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Communications

Les métamorphoses du corps comique


Olivier Mongin

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Mongin Olivier. Les métamorphoses du corps comique. In: Communications, 56, 1993. Le gouvernement du corps. pp. 125-
138;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1993.1853

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1993_num_56_1_1853

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Olivier Mongin

Les métamorphoses
du corps comique

II n'est pas indifférent de réfléchir de concert sur le corps et sur la


démocratie. L'approche anthropologique inaugurée par Tocqueville ne
cesse d'insister sur la dynamique de « désincorporation » qui affecte
inéluctablement la « chair du social » (Merleau-Ponty) au sein des
démocraties égalitaires. Et ce procès historique de « désincorporation », il y insiste
fréquemment, vise et touche simultanément le corps collectif et le corps
individuel. Au corps visible et pourvu d'une identité organique des sociétés
traditionnelles s'est lentement substitué un corps invisible aux analogies
nombreuses : corps sans organes, simulacre, matière désincarnée. Une
étape considérable est franchie puisque le corps évoque désormais une
texture qui ne renvoie ni au privé ni au public : ni corps individuel ni
corps collectif, le corps désigne une nature hybride, un mixte, d'où son
oscillation dans les représentations et les images entre l'élémentaire, la
masse d'une part — autant de formes de l'invulnérabilité — , et la
déchirure, le démembrement d'autre part — autant de manifestations de la
vulnérabilité.
Dans l'un et l'autre cas le corps est « désincarné », l'imaginaire du corps
hésite seulement entre la simple apparence d'une masse compacte,
insensible, indolore, et l'exacerbation d'une chair sensible qui se désagrège,
toujours au bord de l'explosion. C'est le corps immobile, orthodoxe, du
ready made, ou bien le corps torsadé, déchiré, hérétique, de Francis
Bacon : telle est la double image de la désincarnation, qui se solde par
une disparition du «mouvement» par l'affaiblissement du sentiment
d'appartenance à une histoire.
Ce corps dénué de mouvement exprime-t-il le destin du corps en
démocratie, le seul avenir du corps là où le règne de l'égalité — qui affecte
le corps et l'esprit simultanément — aplatit les aspérités, condamne au
silence des corps, ou bien provoque des embrasements, des cris, des
hurlements ? Et comment la démocratie peut-elle survivre à elle-même

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si les corps désincarnés ne lui insufflent pas l'énergie qui lui fait si
cruellement défaut aujourd'hui?

DE L'IMAGE-MOUVEMENT À L'IMAGE-TEMPS

La désincorporation est-elle inéluctable, la revendication de la « chair


du social» serait-elle la dernière illusion du phénoménologue qui répond
sans le savoir aux inquiétudes de Tocqueville ? A en croire Gilles Deleuze
— qui réagit contre la croyance de la phénoménologie en une origine
dont le corps serait la métaphore privilégiée —, cette évolution est
irréversible : décrivant et analysant le glissement de l'image-mouvement à
l'image-temps, il tire le principal enseignement de l'histoire du cinéma
au XXe siècle.

L'image-mouvement est liée fondamentalement à une représentation


indirecte du temps, et ne nous donne pas une présentation directe,
c'est-à-dire ne nous donne pas une image-temps. Ce n'est plus le temps
qui découle du mouvement, de sa norme et de ses aberrations
corrigées, c'est le mouvement comme «faux mouvement», comme
mouvement aberrant, qui dépend maintenant du temps (Ulmage-Temps [ITJ,
Éditions de Minuit, 1985, p. 356).

A quoi assiste-t-on en effet sur l'écran au fil du siècle, sinon à la


disparition de l'image-mouvement, celle qui donnait lieu à un récit et
dépendait du scheme sensori-moteur ? Depuis l'après-guerre, celui-ci ne suscite
plus le lien habituel entre action et réaction, il n'orchestre plus un
mouvement et le corps visible sur l'image commence à flotter, il n'agit pas
plus qu'il ne réagit. Ce corps flottant apparaît dans le néo-réalisme
italien, et particulièrement chez Rossellini : dans Stromboli on voit le
personnage d'Ingrid Bergman s'évanouir dans les fumées qui enlacent le
cratère du volcan comme une grande nappe de brouillard aveuglante.

L'île de Stromboli passe par des descriptions de plus en plus


profondes, les abords, la pêche, l'orage, l'éruption, en même temps que
l'étrangère s'élève de plus en plus haut dans l'île, jusqu'à ce que la
description s'abîme en profondeur et que l'esprit se brise sous une
trop forte tension. Des pentes du volcan déchaîné, le village est vu
tout en bas, brillant sur le flot noir, tandis que l'esprit murmure : « Je
suis fini, j'ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu... » II n'y
a plus d'images sensori-motrices avec leurs prolongements, mais des
liens circulaires beaucoup plus complexes entre des images optiques

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et sonores d'une part, d'autre part des images venues du temps ou


de la pensée, sur des plans qui coexistent tous en droit, constituant
l'âme et le corps de l'île » {IT, p. 66).

