes castés au lendemain du un gage du sérieux de l’approche ma- émanant de part et d’autre ne vont ja-
20 février 2011 par Chakib Benmoussa, rocaine concernant la mise en place mais au fond des choses et restent can-
chargé alors par le roi de donner vie à d’une régionalisation avancée du Sa- tonnées à des mesurettes paramétrées
une institution constitutionnelle qui hara. Mais pour l’application effective juste pour entretenir une illusion de
n’existait qu’à l’état de friche. Le bilan de ce plan, on ne voit toujours rien ve- changement. Mais c’est l’architecture
de ces presque trois ans d’activité du nir. Les chevilles ouvrières qui éla- même du régime qui veut cela. Un ré-
CESE est plus qu’honorable. Il a été borent les différents rapports du CESE gime tiraillé entre des valeurs démo-
l’organisme le plus prolifique en ma- ne se font pas d’illusion : c’est au gou- cratiques modernes qui le fascinent et
tière de production d’études. Fiscalité, vernement de prendre le relais pour des réflexes totalitaires archaïques qui
marchés publics, compensation, Sa- mettre en application leurs recomman- contribuent à asseoir sa légitimité. Un
hara, santé, parité, culture… les experts dations. Mais force est de constater régime où les centres de décision sont
de cette institution ont touché à tout. que, jusque-là, les propositions du éparpillés, permettant toujours aux
La justesse de leurs propos a toujours Conseil demeurent sans suite ; elles hommes du pouvoir de garder la main
convaincu, la pertinence de leurs re- restent lettre morte avant d’être relé- sur l’agenda politique.

ÉDITO N°598
DU 13 AU 19 DÉCEMBRE 2013
Par Fahd Iraqi

110 TELQUEL HORS-SÉRIE


Liberté
de conscience
T
rois ans après la révolu-
tion, la Tunisie est en
train d’adopter une nou-
velle constitution. Dans le
lot des articles déjà ap-
prouvés, il y a celui qui
“garantit la liberté de conscience et de
croyance”. Le libre arbitre acquis par
les Tunisiens depuis l’ère Bourguiba
reste alors sain et sauf, malgré la mon-
tée de l’extrémisme ces dernières an-
nées. Au Maroc, nous n’avons pas ÉDITO N°602
réussi à inscrire la liberté de conscience DU 10 AN 16 JANVIER 2014
dans notre texte constitutionnel. Pour- Par Fahd Iraqi
tant, on était à deux doigts de réaliser
cette prouesse lors des débats au sein
de la commission Mennouni. Les deur des croyants et rappelant les
conservateurs avaient néanmoins op- grandes lignes de “l’islam tolérant à la
posé leur veto, les modernistes marocaine”. La démarche a le mérite
s’étaient montrés peu mordants et les d’apaiser temporairement les tensions,
arbitres du Palais étaient restés dans mais n’apporte pas de solution du-
une neutralité navrante. Dieu sait rable. Car c’est au nom de la religion
pourtant à quel point le royaume a be- et en partant du principe que tous les
soin de se retrouver en paix avec la re- Lachgar, considérait la démocratie Marocains sont musulmans par obli-
ligion. Au-delà des garanties appor- comme l’œuvre de Satan, passerait gation que les radicaux peuvent sévir.
tées au citoyen par la reconnaissance inaperçu. Idem pour l’imam Nhari, qui Et ils sont partout, même dans les
de cette liberté individuelle fondamen- avait défrayé la chronique avec son ap- sphères de l’islam officiel. La fameuse
tale, son instauration nourrit de grands pel au meurtre contre un journaliste fatwa du Conseil supérieur des ouléma
espoirs quant à la purge de notre Code dont le “crime” était d’avoir défendu condamnant l’apostat à la peine capi-
pénal de multiples aberrations. Ces la liberté de la femme de disposer de tale est là pour le rappeler. Il n’est pas
lois qui pourrissent la vie à des Maro- son corps. Et des dérapages du genre non plus rare d’assister dans les mos-
cains qui ont choisi d’être libres dans se multiplient, au point de devenir quées à des réquisitoires fielleux. Cela
leur âme et conscience, mais qui presque banals… Les spin doctors du démontre à quel point le pouvoir a
restent otages de la croyance domi- Palais profitent généralement de ce malgré tout du mal à déminer le
nante. Pour le pouvoir lui-même, ac- genre de polémiques religieuses pour champ religieux. Une alternative se-
corder une telle liberté lui épargnerait en remettre une couche sur le rôle cru- rait peut-être de libérer définitivement
bien des tracas. Le régime n’aurait plus cial d’Amir Al Mouminine comme la conscience des Marocains. Quitte à
à gérer les appels haineux de ces fqihs rempart contre la montée de l’extré- prendre un grand risque : priver le ré-
aliénés. Un cheikh comme Abou Naïm misme. Leur méthode : un prêche gime d’un des piliers sur lesquels il as-
qui, bien avant d’excommunier Driss aseptisé prononcé devant le Comman- soit sa légitimité.

HORS-SÉRIE TELQUEL 111


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°607
DU 14 AU 20 FÉVRIER 2014
Par Fahd Iraqi

entendu aucun de nos responsables


évoquer ouvertement le sujet. Les
seules réactions recueillies restent éva-

Finesse
sives et peu informatives, même si les
sources qui les divulguent préfèrent
rester anonymes. “Cette reprise des
relations se fera sous condition du
respect de la souveraineté, des inté-

diplomatique
rêts culturels et valeurs religieuses du
royaume, et la non-ingérence de
l’Iran dans les affaires du Maroc et
dans ses relations avec les pays du
Golfe”, assènent nos diplomates. Com-
prenez, le Maroc ne s’est pas encore

L
décidé à répondre à cet appel du pied
de l’Iran, bien qu’il n’existe plus dé-
a scène se déroule dans l’im- tous les responsables politiques sormais aucun intérêt géostratégique
posant building de l’ONU à tiennent des points de presse régu- pour bouder cette puissance du
New York. L’ambassadeur liers pour sensibiliser les médias. Moyen-Orient aussi influente que
russe réunit la presse pour Avant cela, leur staff se creuse les mé- riche. En effet, depuis l’arrivée au pou-
un briefing non formel. Un ninges pour jouer à l’avocat du diable, voir de Hassan Rouhani, l’Iran est de-
journaliste l’interpelle au su- histoire d’anticiper les questions à ve- venu plus présentable aux yeux de nos
jet de Samantha Power, l’ambassa- nir et concocter une réponse sur le ton alliés occidentaux et une amélioration
drice américaine aux Nations Unies, qui s’impose : dérision, fermeté, sé- des rapports entre la République is-
qui a reçu le même jour les Pussy Riot, duction… Rien n’est laissé au hasard, lamique et nos amis du Golfe n’est pas
les chanteuses que le monde a décou- tout est calculé. Nos diplomates de- exclue. Mieux encore, le Maroc a
vert quand elles ont été jetées en pri- vraient en prendre de la graine. Eux même une carte à jouer dans ce pro-
son pour avoir critiqué le président préfèrent rester muets plutôt que de cessus de normalisation de l’Iran avec
Vladimir Poutine. Le diplomate venu chercher à convaincre la presse. L’il- le reste du monde. Donc à moins qu’il
du froid lui répond alors : “Que vou- lustration type est sans doute cet épi- y ait des arguments valables pour re-
lez-vous que je vous dise ? Peut-être sode de dégel diplomatique entre Ra- jeter cette main tendue par Téhéran
que madame l’ambassadrice envisage bat et Téhéran. En effet, les signaux pour une réconciliation – et dans ce
de rejoindre le groupe”. Éclats de rire se multiplient ces derniers temps en cas de figure, nos gouvernants de-
dans la salle. Le sujet est clos, on passe faveur d’une reprise des relations vraient nous éclairer –, la diplomatie
à autre chose. L’anecdote résume bien entre le royaume et la République is- marocaine devrait adopter une atti-
toute la finesse des diplomates des lamique, rompues depuis 2009. Mais tude moins arrogante. L’arrogance
grandes puissances. Dans les pays dé- toutes les informations concernant ce peut parfois être une vertu dans les
veloppés, les ambassadeurs, les mi- tournant important nous parviennent affaires diplomatiques, mais en abu-
nistres des Affaires étrangères comme d’Iran et non du Maroc. Nous n’avons ser est forcément contre-productif.

112 TELQUEL HORS-SÉRIE


L’art de My Makhzen and me ainsi qu’une table
ronde avec le collectif Guerilla Cinéma.

la censure
Cette fois-ci, le coup de pression serait
venu des gestionnaires du centre cultu-
rel Renaissance à Rabat, appartenant à
la famille royale, sous prétexte que les
débats politiques sont bannis des lieux.
Le rappeur L7a9ed, les cinéastes de Gue-
rilla Cinéma et Nadir Bouhmouch, le ré-
alisateur de My Makhzen and me, ont
en commun d’avoir émergé du Mouve-
ment du 20 février. Face à eux, le pou-
voir semble user d’instruments démesu-
rés pour contrer leur forme d’art.
Pourtant, cette culture poil à gratter des
puissants, ses œuvres courageuses qui
mettent le Makhzen à nu devant ses
contradictions et ses injustices sont pro-
ductives dans une société qui se cherche
un modèle. L’art rebelle est même un
signe de bonne santé dans un pays qui
se veut en transition démocratique. C’est
ÉDITO N°609 un miroir qui grossit les traits des déra-
DU 28 FÉVRIER pages et un baromètre pour prendre le
AU 06 MARS 2014
Par Fahd Iraqi
pouls d’une communauté mal dans sa
peau. Mais il ne faut pas compter sur les
faucons du régime pour avoir cette vi-
sion des choses. Leur démarche sonne
comme une vendetta contre le Mouve-
ment du 20 février. On veut lui asséner

L
le coup de grâce en exterminant jusqu’à
sa dernière branche. C’est son aile cultu-
a culture est le prolongement la conférence de presse du rappeur et relle qui a su le mieux s’organiser et s’est
de la politique par d’autres militant Mouad L7a9ed. Un dispositif montrée des plus efficaces et des plus
moyens. Les militants du sécuritaire impressionnant avait été prolifiques. Ce processus de “contain-
20–Février l’ont compris déployé pour dissuader les proprié- ment” a, malgré tout, ses limites. Au len-
quand leur mouvement a taires d’une librairie casablancaise demain de l’interdiction de sa conférence
commencé à s’effriter et d’abriter cet événement “non auto- de presse, L7a9ed a pu monter sur scène
qu’ils se sont mis à se recycler dans les risé”. Une semaine plus tard, les orga- dans un club de Casablanca. Les acti-
associations culturelles. Jusque-là, les nisateurs du festival Résistance & Al- vistes du festival Résistance & Alterna-
autorités ne réagissaient que de ma- ternatives se sont vu refuser l’accès aux tives ont pu délocaliser une partie de leur
nière occasionnelle pour contrer cer- anciens abattoirs de Casablanca. Les activité ailleurs. Enfin, les œuvres de
taines de leurs activités. Mais récem- portes de ce qui est censé être une fa- Guérilla Cinéma sont disponibles en un
ment, une tendance de fond se brique culturelle sont restées fermées double clic sur le Web. Si le régime croit
dessine : on cherche à bâillonner les au nez des acteurs qui font vivre cet pouvoir siffler la fin de la récréation à
artistes qui se déclarent proches du espace, sous prétexte qu’une autorisa- coups de censure pour makhzéniser la
mouvement. En l’espace de deux se- tion de la ville était nécessaire. Troi- culture à sa guise, il se trompe de com-
maines, trois cas de censure de mani- sième cas et non des moindres, le fes- bat. Pire, il ne fait que redonner du
festations culturelles sont à déplorer. tival Étonnants voyageurs vient de souffle à un mouvement en voulant
D’abord l’interdiction, le 13 février, de déprogrammer la projection du film l’étouffer.

HORS-SÉRIE TELQUEL 113


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Le genre
du trône islamiste empêchent de voir une roi de Babylone, décrits comme les
autre injustice : jamais une reine ne pires des despotes. Il y a bien ceux qui
pourra diriger le Maroc, selon les conspuent le droit des femmes à diri-
règles de la Constitution actuelle. ger, non pas pour des raisons reli-
L’égalité entre les sexes a beau être gieuses, mais ce ne serait pas dans leur
inscrite dans la base de nos lois, elle nature, disent-ils. À ceux-là, encom-
ne s’applique pas au trône alaouite. brés de stéréotypes, il faut rappeler
L’article 43 de la Constitution dis- l’histoire. De grandes reines ont émergé
pose que “la Couronne du Maroc et en terre d’islam. Elles étaient guerrières
ses droits constitutionnels sont hé- comme Chajar ad-Durr au Caire, qui a
réditaires et se transmettent de père pris le pouvoir par les armes et capturé
en fils aux descendants mâles”. Un le roi de France, Louis IX. Elles ont as-
état de fait que très peu remettent en suré la longévité de leur trône comme
cause, mais qui a une charge symbo- la Yéménite ‘Arwa qui a régné près d’un
lique forte : les femmes ne sont pas demi-siècle. Et plus proche de nous,
là où les décisions sont prises. Il y a Sayyida Al Hurra, la gouvernante de
d’abord un paradoxe originel perpé- Tétouan, qui a exercé le pouvoir pen-
tué par le trône, qui fonde sa sacra- dant 30 ans, leader des pirates de la
ÉDITO N° 610 lité sur la descendance de Fatima, Méditerranée et alliée de Barberousse.
DU 07 AU 13 MARS 2014 fille du prophète, mais qui interdit le Toutes les qualités des grandes reines
Par Aicha Akalay pouvoir à une reine. C’est grâce à une musulmanes (et leurs défauts), ainsi

L
femme que la monarchie jouit du sta- que l’absence de fondement théolo-
tut de commanderie des croyants, gique, concourent à prouver que la pri-
a monarchie s’est construit mais les femmes s’en sont retrouvées mogéniture masculine n’est que le stig-
l’image d’une institution fa- exclues. D’un point de vue religieux, mate d’une vision patriarcale du
vorable aux femmes. Le roi la règle de la primogéniture mascu- pouvoir. Ce dernier est basé sur la tribu
Mohammed VI a forcé la line n’a quasiment pas de fondement. et la famille, qui conçoit le pouvoir
réforme de la Moudawana Il y a bien un hadith qui soutient comme un patrimoine ou un bien.
il y a dix ans, et il faut lui en qu’un peuple dirigé par une femme Seuls les hommes en sont garants et se
savoir gré. Depuis, une antienne do- ne connaîtra jamais la prospérité, le transmettent. Passer à la primogé-
mine dans les milieux progressistes : mais il fait l’objet de nombreuses re- niture sans considération de sexe,
le roi, et donc la monarchie, seraient mises en cause par les oulémas et, comme l’ont fait la plupart des monar-
plus évolués sur la question des surtout, nulle évocation de cette dif- chies européennes, ce serait envoyer
droits des femmes que le reste de la férence entre hommes et femmes un signal fort à la moitié de la popula-
société. Comprenez : il faut soutenir dans le Coran. Par contre, il y est fait tion de ce pays. Les Marocaines
la monarchie contre l’obscurantisme mention des qualités de Balkis, reine peuvent prétendre aux plus hautes
des islamistes. Mais ce prisme de lec- de Saba, une gouvernante éclairée et fonctions de l’État, elles sont capables
ture et la focalisation sur le danger sage par opposition à Pharaon ou le d’en assumer la charge.

114 TELQUEL HORS-SÉRIE


ÉDITO N° 611
DU 14 AU 20 MARS 2014
Par Fahd Iraqi

Vision et
lique de la Commanderie des croyants,
le Palais a su faire fructifier les liens re-
ligieux séculaires du royaume avec plu-
sieurs pays du continent. De leur côté,
les plus grosses entreprises publiques

visibilité
marocaines ont ouvert la voie des in-
vestissements à notre secteur privé, qui
prend progressivement le relais dans la
“conquête” des économies subsaha-
riennes. Mais un rayonnement durable
en Afrique doit être global. Se conten-
ter d’une influence politique, religieuse

J
et économique est une erreur à ne pas
amais la diplomatie chérifienne Même avec le voisin mauritanien, on commettre. Un ancrage durable du Ma-
n’a autant été au cœur de l’ac- traverse une crise qui ne dit pas son roc en Afrique passe aussi et surtout par
tualité. On le doit à la visibilité nom, en raison de l’intérêt que porte la culture. Sur ce volet, il est déplorable
exceptionnelle de Mohammed notre diplomatie à la crise malienne. de constater que le travail n’a même pas
VI en Afrique. Avant, pendant Le choix du Maroc de s’étendre en commencé : aucune des 87 conventions
et après sa dernière tournée Afrique est légitime et s’impose de signées devant Mohammed VI durant
dans le continent, les “câbles” diplo- lui-même. Mais cette stratégie est une son périple africain n’a porté sur la
matiques se suivent et ne se res- ambition qu’il faut assumer. Le ren- culture. Le locataire de ce département
semblent pas. Avec les Américains, forcement de notre leadership régio- n’a même pas été de la délégation
c’est le grand amour : on passe pour le nal implique aussi un risque pour royale. Chez nous, on se contente d’or-
bon soldat capable de servir de rem- l’image du royaume. Un malheureux ganiser des festivals africains, mais on
part à l’extrémisme religieux montant échec de notre politique étrangère ne va que très rarement à la rencontre
dans une région instable. Mais aussi dans le continent pourrait se traduire de l’Afrique. Actuellement, notre repré-
pour un explorateur des opportunités par une perte de crédibilité auprès de sentativité culturelle sur le continent se
d’affaires sur un continent prometteur. nos alliés africains et des grandes limite à des initiatives privées de mili-
Avec la France, le temps est plutôt à la puissances qui scrutent nos actions. tants dans le domaine. Il faudra pour-
scène de ménage qui débouche sur un C’est dire que l’on est attendu au tour- tant passer à la vitesse supérieure et
divorce judiciaire. Et nombreux sont nant, que l’on n’a pas droit à l’erreur. donner les moyens à nos artistes de
ceux qui expliquent ce froid ambiant Jusque-là, le Maroc semble engagé “conquérir” à leur manière le continent.
entre Rabat et Paris par une certaine sur la bonne voie. Il cumule les quick La visibilité culturelle est un bon baro-
méfiance vis-à-vis de l’offensive ma- win au fil des tournées de Moham- mètre pour mesurer le succès d’une po-
rocaine en Afrique francophone. med VI. En humanisant la symbo- litique étrangère.

