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Cartographie : Éditions Tallandier/Légendes Cartographie, 2016

© Éditions Tallandier, 2016


2, rue Rotrou – 75006 Paris
www.tallandier.com

EAN : 979-10-210-1880-8

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À tous les esprits libres.
« Je viens de cette âme qui est à l’origine de toutes les âmes.
Je suis de cette ville qui est la ville de ceux qui sont sans ville.
Le chemin de cette ville n’a pas de fin.
Va, perds tout ce que tu as, c’est cela qui est le tout. »
Rubâi’yat Rumi
(Les Quatrains de Rumi, Paris,
Albin Michel, 1987)
Avertissement

Isabelle Eberhardt se pense et s’écrit souvent au masculin, d’où


l’abstention volontaire d’accord dans certains passages cités.
Notons également que, sous sa plume, l’orthographe de certains mots
arabes et noms varie. Pour un maximum de clarté nous avons décidé – hors
citations – de les écrire à l’identique.
Pour la compréhension des mots arabes, le lecteur trouvera un lexique
en fin de volume.
Prologue

21 octobre, Aïn-Sefra, extrême Sud algérien. La crue subite de l’oued


Sefra *1 dévaste la ville basse. Parmi les portés disparus : Isabelle Eberhardt,
vingt-sept ans, alias Si Mahmoud, nom masculin sous lequel la jeune
femme est connue dans tout le pays.
Six jours de recherches pour retrouver son corps. Six jours pendant
lesquels beaucoup ont espéré la revoir vivante. Comment croire que
Si Mahmoud, le cavalier arabe aux grandes bottes rouges, coiffé de son
turban en poils de chameau et enveloppé de son burnous négligemment jeté
sur l’épaule, champion incontesté des fantasias *2, « vénéré, par les
autochtones, à l’égal d’un marabout *3 pour sa science du Koran 1 », reporter
de guerre, apôtre de la charité et de toutes les libertés, a pu bêtement mourir
noyé ? Non, il y avait trop de vie en cette jeune femme, trop de projets à
venir. Mais le jeudi 27 octobre, Lyautey, tout juste promu général, envoie
un télégramme à Alger, ne laissant plus aucun doute : le cadavre d’Isabelle-
Si Mahmoud a bel et bien été retrouvé. D’un seul élan, toute la presse salue
la perte de l’« écrivain original 2 », de la « Séverine algérienne 3 », du
« Bédouin de génie 4 », de l’« héroïne algérienne 5 », de l’« amazone des
sables 6 ».
Pour Lyautey, hors de question de clore le chapitre Isabelle Eberhardt
sans avoir remis la main sur les belles pages qu’elle lui lisait, cigarette aux
lèvres, face au soleil couchant. Il le « gobait », son Si Mahmoud 7. Combien
de belles soirées ils ont passé ensemble. Amoureux des lettres, écrivain à
ses heures, l’homme à l’inébranlable volonté de pacification a tout de suite
cru au génie littéraire d’Isabelle Eberhardt.
– Lieutenant Pâris, mon intuition me dit que le manuscrit croupit dans
sa maison. Des semaines que nous sommes sur une fausse piste ! Avec vos
hommes, je veux que vous alliez fouiller vous-même dès demain. Et de la
délicatesse pour une fois, prévenez vos forbans, il s’agit d’encre et de
papiers !

Quel étrange cortège ils font, lui, Pâris et ses disciplinaires *4, ce
19 novembre 1904. Telle une armée d’errants, leur troupe se dirige
lentement vers le bas quartier, jonché de limon et de décombres. À deux pas
de chez Isabelle, c’était la place du marché investie, aux heures heureuses,
par la foule bigarrée des marchands et des troupeaux. Mais aujourd’hui, ils
traversent les ténèbres. Plus un habitant à des centaines de mètres à la
ronde ; de la boue mêlée de pierres jusqu’à l’horizon.
Deux pièces seulement pour cette maison des plus rudimentaires dont le
toit s’est en partie affaissé. À l’intérieur, la boue, à peine séchée à la
surface, regorge de débris. Il faut donc éviter d’y enfoncer les pieds trop
brutalement. Chaque mouvement compte. Chaque pas. Comme projeté dans
un film au ralenti, les fortes têtes pénètrent l’antre. Sous l’œil sévère de leur
lieutenant, avec la précision de chirurgiens, ils extraient un à un les
morceaux de bois, de détritus, d’objets brisés. Tout travail doit faire l’objet
de la plus stricte attention… Les doigts doivent devenir gracieux, légers.
Les corps aériens. Ici, ce n’est pas le sang qu’on réclame mais la très douce
sensation de la feuille roulée, peut-être pliée voire déchirée dans le magma
de la boue. Les voilà donc, les terreurs de la société, empêtrés dans la vase
et s’acharnant à retrouver ce qui se révélera parmi les plus belles pages de
notre littérature. C’est qu’ils l’aimaient, leur Si Mahmoud ! Alors, jour
après jour, on y retourne, traversant le même pont de fortune, la même ville
fantôme, et l’on s’y colle parce qu’à force, ça vire à l’obsession,
cette histoire de manuscrit.
Quand, toutefois, cela fait six jours qu’on n’a rien trouvé d’autre qu’un
simple carnet de notes, hélas fort abîmé, on commence à perdre espoir.
Enfin le 27 novembre 1904, c’est le triomphe ! Après huit jours à
piétiner dans les vases, le précieux manuscrit du Sud-Oranais est retrouvé.
Les hommes se passent les pages maculées de boue comme on se passerait
le Graal.

Quelques mois plus tard, Dans l’ombre chaude de l’islam *5 est publié.
Lyautey, ému, reçoit deux exemplaires. « Nous nous étions bien compris,
cette pauvre Mahmoud et moi, et je garde toujours le souvenir exquis de
nos causeries du soir. Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une
réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout
préjugé, de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie
aussi libéré de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal ! Je l’aimais pour
ce qu’elle était et pour ce qu’elle n’était pas. J’aimais ce prodigieux
tempérament d’artiste, et aussi tout ce qui en elle faisait tressauter les
notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil ! Pauvre Mahmoud 8 ! »

Grâce à un général, un lieutenant et une bande de disciplinaires


anonymes, une œuvre est sauvée. Mais, à travers ces pages, c’est beaucoup
plus qu’un morceau de littérature qui nous est offert, c’est le témoignage
d’une âme formidablement libre. Celui d’une jeune fille de la noblesse
russe qui est allée jusqu’à embrasser l’islam et devenir un cavalier arabe
dans l’extrême Sud algérien. Le chemin d’une jeunesse époustouflante qui,
à travers un regard hors norme et une soif de vérité à toute épreuve, a voulu,
jusqu’au bout, tout connaître de soi, tout apprendre de l’autre, tout
découvrir du monde, quitte à être haïe et rejetée. Une quête absolue qui a
fait exploser tous les tabous.
Une vie essentielle. D’audace et d’amour.
*1. Oued Sefra : rivière Safran (nom dû à la couleur jaune de ses eaux).
*2. Fantasia : parade équestre en usage dans les festivités arabes.
*3. Marabout : guide spirituel.
*4. Disciplinaires : soldats condamnés par la juridiction militaire qui purgent leur peine au sein d’une
unité spéciale.
*5. Dans l’ombre chaude de l’islam, Paris, Fasquelle, 1905.
CHAPITRE PREMIER

« Une jeune fille de bonne famille,


un moujik et un général »

Difficile de comprendre la destinée d’Isabelle Eberhardt sans évoquer la


vie de sa mère, Natalia de Moerder, née Eberhardt, à Saint-Pétersbourg, en
l’an 1838. Son père, Nicolaï Eberhardt, conseiller de collège, meurt, laissant
derrière lui une veuve qui se remarie avec le baron de Korff. C’est lui,
l’homme fortuné de haute noblesse, qui éduque la petite Natalia. À
l’époque, l’ouverture d’esprit générée par l’ancienne tsarine, Catherine II,
n’est plus de mise. Nicolas Ier règne en autocrate absolu sur une Russie qu’il
isole du monde afin de la protéger du libéralisme occidental. En 1825, la
révolte des décembristes *1 renforce ses convictions antiprogressistes : plus
aucun Russe ne peut quitter l’empire sans son autorisation, les étrangers en
visite sont étroitement surveillés. La presse est censurée, les livres étrangers
interceptés aux frontières. À l’université, l’enseignement de la philosophie,
de l’histoire et du droit est supprimé. Les artistes sont protégés à la seule
condition de chanter ses louanges.
La petite Natalia grandit dans cette atmosphère de repli où les
conversations ne tournent qu’autour de la personne du tsar, des fêtes
somptueuses données en l’honneur de telle princesse, de faits de guerre de
tel jeune prince… Plus les révolutions grondent en Europe, plus
l’aristocratie russe s’agrippe à son rêve.
Voici donc Natalia, pensive dans son salon, imaginant ce beau jeune
homme, prince peut-être, qui bientôt la choisira pour épouse. Elle a
vingt ans. C’est une jeune fille très douce, assez effacée, aux grands yeux
gris rêveurs. Du haut de son mètre cinquante-cinq, elle se fait bien peu
remarquer tant elle est discrète. Son beau-père lui a enfin trouvé un
excellent parti, cependant il va falloir faire vite car le futur mari a déjà
soixante et un ans. Il s’agit du sénateur Pavel Karlovitch de Moerder, veuf
et père de trois enfants, qui cherche d’urgence à se remarier.
Soixante et un ans, un vieillard ! Mais Natalia, résignée, obéit.
Nous sommes en 1858. Le tsar Nicolas Ier vient de passer la main à son
fils, Alexandre II, qui, à des fins purement politiques, fera preuve, dans les
années à venir, d’un peu plus de souplesse et d’ouverture d’esprit.

À peine mariée, Natalia doit s’improviser maman auprès de trois


enfants qui viennent de perdre la leur : Sofia, treize ans, Alexandra, six ans
et enfin Constantin, six mois. Habituée à passer des jours entiers à lire des
ouvrages romantiques et à rêver, elle est vite dépassée par l’ampleur des
tâches domestiques. Est-ce donc cela, la vie amoureuse tant attendue ? De
plus, son éducation luthérienne ne l’a disposée ni à répondre pleinement au
désir de son mari, ni à éprouver elle-même de plaisir charnel. Natalia se
sent perdue et, déjà, la fatigue guette.
Les beaux jours, fort heureusement, arrivent. Toute la famille s’exile à
Pavlosk, banlieue impériale où la cour prend ses quartiers d’été. Là-bas,
l’air est plus sain et la résidence secondaire où ils élisent domicile des plus
agréables. D’emblée, Natalia va s’attacher à cette petite maison située à
l’orée du parc impérial où elle reprend le fil de ses rêveries.

Les mois s’écoulent, les années. De son union avec le sénateur


de Moerder, une première fille, Élisabeth, naît en 1859, puis une deuxième,
Olga, en 1861. Un fils, Nicolas, né en 1864, puis une troisième fille,
Natalia, en 1865, et enfin un second fils, Vladimir, en 1868. À la maison se
trouvent à présent huit enfants. Natalia vient tout juste d’avoir trente ans. Le
plus souvent, elle garde le lit. Les médecins qui se succèdent lui conseillent
un changement d’air : l’humidité de Saint-Pétersbourg ne convient ni à
madame, ni au jeune Constantin, « faible des bronches ». Natalia prend ce
prétexte pour prolonger ses séjours à Pavlosk. Ni la santé de l’enfant, ni
celle de la jeune femme ne s’améliorent pour autant.

En 1871, on se décide pour la Suisse où l’air et le lait sont si purs.


Natalia et son mari laissent en Russie quatre de leurs enfants : Sofia, vingt-
six ans, et Alexandra, dix-neuf ans, toutes deux déjà mariées, ainsi
qu’Élisabeth, onze ans, et Olga, dix ans, confiées à leur grand-mère, la
baronne de Korff.
Avec le couple partent donc en Suisse Constantin, treize ans ; Nicolas,
sept ans ; Natalia, six ans ; Vladimir, trois ans.
Le sénateur de Moerder tient à ce qu’Alexandre Trofimovsky fasse
partie du voyage afin de devenir le répétiteur des garçons. Les deux
hommes s’étaient rencontrés en Ukraine du temps où Pavel Karlovitch
de Moerder était gouverneur de Nicolaïev.
Il y a dans certaines rencontres des attirances qui tiennent du pur
miracle. Rien, si ce n’est leur amour pour le monde slave, ne devait faire se
rapprocher ces deux êtres, l’un, soixante-quatorze ans, aristocrate, sénateur
et militaire, l’autre, quarante-cinq ans, moujik *2 de naissance, doux rêveur et
rebelle.
À l’époque où Trofimovsky était encore tout jeune, les oukases *3
restrictifs de Nicolas Ier interdisaient formellement l’accès des fils de
paysans au banc des lycées. Deux voies s’offraient alors pour échapper à
l’esclavage : le clergé ou l’armée. Il semblerait que Trofimovsky ait choisi
la bursa, le petit séminaire, où les petits paysans comme lui étaient
sauvagement traités. Malgré les châtiments corporels et les insultes, il tint
bon et finit par apprendre à lire et à écrire le russe, le grec, le latin et
l’allemand. La vie du célèbre poète ukrainien Tarass Chevtchenko, né
moujik lui aussi, en 1814, donne un aperçu de ce que Trofimovsky a pu
vivre, enfant : « La situation de l’écolier chez ces étranges maîtres d’école,
pour la plupart ivrognes et ignorants, était à peu près la même que celle
d’un apprenti chez des gens de métier. En échange de la nourriture et de
quelques leçons, il devenait le domestique de son maître, mieux que cela,
un esclave soumis à toutes ses fantaisies […]. Le sacristain, véritable
despote, joignait à une extrême sévérité une injustice révoltante 1. »
À cette lecture, on comprend mieux comment et pourquoi, quelques
années plus tard, Trofimovsky fut séduit par les idées anarchistes et
libertaires d’un Herzen ou encore d’un Bakounine dont il devint l’ami. Il se
passionna également pour la philosophie, discipline qu’avait en horreur le
sénateur de Moerder comme tout ce qui touche aux arts et à la pensée
abstraite en général. Étrange amitié donc, mais sans doute le sénateur
admirait-il secrètement l’ascension exceptionnelle du petit paysan de
trente ans son cadet. C’était toutefois faire preuve de beaucoup d’assurance,
voire d’ingénuité, que d’introduire dans le cercle intime de sa famille cet
Alexandre décrit par les services de police suisses comme « bel homme »
de type « méridional aux yeux bleus, […] à la voix grave, de haute taille » 2.

Après un rude voyage, le couple Moerder arrête son choix sur une petite
pension de famille située dans la commune de Châtelard, non loin de
Montreux. Dans ce cadre idyllique où les enfants gambadent à leur aise, le
sénateur en vient à oublier les conseils des médecins qui, en plus d’un grand
repos pour madame, ont préconisé une totale abstinence.
C’est ainsi qu’à peine arrivée, Natalia de Moerder tombe enceinte.
Comment va-t-elle faire quand son mari la quittera ? Car le sénateur doit
partir. Sa « mise en congé du Sénat d’État par autorisation du souverain 3 »
prend fin dès ce mois de septembre 1871.
– J’ai chargé Monsieur Trofimovsky de vous aider, Natalia. Vous
pouvez compter sur lui.

Face à une Natalia épuisée et folle d’angoisse, le précepteur aide,


rassure, paie les factures, surveille les enfants ou classe les papiers. Si son
imposante carrure, son gros rire et son regard bleu vif teinté d’ironie
continuent de faire peur à Natalia, elle finit, malgré elle, par s’attacher à
cette figure sortie tout droit d’un roman. Ces histoires terribles qu’il raconte
sur son enfance et la vie des paysans de Russie, celles, plus terribles encore,
quoique fascinantes, à propos de ces révolutions qui ont lieu en France et
partout ailleurs en Europe. Avec lui, c’est tout un monde qui s’ouvre à elle.
Et comme c’est étrange de se retrouver à frémir de la sorte.
Après un doux automne, le 11 décembre 1871 naît le petit Augustin.
D’efficace, Trofimovsky devient indispensable. Entre les enfants à vêtir,
les cours à donner, le bébé à bercer, les malades à soigner, le précepteur
cavale face à une Natalia de plus en plus touchée et reconnaissante. De son
côté, le sentiment qu’éprouve l’ancien moujik à l’égard de la jeune femme
ne cesse de grandir. Tout en elle est si neuf pour lui. Son élégance, son
raffinement, son extrême vulnérabilité…

En décembre 1872, on les retrouve villa des Grottes, rue de la Pépinière,


et c’est à cette adresse, le 24 avril 1873, qu’ils apprennent la mort du
sénateur Pavel Karlovitch de Moerder.
Dans la maison, le silence règne et le chagrin des quatre aînés est
immense. Natalia s’effondre. Un jour, elle somme Alexandre de s’occuper
des visas pour rentrer au plus vite en Russie ; le lendemain, elle lui donne
l’ordre contraire. Où trouver la force pour accomplir un tel voyage, et n’est-
ce pas pure folie d’envisager ce retour juste au moment où Constantin
commence à aller mieux ? Qui, de plus, une fois sur place, s’occupera des
enfants ? Car Trofimovsky est marié là-bas ; jamais ils ne pourront se
revoir. Cette simple éventualité la bouleverse et les rapproche davantage.
Ferait-il seulement le voyage avec elle ? Natalia ne sait pas qu’il « a dû
quitter la Russie pour éviter une arrestation, étant impliqué dans un procès
nihiliste 4 ».

Les mois passent. Le précepteur prend symboliquement la place d’un


père et personne, pour le moment, ne lui conteste ce nouveau rôle. Si les
aînés le trouvent rude, parfois même colérique, comment lui en vouloir
d’être aussi fidèle et serviable ?

*1. Révolte des décembristes : Le 14 décembre 1825, des officiers de l’armée tsariste mènent un
coup d’État afin de mettre en place une constitution dans le pays. Le grand-duc Nicolas décide de
réprimer ce soulèvement. De nombreux officiers seront condamnés à mort ou exilés.
*2. Les moujiks (« petits hommes ») étaient des paysans – serfs appartenant soit au tsar, soit au
seigneur.
*3. Oukase : édit du tsar.
CHAPITRE II

« Celle par qui le scandale arrive »

Entre les années 1873 et 1876, Natalia et Trofimovsky ne cessent de


déménager. Craignent-ils, en restant trop longtemps au même endroit, que
leur liaison n’éclate au grand jour ? Usés, les enfants suivent leur maman
déchirée entre son désir de retrouver ses deux filles en Russie et celui de
vivre cet amour illicite.
En 1876, Constantin a dix-huit ans, Nicolas, douze, Natalia, onze,
Vladimir, huit et Augustin, cinq. À la maison, les deux aînés se plaignent de
plus en plus souvent de leur précepteur qu’ils trouvent beaucoup trop
exigeant, trop excentrique aussi avec toutes ses idées révolutionnaires qu’il
s’échine à leur inculquer. Fort heureusement, Constantin, Vladimir et
Augustin se révèlent d’excellents élèves.
Ce semblant de vie heureuse aurait pu longtemps encore s’écouler sans
qu’aucun nouveau drame ne l’interrompe. C’était compter sans le destin.
Natalia tombe enceinte. Pour éviter les questions embarrassantes, on envoie
l’aînée dans un couvent et Nicolas quelques mois en internat, dans un
collège de Genève. Constantin, de son côté, est assez grand pour promettre
de tenir sa langue. Reste Vladimir et Augustin, les deux derniers, qui
assistent, impuissants, au naufrage de leur mère.
Le 17 février 1877, Natalia accouche d’une petite « bâtarde » :
Isabelle Wilhemine, Marie Eberhardt, née le samedi dix-sept février, mil
huit cent soixante-dix-sept, à dix heures, avant midi, à Genève, Grottes,
petite villa Fendt, fille illégitime de Nathalie, Charlotte, Dorothée
Eberhardt, rentière, de Moscou, Russie, domiciliée à Genève, âgée de
trente-neuf ans, veuve de Paul Moerder, décédé à Moscou le vingt-trois
avril dix-huit cent septante-trois 1 .

Sitôt parvenue la nouvelle du scandale aux oreilles de la famille


de Moerder, le couperet tombe. Constantin ne peut pas rester une minute de
plus dans cette famille de débauchés ; il doit quitter la Suisse et rejoindre la
Russie immédiatement. Par chance, les autres enfants sont trop petits pour
effectuer seuls ce long voyage.
Constantin part en laissant une mère hébétée sur le quai. Le bébé ? Pour
le moment, elle n’a pas la force de s’en occuper et, dans ces premiers
temps, c’est à la petite Natalia, âgée d’à peine douze ans, qu’elle confie le
nourrisson.
À cette heure, tout est comme suspendu. Comment va-t-on élever cette
petite bâtarde ? Et où ? Car ici, à Genève comme en Russie, la rumeur se
répand, et déjà certains voisins refusent de les saluer dans la rue.
C’est là qu’intervient le docteur François Vuillet, l’homme qui a mis au
monde Isabelle et qui, jusqu’à la fin de sa vie, restera un ami proche de
Natalia. Doublement inquiet, pour le bébé qui n’affiche pas la pleine forme
et pour la santé de la maman, il met la petite famille sur la piste d’une
maison à vendre à deux pas de chez lui, à Vernier. Cette Villa tropicale
située à 4 kilomètres de Genève est très isolée. Entouré d’un vaste parc doté
de serres, le couple y serait à l’abri des ragots et les enfants, selon le bon
docteur, pourraient jouer sans jamais être importunés.

Quand le 8 octobre 1879, après bien des attentes et des démêlés


juridiques, tous tombent d’accord sur le prix de la demeure, Natalia
de Moerder, au moment de la signature, sidère son monde en passant la
plume à Alexandre Trofimovsky.
– Cette maison, je veux qu’elle soit la vôtre, murmure-t-elle.

Un tel cadeau ne peut s’oublier et Trofimovsky jure de toute son âme


qu’entre les murs de cette villa, qui désormais prendra le nom de Villa
neuve, il inventera un nouveau monde pour Natalia et les enfants, où tous
apprendront à être libres et égaux.
CHAPITRE III

« Le maître et l’idéal »

Rares sont les petites filles de cette fin du XIXe siècle qui reçoivent une
éducation aussi singulière que celle à laquelle aura droit Isabelle Eberhardt.
En acquérant la Villa neuve, c’est le meilleur des idées de Tolstoï, de
Godin, d’Owen, d’Herzen, de Bakounine ou encore de Kropotkine et de
Belinsky que Trofimovsky va pouvoir mettre enfin en pratique. D’avance, il
exulte.
Certes, entre une mère souffrante qui passe son temps à lire des romans
sur les princes russes, les deux aînés qui ne jurent que par leur père et sa
fidélité au tsar, les trois derniers enfin qui ne connaissent rien des injustices
de ce monde, il a du pain sur la planche. Mais il réussira et ce sera là son
œuvre : une communauté idéale digne d’un phalanstère à la Fourier, d’un
familistère à la Godin où, pas à pas, il amènera chacun à se libérer du joug
des forces dominantes – États, Églises, armées – pour devenir les hommes
de demain. Car Trofimovsky est un rousseauiste convaincu ; pour lui,
l’homme est bon par nature et c’est à la seule corruption des élites au
pouvoir, au seul maintien par la force de leurs lois injustes qu’on doit tous
les problèmes de violence et de débauche de la société. Dans un monde où
nul ne serait plus asservi ou méprisé, prisons, tribunaux et forces de l’ordre
n’auraient plus lieu d’être. Mais pour en arriver là, chacun doit pouvoir
bénéficier de la meilleure éducation. Non pas dans l’une de ces écoles
d’État où, partout, comme le constate Tolstoï, « on fait l’apprentissage de la
servitude 1 », mais dans des écoles dont la seule méthode d’instruction serait
l’expérience, et dont l’unique objectif serait la liberté de la personne, car
« c’est sur elle, et seulement sur elle, que peut se former la volonté réelle du
peuple 2 », ainsi que l’affirme Herzen *1, autre maître de Trofimovsky…
Faire de la Villa neuve une nouvelle école et créer ici l’utopie de
demain devient son obsession qui, par-delà les échecs et les naufrages, ne le
quittera plus.
Avec lui, les enfants doivent se montrer curieux de tout. Herzen ne
revendique-t-il pas un système complet d’éducation générale où les sciences
naturelles, les mathématiques, la littérature, l’histoire, la géographie, la
philosophie et les langues étrangères font partie du programme ? S’inspirant
de son maître Tolstoï, Trofimovsky ajoute à cela l’apprentissage des travaux
manuels, car l’homme de demain doit être parfaitement autonome. Voilà
donc, tous les après-midi, les enfants, bêche en main, cultivant le jardin, ou
encore munis d’outils, apprenant à scier, coudre, raboter, consolider sans
aucune distinction entre les sexes. Selon les préceptes les plus avancés du
siècle, filles et garçons – en termes d’instruction – sont mis sur un plan
d’égalité. Tel Tolstoï qui, dans son école d’Iasnaïa Poliana, « a le respect de
la nature, de la liberté, des exigences physiques de l’enfant », Trofimovsky
« ne veut en rien contrarier le caractère des enfants, donner de limites à leur
personnalité, gêner par une entrave, si légère soit-elle, leur volonté peut-être
indécise, peut-être irréfléchie, mais réelle cependant » 3.
Vaste et difficile programme. Car si Tolstoï expérimentait ses nouvelles
idées sur des fils de serfs illettrés, Alexandre les expérimente sur des
enfants de la noblesse.
Ahuris par les nouveaux principes de leur maître, scandalisés par cette
volonté qu’il a de les voir bêcher la terre – eux, les fils du sénateur Pavel
Karlovitch de Moerder ! –, pire encore, nettoyer les sols ou ressemeler leurs
chaussures, les aînés renâclent et se rebiffent. Comment ne pas imaginer
leur sentiment de révolte face à ce marginal qui, toujours en hommage à son
maître Tolstoï, ne se coupe plus les cheveux et s’habille en vagabond ? Si
leur père était là, il remettrait de l’ordre et s’occuperait d’Isabelle, leur
demi-sœur habillée en garçon qui grandit en liberté comme un rejeton
sauvage. Il faut la voir danser « comme un petit animal farouche dans les
allées du jardin. Nature indomptée, sans contrôle, et sans entrave, elle
accomplit du matin au soir ses mille volontés. Sa fantaisie ne connaît
aucune loi 4 ». Mais leur père est mort, et même si, ces derniers mois, leur
mère fait l’effort de sortir plus souvent de sa chambre, elle va encore bien
mal. Toutefois, elle s’occupe enfin de leur sœur.
Quand la petite tombe malade, Natalia en profite pour la garder auprès
d’elle. Elle lui décrit la beauté de la Russie, ce pays de steppes où, un jour,
elle l’amènera, des superbes forêts, des églises surmontées de bulbes
dorées. Dans l’intimité de la chambre, elle lui lit des passages du dernier
livre de Lydia Paschkoff qui sait si bien décrire ce monde d’où elle vient :
« La princesse Vera, accompagnée de son mari, fit une entrée à sensation.
Elle était vêtue d’une robe en crêpe blanc couverte de dentelles. Sur sa tête
brillait un croissant en diamants ; à son cou et sur ses épaules, un
magnifique collier de perles orientales ruisselait jusqu’à sa ceinture. Ses
beaux cheveux blonds, se déroulant en boucles épaisses, l’entouraient
comme d’un nimbe d’or. C’était une apparition ravissante, qui produisit une
profonde impression sur toute l’assistance 5. » Cette Vera, c’est un peu elle,
Natalia à vingt ans, avec son vieux mari, et si Isabelle, encore trop petite, ne
peut précisément se figurer la douleur de sa maman, elle en épouse la
nostalgie. Comme elle les aime, ces livres ! À leur contact, sa mère retrouve
un si beau sourire.
Parfois, alors qu’elles se sont endormies l’une contre l’autre, la porte de
la chambre s’ouvre sur les deux aînés hors d’eux. Trofimovsky, qu’ils
refusent d’appeler Vava *2, les a encore obligés à effectuer toutes sortes de
travaux salissants et déshonorants. L’aînée, en pleurs, supplie sa mère de
l’envoyer dans une vraie école pour jeunes filles à Genève tandis que
Nicolas menace de partir. Oubliant tout de ses principes de non-violence et
de liberté, Vava, à la moindre contestation de leur part, leur inflige des
punitions terribles. De plus, il s’acharne à leur inculquer des idées
progressistes parfaitement contraires à leur « sang ». Sans parler de cette vie
de prisonniers qu’il leur impose et qui leur a fait perdre la plupart de leurs
camarades.
Face aux larmes silencieuses de leur mère, les adolescents promettent
une fois de plus de faire un effort. « Il y a, dans cette atmosphère de la villa,
des inharmonies, un déséquilibre, un laisser-aller qui, selon eux, ne peuvent
aboutir qu’à un désastre 6. »
Mais comment faire changer de cap un maître qui, dès qu’on lui résiste,
se met dans des rages terribles ? Contre Isabelle et Augustin, jamais : ils
aiment tant les livres, ces deux-là. Quant à Vladimir, que tous surnomment
Volodia, c’est sa passion des plantes qui le sauve. Une passion qu’il partage
si pleinement avec Trofimovsky que ce dernier lui passe tout. Il faut les
voir, tous les deux, à genoux dans les serres, s’occupant des myriades de
cactus et d’orchidées qu’Alexandre fait livrer chaque semaine du monde
entier. Tant de dépenses inutiles alors que la maison, à peine meublée,
semble bien vide aux quelques visiteurs qui daignent encore passer. Pas
étonnant qu’avec une telle éducation, Volodia fasse preuve d’un caractère
de plus en plus changeant. S’il passe de l’exaltation à l’humeur la plus
sombre, cela ne tient qu’au désordre qui règne ici. Et si, jusqu’à présent,
Isabelle et Augustin ne présentent aucun symptôme alarmant, qu’en sera-t-il
demain ? Comment cette petite fille qui se vêt en garçon et grimpe aux
arbres, ne passera-t-elle pas, aux yeux de la société, pour la pire des
sauvageonnes ? Et comment Augustin va-t-il savoir se débrouiller dans le
monde si on ne lui donne pas l’occasion de se sociabiliser avec ses pairs ?
Encore une fois, Natalia, tremblante, les rassure comme elle peut. En les
embrassant. En leur murmurant des mots doux et tendres.

Et les mois, les années passent.