Le lent mouvement maritime vers l'île, le récit amoureux vite avorté


donnent lieu à un évanouissement du corps et du récit, et la voix se
confond avec la lave du cratère. Disparition du corps dans la matière,
simple cri mystique : l'Autre surgit quand le corps pousse à bout
l'entreprise de désincarnation et que le mouvement s'achève irréversiblement.
Cette dénaturation du corps dans la matière et sa dissolution dans une
voix d'outre-monde désignent les deux orientations qui vont s'offrir à
l'image-temps succédant selon Deleuze à l'image-mouvement. A la
différence de l'image-mouvement, qui représente le temps d'une manière
détournée, indirecte, l'image-temps le présente directement. Moins le
corps se meut, moins il est enchaîné par les règles de l'action, par les
contraintes d'une «mise en intrigue» (Ricœur), et plus il a de chances
d'éprouver une relation directe au temps. Mais le constat de Deleuze
est ambigu : en même temps qu'il observe une dissolution « historique »
du scheme sensori-moteur qui accompagne le mouvement des corps et
l'action, il insiste sur le surgissement de l'image-temps, dont la vertu est
d'être l'heureuse contrepartie de la désincorporation.
Sans entrer dans un débat difficile sur les modalités de la
désincorporation dans les sociétés démocratiques, je voudrais infléchir sensiblement
l'analyse de Deleuze en suggérant que le cinéma comique, celui qui naît
avec Charlie Chaplin et Buster Keaton, puis se prolonge jusqu'à Jacques
Tati et Jerry Lewis, a peut-être pour mérite de conjuguer à l'occasion
l'image-temps et l'image-mouvement, la double image du temps et du
mouvement. Ou plutôt de montrer un corps qui se trouve pris dans un
double rythme : celui du mouvement et celui du temps. Comme si le
mouvement impossible favorisait le passage, le coup d'éclair du temps,
comme si la courbure des corps comiques échappait à l'oscillation entre
le corps mis en mouvement, l'ébranlement et la captation, le
ravissement par le temps. Le comique : cette « incarnation » indéfiniment
réitérée qui lutte contre une double désincorporation, celle d'un corps à corps
du temps et du mouvement. Pas plus que le récit ne se boucle, il ne
se désintègre : entre le mouvement du récit et la désintégration du corps,
le comique hésite. Et cette hésitation, souvent infinitésimale, voire
imperceptible, qui ne dure qu'un instant fait rire. Bref, le corps comique, son
imagerie, son légendaire sont un magnifique révélateur des
métamorphoses du corps démocratique. Voilà ce que j'aimerais faire entendre
dans ces quelques séquences.

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LE CORPS À CORPS

Que le comique soit avant tout une affaire de corps n'est pas mis en
avant avec toute l'insistance indispensable : on majore la plupart du temps
le rôle du gag dont la qualité et la quantité sont naturellement liées à
l'évolution de la « technique du gag». Quand on considère deux des
monstres comiques de l'après-guerre, Tati et Jerry Lewis, on analyse leurs
gags pour comprendre le ressort de leurs comiques respectifs. Mais on
le fait aux dépens du jeu corporel, qui apparaît secondaire : soit en retrait
— le corps de Tati-Hulot progressivement affaibli par la technique — ,
soit en excès — les crises d'énervement de Jerry Lewis qui se bat avec
des corps-machines, avec des robots dans l'enceinte privée par
excellence (le cabinet du psychanalyste dans T'es pas fou, Jerry F).
Dans l'un et l'autre cas le poids de la machinerie comique — le plus
souvent incontrôlable et devenue folle — est mis en avant alors que le
comique naît de la rencontre de deux rythmes discordants chez ces deux
comiques, celui d'une machinerie et celui d'un corps. Ou plutôt d'un
« corps à corps » entre un corps qui tend vers la machine, et d'une machine
tendant vers le corps. Le comique résidant alors dans l'élasticité d'un
corps à corps plus ou moins tendu ou détendu, l'accessoire est toujours
secondaire, et Tati n'a cessé de le dire : « II y avait, à l'époque,
beaucoup d'accessoires dans les numéros de music-hall. On aimait que les
artistes arrivent avec tout un matériel. Moi, je venais avec un chapeau,
ce qui ne faisait pas très sérieux.»
Initialement, ce corps à corps, cette coexistence dissonante de deux
rythmiques, a épousé la figure du dédoublement corporel. En évoquant
spontanément les classiques que sont Charlie Chaplin ou Buster Keaton,
on oublie que le comique mettait fréquemment en scène deux corps :
un grand et un petit, un gros et un maigre ; et que la rencontre de ces
deux corps provoquait une altercation qui ne cessait de rebondir grâce
à une profusion de conflits successifs. Encore récemment, on a tenté
de recomposer le duo comique : Bourvil et Louis de Funès dans les films
de Gérard Oury (Le Corniaud, La Grande Vadrouille), et, avec un
moindre succès, Pierre Richard et Gérard Depardieu (Les Jumeaux, La Chèvre).
Le comique naît du mouvement qui provient de la lutte entre ces deux
corps : le corps comique se dédouble au sens où il est toujours altéré
par un dehors dont il est tellement proche qu'il peut l'imiter. C'est
pourquoi les comiques solitaires sont des individus qui ne cessent de se
déguiser, de se prendre pour un autre ou d'être victime d'un double. Dans
l'un des films du début du parlant dont il ne contrôle pas lui-même la