HORS-SÉRIE TELQUEL 115


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N° 618
DU 02 AU 08 MAI 2014
Par Fahd Iraqi

cielle nous prive clairement d’une


arme à laquelle on s’accrochait
comme un dernier recours : nos ex-
perts en relations internationales ont
toujours voulu nous faire croire à un
soutien indéfectible de la France
contre vents et marées. Là, le mes-

Cher Sahara
sage est on ne peut plus clair : il ne
faut pas trop compter dessus, et il
faut surtout se rendre à l’évidence
que l’appui d’une puissance mon-
diale n’est jamais acquis ad vitam ae-
ternam. Parfois, il est gratuit.

R
D’autres fois, il peut nous coûter un
TGV. Voire plus… Plus que jamais,
ésolution de l’ONU 2152. à supporter par les caisses de l’État la diplomatie chérifienne a dû haus-
Une nouvelle décision et qui fera le bonheur de nos lob- ser le ton pour bloquer les velléités
qu’il a fallu aller arra- byistes attitrés aux États-Unis. Il est de la Minurso de s’ériger en gardien
cher au siège du Conseil ici question de coût politique. Car des droits de l’homme au Sahara. Ra-
de sécurité à New York Rabat a dû brûler de précieuses bat, dans un langage diplomatique-
après une bataille diplo- cartes diplomatiques pour faire face ment correct, a même laissé entendre
matique des plus ardues. L’enjeu à cette situation de crise. Il a fallu que l’éventualité de faire évacuer la mis-
était de contrer l’introduction d’un Mohammed VI s’implique de nou- sion onusienne de notre territoire.
mécanisme pour l’observation des veau personnellement pour désa- C’est dire à quel point il a fallu jouer
droits de l’homme au Sahara, éma- morcer une résolution qui allait tour- serré. Le pire, c’est que ce n’est pas
nant cette fois-ci du secrétariat gé- ner en notre défaveur : un échange fini. C’est juste un nouveau sursis.
néral des Nations Unies. Il faut pré- téléphonique avec Ban Ki-Moon sur L’année prochaine, cette question
ciser (encore et toujours) qu’un un ton assez menaçant, une visite des droits de l’homme reviendra cer-
élargissement du mandat de la Mi- (semi) officielle dans les provinces tainement. Un domaine dans lequel
nurso à la question des droits de du sud en plus d’un détour par la le Maroc fait tant d’efforts – particu-
l’homme est synonyme d’une perte France pour ramener à la raison la lièrement dans les provinces du sud
de souveraineté pour le royaume sur diplomatie tricolore. C’est que le Quai –, mais où il reste encore un long
ce territoire contesté aux yeux des d’Orsay (et c’est une première !) a dé- chemin à parcourir. Et tant qu’on ne
instances internationales. Au final, claré durant les négociations qu’il se met pas au niveau des normes uni-
la nouvelle résolution onusienne vo- n’utiliserait pas son droit de veto – verselles en la matière, nos adver-
tée à l’unanimité maintient le statu en tant que membre permanent du saires continueront d’appuyer sur ce
quo. Mais cela nous a encore une fois Conseil de sécurité – pour rejeter une talon d’Achille. Et à chaque fois, il va
coûté cher. Assez cher. On ne parle décision qui ne conviendrait pas au falloir faire des concessions à nos
pas là du coût financier supporté ou Maroc. Cette prise de position offi- amis pour espérer leur soutien.

116 TELQUEL HORS-SÉRIE


Le monde selon
Benkirane
I
l est difficile de parler beaucoup l’éducation et à l’emploi que les
sans dire quelque chose de femmes marocaines affirment, tous
trop”, répétait souvent le roi les jours, qu’elles ne sont pas “mi-
Louis XIV. Une maxime que neures en intelligence et en piété”
notre Chef du gouvernement comme le veut une lecture dévoyée
doit méditer plus souvent dans d’un célèbre hadith, souvent cité par
ses discours et prises de parole. Lors des mâles désarçonnés et en quête
de son intervention devant la d’une supériorité factice. Le travail
Chambre des conseillers, et au mi- de la femme est plus qu’une néces-
lieu de déclarations de bonnes inten- sité économique pour les familles, au
tions sur la revalorisation de la pen- moment où tout devient cher au Ma-
sion alimentaire et la situation des roc, mais c’est aussi un impératif mo-
veuves au Maroc, Abdelilah Benki- ral. Dans le même discours, Benki-
rane n’a pas pu s’empêcher de glis- rane revient à l’antienne des “valeurs
ser des considérations rétrogrades et étrangères” à notre identité natio-
farfelues sur le travail de la femme nale et religieuse. Selon le Chef du
et sa place dans la famille. À la tri- gouvernement, la famille marocaine
bune, c’était le chef du PJD et un est menacée d’implosion par un mo-
homme en précampagne électorale, ÉDITO N° 625 dèle occidental importé. Sauf que, sur
DU 20 AU 26 JUIN 2014
soucieux de flatter sa clientèle poli- cette question, Benkirane se trompe
Par Abdellah Tourabi
tique, qui s’exprimait. Selon lui, les lourdement. Car il ne s’agit pas d’im-
femmes au Maroc “n’ont plus le porter un mode de vie européen ou
temps pour se marier, devenir mères une famille made in Scandinavie,
ou éduquer leurs enfants” depuis labeur, leur servent un dîner préparé mais plutôt de valeurs universelles
qu’elles ont quitté leurs foyers pour avec amour et affection, sont un pur qui garantissent aux individus leur
travailler à l’extérieur. Benkirane re- fantasme. L’histoire de la famille ma- dignité et correspondent le mieux à
grette ce qui lui semble être un âge rocaine est faite aussi de domination notre époque. Si Benkirane se met à
d’or de la famille marocaine, où la masculine, de violence et surtout de critiquer ces “valeurs étrangères”, il
femme était, d’après lui, un “astre lu- dépendance économique et juridique doit aussi remettre en cause les no-
mineux” dévoué exclusivement à ser- à l’égard des hommes. Le divorce tions de démocratie, de séparation
vir et entretenir son ménage. Comme était perçu comme une honte et une des pouvoirs, de règne de la loi et de
dans tout discours conservateur, femme devait subir humiliation et la Constitution, qui n’ont pas été le
Benkirane présente une vision my- brimades pour ne pas vivre la dis- produit de notre tradition et de notre
thifiée d’un passé qui n’a jamais grâce d’une répudiation. Le travail de culture. “La vérité est la quête du mu-
existé. Les femmes heureuses dans la femme est venu justement la libé- sulman, là où il la trouve il doit se
leurs foyers, qui attendent benoîte- rer et l’affranchir de cette dépen- l’approprier”, disait un hadith, que
ment le retour des enfants de l’école dance, qui la réduisait au rang d’être notre Chef du gouvernement devrait
et des maris d’une longue journée de subalterne. C’est grâce à l’accès à également méditer.

HORS-SÉRIE TELQUEL 117


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Et pourtant,
elle tourne
E
n 1632, le physicien et as- répandues. La société n’est pas une
tronome Galilée est pré- entité figée, inaltérable, où tout est
senté devant un tribunal gravé définitivement dans le marbre
de l’Église pour juger son de la tradition et de la coutume. Il y a
cas. Le tort de ce grand et moins d’un siècle, au Maroc, l’opinion
respectable savant : avoir publique majoritaire était contre
soutenu l’idée que la Terre tourne au- l’éducation des filles et leur accès à
tour du soleil, contrairement à la “vé- l’espace public. Sans oublier, évidem-
rité” dominante de l’époque qui consi- ment, les avis des ouléma, très suivis
dérait la Terre comme le centre de à l’époque, qui interdisaient l’usage de
l’univers. Devant la menace de torture la télévision, de la radio, et même des
et la mort certaine qui l’attend, Gali- trains, car c’était l’œuvre de l’étran-
lée est contraint de renoncer à sa thèse ger, chrétien et malintentionné. Des
et déclarer qu’il était dans l’erreur. Sa- idées et des valeurs majoritaires il y a
tisfaits des rétractations du physicien, un siècle, mais complètement dépas-
les juges décident de l’acquitter. Mais sées et désuètes de nos jours. Et, en-
en sortant du tribunal, Galilée, brisé, fin, comment ne pas rappeler qu’à
mais profondément confiant en ses l’origine de l’islam lui-même, il y avait
convictions, prononce cette phrase cé- un seul homme, entouré d’une poi-
lèbre : “Et pourtant, elle tourne”. gnée d’hommes et de femmes, une mi-
Quelques siècles plus tard, le monde Une cause soutenue par un petit norité, qui ont dit “non” aux croyances
a oublié les noms des juges de Gali- groupe de personnes ou des valeurs de leur temps ? Ils sont plus d’un mil-
lée, mais il a gardé le nom de ce der- défendues par une minorité sont alors liard de personnes aujourd’hui.
nier et sa découverte scientifique. perçues comme une quantité négli-
L’avis minoritaire de cet homme, à geable et une agitation sans poids ni
son époque, est devenu une vérité ad- impact. On reproche alors à ces per-
mise par tous. Cet exemple, et tant sonnes leur manque de représentati-
d’autres dans l’histoire, nous ap- vité politique et sociale et on les ren-
prennent qu’être minoritaire n’est pas voie à leur “insignifiance” numérique.
synonyme d’égarement, d’erreur ou Une vision du débat et du monde que
de faiblesse des arguments. De même Tocqueville, le grand écrivain libéral,
qu’appartenir à une majorité ne signi- appelait “la tyrannie de la majorité”
fie aucunement avoir raison. Dans le et présentait comme l’une des mala-
débat politique marocain, on avance dies de la démocratie et de la pratique
souvent la question de la minorité qui politique. Ceux qui tiennent cet argu-
doit se plier aux choix de la majorité ment ont mal ou peu lu l’histoire du
comme un argument massif et d’au- Maroc et du monde. La majorité des
torité. Selon cette logique, un avis ou avancées scientifiques, culturelles et
une conviction minoritaire au sein de sociales ont été l’œuvre d’une mino- ÉDITO N°626
DU 27 JUIN
la société est forcément une source de rité, patiente et déterminée, qui s’est AU 03 JUILLET 2014
désordre, de dissonance et de “Fitna”. érigée contre les idées dominantes et Par Abdellah Tourabi

118 TELQUEL HORS-SÉRIE


ÉDITO N°638
DU 10 AU 16 OCTOBRE 2014
Par Abdellah Tourabi

Le musulman,
pas et ne veulent pas être. Une sorte
de cri de rage et de dépit, qui rappelle
cette fameuse scène d’Elephant Man,
le film de David Lynch, où l’on en-

ce nouveau juif
tend presque : “Non, je ne suis pas un
monstre, je ne suis pas un terroriste,
je ne suis pas un intégriste… je suis
un être humain”. Ce sentiment d’hu-
miliation est à l’origine des réactions

U
crispées et radicales, au sein du
monde musulman, qui estiment que
n débat dans une émis- notamment, pour un juste, un l’Occident ne comprend que le lan-
sion diffusée sur une homme de valeur qui s’érige contre gage de la force et de la violence. Un
chaîne américaine a une islamophobie galopante en Oc- éternel cercle vicieux où la vexation
créé le buzz cette se- cident. Une reconnaissance et un en- nourrit la haine et la stigmatisation
maine sur les réseaux gouement, certes à moindre échelle, nourrit le ressentiment. C’est ainsi
sociaux, au Maroc et dont bénéficie également le journa- que les musulmans sont devenus les
dans le monde. Sur cette vidéo, abon- liste français Edwy Plenel, qui vient nouveaux juifs de l’Occident. Ils ont
damment partagée et commentée, on de publier Pour les musulmans (édi- désormais cette fonction de bouc
voit l’acteur et réalisateur Ben Affleck, tions La Découverte), un pamphlet émissaire, que l’on désigne pour exor-
atterré par les propos de l’animateur dirigé contre la xénophobie et le ra- ciser les peurs et les angoisses de so-
de l’émission et l’un de ses invités, cisme subi par les musulmans de ciétés en crise. Quand, au Moyen-âge,
qualifiant l’islam de “matrice de France. Les expressions de soulage- on accusait les juifs d’être la cause des
toutes les mauvaises idées” et le com- ment et de gratitude, manifestées par épidémies et autres catastrophes na-
parant à “une mafia”. Irrité, Ben Af- des musulmans en écoutant les pa- turelles, les musulmans se voient dé-
fleck se lance dans la défense de cette roles de Ben Affleck, ou en lisant le sormais héritiers de ce rôle de vic-
religion et du milliard de gens qui y livre d’Edwy Plenel, sont les signes time expiatoire, en étant présentés
croient “qui ne sont ni fanatiques, ne d’un malaise profond, d’une blessure comme l’origine de l’insécurité et du
frappent pas leurs femmes et qui qui cherche à être pansée et apaisée. chômage. En lisant Réflexions sur la
veulent juste aller à l’école, manger Il y a dans ces milliers de commen- question juive, où Jean-Paul Sartre
des sandwichs et prier”. En parcou- taires de remerciements une forme analysait les mécanismes de l’antisé-
rant les commentaires de cette sé- de désespoir, un sentiment malheu- mitisme en France, il est tentant de
quence, on s’aperçoit comment l’ac- reux d’appartenance à une identité remplacer le mot “juif” par “musul-
teur américain est passé aux yeux de et une communauté sans cesse pié- man”. On obtient presque le même
milliers de personnes, musulmans tinées et réduites à ce qu’elles ne sont résultat.

HORS-SÉRIE TELQUEL 119


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Une
affaire de
confiance
L
a scène est ahurissante
et quasi surréaliste : des
salariés et cadres de la
Caisse de dépôt et de
gestion (CDG) applau-
dissent, pendant de lon-
gues minutes, leur pa-
tron Anas Alami, tout
juste sorti d’une longue nuit d’inter-
rogatoire par le Parquet de Fès. Ce-
lui qui est lourdement accusé, voué
aux gémonies, et dont la vie ne sera
jamais la même depuis sa mise en
examen, est accueilli par les agents
de son institution en “victime” d’une
descente aux enfers qui leur semble
incompréhensible et injustifiée. Au-
delà de la solidarité de corps et l’as-
pect émotionnel de l’accueil, ces sa- ÉDITO N°640
lariés ont exprimé ce qui a beaucoup DU 24 AU 30 OCTOBRE 2014
manqué dans cette affaire et son trai- Par Abdellah Tourabi poids. Mais le vrai capital de la CDG
tement : le bon sens, et surtout le réside dans sa crédibilité, sa position
souci de sauvegarder la crédibilité et de “tiers de confiance” qui lui permet
la dignité de l’institution où ils tra- néral, peut aller là où d’autres de mobiliser et rassurer les différents
vaillent. Car la CDG n’est pas un éta- groupes économiques et financiers investisseurs privés pour s’engager
blissement public ordinaire. Il s’agit ne peuvent pas investir, soit par fri- dans de grands projets, nécessaires
là d’un géant financier et économique losité soit par absence d’intérêt à pour le développement du pays. Or,
qui gère l’épargne publique, et que court terme. Il suffit juste de jeter un en sortant la CDG de ce rôle et en la
financent les Marocains à travers coup d’œil sur les projets et secteurs propulsant dans les rubriques “scan-
leurs cotisations aux caisses de re- où la CDG est partie prenante (in- dales” et “faits divers” de la presse,
traite. Cette institution, de par sa frastructures, banques, tourisme, as- on lui ôte sa crédibilité et l’élément
puissance et sa mission d’intérêt gé- surances…) pour comprendre son de confiance dont elle se prévalait.

120 TELQUEL HORS-SÉRIE


est alors passé d’un simple litige im-
mobilier entre clients et fournisseurs,
du genre de ceux que traitent les tri-
bunaux tous les jours, à un séisme qui
secoue le monde des affaires et la ges-
tion des établissements publics. Le
retrait de la CGI (filiale immobilière
de la CDG) de la Bourse et les pertes
financières qu’elle pourrait entraîner
sont une illustration des effets chao-
tiques de cette affaire. On risque alors
de se retrouver avec une administra-
tion et des entreprises publiques com-
plètement paralysées, où aucun res-
ponsable ne peut s’aventurer à
Ainsi, les effets de cette affaire sont sique” de l’établissement aurait été prendre une décision qui engage sa
graves et sa gestion est calamiteuse. nécessaire pour préserver sa crédi- responsabilité et l’argent de l’État,
Tout d’abord, comment un géant de bilité et son prestige. Ensuite, tout le pourtant nécessaire au fonctionne-
la taille de la CDG peut-il être encore processus qui a déclenché cette af- ment de l’économie nationale. Quant
piloté par un homme tétanisé par faire est biaisé et va à l’encontre au patronat, qui brille par son absence
l’angoisse d’un procès dont les d’une gestion saine et rationnelle de de réaction à ce sujet, il est plongé
contours sont encore indéfinis ? Le la vie économique nationale. Car dans la stupéfaction, l’incompréhen-
bon sens aurait voulu que Anas d’une colère royale contre des dys- sion et l’angoisse. Des états d’âme qui
Alami se retire de ses fonctions, le fonctionnements d’un projet immo- correspondent à tout, sauf au senti-
temps que la justice se prononce sur bilier au nord du Maroc, on se re- ment de confiance, primordial et in-
son avenir. La séparation entre “le trouve dans un psychodrame qui dispensable à l’investissement et à la
corps symbolique” et “le corps phy- entache le bras financier de l’État. On bonne marche de l’économie.