Nous sommes en 1883. Entre les deux aînés et Trofimovsky, le contact
est quasiment rompu. En dépit de tous ses efforts, Alexandre n’aura su ôter
à ces deux enfants la certitude qu’ils ont d’appartenir, par leur naissance, à
une caste supérieure. Tolstoï lui-même s’était heurté à un mur lorsqu’il
s’était mis en tête, en 1856, de distribuer ses terres à ses serfs. Persuadés
que leur maître cherchait à les escroquer, tous avaient refusé son offre. Il
n’avait pas pour autant perdu espoir et Trofimovsky se devait de tenir bon.
Par chance, Augustin et Isabelle s’avèrent excellents élèves. Isabelle
surtout. Si gaie avec ça, si drôle et si bonne avec tous. « Je m’éveillais avec
une sensation délicieuse de force et d’insouciance presque joyeuse… tels
les matins heureux de ma toute joyeuse enfance, jadis 7… »

Du haut de ses six ans, le monde, pour elle, se résume à cet immense
parc « parmi les noisetiers, les sorbiers, les houx tristes qui avaient formé
une brousse inextricable, sous les arbres de haute futaie, les chênes
puissants, les tilleuls élancés, les bouleaux délicats à troncs blancs […]. »
C’était là, écrira-t-elle encore, « qu’elle avait vécu les meilleures heures de
son enfance en d’indicibles rêveries » 8.
De la ville et de ses foules, elle ne sait presque rien et c’est à peine si
elle a entendu parler des bonnes manières. Apprendre qu’en dehors de la
Villa neuve, les petites filles n’ont pas le droit de se pendre aux branches
des arbres et que les garçons « bien nés » ne savent pas plus coudre que
scier du bois l’aurait proprement stupéfaite. Entre les rêveries pleines
d’idéal de Vava et l’extraordinaire mélancolie de sa mère, entre les livres de
poésie et de voyages qu’elle ne se lasse pas de découvrir, la vie lui semble
en tout point aussi magique que celle décrite dans les contes qu’elle dévore.
Le 24 mai 1883, épuisé par les conflits, Nicolas fugue et s’engage pour
cinq ans dans la Légion étrangère.
À la Villa neuve, les soirées sont bien tristes. Délaissant Trofimovsky et
ses enfants, Natalia s’enferme dans sa chambre. Voilà deux fils que le destin
lui arrache, après l’avoir séparée de deux de ses filles. Pour ne pas sombrer,
Trofimovsky passe le plus clair de son temps dans ses serres avec Volodia
tandis que, là-haut, dans sa chambre, Natalia, dix-huit ans, s’avère
inconsolable.
Malgré son jeune âge, Isabelle sent bien qu’avec le départ de ce grand
frère, quelque chose de la magie du monde s’est fissuré. À table, plus
personne n’a le droit de prononcer le nom du fugueur, et encore moins celui
du pays où il est parti. Un si beau nom pourtant, et qui prête à tant de rêves.
À l’ombre des grands sapins du jardin, Augustin confie à sa petite sœur
qu’il s’en ira un jour en Algérie lui aussi, car là-bas, les déserts de sable
sont pareils à des mers d’or. Isabelle boit ses paroles et se prend à rêver
avec lui à ce pays interdit.

Ainsi, la vie s’écoule et on finit par oublier Nicolas, ou à faire comme


si. Six jours sur sept sont consacrés aux études. Sous les yeux ravis
d’Alexandre, Isabelle fait des progrès remarquables. Elle apprend le latin, le
grec, le russe, le français, l’allemand 9 avec une facilité déconcertante. Le
dimanche, à la Villa neuve, c’est le jour des visites : le plus souvent des
proscrits, des réfractaires ou encore des révolutionnaires échappés de
Sibérie 10. Isabelle, qui n’a pas encore dix ans, entend toutes sortes d’histoire
qui la fascinent. Certains parlent de l’assassinat du tsar Alexandre II, de
l’extraordinaire imbécillité du fils qui lui a succédé, d’autres s’animent
autour de la question d’une révolution à organiser au plus vite. Quand il faut
apaiser l’atmosphère, quelqu’un lit à haute voix un poème, ou les souvenirs
de bagne de la terroriste Olga Loubatovitch *3. On pleure, on s’embrasse
puis à nouveau on discute, questionnant la position de Kropotkine sur la
crédulité du peuple, celle de Bakounine qui prêche désormais l’utilisation
de la violence. Plus passionnément encore, on débat sur la question de la
morale, naturelle selon certains, culturelle selon les autres, et sur celle, plus
cruciale encore, de la place de l’individu dans la société, et de Dieu bien
sûr.
– Mais enfin Sergueï, qui vous a mis en tête qu’Il existait, celui-là !
Et tous de se remettre à crier, à se lever parfois, menaçant de partir, ou
de pleurer sur le sort de tel ou tel camarade exilé en Sibérie.
Pendant que les adultes débattent, Natalia, l’aînée, profite de ce peu
d’heures de liberté pour retrouver dans le petit salon ce jeune Perez qu’une
amie lui a présenté il y a peu. Interdite de toute sortie en semaine, surveillée
sans relâche par un Trofimovsky qui, tout anarchiste qu’il soit, ne tolère
aucun écart de la part d’une jeune fille, elle finit – avec la complicité
d’Isabelle et de ses frères – par le faire venir toutes les nuits dans sa
chambre…
Un soir, entraînée par les garçons, Isabelle assiste par le trou de la
serrure à l’accouplement des amoureux. À la fois elle a envie de fuir, à la
fois elle meurt d’envie de continuer à « voir ». Elle en veut à sa grande sœur
de semer un tel trouble en elle. Désormais, quand cette dernière cherche à
l’embrasser, Isabelle détourne la tête. C’est sans aucun doute à cause de
« ça » qu’Augustin cesse de travailler et sort de plus en plus tard. Elle a
beau le harceler de questions, il refuse de lui dire où il va. Cette haleine
dans sa bouche, et ses yeux de plus en plus brillants. Tout ceci présage du
pire. Mais à qui Isabelle peut-elle se confier ?

Le 23 novembre 1887, Natalia, vingt-deux ans, fugue pour rejoindre son


Perez. À la Villa neuve, Trofimovsky enrage. L’affaire vire cependant au
sordide : à peine retrouvé, le jeune garçon, déjà connu des services de
police, contre-attaque. Si Mlle de Moerder s’est enfuie de chez elle, c’est
selon lui pour échapper aux propositions malhonnêtes et obscènes de son
précepteur, lequel voulait la forcer à devenir sa maîtresse 11. Face à de telles
assertions, la police lance une enquête qui n’aboutit à rien 12. Le mal est
cependant fait et, autour de la Maison neuve, les ragots fusent. Lorsque la
jeune Natalia reparaît enfin pour prendre ses affaires, Trofimovsky la
menace : « Si tu quittes cette maison, tu pourras venir mendier à la porte
comme un chien, je ne te jetterai pas même un os 13… » Sans dire un mot, la
jeune fille lui tourne le dos et disparaît.
Quelques semaines plus tard, le 7 avril 1888, elle se marie sans le
consentement de sa mère et devient madame Perez-Moreyra. Jamais plus
elle ne reparaîtra à la Villa neuve.

Isabelle a onze ans, et au plus profond d’elle, tout se fend. Dans le


silence accablé de la maison, ses larmes, peu à peu, se muent en haine pour
cette sœur qui l’a abandonnée. Dès lors, blottie contre son grand frère
Augustin, elle va se réfugier dans les livres et les rêves qui jamais ne
disparaissent, ni ne mentent, ni ne trahissent.

*1. Alexandre Ivanovitch Herzen (1812-1870) : philosophe, écrivain, essayiste. Il est considéré
comme le père du socialisme russe.
*2. Surnom d’Alexandre Trofimovsky.
*3. Rédigés en 1880 : Daliekoïe i niedavnieie, Moskva, 1930.
CHAPITRE IV

« L’amour du frère »

Si les habitants de la Villa neuve pensent avoir touché le fond avec


l’annonce fracassante du mariage de Natalia en avril 1888, ils se trompent.
Le 23 août, Augustin disparaît à son tour. Un choc pour Isabelle. La fuite
d’Augustin n’était-elle pas cependant à prévoir ? L’année passée, le bel
adolescent dont le seul sourire fait fondre jusqu’à Trofimovsky, est allé
jusqu’à voler plus de 4 500 francs à sa propre mère pour se payer des filles.
Peu de temps après, il est revenu, silencieux, pâle. Tous, à la maison, ont
succombé face à la fragilité de son regard. On l’a cru guéri, mais voilà qu’à
nouveau, il s’enfuit.
On imagine l’état de tension à la Villa neuve : les cris de colère de
Trofimovsky, ses appels désespérés à la police, le supplice d’Isabelle. Le
jour où un inspecteur évoque la piste d’un probable départ pour Alger,
Isabelle manque défaillir. Augustin et elle se sont solennellement promis de
ne jamais se quitter. Mais la piste se révèle inexacte et, après quinze jours
d’angoisse, Augustin, mortifié, reparaît. Le soulagement de le revoir est tel
qu’on l’accueille comme le fils prodigue.
En revanche, du côté du voisinage et des autorités, la guerre est
déclarée. Si jusqu’ici, les habitants de la Villa neuve avaient la réputation
d’adorables Russes excentriques, ils passent désormais pour des gens
douteux, voire des pervers. Pire, des nihilistes. Dès cette période, ils sont
soumis à une surveillance de plus en plus étroite de la part de la police.
C’est qu’alors, les Suisses ne rigolent pas avec la question des étrangers
« suspects », surtout les Russes – ces orientaux comme on les appelle –,
pour la plupart peu argentés, mal habillés et… anarchistes. La haute société
locale les craint si fort que les dépenses fédérales, pour la seule police
politique, absorbent dans ces années près du tiers du budget de la police
genevoise 1…
À partir de ce mois de septembre 1888, les rapports sur les habitants de
la Villa neuve ne cessent de s’accumuler. Ainsi, Natalia de Moerder a le
teint « toujours pâle, le visage maigre et, comme signes particuliers, le fait
d’être très malade ». Quant à Trofimovsky, « il ne sort presque jamais, fait
le maçon, le charpentier, le jardinier et travaille constamment, ce qui ne
l’empêche pas de continuer de recevoir quantité de Russes aux idées
avancées » 2…
Les conséquences d’une telle surveillance sont lourdes. On décide de se
retrancher, d’être le moins visible possible. Privée de voisinage et d’amis,
Isabelle voit les portes du monde se refermer sur elle. Dans les pièces vides
de l’immense demeure où pleure sa mère et où Trofimovsky et Volodia ne
jurent que par leurs chefs-d’œuvre horticoles, il ne lui reste que son frère
Augustin, dont elle va épouser tous les rêves, et pour lequel elle va se faire
appui, refuge. Pas question qu’il fugue à nouveau, ou alors elle se
retrouverait définitivement seule. Le retenir donc. L’aimer jusqu’à plus soif.

Six belles années se passent où, chaque jour, avec l’attention d’une
mère, Isabelle couve Augustin, en échange de quoi, il lui raconte les mille
histoires terribles de toutes les filles qu’il a connues. Il aime tant l’épater, sa
sœur ! Très vite pourtant, c’est elle qui l’éblouit. Elle, la petite sœur de
santé fragile et qui, mois après mois, croît en puissance, en volonté et en
audace. Cette intelligence qu’elle a. Cette ardeur. Quelle fille étonnante.
Fille, vraiment ? « Dans la cour, raconte un visiteur de passage à la Villa
neuve, se tenait un jeune garçon en train de fendre du bois. Grand, bien
découplé, il paraissait âgé de seize ans. Figure ronde, un peu pleine lune,
visage imberbe, cheveux noirs. C’était Isabelle Eberhardt. Mais je ne m’en
doutais nullement, au premier abord.
– Vous avez vu ma fille ? me dit Trofimowsky. Elle s’habille en homme,
c’est plus commode pour descendre en ville.
Père et fille ! Couple extraordinaire : intelligent, instruit, farouchement
ennemi de toute discipline 3. »
Qu’importe, pour Augustin, qu’on prenne sa sœur pour un garçon, et
même tant mieux. Avec une fille – une vraie –, oserait-il seulement le quart
de ses confidences ? Et la laisserait-il s’endormir contre lui ainsi qu’il le fait
de plus en plus souvent ? Aussi étrange que cela paraisse, c’est un peu
comme s’ils étaient deux frères. Couple qui ne se sépare plus et ne vit que
l’un pour l’autre.
Les voici donc enfermés dans leur tour d’ivoire, n’arrêtant plus de lire
et de rêver. Sous l’influence de Trofimovsky qui tient à ce qu’ils apprennent
tout des injustices et des misères du monde, ils dévorent les romans de Zola,
Hugo, Tolstoï, Dostoïevski, mais aussi le journal de Marie Bashkirtseff si
proche des Journaliers à venir d’Isabelle, les essais de Rousseau, les livres
de Daudet, de Chateaubriand, ainsi que Les Fleurs du mal de Baudelaire, et
même ses Curiosités esthétiques. À la Villa neuve, la liste des ouvrages
achetés à mesdemoiselles Bernard et Joliet, au kiosque de la place du
Molard, n’en finit pas. On y trouve les Histoires extraordinaires d’Edgar
Poe, Les Aventures de Gordon Pym ainsi qu’Axel, un drame en prose
inachevé d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, Mes paradis et La Mer de
Richepin, Cosmopolis de Paul Bourget, et enfin toute une série de
dictionnaires et d’œuvres sur les langues kabyle et arabe 4. Pas un jour sans
qu’Isabelle et Augustin ne dévorent des centaines de pages. C’est à celui
qui lira le premier son passage favori, qui incarnera devant l’autre tel
personnage merveilleux ou terrifiant. Là-haut, sous les toits de la Villa
neuve, les deux enfants terribles se déguisent et s’inventent. Plus le monde
des adultes, en bas, s’effondre – la maladie de leur mère, les mouchards à
leur porte, l’obsession « botanique » de Vava –, plus le leur, imaginaire,
s’agrandit. Leurs prénoms bientôt ne leur suffisent plus ; ils s’en créent des
dizaines. Mériem ou Nadia, c’est Isabelle en femme arabe, sublime de
sensualité et de mystère ; Nicolas Podolinsky, c’est l’audace et la magie du
frère aîné parti sur un coup de tête s’engager dans la Légion étrangère à
Sidi-bel-Abbès, en Algérie. Tant de solitude et de vide autour d’eux. Alors,
rêver l’un contre l’autre, face au ciel étoilé. S’offrir, emplis d’espoir, toutes
les vies et les futurs possibles en se jurant de ne jamais se quitter.
Coup du hasard, la mode est à l’Orientalisme. Fascinés par les
descriptions des pays qu’ils lisent, ils se projettent dans un monde de
harems, de bains turcs, de sultans et d’esclaves.
Quand Isabelle tombe sur Le Roman d’un spahi *1 de Pierre Loti, c’est la
révélation. Jour et nuit, elle relit le livre, en apprend des pages entières par
cœur. Quitter tel Jean Peyral, le héros, un beau matin, son village natal,
partir en Afrique à la découverte du tout autre en quête de la splendeur de
l’Islam et des immenses amours… « Le soleil s’éteignait dans des vapeurs
sanglantes, et alors tout ce peuple noir se jetait la face contre terre pour la
prière du soir. C’était l’heure sainte de l’Islam ; depuis La Mecque jusqu’à
la côte saharienne, le nom de Mahomet, répété de bouche en bouche, passait
comme un souffle mystérieux sur l’Afrique ; il s’obscurcissait peu à peu à
travers le Soudan et venait mourir là, sur ces lèvres noires, au bord de la
grande mer agitée 5. »
– Le voilà, notre futur, souffle-t-elle à Augustin, et le voilà, notre Dieu.
Jean Peyral, c’est moi, c’est toi, c’est nous deux, « au plus loin de cette
société hypocrite des hommes 6 » qui nous hait, moi, la bâtarde, toi,
l’immoral. Là-bas, en cette terre d’Islam où la route nous appelle, je te jure
Augustin, loin de tous ces moralisants, nous serons aimés et heureux.
Puis vient la lecture d’Aziyadé 7, un nouveau choc pour Isabelle, âgée de
dix-sept ans en 1894. Au fil des pages, ses sens si longtemps refoulés
explosent. « Je passais ces nuits à l’attendre, à attendre ce moment très
court quelquefois, où je pouvais toucher ses bras à travers les terribles
barreaux, et embrasser dans l’obscurité ses mains blanches, ornées de
bagues d’Orient 8. » Chaque mot la traverse. Aux côtés d’Augustin qui sait
reconnaître l’émoi d’une femme, elle lit, tremblante. Dans la pénombre, ils
se regardent sans oser le moindre geste, puis reprennent leur souffle et se
remettent à lire. Plus les mots fusent, plus le feu les embrase. « Tu es mon
Dieu, mon frère, mon ami, mon amant ; quand tu seras parti, ce sera fini
Aziyadé ; ses yeux seront fermés, Aziyadé sera morte 9. » Sous Isabelle, la
terre se dérobe. Femme… Comment avait-elle pu oublier qu’elle l’était ?
Elle s’arrête de lire, regarde fixement son frère qui trouve la force de bondir
hors du lit, de murmurer un « il ne faut pas » juste avant de claquer la porte
derrière lui. Femme, elle ne veut surtout pas l’être. Ou plutôt si, mais pour
quel homme autre que lui, l’aimé, le frère, le tout ?
Peu après, le 9 juillet 1894, Augustin quitte à nouveau la maison.
Tombé amoureux fou de Madeleine, la tenancière du kiosque où il achète
ses livres, et dans l’impossibilité matérielle de répondre à sa demande de
s’installer au Canada, Augustin, « fou de désespoir 10 » décide de
s’embarquer pour l’Afrique. Prévenue à temps, la jeune fille le rattrape à
Marseille où elle le supplie de faire demi-tour. Mais il fait montre d’un tel
chagrin qu’elle accepte de l’accompagner en Corse, le temps qu’il se
remette. Au même moment, une lettre signée par un certain monsieur
David, photographe à Blida (Algérie) et son épouse parvient à la Villa
neuve. Le couple annonce son arrivée prochaine à Genève où il espère
grandement voir Augustin avec lequel, écrit-il, il correspond depuis des
mois.
Augustin projetait donc de s’installer en Algérie ! À la Villa neuve,
l’état de Natalia de Moerder est tel qu’on ne cherche même plus à
s’interroger.
C’est alors que débarquent les David. Terriblement déçus de ne pas
trouver Augustin et affligés de l’état de détresse dans lequel ils trouvent sa
mère, ils envoient au « fugueur » une lettre en Corse, le pressant de rentrer
au plus vite. Mais Augustin ne pense plus qu’à une chose : partir. Madeleine
envoie à sa cousine un courrier dans lequel elle raconte combien tous deux
souffrent de cet état d’indécision et d’attente. « Augustin a écrit à son tuteur
une longue lettre dans laquelle il lui expose nos projets au Canada, tout ce
qu’il pense et espère de lui. Nous attendons la réponse pour partir 11… »
La réponse ne viendra pas et, faute d’argent, les deux fugitifs se verront
contraints de revenir. Jamais plus, à la Villa neuve, on ne reparlera de cette
idée de colonisation outre-Atlantique ; pas davantage de la jeune
Madeleine. La fin de cet amour et de ce projet marque, pour Augustin, la fin
des grands espoirs. Dans son cœur, quelque chose se referme. Mais Isabelle
ne veut rien voir. Sitôt qu’il reparaît, elle l’entraîne dans la chambre comme
si de rien n’était.
– Eugène Fromentin, tu connais ? Il faut absolument que tu le lises, ses
pages sur l’Algérie sont merveilleuses.
Augustin se contente de hausser les épaules. À quoi bon rêver à des
pays où ils n’iront jamais ?
– Jamais ? Pourquoi jamais ?
– Avec quel argent ?
– Avec celui que nous allons gagner, Augustin. Nous allons écrire et
nous faire publier. Devenir des écrivains !
En travaillant d’arrache-pied, en envoyant leurs textes aux meilleures
revues, ils pourraient être publiés et peut-être devenir célèbres. Dès lors,
fini les médisances, les filatures, fini la vie de prisonnier, exit aussi Vava et
son caractère impossible. Ils pourront traverser le désert à leur guise, et
même s’adonner à cet islam qui les attire tant. Car ce peuple, là-bas,
« possède une vraie grandeur. Il la possède seul, parce que, seul au milieu
des civilisés, il est demeuré simple dans sa vie, dans ses mœurs, dans ses
voyages 12 ». Acculé, Augustin, cède. Comment contrer pareil
enthousiasme ?

En janvier et février de l’année 1895, Isabelle et Augustin ne cessent


d’écrire. Fermant volontairement les yeux sur la fragilité de plus en plus
apparente de son frère, Isabelle mêle sa plume à la sienne, sublimant dans
les mots ce désir fou qu’elle a de lui. Cette fois, il a compris, plus jamais il
ne la quittera. Sitôt qu’ils seront reconnus et acclamés, elle pourra, à ses
côtés, suivre l’appel de la route pour aller « plus loin, plus loin toujours plus
loin 13 » !
Alors, avec lui, elle poussera la lourde porte de la Villa neuve, quittant
une fois pour toutes cette solitude de l’enfance et de l’adolescence. Alors,
elle marchera dans la ville. Elle s’ouvrira au monde.

*1. Spahi : soldat d’unité de cavalerie appartenant à l’armée d’Afrique qui dépendait de l’armée de
terre française.
CHAPITRE V

« Écrire ! »