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Les métamorphoses du corps comique

production et la mise en scène (Le Roi des Champs-Elysées), Buster


Keaton joue deux personnages à la fois. On pense également au double
rôle de Chaplin dans The Idle Class, où il incarne à la fois un vagabond
et un bellâtre alcoolique. Et le comique naît des quiproquos liés à un
dédoublement qui hésite toujours entre le malentendu et la tension, voire
la lutte.
Ainsi, les deux personnages de The Idle Class (1921, comme 77ie Kid)
ont comme répondants ceux du riche et du pauvre dans Les Lumières
de la ville (1931), qui ne cessent de se rapprocher, de se confondre,
puis de se séparer, de prendre des distances. Bref, le dédoublement
intérieur se traduit par une tension entre des individus qui incarnent le haut
et le bas, la richesse et la pauvreté, des personnages dont la différence
apparaît d'autant plus dérisoire qu'ils ne cessent de montrer leur
identité profonde. Ce qui distingue les films du dédoublement intérieur de
ceux qui le mettent en scène socialement est la présence d'un médiateur
qui empêche que le lien perdure, et qui a pour rôle de briser la relation.
C'est le cas de James (le serviteur) dans Les Lumières de la ville, qui
éclaire a contrario le personnage fréquent de l'enfant (voir The Kid, 1921)
dont le rôle est de permettre la rencontre impossible.
Il y a là un double renversement : le majordome rend la médiation
impossible entre le riche et le pauvre, entre les deux positions extrêmes
de l'échelle sociale. Cette relation entre les extrêmes se présentant comme
une variation de la relation entre Chaplin — le pauvre riche — et la
vendeuse de fleurs — la pauvre pauvre — , on a quatre niveaux très mari-
vaudiens dans ce récit de la richesse et de la pauvreté : la marchande,
Chariot, le majordome, le riche qui vient de se séparer de sa femme
(lui aussi a besoin de créer une communauté qui ne soit pas artificielle).
Ce qui fait comprendre que le scénario comique ne cesse de
pourchasser le mauvais face-à-face, le ring, et que le face-à-face amoureux ne
peut naître que d'une socialisation du conflit ou de la solitude initiale
incarnée par la séquence où Calvéro feint d'entendre le bruit de la foule
qui l'applaudit pour mieux cacher le vide de la salle.
Mais c'est l'enfant qui favorise la rencontre impossible entre le pauvre
et la femme riche, en l'occurrence la mère de l'enfant abandonné (sur
le trop et le plein, voir le landau du début où Chaplin essaie de poser
l'enfant qu'il a trouvé dans la rue). Ce n'est pas un hasard si la boxe
est toujours le symbole de la lutte : c'est le duel physique à l'état pur
dont The Kid évoque les résonances ; si l'enfant bat dans la rue
l'adolescent plus âgé, c'est une manière de répondre à l'échec précédent de
Chaplin sur un ring.
Toute la mise en scène sociale du dédoublement est à interpréter en
fonction du scénario carnavalesque tel que Mikhaïl Bakhtine l'a parfai-

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tement analysé. Le comique est indissociable d'un dédoublement


