Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mongin Olivier. Les métamorphoses du corps comique. In: Communications, 56, 1993. Le gouvernement du corps. pp. 125-
138;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1993.1853
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1993_num_56_1_1853
Les métamorphoses
du corps comique
125
Olivier Mongin
si les corps désincarnés ne lui insufflent pas l'énergie qui lui fait si
cruellement défaut aujourd'hui?
DE L'IMAGE-MOUVEMENT À L'IMAGE-TEMPS
126
Les métamorphoses du corps comique
127
Olivier Mongin
LE CORPS À CORPS
Que le comique soit avant tout une affaire de corps n'est pas mis en
avant avec toute l'insistance indispensable : on majore la plupart du temps
le rôle du gag dont la qualité et la quantité sont naturellement liées à
l'évolution de la « technique du gag». Quand on considère deux des
monstres comiques de l'après-guerre, Tati et Jerry Lewis, on analyse leurs
gags pour comprendre le ressort de leurs comiques respectifs. Mais on
le fait aux dépens du jeu corporel, qui apparaît secondaire : soit en retrait
— le corps de Tati-Hulot progressivement affaibli par la technique — ,
soit en excès — les crises d'énervement de Jerry Lewis qui se bat avec
des corps-machines, avec des robots dans l'enceinte privée par
excellence (le cabinet du psychanalyste dans T'es pas fou, Jerry F).
Dans l'un et l'autre cas le poids de la machinerie comique — le plus
souvent incontrôlable et devenue folle — est mis en avant alors que le
comique naît de la rencontre de deux rythmes discordants chez ces deux
comiques, celui d'une machinerie et celui d'un corps. Ou plutôt d'un
« corps à corps » entre un corps qui tend vers la machine, et d'une machine
tendant vers le corps. Le comique résidant alors dans l'élasticité d'un
corps à corps plus ou moins tendu ou détendu, l'accessoire est toujours
secondaire, et Tati n'a cessé de le dire : « II y avait, à l'époque,
beaucoup d'accessoires dans les numéros de music-hall. On aimait que les
artistes arrivent avec tout un matériel. Moi, je venais avec un chapeau,
ce qui ne faisait pas très sérieux.»
Initialement, ce corps à corps, cette coexistence dissonante de deux
rythmiques, a épousé la figure du dédoublement corporel. En évoquant
spontanément les classiques que sont Charlie Chaplin ou Buster Keaton,
on oublie que le comique mettait fréquemment en scène deux corps :
un grand et un petit, un gros et un maigre ; et que la rencontre de ces
deux corps provoquait une altercation qui ne cessait de rebondir grâce
à une profusion de conflits successifs. Encore récemment, on a tenté
de recomposer le duo comique : Bourvil et Louis de Funès dans les films
de Gérard Oury (Le Corniaud, La Grande Vadrouille), et, avec un
moindre succès, Pierre Richard et Gérard Depardieu (Les Jumeaux, La Chèvre).
Le comique naît du mouvement qui provient de la lutte entre ces deux
corps : le corps comique se dédouble au sens où il est toujours altéré
par un dehors dont il est tellement proche qu'il peut l'imiter. C'est
pourquoi les comiques solitaires sont des individus qui ne cessent de se
déguiser, de se prendre pour un autre ou d'être victime d'un double. Dans
l'un des films du début du parlant dont il ne contrôle pas lui-même la
128
Les métamorphoses du corps comique
129
Olivier Mongin
130
Les métamorphoses du corps comique
131
Olivier Mongin
est d'autant plus comique que la rencontre produit une inflexion des corps,
et qu'il empêche toute immobilisation. Le corps comique est un corps
incertain, toujours pris dans une relation conflictuelle entre un dehors
et un dedans qui ne peuvent trop s'éloigner l'un de l'autre. Le corps
est indissociable d'une rivalité qui s'infléchit en fonction de rencontres
successives (dédoublement, les corps innombrables ou l'absence de corps
qui favorise la lutte avec la nature ou la technique).