Une fois encore, le destin contrecarre ses projets. Face à un Augustin


devenu fuyant, Isabelle se retrouve, bien malgré elle, de plus en plus seule
devant la page blanche. Elle a beau le réprimander, le raisonner, lui
promettre de l’aider à se trouver une vraie situation en Algérie, son énergie
ne rencontre que du vide. « En 1895, j’avais, pendant trois mois, fait des
efforts surhumains, pour le disposer à étudier l’arabe et le kabyle, pour
passer les examens d’interprète en Algérie – pour l’occuper et l’empêcher
de se détourner tout à fait. Ce que cela m’a coûté – Dieu seul le sait [en
arabe] 1 ! » On imagine le ras-le-bol de devoir porter ce frère coureur de
jupons, incapable de se prendre en main. Et pas seulement lui, mais eux
tous, les habitants de la Villa neuve : sa mère, éternellement malade,
Volodia, déprimé au point de s’endormir tout habillé, Vava enfin, chaque
jour plus déçu et plus amer. Il faut donc, dans un ultime effort, pousser la
porte seule. Parce qu’elle doit sortir. Il le faut. Quitter au plus vite cette
douleur qui les traverse tous. Relever la tête. Respirer à pleins poumons.
Découvrir d’autres lieux, et surtout rencontrer d’autres personnes.
« Dès l’aube […] il sortait sur la route et errait, au hasard, entre les
champs où les semailles frissonnaient sous le vent léger, entre les haies
vives tout étoilées de fleurs, entre les bois de chênes enchevêtrés de
broussailles épaisses. D’autres fois, c’était à la conquête de la ville qu’il
allait, seul, sans guide, devinant les coins de beauté ou de silence 2. »
« Il », c’est Orshanow, le héros de son seul roman qui, comme elle,
découvre Genève. Elle, habillée en garçon, non pas – il faut le souligner –
pour jouer les rebelles, mais tout simplement par habitude car, pour une
jeune fille qui, depuis l’enfance, a pris le pli de se vêtir en garçon, difficile
d’être séduite par le port du corset, des bottines, des jupons, des rubans et
des bas. Garçon donc, mains dans les poches, avec sa petite bouille ronde,
son nez retroussé, son expression gamine, errant, de nuit comme de jour, « à
travers les vieux quartiers de la Genève de Calvin, ou encore vers le
faubourg de Plain-palais, le quartier des étudiants 3 ».
C’est là qu’elle croise Archavir Gaspariantz, « le Levantin aux yeux
bruns 4 », dont elle tombe raide amoureuse. Un mètre quatre-vingt. Bonne
corpulence. Cheveux brun foncé. Barbe entière et noire. Yeux bruns. Nez
fort. Grande bouche, belles dents. Front haut et large. Démarche droite.
Figure boutonneuse 5, mais qu’importe : « Il a de l’Arménien la nature
rêveuse et sombre, violente et poétique, et a acquis de l’étudiant russe ce
cachet indispensable que j’aime, qui m’est si sympathique et si proche 6. »
À sa suite, et comme aimantée, Isabelle découvre le milieu explosif des
Jeunes Turcs où – à sa grande déception – il travaille activement avec sa
fiancée, Martinian Loussinthay. À leurs côtés, elle rencontre toute une faune
d’exilés : des Turcs, des Grecs, des Bulgares, des Macédoniens, des Juifs,
des Arméniens, des Albanais, des Kurdes qui, soit pour résister à la
pénétration européenne, soit pour éviter le démantèlement de l’Empire
ottoman, soit encore pour obtenir l’indépendance de leur peuple, réclament
la restauration de la Constitution de 1876 qui, en droite ligne des idées de la
Révolution française, garantissait dans tout l’empire l’égalité des citoyens
ottomans devant la loi, quelle que soit leur appartenance religieuse.
À travers les récits des uns et des autres, Isabelle, dix-huit ans, découvre
les horreurs perpétuées par le sultan Hamid II : l’assassinat commandité de
Midhat Pacha, l’architecte de la Constitution, les répressions sanglantes des
soulèvements de 1876 et 1878 en Macédoine, la mise en place d’un État
policier, la torture infligée systématiquement aux opposants, les massacres
des Arméniens du Sassoun en 1894, ceux, plus terribles encore, de la fin du
mois de septembre 1895, où plus de deux cent mille d’entre eux trouvèrent
la mort dans des conditions atroces *1.
Entre dépit amoureux – le bel Archavir ne regarde que sa belle ! – et
révélations politiques, Isabelle mûrit à la vitesse grand V. « Là, je compris
alors ce qu’était la tyrannie ; je compris qu’il fallait se lamenter devant les
choses horribles qui m’avaient amusée dans la steppe […] et que l’homme
qui tue est destiné à être tué 7. »
Dès lors, tant pour attirer sur elle le regard du beau Levantin que pour
assouvir sa soif d’absolu, elle décide d’en finir avec ses rêveries solitaires et
de passer à l’action. Plus une journée ne se passe sans qu’elle prenne part
aux réunions des comités des Jeunes Turcs. Et que de choses elle apprend.
D’un côté, les actes barbares de celui qu’on surnommera bientôt le « Grand
Saigneur », ou encore le « Sultan rouge » tant il a fait couler de sang, de
l’autre, les exactions commises dans les nouvelles colonies par les
puissances occidentales au nom d’une prétendue supériorité de civilisation.
Pire, leur mépris de Dieu et de la religion : un véritable outrage aux yeux de
ces Jeunes Turcs prêts à changer le monde, mais à la condition expresse d’y
préserver les lois divines. Il faut donc inventer un nouveau monde qui serait
le résultat d’un cocktail des idées les plus libérales de l’Europe et des lois
les plus anciennes de l’islam, prôner d’un côté l’éducation pour tous, tout
en prêchant de l’autre qu’il n’est rien de plus beau que de mourir en martyr
pour son Dieu. Et comme Isabelle aime ce fanatisme. Il la fait tressaillir et
vibrer. À chaque réunion, elle intervient désormais. Pourtant, à sa plus
grande déconvenue, Archavir reste de marbre. C’est que le beau Levantin a
d’autres soucis en tête : il n’a même pas de quoi s’acheter des vêtements de
rechange et à peine de quoi dîner 8. Isabelle est à mille lieues d’imaginer sa
pauvreté. En dépit de son éducation avant-gardiste, elle reste une jeune fille
qui n’a jamais manqué de rien. Face à cette indifférence, une petite
consolation : son amitié avec Moussa Shalit, un étudiant bulgare en
médecine.
Quand, après des heures de débats, Isabelle, revient à la Villa neuve, pas
question de chômer. Sans plus attendre Augustin reparti « là-bas, dans les
quartiers de misère, d’alcool, et de prostitution 9 », elle se jette sur sa plume.
Elle voudrait se faire publier au plus vite pour qu’enfin Archavir comprenne
quelle fille exceptionnelle il rate !
Elle se met également très sérieusement à l’étude du turc, cherchant
parallèlement à approfondir au maximum ses connaissances de l’arabe. Ici
aussi, il s’agit d’éblouir Archavir, et tout en s’en rapprochant, de se défaire
de l’emprise d’Augustin.
Ce sont des mois fébriles durant lesquels son frère réapparaît parfois, la
figure hâve, comme s’il « ne voulait pas s’avouer que la vocation qu’il
s’était crue n’existait pas, que sa personnalité d’homme de science et
d’action était toute fictive 10 ». Dans ces moments furtifs de retrouvailles,
c’est comme si Isabelle et lui ne s’étaient jamais quittés, et ces nuits-là, des
larmes coulent sur son visage. Au fil des semaines, l’excitation ressentie
pour Archavir et les révolutions à venir fait peu à peu place à une drôle de
lassitude. Puis l’aube naît et, avec elle, l’impérieux désir d’agir, de vivre.
Infernalia, tel sera le titre du texte qu’elle est en train d’écrire, et quel
texte ! Tout dans cette nouvelle respire le tabou. Le décor de cette chambre
mortuaire d’abord, et de laquelle « montait une odeur fade – une odeur
d’entrailles humaines, de sang caillé, de drogues répandues 11… » Ce très
jeune étudiant, planté au milieu de cette grande salle morne, à peine
éclairée, âgé de « vingt ans peut-être : le profil de statue blanche, très doux,
les lèvres blêmes à peine souriantes dans la face livide, d’un sourire
d’outre-tombe 12… » Ce cadavre de femme enfin, étendue sous le drap des
misérables et dont émane une si « mystérieuse étrangeté 13 ».
On a peine à croire, en cette fin du XIXe siècle, que c’est une jeune fille
de dix-huit ans qui écrit. Et pourtant… Dans le silence pesant, elle fait
sourdre chez son jeune étudiant le désir de « l’étreinte hideuse ». La lutte
contre cet autre lui-même qu’il sait morbide ne dure qu’un bref instant ; très
vite, c’est « l’étreinte sauvage », la volupté ultime dans un râle furieux, et
c’est comme si Isabelle connaissait tout de la jouissance de cet amour
interdit, comme si, par les mots, elle se libérait du désir si longtemps
réprimé de son frère. Plus rien, dès lors, ne semble retenir sa plume, et à
travers un « il » qui la protège, elle se délivre enfin. « Plus il l’étreignait,
plus il la sentait vivre, tressaillir sous ses caresses folles. Il pressa
violemment, jusqu’à la douleur, ses lèvres sur celles de son amante-
fantôme, de la trépassée insensible. De nouveau le même frisson
voluptueux secoua tout son corps […]. Et celle-ci, lointaine, inanimée,
insensible à ces caresses ardentes du mâle qui la possédait malgré la mort,
restait toujours étendue, la face tournée vers le plafond noyé d’ombres
vagues 14. » Infernalia. Quoi de plus infernal que cette Mort qui nous attend
et, à laquelle, durant toute sa vie, Isabelle cherchera une réponse ? Mais
quoi de plus infernal aussi que ce débordement des sens ? Au moment où
Isabelle écrit cette première nouvelle, elle ne connaît de l’amour physique
que ce que les livres et la présence de son frère à ses côtés lui ont inspiré…
Augustin a-t-il contribué à l’écriture de ce texte ? C’est fort possible.
On ne peut cependant déterminer à quelle hauteur. Moussa Shalit, l’étudiant
bulgare en médecine, a dû certainement lui aussi collaborer. Certains détails
sont d’un tel réalisme.
Fortifiée par ce premier écrit, Isabelle décide de faire de l’Algérie le
décor de Vision du Moghreb, sa prochaine nouvelle. Ici, trois hommes
arabes sont assis autour d’un feu. Trois hommes : elle, Isabelle, le « je » du
texte, « l’Aimé », sous lequel on reconnaît aisément la figure d’Archavir,
« Mahmoud » enfin, qui n’est autre qu’Augustin. Changement de sexe, de
nom, de cultures : un jeu de brouillage de pistes auquel Isabelle va adorer
s’adonner, non pour choquer comme on pourrait le penser, mais, tel un
metteur en scène qui multiplierait ses axes, pour mieux comprendre. Mieux
voir. Mieux ressentir.
Et avec déjà quelle puissance. Beaucoup des grandes thématiques de
son œuvre à venir figurent dans ce texte prémonitoire. L’islam unificateur
rassemblant « sur toute la terre musulmane […] des millions d’hommes très
dissemblables et très lointains […] les mains levées vers le ciel, graves et
fervents pour la plupart 15 »… La terre d’Algérie, souverainement sensuelle,
et qui pousse chacun à s’interroger sur la jouissance : se laisser submerger
par elle ou ne pas y succomber ? La sacrifier à Dieu ou la sublimer jusqu’au
martyre ? La mort enfin : l’extraordinaire réponse que lui apporte le fidèle
musulman.
Plus loin dans son texte et d’une façon quasi cinématographique,
Isabelle quitte les trois hommes pour soudain nous faire basculer dans un
paysage d’horreur : « pas un souffle de vent, pas un souffle de vie sur cette
immensité morte… Cette terre du Prophète, ce Dar el-Islam était bien
désolée en ce soir de carnage… Les gourbi *2 incendiés par les troupes
d’Afrique, légionnaires et tirailleurs *3 indigènes, fumaient encore. Et entre
ces décombres noirâtres, des cadavres en burnous tout maculés de sang
gisaient, tranquilles à jamais et attendant, la face tournée vers le Ciel, d’être
ensevelis dans cette terre musulmane pour laquelle ils étaient morts… La
petite mosquée brûlait, elle aussi, la dernière 16 »… Le texte est écrit par une
jeune fille à une époque où le fait colonial, en Europe, passait aux yeux de
tous pour indispensable, voire vital. Le plus naturellement du monde,
Isabelle se place spontanément du point de vue « arabe ». Au milieu des
décombres, et comme dans le plan final d’un film ultra-anticolonialiste, elle
plante la figure d’un survivant qui, s’élevant parmi le désastre, trouve
encore la force de psalmodier une dernière fois l’appel solennel aux fidèles.
C’est une image folle. Il est là, debout, chancelant parmi ses frères morts,
les conviant, tel un ange, contre le charnier, la barbarie et le scandale de la
guerre coloniale, à prier Dieu. Comment ne pas être à la fois bouleversé et
admiratif face à cette figure héroïque ? Comment ne pas être de son bord ?
Mais comment surtout un tel texte a-t-il pu être accepté ? Isabelle,
comme pour Infernalia, a signé sous le nom d’emprunt de Nicolas
Podolinsky. Est-ce ce nom russe qui a joué en sa faveur ? Sa dédicace à
Loti ? Celle, dans Infernalia, à Jean Richepin ?
Entre les mois de septembre et de novembre 1895, les deux nouvelles
sont publiées dans la Nouvelle Revue moderne qui se disait « politique,
littéraire, artistique et illustrée ». Victoire pour Isabelle. Elle aimerait tant la
fêter avec son frère, mais où est-il et pourquoi ne la rejoint-il pas ? Ne
doivent-ils pas se mettre dès à présent à la rédaction de ce texte qu’ils
intitulent déjà « Vers les horizons bleus » ?
Le 13 octobre 1895, Augustin disparaît pour la troisième fois de la Villa
neuve, raflant au passage la modique somme de 500 francs. Fermement
résolue, cette fois, à ne pas se laisser enliser dans le malheur des siens,
Isabelle fouille de fond en comble la chambre de son frère. Quelle n’est pas
sa stupeur de tomber sur une lettre du pharmacien Schoenlaub menaçant
de révéler à Trofimovsky et Mme de Moerder le véritable contenu des
sachets qu’il lui livre en sous-main s’il ne lui paie pas son dû… Augustin,
un drogué ? Dans la tête d’Isabelle, une tempête se soulève. Tous ces
prétextes pour lui réclamer, à elle, un peu d’argent : un jour, pour se
procurer du matériel photographique, un autre, pour s’acheter des livres, et
quand, tête basse, il revenait sans avoir avancé sur leur travail d’écriture,
toutes ces excuses qu’il se trouvait… Des mensonges ! Dans la chambre,
elle a froid tout à coup. Comme il s’est joué d’elle et de la beauté de leur
amour. Elle aimerait bien pleurer, elle n’en trouve pas la force. Sa vie, ce
soir, lui semble si étrange, à se demander si elle ne l’a pas entièrement
imaginée. Mais rêve ou réalité, il faut, au milieu des décombres, survivre, se
relever tel le dernier survivant de sa nouvelle, chanter d’une voix sublime et
pure. Tout ranimer, oui.
Sur une carte postée d’Annecy et sur laquelle il apparaît en compagnie
de deux marins de son âge – Henri Long et Édouard Vivicorsi –, Augustin,
d’une écriture hâtive, informe Vava, sa mère et sa sœur qu’il vient de
trouver un bateau grec partant en direction de l’Argentine. Isabelle flaire le
mensonge. Reste les deux marins assis aux côtés d’Augustin que, pour le
coup, il n’a pas pu inventer.
Isabelle suit la piste et retrouve rapidement la trace d’Édouard Vivicorsi
auquel elle décide d’écrire pour demander des nouvelles de son frère. Pas
question toutefois d’attirer les soupçons du jeune homme. Elle se fait donc
passer pour un marin répondant à ce même nom de Nicolas Podolinsky dont
elle use pour signer ses textes. C’est qu’elle y tient, à ce pseudonyme qui la
rattache à la fois à ce frère aîné disparu et, à travers l’évocation de la
Podolie, à la terre russe de ses origines 17. Dans une lettre truffée de fautes,
le garçon répond aussitôt à celui qu’il prend pour « un » camarade. Il a, en
effet, croisé Augustin qui lui a demandé des renseignements sur les marins
marchands 18.
Quelque temps plus tard, Augustin écrit à Isabelle, l’informant de son
incorporation à la Légion étrangère en tant que soldat au 1er régiment
étranger, 18e compagnie, no matricule 19686, à Sidi-bel-Abbès, par Oran
(Algérie). « Voilà ma bien-aimée, toute la triste vérité. Et pourtant je songe
à toi, à Maman, à Vava. Et je me redis : hieme et æstate, et prope et procul,
usque dum vivam et ultra *4 19 ».
Ainsi, comme Nicolas, le frère aîné, Augustin s’est engagé ! Et pour
cinq ans, en Algérie.
« Oh, cet ultra, cet ULTRA d’abîme me fait rêver ! Ultra ! Et qui sait,
qui sait ?! Allons, mon bien-aimé chéri, sois fort. Surtout, ne déserte pas, de
grâce ne déserte pas ! Ça, ce sera la mort ! » lui répond Isabelle sur un ton
des plus exalté. « Ensuite, souviens-toi que Édouard V ne doit jamais voir
que moi et Podolinsky sommes la même personne. Je sais qu’il t’a écrit là-
dessus. À présent, il a mon adresse Podol et m’est très utile. Donc là encore
le secret » 20.
Changement de noms, changement d’adresse, changement de sexe. Le
jeu de la fiction rattrape le réel, non par rébellion ou quelconque
revendication, mais par simple réflexe de survie.
À la Villa neuve, Vava lit la moindre lettre adressée à Isabelle. Cette
façon qu’elle a – à la barbe des indicateurs de la police genevoise – de
s’afficher avec toute sorte d’énergumènes l’inquiète au plus haut point.
Mais comment infléchir une si brillante élève ? Quel argument lui opposer
quand, citant Tolstoï dans le texte, elle lui rétorque droit dans les yeux que
« la connaissance ne prend sens que par le vécu » ?
Pour ne pas se faire surprendre, mais sans doute aussi par nostalgie de
ces temps de fusion où, avec Augustin, ils s’interchangeaient, se rêvaient,
Isabelle signe les lettres qu’elle lui adresse du doux prénom de Mériem.
« Ah, la route, la route, la route ! Oh la hantise de la route… Je suis seule, et
elle me hante encore plus ! Souviens-toi de la grande montagne, min el
djébel kébir, là-bas à Collonges… Tu sais ce qu’elle nous disait, à nous
deux, cette montagne… […] Souviens-toi aussi : des derniers temps et ne
pèche jamais [en grec]. Oui, souviens-toi de cela mon chéri, souviens-toi et
garde l’espoir ! Tu peux tout sauver, me sauver, moi, et nos vieux, nos
vieux bien-aimés aux cheveux gris. Alors sauve-nous tous, mon bien-aimé,
pour les siècles et les siècles [en russe] […]. Ta sœur qui t’adore, qui t’aime
pour le Temps et pour l’Éternité. Mériem 21. »
Avec l’absence d’Augustin, l’amour déborde dans toutes les langues, et
d’autant plus violemment que le bel Archavir, au plus grand désespoir
d’Isabelle, a quitté Genève, lui aussi.
Vers la mi-décembre, Isabelle confie à son frère ne plus vivre depuis
qu’elle a appris « le scandale de l’autre jour à Sidi-bel-Abbès 22 ». Que s’est-
il passé ? Augustin s’est-il à nouveau drogué ? Ses supérieurs l’ont-ils
retrouvé ivre ? Isabelle ne sait plus où donner de la tête. Dans une lettre,
elle le supplie de ne pas quitter la Légion, sa dernière planche de salut selon
elle 23.
Grâce à Dieu, le pharmacien Schwartz, qui fournit sa mère en
médicaments, se montre des plus obligeants avec elle, payant de sa poche
les dettes contractées par Augustin, les timbres aussi pour envoyer ses
lettres. À lui seul, elle ose confier ce qu’elle a découvert sur son frère et
l’horrible « fournisseur » Schoenlaub. Mais cela ne suffit pas à enrayer le
spleen qui, chaque jour, gagne un peu plus de terrain pour l’envahir tout à
fait le jour de Noël 1895 : « C’est la première fois, mon bien-aimé, que
nous allons passer cette fête séparés, séparés peut-être pour le Temps et
pour l’Éternité ! Qui sait si nous nous reverrons encore ? Qui sait si, les
baisers échangés sur le pas de la porte à dix heures du soir le samedi
12 octobre, il y a de cela bientôt trois mois, nous n’avons jamais été séparés
aussi longtemps et pour si longtemps 24 ! »
La veille de la disparition d’Augustin, il y a donc eu entre eux un
échange de baisers. Est-ce cela qui l’a poussé à s’enfuir ? Un pas de plus, et
tous deux seraient devenus sans aucun doute amants. Son frère lui manque
tellement ce soir. Sans lui, « le ciel est vide et muet, rien, personne nulle
part 25 » : « Pour nous deux, la solitude est absolue, souviens-toi bien !
Personne, jamais, ne comprendra notre souffrance, nos aspirations et nos
désespérances 26. »
Faut-il lire dans ces lignes l’aveu éclatant de ce désir impossible qui les
unit ?
Plus loin, dans la même lettre, elle lui écrit que son amour pour
Archavir « n’est rien en comparaison de l’amour immatériel pour toi […] et
si l’Éternité existe, avec lequel des deux irai-je revivre ailleurs, avec lui,
mon frère bien-aimé, ou avec toi ? Oh ! Avec toi, avec toi toujours 27 ».
On ne peut être plus claire. Plus malheureuse. Plus amoureuse…
Entre les mois de janvier et de février 1896, Augustin ne répond à
quasiment aucun de ses courriers. Mortifiée, Isabelle laisse le pharmacien
Schwartz la courtiser. Certes, Isabelle n’est pas dénuée de charmes, mais
Schwartz a peut-être ses raisons. Serait-il un indicateur des services de
police ? Dans ce cas, il aurait tout intérêt à en savoir le plus possible sur
cette famille qui apparaît de plus en plus suspecte aux yeux des autorités.
Dans une lettre du mois de février, Isabelle confie à Augustin avoir
embrassé Schwartz après s’être saoulée de six cannettes de bière 28…
Elle aimerait tant le rendre jaloux afin qu’il lui revienne. En même
temps, non, qu’il reste là-bas, elle ne sait plus, ses sentiments sont si
contradictoires ; elle n’en dort plus. Fort heureusement, il y a l’écriture !

*1. Dans ces années, le mouvement Jeunes Turcs défendait tous les peuples opprimés par le sultan
Hamid II, Arméniens compris. Ce n’est que plus tard – au nom de l’avènement d’un État turc
homogène – que ses chefs planifièrent le génocide du peuple arménien.
*2. Gourbi : maison sommaire.
*3. Tirailleurs : fantassins faisant partie des unités légères de l’infanterie.
*4. « Hiver comme été, de près ou de loin, tant que je vivrai et au-delà. »
CHAPITRE VI

« L’appel de la Route »

Per fas et nefas, « ce qui est permis et ce qui ne l’est pas », tel est le
titre de la troisième nouvelle à laquelle s’attaque Isabelle en ce début
d’année tumultueux de 1896. Par le biais d’une lettre officielle, elle vient
d’apprendre qu’Augustin, pour des raisons de santé, a été réformé de la
Légion étrangère, qu’il sera probablement de retour d’ici la fin du mois de
février. Dans quel état va-t-elle le trouver ? Après moult discussions, elle a
accepté que Schwartz révèle à Vava la toxicomanie d’Augustin, mais
l’entretien vire au désastre. Refusant de le croire, Vava le met à la porte en
l’insultant.
À la Villa neuve, Isabelle se sent plus seule que jamais. Personne ne
veut entendre la déplorable vérité. Pour Natalia, penser que son dernier fils
ait aussi mal tourné est insoutenable, quant à Vava, accepter un tel échec
reviendrait pour lui à admettre le naufrage de son « phalanstère » et de ses
idées nouvelles.
Per fas et nefas naît dans cette période mouvementée durant laquelle
Isabelle prend conscience de combien son frère est différent d’elle. Malgré
tout son amour, il lui échappe… Ne l’a-t-elle pas dorloté ? Cajolé ? Durant
ces jours de désespoir et de colère, elle lui fait ses adieux… en écrivant.
Dans une chambre d’hôpital, Michel Lebédinsky, son héros, agonise. Il
supplie son médecin, mademoiselle Podolinsky – le narrateur – de faire
venir à son chevet un certain Stélianos Synodinos, étudiant en droit. Sans
soupçonner la nature du lien qui unit les deux hommes, cette dernière
assiste, stupéfaite, à leurs adieux. « Ce fut un enlacement violent, une
étreinte passionnée sans un cri, sans un mot. Puis, dans le grand silence
lourd du soir qui achevait de tomber, j’entendis les sanglots déchirants de
Synodinos 1. »
Explosion des tabous dans ces pages, à commencer par la figure de cette
jeune femme russe devenue médecin, fait peu commun en cette Europe de
fin de siècle. Puis, dans un crescendo, l’image de ces deux hommes qui
s’aiment passionnément, donnant à voir l’homosexualité sous un jour dénué
de tout jugement. Tabou des âges enfin car l’étudiant est jeune et son amant
plus vieux. Mais qu’importent ces scandales : « En face de la Mort, toutes
nos théories morales ne se réduisent-elles pas à néant 2 ? » Il faut donc
embrasser puis mourir. Étreindre puis tout quitter. Seulement mourir,
Isabelle ne le désire pas encore. Alors elle écrit cette nouvelle et c’est
comme mettre un point final à ce fol amour entre elle et son frère.
« Avez-vous aimé ? lui demande le personnage de sa nouvelle.
– Oui, répond-elle.
– Entièrement ? insiste-t-il.
– Comment, entièrement ?
– Autrement que platoniquement ? Tenez, cela se voit à vos yeux… et si
ce n’était pas, vous ne sembleriez pas si jeune.
– Oui, fait-elle, vous avez deviné juste 3. »
À quoi bon avec ce frère qui, depuis son retour, boit continuellement de
l’absinthe pure, passant par les humeurs les plus sombres ou devenant fou
furieux au point que plus un jour ne se passe à la maison sans qu’il ne
provoque des scènes terribles.
Oublier Augustin donc, s’en éloigner, mais comment trouver le courage
de prendre une telle décision ? Car, durant toutes ces années, ils ont marché
main dans la main, les yeux fermés, tout au bord de l’abîme. Et quelle
délicieuse sensation d’ivresse que cet amour interdit. Quelle prise de risque
vertigineuse. Comment, dès lors, se résoudre à retomber dans la vie
ordinaire ? Avec Schwartz, elle a bien essayé, et puis quelle déception en
fin de compte.
Bien sûr, il y a le milieu des Jeunes Turcs. Ces derniers temps toutefois,
leurs dissensions internes la lassent, sans compter que le bel Archavir n’est
plus là. Or, Isabelle est une adolescente de dix-neuf ans qui, après des
années de vie cloîtrée, a une soif irrépressible d’action. Elle n’a pas le
temps de se perdre dans des discussions qui, pour la plupart, n’aboutissent à
rien. Agir, donner sens à sa vie, bouger ! Mais vers qui se tourner, dans
cette Genève de fin de siècle pour vivre un tel frisson ? Les Russes, bien
sûr. Ceux qu’elle a promis à sa mère de ne jamais fréquenter. L’envie est
trop forte cette fois, tant pis pour les promesses. N’est-il pas temps aussi
pour elle d’affronter cette question des origines qui commence à très
sérieusement la titiller ? Elle aimerait tant être reconnue par la famille de sa
mère. Se frayer une place parmi ces Russes, c’est un peu comme se faire
accepter par ceux qui, depuis sa naissance, là-bas, à Saint-Pétersbourg, la
rejettent.
C’est ainsi qu’Isabelle, habillée en marin, coiffée d’un bonnet rouge,
fait son apparition dans le quartier de la Petite Russie, la Karoujka, à
Genève. Avec ses frères et sœurs russes, c’est le coup de foudre immédiat.
La plupart, comme Vava, rêvent à un monde meilleur, se réclamant de
Kropotkine, de Bakounine ou encore de Tolstoï, prônant ici un
communisme libertaire, là un anarchisme individualiste, ou encore un
anarcho-syndicalisme avec une fougue et une passion qui la séduisent dans
l’instant. Parmi eux, elle découvre les nihilistes qui l’éblouissent.
Se revendiquer comme tel en 1896 n’a rien à voir avec le nihilisme
philosophique d’un Schopenhauer ou d’un Nietzsche, et encore moins avec
celui d’aujourd’hui. Depuis la première moitié des années 1860, ce
mouvement désigne en Russie moins une idéologie qu’une attitude
principalement contestataire. Ainsi une fille nihiliste porte-t-elle des
cheveux courts, des lunettes bleues et une cape à la Garibaldi, les garçons,
eux, des cheveux longs et des bottes. Une telle excentricité vestimentaire a
de quoi charmer Isabelle. Jeunes, comme elles, ses nouveaux amis sont
pour la plupart issus de cette petite et moyenne noblesse qui, suite à
l’affranchissement des serfs en 1861, s’est trouvée d’un coup appauvrie.
Mais ce qui, aux yeux d’Isabelle, les lui rend si proches, c’est la guerre
ouverte qu’ils font à toutes les conventions sociales, ne recherchant pour
eux-mêmes que la sincérité la plus absolue. Dans la droite ligne des idées
de Vava, ils rejettent ainsi toute forme d’autorité, allant même jusqu’à
rejeter celle de leurs parents. Forts de cette intransigeance, ils dénient toute
valeur à l’esprit romantique – si à la mode pourtant – qui n’aboutit, selon
eux, qu’à asservir plus encore la femme. Or celle-ci, à l’égal de l’homme
doit à tout prix atteindre l’indépendance, tant sur le plan intellectuel que sur
le plan sexuel. Pour accéder à une telle liberté, une seule solution : le
mariage blanc. Cette idée, ils la tirent de leur livre de chevet Que faire ? de
Nicolaï Gavrilovitch Tchernychevsky, dont la parution a fait scandale. De
quoi déconcerter Isabelle au point de lui faire momentanément oublier tous
ses soucis avec son frère. À leurs côtés, elle découvre La Nihiliste de Sofia
Kovalevskaïa, un livre qui la marque considérablement et dont l’héroïne,
Véra, accomplit l’« exploit *1 » en décidant de suivre un condamné jusqu’en
Sibérie où, très certainement, à ses côtés, elle trouvera la mort. Cette voie
du martyre ne peut qu’exalter Isabelle. Quoi de plus beau que d’agir de la
sorte ? Quoi de plus noble et de plus absolu ?

De plus en plus souvent, on la voit traîner rue Calvin, à la Cuisine russe,


ou encore à la bibliothèque de l’université, dans les galeries du Grand-
Théâtre, à la brasserie Landolt, rue du Conseil-Général : hauts lieux de
rencontre des nihilistes russes 4. C’est également à cette époque, bien que
son nom ne figure sur aucun registre, qu’elle a dû suivre à l’université
quelques cours de médecine. Impossible de faire de la politique sans
fréquenter le milieu universitaire qui, malgré la très haute surveillance
policière à laquelle il est soumis, n’en demeure pas moins formidablement
actif. L’université de Genève est alors l’une des seules d’Europe à accepter
les femmes : en médecine, deux étudiants sur trois sont des étudiantes 5. Elle
est aussi l’une des seules d’Europe à ouvrir si largement ses portes aux
étudiants étrangers au point, pour la seule médecine, d’en compter pas
moins de 361 sur un total de 561 en 1894. Vouloir changer le monde, c’est
nécessairement passer par les bancs du savoir.
On l’imagine, dès lors, prenant part aux réunions et aux entreprises
révolutionnaires où étaient sans cesse rappelés les noms et les actions de
femmes héroïques telles Vera Zassoulitch, Sofia Perovskaïa, Olga
Loubatovitch. On l’imagine, toute ouïe, découvrir horrifiée, les conditions
terribles dans lesquelles les prisonniers politiques vivent en Sibérie. Chaque
jour, Isabelle a sa dose de rages, de douleurs et d’illuminations. Face à
toutes ces souffrances, la sienne lui semble si mince tout à coup.
À cette période, elle dit avoir été la secrétaire, à Lausanne, d’un comité
central russe terroriste. Elle décrit même le cérémonial précédant le départ
d’émissaires pour la Russie, qui ont pour mission d’exécuter tel ou tel
personnage condamné à mort par le tribunal secret : le repas d’adieu qui
leur est offert, ce moment où chacun les étreint, sachant que jamais on ne
les reverra 6. Si de tels comités ont réellement existé à Genève ou à
Lausanne, difficile de croire qu’elle ne les ait pas fréquentés, voire
sollicités. Quoi de plus exaltant que d’approcher des hommes et des
femmes prêts à mourir pour leur cause ? Quoi de plus prodigieux quand,
partout ailleurs, ce ne sont qu’injustices, trahisons, hypocrisies, faux
moralisme et corruptions ? De quoi combler le vide créé par l’absence du
frère. Combien de fois Isabelle a-t-elle assisté à de telles scènes d’adieux ?
Une fois ? Trois fois ? Dix fois ? Peu importe. Elle a frôlé ce monde, elle a
vu de ses yeux ces hommes et ces femmes entièrement prêts à se sacrifier.
Un souvenir qu’elle n’est pas près d’oublier et sur lequel, à sa façon, elle
fondera son existence.

Un jour, une fille très discrète, petite et frêle, l’aborde avec un doux
sourire :
– Je viens d’arriver pour terminer mes études médicales et suis sans
aucune ressource. On m’a dit que, comme secrétaire du comité, vous
pourriez vous occuper de me trouver un logement 7.
Dans ce petit monde fermé des étudiants russes, le devoir social de
l’aide mutuelle est une obligation incontournable, et c’est l’une de leurs
règles qui séduit le plus Isabelle. Aussi, ce jour-là, promet-elle à cette
compatriote de l’aider. Cette jeune fille va rapidement devenir sa plus
grande amie. Le parcours de Véra a de quoi l’éblouir. Fille de simple
marchand et native d’un de ces villages où l’école primaire n’existe pas,
Véra – fait si rare pour l’époque – est parvenue à s’instruire par elle-même.
À peine âgée de vingt ans, elle décide de traverser toute la Russie à pied
pour atteindre cette Suisse où, lui avait-on raconté, même en étant une
femme, on pouvait devenir médecin. Il faut imaginer l’impression que le
récit de son périple fait sur Isabelle. La fatigue, la faim, l’isolement,
transcendés par la foi de Véra qui, chaque jour, la poussait à se remettre en
marche. Comme Isabelle se sent enfant gâtée en écoutant les souffrances
endurées par son amie qui n’a qu’un but : devenir médecin pour servir
l’humanité 8. Isabelle est si impressionnée qu’elle va faire de Véra le
personnage principal de sa nouvelle Doctorat. Au prix d’immenses
sacrifices, une jeune étudiante en médecine est sur le point de passer son
doctorat quand la maladie la rattrape et la tue à quelques jours de l’examen.
Au contact de ses nouveaux amis russes, Isabelle se met à lire des
sociologues « non ceux aimés des repus, mais ceux qui protestent contre le
mal et qu’on appelle les anarchistes 9 ». Elle se jette également sur toutes les
revues à caractère littéraire et libertaire, dont la Revue blanche qui vient
d’élire Félix Fénéon comme secrétaire de rédaction, La Vie algérienne, La
Revue rouge. Durant ces mois d’ébullition, elle affirme ses velléités
d’écriture. Le 23 avril, J. Manin, le directeur de la Nouvelle Revue moderne,
lui confirme par courrier la parution prochaine de Per fas et nefas 10. Une
nouvelle victoire. En juin, J. Bonneval, directeur de la revue L’Athénée, se
dit heureux de la compter au nombre de ses collaborateurs. Dans la même
période, elle adresse un courrier au professeur Vassili Maslenikov, ami de
longue date de Vava, lui priant de présenter ses traductions de quelques
poèmes de Pouchkine à son ami, l’éminent baron Rosen, membre de
l’Académie impériale. Grâce à ce coup de pouce, Isabelle recevra, quelques
mois plus tard, une longue lettre du maître, dans laquelle ce dernier l’incite
à persévérer. De quoi être stimulée. Au mois de juillet, J. Manin signe son
courrier : « votre dévoué confrère Manin 11 ».
Confrère ! Aucun mot ne peut faire plus plaisir à Isabelle.

Ce bonheur, elle ne le partage malheureusement avec personne à la Villa


neuve. Sa mère est bien trop dépressive et Vava bien trop suspicieux. Quant
à Augustin, il s’enfonce chaque jour un peu plus dans l’alcool. Mais alors,
ce projet de partir ensemble pour l’Algérie ? De suivre les caravanes des
Bédouins, de se prosterner avec eux à l’heure très sainte du Maghreb ?
Si, durant ce printemps et cet été 1896, Isabelle se lie avec un nombre
considérable de nouvelles personnes, rien ne parvient à lui faire oublier cet
appel si puissant de la Route et de l’Ailleurs. Au mois d’octobre de la même
année, elle confie par courrier au cheikh J. Sanua Abou Naddara, l’une des
figures orientales les plus connues du Tout-Paris, qu’elle veut parcourir les
pays orientaux, ajoutant qu’elle a appris l’arabe « seule et sans maître 12 ».
Connu des milieux révolutionnaires pour avoir créé dans son jeune
temps, au Caire, un théâtre arabe ultra-critique à l’encontre des colons
anglais et de l’élite égyptienne, apprécié des milieux étudiants pour son
journal imprimé à Paris, L’Homme aux lunettes bleues, et dont la virulence
des propos contre le khédive *2, année après année, ne se dément pas, réputé
également manier aussi bien l’hébreu que le turc, l’arabe, l’espagnol, le
portugais, le hongrois, le russe, le polonais… connu enfin pour être de tous
les dîners mondains, de toutes les conférences et de tous les potins, le
cheikh est ce qu’on appellerait aujourd’hui une petite star. Et quelle star aux
yeux de la provinciale suisse qu’est encore Isabelle. Aussi étonnant que cela
puisse paraître, l’homme conjugue le combat politique, l’étiquette du
proscrit, une superbe connaissance des langues, l’intelligence des lettres, le
tout arrimé à un puissant réseau de relations littéraires. On ne s’étonne
guère que dans les premières lettres qu’elle lui adresse, le « vénéré
Cheikh » ait systématiquement droit à une kyrielle de louanges suivie d’une
liste sans fin de salutations rituelles, le tout rédigé dans un arabe des plus
fantaisistes.
Et ça marche !
Touché par tant d’éloges, le cheikh répond aussitôt en lui conseillant,
pour commencer, l’achat de dictionnaires et de grammaires turques, langue
qu’il avoue ne connaître que « sommairement 13 ». Dans ses courriers
suivants, il lui confie combien il a été touché par l’envoi de ses « écrits
sublimes 14 ». Puis il la remercie pour sa lettre écrite en arabe, la prévient
qu’elle recevra « dorénavant gracieusement » son journal et sa revue.
« Leur lecture vous exercera […]. Si je puis vous être utile, vous n’avez
qu’à disposer de votre papa égyptien 15. » On ne pouvait rêver mieux. Sous
ce mondain se cache un vrai cœur d’or.
En s’adressant à lui, Isabelle a donc eu un sacré flair. Certes, pas pour
les raisons qu’elle s’imagine même si, grâce à lui, elle va progresser en
arabe et très bientôt faire des rencontres qui vont compter.

Portée par le succès de ses nouvelles relations épistolaires, Isabelle


répond à une petite annonce parue le 28 novembre dans le Journal,
quotidien littéraire, artistique et politique auquel elle vient de s’abonner.
« Médecin militaire atteint de spleen. Momentanément exilé dans le Sud
algérien, désire correspondance intellectuelle avec personne du monde, gaie
et spirituelle. (Secret professionnel.) Écrire F. R. 102. Poste restante.
Constantine 16. » Une telle demande ne pouvait mieux tomber. Dans le
silence de sa chambre de la Villa neuve, sous le pseudonyme de Nadia, elle
rédige une première lettre à ce Letord – non pas médecin, mais lieutenant
de son vrai métier –, affecté au bureau des Affaires indigènes de Touggourt,
bourgade perdue du grand Sud algérien. Entre ces deux êtres que tout aurait
dû séparer, c’est le début d’une très longue et belle amitié qui, à
l’automne 1896, console Isabelle des absences répétées de son frère.
Un soir, partie à sa recherche, Isabelle pousse la porte d’un bouge où
l’on joue de la musique. S’asseyant à une table, parmi les cris des joueurs et
les insultes des filles, elle s’imagine dans une de ces tavernes russes où les
femmes portent des foulards, et où les brodiagas *3 trouvent refuge.
– Qu’est-ce qu’elle veut boire, la demoiselle ?
Isabelle rouvre les yeux en sursautant. Le patron et les clients rigolent.
Du vin, réclame-t-elle, beaucoup de vin, de quoi la rendre aussi saoule
qu’Augustin. Et peut-être un peu aussi pour se punir de préférer ces
histoires de brigands à toutes celles, autrement plus salutaires, des
révolutions que fomentent ses amis.