corporel — imitation, duo... — dont la principale vertu est de provoquer
un mouvement, un mouvement qui fait lien ou qui provoque un
dédoublement-débordement conduisant à la catastrophe. (Eviter la
mauvaise relation, le mauvais conflit, est à l'origine du dédoublement-
débordement dont la signification est éclairée par le dédoublement
intérieur qui annule la différence des positions sociales, les tient pour nulles.)
Pour le dire autrement, le comique est d'autant plus incarné qu'il n'est
jamais l'affaire d'un seul corps, qu'il se projette dans un autre corps ou
se prend pour d'autres corps. Le corps comique se meut entre l'un et
l'autre, il navigue entre deux rives corporelles dont il cherche à réduire
la distance. On pourrait évoquer à ce propos toutes les séquences qui
consistent chez Chaplin à montrer une continuité impossible : c'est dans
The Kid le fil du tricot qui se défile, c'est la corde qui tire la sonnette
du ring, c'est dans Les Lumières de la ville les spaghettis qui s'allongent
interminablement durant la séquence du restaurant, c'est encore le
mouvement invisible de la bête dans la scène clownesque de Calvéro dans
Les Feux de la rampe (1952). Dans tous ces cas, qu'il échoue ou non,
le comique consiste à produire un mouvement continu qui ne s'arrête
pas, comme s'il prenait à contre-pied la séparation brutale, la lutte à mort
du ring. On a l'impression que la difficulté de trouver le lien, de faire
relation, conduit à des mouvements infinis, à des mouvements qui
forcent le temps de façon qu'il ne donne plus lieu à la séparation, au conflit.
Le comique hésite toujours : il ne peut s'accorder au conflit
impossible, il oscille entre les ravages de la lutte (le ring — voir à ce propos
Alexis Philonenko, Histoire de la boxe, Criterion), le retrait (chez
Chaplin, c'est le plus souvent la tentation suicidaire) et un étirement
illusoire, un mouvement de propagation qui n'a d'autre sens que de prolonger
abusivement le conflit pour le rendre grotesque et ridicule (voir aussi,
dans Les Lumières de la ville, la séquence du sifflet avalé par Chaplin,
qui empêche le chanteur de s'exprimer, et la séquence des chiens).
Certes, il y a mouvement, mais le dédoublement intrinsèque du
comique resserre la durée au point de glisser de l'image-mouvement à l'image-
temps. Piere Etaix, qui avait travaillé avec Tati sur le scénario de
Mon oncle, rappelle que celui-ci voulait que la séquence de l'embauche
de Hulot et de son renvoi ne dure pas plus de trente secondes. Confronté
à un exploit impossible, le scénariste comprenait cependant que la loi
du comique réside dans un rétrécissement toujours périlleux de la durée,
ou bien dans sa répétition, dans sa reprise, dans sa copie, dans son
dédoublement.
Cette dialectique du temps et du mouvement, cette relation tendue-
distendue du dehors et du dedans se retrouve sur le plan spatial. Dédoublé

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Les métamorphoses du corps comique

en lui-même, le corps comique est environné par d'autres corps — autant


de doubles de lui-même qui le fascinent ou le paniquent, le séduisent
ou le harcèlent — , le corps comique a l'allure d'un corps innombrable.
Le corps comique met en branle le mouvement des corps : d'où son
double caractère de provocation ou de retrait déjà évoqué à propos de
Keaton ou de Tati. Devant la ruée des corps qu'il a provoquée (dans
Le Cameraman, ou dans Les Fiancées en folie), Keaton court le plus vite
possible afin de trouver une cache, le corps solitaire se protège des autres
corps innombrables, tout comme Laurel se défend de Hardy et
réciproquement. C'est un premier cas de figure, celui du ressort : plus le corps
se heurte à ses doubles, plus il risque de grossir, et plus il court. La
vitesse du mouvement est la réponse à l'occupation de l'espace des corps.
Deuxième cas de figure : devant le silence ou l'absence d'un corps
grâce auquel le corps comique peut se mesurer, celui-ci provoque les
autres corps endormis, assoupis (et c'est souvent la femme qui est l'objet
de la peur ou de la passion des corps). Il y a là la preuve que le comique
n'est pas separable d'un mouvement de corps à corps, qu'il a pour
fonction de mettre en scène et en images ce corps à corps. C'est l'absence
d'un double qui provoque le mouvement du corps, selon une figure qui
se rapproche du comique de parole où les mots, comme chez Raymond
Devos, viennent troubler les corps.
Pourquoi le comique fait-il donc rire ? C'est qu'il n'est pas separable
d'un « corps à corps » dans lequel le spectateur se projette d'autant plus
facilement qu'il est le meilleur remède contre la «désincorporation». Au
dédoublement du corps comique correspond un double mouvement de
fuite ou de provocation qui se traduit par une réduction de la durée de
l'action, par une double reprise du temps et du mouvement. Mais le corps
à corps est une image qui épouse des figures diverses.
On l'a noté : il est le plus visible quand deux corps s'aiment et se
haïssent, oscillant entre la fusion et la fuite réciproque. Mais il n'exige pas
que le deuxième corps soit un autre corps. Ainsi le mouvement comique
est-il souvent plus perceptible chez Keaton que chez Chaplin — en ce
sens, Les Temps modernes sont une exception, l'épisode de l'usine
n'occupant que la première partie du film —, car ce dernier est toujours confronté
à un autre corps qui se trouve en face ou à côté de lui, un corps qu'il
prend en grippe ou qui lui plaît. Si Keaton est souvent amoureux, son
histoire d'amour le conduit plutôt à se battre avec le monde. Celui des
éléments dans Steamboat Bill Junior, ou celui de la technique dans
Le Mécano de la« General», qui a le mérite de conjuguer la double menace
de la technique et de la nature (descentes, rapides, précipices), et de
métamorphoser cette double menace en un double recours (c'est la
machine à vapeur qui le sauve). Dans ces conditions, le corps à corps