HORS-SÉRIE TELQUEL 121


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

La quête
de l’absolu
S
on nom est Mourad, jeune plus équitable en adhérant aux idéaux
Casablancais qui vient de de la gauche et à ses valeurs. Au-
fêter il y a quelques se- jourd’hui, le monde a changé, et ses
maines son 23e anniver- valeurs aussi. L’État islamique offre à
saire. Affable, serviable et ces jeunes une nouvelle quête de l’ab-
extrêmement proche de sa solu, une possibilité de s’affirmer
famille, rien ne le différencie de ses comme des combattants pour la jus-
milliers de congénères. Enfin, presque. tice et pour un monde meilleur, à leurs
Car, depuis quatre mois, le garçon a yeux. Les images des exactions et des
changé. Il a laissé pousser une longue crimes commis par le régime d’Al As-
barbe, changé de façon de s’habiller, sad, et l’absence de réactions fermes
et ne parle que de Syrie, des crimes au sein de la communauté inter-
qui y sont commis par le régime de nationale, poussent ces jeunes à vou-
Bachar Al Assad et la souffrance des loir réparer une injustice. Les vidéos
musulmans dans cette région du des jihadistes en Syrie et Irak, soigneu-
monde. Début novembre, Mourad est sement et parfaitement réalisées, les
parti en Turquie, puis il a traversé la font rêver et fantasmer. En raison de
frontière vers la Syrie pour rejoindre leur âge, ils sont pour la majorité
les combattants de Daech. Depuis, ÉDITO N°644 d’entre eux des “digital native”, qui
DU 21 AU 27 SEPTEMBRE 2014
plus de nouvelles de lui. Pourtant, rien Par Abdellah Tourabi
ont grandi dans un environnement
ne disposait Mourad à un tel change- numérique qui a conditionné leur for-
ment. Sa famille, que l’auteur de ces groupe de kamikazes qui se font ex- mation et leur culture. Ils sont le pro-
lignes connaît intimement et depuis ploser en Syrie et en Irak. Des chiffres duit d’Internet, des réseaux sociaux,
une vingtaine d’années, baigne dans dont on ne peut ni s’enorgueillir ni ti- de YouTube et des jeux vidéo. Pour
une culture de gauche, moderniste et rer aucune fierté nationale. Cette si- eux, le virtuel est un prolongement du
laïque. Son père est un militant syn- tuation est plutôt alarmante et por- réel et vice-versa. L’endoctrinement
dicaliste et ses oncles ont tous été des teuse de questionnements. Car ne se fait plus en groupe, dans des
activistes dans des organisations d’ex- comment et pourquoi ces Marocains mosquées clandestines, et en présence
trême gauche. Une culture politique décident-ils de quitter leur pays pour de chefs religieux qui leur servent de
et un milieu familial propices à tout, aller tuer ailleurs et se faire massacrer mentors et de référence. Leur rapport
sauf à enfanter et produire un jiha- dans une guerre qui se déroule à des est direct et individuel à l’égard des
diste. L’histoire de Mourad, à quelques milliers de kilomètres de chez eux ? textes, et leur univers mental est
variantes près, est celle de milliers de La première réponse est d’ordre émo- formé par le flux d’images et d’infor-
Marocains qui ont rejoint les rangs de tionnel. Comme tous les jeunes, ils mations qui leur arrivent d’Internet.
Daech ou s’apprêtent à le faire. Ils re- rêvent de justice, d’héroïsme et de Ils sont les enfants de la modernité
présentent actuellement le troisième cause noble à défendre. Pendant les technologique, de la société de
contingent étranger au sein de l’État années 1970-1980, leurs aînés souhai- consommation et de la révolution nu-
islamique, et forment le premier taient changer le monde et le rendre mérique. Et de la barbarie aussi.

122 TELQUEL HORS-SÉRIE


Le pouvoir des étudiants en commerce et gestion,
54 % en droit et économie, 55 % en
lettres et 63 % en médecine. Autre

aux femmes
chiffre : le pourcentage des stagiaires
de sexe féminin en commerce et en
gestion atteint 65 % ! Or, ce sont ces
formations et domaines qui sont au
cœur du développement économique
du royaume et leur essor conditionne
sa croissance. La production écono-

L
mique au Maroc repose de plus en
plus sur les services, qui représentent
’avenir de l’homme est la compris dans le monde rural, est gé- 55 % du PIB national, loin devant
femme, elle est la couleur de néralisée. Les nouvelles générations l’agriculture et l’industrie. Les
son âme, elle est sa rumeur de Marocaines feront oublier le sou- femmes, de par leur représentativité
et son bruit”, écrivait Louis venir de leurs grands-mères, frappées et poids numérique dans ces secteurs,
Aragon dans Le fou d’Elsa, malheureusement par un analphabé- seront inexorablement la locomotive
son célèbre recueil de tisme massif qui a retardé leur éman- de l’économie marocaine. Ni le ma-
poèmes. Cette citation de l’écrivain cipation. Quand on creuse un peu au chisme ambiant, ni les discriminations
français, reprise à l’infini dans le ci- niveau de l’éducation des femmes au qui persistent encore ne peuvent ar-
néma, la musique et les slogans pu- Maroc, on constate un phénomène rêter ce mouvement de fond de la so-
blicitaires, est loin d’être fausse ou im- qui bouleverse les rapports de pou- ciété. C’est à ce changement que nous
pertinente en ce qui concerne notre voir avec les hommes et mène notre assistons, de nos jours, quand on re-
pays. Car on peut affirmer, sans em- société vers une transformation ma- garde l’accès progressif des femmes
phase ni démagogie, que “la femme jeure. C’est ainsi que l’on observe que aux postes de décision dans les entre-
est l’avenir du Maroc”. Il ne s’agit pas les filles se dirigent plus vers des prises privées et au sein de la fonction
ici d’une assertion galante ou d’un ex- études de gestion, de commerce, publique. Un changement qui tord le
cès de féminisme, mais plutôt d’un d’économie, de médecine et de lan- cou aux clichés poussiéreux et aux pré-
constat objectif et une analyse froide gues. Quelques chiffres étayent ce jugés rances sur les femmes. Et c’est
d’une révolution culturelle et démo- constat : les filles représentent 57 % tant mieux.
graphique que le Maroc est en train
de vivre et connaître. Il ne s’agit pas
non plus de dire que le Maroc sera
meilleur ou pire en raison de cette évo-
lution, loin de là. Tout d’abord, il y a
un fait démographique : depuis le mi-
lieu des années 1990, le nombre de
femmes au Maroc dépasse légèrement
celui des hommes. Elles représentent
aujourd’hui 51 % de la population. Un
pourcentage irréversible pendant les
décennies à venir, selon les différentes
projections statistiques fournies par
le Haut commissariat au plan (HCP).
Mais au-delà de ce virage démogra- ÉDITO N°646
DU 05 AU 11 DÉCEMBRE 2014
phique, il y a une révolution qui se dé-
Par Abdellah Tourabi
roule, dont le principal instrument est
l’école. Les femmes accèdent de plus
en plus massivement à l’éducation et
la scolarisation des jeunes filles, y

HORS-SÉRIE TELQUEL 123


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°657
DU 20 AU 26 FÉVRIER 2015
Par Abdellah Tourabi brisé le mur de la peur, de l’autocen-
sure et de l’inhibition qui s’érigeait
entre les Marocains et leur liberté.
L’héritage des années de plomb, de
l’autoritarisme et de cycles de répres-
sion a façonné des individus frileux,
apolitiques et méfiants à l’égard de
toute forme d’engagement citoyen.
L’élan de liberté insufflé par les jeunes
militants du M20 a changé la donne
et apporté de l’espoir là où il n’y avait
qu’abattement et désolation. L’hom-
mage rendu aux membres de ce mou-

Une occasion
vement ne s’apparente pas à un éloge
funèbre ou une nostalgie larmoyante,
mais plutôt à un constat. C’est ainsi
que l’on peut remarquer que les Ma-
rocains ont plongé de nouveau dans

manquée
l’indifférence et la résignation. Plus
rien ne les passionne dans la vie po-
litique et tout le monde préfère va-
quer à ses petites occupations person-
nelles plutôt que de porter un
minimum d’intérêt aux affaires pu-

C
bliques. Tout semble fonctionner en
pilotage automatique, et l’argument
omme à chaque anniver- le bilan oscille entre la fierté et la dé- de la stabilité du pays, en comparai-
saire, on ressasse les sou- ception, la frustration de ne pas avoir son avec les autres États de la région,
venirs, on regarde les tout fait et accompli, et la satisfaction arrange tout le monde. Et c’est là que
vieilles photos pour savoir d’avoir écrit une page lumineuse de l’apparition d’une force pleine de vi-
si on a changé ou pas, et l’histoire du pays. Grâce à eux et à leur talité, comme le Mouvement du
on refait le bilan du temps audace, le Maroc ne ressemblera ja- 20-Février, semble être nécessaire.
qui nous file entre les doigts. On re- mais plus à celui d’avant. Malgré leur Une force qui réveille le royaume de
grette certains de nos actes et on naïveté, leur spontanéité et leur peu son apathie et secoue les esprits et les
s’enorgueillit d’autres. Et en ce qua- d’expérience politique, ils ont pu ré- consciences. Il est triste d’observer
trième anniversaire du Mouvement aliser en quelques mois ce que des ba- que les partis politiques n’ont pas pu
du 20-Février, les sentiments des mi- taillons de politiciens n’ont pas réussi séduire les milliers de jeunes qui ont
litants et des sympathisants de ce à obtenir en des dizaines d’années. pris part aux manifestations du
front de protestation ne doivent pas Leur action a accéléré l’histoire et pro- 20-Février, et injecter ainsi un sang
être différents. Chez les jeunes et voqué des réformes dont le royaume neuf dans leurs rangs. Une énergie,
moins jeunes, qui ont pris part aux avait besoin. Mais le plus grand ap- porteuse de valeurs et d’espoir, dont
marches initiées par le mouvement, port de ce mouvement est d’avoir le Maroc a plus que besoin.

124 TELQUEL HORS-SÉRIE


Le Maroc
va-t-en guerre
L
a guerre n’est que la conti- tollahs, et les amabilités qu’il profé- pation militaire du Maroc, même
nuation de la politique par rait à l’égard de l’Imam Khomeiny limitée, à l’opération “Tempête déci-
d’autres moyens”. Cette fa- sont légendaires. Mohammed VI ne sive” au Yémen, paraît justifiée et ac-
meuse formule du général déroge pas à cette règle. La proximité ceptable, si on la jauge à l’unique me-
allemand Karl Von Clau- et la solidarité avec les monarchies sure de l’intérêt et de la raison d’État.
sewitz est toujours d’actua- du Golfe, et notamment l’Arabie Sauf qu’il y a un bémol. Contraire-
lité et décrit le mieux ce qui se passe Saoudite, sont des constantes de la ment à d’autres interventions précé-
au Yémen en ce moment. L’ancien diplomatie marocaine. Les remous dentes, qui se déroulaient dans un
“Pays heureux”, comme le quali- du Printemps arabe ont resserré les cadre onusien et international, cette
fiaient les historiens arabes pour sa liens entre ces monarchies, et une di- opération se déroule dans un grand
richesse et sa grande civilisation, re- mension économique et financière flou légal. Des soldats marocains
plonge, après sa réunification en est venue se greffer et renforcer leurs prennent part à des combats au Yé-
1990, dans la guerre civile, les luttes rapports. La paix sociale a un prix et men, sans explications juridiques
fratricides et les conflits confession- nos “amis” du Golfe comptaient bien claires et probantes. La guerre est
nels. Mais si on élargit l’image, se pro- y participer. Sur cette question, les menée sans qu’aucun pays avec le-
file une autre guerre, froide, ancienne intérêts économiques, politiques et quel le Maroc est lié par un accord
et non déclarée, entre deux grandes militaires penchent du côté de l’Ara- de coopération militaire n’ait été at-
puissances régionales : l’Iran et l’Ara- bie Saoudite, et il faut être incons- taqué ou agressé. On n’est certaine-
bie Saoudite. Depuis la révolution is- cient pour les dénoncer. La partici- ment pas dans une configuration de
lamique iranienne en 1979, les deux déclaration de guerre, encadrée par
pays s’observent en chiens de faïence, les articles 49 et 99 de la Constitu-
multiplient les actes de malveillance, tion, mais plutôt dans une zone de
les coups de poignard dans le dos, et gris juridique que l’État marocain ne
surtout les guerres par procuration. se donne pas la peine de clarifier ou
La boîte de Pandore ouverte par le élucider. Sur une question aussi im-
Printemps arabe et l’effondrement portante que l’usage de l’armée ma-
de certains États, et notamment l’Irak rocaine, symbole de la souveraineté
et la Syrie, ont offert une extension nationale, le parlement aurait dû être
du domaine de la lutte et de la haine un espace de débat et de consulta-
entre Riyad et Téhéran. Une partie tion. Un grand travail de pédagogie
d’échecs dont chaque déplacement aurait pu être mené par le gouverne-
provoque des milliers de morts et de ment pour expliquer les raisons de
réfugiés. La situation au Yémen fait la participation de soldats marocains
partie de ce bras de fer mortel entre dans un conflit étranger. Mais au lieu
deux théocraties aveugles et moye- de tout ça, on se contente de com-
nâgeuses, mais dopées aux pétrodol- muniqués laconiques et de déclara-
lars. Et le Maroc dans tout ça ? Le tions gouvernementales vagues et
royaume chérifien a choisi depuis très inutiles. Les intérêts de l’État maro-
longtemps son camp. Hassan II n’a cain et les principes de droit peuvent
ÉDITO N°66 3
jamais caché sa méfiance, et même DU 03 AU 09 AVRIL 2015 bien se combiner, il faut juste en faire
son aversion pour le régime des aya- Par Abdellah Tourabi bon usage.

HORS-SÉRIE TELQUEL 125


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Le Maroc et
son image
E
n lisant le communiqué le fond du problème : le film de Nabil
du ministère de la Com- Ayouch comporterait “une atteinte à
munication, annonçant l’image du Maroc”. Selon ses cen-
l’interdiction du film seurs, Much Loved offre une mau-
Much Loved au Maroc, on vaise représentation de la femme ma- ÉDITO N°671
reste partagé entre l’amu- rocaine et décrit le pays comme un DU 29 MAI AU 04 JUIN 2015
sement et la colère, le sourire devant lupanar, un bordel à ciel ouvert. Notre Par Abdellah Tourabi
une situation absurde et surréaliste problème serait donc avec le miroir,
et l’abattement face à une décision il- fidèle ou déformant, de notre réalité
légale et injuste. Dans cette affaire, on et non pas avec notre réalité et ses tra- nous portons une oreille attentive à
a eu droit à tout : de “la critique d’an- vers. Cette obsession narcissique de ce que pensera un lointain visiteur
ticipation” qui descend en flammes plaire au regard étranger plutôt que plutôt qu’à l’avis des nôtres. Sauf que,
un film sans l’avoir vu, à l’interdiction d’affronter ses propres démons est ce qui porte vraiment atteinte à
d’autoriser une diffusion alors que présente dans notre culture, notre po- l’image de notre pays, ce sont ses
personne ne l’a encore demandée, en litique et nos rapports quotidiens aux propres réalités et non pas leur repré-
passant par un rapport mystérieux, autres. C’est elle qui explique cette sentation. Ce qui nuit au Maroc sont
qui a motivé l’interdiction, rédigé par manie de vouloir construire la plus ses écoles et son système éducatif qui
des personnes dont on ne connaît ni imposante mosquée du monde, pré- produisent une médiocrité profonde
l’identité ni la qualité. On nage en parer le plus grand couscous de la pla- et structurelle ; ce qui nous fait du tort
plein délire et les rives de la raison nète et confectionner un drapeau vi- sont les inégalités sociales et la mi-
sont encore loin. Mais dans ce com- sible d’une autre galaxie. On vit dans sère qui poussent des milliers de nos
muniqué, il y a une phrase qui résume le culte de la façade, du paraître, et concitoyens à vouloir quitter le pays
au péril de leur vie ; ce qui plombe le
pays est son élite opportuniste et in-
vertébrée ; ce qui nous couvre de ri-
dicule sont ses responsables poli-
tiques incapables de tenir un discours
clair et intelligible à l’étranger ; ce qui
nous plonge dans la honte sont les
maisons qui s’effondrent et les en-
fants qui meurent dans des accidents
de la route sans que personne n’en
soit jamais responsable. Le catalogue
de nos déchéances est long et son in-
ventaire douloureux. Et ce n’est pas
un film, bon ou mauvais, qui va y
changer grand-chose. C’est notre ré-
alité qui est laide, et non pas son re-
flet et son miroir.

126 TELQUEL HORS-SÉRIE


ÉDITO N°672
DU 05 AU 11 JUIN 2015
Par Abdellah Tourabi

La bête
gronde
S
top ! Respirons un peu, pays traversé par un clivage sur les va- la violence. Le goût de l’insulte est exa-
mettons de côté les diffé- leurs, il est tout à fait normal de dé- cerbé quand on est seul derrière un
rences qui nous séparent, battre, discuter et exposer, même bru- écran, et on se permet ce que la dé-
et prenons du temps et de yamment, ses idées. C’est ce qui cence et le respect de l’autre em-
la distance pour réfléchir différencie une société ouverte et dy- pêchent de faire quand on est en pu-
sur cette semaine pleine namique d’une dictature où un seul blic. Il y a quatre ans, ces réseaux
de polémiques et de rebondisse- avis est admis. Mais pendant cette se- sociaux ont servi de canaux pour ex-
ments. Pour un film, le spectacle tor- maine, le pays a perdu la tête et nous primer une volonté de réforme, de
ride d’une chanteuse américaine, avons été pris dans un tourbillon de changements et de dignité, mais au-
deux paires de seins nus sur une es- folie et de violence verbale alarmante. jourd’hui ils se sont transformés en
planade à Rabat et le soutien d’un Le bruit des réseaux sociaux est de- réservoir de tension et de haine. Le
groupe de rock aux homosexuels ma- venu “la voix du peuple” qui se pro- mensonge, la désinformation et les
rocains, on a eu droit à une défer- nonce et qu’il faut respecter et s’y plier. rumeurs ont des ailes et circulent ra-
lante de réactions hystériques et une Le nombre de “like”, de partages, de pidement. Une pente dangereuse qui
levée de boucliers de part et d’autre. statuts et de tweets s’est transformé ne présage rien de bon, car elle ins-
Le débat a cédé la place à la fureur et en référendum populaire, dont on se talle un climat d’intimidation et de
l’outrance est devenue la règle. In- revendique pour justifier une décision peur. Dans cette configuration, le re-
ternet, à travers les réseaux sociaux, ou une prise de position. On crée et présentant de l’opinion publique est
est devenu un déversoir d’insultes, nourrit ainsi un monstre qui ne s’ex- celui qui crie, insulte et menace le plus
d’anathèmes, et même de menaces prime pas par arguments, mais par et ne laisse plus de place au débat
physiques. Cette séquence est assez vociférations. Durant ces derniers calme et serein. Le populisme et la dé-
inquiétante, car elle nous renseigne jours, on a entendu les mouvements magogie ont acquis des armes redou-
sur quelque chose de préoccupant : d’une bête qui gronde, hurle et prend tables, ce qui laisse entrevoir un ave-
notre incapacité à gérer les désac- du poids et de l’ampleur. L’anonymat nir sombre pour la démocratie et le
cords de manière sereine. Dans un désinhibe l’agressivité, l’animosité et vivre ensemble au Maroc.