Entre l’apprentissage du turc, ses réunions politiques, ses cours à


l’université, ses lectures, sa correspondance, Isabelle trouve encore le
temps, en décembre, de terminer la rédaction de sa cinquième nouvelle 17,
dans laquelle Érostrate confie à Myrsine la raison de son chagrin.
« Je voudrais, comme Prométhée, ravir le feu du ciel et le donner.
– Il y a la beauté, il y a l’amour !
– La beauté meurt et l’amour finit 18. »
À la désillusion d’Érostrate, seuls l’appel de Dieu et le souffle
passionné des vers de Simon Iakovlévitch Nadson *4 qu’Isabelle traduit à la
même période semblent pouvoir lui apporter un semblant de réponse.
« Qu’importe si on te stigmatise par le dédain, si avec haine le verdict hâtif
de la foule te jette un reproche insensé : va, sans que ton âme s’abatte, le
long de ta route frayée, exposant ta jeune poitrine à toutes les tempêtes de la
vie laborieuse 19. »
De quoi contrer le spleen. Mais à peine a-t-elle le temps de profiter de
cette nouvelle énergie qu’Augustin, pour la quatrième fois, disparaît de la
Villa neuve le 9 décembre 1896. Avec lui, il a emporté 1 700 francs. Une
sacrée somme pour l’époque. Dans l’état de faiblesse où il se trouve, où
donc a-t-il bien pu aller ?
Aux abois, Natalia de Moerder supplie sa fille de le retrouver. Mais
Augustin n’a laissé aucun indice, et personne ne l’a vu à Genève. Le
20 décembre, après onze jours d’angoisse, il fait parvenir un billet à
Isabelle, où il lui donne rendez-vous sur la grande route, à environ
un kilomètre de la Villa neuve. En pleine nuit, comme dans un mauvais
rêve, elle court le rejoindre dans la neige. Frigorifiée, elle l’aperçoit enfin,
mais l’entrevue dure à peine cinq minutes. Dans un récit des plus décousus,
Augustin, les yeux dans le vide, bredouille, hagard, qu’il s’est fiancé à
Hélène, la sœur d’Henri Long, son ami matelot. Elle est folle de lui.
– Mais toi, l’aimes-tu au moins ?
Augustin, effaré, fixe sa sœur, puis disparaît en courant.

Fin décembre, Isabelle envoie une lettre au cheikh Abou Naddara, lui
confiant qu’il lui « serait très agréable d’avoir une correspondante instruite
et intelligente parmi mes sœurs d’Orient 20 ». À la mode de Loti, elle y joint
un portrait d’elle habillée en marin.
Tout plutôt que de se laisser dévorer par la solitude et l’angoisse qui
l’étreignent si fort depuis que son frère lui a tourné le dos et a disparu sur
cette route.

Le 2 janvier 1897, Augustin envoie une lettre à sa fiancée, où il lui


révèle son intention de se suicider. Affolée, la malheureuse prévient aussitôt
Isabelle qui, dès lors, ne dort plus et est « prise continuellement de crises
nerveuses d’étouffement et d’une angoisse morbide que rien ne saurait
égaler en horreur 21 ».
C’est à cette période qu’elle troque son béret de marin contre le
tarbouche *5, sans doute pour se rapprocher le plus possible de cette Algérie
qui, seule, la fait encore rêver. Tant de malheurs ici. Changer de terre, ce
serait pouvoir tout recommencer. Pour preuve, ces réclames qui parlent de
l’Algérie comme d’un Eldorado où, sous un ciel admirable, les malades
recouvrent la santé, les travailleurs le bien-être et souvent la fortune, et où
le touriste, lui, découvre mille sensations inconnues 22… Si elle parvenait à
retrouver Augustin et à le convaincre de partir là-bas, il oublierait alors
cette fille. Influencé par la rigueur de la vie musulmane, il cesserait de boire
et retrouverait son équilibre, jure-t-elle à Vava qui, pour la première fois,
semble prendre la chose au sérieux. À condition, toutefois, de remettre la
main sur lui.
Il faudra encore passer plus de deux mois dans d’inexprimables
angoisses, attendre jusqu’au 9 mars 1896, pour apprendre par un
légionnaire du 2e régiment étranger en convalescence à Genève
qu’Augustin se trouve dans le Sud oranais, à Saïda, engagé depuis le
11 janvier pour une durée de cinq ans.
Vivant ! Augustin est donc vivant. Natalia de Moerder s’empresse de
prévenir Cécile et Louis David qui, tant de fois, lui ont écrit de Blida pour
l’enjoindre à venir s’établir en Algérie. Ceux-ci répondent aussitôt. Surtout,
écrivent-ils à Natalia et Trofimovsky, qu’ils les laissent se charger de tout.
La providence aidant, il se trouve qu’ils ont une maison dont ils ne se
servent pas à Bône *6 et qu’ils pourraient leur louer. Là-bas, Natalia et
Isabelle seraient en parfaite sécurité. Quant à leur assurer les services d’un
mufti *7, comme mère et fille le réclament, pourquoi pas. « Quelle sale race
toutefois ces arabes 23… »
Pas davantage Isabelle que sa mère ne tique à cette dernière remarque.
Au fil des jours, le rêve algérien se matérialise. Et plus il se concrétise,
moins Isabelle trouve de saveur aux convictions de ses nouveaux amis. Il y
a à peine six mois, leur rage de construire un monde nouveau l’avait
éblouie. Mais après la traversée de ces mois d’angoisse sans qu’aucun
d’eux – à l’exception de Moussa et de Véra – ne s’enquière de sa santé,
leurs discussions lui semblent bien fastidieuses à présent.
« J’ai soif de liberté Véra, une liberté qui ne s’encombre d’aucun
dogme.
– Obéir au dogme, c’est le prix à payer pour espérer un jour voir naître
un monde meilleur.
– Je le croyais, avant. À présent, il me semble au contraire qu’il vaudrait
mieux que chacun prenne dès aujourd’hui toute la liberté morale,
intellectuelle et matérielle possible. Que les individus s’affranchissent eux-
mêmes, tu comprends ?
– Si tu sens profondément que cette vie parmi nous n’a plus de sens
pour toi, quitte-la mon amie, et va-t’en sur les routes, deviens un voyageur
radieux et libre, mais fais vite, ou alors le plus grand désordre s’implantera
dans ta vie, et tu te laisseras aller à la dérive 24. »

Au mois de mai, le cheikh Abou Naddara informe Isabelle qu’il a reçu


la visite « du fils (jeune et beau) du gouverneur de Mahdia en Tunisie »,
auquel il s’est permis de montrer les belles missives coloriées d’Isabelle.
« Vous décrire son enthousiasme est au-delà de mon éloquence. Je lui ai
donné la Revue moderne où il a lu votre Vision. Il m’a demandé la
permission de vous adresser une lettre respectueuse 25. »
La lettre signée Ali Abdul Wahab ne tarde pas. Isabelle lui répond
aussitôt, lui indiquant qu’à partir du 20 mai, elle sera à Bône. « Je me
réjouis, ajoute-t-elle, d’avoir un ami à Tunis, près de ma ville, un ami
musulman et arabe. Que la paix soit avec vous et que la miséricorde de
Dieu vous comble 26. » Elle signe Mériem Bent Yahiya.
Qu’est-ce qui a décidé Natalia de Moerder à quitter si vite la Villa
neuve ? Est-ce sa mauvaise santé ? Car enfin, la précipitation de ce départ a
de quoi étonner. Certes, elle avait hâte de retrouver Augustin en Algérie,
mais cela explique-t-il une décision aussi brusque ? Jour après jour, Isabelle
devient plus suspecte aux yeux des inspecteurs de la police genevoise.
Quand ce ne sont pas des anarchistes poseurs de bombes, des tueurs de
tsars, qu’elle fréquente, ce sont des Jeunes Turcs. Partir donc, et le plus vite
possible, avant qu’Isabelle se fasse définitivement expulser de Suisse. C’est
Vava soudain qui le martèle. Pour rassurer Natalia, il promet de
l’accompagner, le temps de tout régler sur place. Après quoi, il reviendra
avec Volodia à la Villa neuve et s’occupera de vendre la maison.
Depuis qu’elle connaît la date de leur départ, Isabelle ne tient plus en
place. Eurêka, elle prend la Route ! Dommage pour le bel Archavir, de
retour à Genève en ce mois de mai 1897. Dommage, oui, car à peine croise-
t-il Isabelle qu’il en tombe raide amoureux. C’est qu’elle est presque
devenue une femme. Une écrivaine qui plus est. Malgré le regard transi du
bel Arménien tant espéré il y a six mois, Isabelle, après lui avoir adressé un
superbe sourire, le plante là, en pleine rue. Il en reste sans voix.

*1. Chez les nihilistes, cet exploit (povdig en russe) s’entendait au sens religieux d’exploit ou
d’avancement spirituel.
*2. Khédive (mot persan signifiant « seigneur », ou « vice-roi ») titre héréditaire accordé en 1867 par
le gouvernement ottoman au pacha d’Égypte, à l’époque Ismaïl Pacha.
*3. Brodiagas : repris de justice évadés de Sibérie.
*4. Simon Iakovlévitch Nadson fut emporté par la maladie à l’âge de vingt-quatre ans. Isabelle lui
vouait un culte.
*5. Tarbouche : couvre-chef masculin en feutre, souvent rouge, en forme de cône.
*6. Bône, Annaba, ville côtière d’Algérie.
*7. Mufti : interprète officiel de la loi musulmane. Il est intéressant de noter que Cécile David évoque
une demande émanant à la fois d’Isabelle et de sa mère. Isabelle, semble-t-il, n’est donc pas la seule à
s’intéresser à l’islam.
CHAPITRE VII

« Révélations africaines »

Le 21 mai 1897, c’est le grand jour. Sur le quai, le train s’ébranle et


prend de la vitesse. Isabelle, le cœur battant, voit peu à peu s’éloigner la
gare. Demain, ils seront à Marseille et dans deux jours, en Algérie. Elle se
pince pour être sûre de ne pas rêver. Tant de joie d’un coup lui semble si
irréel. Pour ne pas choquer Vava et sa mère, elle s’est habillée en « vraie
fille » ; que cette robe et ces petites bottines la gênent ! Le train file à
présent. Elle s’accoude au rebord de la fenêtre, contemple le paysage. Ce
drôle d’état dans lequel elle se trouve… D’un côté, quel soulagement de
quitter enfin cette maison où elle a vécu « toutes les affres d’une vie plus
que malheureuse 1 », de l’autre, quelle étrange sensation de s’éloigner à
jamais de son enfance.

Marseille ! Dans la foule et les effluves d’odeurs marines, Isabelle a


déjà l’impression d’être bien loin. Dommage qu’ils aient si peu de temps.
Mais dès le lendemain, à l’aube, ils doivent se présenter à la Compagnie
générale transatlantique sur le quai de la Joliette. Sur place, quelle
effervescence. Là, chargés d’énormes sacs, des portefaix musclés courant
dans tous les sens sur les immenses dalles du quai, et là, sous le regard
impassible des hautes maisons noircies de crasse, des dizaines et des
dizaines de matelots s’activant sous les ordres furieux d’un capitaine. Parmi
tous ces travailleurs de la mer, des filles du peuple venues chercher des
clients, des badauds, des vendeurs ambulants, des familles aussi, et,
bousculant les passagers hagards, des vendeuses de poisson suivies de
quelques voyous prêts à détrousser le premier venu. Isabelle aimerait
pouvoir se fondre à cette foule. Sa mère, folle d’inquiétude, la supplie de
rester à ses côtés : Vava a-t-il bien les billets ? Sait-il où il faut aller se
présenter ? Leur bateau, est-ce bien Le Duc de Bragance, celui qu’on voit
là-bas et qui paraît si grand ?
Un véritable monstre, ce paquebot face auquel Isabelle a l’impression
de n’être plus qu’une petite chose confrontée à l’avenir béant qui s’ouvre
devant elle et où, pour la première fois dans son existence, tout, jusqu’à la
splendeur de ces horizons bleus, devient possible.

Des trente et une heures de traversée entre Marseille et Bône, pas une
ligne, pas une page. On imagine Isabelle accoudée au bastingage, rêvant
« en une mélancolie résignée, à l’insondable mystère des lendemains et des
aboutissements, à ces choses fuyantes qui environnent et régissent les
destinées 2 ».
Enfin, dans le lointain, au pied du massif de l’Edough culminant à
1 008 mètres d’altitude, coincée au fond d’une large baie, la blanche
Annaba *1 sertie d’un prestigieux décor de collines et de vallons verdoyants.
Fondée en 1295 avant J.-C., elle est l’une des plus anciennes cités
d’Algérie, connue, autrefois, sous les noms successifs d’Ubon, d’Hippo
Regius, d’Hippone, de Bouna… À l’époque où Isabelle la découvre, la ville
compte environ 38 000 habitants dont 25 500 Européens, 11 000 indigènes
et 1 500 Juifs [sic] 3. Elle est essentiellement réputée pour être, après Alger
et Oran, l’un des ports les plus importants du pays, appréciée également
pour la qualité de son bétail, la richesse de ses minerais de phosphates, de
fer, de zinc et de cuivre.
Sur le pont, les passagers se bousculent pour découvrir les charmes de
la ville fortifiée et de son port. Fait exceptionnel pour le mois de mai, la
chaleur est accablante. Tout à côté d’Isabelle, une femme se plaint que
jamais elle ne pourra supporter cela, quand une autre manque de se trouver
mal. Isabelle voudrait, elle, se prosterner, face contre terre, tant la sensation
de brûlure qui la pénètre est à la fois jouissive et violente. Ce vertige,
comme il lui plaît ! Comme il la défie !
Mais quelle déception lorsque Natalia de Moerder et Isabelle
découvrent la maison Carrus du 10 de la rue Moreau dont les David leur
avaient dit tant de bien. D’après un dessin d’Isabelle 4, on peut s’en faire
une idée bien précise. Une maison de plain-pied, sans étage, et dont toutes
les pièces sont desservies par le même sinistre couloir. Dans la cuisine, un
simple lavoir, et nulle salle d’eau. Quant à la soi-disant fort belle cave,
Isabelle, sur son dessin, la surnomme « grotte », c’est dire ! La maison
manque cruellement de charme, comme d’ailleurs toutes celles de ce
quartier européen qui, sur des centaines de mètres, ont été construites quasi
à l’identique. Pas un arbre, pas le moindre bazar. Seules des rues rectilignes
où l’on ne croise que des Français qui, tous, honnissent les Arabes.
Une seconde déception attend Isabelle. Eugène Letord, son
correspondant, n’est pas venu l’accueillir. Au dernier moment, il a été
envoyé à El Abioh, dans le Sahara, en qualité d’adjoint de 1re classe aux
Affaires indigènes pour mater les Ouled Sidi Cheikh qui s’opposent à la
présence française.
Sous l’œil plus que méfiant de Mme Vallette, leur voisine de palier,
Vava installe comme il peut dans la maison les quelques meubles que
Natalia a décidé d’emporter avec elle.
Chaque jour, les David pointent leur nez. « Surtout, ne faites confiance
à aucun Arabe, tous des voleurs, et si paresseux avec ça ! Si vous cherchez
une bonne, on vous trouvera une Portugaise et si vous souhaitez acheter
d’autres meubles, sonnez-nous, nous avons de bonnes adresses, mais rien
chez les indigènes ou chez les Juifs ! » Isabelle les écoute, effarée. Sont-ce
les mêmes David qui, avec tant d’enthousiasme, lui vantaient à Genève la
beauté de l’Algérie ? Les Européens ici parlent des autochtones avec le
même mépris…
Fort heureusement, Vava lui a trouvé un bon professeur d’arabe : un
certain Si Mohammed El Khoudja ben Abdallah Hamidi qui travaille
comme oukil *2 judiciaire à la mahakma *3 du cadi. Charmé par les manières
du garçon, soufflé par son courage – il s’est donné tout seul son
instruction –, Vava l’a amené à la maison. L’histoire de son père tué au
combat en Allemagne en 1871, sa culture et l’excellence de son français
impressionnent si fort Isabelle et Natalia qu’au moment de se dire au revoir
– à la russe ! –, elles l’adoptent comme frère et fils. Le jeune homme
promet à Trofimovsky, qui doit repartir à Genève, de venir tous les jours
donner ses leçons, et de veiller sur Natalia comme sur sa propre mère.

Sur le quai, Natalia et Isabelle font de grands signes à la silhouette de


Vava qui disparaît à mesure que le bateau s’éloigne. Elles auraient aimé
toutes deux qu’il reste indéfiniment. Face au débarcadère, Isabelle console,
du mieux qu’elle peut, sa mère.
– Et si nous rentrions à pied par la vieille ville ?
Après dix jours passés dans le quartier européen, elle n’a qu’une envie :
se mêler aux Arabes, vivre, se nourrir, parler comme eux. Les colons sont si
odieux. Chiens, voleurs, goujats, brutes, sauvages, voilà tout ce à quoi se
résument les « indigènes » dans leur bouche, alors qu’il suffit de leur
sourire pour qu’ils fassent preuve de la plus belle hospitalité. Tant de haine,
Isabelle ne se l’explique pas.
Désormais, à la maison Carrus, l’oukil Khoudja est attendu comme un
prince. Rarement Natalia a rencontré un jeune homme aussi poli ; quant à
Isabelle… Après seulement une semaine de leçons prises à ses côtés et sans
qu’il n’ait rien fait pour la séduire ou l’attirer, « elle s’est sentie envahie
d’un amour violent et triste […] pour cet homme qui a quelque chose de ce
que devaient avoir ses ancêtres, les Maures d’Espagne : quelque chose de
très enjôleur, de poétique et de mélancolique 5 ». À l’opposé d’Augustin, le
garçon est d’une très grande virilité. Et puis, cette façon si naturelle qu’il a
de parler des malheurs de la vie. Isabelle en est chaque fois tout étourdie.
Sous les yeux scandalisés de Mme Vallette, elle court lui ouvrir la porte
chaque fois qu’il se présente. Elle a beau tout faire pour cacher son trouble,
le garçon n’est pas dupe. Comment un si beau jeune homme, se dit-elle,
peut-il être attiré par une fille « ni belle, ni gaie, ni attrayante et si
semblable à un homme, triste et souvent sombre de surcroît 6 » ? Mais à
mesure que les jours passent, celui qu’elle appelle désormais « Khoudja »,
multiplie à son égard les gestes affectueux. « Et moi, heureuse, je
m’abandonnais consciemment à cet enchantement, à cette sorcellerie […].
Bientôt, il en arriva à me faire la plus enflammée et la plus naïve des
déclarations. Je lui dis la vérité moi… aussi et, selon mon habitude, sans
pâmoisons et sans larmes, très simplement 7. »
Dorénavant, avec la bénédiction de Natalia qui le considère comme un
fils, Isabelle part chaque soir se promener avec lui dans des endroits de plus
en plus déserts.
Dans le quartier, les mauvaises langues se délient. Non mais elles se
croient où, ces Russes ? Comme si l’autre soir, on ne les avait pas vues
ramener ce petit mendiant kabyle chez elles. Paraîtrait même qu’elles
veulent l’adopter. Et la fille qui se déguise en homme arabe ! Vous l’avez
vue un peu avec « son » oukil ? À ce train-là, c’est tous les Arabes de la
ville qu’elle va nous ramener ! Les David eux-mêmes commencent à
s’énerver. Natalia secoue la tête sans comprendre. Ce petit mendiant, il est
si mignon, il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas avoir envie de
l’aider. Et Khoudja est un vrai gentleman, elle le leur assure. Les David
secouent la tête, exaspérés. Eux qui pensaient avoir tiré le gros lot en les
rencontrant à Genève. Des excentriques, voilà tout, même pas riches avec
ça.
Sans se soucier d’eux, Isabelle continue tous les soirs à sortir avec
Khoudja. Combien il leur est difficile de résister l’un à l’autre. Isabelle lui
fait promettre de ne pas la forcer. Elle a beau se moquer de la plupart des
conventions sociales, ici, on parle de sa virginité. N’y tenant plus, Khoudja
lui offre de se marier. Et c’est peut-être à cet endroit que tout bascule en
elle. Cette demande officielle l’oblige à prendre conscience de qui elle est :
une femme entièrement libre qui jamais ne saura se soumettre. Elle lui
oppose un « non » ferme. Un « non » qui déconcerte Khoudja.
Pourtant, un soir de juin, Isabelle finit par se donner à lui. « Ce que ces
cinq heures ont été pour moi, je vous le dirai un jour… », confiera-t-elle
plus tard à un ami. Depuis, le manque qu’elle ressent est tel que c’en est à
se demander si cet homme ne l’a pas ensorcelée. Et personne à qui se
confier. Pas même Augustin, si au courant des choses de l’amour. Fébrile,
elle va et vient dans sa chambre, accourant à la porte dès qu’un visiteur
s’annonce. La nuit venue, elle a beau se sermonner, rien n’y fait. Tout est en
feu en elle : elle ne pense qu’à lui, elle n’attend que lui.
C’est dans cet état de grande confusion qu’elle reçoit une lettre du bel
Ali Abdul Wahab. Héritier de l’une des plus grandes familles de Tunisie,
Ali est non seulement un fin lettré éduqué à l’européenne, mais le fils aîné
du gouverneur de Madhia. Soulagée de pouvoir penser à autre chose,
Isabelle s’empresse de lui répondre : « Écrivez-moi, cela me fait beaucoup
plaisir. Vous me feriez aussi beaucoup de plaisir, si vous vouliez m’envoyer
votre portrait. Dès que j’aurai le mien en costume du pays, je vous
l’adresserai sûrement 8. » Elle signe : « Votre bien-aimée Mériem », suivi
d’un N. Podolinsky qui a de quoi laisser songeur. Pour Ali néanmoins, elle
est ce jeune matelot que le cheikh lui a montré en photo.
À la maison Carrus, Natalia finit par laisser les deux amants s’aimer
chez elle. De tous ses enfants, Isabelle est la seule qu’il lui reste. Certes, il y
a encore Augustin, là-bas, à Saïda, et qui donne régulièrement de ses
nouvelles, ainsi que Volodia, mais ces deux-là sont si instables et fragiles.
Quant aux autres… mieux vaut ne plus y penser.
Les premiers jours, le petit couple est aux anges et Natalia partage avec
délice le bonheur de leur amour. Les disputes arrivent cependant très vite.
Toutes ces libertés que prend Isabelle, Khoudja ne les supporte pas. Sidérée
par tant de jalousie et de possessivité, elle s’insurge et l’ambiance à la
maison vire peu à peu au cauchemar. Plus les conflits se multiplient, plus,
dans ses lettres, Isabelle se rapproche intimement d’Ali, « fidèle aimé dont
le cœur est si pur, frère dans l’amitié ». Peut-il attendre « qu’il fasse un peu
plus frais à Bône » pour qu’enfin elle lui parle de sa vie dans « la maison de
l’Islam » [en arabe] 9 ? En cette fin de mois de juin, les chaleurs sont
torrides. Isabelle brûle toutefois d’un feu tellement plus grand. Mais quel
prétexte trouver pour en parler à cet Ali qu’elle n’a jamais vu et dont elle
sait si peu ?
Début août, alors qu’avec Khoudja la relation est explosive, Ali prévient
Isabelle qu’il s’apprête à quitter Paris pour rentrer sur Tunis. Elle saute sur
l’occasion pour lui demander de faire un crochet par Bône. Trouvant l’idée
plaisante, Ali obtempère.
À son arrivée, quelle n’est pas sa stupeur de faire face à une jeune fille,
très élégamment vêtue 10.

Durant les trois jours qu’ils passent ensemble, Ali lui confie le spleen
qui souvent le submerge. Isabelle, elle, le désespoir qui la ronge quand elle
ne trouve plus l’énergie d’écrire. Au fil des conversations, tous deux se
découvrent la même attirance pour l’islam. Isabelle parle de son amour pour
les Arabes, « ce peuple qui, inch’Allah, sera un jour son peuple à elle 11 ».
Elle lui raconte ses déguisements en homme, sa soif de liberté, sa recherche
de Dieu, son désir de tout apprendre, tout voir. Médusé, Ali écoute sa
nouvelle amie. Lui, qui a toujours été un garçon si inquiet des convenances,
est proprement fasciné par l’audace de cette fille. Quand vient l’heure de la
prière, c’est au tour d’Isabelle de le regarder béatement. Ce qu’elle peut le
trouver beau, à se prosterner sans honte devant elle, et comme, à cet instant,
elle voudrait pouvoir tout lui dire de cette passion qui la dévore. Elle se sent
si perdue et aurait tant besoin d’être conseillée. La veille du départ, elle ose
enfin. Estomaqué par la teneur de la confidence, Ali en reste muet. Rien
dans son éducation ne l’a préparé à répondre à un pareil aveu, qui plus est
de la bouche d’une jeune fille ! Il n’a pas rêvé pourtant. Qui donc est cette
fille qui parle huit langues, s’habille en garçon, cherche Dieu et ose avouer
avoir perdu sa virginité pour un homme qui la rend folle ?
À peine arrivé à Tunis et encore sous le choc de cette rencontre, Ali
reçoit une longue lettre d’Isabelle qui le remercie de lui avoir rendu
courage. « Certes, maintenant, aux heures de tristesse et de découragement,
c’est à vous que je m’adresserai, car je crois avoir trouvé en vous un cœur
vraiment fraternel et très apte à sentir la douleur d’un autre cœur […]. De
même, ajoute-t-elle, sachez que quand vous aurez du chagrin vous pourrez
toujours tout dire à votre ami slave qui comprend toute souffrance humaine
par expérience 12. »
Trois lettres fleuve se succèdent entre le 12 août et le 10 septembre
1897. Trois lettres qui en disent plus long sur Isabelle que tout ce qu’elle a
pu écrire sur elle jusqu’ici. Trois lettres d’une sincérité absolue – dignes en
cela d’une vraie « nihiliste » – et dans lesquelles elle cherche à se mettre le
plus à nu possible, tant pour se faire comprendre du mieux qu’elle peut par
Ali que pour mieux se connaître elle-même. Tout y passe : les douleurs et
les joies de son enfance, les abandons successifs des aînés, la détresse de
Vava et de sa mère, les fugues à répétition d’Augustin, la découverte de la
drogue dans sa chambre, ses tentatives infructueuses pour le sauver, son
« je-m’en-foutisme à la Diogène, cause de ses continuelles blagues et
agaceries 13 ». Dans ces pages, elle aborde ses combats intérieurs : sa soif de
liberté contrariée par l’explosion de ses sens, son désir de Dieu affaibli par
son absence de ferveur, son ambition d’écrire freinée par son esprit oisif.
Comment a-t-elle pu devenir l’esclave « d’un homme aussi despotique
et violent qui pense qu’une femme n’est bonne qu’à lui servir
d’amusement 14 » ? Sans jamais verser dans la mièvrerie, Isabelle se confie
avec une loyauté qui confine au scandale : « Mon bon, mon cher Ali,
pardonnez-moi ma faiblesse : quand vous aurez été ensorcelé vous-même,
vous verrez ce que c’est – je me suis aperçue avec une vraie tristesse, hier
au soir, tandis qu’il me causait en cette langue arabe que j’adore, sans savoir
pourquoi – que je l’aime toujours et que, peut-être, après toutes les douleurs
qu’il m’a occasionnées déjà, je serais assez folle pour l’écouter encore 15. »
Au fil des lettres qu’elle lui adresse, Isabelle retrouve peu à peu
contenance. Quelle joie c’est pour elle de lui en faire part. Une joie presque
amoureuse face à laquelle Ali se perd lui-même. Mon chéri, lui écrit-elle en
arabe, mon frère, mon bien-aimé, mon ami, mon confident… Comment,
face à tant de tendresse, garder la tête froide ? Ici, elle signe Mériem, là,
Podol, et là encore, Podolinsky. Explosion des révélations, des identités, des
pensées les plus intimes, des secrets.
Abasourdi par une telle propension à s’analyser – à se perdre aussi ! –,
Ali répond du mieux qu’il peut en invoquant le recours à la raison, au
travail, à la prière. « Je vous avouerai que le seul remède, c’est-à-dire le
plus radical que j’ai pu trouver pour ma maladie morale a été cette ferveur
islamique. Et depuis cette merveilleuse découverte […] deux bases
s’imposèrent irrésistiblement, deux bases que vous aviez citées dans votre
lettre – impassibilité qui se traduit par une pleine conviction à la fatalité –
indifférence ou résignation, mektoub [en arabe] autrement dit 16. » En lisant
Isabelle, il lui arrive parfois d’avoir besoin de reprendre souffle tant son
impudeur le sidère. Presque malgré lui, il se prend à rêver d’elle car
comment résister à un tel déluge de compliments ? Isabelle, joue-t-elle de
lui sciemment ? Sans doute, et de la même manière qu’avec Augustin,
tantôt le réclamant jusqu’à frôler la limite, tantôt le repoussant en jouant
l’indifférence. Car pour elle, Ali, c’est Augustin, le frère de substitution, le
double : seul être humain, lors de cet été 1897, capable de supporter,
d’aimer « la prodigieuse mobilité de sa nature, l’instabilité vraiment
désolante de ses états d’esprit qui se succèdent les uns aux autres avec une
rapidité inouïe 17 ».
Le 22 août, Isabelle lui confie s’être enfin remise à écrire grâce à ses si
bons conseils. « Le principal maintenant est de travailler et ne point se
laisser aller à la douce et mortelle fainéantise à laquelle, hélas, je ne suis
déjà que trop portée. Et, si même, dans cette lutte contre moi-même et
contre un enjôleur dangereux je venais à succomber, cela ne m’empêchera
pas de continuer opiniâtrement et sans faiblir l’œuvre commencée il y a
deux ans 18. » Dans ces lignes, elle parle de son roman À la dérive *4 dont le
titre pourrait être Histoire d’une âme 19. À la même période, J. Bonneval, le
directeur de L’Athénée, lui demande de modifier sa nouvelle Déserteur qui
n’a pas trouvé grâce devant le comité « à cause des mots trop crus 20 ».
Par-delà les crises et les conflits avec Khoudja, la voilà donc à nouveau
en action. « J’écris parce que j’aime le processus de création littéraire.
J’écris comme j’aime parce que telle est ma destinée, probablement. Et
c’est ma seule vraie consolation 21. » C’est également durant cette période
qu’elle se rapproche de plus en plus de l’islam. Dans sa lettre du 28 août,
elle révèle en effet à Ali qu’elle a « commencé à être musulmane ».
Face à la puissance de l’écriture et à l’appel de Dieu, l’obsession
« Khoudja » perd du terrain. Dorénavant, elle part régulièrement écouter
Hassène, le mueddin, proclamer très haut la gloire de l’Éternel. Pour la
première fois, elle franchit le seuil de la zaouïa *5 du cheikh Abderrhamène.
« Cependant, pendant longtemps, en l’épouvantable lutte qui déchirait mon
âme plongée dans les ténèbres, j’allais à la mosquée en dilettante, presque
impie, en esthète avide de sensations délicates et rares… Et pourtant, dès
les commencements extrêmes de ma vie arabe, la splendeur incomparable
du Dieu de l’Islam m’éblouit, m’attira en un ineffable désir de pénétrer mon
être de la grande lumière douce issue de l’âpre et magnifique désert 22. »
Rien n’est simple dans ce chemin de conversion et Isabelle se pose mille
questions. En tant que femme, devra-t-elle, comme les musulmanes, se
voiler et vivre cloîtrée ? N’y a-t-il pas plus de mérites à pratiquer la pureté
et l’action sans vivre cachée de la sorte 23 ? Et après tout ce qu’elle a vécu
avec Khoudja, peut-elle encore décemment prétendre à Dieu ? Oui, écrit-
elle sans attendre la réponse d’Ali, car enfin « si mon sacrifice fait à cet
homme en toute conscience est une faute, il n’est point un déshonneur.
C’est peut-être un grand malheur pour moi, mais ce n’est certes pas une
action honteuse 24 ». On a peine à imaginer la tête d’Ali à la lecture de ces
mots. Comment, en même temps, ne pas être fasciné par cet aplomb ? De
toutes les façons, Ali n’a pas le choix : soit il la suit, soit il la perd.
Un soir, Isabelle vient écouter le chant du mueddin. « Et, soudain,
comme touchée d’une grâce divine, en une absolue sincérité, je sentis une
exaltation sans nom emporter mon âme vers les régions ignorées de
l’extase 25. » Pour la première fois de sa vie, Isabelle expérimente Dieu.
« En cette heure bénie, les doutes étaient morts et oubliés. Je n’étais plus
seul en face de la splendeur triste des Mondes 26. » Le moment ne dure
qu’un instant. Elle ne va cependant jamais l’oublier. Elle comprend enfin
dans sa chair ce que cache ce mot Foi si souvent désiré, interrogé. Et
comme c’est merveilleux soudain de se prosterner face à l’Éternel, les yeux
baignés de larmes. Le Doute n’existe plus, la Mort n’existe plus. TOUT
s’ouvre en elle et devant elle. Et quand bien même l’extase qu’elle vient de
vivre n’est peut-être « qu’un leurre arraché à la douleur, une illusion
salutaire au mal de l’âme », qu’importe ! « Dans le tourbillon vertigineux
des vies et des morts, dans notre suprême détresse, pourquoi et au nom de
qui repousser et dissiper les brumes enchantées du Rêve, ultime consolation
du plus infortuné des êtres 27 ? »
Après une telle expérience, tout devient limpide. Elle balance aux David
leurs quatre vérités et rompt avec Khoudja.
Le 15 octobre 1897, Isabelle et Natalia emménagent dans une petite
maison de la vieille ville arabe. Dans ce nouveau quartier populaire, tous les
voisins les adoptent : M. Mikalev, le vendeur de semoule, Fathoum, la
vieille Arabe qui vend des petits poissons frits, Sousno et Kouno, les deux
femmes juives, Smaïn, le patron du café kabyle, Cassi, le Sarde, cafetier lui
aussi et vendeur de légumes, Mme Hernandez, la sage-femme.
Aussi rustique soit-elle, la maison Pailhès n’en demeure pas moins
charmante et Isabelle s’y sent tout de suite bien. Sa nouvelle chambre donne
sur une très jolie cour intérieure où vit la propriétaire, une brave femme. On
trouve même une terrasse sur le toit, d’où l’on peut voir une partie de la
ville et, comble du luxe, leur maison est dotée d’une salle de bains
commune aux commodités indépendantes.