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Olivier Mongin

est d'autant plus comique que la rencontre produit une inflexion des corps,
et qu'il empêche toute immobilisation. Le corps comique est un corps
incertain, toujours pris dans une relation conflictuelle entre un dehors
et un dedans qui ne peuvent trop s'éloigner l'un de l'autre. Le corps
est indissociable d'une rivalité qui s'infléchit en fonction de rencontres
successives (dédoublement, les corps innombrables ou l'absence de corps
qui favorise la lutte avec la nature ou la technique).
Encore faut-il poursuivre l'analyse : le corps mis en action provoque
lui-même ce qui l'a indisposé. Dans les meilleurs Harold Lloyd (voir
surtout Monte là-dessus), le corps du comique aux lunettes se débat avec
un corps, la façade d'un immeuble, qu'il parcourt à l'horizontale, ou
grimpe à la verticale : on observe un double mouvement de désincorpo-
ration/réincorporation, la matière se faisant corps, se dilatant, et le corps
humain se durcissant, se contractant au point de se confondre avec de
la matière brute. En ce sens le corps comique est « flottant » — c'est un
corps moderne, celui qui se complaît dans le degré zéro du tragique — ,
mais le rire fuse du seul fait que ce flottement ne peut durer trop
longtemps, qu'il doit être provisoire, que le temps doit arraisonner le
mouvement. C'est l'intuition de Tati : que la séquence dure le moins longtemps
possible. Ce n'est ni l'intrigue liée traditionnellement au mouvement, ni
la dissolution du corps dans l'élémentaire, comme à la fin de Stromboli.
Il y a un flottement spécifique du comique qu'il faudrait analyser comme
tel pour montrer comment il transfigure le tragique, comment il joue
toujours d'un ébranlement initialement corporel (dédoublement, etc.) qu'il
déplace et déporte de manière «inattendue».
Et c'est parce qu'il y a un suspens du corps, une suspension du corps,
que l'objet de la confrontation (la paroi lisse) prend vie, qu'elle devient
un adversaire à taille humaine. Le comique naît d'une double
rencontre : celle de l'élasticité des corps et de la suspension du temps, c'est-à-
dire du mouvement et du temps, dont Deleuze dissocie les destinées.
C'est le « ressort » corporel du comique, mais aussi celui de
l'humanisation des objets qui font face au comique. On l'aura compris,
l'humanisme foncier du comique réside dans son aptitude à refaire du corps,
à éviter de suivre le seul mouvement de désincorporation qui serait le
destin du corps démocratique. Le comique crée l'impression du
mouvement du seul fait d'engager une lutte avec un objet (l'autre corps ou l'objet
incorporé) qu'il force d'autant plus qu'il lui résiste, ou dont il se protège
parce qu'il lui fait peur. Dans ces conditions, on n'est guère surpris que
le comique accompagne la belle époque de la technique, celle où les
inventions séduisaient autant qu'elles faisaient peur : le grand cinéma
comique est inséparable de la profusion des objets techniques (à
commencer — puisque le comique est affaire de mouvement — par les

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Les métamorphoses du corps comique

moyens de locomotion : vélos, motocyclettes, bateaux à moteur,


voitures). Mais alors le bel âge du comique n'a-t-il pas correspondu à cette
période de la technique heureuse où l'on pouvait encore jouer avec la
technique et se moquer de la guerre ? La puissance de la technique ne
vient-elle pas aujourd'hui mettre un terme à une époque comique où
le corps comique trouvait encore des objets avec lesquels se mesurer
dans un corps à corps, qu'ils soient ou non eux-mêmes démesurés?

LES ASSAUTS DU CORPS COMIQUE :


LEWIS ET TATI

Le comique n'est-il pas mort purement et simplement ? Keaton et


Chaplin n'ont pas fait école : le comique n'a-t-il donc pas disparu avec le
parlant ? Et le trop-plein de paroles n'a-t-il pas pesé sur le mouvement
des corps ? On le pressentait déjà chez les Marx Brothers, où la
multiplication des corps (ils sont quatre ou cinq selon les films) s'accompagnait
d'un recours délirant et surréaliste à la parole. Entre le débordement
du mouvement, l'usage immodéré de la parole et le retrait du corps
comique environné par les réalisations toujours plus inquiétantes de la
technique, vont se dessiner deux stratégies comiques.
La première, incarnée par Jerry Lewis, se solde par un double
tourbillon de la langue et du corps : plus le corps bouge et plus il parle,
plus il dit n'importe quoi, il ne sait plus où il en est, il a perdu sa langue.
La seconde, dont Jacques Tati est le dernier et prodigieux représentant,
s'obstine à créer les conditions d'un corps à corps, mais la lutte entre
l'ancien et le moderne, entre l'humain et l'inhumain, finit par se
retourner contre le corps comique qui n'a plus alors d'autre issue que de
revenir au point de départ et de hanter les coulisses du cirque. Ce que fait
Tati dans Parade, qui précède un scénario posthume intitulé Confusion.