HORS-SÉRIE TELQUEL 127


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°673
DU 12 AU 18 JUIN 2015
Par Abdellah Tourabi

d’homosexualité. Il était saisissant d’en-


tendre ces manifestants crier que “les
homosexuels n’ont pas leur place au Ma-
roc”. Selon eux, les gays sont des dépra-
vés, des monstres de la nature, dont la
présence est une pure nuisance qu’il faut

Vivre et
éradiquer ou, au mieux, soigner et gué-
rir. On n’ose pas imaginer le choc des te-
nants de cette vision, qui considèrent les
homosexuels comme des dégénérés, en
découvrant que ces derniers sont pré-

laisser vivre
sents dans les manuels où ils ont étudié,
les livres qu’ils ont probablement lus, la
musique qu’ils ont écoutée et même dans
les symboles de leur identité. Que faire
alors pour contrer et empêcher cette pré-
sence ? Devons-nous interdire l’ensei-

C
gnement de la philosophie, car ses pères
fondateurs grecs comme Aristote et Pla-
ar les homosexuels ne sont “contre nature”, est la survivance d’une ton font l’éloge de l’homosexualité ? Doit-
ni des déviants ni des ma- vision dépassée qui considérait cette on bannir Al Jahiz, grand maître de la
lades ; car l’amour consen- orientation sexuelle comme une mala- langue arabe, car il a écrit un livre où un
tant entre deux adultes n’est die, un acte qui déroge à la nature hu- homme argumente et explique ses pen-
pas un crime ; car la loi ne maine. Sous l’influence du puritanisme chants pour d’autres hommes ? Que faire
peut pas s’immiscer dans les chrétien, la majorité des législations oc- des manuels scolaires qui citent Baude-
sentiments des gens ; car ce qui se dé- cidentales comportaient, jusqu’à récem- laire, Oscar Wilde, Rimbaud, Proust et
roule librement entre deux individus et ment, des dispositions qui châtiaient les Genet ? Et que devient l’enseignement
ne nuit pas directement aux autres ne relations entre deux personnes du même de l’économie dans nos universités si on
doit pas être puni ; car il n’appartient pas sexe. En France, l’article 331 du Code pé- tait le nom de Keynes, l’économiste le
à un homme ou une femme de dicter la nal, que notre fameux article 489 a co- plus influent du XXe siècle ? Et enfin,
norme quand il s’agit de l’intimité d’in- pié à la lettre, n’a été abrogé qu’en 1982, faut-il changer de drapeau national et de
dividus majeurs et conscients… pour avec l’avènement de la gauche au pou- système administratif, car celui qui les a
toutes ces raisons, et d’autres considé- voir. L’homosexualité a quitté alors le re- instaurés est le Maréchal Lyautey, dont
rations, il est plus que nécessaire de sor- gistre des pathologies pour être admise l’homosexualité n’était un secret pour
tir l’homosexualité de la liste des crimes en tant que choix et liberté individuelle. personne? Non, ce qu’il faut changer plu-
punis par la loi. L’article 489 du Code On a vu récemment une manifestation, tôt, c’est la mentalité homophobe et l’in-
pénal est une aberration et un pur ar- où l’on se proclamait de l’islam et des trusion dans le domaine du privé et de
chaïsme. Cet article, qui pénalise l’ho- bonnes mœurs pour dénoncer la l’intime. À commencer par une loi ar-
mosexualité et la définit comme un acte conduite de deux personnes “accusées” chaïque et liberticide.

128 TELQUEL HORS-SÉRIE


Le temps de la
médiocrité
I
l y a des valeurs, bonnes ou mau- tal, l’élevant au rang de principe sa-
vaises, qui marquent leur temps, cré. Borgnes au pays des aveugles,
donnent à leur époque des ainsi souhaitons-nous vivre. La mé-
lettres de noblesse ou les diocrité de notre époque est visible
frappent du sceau de l’infamie à tous les niveaux. Elle est politique,
et du déshonneur. Certaines pé- avec une classe de dirigeants inver-
riodes célèbrent l’héroïsme, la beauté tébrés et soumis, sans idées ni va-
ou l’intelligence, d’autres annoncent leurs, dont la seule ligne de conduite
la lâcheté, la laideur et la bêtise. C’est est le populisme, préférant caresser
pour cela que l’on qualifie certains les bas instincts des gens, au lieu de
temps par les qualités premières qui les hisser à d’autres niveaux. Elle est
les marquent (décadence, renaissance, économique, culte de la rente et des
résistance, Nahda…). Au Maroc, la va- prébendes, de l’argent facile issu de
leur majeure qui caractérise notre la spéculation et des connivences
temps est la médiocrité. Notre époque entre cercles de pouvoir, négation de
baigne, transpire, dégage et produit l’effort, du risque et de l’intelligence
la médiocrité. Si notre pays doit som- créatrice qui sont à la base du capi-
brer un jour ou s’effondrer, ce ne sera talisme. Elle est culturelle et intellec-
ÉDITO N°680-681
ni à cause de l’absence de démocratie, DU 31 JUILLET tuelle, dans un pays où des aveugles
ni de la pauvreté, ni de l’insécurité, AU 03 SEPTEMBRE 2015 composent des couleurs pour des
mais tout simplement à cause de la Par Abdellah Tourabi non-voyants, où des égos sur dimen-
médiocrité. Elle est là, présente et do- sionnés ne produisent que laideur et
minante. Nous la croisons constam- bêtise. La médiocrité est sociale,
ment : dans notre vie quotidienne, au règne du paraître et de l’insigni-
bureau, dans nos échanges les plus fiance, où les individus oscillent dans
banals, à la télé, au parlement, dans gner à être moyen, un peu mieux que leurs échanges entre le vide et le
les livres. P-A-R-T-O-U-T. Elle nous mauvais, en se situant dans une, zone creux, et où la seule raison d’être et
assiège et plane au-dessus de nos de confort, vivant à se complaire et de vivre est de payer ses crédits d’ap-
têtes. Elle est le spectre qui hante satisfaits d’échapper au sort des plus partement, de voiture et de vacances.
notre existence dans ce pays. Elle mauvais. La médiocrité est cette re- La médiocrité au Maroc est conta-
nous pousse vers le bas, encore et en- nonciation à la lutte, à l’effort et au gieuse et virale. Elle se coopte et se
core. La médiocrité, pour paraphra- combat pour devenir meilleur. D’où reproduit à l’infini. Elle se complaît,
ser Nietzsche, est cette corde tendue notre joie et bonheur à célébrer les se satisfait d’elle-même et s’auto
entre l’abomination et l’excellence, classements où on n’est ni parmi les congratule. La médiocrité est cet
une corde au-dessus de l’abîme. Être cancres ni parmi les bons élèves. On abîme qui nous absorbe tous sans ré-
médiocre, c’est accepter et se rési- place le juste milieu sur un piédes- sistance ni espoir.

HORS-SÉRIE TELQUEL 129


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Docteur État
et Mister incompréhensibles et irrationnels. Il

Makhzen
réprime, sans motif valable, des ma-
nifestations sans grand enjeu poli-
tique, s’acharne sur des associations
et intimide leurs militants, s’entête
à harceler des personnes qui ne par-
tagent pas ses points de vue. Avec
son côté bourrin et obsessionnel, il

D
offre à ses adversaires les meilleurs
arguments pour mettre à mal tout ce
ans son fameux roman, sur la bonne voie, qu’on marche se- que son double, sensé et raffiné, s’est
L’étrange cas du Doc- reinement vers la démocratie, le res- échiné à construire.
teur Jekyll et de pect des droits de l’homme et de la C’est probablement cette dualité qui
M. Hyde, l’écrivain modernité. Il traverse les tumultes nous permet de comprendre com-
écossais Robert L. Ste- du Printemps arabe en douceur, sans ment on arrive à créer des affaires
venson raconte une his- violence ni effusion de sang, il ré- qui nuisent à l’image du Maroc (lire
toire de schizophrénie et d’incons- forme la Constitution, fait passer des le dossier p. 22). Des cas qui auraient
tance. C’est le récit du Dr Jekyll, un lois nécessaires et audacieuses. Il a pu être traités sereinement sont de-
gentleman londonien charmant et le sens de l’équilibre et de l’intérêt venus des boulets et des épines dans
brillant, respecté par son entourage, public. Et soudain, Mister Makhzen le pied de l’État marocain. Des af-
philanthrope qui n’hésite pas à as- prend le dessus et éclabousse tout. Il faires comme celles de l’historien
sister les pauvres et les nécessiteux. se met à commettre les actes les plus Maâti Monjib ou du journaliste Ali
Un modèle d’homme de vertu et de Lmrabet, victimes de l’entêtement
qualité. Mais, la nuit, ce bon docteur stérile et absurde des autorités pu-
se transforme, mue et devient bliques. L’hubris du Makhzen, son
M. Hyde : un être pervers, violent et orgueil aveugle et son acharnement
sans scrupule. Le combat est toujours lui font croire qu’il est face à des four-
engagé, à l’intérieur de cet homme, mis qu’il peut écraser facilement.
entre l’intelligence, la finesse et la ra- Sauf qu’il participe à donner à ses op-
tionalité d’un côté, et la brutalité, le posants une stature de héros. On a
vice et les pulsions irrépressibles de vu, dans le passé, comment la déci-
violence de l’autre. Quand on lit ce sion d’assigner à résidence Cheikh
roman, ou si en on connaît l’histoire, Abdeslam Yassine l’a transformé en
on ne peut s’empêcher de penser à saint et en martyr auprès de ses dis-
l’État marocain et à son dédouble- ciples et participé au renforcement
ment. Cet État est l’un et son de son mouvement. Ces erreurs sont
contraire, la chose et son opposé, le parfois exploitées par des impos-
poison et son antidote. Le brillant et teurs, avides de gain et de célébrité,
subtil Docteur État, rattrapé par ses qui paradent sur les médias étran-
démons, et son côté obscur, se trans- gers et présentent le Maroc comme
forme en Mister Makhzen. une sombre dictature. Mister Makh-
Cet État est capable de prendre les zen est ainsi le pire ennemi du Doc-
ÉDITO N°682
décisions les plus intelligentes, celles DU 04 AU 10 SEPTEMBRE 2015 teur État, son fossoyeur et celui qui
qui donnent l’impression qu’on est Par Abdellah Tourabi le tire vers les abîmes.

130 TELQUEL HORS-SÉRIE


ÉDITO N°689
DU 23 AU 29 OCTOBRE 2015
Par Abdellah Tourabi

L’égalité périorité. Les temps ont changé, les


mœurs ont évolué et les conditions so-
ciales ne sont plus les mêmes qu’il y a

en héritage
1400 ans. Une femme est aujourd’hui
l’égale de l’homme et sa partenaire
dans la vie. Elle n’est ni sa subordon-
née ni son objet. Aucun droit ni dispo-
sition ne peuvent consacrer un rap-
port d’infériorité. On avance toujours

A
que cette inégalité est une injonction
divine, consacrée par un texte cora-
l’origine, il y a une his- quièrent par la force, les armes et les nique qu’il faut respecter. Cet argu-
toire, un événement et guerres, les femmes étaient exclues du ment est faux et critiquable. Il ne
un contexte, comme système de succession. Seul l’homme prend pas en considération le contexte
pour la plupart des ver- qui se bat, risque sa vie au combat, social et culturel de la révélation cora-
sets du Coran. Deux pouvait y avoir droit. Il y a 14 siècles, nique et bloque totalement les voies
femmes, une mère et sa l’acte du prophète de l’islam était au- de l’interprétation et de l’ijtihad. Il
fille, sont venues voir le prophète Mo- dacieux et rétablissait la femme dans n’est ni blasphématoire ni insultant de
hammed pour implorer son aide et son une partie de ses droits. Cette histoire dire que certains versets sont dépas-
intervention. La mère explique au pro- est nécessaire à rappeler au moment sés par l’évolution de notre monde, car
phète que son mari est mort en lais- où le débat sur l’égalité en matière leur contexte a changé ou disparu. Qui
sant un héritage, et que, conformé- d’héritage refait surface. Dans un d’entre nous peut demander le réta-
ment aux traditions, c’est le frère de monde qui a changé, où les femmes blissement de l’esclavage car il est
l’époux qui doit tout récupérer. Pri- font des études, travaillent, entre- mentionné dans le Coran ? Qui peut
vées de tout bien appartenant au dé- tiennent des familles, accèdent à des exiger de couper les mains et les pieds
funt, les deux femmes n’avaient plus fonctions supérieures, dirigent des en- des hors-la-loi et les crucifier dans l’es-
que leurs yeux pour pleurer et la gé- treprises et des universités, il est aber- pace public comme le précise un ver-
nérosité probable de leur famille pour rant d’entendre encore parler de set ? Et quel esprit peut encore deman-
vivre. Le Prophète réfléchit un peu, Qiwama (tutelle) masculine sur les der de lapider publiquement une
rassure les deux femmes et leur de- femmes pour justifier cette injustice. femme ou un homme pour adultère ?
mande d’attendre une intervention di- Dans un univers où le dirigeant le plus De nos jours, il n’y a que l’Arabie Saou-
vine. Le lendemain, un nouveau ver- puissant d’Europe est une femme, où dite et Daech qui sont pour la mise en
set est révélé, qui donne droit aux le futur président des États-Unis sera pratique stricte et littérale de ces ver-
femmes à l’héritage. Certes, elles n’ac- peut-être une femme, et où le prix No- sets. Le prophète Mohammed a en-
cèdent qu’à la moitié de ce qui revient bel de littérature de cette année est tamé une révolution pour donner une
aux hommes, mais c’était déjà une ré- également une femme, il est absurde dignité et des droits aux femmes. C’est
volution sociale et culturelle. Dans une de se prévaloir de son statut d’homme l’esprit de cette révolution qu’il faut
société tribale où les richesses s’ac- pour prétendre à une quelconque su- accomplir.

HORS-SÉRIE TELQUEL 131


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Oui, ça à voir
avec l’islam
sets et des hadiths qui sont le résultat
d’un contexte particulier, marqué par
les guerres menées par le prophète
Mohammed contre ses adversaires et
la naissance du premier État musul-
man à Médine. Des versets comme
“tuez les infidèles où que vous les trou-
viez. Capturez-les, assiégez-les et
guettez-les”, ou un hadith qui énonce
que “le jihad est le plus haut sommet
de l’islam” sont cités abondamment
par les intégristes de Daech. Ils ne les
ont pas inventés ni détournés de leur
sens littéral. Le Coran, comme tous
les autres livres religieux, contient des
passages violents et belliqueux. Ils
sont l’expression de leur temps et le
contexte de leur révélation. Le calife
Ali, cousin et gendre du prophète, ré-
ÉDITO N°693 sumait l’affaire en une formule lim-
DU 20 AU pide et clairvoyante : “Le Coran c’est
26 NOVEMBRE 2015 deux lignes écrites dans un livre. Ce
Par Abdellah Tourabi
sont les hommes qui les interprètent”,
disait-il. Lui qui a été assassiné aux
premières années de l’islam par un fa-

À
natique qui préfigurait les sectaires de
Daech. Notre refus de voir cette vérité
chaque fois que se pro- Les adeptes de Daech appliquent le en face, de reconnaître la part de vio-
duit un attentat ou que Coran à la lettre, font des hadiths le lence dans l’islam et de vouloir la dé-
le monde découvre une fondement même de leur vie quoti- passer nous entraîne dans une spirale
atrocité commise par dienne, et veulent reproduire intégra- d’hypocrisie et de déni de réalité. Les
Daech, on entend immé- lement la première forme politique théories du complot, la rhétorique
diatement des affirma- connue de l’islam, le califat. Leur uni- creuse et vaine et le rejet de toute res-
tions du genre “ça n’a rien à voir avec vers est certes fantasmé et anachro- ponsabilité sont les manifestations
l’islam”, ou “ces gens-là n’ont jamais nique, mais il correspond à une réa- d’un malaise et d’une impasse. En ra-
lu le Coran”. Ces arguments sont sou- lité qui a existé il y a 14 siècles. Le nier bâchant des slogans comme “pas d’ij-
vent bien intentionnés et sincères, ou refuser de le reconnaître serait un tihad en présence d’un texte” et “le Co-
mais ils sont, hélas, faux et intellec- aveuglement. Les textes religieux sont ran est valable en tout lieu et tout
tuellement malhonnêtes. Ils n’aident l’alpha et l’oméga des soldats de temps”, on s’est empêchés d’avoir une
ni à comprendre la réalité ni à avan- Daech. Comme les autres groupes ji- lecture rationnelle et historique des
cer pour sortir de cette impasse his- hadistes (Al Qaïda, les groupes égyp- textes religieux. Le regard critique,
torique dans laquelle le monde mu- tiens des années 1980-1990), ils jus- l’usage de la raison et l’adaptation à
sulman s’est englué. Les fanatiques tifient massivement leurs actes par notre monde seront toujours sacrifiés
qui se réclament de Daech parlent et des références au Coran et à la Sunna. et relégués au second plan. Et, entre-
agissent à l’intérieur de l’islam. Leurs Leurs documents, leurs communiqués temps, les fanatiques de Daech conti-
convictions, leurs actes et leur vision et leurs livres sont construits comme nueront leur lecture littérale et mor-
du monde se veulent comme une ré- des démonstrations théologiques et tifère des mêmes textes religieux que
plique parfaite de l’islam des origines. religieuses. Ils s’appuient sur des ver- nous partageons avec eux.