Durant ces mois d’automne, Isabelle traverse une période de réel


bonheur. Délivrée de Khoudja, elle plonge avec un tel enthousiasme dans
l’étude de l’islam que sa mère finit par se convertir 28. Chaque jour, elle
franchit le seuil de la petite zaouïa, dormant parfois dans l’une des quatre
chambres prévues à cet effet. Avec ses nouveaux amis tolba *6, Isabelle parle
« doctement avec le grand calme réfléchi des musulmans, de choses très
antiques, de la religion, de la poétique surtout […]. » « Après nos ablutions
rituelles, nous entrions dans l’ombre recueillie de la mosquée… Cette heure
de la cabéha *7, celle aussi de l’avant-dernière prière, le maghreb, au
coucher du soleil, furent les heures les plus délicieuses de ma vie, heures
bénies où une paix infinie descendait en moi, et une sereine résignation aux
arrêts inéluctables de la Destinée » 29…
À ce bonheur spirituel s’ajoute celui de l’écriture : son roman À la
dérive avance à grands pas, ainsi qu’un nouveau texte, Silhouette d’Afrique,
où elle raconte sa première extase mystique.
À la mi-octobre, elle se rend en voiture de place *8 à l’inauguration
d’une école musulmane située aux environs de Bône. Quand elle arrive,
plus de cinq cents personnes sont déjà là. Pour éviter la société fastidieuse
des femmes arabes, Isabelle troque aussitôt son costume d’Européenne
contre l’habit bédouin afin de se mêler aux hommes dont l’admirable calme
et la grande intelligence tout islamique l’attirent plus que jamais. À leur
invitation, elle enfourche, ravie, un cheval, file, bride abattue, à travers la
plaine. Trente kilomètres à mordre la poussière, à gueuler, à tirer des coups
de feu, à rejoindre, au triple galop, l’immensité du ciel. Nul Dieu pleurard
comme celui des Évangiles ici, mais un Dieu Grand, Absolu, Invincible,
face auquel toutes les souffrances disparaissent pour laisser place à une rage
d’amour héroïque. Et quel bien cela fait, à vingt ans, ce dépassement de
l’être où tout en soi voudrait pouvoir se donner à Dieu. Combien sont-ils ce
jour-là à cavalcader avec elle ? Quatre cents ? Cinq cents ? Au triple galop,
ils ne forment qu’un seul et même corps. Plus exaltée que jamais, Isabelle
se fond à leur masse et s’embrase avec eux. Ils sont la Terre qui comble le
trou creusé en elle par les abandons successifs, la Terre, la Famille et même
ce Nom, Si Mahmoud, dont elle a tant manqué et qu’ils lui offrent ici en
une superbe clameur, avec une fougue qui la fait pleurer de joie.
Quand, la nuit venue, tout le monde part se coucher, Isabelle,
enveloppée d’un burnous, dort à la belle étoile. À la lumière d’un feu, avec
des jeunes tolba, elle se met à réciter des sourates du Coran. « Comment
vous dire l’impression mystérieuse et poignante que m’a laissée cette nuit
étrange dans la paix lourde de la plaine africaine 30. »
Malheureusement, Khoudja refait surface et Isabelle – en vain ! – le
repousse. Totalement perdue, elle confesse, mortifiée, à Ali qu’elle ne peut
pas lutter, qu’elle l’aime. Peu ou prou au même moment, elle apprend par
un ami d’Augustin, soldat comme lui au 2e Étrangers à Saïda – qu’une
épidémie de typhoïde a déjà fait plusieurs morts parmi leur rang,
qu’Augustin réclame instamment des médicaments 31… Deux coups du sort
qui la désolent au point de lui faire tout oublier de ses joies mystiques.
Inquiet pour elle, Ali débarque à Bône. Un soir, n’y tenant plus, il cherche à
l’embrasser. Isabelle, furieuse, le repousse en l’accusant d’être comme tous
les autres. De retour à Tunis, il reçoit d’elle une lettre désespérée, où elle lui
avoue que la seule chose qui l’empêche de se suicider, « c’est ce sentiment
étrange qui me pousse à fuir les consolations et à me renfermer dans mon
mal douloureux pour en ressentir en paix toute l’amertume […]. Et alors, je
reste là, sans jamais chercher à me consoler, et je garde le silence. Je ne
pleure ni ne crie, ni ne me plains. Je fuis seulement tout rapport avec les
hommes, même avec ma mère 32 ». Ali soupire. Ce sentiment
d’enfermement, il ne le connaît que trop bien. Ses yeux glissent alors sur le
paragraphe suivant et il manque de s’étrangler. Qu’elle ose lui dire, à lui,
« qu’elle donnerait vingt ans de sa vie pour être aimée de Khoudja, […] le
seul homme », continue-t-elle « qui ait su lui donner ce frisson intense de
volupté 33 ». Non, là, c’est trop !
J’ai besoin que vous me disiez sincèrement l’opinion que vous avez de
moi, lui répond-il aussitôt. Se prêter au jeu de la vérité avec une personne
telle qu’Isabelle tient de la haute prise de risque, mais Ali veut en avoir le
cœur net. Il ne sera pas déçu. Avec une distance d’analyste d’avant la lettre,
Isabelle obtempère. À la lecture des trois pages qu’elle lui envoie, on ne
peut s’empêcher de penser qu’Isabelle s’est plu, tout en décortiquant son
ami, à s’analyser elle-même. Est-ce, en effet, encore d’Ali qu’elle parle
lorsqu’elle le dit « affecté de ce scepticisme universel qui non seulement
conduit à une forte altération morale, mais également à la plus grande
indifférence à toutes les choses de ce monde 34 » ? Ou encore, lorsqu’elle
affirme que de sa nature dualiste découlent nécessairement « la mélancolie
ainsi que cette sensation amère de l’inutilité absolue de tous nos efforts, de
toutes nos espérances et de toutes nos révoltes 35 » ? Partout, il nous semble
la reconnaître : là, quand elle parle du « vide effroyable de nos vies qui nous
rend si différents des autres hommes », là, quand elle expose « l’intelligence
extrêmement large et subtile dont font preuve les sceptiques ainsi que leur
grande faculté d’intuition », « je dirai presque de divination » 36… Décalé,
c’est l’adjectif qui domine à la lecture de ces lignes. Ali, un être décalé, à
part. Comme elle, il engendre cet impérieux besoin de combler le vide par
« une soif de volupté continuelle qui, quand elle atteint son plus haut degré,
devient simplement un besoin indomptable de jouir 37 ».
Avec la précision d’une lame de rasoir, Isabelle dissèque, découpe,
tranche : « Vous, comme Augustin et comme moi-même, vous appartenez à
la catégorie des gens foutus pour parler clairement 38. » Pour Ali, le coup est
d’une telle violence qu’il parle de mettre fin à son existence dans sa lettre
suivante. Le 19 novembre, Isabelle a tout juste le temps de lui répondre
qu’il serait fou de commettre un tel acte.
Deux jours plus tard, l’état de sa mère, atteinte de pleurésie, s’aggrave
subitement. Elle avertit aussitôt Vava qui tente de faire rapatrier Natalia en
Suisse. Mais son état empire à grands pas et la réponse préfectorale tarde.
Au même moment, Isabelle apprend qu’Augustin se trouve à l’infirmerie
régimentaire dans le plus grand état de faiblesse 39. Tombant malade à son
tour, elle supplie Vava d’arriver au plus vite, ce qu’il fait le dimanche
28 novembre à 10 heures du soir. À son arrivée, Natalia retrouve
brièvement conscience ; elle parvient même à échanger quelques mots avec
lui. Puis tout s’accélère. Saturée de fièvres, Isabelle, depuis son lit, assiste,
impuissante, aux derniers instants de sa mère adorée.
Le 28 novembre à 22 h 45, Natalia de Moerder, cinquante-neuf ans,
meurt, laissant, à son chevet, un vieil homme de soixante et onze ans et une
jeune fille anéantis par la douleur.

*1. Annaba : nom donné par les Arabes à la ville de Bône.


*2. Avocat de droit musulman.
*3. Bureau du juge, en arabe.
*4. À la Dérive : ébauche qui deviendra plus tard son roman inachevé Trimardeur.
*5. Établissement religieux où l’on enseigne l’islam et qui accueille étudiants et voyageurs. La
zaouïa est aussi un lieu où les pauvres reçoivent nourriture et soins, où les vagabonds peuvent trouver
refuge et le paysan consolation à ses maux.
*6. Taleb (sing) / Tolba (plur) : étudiant, lettré musulman, sage.
*7. Cabéha : prière du matin.
*8. Voiture avec chauffeur.
CHAPITRE VIII

« La vie sans elle »

« Brutalement, je l’avais saisi par le bras, et je le secouais : elle est


morte ?! Dis ! Dis-le donc ? Étonné, le médecin se dégagea doucement, et
mit sa main sur mon épaule.
– Oui, mon fils, elle est morte, avant l’aurore […].
Je restai inerte, sans force, quoique ne perdant point conscience […].
Aucune larme, aucune exclamation ne venait exhaler ma souffrance, la
soulager en lui donnant une expression extérieure.
Couchée sur le lit, les bras croisés sur la poitrine, la tête voilée de blanc
suivant l’usage musulman, elle gisait 1… »

Entre le décès de sa mère et ces lignes d’Isabelle décrivant, dans le


roman qu’elle écrit *1, le chagrin d’un homme à la mort de son épouse bien-
aimée, il ne s’est écoulé que quelques jours. Pour trouver le courage
d’écrire, elle a recours à une vieille habitude. Elle change les prénoms,
inverse les sexes, déportant ainsi sa douleur sur l’autre – le personnage –,
s’en délivrant du même coup ; le temps de l’écriture du moins.
Dans les pages inédites de ce roman, Mahmoud, le narrateur, croit
devenir fou de douleur face au corps inanimé de Djénina, son épouse : « Je
m’approchai et soulevai le voile. La face était d’une blancheur de cire, les
yeux clos, les lèvres à peine distendues en un sourire. Un grand
rayonnement de joie céleste et de paix semblait auréoler son front charmant
[…]. Je me laissai choir à genoux près d’elle et je la touchai : elle était déjà
figée dans la raideur glacée de la mort 2. »
Au milieu de ce chagrin, un petit miracle a lieu. Se remémorant
combien Natalia, dans ses lettres, se disait touchée par la beauté du petit
cimetière musulman de Bône, Vava demande s’il est possible qu’elle y soit
enterrée.
C’est ainsi que Natalia Nicolaïevna, fille de la haute noblesse russe,
mariée à l’âge de vingt ans à un futur sénateur, mère de sept enfants, eut
droit, le jour de sa mort, à travers les vieilles ruelles de la jolie ville
d’Annaba, à un enterrement musulman… Un enterrement auquel ni Isabelle
ni Vava, cloués par la fièvre et la douleur, ne purent assister. D’où la
nécessité pour Isabelle de graver à jamais cet instant « volé ».
« À midi, des murmures s’élevèrent dans la rue, un bruit de pas. La
porte de la cour était grand ouverte et des portefaix apportèrent une chose
sinistre : le long brancard en bois brut sur lequel tous les Musulmans, riches
et pauvres, quittent leurs farouches demeures et s’en vont, dans la paix des
cimetières, dormir parmi les ancêtres…
Pour la dernière fois […] j’avais baisé le front glacé et les yeux clos…
Seul dans la chambre, j’avais ressenti en cet instant l’ultime déchirement, la
plus intense douleur dont soit capable mon cœur […]. Enfin, aux chants
liturgiques, les tolbas posèrent la forme blanche sur une grande couverture
et, comme une masse, l’emportèrent, tandis que leurs chants s’élevaient,
plus solennels 3. »
Dans une lettre qu’elle adresse à Ali depuis Genève, le 13 décembre
1897, Isabelle semble prolonger ce texte : « Ah, Ali, ce moment où le
brancard a tourné dans une rue de traverse, avec les chants coraniques !
J’étais à la fenêtre, et je l’ai vu, cet instant déchirant 4… »
Lorsqu’elle lui fait parvenir ces pages, voilà déjà une bonne semaine
qu’elle a quitté Bône, et c’est depuis sa petite chambre de la Villa neuve
qu’elle lui écrit. Quelle tristesse alors dans son cœur. À Saïda, Augustin
s’est avéré trop faible pour venir les embrasser. « Et voilà ma vie africaine,
ce court rêve de six mois, fauché, balayé à jamais, fini 5 ! » Sans l’Esprit
Blanc – c’est par ce nom désormais qu’elle désigne sa mère –, que va-t-elle
devenir dans cette sombre demeure ? Et sa belle Foi islamique qui prenait la
route des ascensions les plus lumineuses ? Ici, son frère Volodia et Vava
errent comme deux âmes perdues. Avec quelle violence la solitude de
l’enfance lui revient. Partir devient pour elle une question de vie ou de
mort. Mais comment convaincre Vava de la laisser s’en aller ? Et pour aller
vivre où ? « Secouez-vous », écrit-elle à Ali, « et aidez-moi […] ? Ici, la
folie me guette 6. »
C’est sur cet appel désespéré que se termine cette année 1897, à la fois
dévastatrice et si fondatrice pour Isabelle. En un temps record, comme si
elle savait déjà combien peu de temps il lui restait à vivre, elle a goûté pour
la première fois à l’ivresse des sens, à l’extase de Dieu, à l’effroi de la Mort.
Tourbillon de sensations et d’émotions qui la laisse exsangue en ce début
de mois de janvier 1898, durant lequel les mauvaises nouvelles
s’accumulent comme dans les pires cauchemars.
Augustin est presque mourant : « Hélas, bientôt il sera trop tard et il y
aura une tombe en plus, celle de mon bien aimé frère, de celui qu’Elle a le
plus aimé sur la terre, plus que moi-même ! Que faire 7 ! » Vava refuse
obstinément de le faire réformer et Isabelle, faute d’argent, ne peut même
pas envoyer ses suppliques au ministre de la Guerre et au colonel du
2e Étranger. « Ma position est atroce, atroce, et je n’ai d’espoir qu’en vous
seul 8 », écrit-elle encore à Ali auquel elle supplie de lui envoyer 100 francs.
Mais surtout, qu’il lui fasse parvenir sa réponse en arabe, la première page
du moins, afin de tromper l’étroite surveillance de Vava qui ouvre tout son
courrier.
Trouver de l’argent : un impératif qui revient comme un leitmotiv dans
la correspondance d’Isabelle en ce début d’année. Depuis la mort de sa
mère, les 1 712 francs de rente annuelle qui constitue sa part d’héritage
tardent à venir, et pour cause. Par le notaire, Nicolas et Natalia, les deux
aînés, ont appris que leur mère tenait à les déshériter. Persuadés l’un comme
l’autre qu’il s’agit d’une manigance de Trofimovsky, ils contre-attaquent.
Résultat : la succession est bloquée, et Isabelle et Augustin se retrouvent à
l’entière charge de Vava. Pas facile quand on sait combien lui-même s’avère
défaillant sur la gestion de son épargne. Un courrier que lui adresse
Khoudja en dit long sur le sujet. Faute de liquidité, ce dernier n’a pas pu
commencer à construire le tombeau, n’ayant même pas de quoi acheter le
sable 9. Terrassé par le chagrin, Vava ne donne pas suite. Avec la mort de
Natalia, c’est tout son monde qui s’écroule. Pauvre petite Natalia qu’il a
entraînée vers le pire des cauchemars alors qu’il n’aspirait qu’à la rendre
heureuse. Morte à présent ! Et laissant derrière elle trois gosses, l’un
toxicomane, l’autre, dépravée, le troisième, dépressif. Tout cela par sa faute.
Dans l’immense maison, il tourne tel un lion en cage, pleurant, s’enfermant
des heures sans répondre à personne.
Sa mère disparue, Isabelle a non seulement perdu son seul soutien
moral 10, mais elle a hérité d’un secret qu’elle eût préféré ne jamais
connaître. « J’ai eu le malheur de croire, et de vous dire que j’étais la fille
illégitime de mon tuteur… Je demande pardon à la mémoire sacrée de
Maman et à ce noble vieillard de cette indigne accusation portée contre lui
[…]. J’ai appris, avec documents à l’appui, que j’étais le triste résultat d’un
viol commis par le médecin de Maman, actuellement décédé, sans quoi,
certes, je lui aurais demandé raison de son crime qui m’a mise, à tout
jamais, dans la plus triste situation 11. »
On imagine le choc que doit être la lecture de ces documents dans la
tête d’Isabelle. Documents qui n’ont pu être vérifiés, n’ayant jamais été
retrouvés. Mais pourquoi Isabelle aurait-elle menti à Ali ? Dans quel but ?
Rien de ce qu’elle avance dans ses écrits ne se révèle faux. Et si, avec plus
de vingt ans d’avance sur un Fernando Pessoa, elle adore, dans sa
correspondance, jouer de la multiplicité de « je » fictifs, c’est davantage par
attrait de la vérité que par attrait du mensonge, à tel point qu’elle aurait très
bien pu signer elle-même ce vers d’Alvaro de Campos, l’un des plus
célèbres hétéronymes du poète portugais : « Je me suis multiplié pour
m’éprouver. » De là à imaginer qu’elle a inventé de toutes pièces cette
confidence…
Avec ce terrible secret, Isabelle perd à tout jamais l’espoir de gagner un
père. Un père qu’elle croyait être Vava qui, dans ses plus beaux rêves,
finissait par la reconnaître. Deux morts en une donc, et qui la laissent plus
orpheline que jamais. Jusqu’à la fin de son existence, elle sera la bâtarde,
l’illégitime, la sans Nom. D’où ces signatures de Mériem et de Mahmoud
qui, dès ce mois de janvier 1898, remplacent de plus en plus souvent les
Nicolas Podolinsky, les Podol, et auxquels elle va toujours davantage
s’identifier, cherchant, avec la rage de la survie, à oublier toutes les racines.
Tous les deuils.
Il suffit cependant qu’Isabelle apprenne qu’Augustin va mieux pour que
son moral remonte d’un coup. De nouveau, elle a un objectif : sauver son
frère, comme par le passé. « Combien coûterait pour vous son entretien par
mois », s’empresse-t-elle de demander à Ali, « sachant qu’il doit mener une
vie de pauvre et dans une famille de musulmans aussi pieux que
possible » 12 ? S’occuper des autres jusqu’à s’oublier soi-même : une façon
bien à elle de sortir la tête de l’eau. Avec du cœur et du panache, toujours
entre une crise de sanglots et un accès de désespoir. À la russe… Sans bruit
pour autant, presque silencieusement, légèrement en retrait, pensive, les
mains dans les poches et comme cherchant ses mots alors qu’au tréfonds,
elle se dit déjà prête, par amour, à « commettre » les plus grands sacrifices.
Sauver Augustin. Ce frère bien-aimé « animé pour l’Islam du même
amour que moi 13 », mais qui doit absolument être tenu à l’écart de la vie
européenne. Et qui d’autre qu’Ali, ce deuxième frère, pour mener à bien
cette entreprise ? S’il parvenait à trouver une famille à Augustin, Vava
finirait peut-être par décider de venir s’installer à Tunis.
La réponse ne tarde guère. Ali a non seulement déniché un foyer pour
Augustin, mais il promet de lui faire suivre une formation qui le préparera
au métier d’aide-géomètre 14. Il veillera, de plus, à ce qu’il renonce à
l’alcool. De quoi mettre du baume au cœur d’Isabelle… et de Vava. Plus
amoureux que jamais, Ali termine sa lettre en priant Isabelle d’accepter
l’offre que lui a faite sa sœur Aïcha de fonder à Tunis une école. Ce projet,
ne l’ont-ils pas élaboré tous deux à Bône ?
Usant de toute son intelligence, Isabelle parvient à convaincre Vava que
seul l’islam, à ce jour, peut sauver Augustin. Dès lors, tout s’accélère et
Isabelle se voit déjà vivre à Tunis. Là-bas, écrit-elle à Ali, « elle aura une
vie modeste et peu dispendieuse 15 », elle apprendra aussi l’arabe et la
grammaire, mais « dans une école plutôt qu’avec un professeur particulier
comme elle l’a fait à la zaouïa de Bône 16 ».
À peine une semaine plus tard, excitée par la perspective d’un prochain
départ, elle lui écrit espérer être bientôt, inch’Allah, près de lui 17. Pour Ali,
c’est certain : si Isabelle s’installe à Tunis, alors, comme il en rêve, il a
toutes les chances de se marier avec elle.
Mais pour organiser ce départ, Isabelle doit affronter plusieurs
obstacles. En premier lieu, il faut parvenir à faire réformer Augustin, chose
des plus difficiles auprès d’une armée qui, derrière chaque malade,
soupçonne un déserteur. Elle doit également essuyer la fureur de son frère
aîné Nicolas revenu à Genève pour réclamer sa part d’héritage. À cause de
lui, des gendarmes circulent autour de la maison et Isabelle subit des
interrogatoires d’agents de la sûreté : un vrai cauchemar 18 ! Sachant qu’à
partir de sa majorité (vingt et un ans), il lui faudra un passeport russe pour
toucher sa part d’héritage, Nicolas fait tout pour qu’elle ne l’obtienne pas.
Profondément blessée par la façon dont son frère la traite, écœurée par ses
intrigues et les horreurs qu’il profère à son sujet, Isabelle remet de plus en
plus en question ses origines russes. « Je suis fille illégitime c.à.d. exposée
au stupide et cruel dédain des gens, persécutée par les autres membres de la
famille maternelle, accablée par la douleur, sans argent, sans papiers,
surchargée d’opérations difficiles coûteuses et dangereuses, et par suite de
tout cela, ma patience est à bout 19. »

Au mois de mars lui parviennent trois bonnes nouvelles. Le 2, Augustin


est enfin réformé « pour anémie profonde, bronchite chronique et
défectuosité thoracique 20 » ! Il part aussitôt vivre en Tunisie chez l’ami
d’Ali, le taleb Sidi Okba, qui habite dix mois sur douze à la campagne. À la
grande joie de tous, Nicolas est expulsé de Suisse. Isabelle retrouve espoir
de toucher un jour, avec Augustin, la part qui leur revient. Enfin, le 15, sa
nouvelle Silhouettes d’Afrique. Les Oulémas est publiée dans la revue de
L’Athénée. Forte d’une nouvelle énergie, elle travaille d’arrache-pied à
l’écriture de son roman À la dérive et se tourne encore davantage vers Dieu.
« C’est d’ailleurs ma seule consolation de penser qu’Elle survit ailleurs et
que, peut-être Elle me voit 21. »
Pour autant, Isabelle se fait beaucoup de souci au sujet du petit Ahmed,
ce mendiant kabyle dont sa mère lui a fait jurer de s’occuper : « Je ne veux
plus le laisser à Bône 22 », écrit-elle à Ali. Pourrait-on trouver à Tunis une
famille qui consentirait à s’en occuper ? Sur les 1 712 francs annuels qu’elle
devrait bientôt pouvoir toucher, elle pourrait en mettre 25 par mois de côté
pour le petit.
Usé, Ali commence à trouver la tâche un peu ardue ! Un jour, il faut
chercher une famille pour Augustin, un autre, un bon professeur, une école,
une maison pour Isabelle, puis un autre encore, une deuxième famille pour
ce petit mendiant kabyle. Enfin, s’il pouvait convaincre le bey d’acheter la
collection de plantes de Vava ! Si au moins Isabelle lui laissait quelque
espoir dans ses lettres, c’est avec bon cœur qu’il répondrait à l’afflux de ses
requêtes. Non seulement elle n’en fait rien, mais en plus – bien cruellement
tout de même – elle n’arrête pas de lui parler de Khoudja. De guerre lasse,
Ali cesse brusquement d’écrire et son silence pèse sur Isabelle.
Pour couronner le tout, il y a cette diatribe contre Émile Zola qui
l’ébranle. Dans le numéro de L’Athénée du mois de février, J. Bonneval, son
ami et directeur de la revue, a signé deux articles exécrables, l’un sous le
titre de « Conspuez Zola », l’autre sous celui de « La Juiverie en France » *2.
Comment laisser passer une telle abjection ? En même temps, Bonneval
s’est montré si prévenant avec elle… Mais elle est tenue de réagir, au risque
de perdre l’amitié de ce cher homme qui, depuis le commencement, la
soutient et l’encourage.

Cher Confrère, j’ai reçu ce matin votre numéro de février 1998


et je me vois forcée malgré tous mes sentiments de sympathie
pour vous et pour votre œuvre, de vous prier de vouloir bien
insérer cette lettre dans votre prochain numéro… […] Dans
votre article « Conspuez Zola », mon cher confrère, vous avez
exposé des idées diamétralement opposées aux miennes. Je ne
suis point français : je suis à la veille de quitter à jamais
l’Europe, d’émigrer loin de tout ce qui vous agite et vous
indigne. Je suis donc dans des conditions d’impartialité toutes
spéciales… j’ose le dire. Eh bien, en ceci, je ne partage point vos
opinions, ni littéraires, ni politiques, et je tiens à l’affirmer
publiquement. Jugez si l’on peut être membre de L’Athénée et ne
point partager vos idées sur cette matière. Si oui, je vous prie,
mon cher confrère, de bien vouloir publier in extenso, cette lettre
dans votre prochain numéro. Sinon, veuillez annoncer ma sortie
de L’Athénée à laquelle néanmoins je souhaiterai le plus grand
23
succès dans l’avenir .
Bonneval, à cette époque, est pourtant l’un des seuls éditeurs sur lequel
elle puisse compter. Mais tant pis, elle fonce : un homme est injustement
accusé. Un homme persécuté « à cause des haines de partis et de la basse
cuisine politique 24 ». Or, déclare-t-elle, « si nous descendons jusqu’à la
boue infecte de la rue où le vulgaire se lance à la tête ses convictions et
attaque l’individu dans tout ce qu’il a de plus cher – ses sentiments et ses
pensées – nous cesserons d’être ce que la nature nous a ordonné d’être :
l’élite des pays, celle qui voit et qui ANALYSE pour EXPLIQUER ensuite 25 ».

« Voir, analyser, expliquer », ce pourrait être une devise eberhardtienne.


Toujours partir du factuel pour aboutir à la fiction sans jamais se laisser
influencer, piéger par les a priori, les opinions, l’envie de fioritures,
d’embellissement. Une révolution d’autant plus moderne qu’Isabelle va
l’appliquer bientôt à un monde auquel personne ne s’intéresse encore et que
la plupart de ses contemporains considèrent comme arriéré : le monde des
colonies d’Afrique du Nord et de leurs peuples colonisés.
À l’aube de sa vingt et unième année, une ultime déconvenue,
provenant, cette fois-ci, de ses amis Jeunes Turcs, renforce plus que jamais
son désir de tout quitter.
Depuis que le célèbre opposant au sultan, Abdullah Djevdet, fondateur
de la « Société des quatre », docteur en médecine, poète et homme de
lettres, a réussi – à la barbe du tyran ! – à s’évader de sa prison le 4 août
dernier et à trouver refuge à Genève, que de bouleversements. Pas un
membre de leur communauté qui n’ait été soudoyé ou menacé par la police
secrète d’Hamid II. Résultat : quasiment tous, parmi les Jeunes Turcs
qu’Isabelle connaissait – soit par peur des représailles, soit par appât du
gain – ont fini par prêter allégeance à l’Ogre, le Sultan rouge. Même
l’écrivain Mourad Bey, fondateur du Mizan *3, a fait acte de soumission. Du
côté des Arméniens et de l’équipe du Droshak *4 les défections ont été plus
rares. Le bel Archavir cependant compte parmi les traîtres. Les proches du
sultan lui ont fait miroiter un si bel avenir ! Naturalisé turc, il se fait
désormais appeler Rechid Bey. De quoi très sérieusement ébranler Isabelle
et lui donner un sacré goût d’amertume.
Déçue par ses anciens amis, lâchée par Ali, Isabelle, sans le sou,
malade, se réfugie dans l’écriture de Rachel, un nouveau roman *5 qui
prendra plus tard le titre de Rakhil 26 et qui traite de l’enfermement des
épouses arabes dans les vieilles demeures d’Annaba, leurs intrigues vécues
au jour le jour, leurs luttes, leurs drames.
Mais comme dans les pages les plus terribles d’un drame russe, le sort
s’acharne sur elle.
Le 13 avril 1898, dans un geste désespéré, son frère Volodia se suicide
au gaz.
Dans un ultime sursaut d’énergie, et comme jetant une bouteille à la
mer, Isabelle fait parvenir à Ali la nouvelle. « Vladimir suicidé hier
prévenez Augustin inutile venir pas de dépêche. Podolinsky 27. »
On ne peut faire plus laconique. Mais elle est si malheureuse et il ne lui
a pas écrit un mot depuis si longtemps.

*1. Dans une des nombreuses versions de son roman À la dérive.