La stratégie Lewis.

Toujours dans sa somme sur le cinéma, Deleuze a fort bien décrit ce


qu'il nomme les quatre phases du cinéma burlesque et dont Lewis
représente l'ultime étape.

On pourrait résumer sommairement la succession des âges du


burlesque : tout a commencé par une exaltation démesurée des situations
sensori-motrices, où les enchaînements de chacune étaient grossis et

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Olivier Mongin

précipités, où les croisements et les chocs entre leurs séries causales


indépendantes étaient multipliés, formant un ensemble proliférant [...].
Ce qui caractérise le deuxième âge (Keaton, Lloyd), c'est
l'introduction d'un très fort élément émotif, affectif, dans le schéma sensori-
moteur [...]. Le troisième âge du burlesque implique le parlant, mais
le parlant n'intervient ici que comme le support ou la condition d'une
nouvelle image : c'est l'image mentale qui porte à sa limite la trame
sensori-motrice. Si sommaire que soit cette analyse, elle peut faire
pressentir comment un quatrième stade ou âge va surgir : une rupture des
liens sensori-moteurs, une instauration de pures situations optiques
et sonores qui, au lieu de se prolonger en action, entrent dans un
circuit revenant sur elles-mêmes, puis relancent un autre circuit. C'est
ce qui apparaît avec Jerry Lewis {IT, p. 88).

Dans cette optique on saisit mieux les ressorts du quatrième âge du


burlesque : chez Jerry Lewis, le mouvement du corps comique est de
plus en plus saccadé, discordant, arythmique, inattendu. On a
l'impression d'une boule, d'un tourbillon qui tourne sur lui-même. Le corps creuse
en lui-même, il n'a plus de double, il est toujours au bord du précipice,
moins près à fléchir qu'à casser. Il n'y a plus que des instants comiques,
un hors-temps comique qui se solde par la disparition du mouvement
et du corps comique.
Si on se souvient d'un comique populaire comme Louis de Funès, dont
le jeu était ponctué par une succession, ou plutôt par des saccades de
crises de nerfs, on voit que le comique de Jerry Lewis n'a rien
d'exceptionnel : il correspond à un énervement du corps et à une excitation du
langage qui avaient été anticipés par les Marx Brothers. Dans la
stratégie Lewis, on observe la première issue du corps comique, celle qui glisse
de plus en plus vers un comique langagier qui rejoint la tradition des
chansonniers et du café-théâtre. Au fur et à mesure que le corps n'est
plus qu'une succession de foucades, le corps du comique passe du côté
du langage comique, résidu actuel du comique dont Bernard Haller (sur
le plan du borborygme) et Raymond Devos (sur le plan des jeux de
langage) sont les représentants les plus intéressants.

La stratégie Tati.

Chez Tati, on observe une dynamique inverse : non pas celle où le


corps comique prend tout sur lui, au risque de s'épuiser comme une
boule de nerfs, mais la tentative de recomposer un corps à corps avec
le corps de la technique, dont la prétention est d'arraisonner les corps.
Toute l'évolution de Tati consiste à montrer la pression de la technique

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Les métamorphoses du corps comique

— à commencer sur le plan de l'habitat — tout en la soumettant à un


corps à corps, comme s'il ne fallait pas la prendre trop au sérieux, comme
s'il fallait en montrer l'envers, la démonter comme on démonte un
chapiteau. Mais tout le comique de Tati montre que ce corps à corps finit
par se retourner contre le corps comique, de plus en plus discret, de
plus en plus passif, de moins en moins ému, au risque de perdre pied
et de se retrouver dans les coulisses du cirque de Parade. Playtime, c'est
un peu la mort du clown, la disparition de M. Hulot, qui va resurgir,
plus dépité que jamais, dans Trafic.
Dans Jour de fête, on observait déjà la présence de la technique, mais
celle-ci n'était pas separable d'une relation avec la nature. Ainsi c'est
une mouche qui vient gêner François (le facteur) dans la maîtrise de son
vélo. La technique est encore bien fragile, elle joue encore les seconds
rôles, elle ne s'impose pas. Le comique est plutôt lié à la maladresse
humaine, ou à l'incapacité de s'accorder, comme dans la scène du mât
de cocagne de Jour de fête. Dans Les Vacances de M. Hulot — qui reste
un film heureux, où le péril de la technique n'est pas encore majoré — ,
le frêle canoë qui se retourne sur lui-même à cause de la maladresse
de Hulot prend la forme d'un requin, d'où la peur des vacanciers, qui
fuient la plage en courant.
Mon oncle est un tournant dans le cinéma de Tati, et le personnage
de Hulot devient inquiet. Le voilà obligé de composer avec un monde
qui ne lui est plus naturel, avec une évolution technique qui le
désarçonne, surtout quand ses proches se laissent séduire au point de
devenir «idiots», c'est-à-dire de ne plus rien voir et entendre. Si la technique
commence à s'imposer, elle n'est encore qu'un moyen de promotion
sociale, occasion de snobisme, de puissance : dans Mon oncle, le
ressort du «corps à corps» demeure celui d'êtres humains dont la
relation à la technique modifie progressivement les habitudes. Mais le
comique a compris qu'il allait devoir composer avec un vide qui
prétend faire communiquer. Alors que Mme Arpel fait visiter à une
voisine son salon, qui est vide, on entend ce dialogue : « C'est vide. — Oui,
c'est moderne, tout communique. » Le corps du comique se confronte
progressivement à un vide qui fait office de communication : les corps
se vident d'autant plus qu'ils communiquent. Faut-il s'étonner alors
des difficultés que le comique corporel rencontre et du rôle que le
langage — instrument de communication par excellence — joue
désormais ?
Contre ce vidage des corps, Tati réagit en mettant en scène un Hulot
inattendu, discret, qui ne se montre pas tout du long comme dans
Les Vacances. Le corps de Hulot doit reconquérir son espace :