132 TELQUEL HORS-SÉRIE


La France
et nous
élargi l’horizon de leurs consciences en dans l’interdépendance”. La France
lisant Voltaire, Hugo, Sartre ou Camus. qu’on respecte, et envers laquelle beau-
C’est la France de la Déclaration uni- coup de Marocains sont reconnais-
verselle des droits de l’homme que les sants, est celle de la culture, des lettres
ÉDITO N°696 nationalistes marocains accrochaient et du savoir. Cette France qui ouvre ses
DU 11 AU 17 DÉCEMBRE 2015 aux murs de leurs villes pour protes- universités, ses écoles, ses centres de
Par Abdellah Tourabi ter contre le protectorat de l’autre recherche et ses bibliothèques à de

P
France, colonialiste et violente. La jeunes étrangers. Elle est hospitalière,
France qu’on déteste, et qu’on essaye accueillante et chaleureuse. Des géné-
our de nombreux Fran- justement d’oublier, est celle du pro- rations de Marocains y ont trouvé ce
çais, la percée fulgurante tectorat, souvenirs douloureux pour dont ils ne disposaient pas dans leurs
du Front national au pre- des milliers de Marocains dont les pa- pays : une meilleure éducation, un foi-
mier tour des élections ré- rents ou grands-parents ont été tués sonnement culturel et une réponse à
gionales est un véritable ou torturés durant les 44 ans d’occu- leur curiosité. Certains ont choisi d’y
choc. Il n’y a pas si long- pation. Elle est incarnée par cette ar- rester et d’autres ont regagné leurs pé-
temps, personne ne songeait que ce mée brutale et sanglante qui a déversé nates, le cœur et l’esprit pleins de sou-
parti d’extrême droite pourrait deve- un déluge de feu, de gaz et de désola- venirs. Mais la France qu’on méprise
nir un jour la première force politique tion sur les combattants du Rif pour et qu’on voue aux gémonies est celle
du pays. Les analystes continuent à ex- les contraindre à se rendre. C’est la des préjugés rances et stupides, des re-
pliquer et à décrypter cette tendance France des intérêts économiques, marques racistes et des comporte-
et à sonder l’ampleur du phénomène. froids et sans états d’âme, héritière de ments xénophobes. Celle qui ricane
Au Maroc, la bienséance et le respect la fameuse devise “l’indépendance pour un accent un peu exotique, qui
du choix des électeurs français nous refuse un CV pour délit de sale nom ou
empêchent de donner des leçons de origine douteuse. Cette France des lon-
démocratie ou de nous ériger en mo- gues et humiliantes heures d’attente
ralisateurs. Toutefois, la victoire d’un dans les mairies pour décrocher un
parti xénophobe, qui fait fructifier son titre de séjour ou celle du dédain dans
fonds de commerce grâce à la haine les consulats où l’on délivre des visas
des Maghrébins et la stigmatisation comme si on donnait des sésames pour
des musulmans, nous rappelle un fait, le paradis. La France qu’on adore est
un constat : pour beaucoup de Maro- celle de la convivialité, du savoir-vivre,
cains, il y a toujours eu deux France. et qui fait honneur au plaisir et à la vie.
L’une aimée, respectée et proche des Il fait doux d’y vivre ou de s’y perdre.
cœurs, et l’autre exécrée, abhorrée et Mais il y a aussi cette autre France
indigne. La France qu’on aime est celle condescendante et hautaine, qui se
qui est éternelle. Patrie des valeurs hu- complaît dans le mythe du déclin, qui
manistes qui ont influencé des géné- se déteste et se referme sur elle-même.
rations entières de militants, d’intel- Hélas, c’est cette France qui est en train
lectuels et de simples citoyens qui ont de prendre le dessus.

HORS-SÉRIE TELQUEL 133


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Al Adl, un
géant
immobile
comptent par dizaines de milliers et
sont présents aujourd’hui dans les
grandes villes. En 2011, Al Adl pen-
sait que son heure était arrivée et
qu’il était temps d’en découdre défi-
nitivement avec la monarchie. Avec

C
un habile sens de la manœuvre, et en
noyautant discrètement le Mouve-
’était il y a trois ans. Le ment du 20-Février, la Jamaâ espé-
14 décembre 2012, une rait pouvoir radicaliser les revendi-
foule dense et chagrinée cations et produire des effets plus
est venue accompagner le révolutionnaires. Mais les choses ont
cheikh Abdeslam Yassine évolué autrement et la bourrasque
à sa dernière demeure. du Printemps arabe s’est calmée. Au-
Les artères principales de Rabat sont jourd’hui, Al Adl est dans une im-
bloquées et des dizaines de milliers passe, otage de sa propre idéologie,
de personnes forment une marche de sa ligne de conduite et de ses
funèbre imposante, mais étrange. Le choix. C’est un colosse qui risque de
défunt n’est ni un ministre, ni un s’effondrer et d’éclater sous son
haut commis de l’État, et encore propre poids. En refusant d’intégrer
moins une célébrité. Il est le fonda- le jeu politique, de reconnaître la
teur d’une association, sans existence place prédominante de la monarchie
légale, et a vécu 11 ans de sa vie assi- et de participer aux élections, Al Adl
gné à résidence dans sa maison de accepte de rester à la marge et d’at-
Salé. Et pourtant, depuis les ob- tendre que le vent tourne. Or, aucune
sèques de Hassan II en 1999, jamais fenêtre de tir ne s’offre à lui. Ses
la capitale du royaume n’a connu des ÉDITO N°697 cadres, aujourd’hui quadras ou quin-
funérailles aussi populaires. Ce jour- DU 18 AU 24 DÉCEMBRE 2015 quagénaires, observent leurs frères
Par Abdellah Tourabi
là, les observateurs ont pu saisir la ennemis du PJD gouverner, jouir des
puissance et l’organisation hors fastes du pouvoir et avancer dans leurs
normes d’Al Adl Wal Ihsane, qui s’est carrières politiques. Ils sont impo-
montrée capable de mobiliser en fectué un véritable travail “grams- tents, malgré leur puissance, et cou-
24 heures des milliers de personnes cien” en menant la bataille des idées pés de toute alliance ou soutien. Une
et d’assurer avec ses propres moyens et la conquête des esprits. L’organi- situation qui accommode l’État ma-
une manifestation de cette ampleur. sation a dominé les campus et éli- rocain, champion du jeu d’usure et
Il s’agissait clairement de la forma- miné toute concurrence dans les uni- d’affaiblissement de ses adversaires.
tion politique la plus populaire et dis- versités. Des générations de lycéens Cette impasse doit pousser Al Adl,
ciplinée du pays. Ni le PJD, ni le et d’étudiants ont été “irradiées” par dont le fonctionnement interne est
PAM, ni l’USFP ou l’Istiqlal ne dis- ses activités. Ce travail lent et patient, opaque et loin d’être démocratique, à
posent d’une telle puissance. Mais, qui ressemble à celui des Frères mu- revoir sa stratégie et ses options. Si-
comble du paradoxe, ce géant poli- sulmans en Égypte et dont Yassine non, Al Adl sera comme ce person-
tique est immobile et hors champ. s’est beaucoup inspiré, a porté ses nage du film Casablanca, condamné
Depuis les années 1980, Al Adl a ef- fruits. Les membres de la Jamaâ se à attendre, attendre et attendre...

134 TELQUEL HORS-SÉRIE


De quoi le PAM
est-il le nom ?
P
our comprendre la nais- près d’un pan de la gauche maro-
sance du PAM, il faut caine. Le PAM est né dans la pers-
remonter au début du pective d’affronter les islamistes et
règne de Moham- stopper leur inévitable montée vers
med VI. En 2000, le pouvoir. Un Terminator politique
quelques mois après est créé et soutenu. Le PAM est une
l’intronisation du nouveau roi, un armée conduite par des généraux is-
débat houleux divise le Maroc. À sus de la gauche, rejointe par d’am-
l’origine de ce débat, un plan ambi- bitieux et impatients jeunes cols
tieux présenté par le gouvernement blancs, et dont la puissance de feu
de Abderrahmane Youssoufi, visant électorale est assurée par les no-
l’amélioration de la situation de la tables. Mais les voies de l’histoire et
femme et la réforme du code du sta- de la politique sont souvent indé-
tut personnel, dernier foyer de la chiffrables. Un vendeur ambulant
Charia dans le droit marocain. Deux qui s’est immolé en Tunisie a aussi
camps s’affrontent : d’un côté les mis le feu aux plans du PAM, indi-
modernistes, regroupant des partis rectement. Depuis 2011, le parti est
de gauche, des féministes et des as- à la recherche d’un nouvel équilibre,
sociations des droits de l’homme. ÉDITO N°702 d’une identité marquante. Ses diri-
DU 29 JANVIER
Face à eux, un attelage improbable AU 04 FÉVRIER 2016 geants aspirent à en faire le fer de
de conservateurs composé du PJD, Par Abdellah Tourabi lance du camp moderniste au Ma-
d’Al Adl Wal Ihsane, de prédicateurs roc, mais il lui faut de l’audace, de
salafistes et même d’imams sous la l’indépendance et surtout des idées
tutelle du ministère des Affaires is- claires et novatrices. Or, le PAM n’a
lamiques. Le 13 mars 2000, deux que l’on connaît. Ce jour-là, une par- jamais fait ce travail nécessaire de
grandes manifestations sont orga- tie de la gauche marocaine et du production intellectuelle, de
nisées par les deux courants. À Ra- camp moderniste a revu ses idées et convaincre les cœurs et les esprits
bat, quelques milliers de manifes- changé son fusil d’épaule. Pour eux, de ses électeurs. Il est resté prison-
tants progressistes marchent pour l’ennemi n’est plus le Makhzen, mais nier de son gigantisme, de sa stra-
défendre la réforme proposée. Mais plutôt le mouvement islamiste, tégie de domination à travers
à Casablanca, c’est une autre affaire. perçu désormais comme la princi- l’argent et les notables. Une machine
Une marée humaine, noire, com- pale menace pour le pays. L’État est électorale, sans âme ni capacité d’en-
pacte, où hommes et femmes sont désormais considéré comme un al- traîner les Marocains derrière un
séparés, défile dans les rues de la lié, en avance parfois sur la société, projet d’avenir. Et pourtant, une
métropole. Les images, reprises par dans sa volonté de moderniser le place manque au Maroc pour un vé-
les médias étrangers, rappellent fu- Maroc. L’expérience de l’IER (Ins- ritable parti moderniste et progres-
rieusement l’Algérie des an- tance équité et réconciliation) et la siste. Pour cela, il faut des idées, des
nées 1990 et l’accession du FIS au réforme du Code de la famille en rêves et un supplément d’âme. En un
pouvoir, avec le scénario dramatique 2004 renforceront cette vision au- mot, tout ce dont le PAM a besoin.

HORS-SÉRIE TELQUEL 135


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°706
DU 26 FÉVRIER
AU 03 MARS 2016
Par Abdellah Tourabi

Minoritaires,
mais pas faibles
ses héritiers. L’État adopte aussi le
même discours et l’inscrit dans le
marbre de la Constitution et des lois
organiques. La bataille sémantique,
celle des mots et du langage, a été rem-

L
portée par les progressistes et les dé-
mocrates. Leur transformation en foi
e temps est démoralisant aucun parti, se méfient de l’État et ne et en actes est en marche, sauf acci-
pour ceux qui croient pro- voient dans la vie politique marocaine dent de l’histoire. Une transformation
fondément aux vertus de la qu’une vaste vallée de larmes et de longue et patiente qui touche égale-
démocratie, aux valeurs hu- dépit. Et pourtant, ce sont leurs idées ment la société marocaine, qui vit dé-
manistes, à l’égalité absolue et leurs valeurs qui sont en train de sormais en arbitrage permanent entre
entre les citoyens, à la li- l’emporter. Il ne s’agit pas d’un opti- ses valeurs antiques et traditionnelles
berté et à l’acceptation de l’autre dans misme béat ou d’un vœu pieux. et un nouveau référentiel, moderne
sa singularité et sa différence. Ils ob- Quand on se place sur la longue du- et ouvert. Il en résulte des crispations,
servent, résignés et désabusés, les ma- rée, et à l’échelle des transformations des spasmes et de la schizophrénie
nifestations bruyantes du conserva- sociales et économiques qui touchent culturelle, conséquences naturelles
tisme et les accès inquiétants de le pays, on ne peut que le constater. d’un pays qui change. Ce sont ces va-
l’autoritarisme au Maroc. Un Leur langage, leur référentiel et leur leurs humanistes et modernistes qui
royaume situé en zone grise, qu’un vision du monde sont adoptés même sont l’horizon et l’avenir du Maroc.
coup de pouce pourrait propulser au par leurs plus irréductibles adver- Elles sont portées par des femmes et
rang des démocraties et un battement saires. Ainsi, les islamistes marocains des hommes qui conçoivent la spiri-
d’aile suffirait à bousculer dans les té- ont sécularisé leur discours et ne tualité comme une question intime,
nèbres. Longue et interminable tran- parlent plus de Charia, de gouverne- les libertés comme une responsabi-
sition, porteuse d’espoirs et de dan- ment de Dieu, de femme soumise à lité individuelle et non comme une
gers. Angoissés chroniques, ces l’homme, et ne jurent désormais que menace, et la démocratie comme un
démocrates et progressistes pensent par la démocratie, les élections plura- espace où s’affrontent des diver-
que leur voix est inaudible, qu’ils sont listes, l’égalité et les droits de l’homme. gences. Ils sont certes minoritaires,
minoritaires, incompris et impuis- Un islamiste des années 1980 ne re- mais leurs idées sont dominantes, car
sants. Ils ne se reconnaissent plus en connaîtrait pas ses épigones actuels et justes et nécessaires.

136 TELQUEL HORS-SÉRIE


Quand le roi
n’est pas là
Q
uand le roi est absent, le tion religieuse.” Tout paraît renforcer
Maroc tourne au ralenti. les arguments des partisans d’une mo-
Quand le roi apparaît fa- narchie plus forte encore, archi-exé-
tigué, c’est tout le pays cutive et dominatrice. Le roi, selon eux,
qui est inquiet. Et lorsque est le seul en mesure d’assurer la
le Palais annonce par constance des intérêts nationaux au-
voie de communiqué un arrêt maladie dessus des ondoyantes stratégies po-
du souverain, le royaume a des sueurs liticiennes qui changent leurs priori-
froides. Si cet état d’inertie et d’inquié- tés au gré des circonstances. Le
tude ne traduisait que l’attachement monarque serait ainsi le principal ar-
des Marocains à leur souverain, per- tisan et l’ultime garant d’une démocra-
sonne n’y trouverait à redire. Le roi in- tie à la marocaine. Mais les faits sont
carne la nation et l’affection qu’il ins- là, têtus et durs : la robustesse de notre
pire n’est pas contestable. Mais ce qui processus démocratique ne convainc
suscite l’inquiétude n’est pas superfi- pas. Les citoyens, principaux concer-
ciel. Le mal est à la fois profond et per- nés qui seront encore appelés aux
ceptible à qui veut bien tendre l’oreille. urnes en octobre prochain, n’y croient
C’est cet investisseur étranger installé pas. Tout ce que peut espérer un Ma-
au Maroc qui s’inquiète pour l’avenir ÉDITO N°707 rocain dont les droits sont bafoués se-
DU 04 AU 10 MARS 2016
de ses deniers qui ne bénéficient que Par Aicha Akalay rait de pouvoir plaider sa cause auprès
d’une garantie royale. C’est encore ce du roi. Jamais de se défendre devant
dirigeant d’établissement public qui se un tribunal. Or, pour reprendre l’uni-
demande quelle institution autre que trale solaire. Mohammed VI a aussi re- versitaire Albert Mabileau, en démo-
la monarchie peut jouer un rôle fort nouvelé la quasi-totalité de l’appareil cratie, le pouvoir doit être partagé
dans le pays, afin de garantir aussi les diplomatique. Certaines décisions entre des institutions fortes qui en-
acquis et préparer l’avenir. C’est enfin royales sont cruciales pour l’avenir des cadrent ceux qui exercent l’autorité, et
le Marocain lambda qui imagine le pire Marocains, comme la réforme de l’en- qui les limitent par le jeu de leurs rap-
si l’institution monarchique était affai- seignement religieux qui n’aurait pas ports. Dans son discours d’Accra, en
blie, car il n’a foi ni dans la justice, ni pu voir le jour sans l’appui du Com- 2009, Barack Obama résumait sa
dans le gouvernement, ni en aucune mandeur des croyants. Il n’y a qu’à per- conviction pour le continent :
autre institution qui ailleurs participe cevoir le malaise d’un ministre PJD “L’Afrique n’a pas besoin d’hommes
à fonder les démocraties. Le mal ma- dans nos pages sur cette question, pour forts, mais de fortes institutions.” Cette
rocain se résume en un constat : la mo- comprendre ce qui se joue. Dans une affirmation, frappée au coin du bon
narchie est la seule institution forte. interview récemment publiée par Tel- sens, est valable pour notre pays. Il est
L’actualité de ce début d’année le dé- Quel, Lahcen Daoudi, feignant de ne temps de prendre la mesure de cette
montre de manière criante. Il a fallu pas comprendre l’essence de cette ré- nécessité, car un pays aux institutions
attendre que le roi rentre au Maroc forme – asseoir un islam ouvert et to- faibles ne résiste ni aux changements
pour que de grands chantiers soient lérant –, détournait l’attention avec ni aux crises. Et le pouvoir discrétion-
lancés. À Jorf Lasfar, une usine d’en- cette déclaration : “Les médias n’ont naire de celui qui dirige seul n’est bon
grais à l’échelle de l’Afrique. Près pas rapporté fidèlement l’information. ni pour ceux qui le subissent, ni pour
d’Ouarzazate, une gigantesque cen- Le roi a demandé à renforcer l’éduca- celui qui l’exerce.