Encore faut-il poursuivre l'analyse : le corps mis en action provoque
lui-même ce qui l'a indisposé. Dans les meilleurs Harold Lloyd (voir
surtout Monte là-dessus), le corps du comique aux lunettes se débat avec
un corps, la façade d'un immeuble, qu'il parcourt à l'horizontale, ou
grimpe à la verticale : on observe un double mouvement de désincorpo-
ration/réincorporation, la matière se faisant corps, se dilatant, et le corps
humain se durcissant, se contractant au point de se confondre avec de
la matière brute. En ce sens le corps comique est « flottant » — c'est un
corps moderne, celui qui se complaît dans le degré zéro du tragique — ,
mais le rire fuse du seul fait que ce flottement ne peut durer trop
longtemps, qu'il doit être provisoire, que le temps doit arraisonner le
mouvement. C'est l'intuition de Tati : que la séquence dure le moins longtemps
possible. Ce n'est ni l'intrigue liée traditionnellement au mouvement, ni
la dissolution du corps dans l'élémentaire, comme à la fin de Stromboli.
Il y a un flottement spécifique du comique qu'il faudrait analyser comme
tel pour montrer comment il transfigure le tragique, comment il joue
toujours d'un ébranlement initialement corporel (dédoublement, etc.) qu'il
déplace et déporte de manière «inattendue».
Et c'est parce qu'il y a un suspens du corps, une suspension du corps,
que l'objet de la confrontation (la paroi lisse) prend vie, qu'elle devient
un adversaire à taille humaine. Le comique naît d'une double
rencontre : celle de l'élasticité des corps et de la suspension du temps, c'est-à-
dire du mouvement et du temps, dont Deleuze dissocie les destinées.
C'est le « ressort » corporel du comique, mais aussi celui de
l'humanisation des objets qui font face au comique. On l'aura compris,
l'humanisme foncier du comique réside dans son aptitude à refaire du corps,
à éviter de suivre le seul mouvement de désincorporation qui serait le
destin du corps démocratique. Le comique crée l'impression du
mouvement du seul fait d'engager une lutte avec un objet (l'autre corps ou l'objet
incorporé) qu'il force d'autant plus qu'il lui résiste, ou dont il se protège
parce qu'il lui fait peur. Dans ces conditions, on n'est guère surpris que
le comique accompagne la belle époque de la technique, celle où les
inventions séduisaient autant qu'elles faisaient peur : le grand cinéma
comique est inséparable de la profusion des objets techniques (à
commencer — puisque le comique est affaire de mouvement — par les
132
Les métamorphoses du corps comique
La stratégie Lewis.
133
Olivier Mongin
La stratégie Tati.
134
Les métamorphoses du corps comique
135
Olivier Mongin
Dans Mon oncle, le corps de Hulot est encore très vif, c'est même sa
liberté de mouvement autant que ses maladresses qui produisent les petites
catastrophes : dans la maison moderne comme à l'usine Plastac (que dirige
son beau-frère), où il s'assoupit et provoque la panique dans la chaîne
de fabrication. Le corps comique a encore le droit de sommeiller et son
absence de vigilance modifie la nature du produit. Il y a encore un corps
à corps, une influence du corps-Hulot sur l'objet de la technique. Et le
tuyau de devenir un «chapelet» de saucisses, auxquelles Hulot devait
rêver durant son sommeil.
136
Les métamorphoses du corps comique
rence. Ces comparses sont autant de successeurs des Arpel (Mon oncle),
ils ne sont pas drôles car ils vivent inconsciemment dans un monde qui
se détraque tout seul (autodestruction de la technique dans Playtime)
ou qu'ils contribuent à casser par leur bêtise.
Hulot est au bout du rouleau : ou bien il revient à la source de la
tradition comique, et ce sera le nostalgique Parade dont l'originalité est de
suivre les réactions du public. Comme si Tati doutait et se demandait
si le spectateur croyait toujours au comique. Ou bien il enfonce le clou
de la bêtise : et il n'y a pas alors d'autre issue que de montrer la bêtise
et la vulgarité des autres, ce que tentera de faire maladroitement son
comparse Pierre Etaix dans Camping. Mais il ne s'aventurera pas dans
cette voie dangereuse, tant le spectacle de la bêtise peut provoquer le
mépris, aux dépens de la principale vertu du comique, le respect. Entre
la nostalgie et le spectacle de la bêtise, Tati n'a pas vraiment eu
l'occasion de choisir. Mais il sait que le ressort du comique passe par le
respect du spectateur, sans quoi son rire n'a plus aucun sens. Il a pressenti
que la dénonciation de la vulgarité pouvait elle-même devenir grossière.
AUJOURD'HUI
137
Olivier Mongin
Olivier MONGIN