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Olivier Mongin

Tati, raconte encore Pierre Étaix, voulait que l'on découvre le


personnage de M. Hulot fragmentairement derrière la façade de sa
maison : les pieds, le torse, la tête, le chapeau... Il voulait que ce parcours
fasse rire. J'ai parcouru tout Montmartre pour les repérages et lui ai
rapporté d'innombrables dessins de soupiraux, de grilles, de fenêtres.
De ces milliers de détails est née l'architecture de la maison de Hulot.

Dans Mon oncle, le corps de Hulot est encore très vif, c'est même sa
liberté de mouvement autant que ses maladresses qui produisent les petites
catastrophes : dans la maison moderne comme à l'usine Plastac (que dirige
son beau-frère), où il s'assoupit et provoque la panique dans la chaîne
de fabrication. Le corps comique a encore le droit de sommeiller et son
absence de vigilance modifie la nature du produit. Il y a encore un corps
à corps, une influence du corps-Hulot sur l'objet de la technique. Et le
tuyau de devenir un «chapelet» de saucisses, auxquelles Hulot devait
rêver durant son sommeil.

Dans la scène, raconte encore Pierre Étaix, où les machines de l'usine


d'Arpel se dérèglent et les tuyaux en plastique rouge se transforment
en chapelets, Tati voulait que les saucisses sautent, dansent, chantent.

Avec Playtime — film où le personnage de Hulot disparaît quasiment :


il est devenu un spectateur médusé par les réalisations de la technique
— puis Trafic — film où Hulot reparaît à la demande du public : il faut
renouer le fil d'une généalogie et d'une histoire — , le rapport du corps
de Hulot et de la technique se métamorphose sensiblement. Hulot n'agit
plus directement, il est lui-même pris dans l'enceinte, ou longe les parois
de verre de la Maison transparente qui incarne le règne de la technique.
Dans cet espace, Hulot n'est plus un partenaire possible : soit il reste
au-dehors, à la périphérie, soit il est sommé de participer, ce qu'il fera
en incarnant un ingénieur chargé de présenter une voiture dans le cadre
d'une exposition internationale. Ou rester dans les coulisses, ou
communiquer.
Au fond, Trafic consiste à écrire et montrer les prolégomènes de
Playtime : comment en arrive-t-on à tout concevoir et construire comme un
grand hall d'exposition aux parois transparentes ? Quand tout
communique, qu'il n'y a plus de seuil, de pas de porte, et que tout passe à
travers, il n'y a plus de place pour le corps comique de Hulot. L'encerclement
devient complet, Hulot est discret, Hulot s'est mis en retrait, beaucoup
trop en retrait, son corps se cache, il a peur, il ne veut pas s'aventurer
trop près de ce qu'il voit communiquer dans le vide. Il ne peut que
regarder les comparses qui se sont aventurés dans l'empire de la transpa-

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Les métamorphoses du corps comique

rence. Ces comparses sont autant de successeurs des Arpel (Mon oncle),
ils ne sont pas drôles car ils vivent inconsciemment dans un monde qui
se détraque tout seul (autodestruction de la technique dans Playtime)
ou qu'ils contribuent à casser par leur bêtise.
Hulot est au bout du rouleau : ou bien il revient à la source de la
tradition comique, et ce sera le nostalgique Parade dont l'originalité est de
suivre les réactions du public. Comme si Tati doutait et se demandait
si le spectateur croyait toujours au comique. Ou bien il enfonce le clou
de la bêtise : et il n'y a pas alors d'autre issue que de montrer la bêtise
et la vulgarité des autres, ce que tentera de faire maladroitement son
comparse Pierre Etaix dans Camping. Mais il ne s'aventurera pas dans
cette voie dangereuse, tant le spectacle de la bêtise peut provoquer le
mépris, aux dépens de la principale vertu du comique, le respect. Entre
la nostalgie et le spectacle de la bêtise, Tati n'a pas vraiment eu
l'occasion de choisir. Mais il sait que le ressort du comique passe par le
respect du spectateur, sans quoi son rire n'a plus aucun sens. Il a pressenti
que la dénonciation de la vulgarité pouvait elle-même devenir grossière.