HORS-SÉRIE TELQUEL 137


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°709
DU 18 AU 24 MARS 2016
Par Aicha Akalay

Convaincre
son front intérieur, consolide l’état de
droit et sanctuarise ses institutions dé-
mocratiques et les Sahraouis en béné-
ficieront. Au même titre que le reste du
pays. Ni plus, ni moins. Regardons la

E
réalité, en ôtant les lunettes de l’idéolo-
gie et des slogans creux : les Sahraouis
n novembre 2014, le roi pro- l’image d’un pays autocratique qui lor- dans leur majorité vivent au Maroc. En
nonçait une sentence gnerait la terre des Sahraouis sans se face, que propose le Polisario ? Une “in-
lourde de conséquences : soucier de leur avenir. Ce qui est faux. dépendance”, synonyme de division qui
“Ou on est patriote ou on Ce n’est pas parce qu’elle est mal défen- aboutirait à deux territoires ennemis et
est traître […] il n’y a pas due que la cause marocaine n’est pas revanchards, mais inégalement dotés
de juste milieu entre le pa- juste. Quelques excités du dimanche qui en ressources et en hommes. Un Ma-
triotisme et la trahison”, mettait-il en défilent pour la marocanité du Sahara roc de près de 40 millions d’habitants
garde dans son traditionnel discours de en insultant Ban Ki-moon, et ceux qui face à un territoire peuplé de quelques
la Marche verte. La dureté du propos les soutiennent, n’apportent la preuve centaines de milliers de personnes. Un
est à la hauteur de l’enjeu : le Sahara est que de leur ignorance crasse... Mais il scénario calamiteux que n’acceptent ni
marocain, soutenir le contraire, au mo- serait malhonnête de réduire la posi- le Maroc, ni les grandes puissances, ni
ment où s’intensifie la pression inter- tion marocaine à ces slogans furieux. la raison. Depuis 2007, le Polisario ne
nationale, c’est tourner le dos à son Le royaume a aujourd’hui un projet propose aucune alternative sérieuse,
pays. Notre histoire ne naît pas à l’in- pour ses Sahraouis et ses provinces du pendant que la position du Maroc est
dépendance et l’attachement au Sahara sud. La régionalisation avancée porte qualifiée de “crédible” et “réaliste” par
plonge ses racines dans un récit natio- en réalité une promesse démocratique. les grandes capitales. En même temps,
nal, que les fonctionnaires onusiens font Accorder un poids réel au vote des po- cette position favorable fait peser beau-
mine d’ignorer. Et la force du Maroc est pulations locales, les faire bénéficier en coup de poids sur les épaules du pays
de porter en son sein un bloc majori- priorité de la richesse de leur sol, garan- qui doit la maintenir et la faire triom-
taire, aussi bien sahraoui, soussi, que tir la solidarité nationale, voilà ce que pher. Il s’agit désormais de distinguer
rifain, fassi et aroubi, convaincu de la propose le Maroc, avec sa solution d’au- le patriotisme qui valorise l’amour des
marocanité du Sahara. C’était le propos tonomie dans le cadre de la régionali- siens et le chauvinisme qui rejette au-
de la mobilisation du 13 mars, que l’on sation. Bien sûr, le risque existe que ces trui. Ce n’est pas en réduisant le conflit
ne peut réduire à ses aspects folklo- promesses ne restent que des vœux à son expression manichéenne, “gen-
riques. Mais la force de cette conviction pieux. Le Sahara sous administration tils contre méchants”, “Marocains
nationale recèle également une fai- marocaine souffre de l’économie de contre traîtres”, que les autorités
blesse : lorsque la majorité devient dik- rente et d’un véritable système de pri- peuvent espérer convaincre l’opinion
tat, elle réduit le débat public et affai- vilèges. Mais ces maux, reconnus par internationale. Ce n’est pas à Rabat qu’il
blit l’exercice démocratique. Sûr de son l’État, ne sont pas plus présents dans le faut convaincre, mais aussi à Tindouf,
bon droit, le Maroc donne à l’étranger sud qu’ailleurs. Que le Maroc renforce à Alger. Et à New York.

138 TELQUEL HORS-SÉRIE


En attendant
la pluie
L
es prévisions macroécono-
miques de la banque cen-
trale pour l’année en cours
sont tombées comme un
couperet. Abdellatif Jouahri
annonce une croissance de
1 % pour 2016. Autant dire presque
rien. L’économie marocaine est à l’ar-
rêt depuis de longs mois sans qu’au-
cun responsable n’ait jugé utile de ti-
rer la sonnette d’alarme. Il y a pourtant
péril en la demeure. Cela fait en réa-
lité quatre ans que le Maroc stagne
sans qu’aucune solution ne soit pro- ÉDITO N°710
DU 25 AU 31 MARS 2016
posée pour relancer l’activité... et sans Par Aicha Akalay
attendre la pluie. Pourquoi cet atten-
tisme ? Les voix qui s’élèvent pour dé-
noncer le marasme économique sont
inaudibles, car étouffées par l’ava-
lanche de bonnes nouvelles officielles. jourd’hui d’éclairer d’une lumière crue technicité, l’engagement, la vision et
Il ne se passe pas une semaine sans la réalité. On ne peut que se féliciter surtout le relais que représentait un
que l’on se félicite de telle initiative ou de voir la Constitution élargir les com- conseiller comme Abdelaziz Meziane
telle autre, projetant le pays dans un pétences du gouvernement, y compris Belfqih, disparu en 2010, manquent
horizon radieux. Mohamed Boussaïd pour encourager la création de ri- cruellement. En plus d’avoir été l’un
vient ainsi de publier une note de chesse et assurer la répartition des re- des artisans de l’écrasante majorité
conjoncture intitulée “Comportement venus. Mais il y a encore loin de la des réussites du Maroc, comme Tan-
favorable des activités non agricoles théorie à l’efficacité économique. Les ger-Med, il était l’oreille attentive et le
dans un cadre d’équilibre macroéco- audaces verbales de Benkirane sont précieux conseiller des ministres sur
nomique en amélioration”. Du côté de remarquables, son courage politique les questions de croissance et de dé-
l’industrie, Moulay Hafid Elalamy clai- aussi, mais sa vision économique reste veloppement. Ce rôle-là n’est plus
ronne : “Nous sommes bien au-delà de une énigme. Dans le milieu des af- rempli aujourd’hui. Or, le Maroc est
nos objectifs (création de 500 000 em- faires, son manque d’intérêt pour l’éco- ce qu’il est : sans impulsion du Palais,
plois dans l’industrie, ndlr) en termes nomie n’est pas un secret. Ses mi- peu d’initiatives sont prises. Locomo-
d’engagement”. Ce penchant pour l’au- nistres, qu’ils soient encartés au PJD tive souvent, le pouvoir peut se mon-
tocongratulation révèle une mentalité ou ailleurs, font preuve au mieux d’une trer aussi un frein, tant brimer les au-
qui plombe le Maroc depuis trop long- frilosité coupable, au pire d’incompé- dacieux paraît être sa deuxième
temps. Peu importe la gravité de la si- tence. Aucun ne semble avoir pris la nature. La croissance nécessite des ini-
tuation pourvu que la communication mesure de l’urgence économique. Le tiatives individuelles, des prises de
puisse couvrir une réalité trop désa- royaume souffre d’un problème de risque, et surtout de fixer un cap. En
gréable. Pourtant, l’urgence de la si- gouvernance économique. Ce pro- attendant, prions pour qu’il pleuve
tuation et l’intérêt public imposent au- blème concerne aussi le Palais. La longtemps.

HORS-SÉRIE TELQUEL 139


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Les Panama
papers et nous jeu, dans lequel le holding royal SNI
était investisseur. L’affaire a été gérée
par Hassan Bouhemou, qui avait alors
concédé qu’il s’agissait “d’une faute
professionnelle”. Six ans plus tard, le
roi était à nouveau exposé dans l’af-
faire SwissLeaks, une enquête sur le
système d’évasion fiscale porté par
HSBC Private Bank. L’opinion pu-
blique apprenait alors que le roi dé-
tenait un compte de 8 millions d’eu-
ros auprès de cette banque privée. Les
avocats du monarque croyaient avoir
ÉDITO N°712 trouvé la parade. “Cela relève du plus
DU 08 AU 14 AVRIL 2016
Par Aicha Akalay strict secret bancaire et de la vie pri-
vée de Sa Majesté le roi”, avaient-ils
déclaré au quotidien français Le

M
Monde. Ce n’est pas parce que les pla-
cements offshore ne sont pas illégaux
ohammed VI est un seulement l’achat d’un trois-mâts et qu’ils sont moraux. Certes, Moham-
homme riche et d’un luxueux hôtel particulier à Pa- med VI ne peut être comparé à Pou-
son secrétariat ris. Fort de cette affirmation, on sou- tine ou à des généraux algériens. Ce
particulier gère sa haite réduire à néant tout débat au- serait injuste, malhonnête et faux. Les
fortune de manière tour du business royal. L’argument affaires du roi sont relativement bien
avisée. Il n’est massue est que le roi peut avoir re- gérées. Et il n’y a rien de franchement
donc pas surprenant de voir son nom cours à des sociétés basées dans des scandaleux dans ce qui a été révélé,
apparaître dans les documents des paradis fiscaux, pour des raisons de comme des détournements de fonds
Panama papers. Cette enquête inter- discrétion et d’efficacité. Une pratique publics ou de la corruption. Mais se
nationale sur les paradis fiscaux a été tout à fait banale dans le monde des défendre sur l’axe légal n’est pas suf-
coordonnée par le Consortium inter- grosses fortunes internationales. Ce fisant. Le scandale des Panama pa-
national des journalistes d’investiga- faisant, on fait mine d’ignorer que le pers est surtout politique. Et ce n’est
tion (ICIJ), qui a eu accès aux don- roi du Maroc n’est pas n’importe quel pas en imposant le silence que le mal
nées de Mossack Fonseca, un cabinet riche homme d’affaires. Mohammed sera atténué. Cette affaire ouvre un
panaméen de services juridiques spé- VI incarne une nation, il est l’héritier boulevard à tous ceux qui voient le
cialisé dans la finance offshore. d’une dynastie et le symbole d’une royaume comme un système politique
Chaque opération est légale, assure monarchie et de son exemplarité. Et frileux, jaloux de ses privilèges et
aujourd’hui l’avocat de Mounir Ma- ses affaires, quand elles sont enta- fermé au contrôle démocratique, ce-
jidi, le secrétaire particulier du roi. Il chées du moindre soupçon, rejail- lui des médias en l’occurrence. Le
est vrai que, à ce jour, Panama papers lissent sur le Maroc et son image. En “bad buzz” était prévisible et évitable.
n’apporte pas de preuve d’agisse- 2009 déjà, on découvrait Macau Le- Autant le roi que le Maroc auraient
ments délictueux ou irréguliers, mais gend, un groupe lié à des activités de pu s’en passer.

140 TELQUEL HORS-SÉRIE


ÉDITO N°715
DU 29 AVRIL AU 05 MAI 2016
Par Aicha Akalay

Gouverner par
PowerPoint
au roi, le patron de la banque centrale
attirait l’attention sur ce point : “Il est na-
turel au regard de ces résultats (fai-
blesse de la croissance, ndlr) de se de-
mander dans quelle mesure les
nombreuses stratégies sectorielles ont

L
pu atteindre leurs objectifs et produire
les synergies et l’élan nécessaires pour
a stratégie de développement dehors de la flagornerie réservée au mi- enclencher une véritable transforma-
du Maroc se déploie en plans nistre de tutelle, Aziz Akhannouch, y a- tion structurelle de l’économie et accé-
sectoriels plus ambitieux les t-il eu une analyse critique de cette stra- lérer le rythme de la croissance.” Ce
uns que les autres. Ces choix tégie ? Avons-nous seulement le droit de constat policé sonne comme un désaveu
découlent bien sûr d’une vo- questionner les choix stratégiques de sévère. Il ne s’agit pas ici de dénigrer les
lonté royale. Pour chaque sec- notre pays, une fois qu’ils ont reçu cette responsables gouvernementaux, dont
teur de l’économie – agriculture, tou- double onction, technocratique et certains portent une ambition sincère
risme, industrie –, le scénario se répète. royale ? L’évaluation des politiques pu- pour les secteurs dont ils ont la charge.
Invariablement, les cabinets de conseil bliques ne peut plus être repoussée aux Leur volontarisme est salutaire pour sor-
missionnés par les pouvoirs publics nous calendes grecques, ni réalisée en cati- tir le gouvernement actuel de son immo-
promettent des objectifs de création mini. L’échec cuisant de certains de ces bilisme. Mais ces ministres autonomes,
d’emplois mirobolants, à coups de pré- plans impose une prise de conscience. forts de leur lettre de mission royale, ne
sentations PowerPoint. On y envisage Le Plan Azur, par exemple, qui prévoyait rendent aucun compte ni au Chef du
des taux de croissance à faire pâlir d’en- l’aménagement de plusieurs stations bal- gouvernement, ni aux médias, ni à l’opi-
vie les dragons asiatiques. Une fois pré- néaires, grâce à 9 milliards d’euros d’in- nion publique. Ils semblent avoir adopté
sentés devant le roi, ces plans se trans- vestissements dans le secteur touristique, la logique du prince qatari parodié par
forment en parole d’évangile. Mais n’a atteint aucun de ses objectifs. Per- les Guignols de Canal+ : “La prince il
jusqu’à présent, ces objectifs sont restés sonne ne le dit. Pourtant, un plan de re- parle pas à toi”. Ces hauts commis de
lettre morte. Rembobinons. Aujourd’hui, lance du secteur touristique a bien été l’État s’estiment au-dessus de tout
quelqu’un peut-il dire si les 5 milliards confié à un cabinet de conseil pour es- contrôle démocratique. Ils sont pourtant
de dirhams investis chaque année par pérer rectifier le tir. Où sont donc les ou- les obligés non seulement du Palais, mais
l’État dans le cadre du Plan Maroc Vert tils d’évaluation des politiques pu- de tout un pays, y compris ses 34 mil-
depuis 2008 ont porté leurs fruits ? En bliques? Dans son rapport 2014 présenté lions d’habitants. .

HORS-SÉRIE TELQUEL 141


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Le maâkoul
ne suffit pas
O
n ne prête pas assez at- sident de la Cour des comptes dresse
tention aux mots de le tableau d’une économie marocaine
ceux qui nous gou- à l’arrêt : les PME n’investissent plus,
vernent. Rien n’est l’État est endetté et les réformes sont
pourtant plus simple inefficaces. Même l’amélioration des
avec le PJD. Nom- finances publiques est le fruit d’une
breuses, les prises de parole de ses conjoncture internationale favorable.
dirigeants sont accessibles à tous. Et À la nomination du gouvernement,
plus qu’un éventuel agenda caché que en janvier 2012, Abdelilah Benkirane
certains prêtent aux islamistes ma- semblait pourtant conscient de ses
rocains, elles éclairent sur la vision lacunes en termes d’expertise écono-
du monde de nos barbus et leurs prio- mique. Un cabinet de conseil avait
rités politiques. Ministre d’État, Ab- été mandaté pour lui constituer une
dellah Baha était, jusqu’à sa dispari- “dream team”, recrutée sur des cri-
tion accidentelle en décembre 2014, tères de compétences. Cette politique
le bras droit de Benkirane. Il était à d’ouverture à la technocratie n’a mal-
la fois ami et consigliere. Dans une heureusement pas été suivie. Le Chef
vidéo officielle*, cet idéologue résu- du gouvernement a choisi de s’en-
mait le contrat qui lie l’actuel gouver- ÉDITO N°716 tourer de “frères” et de cadres
DU 06 AU 12 MAI 2016
nement à ses électeurs. Selon lui, les Par Aicha Akalay proches de son parti. Cette préfé-
Marocains attendent de leurs élus rence accordée à la fidélité et au
d’abord une fidélité au référentiel is- conformisme a, de plus, tendu les re-
lamique, ensuite le maâkoul (pro- lations entre les ministres et leurs
bité), et enfin de l’efficacité. Dans miste est coupable, tant Benkirane administrations, qui se sont senties
l’ordre. Pour enfoncer le clou, Baha paraît, dans les discours et dans les menacées. Le blocage n’a été levé en
ajoutait que les électeurs ne pardon- résultats, en décalage avec l’urgence partie qu’après l’entrée du RNI au
neraient jamais que le PJD au pou- économique. Pour sa défense, le Chef gouvernement, en octobre 2013. De
voir renonce à son identité idéolo- du gouvernement et son porte-parole fait, Benkirane a fini par sous-traiter
gique ni au fameux maâkoul, mais soulignent les réalisations sociales sa politique économique au parti de
qu’en revanche ils “peuvent excuser (augmentation du salaire minimum, Salaheddine Mezouar. Benkirane
la faiblesse des réalisations”. pensions pour les veuves). Ces justi- n’est pas Keynes, mais les Marocains
Même si elle paraît s’appuyer sur le fications doivent être prises pour ce peuvent le blâmer de ne pas avoir
bon sens, pareille affirmation – on qu’elles sont : un cache-misère de la agi. Son cabinet et ses ministres n’ont
n’ose parler de doctrine – doit être panne de programme et d’idées. De- pas mené de politique économique
vigoureusement démontée et com- vant le parlement, digne de ce nom. Parions que, à l’ap-
battue. Citoyens exigeants, nous ne le 4 mai, Driss Jettou a encore ex- proche des législatives, Benkirane
pouvons nous satisfaire d’une incom- posé, de manière didactique, les ur- mettra en avant sa réforme de la
pétence aussi crânement assumée. gences (lire page 20). Ancien Premier Caisse de compensation. Plutôt
L’indigence du gouvernement isla- ministre (2002-2007), l’actuel pré- mince comme bilan.
*Vidéo officielle du PJD datée du 21 juillet 2013.