*2. Nous sommes en pleine affaire Dreyfus.
*3. Mizan (balance et / ou égalité en turc) : journal clandestin turc opposé à la politique du sultan
Hamid II : « Ce n’est pas un sultan qui règne à Constantinople, c’est Satan », écrivait Mourad Bey
avant de capituler.
*4. Droshak (le drapeau en arménien) : journal arménien d’opposition à la politique du sultan
Hamid II, et qui propage les idées progressistes dans l’Arménie turque.
*5. Ce roman restera à l’état d’ébauche dont on a retrouvé plusieurs versions.
CHAPITRE IX

« Mektoub ! »

Éviter le tête-à-tête avec Vava, saisir au vol toutes les échappées


possibles et qu’importe si Isabelle doit faire pour cela les choix les plus
contradictoires. Ou alors se suicider comme Volodia. Crever, oui. Parce que
la douleur est intolérable. Et pas seulement la douleur. La colère en elle. La
vie triturée, broyée.
« Ma chère fille », lui écrit le cheikh Abou Naddara de Paris, « nous
vivons dans un temps si horrible que si nous le voyions en rêve, nous en
serions épouvantés 1… » De son côté, Ali adresse une lettre à Alexandre
Trofimovsky, s’excusant de son lent silence et faisant état des progrès
d’Augustin qui ne boit plus une goutte d’alcool 2. Il suggère que ce dernier
les rejoigne au plus vite à Genève… Passant outre le fait qu’Ali ne la
mentionne pas une seule fois dans ce courrier, Isabelle lui répond comme si
de rien n’était : « Mon cher ami, je m’empresse de vous répondre tant pour
moi-même qu’au nom de mon malheureux tuteur […]. Il est très heureux de
ce que vous lui dites au sujet d’Augustin. Pour quant à l’arrivée d’Augustin
ici, il ne faut pas même y songer […] sa présence ne serait pas tolérée une
seconde, car l’on ne veut plus de nous ici 3. » Sous ce « on », elle entend
aussi bien les autorités de la police genevoise que celles du consulat russe
qui ne facilite en rien l’obtention de leur héritage. Puis, comme pour mieux
le convaincre de garder Augustin, elle lui assure que des documents
foudroyants sont sur le point de compromettre l’assassin de Volodia (par ce
mot, elle désigne son frère aîné Nicolas *1), qu’elle va donc très bientôt
toucher sa part d’héritage, en conséquence de quoi elle pense débarquer à
Tunis d’ici quinze ou vingt jours 4.
Deux semaines ne se seront pas écoulées depuis l’envoi de ce courrier,
qu’Isabelle lui fera part de son intention de se marier. Et non pas avec lui,
Ali, mais avec un turc qu’elle prénomme tantôt Ahmed Rechid tantôt
Rechid Bey, et qui, lui fait-elle savoir non sans une pointe de perversité, « a
une âme qui me plaît, par sa poésie tout islamique et sa très profonde
compréhension du charme spécial de l’Islam 5 ».
Qu’a-t-il donc bien pu se passer entre ces deux missives ?
Deux jours après avoir fait part à Ali de sa volonté de s’installer à
Tunis, Isabelle reçoit une lettre d’Augustin, dans laquelle il lui avoue avoir
à nouveau contracté des dettes. Sur place, Ali craque et refuse
catégoriquement de l’aider. Isabelle aussitôt le supplie de soutenir son frère
une dernière fois. Elle évoque ses malheurs présents, notamment les actions
intentées par Nicolas et ses deux sœurs aînées qui, « de toutes leurs forces,
retardent la mise en vigueur du testament 6 ». Après les drames suit la
longue liste des réconforts par lesquels Isabelle cherche à rassurer Ali. La
dame de compagnie et sa fille que lui impose Vava pour se rendre à Tunis
sont deux excellentes personnes. Le petit mendiant kabyle Ahmed ? En rien
il ne pourra nuire à sa réputation puisque Augustin dormira sous le même
toit que lui. « Quant au monde européen – je ne le fréquenterai pas 7. » À
bout d’arguments, elle n’hésite pas à recourir au chantage, lui faisant
comprendre que s’il refuse d’aider son frère, elle n’aura pas d’autre solution
que de se tourner vers Khoudja qui la presse de l’épouser. En ultime recours
enfin : « Je songe à vous, et, plus j’y songe, plus je me persuade que vous
n’aurez pas la cruauté de donner le coup de grâce à celle qui, vous ne
pouvez pas le savoir, vous a donné son cœur à tout jamais, qui vous aime
d’un amour infini 8. »
Au moment même où elle écrit ces mots à Ali, Isabelle ouvre son cœur
à Rechid Bey ! Celui-ci a pourtant renié ses anciens amis arméniens en se
soumettant au sultan Hamid II. Envers et contre tout, Isabelle lui trouve des
excuses. Si Rechid a trahi, c’est à cause du peu de foi de ses pairs 9. Et puis
il est si amoureux d’elle. Non seulement il se montre des plus prévenant,
mais il la laisse absolument libre de faire ce qu’elle veut, appréciant même
le fait qu’elle prenne (à sa place !) le relais de la lutte aux côtés d’Abdullah
Djevdet, le rédacteur en chef du Mechveret *2 et de l’Osmanli *3. Avec lui,
fini les problèmes d’argent, les problèmes d’illégitimité, et toutes les
incohérences de sa vie passée. Mais ni Véra, sa meilleure amie, ni Moussa
Shalit, l’étudiant bulgare, n’acceptent ce choix.
– Tu en as assez de la lutte, c’est ça ?
Isabelle détourne la tête. Ce qu’elle vient d’endurer est si violent. Elle a
juste besoin d’un peu de tendresse. Dans sa chambre, ses larmes tombent
sur les pages de son nouveau roman, Rachel. Ne peuvent-ils pas
comprendre qu’elle ne supporte plus d’être enfermée ici ? Dans chaque
pièce flotte le souvenir de l’Esprit Blanc. Pour y échapper, elle plonge dans
l’écriture et quand la force lui manque, elle court rejoindre Rechid Bey ou
passe l’après-midi dans les locaux de l’Osmanli.
Fuir coûte que coûte le passé et la surveillance insoutenable de
Trofimovsky, fuir tous les morts et les soucis d’argent. Quant à ses amis qui
la battent froid et pensent qu’elle a des velléités d’embourgeoisement, qu’ils
voient un peu par eux-mêmes ce dont elle est capable. Durant ces mois de
printemps 1898, Isabelle s’engage à fond dans une nouvelle cause. Aux
côtés d’Abdullah Djevdet, elle traduit des articles qui réclament à hue et à
dia la création immédiate d’une République macédonienne : « Citoyens, le
moment est venu de s’élever contre la tyrannie de la Turquie… Vous qui
êtes des hommes libres, prêtez l’appui de votre conscience à vos frères de
Macédoine, pour le triomphe de la vérité et du droit *4. »
Cette fille, c’est à n’y rien comprendre. D’un côté, elle sort avec un de
ces convertis qui a gagné son passeport diplomatique en reniant sa cause, de
l’autre, elle brandit le poing aux côtés des jeunes furieux de ce Comité
central macédonien. Mais que peuvent comprendre des petits indicateurs de
police à une jeune fille qui vient, coup sur coup, de perdre sa mère puis son
frère, et dont la seule famille qui lui reste l’injurie et la persécute ? Les
choix qu’elle fait sont des plus chaotiques, et alors ? Il lui faut s’enflammer,
là, maintenant, peu importe la cause pourvu que ce soit contre l’injustice et
contre le joug des tyrannies. Mais l’étau de la surveillance se resserre. Et
peut-être faut-il lire cette nouvelle lubie de mariage comme un affolement.
Car si on l’expulse de Suisse, où pourrait-elle se rendre ? Avec quel argent ?
Dans ce contexte, la proposition de mariage de Rechid ne peut tomber
mieux. Muté en Espagne, avec ça. À deux pas de l’Algérie. Oui, Isabelle
peut s’imaginer vivre là-bas.
Véra soupire et Moussa se gratte la tête. Leur amie serait-elle devenue
aveugle ?
– Mais puisque je vous dis que je serai heureuse avec lui !
Coup de théâtre : le 16 juin, Isabelle apprend que Rechid n’est
finalement pas muté à Madrid mais à La Haye. Il a beau essayer de lui
vanter la beauté des lieux, elle est assommée par la nouvelle. À cela, il faut
ajouter la lettre de demande en mariage qu’il envoie le 22 juin à
Trofimovsky et qui « sonne » si conventionnelle.
« D’ici peu, je vous écrirai en détail et vous ferai parvenir en même
temps les papiers officiels constatant mon identité et aussi vous exposerai-je
les lois ottomanes qui régissent les mariages contractés avec des étrangères
des pays étrangers 10. »
Est-ce vraiment de cette vie dont elle rêve ?
La réponse se fait si claire en elle que dès la fin juillet, on n’entend
quasiment plus parler de Rechid Bey. Entre-temps, Isabelle fait tout pour
récupérer Ali. « Vous ne devez pas avoir de doutes sur la sincérité et la
pureté de mes sentiments », lui écrit-elle fin juin. « Mon cœur est à vous
pour toujours, mon bien-aimé, mon “jânem” !!! Vous n’êtes pas sans
ignorer que “jânem” en langue turque signifie “mon âme” mon cher Ali,
mon compagnon 11… » Un mois plus tard, elle lui fait savoir que son projet
de mariage avec Rechid Bey est reporté 12 puis remis à une date
indéterminée 13. Nous sommes le 4 août 1898. Isabelle, dans cette lettre, se
montre d’une grande fragilité. « Ayez pitié de moi, Ali ! Je sens ma perte si
proche que je ne sais plus où donner de la tête […]. Où prendre la patience
de subir cette vie affreuse ? Comment éviter le sombre désespoir qui
m’envahit de jour en jour et qui me prépare une fin semblable à celle de
mon frère ? […] En toute sincérité, Ali, je n’ai d’autre espoir que de voir
arriver par le retour du courrier votre lettre qui peut tout sauver 14. »
Mais Ali, épuisé par l’inconstance de son amie, ne daigne pas répondre
et Isabelle passe par une nouvelle phase d’immense découragement. Sans
plus aucune échappatoire en vue, les murs de la sombre demeure de la Villa
neuve se referment sur elle. C’est comme d’être l’une de ces femmes
arabes, enfermée de force après son mariage et dont elle raconte la vie dans
À la dérive, ce roman qu’elle est en train d’écrire.
Vava devient de plus en plus irascible. En confiant au mois d’avril la
vente de la Villa neuve à ce couple d’Américains, les Samuel, il pensait
l’affaire réglée. Mais fin août, toujours pas d’acheteur. Comble du comble,
il a pris froid et tousse à s’arracher la poitrine. Isabelle, vingt et un ans, se
retrouve à veiller et donner la becquée à un vieillard tyrannique.
Le 24 septembre, une petite lumière vient éclairer ce sombre tableau :
Moscou a enfin validé l’obtention de son passeport russe. Mais Isabelle est
clouée au lit ; elle souffre de gastralgie et de névralgies faciales. Elle
supplie Ali de rompre cet insoutenable silence : « Je vois bien, depuis six
longs mois, que vous ne voulez plus de mon amitié, ce qui est assez naturel,
vu tous les tracas que je n’ai cessé de vous occasionner 15. » Elle va pouvoir
enfin s’acquitter de ses dettes auprès de lui, promet-elle. Elle le supplie
également de lui donner des nouvelles d’Augustin : celui-ci vient en effet de
lui demander de payer sa logeuse sans fixer de somme. S’est-il remis à
boire ? Si oui, alors « je continuerai à le secourir de toutes mes forces, là-
bas, ou à Marseille 16 ». De la réponse d’Ali ne sont parvenus que les deux
derniers feuillets. Augustin, certes, n’a pas trouvé de travail, mais il se porte
comme un charme et « paraît très disposé à rentrer pour prouver par son
attachement filial sa gratitude à Alexandre 17 ». Alexandre dont la santé se
détériore si vite qu’Isabelle appelle au secours son amie Véra pour
l’ausculter. Le couperet tombe : c’est la tuberculose. Un mal incurable à
l’époque.
C’est dans ce triste contexte, le 4 novembre, qu’arrive Augustin à
Genève. Quelques jours plus tôt, il retrouvait à Marseille, Hélène Long, son
ancienne fiancée, effleurant le bonheur pour, peut-être, le perdre à jamais :
« J’étais en proie à cette horrible gaîté, à cette surexcitation nerveuse, qui
cache sous un rire affreux l’envie de tomber dans quelque coin, n’importe
où, de pleurer sans fin, d’exhaler en râles de bête agonisante le néant où
l’on se sent tomber 18. » Ces lignes, Isabelle aurait très bien pu les écrire au
même moment, mot pour mot.
À la Villa neuve, Augustin est accueilli par un Trofimovsky blafard qui
le bat froid : « Il m’a demandé pourquoi j’étais venu troubler ses derniers
instants, pourquoi je voulais le torturer encore à son heure suprême. Il a
reproché amèrement à Podolinsky de m’avoir fait venir ici. Et depuis cet
instant de mon entrée en sa chambre, ça a été une série de scènes atroces, de
reproches amers 19. » À la lecture de ces mots, on comprend mieux le spleen
d’Isabelle « dont la vie, en cette maison sur laquelle planent le malheur et la
mort, était atroce et insoutenable 20 ».
Comprenant que son mal est sans issue, Vava, dans un accès de lucidité,
rédige un testament où il lègue à Isabelle et Augustin la Villa neuve ainsi
qu’une rente suffisante pour vivre le restant de leurs jours. Nul doute
cependant que de telles dispositions – sous la pression de leur frère aîné
Nicolas et de leurs sœurs, ainsi que sous celles des enfants légitimes de
Trofimovsky – viendraient, aussitôt après sa mort, à être remises en
question 21.
Fin décembre, Isabelle a le bonheur de recevoir une lettre du baron
A. Herzen, ce vieil ami de Vava qui se dit réjoui à l’idée de lire ses textes 22.
Deux semaines plus tard, Ali daigne enfin lui donner de ses nouvelles.
Le quotidien reste bien triste pourtant, et le climat n’aide pas.
« Représentez-vous un hiver du centre de l’Europe brumeux et blafard,
inondé de pluie ou gelé, dans une large vallée enserrée de trois côtés – est-
sud et ouest – d’énormes montagnes couvertes de neige. Dans la vallée, un
jardin de sapins et autres essences balsamiques, très pittoresque et très beau,
mais abandonné et d’une tristesse sans bornes, augmentée encore par les
souvenirs déchirants qui le hantent […]. Au milieu du jardin, une grande
maison grise, dont presque tous les volets sont fermés 23. »
C’est là, dans ce décor sinistre, qu’Augustin et Isabelle dorment tout
habillés dans leur lit afin de se lever à la moindre alerte pour veiller sur
Vava. Seul compagnon d’infortune : Dédale, le chien noir de leur mère. Ils
passent leurs journées à soigner le malade, cuisiner, chauffer les fourneaux,
laver les planches, couper du bois, pomper la cave qui s’inonde à chaque
pluie, écrire force papiers officiels, et tout cela en pantalons d’ouvriers et en
gros souliers 24 ! Quand l’envie d’écrire est trop forte, Isabelle se lève la nuit
pour plonger dans ce roman algérien (Rakhil) : « Je m’attache à dépeindre
l’influence néfaste de l’européanisation des Arabes et le rôle de la Juive
dans la société maure d’Algérie – rôle immense et néfaste 25. »
Isabelle : antisémite ? Difficile à dire quand on sait avec quelle
véhémence elle a répondu, l’année précédente, aux deux articles infâmes
publiés par Bonneval. Mais peut-être, dans ce roman qu’elle ne cessera de
remanier et qui ne verra jamais le jour, se fait-elle l’écho de ses amis arabes
qui, pour la plupart, détestent les Juifs. L’Algérie revient en force dans son
âme. Elle reprend sa correspondance avec Eugène Letord qui lui répond le
1er mars par une missive postée à Bou-Saâda… Un nom qui fait rêver.
L’Algérie, seule porte de sortie en cet hiver 1898, car c’en est bel et bien
fini de la lutte aux côtés des Jeunes Turcs et du Comité central macédonien.
Une lettre désespérée d’Abdullah Djevdet lui apprend, début janvier, qu’il
s’est « soumis à un suicide intellectuel 26 ». Ainsi donc, lui aussi, le superbe
poète, a fini par trahir sa cause et prêter allégeance au sultan sanguinaire.
Là-bas, en Algérie, les Arabes ont une vraie Foi, eux, et comme il tarde à
Isabelle de les rejoindre et de prier à leurs côtés.
Pour apporter un peu d’air frais à l’ambiance morose de leurs journées,
Augustin décide de faire venir auprès d’eux Henri Long, le frère d’Hélène,
qui, assure-t-il, leur donnera un sérieux coup de main. Hélas, le 13 avril
1899, alors que Vava est au plus mal, Augustin disparaît après avoir
subtilisé deux mille francs dans la caisse commune. Isabelle ne veut ni ne
peut le croire ! L’abandonner dans ce moment de détresse alors qu’elle a
tout fait pour le sauver ? Excédée, elle n’hésite pas à faire appel à la police.
Très rapidement, les inspecteurs découvrent qu’Augustin a passé la nuit du
14 au 15 avril chez la dénommée Frieda, pensionnaire d’une maison de
tolérance. Depuis, il a disparu.
C’est de Khoudja que viendront les nouvelles. « Mademoiselle, […]
votre frère est arrivé à Bône le mardi 25 avril à 5 heures du matin par le
bateau Ville de Bône, sitôt débarqué il est venu directement à mon café sans
guide 27 », lui apprend-il, non sans souligner au passage qu’il est dorénavant
propriétaire d’un café qui lui a coûté la modique somme de 14 000 dirhams.
Augustin, continue-t-il, lui a demandé de l’accompagner jusqu’à la tombe
de sa mère devant laquelle il s’est mis à pleurer. Le jour même, il a quitté
Bône par le même bateau sans dire où il se rendait. « Augustin n’en revenait
pas que le tombeau ne soit toujours pas construit. Il m’a affirmé qu’il allait
vous en parler à son retour », ne manque-t-il pas d’ajouter. Quant au petit
Ahmed, « il est devenu tout à fait vagabond et a complètement changé 28 ».
Non sans un certain plaisir, Khoudja trouve dans ces lignes le prétexte
pour régler ses comptes. Depuis leur départ, il n’a pas eu la moindre
nouvelle et il en a gros sur le cœur. On ne traite pas avec autant de mépris
ceux qui ont fait partie de la famille. Mais Isabelle n’a pas le temps de
prendre mal la chose. Vava, agonisant, l’appelle à son chevet.
« Reste toujours sincère envers toi-même… Ne te plie pas à l’hypocrisie
des conventions, continue à vivre parmi les pauvres et à les aimer 29. »
Nous sommes le 3 mai 1899. Le soir même, Augustin revient à la Villa
neuve dans un si triste état qu’Isabelle craint qu’il ne mette fin à ses jours.
Jusqu’au 14 mai, tous deux se relaient au chevet du pauvre Vava. Après
onze jours d’agonie, ce dernier ouvre une dernière fois les yeux et,
retrouvant tout à coup l’usage de la parole, les supplie de venger leur
pauvre mère ainsi que Volodia…
Dehors, dans le jardin, le printemps explose en une floraison suprême.
Sur la branche d’un thuya, un oiseau chante.

*1. Nicolas s’en est pris très violemment à Volodia avant le suicide de ce dernier.
*2. Mechveret : journal fondé en 1895 à Paris en langues française et turque qui s’est surtout fait
connaître par ses critiques acerbes contre l’Empire turc.
*3. Osmanli : journal d’opposition au sultan Hamid II.
*4. Tract émanant du comité central macédonien, qui a circulé lors de ces mois de printemps 1898
dans les facultés de Genève, et qui avait pour titre : « Appel aux Amis de la Liberté ».
CHAPITRE X

« L’éblouissement »

Une fois de plus, après ce nouveau deuil, Isabelle s’appuie sur l’un de
ses personnages pour parler de sa douleur. Ici Andreï, dans sa nouvelle
L’Anarchiste. « Le vieil homme souriant et doux, le modeste savant ignoré
qui lui avait appris à aimer ce qui était beau, à être pitoyable et fraternel à
toute souffrance […] n’était plus… Et Andreï se sentit tout seul et tout
meurtri, au milieu des hommes qu’il sentait hostiles ou indifférents […].
Puis, se posa ce problème troublant : que deviendrait-il ? Alors, Andreï se
souvint de sa vie dans le Sud et il la regretta. Et il songea : “Pourquoi ne pas
retourner là-bas, libre pour toujours 1 ?” »
Andreï : Isabelle, bien sûr, et qui, aussitôt après l’enterrement de Vava,
décide de rejoindre Ali à Tunis 2. Sur la question d’argent, les Samuel sont
formels : avec ce qu’Alexandre Trofimovsky leur a légué à elle et son frère,
ils n’ont plus aucun souci à se faire. Un vrai bol d’air pour Isabelle qui peut
enfin s’acquitter de ses dettes auprès d’Ali et dépenser à son aise.
Au matin de son départ de Genève, le 4 juin 1899, elle décide d’aller
saluer une dernière fois les tombes de Vava et de son frère Volodia. Sur un
tombeau voisin, une épitaphe attire son regard.
Gia non si deve a te doglia ni pianto
Chi si muori nel mondo nel ciel renasci *1 .
Ces deux vers, Isabelle les interprète comme un signe envoyé du ciel.
Un signe qui lui donne, ce jour-là, la force de se relever et de tout quitter.

À Marseille, elle s’installe à l’hôtel Beauvau en attendant de prendre le


bateau pour Tunis en compagnie de son frère et d’Hélène, sa future épouse,
ainsi que Dédale, le chien de sa mère. Les Samuel font également partie du
voyage, Isabelle et Augustin ayant décidé de les inviter à leurs frais pour les
remercier de leur aide.
Ils sont à mille lieues d’imaginer les malversations que ceux-ci exercent
déjà à leur encontre !
C’est durant cette halte marseillaise qu’Isabelle, dans un geste de pure
inconscience, va faire d’Augustin son seul et unique mandataire en lui
laissant, par procuration, les pleins pouvoirs. Elle a sans doute besoin de
croire qu’avec ce projet de mariage, il est devenu un nouvel homme. Par la
bouche de Frank Markovitch, banquier à la succursale internationale de
Moscou à Marseille, elle a appris deux événements qui auraient toutefois dû
l’alerter : jamais ni elle ni son frère ne toucheront un centime de leur mère
car, concernant la succession, ils ont été déboutés sur toute la ligne ; quant à
la Villa neuve, elle a été mise sous scellé à la demande de Nicolas et des
enfants légitimes de Vava. Mais Isabelle veut se laver la tête de toute idée
négative. Trois deuils en moins d’un an et demi, n’est-ce pas assez ?
L’argent de Vava suffira amplement, se dit-elle.
Le 12 juin, l’heure du départ sonne. Avec tout le monde, elle embarque
sur Le Saint-Augustin. Ils arrivent le lendemain à Tunis, où ils sont
accueillis par Ali avec lequel Isabelle passe le reste de la soirée. Le 20 juin,
elle note dans son Journal de route 3 avoir assisté à un concert de la Marine
en compagnie d’Augustin, d’Ali, ainsi que de trois autres hommes :
Bourguiba, Abd el Aziz et Rachid. Jusque-là, pas de quoi fouetter un chat.
Le même jour, elle note cependant : « Nuit pension Sallès avec Rachid. »
On imagine la tête d’Ali ! Et le 23 : « Autre nuit avec R, maison Zaouch,
14, rue Bou Khris. » Ali pourtant n’attendait qu’elle. Pourquoi Isabelle se
détourne-t-elle de lui ? Est-ce par crainte de sa famille prestigieuse dont elle
découvre, ébahie, la fortune ? Par peur, si elle sort avec lui, de le perdre, lui
qu’elle surnomme « l’Unique 4 » ou encore « l’homme exceptionnel » ?
Pour Ali, le coup est rude, et si, fin juin, elle tente de le rassurer en lui
certifiant que la relation avec son ami Rachid ne durera pas, le mal est fait.
Mais Isabelle a trop de vie à rattraper.
Habillée en garçon, en compagnie de Dédale, elle arpente Tunis, errant,
à l’heure élue du Maghreb, du côté des tombes grises du cimetière antique
de Bab-el-Gorjani. Certains jours, avant l’aube, elle échoue dans les vieilles
ruelles abandonnées du quartier du Morkad, à deux pas du souk el-
Hadjemine ; d’autres, elle se promène avec Rachid… Bientôt, dans toute la
vieille ville, on la surnomme « le garçon avec le chien des montagnes 5 ».
Une étiquette qui n’a rien pour plaire à Ali, et encore moins à sa famille.
Elle l’interroge de ses grands yeux noirs.
– Vous m’en voulez ?
Ali reste silencieux. À la fois, il aimerait la prendre dans ses bras, à la
fois, il aimerait la secouer jusqu’à lui faire mal tant son comportement le
blesse. Songeuse, Isabelle pense au vieillard aveugle vêtu de loques qui,
tous les jours, s’assied sous la porte de Bab-el-Gorjani, aux prostituées et
aux mendiantes, Juives de Hara ou Siciliennes, qu’elle croise à la tombée de
la nuit dans les quartiers mal famés avoisinants le port 6. Un nouveau texte
émerge dans sa tête, qui raconterait l’amour passionné entre le fils d’un
pieux tunisien semblable en tout point à Ali et une fille algérienne réduite,
depuis l’enfance, à la mendicité et la prostitution 7.
– Après-demain, je pars pour l’Algérie du sud.
Ali ne trouve rien à lui répondre. Et Rachid ? Et moi ? aimerait-il hurler.
Il la fixe longuement, s’interrogeant sur ce qui le trouble si fort en elle. Elle
le regarde alors avec cette gravité qui le bouleverse, et il en vient à se
demander si, en réalité, elle n’est pas deux tant il lui est impossible de relier
la profondeur de ce regard à la vie si dissolue qu’elle mène.
À 8 heures du matin, le 8 juillet 1899, Isabelle, en complet veston,
monte dans le train qui doit la conduire à Batna. Elle a laissé Dédale aux
soins des Samuel, ainsi que son amoureux Rachid qui s’avoue désespéré.
Plus de 600 kilomètres à parcourir au moment le plus chaud de l’année.
Quand, le lendemain après-midi, elle atteint Batna, quelle n’est pas sa
déception d’apprendre que son correspondant, Eugène Letord, vient de
partir à Touggourt. Pas de chance décidément.
Le 12 juillet, en compagnie de Salah, son guide, et de deux mulets, elle
atteint Timgad, ville frontière de l’empire de Trajan. « Un arc de triomphe,
debout encore, s’ouvrait en une courbe hardie sur l’horizon ardent. Des
colonnes géantes, les unes couronnées de leurs chapiteaux, les autres
brisées, une légion de colonnes dressées vers le ciel, comme en une rageuse
et inutile révolte contre l’inéluctable Mort 8… » Le même jour, elle fait part
dans son Journal de route 9 d’une altercation avec Vatin, l’inspecteur des
ruines. Est-ce au sujet de l’eau comme elle le raconte dans sa nouvelle
Yasmina ? « Le gardien roumi *2, employé des beaux-arts, ne permettait
point aux gens de la tribu de puiser l’eau pure et fraîche dans cette fontaine.
Ils étaient donc réduits à se servir de l’eau saumâtre de l’oued où
piétinaient, matin et soir, les troupeaux. De là, l’aspect maladif des gens de
la tribu continuellement atteints de fièvres malignes 10. » Dans cette
nouvelle, Isabelle s’en prend violemment aux colons si hostiles à tout ce qui
est arabe et musulman. Si Yasmina craint autant son amoureux, c’est parce
qu’il est français. N’est-ce pas à cause d’eux que les Arabes paient des
impôts écrasants et sont spoliés de leurs biens 11 ? En s’inspirant du décor
sinistre du village nègre *3 de Batna, Isabelle va encore plus loin. C’est là,
dans l’une ces masures en bois sales et délabrées 12, que, délaissée par
Jacques, Yasmina finira par se prostituer pour survivre.
– Chien ! Lâche ! Kéfer ! hurle-t-elle à la face de celui qui l’a si
lâchement abandonnée.
De cette nuit d’errance dans le village nègre de Batna, Isabelle tirera
d’autres textes *4 s’inspirant, cette fois, de la vision de ces tout jeunes
prisonniers creusant sans relâche, exténués, sous la menace des fusils.
Combien d’heures, tapie dans l’ombre, est-elle restée à les observer cette
nuit-là ?
Le lendemain, toujours en compagnie de son guide Salah, elle prend le
train pour Biskra située plus au sud, troquant cette fois le complet veston
contre la tenue de cavalier arabe pour se faire passer pour Si Mahmoud
Saadi, jeune taleb turc passionné d’études coraniques et de voyages.
Si Mahmoud… Un nom qu’on retrouve dans trois de ses nouvelles : Vision
du Moghreb, Silhouette d’Afrique. Les Oulémas, ainsi que dans ce texte
inédit où l’époux perd sa femme bien-aimée. C’est la toute première fois, en
revanche, qu’Isabelle adopte ce nom de Saadi, « l’heureux » en arabe, nom
également d’un des plus grands poètes persans soufis de l’âge médiéval.
Si Mahmoud Saadi, un nom porteur de bonheur et de sagesse qu’Isabelle, à
partir de cette période, va de plus en plus s’approprier.
Pour atteindre Biskra, Isabelle emprunte le même itinéraire qu’Eugène
Fromentin dans son livre Un été au Sahara, dont elle connaît des passages
entiers par cœur. On imagine son émotion au moment où, après avoir
franchi le fameux défilé d’El Kantara, le train quitte le Tell *5 et débouche
« sur la plaine immense et plate du petit désert d’Angad, premier essai du
grand Désert 13 ». À cet instant, elle « est » Fromentin et tout est possible. À
peine arrivée, elle se met en selle et chevauche sous les étoiles pour arriver,
vers minuit et demie, à l’oasis de Sidi Okba où, avec Salah, son guide, elle
dort sur une natte posée à même le sol 14. Dès le lendemain, Isabelle
demande à visiter la mosquée considérée comme la plus ancienne de
l’Algérie, puis elle part se recueillir devant les reliques de Sidi Okba, ce
conquérant impitoyable sans lequel l’Empire musulman n’aurait sans doute
pas vu le jour. À l’heure du déjeuner, elle obtient la faveur de s’entretenir
avec le caïd et l’instituteur. La question de Dieu
bouillonne en elle. Elle veut tout savoir. Tout acquérir.
Lorsqu’elle retourne à Biskra, comment reconnaître la ville qu’elle a
laissée, quasi déserte, il y a à peine vingt-quatre heures ? C’est le 14 juillet.
Les rues regorgent de monde. Entre les balcons illuminés de la grande et de
la petite rue des Ouled, la foule bigarrée et joyeuse se déplace pour investir,
un peu plus loin, les innombrables terrasses des cafés devant lesquels les
Ouled-Nail *6 font rouler leurs hanches et onduler leur abdomen en
s’accompagnant de jeux de mouchoirs et de tam-tam 15. Isabelle, vers
minuit, se laisse aller à fumer du kif. Quel bonheur ! Voilà une journée
comme elle aimerait les vivre toutes : cavaler dans le désert, interroger
Dieu, atteindre, dans les effluves de vieux marc et le brouhaha des langues,
la semi-extase.
Au matin, le lieutenant Fridel lui apprend qu’elle doit se procurer un
laissez-passer pour se rendre plus au sud. Il lui conseille d’approcher le
capitaine baron Adolphe Roger de Susbielle, qui loge à ce moment à l’hôtel
Oasis.
Avec ce ton cassant qui lui est propre, ce dernier propose à Isabelle de
faire partie de son convoi qui part dès le lendemain. Isabelle accepte
aussitôt et, le soir même, invite Salah et ses nouveaux amis pour fêter la
nouvelle. Au nom de Susbielle, tous se figent. Nul homme en Algérie n’est
plus haï des Arabes que celui-ci. Aimant les humilier pour un oui ou pour
un non, c’est lui qui est allé jusqu’à faire accuser de vol l’homme de
confiance de Si Eddin ben Hasma, un agha *7 extraordinairement vénéré
dans le Sahara. Jamais, dans tout le désert, on n’a encore vu quelqu’un se
conduire aussi mal. Isabelle en prend note et quand, à l’aube, Susbielle
passe la prendre, elle prétexte un changement de dernière minute. Flairant le
mensonge, le capitaine ne cessera de se méfier d’elle à partir de ce jour.
Le 18 juillet, Isabelle part à cheval pour Touggourt avec Salah et un
autre guide qui pense avoir affaire à un jeune taleb. Sous des chaleurs qui
avoisinent les 46 degrés, le périple dure six jours : bordj *8 infesté de
scorpions, partie de cartes avec des caravaniers chéouiya, cours de français
à leur cheikh, troupe de Joyeux *9 rencontrés en plein désert et qui ont
décidé de marcher plus de 700 km pour porter plainte à leur général… Un
soir, prise de fièvre, Isabelle croise une caravane de Chaambas qui les
invitent à se joindre à eux. Dans la nuit, elle manque de périr avec son
cheval dans une sebkha *10. Le jour suivant, elle se prend une cuite
mémorable avec deux chasseurs d’Afrique du bureau calligraphique. Le 22,
à nouveau prise de fièvre, Isabelle cherche un lieu pour se reposer. Par ordre
de Susbielle, elle apprend qu’elle n’a pas le droit de séjourner plus de vingt-
quatre heures dans un bordj. Elle se voit alors contrainte de reprendre la
route après seulement un jour de repos. Toujours en compagnie de ses deux
guides, elle croise, vers 2 heures du matin, en plein désert, la voiture de
Frédéric Séraphin Camille Pujat, le commandant supérieur du Cercle de
Touggourt qui part pour un congé. Isabelle, songeuse, regarde l’équipée
s’éloigner. Tout lui paraît si irréel depuis qu’elle est partie avec ses deux
compagnons.
Enfin, le 24 juillet, la petite troupe atteint Touggourt. Il est environ midi
et la chaleur est accablante. Après une courte sieste, Isabelle est sommée de
se présenter à Susbielle. Le ton monte immédiatement entre eux. Le
capitaine refuse catégoriquement de lui délivrer un laissez-passer pour se
rendre, plus au sud, à Ouargla. Le massacre de l’expédition de Paul Flatters
en février 1881, dont aucun Français n’est ressorti vivant, est encore dans
toutes les mémoires, et Susbielle se demande bien ce qui peut donner envie
à cette folle de se promener là-bas. Comme la plupart de ses compatriotes, il
n’a que peu d’intérêt pour l’Islam. Ouargla est un des berceaux de
l’ibadisme *11. Selon les adeptes de cette école, le commandeur des croyants
ne doit pas nécessairement provenir de la lignée de Mahomet, ni être d’une
certaine race ou couleur. Dans le même ordre d’idée, les dirigeants
musulmans de la nation doivent être élus par une choura *12, sans distinction
d’appartenance ethnique ou de lignage. En cette fin de siècle, un grand
nombre d’intellectuels ibadites s’engagent dans le Nadha *13 ainsi que dans
la contestation anticoloniale. Est-ce pour ces raisons qu’Isabelle tient tant à
s’y rendre ? À la fois pour s’approcher au plus près des origines de l’islam,
à la fois pour entendre un discours qui pense l’islam de demain ? Face au
refus obstiné du capitaine, elle finit par exiger un laissez-passer pour le
Souf. Là-bas, elle ne retrouvera cependant pas Letord qui, apprend-elle,
a décidé de rejoindre Batna à cheval ! Huit cents kilomètres en selle, ce type
est assurément encore plus fou qu’elle.
Après trois jours de repos à Touggourt, elle reprend la route en direction
d’El Oued, la ville aux mille coupoles, qu’elle atteint, éblouie, après quatre
jours de chevauchée.