AUJOURD'HUI

Innervation du corps, profusion absurde du langage dans le cas de


Jerry Lewis. Evanouissement du corps de Tati devant l'encerclement
planétaire de la technique. Face à cette évolution, il ne resterait plus alors
que le repli dans l'enceinte circulaire du cirque, l'apologie de M. Loyal.
Le corps comique a bel et bien disparu, comme on l'entend dans Les Feux
de la rampe de Chaplin («Calvéro, c'était un grand comique»).
Quand on observe l'écran contemporain, on voit bien que l'âge du
comique est derrière nous : à quelques exceptions près (Nanni Moretti, Roberto
Benigni en Italie, peut-être...), l'acteur comique est devenu une denrée
rare. Mais on peut cependant discerner trois directions. Tout d'abord,
la volonté d'un Charles Lane de reprendre autrement le grand comique
d'hier, celui de Chaplin (comment ne pas voir dans le choix du noir et
blanc, dans le refus du parlant, un lien affiché entre Sidewalks Stories
et The Kid : il faudrait préciser les différences, une foule plus dense et
éprise de vitesse, une désocialisation paradoxalement plus forte des
personnages). Ensuite, la dissociation entre corps et langage qui reconduit
au cinéma parlant : à ce partage entre une corporéité visible et
silencieuse, celle qui s'énonce dans les figures contemporaines de la danse,
et un langage comique livré à lui-même et dont le corps s'absente. C'est
la situation actuelle : un divorce croissant entre un langage comique (celui

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Olivier Mongin

des mots qui rejoint la vieille tradition du chansonnier et du café-théâtre)


et la manifestation silencieuse des corps.
Dans ces conditions, il faut peut-être suivre le fil du langage, hanter
les scènes ou les écrans où des comiques se contentent de jouer avec
les mots sans toujours distinguer ce qui est vulgaire de ce qui ne l'est
pas. Puisqu'ils ont renoncé au « corps à corps » et qu'ils se moquent de
tout ce qui se passe devant eux. Un comique d'autant plus méprisable
qu'il se contente de mépriser, un comique de la bêtise. Et pourtant, à
bien observer, on voit que le comique n'est pas mort. Il sait qu'il doit
parler dans un monde où la loi est celle de la communication, il sait qu'il
doit ruser, jouer et jongler avec les mots, avec les mots de tous les Hulot
qui se sont tus, avec les mots de tous, avec les mots qu'on nous a laissés.
Les mots, il les triture, il les cuisine amoureusement, il les retourne
comme des crêpes, il ne s'en sert pas pour se moquer de ceux qui
recourent bêtement aux mots. Il montre que les mots peuvent être grands,
petits, gros, maigres, bêtes ou magnifiques. Il ne peut pas se passer des
mots, il les fait chuinter, il les fait chanter comme Tati voulait faire
chanter le tuyau, ou Chaplin étirer à l'infini des spaghettis pour activer les
conflits, il pratique un corps à corps avec les mots et les sauve ainsi de
la vulgarité. C'est le premier acte : des mots devenus féeriques et que
l'on préserve de l'usage vulgaire, celui dont le comique se satisfait
aujourd'hui. Il faut presser les mots pour qu'en surgisse toute la force
comique. Mais il y a un deuxième acte à ce spectacle : celui du
soulèvement d'un corps. Plus les mots bougent, courent, voltigent, et plus le
corps du clown qui s'était retranché dans l'espace du cirque s'ébranle.
Plus il bouge, plus il se lance et s'élance, plus il tremble, plus il rit, plus
il prend corps au fur et à mesure qu'il a redonné corps et âme aux mots.
Ce clown qui rebondit et sort de sa passivité, de sa captivité (le corps
captif), en réinsufflant tout leur sens absurde aux mots, c'est le corps
comique de Raymond Devos. Un comique de corps et de mots. Un
comique qui réconcilie Lewis et Tati, le mouvement des corps et le recours
aux mots. Le corps comique a là un avenir : refaire du corps à partir
des mots, c'est aussi une riposte au climat de désincorporation, à
l'affaiblissement des corps.
Il suffît peut-être d'en rire. Mais, si vous ne l'aviez pas compris, il faut
bien le dire : le rire est le travail le plus exigeant des corps quand il
ne se contente pas de raconter des blagues. Devos est le fils de
Rabelais, en tout cas du comique dont parle Bakhtine, corps et âme confondus.

Olivier MONGIN

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