142 TELQUEL HORS-SÉRIE


Journaliste, “de gauche” aux accusations faciles

franchement,
traite tous les membres de la profes-
sion de mercenaires. Tant pis si les
preuves n’accompagnent pas les pro-
pos. L’insulte d’abord, le mépris tou-
jours. Il y a tant d’exemples quoti-

quel métier !
diens. Et il y a aussi la peur, celle qui
vous prend aux tripes quand il s’agit
de certains sujets. Les plus puissants
amis du roi, les gestionnaires de sa
fortune, les cercles sécuritaires, le
prince dissident, les conflits d’intérêts,
etc. Et, il faut le dire, il y a plus de li-
berté à traiter de sujets liés au mo-
narque qu’à son entourage. Chacun
comprend la nécessité pour les per-
sonnalités de pouvoir de contrôler leur
communication dans un paysage mé-
diatique friand de polémiques, par-
fois peu regardant sur la vérification
et le recoupement des faits et à l’affût
du buzz. Mais il s’agit ici de toute
autre chose. Nos puissants ne voient
aucun intérêt dans le bon fonction-
nement des médias. Bien sûr, les ex-
ÉDITO N°717 ceptions existent et méritent d’être
DU 13 AU 19 MAI 2016
Par Aicha Akalay honorées. Elles se trouvent au sein
même du cabinet royal, parmi des
conseillers que certains qualifieraient
de “transparents”. Dans les cabinets

L
des princes aussi. Elles sont dans
notre diplomatie, incarnées par des
es coulisses de l’information sier traitant de son secteur. Et que cadres sûrs de leurs compétences.
devraient être plus souvent penser de cet homme d’affaires et po- Nous avons la chance de compter
dévoilées aux citoyens. Cer- litique qui bloque la distribution d’un aussi de grands hommes d’État di-
taines mésaventures de titre critique sur son business ? Telle dactiques, soucieux d’expliquer aux
journalistes méritent d’être autre personnalité influente coupe le citoyens le bien-fondé des réformes.
narrées tant elles servent de robinet de la publicité pour un mot Ceux-là devraient montrer l’exemple
baromètre de notre démocratie. déplaisant. Un autre personnage, tout aux premiers. Il ne s’agit pas ici de
Chaque jour des “sources” nous sur- aussi imbu de son importance, vous laisser parler une fièvre corporatiste.
prennent. Il y a ce dirigeant d’entre- menace de procès si des informations Mais doit-on rappeler que le bon fonc-
prise publique, offusqué qu’un jour- dérangeantes pour lui venaient à être tionnement des médias est un gage
naliste l’appelle pour lui poser des révélées. Puis, ce grand promoteur de démocratie ? On peut à bon droit
questions. Après tout, est-ce sa mis- immobilier qui multiplie les pressions, polémiquer sur la qualité de la presse
sion de répondre à la presse ? Puis il même familiales, pour faire cesser une nationale. Mais une chose est sûre :
y a ce ministre islamiste qui interdit à enquête. Il y a aussi cette influente la médiocrité, le contrôle et la fai-
tout son département de répondre aux lobbyiste qui salit la réputation des blesse des médias disent la mauvaise
sollicitations d’un journal, qui ne l’a journalistes qui, selon elle, n’écrivent santé d’un pays. Autant dire que le
pas assez “mis en avant” dans un dos- que lorsque l’argent suit. Un homme Maroc n’est pas en grande forme.

HORS-SÉRIE TELQUEL 143


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Le royaume
en colère OK ?” Espérant une réaction publique
de Dwight Bush, le Maroc a été déçu.
Fallait-il laisser passer et se taire ?
Non, répondent les autorités pu-
bliques. Et elles ont peut-être raison.
Le Maroc n’a ni pétrole, ni aucune
autre rente, miser sur son soft-power
et sa réputation est son actuelle stra-
tégie diplomatique. Pourtant, la réac-
tion du Maroc, par la voix de son mi-
nistre de l’Intérieur, puis la
ÉDITO N°718 convocation de l’ambassadeur améri-
DU 20 AU 26 MAI 2016 cain au ministère des Affaires étran-
Par Aicha Akalay gères, est franchement exagérée.
Avions-nous besoin d’autant d’agres-
sivité ? Les mots du communiqué de
Mohamed Hassad empruntent un vo-
cabulaire outragé qui paraîtra dispro-
portionné même au plus marocophile

E
des fonctionnaires du département
d’État. Y sont évoqués un “mensonge
n cette période où le Ma- ment d’État américain sur les droits caractérisé”, une “démarche d’inqui-
roc va chercher loin de de l’homme énumérant violations et sition”, un rapport “scandaleux”… Une
nouveaux partenariats, le cas de torture dans le monde entier, y telle attitude comporte le risque de
soudain coup de sang compris au Maroc. Pour les services brouiller le message principal : la légi-
contre l’administration dirigés par John Kerry, le royaume ac- timité du Maroc de se défendre et de
américaine peut sur- cuse de lourds retards sur ce volet. remettre en cause une étiquette que
prendre. Il est même tentant de le su- Sauf que le royaume conteste ferme- des bureaucrates américains souhai-
rinterpréter. Notre diplomatie est-elle ment des faits allégués dans ce rap- teraient injustement lui coller. Or, que
réellement en train d’opérer de grands port, et non pas ses conclusions. Après retenons-nous ? C’est plutôt l’agressi-
mouvements d’échiquier ? Adieu la publication du rapport en avril, le vité du royaume, qui cherche finale-
Washington ? Bonjour Moscou et Pé- Maroc a travaillé de longues semaines ment plus à s’affirmer qu’à remettre
kin ? Personne ne peut y croire sérieu- sur les détails. Chaque fait a été étu- en cause ses alliances traditionnelles.
sement. Et la diplomatie marocaine dié. Les réserves et remarques du gou- Ce qui est excessif peut paraître insi-
ne soutient pas le contraire. Alors que vernement marocain ont même été gnifiant. Défendons-nous en pays se-
se passe-t-il avec notre allié outre-At- présentées à l’ambassadeur américain rein et confiant en lui-même. Oublions
lantique – avec lequel les relations à Rabat. La réponse de ce dernier au- les adjectifs superfétatoires (comme
datent du règne du sultan Mohammed rait été en substance : “Oui, je concède celui-ci) et attachons-nous aux faits.
Ben Abdellah (1757-1790) ? À l’origine qu’il y a eu un manque de rigueur, Ceux-là mêmes que le Maroc veut faire
de la fâcherie, le rapport du départe- mais voyons ça l’année prochaine. valoir.

144 TELQUEL HORS-SÉRIE


L’âge trie. Un promoteur immobilier est
d’abord un investisseur qui répond

de pierre
à une logique rationnelle. Entre in-
vestir dans un secteur exonéré d’im-
pôts, présentant peu de risques so-
ciaux, avec d’importantes marges, et
l’industrie par exemple, où l’imposi-
tion est conséquente, les syndicats
très actifs et les marges très faibles,

I
plafonnant à 10 %, le choix est
évident. Nos politiques, comme
ls font de grands mariages et les Frankenstein, ont créé un monstre,
plus belles voitures qui sil- c’est donc aux premiers qu’il faut de-
lonnent nos routes leur appar- mander des comptes. Ce choix poli-
tiennent. En multipliant les tique est-il efficace ? Oui, répondront
courbettes, ils ont réussi à pré- les optimistes. D’un point de vue so-
server leurs privilèges. Eux, ce cial, le besoin en logement des
sont les mastodontes de l’immobi- couches les plus défavorisées a été
lier au Maroc, qui investissent à tour pourvu, ce qui a permis de réduire
de bras dans le foncier, souvent avec les ceintures de bidonvilles dans les
de l’argent qui n’est pas à eux. Ils em- centres urbains. D’un point de vue
pruntent, donc, pour acquérir des économique, c’est un désastre. Le
terrains, quitte à se mettre en diffi- segment de l’immobilier résidentiel
culté et à faire peser un risque sur le ne génère pas d’externalités écono-
système bancaire national. Ils se miques positives. Un immeuble ne
pensent patriotes. À les entendre, produit rien et n’emploie aucune
c’est grâce à eux que des centaines main-d’œuvre. Par opposition à une
de milliers de Marocains ont accès à usine, qui continue après construc-
la propriété. L’histoire est plus com- tion et durant toute son exploitation
pliquée. Car avant la Loi de Fi- ÉDITO N°719 à générer de l’emploi. Tout cela, les
DU 27 MAI AU 02 JUIN 2016
nances 2010 qui leur avait accordé patrons le dénoncent, mais à mots
Par Aicha Akalay
d’importants cadeaux fiscaux, dont couverts ou dans le confort discret
une exonération totale sur le segment de leurs bureaux. Car la décision
social, ces grands bâtisseurs ne vient “d’en haut”, comme l’a concédé,
construisaient pas assez de loge- diaires. Il faudrait accorder des exo- il y a quelques années, le ministre en
ments à bas coût. Depuis l’exonéra- nérations, encore. Heureusement, le charge de cette réforme fiscale. Entre
tion, ils le font. Par amour du pays. ministre de tutelle, Nabil Benabdal- la frilosité des hommes d’affaires et
Et les 30 % de marge sur ce segment lah, s’y refuse. Il est vrai que s’en la lâcheté des responsables publics,
ne font qu’attiser leur flamme patrio- prendre aux promoteurs immobi- la macroéconomie sort grande per-
tique. 22 % des dépenses fiscales liers est devenu une seconde nature dante. Aucun argument économique
(c’est-à-dire le manque à gagner au pour les Marocains. Trop riches, pas sérieux ne justifie ces cadeaux fis-
niveau des recettes fiscales) bénéfi- assez regardants sur la qualité de caux valables jusqu’en 2020. Que
cient aujourd’hui à l’immobilier. Cela leurs logements, ils ne sont pas ap- faut-il faire alors ? Les annuler ?
représente plus de 7 milliards de di- préciés. Mais cette haine facile Taxer lourdement l’immobilier ? Dé-
rhams par an. Pour le segment des- manque sa cible. Les vrais respon- tourner les investisseurs de ce sec-
tiné à la classe moyenne, il n’y a pas sables sont ailleurs. De fait, la poli- teur au profit de l’industrie ? Oui, et
autant d’incitations fiscales. Alors, tique publique des gouvernements le plus vite possible. Voilà un geste
au Maroc, on ne construit pas suffi- successifs favorise la spéculation im- politique fort que nous attendons
samment de logements intermé- mobilière au détriment de l’indus- “d’en haut”.

HORS-SÉRIE TELQUEL 145


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°720
DU 03 AU 09 JUIN 2016
Par Aicha Akalay

France 3 n’est
marocaine, le casting monolithique
des interviewés, l’affligeante interven-
tion de Catherine Graciet… et finale-
ment la médiocrité (réelle) du

pas le fond
contenu. Le peuple de Facebook y est
allé aussi de ses “Touche pas à mon
roi” et autres manifestations de pa-
triotisme virtuel. Bref, un délire obsi-

du problème
dional. Finalement, ce qui est intéres-
sant à relever, c’est moins le contenu
du documentaire que les réactions
marocaines. À entendre toutes ces
belles leçons de journalisme et d’ob-
jectivité, on s’étonne : peut-on conci-

D
lier pareille exigence vis-à-vis des
journalistes français et accepter, en
ans la torpeur d’une nuit leur manichéisme. D’un côté, ce se- interne, de taire les sujets qui fâchent ?
marrakchie, après plu- rait le miracle marocain, un pays en Au Maroc, nous importons des polé-
sieurs verres de cham- pleine modernisation s’appuyant sur miques, faute d’avoir fait vivre le dé-
pagne millésimé, une une monarchie millénaire : un para- bat à domicile. Les voix dissonantes,
star de la télé française doxe des Mille et une nuits. De l’autre, c’est d’abord chez nous qu’elles de-
interroge le journaliste le Maroc apparaît comme un pays où vraient avoir le droit de s’exprimer,
de TelQuel venu couvrir le festival la torture est endémique, où sont ba- être entendues et aussi confrontées.
Marrakech du rire : “Votre directeur foués systématiquement les droits de La monarchie marocaine a des atouts
est toujours en prison ?”, s’inquiète la l’homme et la liberté de la presse, et et une légitimité absolue que même
vedette du petit écran. Le collègue a qui est dirigé par un monarque avide ses détracteurs lui reconnaissent.
dû s’armer de patience pour lui expli- de s’enrichir. Comme souvent, la vé- Mais elle n’est pas assez forte pour se
quer que l’auteure de ces lignes n’était rité est plus complexe. Elle n’est ni passer de débats publics. Les Maro-
(encore) jamais passée par cette case- dans le premier cliché, ni dans le se- cains et leurs dirigeants gagneraient
là. Allah yhfad. Des histoires pareilles, cond raccourci. Dans ce contexte, le à aborder la problématique de fond,
pas besoin de creuser, il y en a à la documentaire Roi du Maroc, le règne que ce documentaire de France 3
pelle. Nos confrères de l’Hexagone secret, réalisé par Jean-Louis Pérez, n’épuise pas : le roi peut-il à la fois être
nous gratifient parfois d’approxima- a été l’occasion pour l’écrasante ma- un acteur économique important sans
tions et de clichés réducteurs. Nous jorité des plumes du royaume de dé- que cela ne crée de conflit d’intérêts ?
sommes malgré nous les victimes de noncer, pêle-mêle, la partialité du trai- La réponse n’est pas évidente. Mais
leur orientalisme, et plus encore de tement réservé à la monarchie elle mérite d’être débattue.

146 TELQUEL HORS-SÉRIE


Lalla Salma,
princesse utile
I
l n’y a pas de mal à dire du bien. irrité la royale altesse. Le grossier dias de son pays. Oubliant au pas-
Depuis dix ans, Lalla Salma appât n’a pas fonctionné. En décli- sage que, pour toucher les
préside la Fondation de lutte nant la proposition du journaliste, Marocains, encore faut-il s’adresser
contre le cancer qui porte son la princesse a tenu à préciser que ce à leur presse. Lalla Salma sacrifie la
nom. Dix ans de réalisations in- n’est pas tant aux Occidentaux spontanéité sur l’autel d’un proto-
déniables. Certains objecteront qu’elle voulait plaire, mais aux Ma- cole dépassé. La méfiance extrême
que l’engagement de la princesse est rocains. Le publicitaire Noureddine de l’information non contrôlée n’est
facile, car elle peut mobiliser tous les Ayouch l’a bien compris. Pour les plus de ce siècle. Cette frilosité face
outils à disposition de la monarchie dix ans de sa Fondation, Lalla Salma aux journalistes est d’autant plus
et s’entourer des meilleurs. L’argu- apparaît dans un spot télévisé, mê- dommageable que des esprits étroits
ment mérite d’être écouté, mais il ne lant darija et arabe classique et in- persistent à confiner la femme dans
suffit pas à nier toute légitimité à son sistant sur la dignité des patients. des rôles domestiques. L’engage-
action. Aux yeux des malades et de Mais il faudrait que la princesse aille ment de Lalla Salma, ses prises de
leurs familles, Lalla Salma incarne plus loin que ce coup de com’. Fai- parole et sa belle chevelure rousse
l’efficacité de la royauté et sa proxi- sant sienne la règle instaurée par au vent sont des atouts précieux
mité, domaine dans lequel Moham- son mari, elle est restée pour l’ins- pour la cause qu’elle défend, pour
med VI l’a précédée au début de son tant totalement hermétique aux mé- les femmes et pour le Maroc.
règne. Beaucoup de citoyens maro-
cains semblent sincèrement touchés
quand ils découvrent le visage d’un
jeune de 23 ans atteint de leucémie,
ou celui d’une ado de 15 ans frappée
par un cancer des os. Tous deux ont
retrouvé espoir grâce à la prise en
charge de leur traitement par la Fon-
dation de la princesse. Lors d’une en-
trevue informelle avec un journaliste
français spécialiste des têtes cou-
ronnées, Lalla Salma s’est vu offrir
le rôle d’héroïne dans un documen-
taire. “Ce serait l’occasion de vendre
à l’Europe et aux Occidentaux ÉDITO N°722
l’image d’une première dame mo- DU 17 AU 23 JUIN 2016
Par Aicha Akalay
derne, comme celle que s’est
construite Rania de Jordanie”, a
tenté de convaincre notre confrère.
L’anecdote ne dit pas si c’est la flat-
terie ou la comparaison qui a le plus

HORS-SÉRIE TELQUEL 147


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

El Himma partout,
transparence nulle part
S
a place est toujours sur le
siège passager des voitures
de Mohammed VI. Il y a
neuf ans, en quittant l’hé-
micycle après la séance
d’ouverture de la session
d’automne du parlement, Fouad Ali El
Himma, alors fraîchement élu député
de Benguerir, était raccompagné par
le roi au volant d’une rutilante Mer-
cedes décapotable. Il y a quelques jours
encore, à bord d’une Rolls-Royce dé-
capotable rouge, les deux amis s’of-
fraient une balade dans le quartier Ag- ÉDITO N°723
DU 24 AU 30 JUIN 2016
dal à Rabat, à quelques heures de la Par Aicha Akalay
rupture du jeûne. Le scénario est inva-
riablement le même : Mohammed VI
conduit et son passager Fouad Ali El roi” n’existe plus. À 54 ans, Fouad Ali
Himma est à sa droite. Depuis les an- El Himma gère les menaces directes
nées du collège royal, ils sont insépa- pour le trône. Et en l’absence d’expli-
rables. Cette dynamique, tout le Ma- cations, de décryptage de la vision
roc le sait, ne se limite pas à la sphère royale, l’avenir est anxiogène. On peut
privée. L’ami du roi est son plus in- lui, était limpide. À l’époque, une comprendre – sans l’approuver – la
fluent conseiller et s’est durablement source de TelQuel le décrivait dans nos discrétion des conseillers de Moham-
imposé en tant que numéro 2 du pages en ces termes : “Il agit à la ma- med VI. Mais quand ils agissent dans
royaume. L’évolution du personnage nière d’un sous-marin, inexistant en l’ombre, en marionnettistes, la tenta-
Fouad Ali El Himma est d’ailleurs à surface, mais à la présence diffuse, in- tion de l’arbitraire est grande. La
l’image des préoccupations de la mo- formelle, que l’on peut soupçonner crainte qui entoure le personnage n’est
narchie. Pendant les dix premières an- partout”. Si cette description colle tou- pas saine. Plus personne n’ose le nom-
nées de règne, l’ami du roi était por- jours au personnage aujourd’hui, le mer, même Benkirane, téméraire à
teur d’un projet royal qu’il défendait projet El Himma a perdu ses oripeaux une époque, tait désormais le nom d’El
auprès de tous, politiques et journa- modernistes sans rien abandonner de Himma. On le dit démiurge et on lui
listes, même auprès des plus critiques ses zones d’ombre. Surtout depuis que prête les plus fulgurantes ascensions
d’entre eux. Il s’agissait d’ancrer le Ma- les vents du Printemps arabe ont se- comme les chutes les plus violentes.
roc dans la modernité et la démocra- coué la maison PAM, le parti fondé par Cette suspicion nourrit les plus bêtes
tie, en réglant le passif autoritaire de “Si Fouad” et qu’il a dû quitter en 2011 théories du complot et l’accusation de
Hassan II et en accélérant les réformes. pour rejoindre le cabinet royal. Fini “tahakkoum” (domination hégémo-
Certes, les méthodes étaient discu- l’ambition démocratique. Fouad Ali El nique), lesquelles fleurissent, y com-
tables. Fouad Ali El Himma, qui a Himma s’occupe désormais de diplo- pris dans les hautes sphères de l’État.
passé plus de 20 ans dans les couloirs matie, de Sahara et de sécurité. La prio- Un pouvoir qui n’est pas circonscrit
du ministère de l’Intérieur, reste un rité du règne, c’est la stabilité. Et le rôle paraît illimité. Fantasme ou réalité ? Il
homme du Makhzen. Mais le projet, de décodeur que jouait “l’ombre du serait temps de rassurer.