C’était l’heure élue, l’heure merveilleuse au pays d’Afrique


quand le grand soleil de feu va disparaître enfin, laissant reposer
la terre dans l’ombre bleue de la nuit. Du sommet de cette dune,
on découvre toute la vallée d’El Oued, sur laquelle semblent se
resserrer les vagues somnolentes du grand océan de sable gris.
[…] Jamais, en aucune contrée de la terre, je n’avais vu le soir se
parer d’aussi magiques splendeurs !
Soudain, de toutes les mosquées nombreuses, une autre voix
s’élève, solennelle et lente :
Allahou Akbar ! Allahou Akbar ! Dieu est le plus grand ! clame
le mueddin aux quatre vents du ciel.
[…] De toutes les dunes, de tous les vallons cachés, qui
semblaient déserts, tout un peuple uniformément vêtu de blanc
descend, silencieux et grave, vers les zaouïya et les mosquées
16
[…] .
El Oued : terre tant recherchée, tant réclamée, et qui s’offre à elle en ce
4 août béni. C’est promis, elle reviendra. Parce que c’est ici qu’elle veut
renaître. Elle, Si Mahmoud Saadi, vagabond bienheureux du désert, assoiffé
de Dieu, de silence et de solitude.

*1. « Déjà, on ne te doit plus ni pleurs ni douleurs / Qui meurt au monde, dans le ciel renaît. »
*2. Roumi : Blanc, Européen.
*3. Village nègre : expression colonialiste de l’époque pour désigner les quartiers populaires qu’il ne
fallait surtout pas confondre avec les quartiers dits « européens ».
*4. Prisonniers sur la route, Pages d’islam, Fasquelle, 1920.
*5. Tell algérien (colline, tertre, hauteur), représente le Nord de l’Algérie.
*6. Ouled-Nail : ce mot désigne initialement une tribu d’origine arabe puis, plus généralement des
danseuses prostituées.
*7. Agha : chef.
*8. Bordj : lieu fortifié et isolé.
*9. Les bataillons d’infanterie légère d’Afrique (BILA), connus sous les surnoms de Bat’ d’Af’ et de
Joyeux, étaient des unités relevant de l’armée d’Afrique. Ils regroupaient des militaires libérés ou
sanctionnés durant leur service.
*10. Sebkha : lac salé souvent asséché.
*11. Ibadisme : dernier rameau de la troisième branche (bien méconnue !) de l’islam : le kharijisme,
fondée moins de cinquante ans après la mort du Prophète.
*12. Choura : conseil.
*13. Nadha : mouvement (égyptien au départ) de renaissance arabe moderne, à la fois littéraire,
politique, culturel et religieux qui repose sur les principes de la raison et de la démocratie.
CHAPITRE XI

« Isabelle – Si Mahmoud »

Sur place, Antoine Maximin Toulat, cavalier muté du 2e spahi et chef


des Affaires indigènes, l’accueille à bras ouverts. En plus d’être jeune, beau
et élancé, Toulat est un érudit qui parle couramment l’arabe. Peu
connaissent aussi bien que lui la vie des nomades du désert, au point que
son nom est sur toutes les lèvres dès qu’on parle de politique saharienne.
Mais qu’importe la notoriété. Toulat est avant tout un homme de terrain qui
ne se formalise ni des protocoles, ni des étiquettes. Qu’Isabelle se fasse
passer pour un jeune Turc lettré l’amuse plus que ça ne le choque. Entre elle
et lui, l’entente est immédiate. Une deuxième belle rencontre attend
Isabelle : le docteur Mauviez, médecin chef de l’hôpital d’El Oued. C’est le
coup de foudre. Elle couche avec lui le soir même !
Tout prendre. Tout vivre. Ensevelir la douleur sous un déluge de
sensations.
Avant même que l’aube ne se lève, Isabelle part voir la koubba *1 de Sidi
Bou-Djema. Par-delà les rencontres, Isabelle n’oublie jamais Dieu,
l’associant même à l’étreinte amoureuse, au point parfois de ne plus savoir
faire la différence entre l’ivresse des sens et l’extase mystique. Ces deux
états de jouissance ne sont-ils pas un seul dans le fond ?
Dans la pénombre de la chambre, Mauviez sourit en l’écoutant. Lui,
Dieu, c’est dans l’œil de ses malades qu’il le rencontre parfois, mais
seulement parfois, hein ! Isabelle rit de bon cœur. Ils ne se seront connus
que trois jours. Jamais cependant elle n’oubliera ce « docteur Subtil » dont
l’intelligence l’a subjuguée.
Sur la petite koubba, le jour se lève à présent. En rangées, face au ciel,
des pèlerins prient quand paraît un cortège en haut de la dune. C’est
l’enterrement d’un jeune homme. Mais pas un cri. Pas une larme. Avec
calme, les hommes creusent rapidement un trou dans le sable. Après avoir
comblé la fosse, ils plantent « trois palmes vertes dans le sable du tertre que
la brise fraîche entame déjà. Puis, tout le monde s’en va 1 ». Isabelle se
retrouve seule face au petit monticule abandonné. Étrangement, tout chagrin
l’a quittée. C’est si simple de mourir ici. Si beau.
Elle serait bien restée toute sa vie à El Oued, seulement Toulat et
Mauviez partent avec le convoi qui s’achemine vers Batna, et elle ne se voit
pas rester toute seule. Elle a encore trop besoin d’être violemment désirée.
Le 6 août, à 7 heures du soir, elle lève le camp avec eux. Neuf
chameaux, deux spahis, quelques Chaambis, et un brigadier 2 font partie de
la caravane.
Arrivé à Guémar, Toulat associe Isabelle à toutes les réceptions données
par les notables. Sait-il alors qu’elle sort avec Mauviez ? Le 9 août, le
docteur leur fait ses adieux. Isabelle lui jure de revenir le voir bientôt.
Avec Toulat et le reste du convoi, dix jours de marche l’attendent
jusqu’à Batna. La traversée est rude. Nous sommes au mois d’août, le
baromètre affiche des températures qui avoisinent les 50 en plein jour. Le
10, un cheval trépasse d’insolation, et les jours suivants, l’eau fait défaut.
Isabelle, exténuée, meurt de soif. Mais elle s’en moque. Pousser le corps
jusqu’à son extrême limite, le ressentir par-delà la douleur quitte à brûler
vive. À Stah Meraya, l’eau s’avère trouble et croupie. Isabelle, comme les
autres, se rue dessus et lèche, et boit. À Mguerbrah, les spahis veulent
massacrer les habitants du bordj, et il s’en faut de peu pour que la scène ne
vire au cauchemar. À Bordj Saada enfin, elle est terrassée par une fièvre si
violente qu’un guide part avec mission de rapporter de la glace. Elle
ruisselle et claque des dents. Mais n’est-ce pas cela qu’elle recherche ? Cet
état de semi-transe où le corps rejoint le râle et cède ? Se vidant de tout :
des morts, de la crasse, des cris en soi.
Le 17 août enfin, le convoi arrive à Biskra à 5 heures du matin. Isabelle,
à peine remise de sa fièvre, à bout de forces, repart aussitôt avec Toulat en
direction de Batna. Depuis combien de temps sortent-ils ensemble ? À lire
Isabelle, depuis quelques jours au moins : « Son amour était à son apogée le
jour où il a si désespérément pleuré, lors de notre arrivée à Biskra. Il
m’aimait, ne me comprenant pas, et me craignait 3. » S’est-elle tournée vers
lui sitôt le docteur reparti pour El Oued ? Est-elle sortie avec Toulat et
Mauviez en même temps ? En cette fin d’été, Isabelle dévore les hommes.
Deux, trois, quatre aventures, qu’importe, pourvu qu’elle continue de faire
partie des vivants.
Deux jours plus tard, elle arrive à Batna où elle retrouve enfin Eugène
Letord. Sur cette rencontre tant espérée, Isabelle se montre des plus
laconiques. Est-elle déçue par le personnage ? Elle vient de vivre une
histoire fulgurante avec Mauviez, puis avec Toulat, ce Français de Poitiers
« à l’âme arabe qui aime la vie dure du désert et dont l’amour a quelque
chose de sauvage 4 ». Est-ce ce trop-plein de sentiments qui, ce soir-là, lui
fait noter d’une façon aussi brève : « Dîner avec Letord hôtel
Continental 5 » ? Lorsque Toulat doit repartir, les adieux sont difficiles. De
nature passionnée, il se montre dur avec elle, limite violent. Face à ce
débordement, Isabelle suffoque. Qu’il s’en aille au plus vite. Elle
n’appartient à personne.
Comble de l’ironie, elle reçoit le même jour une lettre larmoyante de
Mohammed Rachid, son amoureux de Tunis. D’elle, il n’a reçu en deux
mois qu’une pauvre carte postale et a le cœur brisé. Il signe sa lettre : « Ton
victime 6. » Isabelle soupire. Elle se sent si loin de tout cela à présent.
Dans son journal, Eugène Letord rapporte avoir passé avec Isabelle sept
jours à Batna 24 h / 24 h. Fantasme d’un homme amoureux ou réalité ?
Isabelle, de son côté, fait état d’une excursion dans le Djebel Aurès avec
ascension du djebel Zouggoun à la clef 7. Lequel des deux ment ? Une chose
semble sûre : en cette fin de mois d’août 1899, Isabelle, après avoir
largement joui des hommes, ne désire plus qu’être seule et sans plus aucune
attache. « Je voudrais tenter la chance d’un semblant de bonheur, le seul, je
crois, qui peut advenir dans ma rude et pauvre vie : me créer,
indépendamment de tous, loin de tous, un nid solitaire, où je pourrais
revenir toujours, et ensevelir les deuils successifs qui m’attendent
encore 8. »
Ce besoin radical de solitude, est-ce parce qu’elle vient d’apprendre
qu’Augustin s’est marié ? Dans une dépêche qu’il lui a adressée, il lui
donne rendez-vous à la fin du mois à Bône pour fêter l’événement. Isabelle
lit et relit sa lettre la gorge nouée.
À peine arrivée, elle se rend au cimetière où est enterrée sa mère.
Pauvre petite tombe de faïence blanche et bleue éclairée par les rayons de la
lune et sur laquelle on peut lire : « Fathima-Menoubia / Nathalie –
Dorothée – Charlotte Eberhardt. » Longtemps, Isabelle se recueille devant
ce nom, cherchant en elle la résignation des hommes d’El Oued. Mais elle a
beau essayer, le chagrin la dévore. Sa mère lui manque tant. Où sont-ils, ses
baisers ? Où, bon sang ?!
Le lendemain, se promenant dans les rues de la ville, elle tombe sur
Ahmed, le petit Kabyle que Natalia et elle voulaient adopter. Si la joie des
retrouvailles est là, la déception est rude : dépourvu d’aide, le petit est
redevenu un vagabond. Le même jour, elle retrouve son frère au bras de sa
belle Hélène ; comme cela lui fait drôle de voir « son » Augustin amoureux.
Le cœur serré, elle les accueille du mieux qu’elle peut, s’efforçant de
paraître joyeuse. Au fil des heures, plus elle les voit rire, plus tout s’attriste
en elle. Pour ne pas gâcher leur bonheur, elle prétexte un mal de tête. Le
cœur lourd, avec le chien Dédale qu’ils ont ramené de Tunis, elle longe les
ruelles de la blanche Annaba. Tout lui paraît soudain si triste et si absurde.
Lorsqu’elle arrive à Tunis avec le couple, une nouvelle déception
l’attend. Malgré la lettre qu’elle lui a envoyée juste avant son départ, Ali lui
en veut encore de lui avoir préféré son ami Mohammed Rachid et sur le
quai du port, il la bat froid. Dans ce courrier pourtant, elle lui affirmait :
« Non pas pour les autres ni même pour vous, puisque cela semble vous
être si profondément égal, mais pour moi seule je ne vous ai en rien trompé
sur la nature réelle de ce qui a pu se passer l’autre soir 9. » Mais les mots ne
sont que des mots et Ali reste un homme blessé.
À la date du 3 septembre, on lit dans son Journal de route : « Matin
8 heures chez Ali. Réconciliés. » Le soir, elle indique être partie à la
Goulette. Avec lui ? La réponse se trouve dans ses Journaliers, à la date du
21 février 1901, soit quelque deux années plus tard : « Je me suis souvenu
de ce soir de septembre, il y a deux ans, où, accoudée avec Ali, à la petite
fenêtre du beuglant juif de La Goulette, à la veille du lugubre départ, quand
je sentais tout s’effondrer autour de moi et en moi et où seule la mort me
semblait une issue possible, j’écoutais, d’un côté, bruire doucement la mer
calme, et de l’autre, la voix claire et pure de la petite Noucha de
Sidi Béyène moduler la triste cantilène andalouse : Ma raison a fui, ma
raison a fui [en arabe] ! La voix chaude, passionnée et sonore d’Aly
reprenait, comme en rêve, le refrain mélancolique et moi, j’écoutais 10… »
Cette nuit-là, Ali lui apprend combien sa famille se méfie d’elle depuis
qu’elle a appris sa façon de se conduire avec les hommes. Isabelle le
dévisage, incrédule.
– Mais en quoi cela les concerne-t-il ?
Ali baisse la tête, murmure que les choses ne sont pas si simples. Sait-
elle au moins ce qu’on dit sur son compte à Tunis ? Qu’elle est ni plus ni
moins qu’une… Isabelle hausse les épaules. Tant de méchanceté, elle ne le
comprend pas. Dans le silence épais de la nuit, Ali se tait. Que faire d’une
telle fille ? Et comment envisager le moindre avenir avec elle ? Après
quelques jours passés à discuter autour de la question de Dieu, de la
jouissance et de la liberté, ils s’apprêtent à nouveau à se dire adieu. En
signe de profonde amitié et parce qu’Ali le lui demande, Isabelle lui prête la
modique somme de 5 000 francs afin qu’il puisse se rendre, comme il le
souhaite, à Constantinople. Que compte-t-il faire là-bas ? Fomenter une
révolution contre le Sultan rouge ? Étudier ? Les deux jours suivants,
Isabelle fait un aller-retour éclair à Marseille. On ignore les raisons qui l’ont
poussée à effectuer ce voyage en un temps aussi record. Est-ce à la
demande de Frank Markovitch, son banquier ? Les Samuel ont déjà
largement commencé à puiser dans la fortune d’Isabelle et d’Augustin. S’en
est-il rendu compte ? Est-ce pour signer des papiers urgents en rapport avec
la succession ? Pour acheter des actions en vue de faire fructifier leur
capital ?
Quand elle revient à Tunis 11, son moral est à zéro. Dîne-t-elle avec Ali
ce soir-là ? Le lendemain, « après avoir traversé une de ces crises morales
qui laissent les âmes abattues comme repliées sur elles-mêmes 12 », elle
monte dans un train qui l’emporte plus au sud.
Tous ces hommes qu’elle a aimés, qu’elle laisse derrière elle…
Dernières attaches à son passé qu’elle aurait tant aimé retenir, dont les
silhouettes pourtant s’effacent déjà, comme si la Route l’exigeait. « Égoïste
bonheur peut-être […]. Le chemineau solide, qui contemple l’horizon libre
[…] n’est-il pas le maître absolu des terres, des eaux et même des cieux ?
Quel châtelain peut rivaliser avec lui en puissance et en opulence 13 ? »
En tête de quai, le chef de gare donne un coup de sifflet. Isabelle frémit.
Où est l’enfance, où est la maison, et le frère, et tous les rires ? Dans le
wagon, elle s’assied, empesée, lourde. Puis le train s’ébranle, et plus il
prend de la vitesse, plus elle devient légère, comme si dans son élan, la
machine effaçait tous les malheurs passés pour ne laisser de vivant en elle
que ce moment où, tournant enfin le visage vers la fenêtre, elle s’émerveille
de la beauté du ciel.
Maxula Rhadès, Hammm-el-Lif, Bir-bou-Rekba, champs tout dorés de
chaume, mer quasi violette, oliveraies immenses… Sans but et sans hâte,
Isabelle se laisse porter à travers ce pays sans âge, doux et paisible. Puis
Sousse enfin, la ville arabe tortueuse, étagée sur une colline haute et enclose
d’une muraille sarrasine 14.
C’est à l’hôtel Sahel qu’Isabelle rejoint Abd el Halim Elaraby,
lieutenant de tirailleurs indigène dont elle a fait la connaissance à Tunis au
mois de juin dernier. Habillée tel un riche citadin tunisien en bas blancs,
larges culottes, camisole aux manches longues retenue par une large
ceinture rouge, gandoura et burnous, elle a, de plus, coiffé sa tête rasée d’un
petit fez *2 d’où le gland tombe gracieusement jusqu’à l’épaule 15. Quand
Si Elaraby l’aperçoit, pas un instant il ne pense avoir affaire à une femme,
et c’est vraiment Mahmoud, ce jeune Turc échappé de son collège, qu’il
accueille à bras ouverts.
Le soir même, ils dînent dans la salle à manger de l’hôtel remplie
d’officiers français qui, aux gestes d’Isabelle, à sa façon de se déplacer,
comprennent immédiatement, eux, qu’elle est une femme. Abasourdis, ils la
voient monter à l’étage en compagnie du tirailleur. Qui est cette fille ?
Aucun d’eux n’ose cependant monter la questionner. Qui, à Sousse, ne
connaît pas l’histoire de ce Si Elaraby qui, il y a quelques années, avec un
sang-froid inouï, tua d’un coup de canif dans le cœur l’homme qui
l’attaquait, revolver au poing, avec quelque douze autres compères ? Depuis
lors, pas un pour oser s’y frotter.
À l’étage, Isabelle est à mille lieues d’imaginer le scandale qu’elle vient
de susciter en bas. Déroulant « à la mode arabe » une couverture et
quelques coussins sur le sol, elle s’étend à demi et fume aux côtés de son
nouvel ami. Demain, il part au Sahel où, en tant que khalifa *3, il doit
prélever la medjiba *4 à laquelle tous les sujets mâles de la régence sont
soumis. Les tribus là-bas sont hostiles et pauvres, et son appréhension est
grande. Quel soulagement ce serait pour lui si son frère acceptait de
l’accompagner. Isabelle acquiesce aussitôt. Ces hauts plateaux du Sahel, ne
sont-ils pas ceux qu’Eugène Fromentin, son maître, a traversés une année
durant ?

Pour s’y rendre, ils prennent un train qui s’arrête à Monastir puis à
Kasr-Heller où, au crépuscule, les maisons très blanches semblent prendre
feu. Alors qu’ils traversent Seyada, Si Elaraby part d’un éclat de rire :
« Celui qui, une fois, respire l’air salé de la mer à Seyada et le parfum
capiteux de ses filles, en oublie le sol natal 16. » Cette camaraderie
d’homme, ce qu’Isabelle peut l’aimer ! Nulle mièvrerie ici, et à l’inverse de
l’Occident, un contact de tous les instants où, entre frères, on se donne
l’accolade et on se tient la main. Lorsqu’elle arrive à Moknine, tout spleen a
disparu. Dans la vieille ville, Isabelle passe des heures de rêve, aux sons des
instruments et des chants de jadis 17. Puis, à nouveau, ils repartent. À
Sid ‘Enn’eidjà, premier hameau d’Amira, Si Elaraby lui demande d’être son
greffier.
Au fond d’une petite cour, assis à même une natte, ils reçoivent le
cheikh du village. Tous les anciens de la tribu l’accompagnent. Sur un ton
larmoyant, le vieillard tente d’expliquer qu’ils n’ont plus rien.
« Tu n’as ni maison, ni jardin, ni rien ?
D’un geste de résignation noble, le Bédouin lève la main :
– Elhal-hal Allah *5 !
– Va-t’en sur la file de gauche 18. »
Demain, les spahis feront emprisonner ceux qui ne peuvent rien payer.
Quant aux autres, sous les cris de détresse de leurs femmes et de leurs filles,
ils se voient contraints de donner les derniers biens qu’il leur reste : là, une
poule, là une chèvre, une brebis, un panier.
Pendant près de trois semaines, Isabelle essuie avec Si Elaraby
l’hostilité croissante des tribus. Le soir venu, son camarade, le cœur serré,
confesse devant le ciel sa honte, mais qu’y peut-il si le pouvoir est aussi
rapace ? À leur vue, au hameau de Chrahel, une ramasseuse de figues vide
violemment son panier à leurs pieds : « La malédiction de Dieu soit sur
vous ! Vous venez pour nous prendre notre bien 19 ! » Au moment où un
spahi s’apprête à la corriger, Si Elaraby l’arrête d’un geste. Ne serait-il pas
fou de rage, lui aussi, si on lui confisquait ses biens ? La nuit venue, le cœur
plein de tristesse, il écoute, aux côtés de Mahmoud, les mélopées d’un
berger. Dans le ciel, ce sont des milliards d’étoiles, et partout alentour, un
paysage sans fin.
Si, durant ce périple, les scandaleuses injustices auxquelles Isabelle
assiste l’affectent profondément, elle éprouve en même temps dans ce pays
« la sensation délicieuse de liberté et de bien-être 20 ». Délivrée de toute
attache, elle respire peut-être pour la première fois depuis la mort des siens.
Jamais, par ailleurs, elle ne s’est sentie aussi « écrivain » : avec une
discipline qui lui est nouvelle, elle prend le temps, chaque jour, de relater
les faits et les gestes de chacun. À l’instar de Fromentin, parti douze ans
auparavant une année dans le Sahel, elle écrit « ses souvenirs, comme on
plante un arbre, afin de demeurer de près ou de loin enraciné dans sa terre
d’adoption 21 ».
L’écriture. Dernier lien capable de réunifier ces deux parts si
dissemblables d’elle-même : d’un côté, l’Isabelle cloîtrée de l’enfance, de
l’autre, le Si Mahmoud aventurier et mystique du désert.
Un matin, après une course effrénée, elle arrive avec Si Elaraby au
douar *6 des Hadjedj, constitué d’une centaine de gourbi et de tentes basses
sur une colline arrondie. Pas un arbre, pas une herbe. En s’approchant, ils
comprennent rapidement qu’un incident a eu lieu. Discutant par groupes ou
accroupis, les hommes du village se démènent tandis qu’au milieu du
douar, les femmes, enveloppées de voiles bleus ou rouges, se lamentent
autour d’un haïk *7 noir, gluant de sang qui recouvre un cadavre. C’est leur
frère, Hamza ben Barek, qui a été tué par Aly ben Hafidh d’un coup de
matraque, et tous veulent dès à présent le venger. « Les gestes et les cris
sont d’une violence inouïe et les faces anguleuses des maigres Hadjedj
deviennent effrayantes 22. » Leur cheikh tente de les calmer, mais seules les
menaces des spahis et des deïra *8 parviennent à les contenir. Trois jours de
discussions pour les convaincre de laisser la caravane repartir avec le
prisonnier vivant. Sur le chemin, la mère de ce dernier émerge tout à coup.
En pleurs, elle le supplie d’avouer : « Si tu as tué, pour que Dieu ait pitié de
nous et de toi, et pour que l’Ouzara *9 ne soit point impitoyable, avoue ! »
Alors, le très jeune garçon se met à pleurer et murmure tout bas son aveu.
Partout, parmi les cavaliers arabes, la nouvelle est accueillie par un cri joie :
« Il a avoué ! Il a avoué ! » Et dès lors, toute haine retombe pour faire place
à la plus profonde des pitiés 23.

De ce périple, Isabelle tire un texte qu’elle intitule Un automne dans le


Sahel, en hommage à son maître Fromentin. En parallèle, elle rédige un
pamphlet *10 dans lequel, plus polémique que jamais, elle s’en prend aussi
bien aux Français qu’aux Arabes : « J’ai pu, aidée par des circonstances
fortuites, singulièrement favorables, voir comment l’on fait rentrer là-bas
[en Tunisie] les arriérés d’impôts et comment l’on fait les enquêtes
judiciaires. Eh bien, je déclare que l’un et l’autre se pratiquent de la façon la
plus révoltante, la plus barbare, et cela non pas occasionnellement mais
constamment au vu et au su de la plupart des fonctionnaires français civils
ou militaires chargés de contrôler les fonctionnaires indigènes […]. En
Tunisie, loin des grands centres, tout comme dans tant de localités sud
algériennes, le règne de la matraque bat son plein. Les cheikhs de tribus,
subordonnés aux caïds et à leurs khalifa, sont toujours choisis parmi les plus
riches et les plus aptes par conséquent à fournir d’opulents cadeaux dont ils
se dédommagent d’ailleurs en exploitant férocement leurs administrés. Ce
sont eux qui dressent la liste des contribuables et informent les autorités des
crimes et des délits commis dans leurs tribus. Là encore règnent le
favoritisme et le bon plaisir les plus insolents 24. »
Par une lettre datée du 29 septembre 1899, et adressée à un ami d’Ali 25,
on apprend que le retour sur Tunis a été beaucoup moins glorieux. À son
arrivée, la belle-mère d’Ali chasse Isabelle, hurlant qu’elle a nui à la
réputation de la famille. Le lendemain, Ali, très mal à l’aise, lui apprend
qu’à Tunis, les gens racontent qu’il est son souteneur et qu’il lui tolère des
amants en échange d’argent. D’un geste maladroit, il lui rend ses
5 000 francs, bredouillant qu’il serait préférable qu’elle quitte la ville.
Isabelle le fixe, sidérée. Est-ce encore son ami qui lui parle ? Tout ça pour
de simples rumeurs. Ali s’énerve. Ces rumeurs risquent de compromettre
toute son existence ! Mais Isabelle n’écoute plus. « Je me sens contre tous
ces misérables la même haine férocement froide », écrira-t-elle plus tard à
son sujet et à celui d’autres faux amis, « non pas parce qu’ils m’ont volée,
mais parce qu’ils m’ont outragée, et parce qu’ils sont vulgaires, vils et
insolents 26 »…
Après ce bref entretien, Isabelle repart à Moknine début novembre. De
cette période, on ne sait quasiment rien sinon, d’après le registre de sa
correspondance, qu’elle a fait venir Mohamed Bourguiba, l’ami d’Ali
(accompagné de ce dernier ?), et qu’elle a tissé des liens avec le khalifa de
Monastir, ainsi qu’avec un certain Ahmed ben Salah. À l’exception de ce
document, rien, pas une ligne. Letord l’a-t-il rejointe là-bas ? Nous pouvons
supposer qu’elle profita de ces semaines pour corriger son texte Un
automne dans le Sahel.
Lorsque, le 10 octobre, elle embarque pour Marseille, elle se jure de ne
jamais remettre les pieds en Tunisie.

*1. Koubba : tombeaux de saints.