148 TELQUEL HORS-SÉRIE


ÉDITO N°726
DU 22 AU 28 JUILLET 2016
Par Aicha Akalay

L’Afrique,
propagandistes ne sont pas surpre-
nantes vues d’ici. Nous avons les
mêmes. Elles disent surtout qu’une
lutte au long cours se prépare avec l’Al-
gérie. L’heure n’est donc pas encore au

c’est chic
triomphalisme pour le Maroc. Surtout
que de grandes capitales manquent à
l’appel pour le soutenir. Le Caire, Nai-
robi ou Abuja, autant de poids lourds
diplomatiques au sein de l’UA, ne se
sont pas encore prononcés officielle-

C
ment. Maintenant que les intentions
marocaines sont affichées, que notre
ette semaine, alors que nos alisateurs venus nombreux à Khouri- diplomatie a fait preuve de pragma-
diplomates étaient à Kigali bga en sont intimement convaincus. tisme en ne conditionnant pas – du
pour lancer le processus de Durant les dix dernières années, sous moins pas officiellement – son retour
réintégration du Maroc au l’impulsion de Noureddine Saïl, ancien au sein de l’UA par le départ de la
sein de l’Union africaine, directeur du CCM, le royaume a contri- RASD, il va falloir de l’endurance pour
s’ouvrait à Khouribga le bué à produire une quarantaine de remporter la bataille. Et surtout, le Ma-
19e Festival du film africain, célébrant films africains. “Ces œuvres n’auraient roc – roi, gouvernement et peuple –
cette année l’Éthiopie. Un heureux ha- pas vu le jour sans l’aide du Maroc, doit défendre la cohérence de sa cause
sard du calendrier qui rappelle que la qui a mené une politique de soutien à nationale. Notre projet, qui doit faire
politique africaine du Maroc n’est pas la création sur notre continent”, nous l’objet d’une délibération démocratique
conjoncturelle ou opportuniste. Depuis confie un réalisateur malien. C’est le et sereine, ne peut se fonder sur une
quarante ans, une ville marocaine de roi qui le dit : “Jamais l’Afrique n’a été logique d’exclusion de toutes les voix
200 000 âmes est – avec Ouagadou- autant au cœur de la politique étran- dissidentes, mêmes sahraouies. Le Ma-
gou – la capitale du cinéma du conti- gère et de l’action internationale du roc ne retrouvera pas sa pleine souve-
nent. Alors oui, l’Afrique, c’est chic. Maroc”. La réintégration de l’Union raineté sur le Sahara en pariant seule-
Quand Mohammed VI se définit en roi africaine a été minutieusement prépa- ment sur la défaite du Front Polisario.
d’un pays africain, en assurant avoir rée. La motion de soutien au Maroc dé- Le projet que nous espérons défendre
foi en l’avenir de ce continent et être posée par 28 pays africains est une ex- est celui d’un Maroc démocratique, ou-
fier de son patrimoine culturel, il ne cellente nouvelle, et on serait mal vert sur l’autre, sur ses voisins, sûr de
livre pas qu’un discours. C’est la convic- inspirés de ne pas s’en réjouir. Il n’y a lui et respectueux de ses contradic-
tion profonde d’un souverain qui sou- qu’une escouade de journalistes algé- teurs. Un pays humble et renforcé par
tient les artisans de ce soft power. Que riens hostiles au Maroc, aux réparties les revers subis, mais fier d’une histoire
le Maroc veuille aider ses frères afri- parfois insultantes, pour prétendre à assumée. Un Maroc confiant, car
cains, les étudiants en cinéma et les ré- un échec du royaume. Ces antiennes animé par une cause juste.

HORS-SÉRIE TELQUEL 149


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Le mépris,
ça suffit !
C
e n’est pas une fuite
orchestrée par le PJD
à la veille des élec-
tions, se défendent les
uns. Ce n’est pas du
vol ni du trafic d’in-
fluence, encore moins
de la corruption, ré-
pondent les autres. Pour nous, l’af-
faire des “terrains des serviteurs de
l’État”, révélée par nos confrères de
Lakome et Hespress, est symptoma-
tique d’un système du mépris. Ce sys-
tème cultive l’opacité, distribue les
prébendes et refuse de rendre des mœurs ? Pas du tout. À ceux qui pen-
comptes. Il méprise le peuple et saient que ce mépris avait disparu
s’agace quand celui-ci se rebiffe. Et avec l’ère précédente, le communi-
quand il se pique d’éteindre le feu, il qué des ministères de l’Intérieur et
ne fait qu’aggraver son cas avec ar- des Finances est là pour rappeler
rogance. Accorder des terrains qui qu’il n’en est rien. En voulant dé-
appartiennent à l’État, et donc aux fendre le dernier “serviteur de l’État”
Marocains, à des prix préférentiels à avoir acquis un terrain de 3700 m²
est une affaire politique, qui ne peut en pensent, ces mêmes Marocains. appartenant au domaine privé de
se résumer à la légalité ou non d’un Ou au moins leur faire la politesse l’État pour 350 dirhams le mètre
décret. Les millions d’âmes qui se d’exposer de manière transparente carré, Mohamed Hassad et Moha-
saignent à travailler, et qui payent les rentes accordées pour “loyaux ser- med Boussaïd ont joué aux pompiers
des impôts, ne sont pas les obligés vices”. Le mépris est au cœur de la pyromanes. L’opération est légale
des “serviteurs de l’État”. C’est tout conception du pouvoir du Makhzen. disent-ils. C’est la faute au PJD, in-
le contraire. Avant de disposer de Il est d’ailleurs piquant que les dé- sinuent-ils. “Il s’agit d’une campagne
terres qui appartiennent – symboli- fenseurs du “circulez, il n’y a rien à électorale prématurée visant à en-
quement – à tous les Marocains, il voir” se prévalent d’un décret datant granger des gains électoralistes étri-
aurait fallu leur demander ce qu’ils des années 1990. Autre temps, autres qués sous prétexte de mettre en

150 TELQUEL HORS-SÉRIE


ÉDITO N°727
DU 29 JUILLET AU 04 AOÛT 2016
Par Aicha Akalay

œuvre les règles de la bonne gou- dération qu’ils ont pour les Maro- jeu politique, mais des acteurs de
vernance”, osent-ils. À aucun mo- cains. Cette petite musique teintée premier rang. Et que le peuple, qu’ils
ment, ces deux autres “serviteurs de de mépris, jouée par nos dirigeants convoquent à tout bout de champ,
l’État” ne semblent voir de conflit depuis trop longtemps et qui com- ne manquera pas un jour de leur de-
d’intérêt à défendre un privilège dont mence à nous écorcher les oreilles, mander des comptes. C’est seule-
ils ont eux-mêmes bénéficié, ce qu’ils est aussi merveilleusement interpré- ment au terme d’un profond chan-
se gardent bien de mentionner. Ces tée par les hommes d’État du PJD. gement des modes de gouvernance
hauts responsables sont sûrement On entend, sous couvert d’anonymat, que la reddition des comptes sera ef-
intègres et dévoués – aucune preuve les cris de victoire des élus islamistes fective. En cinq ans, le PJD a-t-il seu-
du contraire n’a été apportée –, mais qui voient dans ce scandale la garan- lement tenté de le faire autrement
se dire uniquement victimes d’une tie de leur triomphe prochain. Voici qu’en livrant à la vindicte populaire
manœuvre oblique électoraliste est la preuve, claironnent-ils, que l’épou- les noms de ceux qui bénéficient d’un
tout simplement à côté de la plaque. vantail que nous agitons, cet État système de rente ? Que les dirigeants
La condamnation de l’opinion pu- profond si précieux à notre rhéto- islamistes ne soient pas tentés de
blique est inévitable. En refusant de rique politique, existe bien. Une pos- nous mépriser eux aussi, en imagi-
s’expliquer au parlement, et même ture commode, mais qui ne nous fera nant qu’aucune explication ne leur
de s’y présenter, ces deux ministres pas oublier qu’ils ne sont plus au- sera exigée. Leur silence d’au-
ont eux aussi signifié toute la consi- jourd’hui de simples spectateurs du jourd’hui est déjà une faute.

HORS-SÉRIE TELQUEL 151


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

ÉDITO N°732
DU 23 AU 29 SEPTEMBRE 2016
Par Aicha Akalay

Et votre bilan, titutionnelle. Mais il n’est pas “un


héros”, comme il l’a avoué lors du
Grand oral de Sciences Po, dont il était

M. Benkirane ?
l’invité le 17 septembre. Son choix est
le même que celui de Abderrahmane
Youssoufi avant lui. Et Benkirane de-
vrait essuyer les mêmes reproches. Le
premier que nous lui adressons est de

L
ne pas avoir saisi l’opportunité démo-
cratique ouverte en 2011. Demain, Ab-
e tahakkoum (mainmise), taire les politiques qui s’érigent contre delilah Benkirane et ses “frères” vont-
voilà le thème principal de le tahakkoum est désolant pour les ils réellement tenir leur promesse de
la campagne électorale des démocrates qui sommeillent en nous, campagne et lutter contre le ta-
législatives 2016. Un thème mais ce n’est pas surprenant. Le pou- hakkoum ? Le zaïm islamiste avait fait
imposé par le PJD. Preuve voir central marocain n’a que très peu campagne en 2011 “contre la corrup-
s’il en fallait, de l’intelligence changé et sa constance est de domi- tion et l’autoritarisme”. Cinq ans plus
politique de Abdelilah Benkirane. Le ner la vie politique. Seule sa péren- tard, il a échoué sans avoir mené le
Chef du gouvernement, au lieu de dé- nité compte. Cette triste réalité ma- combat. Certains peuvent avancer que
fendre son bilan, a trouvé la parade. rocaine, Benkirane ne peut pas faire d’autres combats étaient prioritaires :
Même si on ne peut pas dire qu’il l’a semblant de la découvrir. Il la connaît relancer une économie à l’arrêt, ré-
inventée. La mainmise du Makhzen parfaitement puisqu’il en a accepté former l’éducation et la santé, par
n’est pas apparue avec le gouverne- les règles pendant cinq années. Le exemple. Autant de chantiers sur les-
ment Benkirane, elle remonte aux chef de l’État, ce n’est pas lui. L’inter- quels le gouvernement Benkirane n’a
premières heures de l’indépendance, ventionnisme du Palais et des conseil- que très peu avancé. Le chef du PJD
dès 1959, quand l’UNFP, fondée par lers royaux, les coups de fil de Fouad laisse à la fin de son mandat un pays
Mehdi Ben Barka, dénonçait l’oppo- Ali El Himma, l’hégémonie de l’Inté- avec une croissance de 1,5 %, une édu-
sition de forces occultes à tout chan- rieur, il s’en est jusque-là accommodé. cation nationale agonisante, un sys-
gement. Les fameuses “poches de ré- À la première brimade qu’il essuyait, tème politique et économique tou-
sistance” ont également pesé sur le au premier rapport de force qu’il per- jours autant gangréné par la
mandat de Abderrahmane Youssoufi. dait, Benkirane aurait pu démission- corruption... et un tahakkoum plus
Qu’aujourd’hui le Palais veuille faire ner et provoquer ainsi une crise ins- puissant que jamais.

152 TELQUEL HORS-SÉRIE


Déception
électorale
arrivé premier aux élections législa- sur le monde. Le PAM et ses appuis
tives. Victorieux, le Chef du gouver- réels, au sommet même de l’État, se
nement a alors salué ce “jour où la dé- sont acharnés à discréditer le PJD en
mocratie a gagné”. Ses interrogations se comportant exactement à l’inverse
et ses craintes sur les choix démocra- de ce qu’ils sont censés défendre : la
ÉDITO N°734 tiques du Maroc se sont dissipées. Le modernité. Les autres partis, surtout
DU 08 AU 13 OCTOBRE 2016
ministre de l’Intérieur a eu alors rai- la gauche, cette frange politique la plus
Par Aicha Akalay
son de le souligner, le processus élec- à l’écoute des libertés individuelles, a

L
toral a été globalement respecté et les été laminée. Au lendemain de ces élec-
urnes, restées majoritairement invio- tions, les démocrates convaincus, ceux
e Palais ne voulait plus tra- lées, se sont exprimées. Mais ce n’est qui rêvent d’un Maroc juste, ouvert et
vailler avec Abdelilah Ben- pas assez pour faire de ce scrutin une moderne, sont orphelins. Ils sont dé-
kirane. Cinq années baraka, étape importante dans la construction sormais ballottés entre deux partis
disait-on, avant les résultats de notre démocratie. Benkirane, et animés par un seul objectif : dominer
des législatives du 7 octobre, ceux qui le talonnent, les élus du PAM, la vie politique.
dans l’entourage royal. Le ont tort de se réjouir. Le faible taux de
reproche souvent formulé était que le participation (43 %) est une véritable
cabinet royal ne pouvait pas travail- claque adressée par les Marocains à
ler efficacement avec ce Chef du gou- leurs politiques. Il dit le décalage ef-
vernement, considéré comme incons- frayant entre ceux qui vont gouverner
tant et surtout incompétent. Les ce pays et les citoyens. La désaffection
relations tendues entre Fouad Ali El totale pour ces élections est un échec
Himma, plus proche conseiller du roi, pour Benkirane, qui avait promis de
et Abdelilah Benkirane n’ont rien ar- restaurer la confiance des Marocains
rangé. Le premier, se présentant en la politique. Et c’est aussi un cui-
comme un simple exécutant de la vo- sant revers pour ceux, beaucoup trop
lonté du souverain, se serait heurté nombreux au sein du PAM, qui ont
aux résistances d’un zaïm islamiste acheté les voix des citoyens et mis à
opposé à l’interventionnisme de l’ami contribution chioukh et moqaddems
du monarque, dont les prérogatives pour orienter les votes, selon les nom-
restent floues. Ces tensions, Benki- breux témoignages récoltés durant la
rane s’en est accommodé pendant son campagne aux quatre coins du pays.
mandat, mais les a exploitées lors de Il n’y a absolument rien de réjouissant
sa campagne, dénonçant un ta- dans ce scrutin. La victoire des isla-
hakkoum qui aurait été responsable mistes annonce leur installation au
de l’échec de son parti. Vendredi 7 oc- pouvoir, avec ce qu’ils défendent
tobre au soir, le PJD est finalement comme conservatisme et fermeture

HORS-SÉRIE TELQUEL 153


15 ANS D’ÉDITOS

BEST OF

Et si on
apprenait à
tranché en refusant cette option”,
nous confie un dirigeant du PJD, qui
énumère les pressions exercées alors
sur le parti pour réduire sa participa-
tion aux communales de 2003. La sa-
gesse de Mohammed VI, toujours très

cohabiter ?
attaché à sa domination politique, ré-
side dans ces moments-clés où la ten-
tation autoritaire est réelle et où il
choisit le compromis, sans revenir sur
les acquis démocratiques. Une décen-
nie plus tard, le PJD s’est transformé.

L
“Notre relation avec les électeurs est
contractuelle, assure un dirigeant is-
a démocratie n’est pas lamiste. Nos engagements se font au
bonne pour tout le monde, niveau de la démocratie interne, la
peut-on entendre dans les transparence et la reddition des
salons de Casablanca ou Ra- comptes. Nos représentants ne sont
bat. La démonstration étant pas choisis en fonction de leur
faite, selon ces experts ava- connaissance du Coran ou de la reli-
chis dans leurs fauteuils cossus, par gion.” Et il faut reconnaître que les
ce peuple inculte qui soit vend sa voix ministres islamistes nous épargnent
au plus offrant, soit ne se déplace pas de plus en plus leurs sorties désas-
ou vote mal. La victoire du PJD ne se- treuses sur les mœurs.
rait donc que l’illustration d’un dé- Intégrer les islamistes aux institutions,
sastre par lequel le peuple accable le respecter le choix des urnes, quand
Maroc. À ces élites rétives à entendre bien même il ne serait pas idéal pour
la voix du peuple – qu’elles imaginent bâtir un Maroc moderne, restera tou-
conservateur, analphabète et dopé jours le meilleur choix. Le chercheur
aux chaînes islamiques satellitaires Jacques Ould Aoudia définit cinq scé-
–, il nous a paru utile de rappeler un narios pour les sociétés arabes où des
épisode récent de notre très jeune parties opposées doivent cohabiter. Il
processus démocratique. ÉDITO N°735 y a les pires : le scénario de revanche
DU 14 AU 20 OCTOBRE 2016
En 2003, le PJD traversait la période Par Aicha Akalay des mouvements islamistes contre les
la plus noire de son histoire. Dans les élites laïques (Iran), de retour des an-
pages de ce même magazine, au sein ciens (Algérie), et de déséquilibre per-
de la classe politique et jusqu’au plus manent (Égypte). La réalité marocaine
haut sommet de l’État, le parti isla- Lyautey est-il toujours un Maro- correspond, quant à elle, au scénario
miste était accusé de “responsabilité cain ?” De son côté, Abdelilah Benki- de la digestion. Les islamistes y sont
morale” dans les attentats du 16 mai. rane s’était violemment attaqué à une intégrés dans le cercle de pouvoir tra-
“Si les terroristes ne sont pas encar- camerawoman de 2 M parce qu’elle ditionnel, mais la blessure sociale de-
tés au PJD, ils sont au moins influen- portait un tee-shirt dans l’enceinte du meure. Il y a une cinquième voie, que
cés par ses idées”, écrivait Ahmed parlement. L’idéologue en chef du nous défendons, celle du compromis
Reda Benchemsi. Il faut dire que les PJD, Ahmed Raïssouni, n’hésitait pas historique. Il s’agirait de fonder tous
idées défendues par les ténors du parti à qualifier le tourisme de “déliques- ensembles, islamistes et progressistes,
islamiste étaient édifiantes. L’actuel cence morale”. une citoyenneté basée sur le respect
ministre de la Justice, Mustafa Ra- Après le choc du 16 mai 2003, de des droits individuels en ménageant
mid, osait alors demander : “Un Ma- nombreuses voix avaient défendu la les valeurs religieuses, pour ceux qui
rocain qui a fait ses études au lycée dissolution du PJD. “Mais le roi a y sont attachés.

154 TELQUEL HORS-SÉRIE

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