*2. Fez : calotte tronçonique en laine, généralement rouge, qui fut la coiffure traditionnelle des Turcs.
*3. Kahlifa : vice-gouverneur des caïdats du bey de Tunis.
*4. Medjiba : impôt de capitation.
*5. Elhal-hal Allah : la chance appartient à Dieu !
*6. Douar : village.
*7. Haïk : châle, voile, tissu.
*8. Deïra : gardes municipaux, gendarmes.
*9. Ouzara : cour criminelle musulmane à Tunis.
*10. Il ne nous reste, à ce jour, que deux feuillets de ce texte d’Isabelle.
CHAPITRE XII

« Tourner le dos au néant »

Face à l’imposant boulevard Mérentié bordé de deux rangées de


platanes, un doute traverse Isabelle. Est-ce vraiment ici qu’Augustin a élu
domicile ? Dans ce boulevard bourgeois, large et solitaire ?
L’appartement des jeunes mariés est modeste, mais Hélène et Augustin
sont si fiers de le lui faire visiter : là, leur chambre à coucher, là, la salle
d’eau, là encore, l’endroit où leur bébé dormira sitôt qu’Hélène tombera
enceinte. Isabelle encaisse la nouvelle avec un pincement au cœur. Ainsi
donc, Augustin veut un enfant ? Ravi, il lui affirme que c’en est fini de sa
vie de débauche, qu’il va devenir un papa formidable.
– Et le travail, tu en as trouvé ?
Augustin baisse les yeux. Il a tant à faire entre l’aménagement de la
maison, les courses, et sa femme. Isabelle le regarde, déconcertée. Est-ce
bien son frère qui lui parle ?

Dans la petite chambre qu’ils lui allouent, elle se met à écrire à tous
ceux qu’elle a laissés : au khalifa de Monastir, à un certain Ahmed Chérif
de Tunis, à Ali enfin, qu’elle ne peut se résoudre à oublier, et avec lequel
elle veut croire qu’un avenir reste possible. Grâce au registre de sa
correspondance 1, on découvre qu’elle a rédigé pas moins de quinze lettres
le 13 octobre, dont deux à la Banque d’escompte de Moscou. Est-ce pour
répondre aux actions intentées par les enfants légitimes d’Alexandre
Trofimovsky ? Pour se défendre des accusations de son frère Nicolas ? Le
même jour, elle écrit une nouvelle missive à Ali. Elle se sent si à l’étroit
face à ce couple qui ne rêve que de vie sage et ordonnée. Que ne donnerait-
elle pas pour se retrouver face à l’immensité du désert. « Nostalgies !
Nostalgies éparses dans Marseille, égarées comme de grands oiseaux qui
vont repartir, qui se posent seulement 2 ! » À peine a-t-elle fini son courrier
à Ali qu’elle s’empresse d’écrire à Toulat : ramener tous les hommes aimés
dans la chambre, leur corps, leur passion pour elle. Mais cela ne suffit pas,
et Isabelle écrit à Abd el Aziz croisé un an plus tôt au bar de la Marine.
Faute d’adresse, elle n’hésite pas à lui envoyer sa missive chez Mohammed
Rachid, son ex de Tunis encore fou amoureux d’elle, et c’est à se demander
à quel jeu cruel elle se livre.
Si Isabelle a désiré tous ces hommes, elle ne les a jamais autant aimés
qu’Augustin, son frère, cet amour interdit. Dans chacune de ces relations,
quelque chose lui a manqué : quelque chose qu’elle ne connaît pas encore,
qu’elle désire pourtant de toute son âme. Mais où vivre cet absolu ? Et
comment ? N’a-t-elle pas commis une folie en tournant le dos à l’Afrique ?
Le même jour, elle rédige plusieurs courriers *1 qu’elle adresse au consul
des États-Unis, au consul de Russie de Genève et à un avocat de Marseille.
Elle envoie également une lettre recommandée à Page, le secrétaire de
rédaction de L’Athénée, sans doute pour lui faire parvenir ses nouvelles
Amira et Un automne dans le Sahel.
Les semaines passent, Isabelle tourne en rond dans sa chambre. À qui
parler maintenant qu’Augustin joue aux petits-bourgeois ? Elle pense alors
à Véra, son amie russe de Genève, à sa foi si belle en un monde meilleur. A-
t-elle passé ses examens de médecine avec succès ? Et si elle lui demandait
de venir la rejoindre ? Il suffirait pour cela de lui envoyer un mandat. Véra,
ravie, accepte aussitôt.
Le matin de son arrivée, Isabelle ne tient pas en place quand, à la porte,
un visiteur la réclame. Intriguée, Isabelle fait face à un certain Jules
Delahaye, âgé d’une quarantaine d’années, fort bien mis, qui lui tend sa
carte de visite : « Archiviste paléographe, ancien député, ancien directeur du
Journal d’Indre-et-Loire ». Un homme important donc, et qui vient peut-
être lui réclamer des textes. Mais Delahaye secoue la tête. S’il est ici, c’est
pour lui parler du marquis de Morès, cet homme extraordinaire, retrouvé
mort, il y a quelques années, dans le Sud de l’Algérie. Peut-elle lui
consacrer quelques instants ? Il a fait plus de mille kilomètres pour venir la
trouver. Flattée, Isabelle le fait entrer. L’homme n’est pas dénué de charmes.
Avec une fougue qui la séduit instantanément, Jules Delahaye commence
par lui résumer la vie du marquis : son mariage, en 1882, avec la jeune
Médora, leur départ en Amérique, leur vie de cow-boys dans le Dakota, leur
désir de fonder une ville là-bas, de contrer le monopole du beef trust, le
million de dollars qu’ils perdent dans cette affaire, leur installation en
Indochine, les cinq lignes de chemin de fer qu’ils tentent de faire construire
jusqu’en Chine, les millions qu’ils perdent à nouveau dans ce projet
pharaonique, la décision du marquis, sitôt son retour en France, d’entrer en
politique, sa lutte en Algérie pour asseoir la souveraineté de la France
contre celle de l’Angleterre, son projet de créer une alliance franco-
islamique et d’atteindre le Soudan en vue de contrecarrer l’influence des
Anglais, l’attaque enfin qu’il essuie à l’aube du 6 juin 1896 et où,
trois heures durant, après avoir été blessé d’un coup de sabre, il oppose une
résistance héroïque à ses assaillants avant de trouver la mort 3. Le cœur
d’Isabelle bat à tout rompre. Et elle qui tourne en rond dans ce petit
appartement en se demandant ce qu’elle veut faire. La voilà, la vie de rêve.
Si elle pouvait partir dans l’instant ! Delahaye la fixe, sourire aux lèvres.
– Voilà trois ans que sa pauvre veuve dépense sans compter pour faire
juger les coupables, mais il faudrait quelqu’un de la trempe du marquis pour
résoudre une telle affaire.
Isabelle tressaille. Serait-ce à elle qu’il pense ?
Durant tout ce discours, Delahaye se garde bien de lui révéler combien
Morès haïssait les Juifs. N’est-ce pas la principale raison qui poussa
l’aventurier à contrer ceux qu’il appelait « les bouchers juifs de Chicago »,
et n’est-ce pas cette seule motivation – chasser les Juifs ! – qui l’incita à
entrer en politique ? Aux côtés de son ami Drumont, auteur du triste best-
seller La France juive *2 et éditeur de La Libre parole 4, journal antisémite *3
par excellence, il fut de ceux qui s’opposèrent le plus violemment à la
révision du procès de Dreyfus, et encore de ceux qui, face à la publication
du décret Crémieux *4, hurlèrent au « complot juif ». S’il avait débarqué en
Algérie, c’était surtout pour réveiller les consciences antisémites, faire
hurler la foule des « À bas les Juifs ! » encourager le peuple à voter Max
Régis *5 à la mairie d’Alger.
Delahaye a-t-il eu vent de la lettre d’Isabelle dans la revue L’Athénée,
qui prenait fait et cause pour Zola dans l’affaire Dreyfus ? Sans doute pas.
Sa petite enquête a cependant donné ses fruits et tout porte à lui faire croire
que ça n’est pas par de grandes diatribes politiques qu’il fera d’Isabelle son
principal allié. Or il doit la convaincre car, face au peu de résultats qu’il a
obtenus, Médora, la veuve du marquis, envisage de se débarrasser de lui.
Que deviendra-t-il si elle lui coupe les vivres ? Voilà tant d’années qu’il
profite de son argent, dilapidant, au nom de l’affaire Morès, de véritables
fortunes. Pour regagner sa confiance, il doit apporter du neuf. Et ce neuf,
c’est Isabelle. Va-t-elle accepter ? Tout ce qu’il a appris sur elle converge :
animée par une réelle soif d’absolu, la fille voue un culte aux actes
héroïques. C’est donc par ce biais qu’il doit la gagner. Quelle surprise pour
lui toutefois de tomber sur un visage aussi adolescent. Est-ce vraiment cette
gamine qu’on a vu chevaucher en plein désert aux côtés de cent nomades, et
qui parle aussi bien l’arabe que le turc, le latin, le grec, le russe et le
français ? Comme il la voit tressaillir au sujet de Morès, ses doutes aussitôt
se dissipent. En racontant la vie du marquis, il a tapé juste.
– Cher Si Mahmoud, je vous laisse le temps de réfléchir. Les risques
encourus sont grands, mais la cause elle aussi est grande. Lorsque vous
serez décidé, venez me voir à Paris.
Ils se quittent sur ces mots, et Isabelle ne peut les oublier, même si, une
heure plus tard, elle accueille, folle de joie, sa chère Véra, « l’être le plus
largement humain qui se puisse rencontrer 5 ».
En sa compagnie, les jours filent. Elles ont tellement de choses à se
raconter. Dans l’après-midi, elles visitent Notre-Dame-de-la-Garde et le
lendemain, le château d’If, puis la cathédrale Sainte-Marie-Majeure 6. Elles
s’amusent par la suite à sillonner le lacis des rues sombres et étroites de la
vieille ville grouillantes d’Italiens aux accents des plus chantants. Poussent-
elles la balade jusqu’à la Promenade du Lido ? Une chose est certaine : les
heures passent à une telle vitesse qu’Isabelle a l’impression de rêver quand,
ce matin du lundi 23 octobre, elle doit faire ses adieux à son amie qui repart
pour Genève.
Le jour même, elle envoie un télégramme à Ali, puis un deuxième, dès
le lendemain. Elle se sent si désemparée. Peut-il venir la voir ? « En cet
instant, comme d’ailleurs à toute heure de ma vie, je n’ai qu’un désir :
revêtir le plus vite possible la personnalité aimée qui, en réalité, est la vraie,
et retourner là-bas, en Afrique, reprendre cette vie-là 7… »
Un soir, pour se changer les idées, elle se rend au théâtre. Bien loin de
lui remonter le moral, cette soirée l’accable : la futilité des femmes, le
visage des hommes ravagé d’ambitions déçues, la scène enfin, où une jeune
chanteuse, sourire de commande sur les lèvres, chante un air gai qui lui
semble macabre 8.
Du malaise profond qu’elle éprouve ce soir-là, un texte va émerger,
d’une violence rare et quasi visionnaire. Jamais Isabelle n’ira aussi loin
dans sa critique contre l’Occident, jamais, elle ne livrera avec autant de rage
et de clarté les raisons profondes qui, si radicalement, la poussent à changer
d’identité.
L’Europe et ses filles spirituelles, essaimées aux quatre coins du
monde, ont fini par rejeter toutes les croyances douces et
consolantes, toutes les espérances et tous les réconforts… Au
point de vue de la science, tel était leur droit… Cependant les
hommes tirèrent de l’athéisme cette conclusion terrible : point de
Dieu, point de châtiment surnaturel ni ici-bas, ni ailleurs, donc
point de responsabilité…
Dès lors, tout fut permis, et l’éthique avait vécu. De ce fait,
l’incrédulité des modernes est double : religieuse et morale.
Ils se sont persuadés eux-mêmes que le rôle de la créature est
uniquement celui, inepte et hideux, de souffrir et de mourir…
La société sans foi, sans idéal et, partant, sans joie, est devenue
un monstre paradoxal. Elle s’est condamnée elle-même en son
essence. Elle est devenue le mendiant pitoyable qui n’a plus où
aller, plus qui implorer, plus en quoi espérer.
Derrière elle, le Néant, dont elle croit être une émanation.
Alentour, l’ennui glacé qui est l’ombre du Néant projetée sur les
choses de la vie. Devant elle, l’épouvante qui en est le vertige…
puis, la déroute finale et la Mort […].
La Civilisation, cette grande frauduleuse de l’heure présente,
avait promis aux hommes de multiplier les jouissances en
compliquant leur existence, de rendre toutes les formes de la
volupté plus subtiles et plus intenses, plus aiguës et plus
enivrantes, de diviniser les sens, de les aduler et de les servir
docilement… Elle avait promis aux hommes de les rendre libres,
tout cela au prix du renoncement à tout ce qui leur fut cher, et
que, dédaigneusement, elle traitait de mensonges et de vaines
rêveries…
Et, au lieu de tout cela, en réalité, la Douleur triomphe, se
ramifie, envahit les cœurs et les esprits… Elle rend les premiers
faibles et débiles, et les seconds, incurablement stériles.
Les besoins augmentent d’heure en heure et, presque toujours
inassouvis, peuplent la terre de révoltés et de mécontents. Le
superflu est devenu le nécessaire, le luxe, l’indispensable vers
quoi, furieusement, se meuvent les multitudes assoiffées de
jouissances, leurrées par les promesses mensongères qui leur
furent faites.
Certes elles ont raison ces foules malheureuses à qui l’on ne
cesse de crier, du haut de toutes les chaires et de toutes les
tribunes : « […] Jouis, car tout à l’heure tu mourras, et tout sera
fini, car l’au-delà n’est qu’un mythe inventé par l’ignorance de
nos ancêtres. » Mais les foules, elles, tirent de ces théories des
conclusions néfastes : puisque nulle part, il n’est ni justice, ni
miséricorde, tout devient permis, les pires violences sont non
seulement excusables, mais même légitimes quand elles ont pour
but de procurer de la jouissance immédiate… […] Elle agonise
en une tristesse sans borne, la Société inique, sans pitié pour les
faibles, sans Dieu et sans idéal, elle est condamnée à se dévorer
elle-même en une stérile et laide douleur. […]
Cependant, reste une espérance bien vague, hélas : peut-être,
après la nuit profonde de demain, une nouvelle aube radieuse
doit-elle se lever sur les ruines fumantes du vieux monde déchu,
et peut-être un autre monde doit-il surgir de la poussière du
passé […] 9.

Par ce texte, « à coups de marteau », Isabelle marque sa rupture


définitive avec l’Occident. Partir en Afrique. Mais vivre où ? Avec quels
moyens ? Car l’argent fond.
Le 25 octobre, elle envoie un troisième télégramme à Ali, et écrit à
Eugène Letord. Les réponses tardent, et les jours marseillais s’écoulent,
moroses. À Paris, elle pourrait revoir ce Delahaye qui lui a fait une si forte
impression. Ne lui a-t-il pas écrit qu’il souhaitait lui faire rencontrer
« quelqu’un » ? Elle pourrait également retrouver J. Bonneval qui l’a
publiée de si nombreuses fois dans L’Athénée, et peut-être lui demander de
l’introduire auprès de quelques éditeurs de sa connaissance.

Le 20 novembre 1899, Isabelle se décide enfin. De cette découverte de


Paris, elle ne nous livre cependant pas un mot, sinon qu’elle dort du 20 au
25 novembre chez Mme Sounak dite « Louna », qui tient une pension de
famille au 11, rue Cadet dans le 9e arrondissement, et qu’elle a revu
Delahaye. Lors de cette entrevue, ce dernier lui présente Abdel el Aziz, un
jeune Tunisien fort beau, âgé de vingt-neuf ans, « taillé en janissaire » qui,
après s’être évadé de façon spectaculaire des îles des Kerkennah en Tunisie,
vit en exil à Paris. Isabelle le dévisage, éblouie. Voilà si longtemps qu’elle
n’a pas vu de proscrit. Delahaye savoure son succès. Quelle excellente idée
il a eu de lui présenter Abdel.
– Venons-en aux faits si vous le voulez bien…
Durant toute sa vie, le marquis de Morès n’a eu cesse de dénoncer « les
razzias financières, les accaparements, les usures et tous les autres services
de ces hauts forbans de la Bourse 10 ». La haute idée qu’il avait de la France
lui a valu, en politique, des ennemis redoutables qui ont fini par le faire
assassiner. Ce sont les noms de ces criminels que Médora réclame
aujourd’hui. Il y a quelques mois, face au peu de réactivité des Bureaux
arabes, elle a fait distribuer à toutes les tribus une lettre dans laquelle elle
promettait une très grosse prime à toute personne qui lui délivrerait
l’identité d’un ou des coupables.
– Imaginez un peu la tête des officiers du Bureau arabe ! Vous savez
comme moi combien ces gens-là sont susceptibles, combien ils abhorrent le
fait qu’on se passe de leurs services. Voilà des mois pourtant que la pauvre
femme les suppliait, et rien ! Pas la moindre arrestation ! C’est qu’ils
avaient reçu d’en haut l’ordre de ne pas bouger…
À la lecture de cette fameuse lettre, le naïb *6 Mohammed ben Taïeb
décide d’aider la veuve. Comme beaucoup dans la région, il sait que Morès
a été tué par la bande d’El Kheir. Après de nombreuses péripéties, il
parvient à convaincre le bandit de se rendre. Quelle n’est cependant pas sa
surprise, au moment où il réclame sa prime, d’être, lui aussi, jeté en prison !
Furieuse, Médora parvient à le faire délivrer, mais c’est trop tard.
– Depuis, le naïb ne veut plus entendre parler de cette affaire et, sur
place, nous n’avons plus personne pour soutenir notre cause.
Aujourd’hui, le procès est sur le point de s’ouvrir, et il leur faut trouver
au plus vite les noms de ceux qui ont commandité ce crime odieux. Car
El Kheir n’a pas agi seul. Quelqu’un l’a payé pour tuer le marquis,
seulement qui ? À l’idée qu’il s’agisse de personnes haut placées, les
autorités font tout pour faire reporter le procès.
– C’est pour cette raison que nous avons besoin de vous, Si Mahmoud.
Vous seul saurez faire éclater la vérité.
Ce qu’Isabelle ignore, c’est combien Delahaye escamote à nouveau tout
un pan de la vérité. Morès, en effet, avait plus d’une raison d’avoir des
ennemis. Pas seulement du côté des Français, mais aussi du côté des
Anglais, des Turcs, des Algériens. Ne disait-il pas, lors de sa dernière
expédition, qu’il comptait s’emparer de la ville de Ghat afin d’ouvrir une
route jusqu’au Nil pour contraindre l’expansion des Anglais ? Un projet si
démentiel que peu voulurent y croire. Cependant, au fil de l’avancée de son
expédition, l’inquiétude finit par gagner tant les Bureaux arabes que les
Turcs, les Anglais et les tribus alentour. On connaît la suite… Affirmer,
dans ce contexte, que le meurtre de Morès n’avait pu être fomenté que par
une bande de politicards français corrompus, c’était sciemment déguiser les
faits dans le seul but de pouvoir, une fois de plus, taper sur cette
« République dirigée par la Franc-maçonnerie et la Juiverie 11 ».
Car Delahaye et toute sa clique d’amis antisémites ne désirent, dans le
fond, qu’une chose avec ce procès Morès : pouvoir clamer haut et fort qu’il
s’agit encore et encore d’un coup des Juifs. N’adore-t-il pas vitupérer, aux
côtés de Drumont, que « le Juif coûte cher 12 ! » ou encore que « la France
baisse quand le Juif monte, qu’elle monte quand le Juif baisse 13 » ? Et n’a-t-
il pas été le premier à soutenir la cause de son ami à la Chambre quand ce
dernier a réclamé « qu’on confisque tous les biens des Juifs 14 » ? Rien
toutefois de cette haine ne transparaît dans ses propos avec Isabelle. Sur les
Juifs, à peine glisse-t-il un mot. Faut-il rappeler qu’à cette époque, parler de
« youtre » ou de « youpin » ne choque pas plus que cela ? Parmi les plus
gros best-sellers de l’époque, on compte nombre de livres aux propos ultra-
violents contre les Juifs *7. En présence d’Isabelle cependant, Delahaye
maquille les faits. L’ennemi, ici, ce sont les lâches qui se sont acharnés
contre Morès, les politiciens cyniques qui méprisent la douleur de sa veuve,
les bureaucrates et les traîtres qui, sous de fausses raisons, n’hésitent pas à
jeter en prison de jeunes hommes nobles et valeureux tel Abdel el Aziz, et
tant d’autres vrais héros.
Captivée, Isabelle boit les paroles de Delahaye. N’est-ce pas Dieu qui a
mis un tel homme sur sa route ? Dieu qui, comme Delahaye, la somme,
dans ses prières, de passer enfin à l’action et de faire de grandes choses ?
Elle ferme les yeux, s’imagine cavalant à travers le désert. Mais n’est-elle
pas venue à Paris pour tenter de se faire publier ?
– Il faut que je réfléchisse, murmure-t-elle.
Delahaye accuse le coup. Lorsqu’il la raccompagne à la porte, il plonge
ses yeux dans les siens.
– Vous êtes tout mon espoir, Si Mahmoud.
Elle ne montre rien du tremblement qui la prend. Dans un souffle, elle le
remercie, lui promettant de donner sa réponse vite, très vite.
Une fois dehors, dans le vacarme des rues, elle aspire un grand bol d’air
et dévale le boulevard. Comment oublier ces dernières paroles et ce sourire,
si intense, si beau de Delahaye ? L’intrépidité et la beauté d’Abdel el Aziz ?
Le 25 novembre, Ali la rejoint à Paris 15. Jusqu’au 4 décembre, pas une
ligne dans son journal, sinon qu’elle déménage au 71, rue Cardinal-
Lemoine. Isabelle et Ali sont-ils amants ? À la date du 14 décembre,
toujours aussi laconique, elle mentionne l’arrivée de Bourguiba, un ami
d’Ali. À la même date, elle écrit avoir passé la nuit à l’hôtel Dacia. Seule ou
avec Ali ? Le lendemain, les choses se compliquent : « Le 15, nuit avec A.
et A. chez moi 16. » S’agit-il d’Abdel el Aziz ? Dans ce cas, pourquoi avoir
écrit « et » entre ces deux A. ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’Abdel el Aziz et
d’Ali ?
Durant cet hiver, le travail de deuil bat son plein. Vava est mort il y a
sept mois, Volodia, voici dix-huit mois, sa mère enfin, il y a un peu plus de
deux ans. D’étreintes en étreintes, Isabelle surmonte peu à peu le gouffre en
elle. Comment Ali peut-il comprendre cela ? Le 16 décembre, la brouille
entre eux est définitive 17. Face à l’attirance d’Isabelle pour Abdel el Aziz,
Ali, cette fois, explose. Sa famille a raison : elle n’est qu’une dépravée.
Isabelle le défie du regard. Aurait-il préféré qu’elle lui mente, comme toutes
les femmes ? Mais Ali ne veut plus rien entendre. Isabelle comprend que
c’est fini. Jamais plus, en effet, ils ne se reverront.
Du 18 décembre 1899 au 29, on la retrouve à Marseille où elle loge à
l’hôtel Beauvau. Qui lui paie ce séjour luxueux ? Delahaye ? Le
29 décembre, on lit dans son journal : « Partis à 6 heures pour Gênes 18. »
Elle voyage donc avec quelqu’un, mais qui ? Le soir du 30, elle note à
nouveau : « Partis à bord Persia pour Livourne. Arrivés 31 au matin. Partis
minuit. Arrivés à Cagliari le 1er janvier 1900 19. »
Ni l’Algérie, ni la Tunisie, mais la Sardaigne… Drôle de destination.
Car à l’époque, l’île est l’un des endroits les plus reculés d’Europe, et
quasiment personne ne s’y aventure. Que va donc faire Isabelle sur ce bout
d’île perdue ? En compagnie de qui ?
*1. À ce jour, toutes ces lettres ont malheureusement disparu.
*2. La France juive, Édouard Drumont, Paris, 1886 (ce pamphlet antisémite eut un succès sans
précédent avec 62 000 ventes dès la première année. Il connaît 200 rééditions jusqu’en 1914).
*3. À l’époque, on aurait dit « anti-judaïsant ».
*4. Le décret Crémieux (du nom d’Adolphe Crémieux) est le décret n° 136 qui attribue d’office en
1870 la citoyenneté française aux « Israélites indigènes » d’Algérie, c’est-à-dire aux 35 000 « Juifs »
du territoire.
*5. Homme politique antisémite par excellence.
*6. Naïb : grade juste en dessous de celui de cheikh.
*7. Le Juif franc-maçon de l’abbé Henri Desportes, paru en 1890 et qui fit un tabac… / Le Péril
franc-maçon et Le Péril juif de Georges Romain, paru en 1895… on arrête là tant la liste est
tristement et malheureusement longue.
CHAPITRE XIII

« Juste avant le grand saut »

« Je suis seul, assis en face de l’immensité grise de la mer murmurante.


Je suis seul… comme je l’ai toujours été partout 1. »
C’est par ces mots qu’Isabelle, à la date du 1er janvier 1900, entame son
premier Journalier. Loin de Marseille, loin de Paris et de l’Afrique, elle
entre dans la ronde du siècle à venir par un « je » masculin et une sensation
d’infinie solitude. La rupture définitive avec Ali vient de lui faire prendre
conscience combien une part d’elle espérait encore le retour des êtres
aimés. Pour atténuer la douleur, elle a gesticulé dans tous les sens, tantôt
jouissant d’un homme, tantôt cavalant dans le désert, tantôt noircissant ses
cahiers. Mais après le départ d’Ali, elle a coulé à pic, réalisant combien
cette course folle, loin de lui avoir permis de faire le deuil des siens, l’a
bercée dans l’illusion de leur réapparition. Plus jamais elle ne reverra Vava,
Volodia, ni sa mère. C’est comme si, en cette terre lointaine de Sardaigne,
elle le comprenait pour la première fois.
Pourtant, elle n’est pas seule ; Abdel el Aziz l’accompagne. Dans une
lettre qu’il lui envoie en mai, il évoque ces mois de vie intime,
quotidienne 2. Ont-ils choisi de faire ce voyage juste pour s’aimer ? Isabelle
reste muette quant aux raisons qui l’ont amenée à ce bout d’île perdue. Est-
ce pour la cause du marquis de Morès, descendant en droite ligne d’une des
plus nobles familles de ce pays ? À l’époque, le territoire de la régence est
un sujet de perpétuels conflits entre Rome et Paris. A-t-elle été mandatée
avec Abdel pour trouver des appuis politiques auprès de la Maison de
Savoie ? Pour récolter de nouveaux fonds peut-être ? Au train où vont les
dépenses, la fortune de Médora se réduit comme une peau de chagrin.
Le coup de cœur d’Isabelle pour la Sardaigne est immédiat. Tant de
détails lui rappellent « son » Afrique : « Lagunes salées, surfaces d’un gris
de plomb, immobiles et mortes, comme les chott du Désert […] cantilènes
rappelant à s’y méprendre ceux de là-bas, de cette Afrique que tout, ici,
rappelle à chaque pas et fait regretter, plus intensément 3. » Dans ce pays
aux traditions catholiques qui frisent le fanatisme, Isabelle a renoncé au
costume masculin et se fait passer pour Mme Mereina Aziz Bey, la femme
d’Abdel el Aziz 4. À ses côtés, elle rédige Pays oublié 5, recueil dans lequel,
avec une grande précision, elle décrit les us et les coutumes des habitants de
la petite île si méconnue. Avec Abdel, elle est loin de vivre l’amour fou, et
après tous ces élans passionnels, cela lui fait le plus grand bien. Au cœur de
l’antique cité sarde, c’est comme si, avec lui, elle avait trouvé un foyer –
bien illusoire certes, mais si reposant 6. Quand, par vagues successives, la
tristesse des souvenirs de la Villa neuve la submerge, elle peut s’appuyer
sur lui sans générer de tornades d’émotions. Au cours de ces derniers mois,
elle a beaucoup grandi. Face au chagrin, elle ne veut plus tomber dans le
piège illusoire des faux amours : « Finies les luttes et les victoires, et les
défaites d’où je sortais le cœur saignant et blessé… Finies toutes ces folies
de prime jeunesse 7 ! » Elle croise le regard d’Abdel, empli de désir. Qui
aime-t-il lorsqu’il la regarde ainsi ? Quelle fille fantasmée qui n’a rien à
voir avec elle ? Elle hausse légèrement les épaules. Qu’importe, après tout,
si personne n’a su reconnaître la profondeur de « son moi réel 8 » sous le
masque du débauché et du je-m’en-foutiste.
Il est temps d’avancer et, comme sa mère le lui a fait promettre juste
avant de mourir, d’accomplir sa vengeance 9. Un tel propos avait de quoi
étonner de la part de Natalia de Moerder, connue pour son extrême douceur.
Cherchait-elle à s’assurer que ni son fils Nicolas, ni sa fille Natalia
n’hériteraient jamais d’elle ? L’affaire semble bien mal engagée, et Isabelle
mal partie pour atteindre ce but. Mais peut-être réclamait-elle à sa fille de
tout faire pour réhabiliter sa mémoire. Une mémoire traînée dans la boue
par les membres de sa famille en Russie. En parvenant à se faire un nom en
littérature, mieux, à devenir célèbre, Isabelle ne tient-elle pas là, la plus
somptueuse des revanches ? Quelles têtes ils feront, tous devant son nom en
grand dans les journaux ! Elle doit donc se faire connaître, et au plus vite.
Travailler avec acharnement en renonçant une fois pour toutes à avoir un
coin à elle, un home, un foyer, la paix, la fortune 10. « Et l’éternelle, la
mystérieuse, l’angoissante question se pose une fois de plus : où serai-je,
sur quelle terre et sous quel ciel, à pareille heure, dans un an 11… ? »
Le 3 février, après un long voyage dont on ne connaît pas les étapes, on
les retrouve au cœur du fief de la famille Morès, à Sassari, puis le 4, à
Porto Torrès. C’est au large de ce village, au temps de Charles Quint, que
Jaime Manca, l’un des aïeux du marquis de Morès, se distingua lors d’un
combat contre les pirates musulmans. En remerciement de sa bravoure, le
roi l’autorisa à garder l’étendard qu’il avait arraché aux infidèles. Isabelle et
Abdel, pour obtenir des subsides de la part des descendants du marquis,
ont-ils mis en parallèle le haut fait d’armes de l’ancêtre et le dernier combat
tout aussi héroïque de Morès ?
Le 5 février, ils montent à bord du Venezia qui les conduit à Magdalena
puis à Marseille où, avant qu’ils se séparent, Isabelle confie à Abdel le soin
de trouver à Paris un éditeur pour son Pays oublié et son Âge du néant.

Après cette parenthèse, le retour à la réalité s’avère des plus pénibles.


Dans le petit logis marseillais où elle retrouve son frère et sa belle-sœur,
l’amour est loin d’être au beau fixe. Enceinte de quatre mois, Hélène couvre
de reproches Augustin qui ne fait rien de ses journées. Chaque jour, des
conflits éclatent et, lorsque Isabelle tente d’intervenir, Hélène explose : au
train où elle vit, elle aussi se retrouvera bientôt sans le sou. Sans parler de
sa conduite avec les hommes. Isabelle encaisse, silencieuse. Pour échapper
à l’atmosphère de plus en plus pesante, elle quitte l’appartement, marche
jusqu’au quai de la Joliette qui, seul, lui rappelle cet Ailleurs auquel elle
aspire. Pourquoi Delahaye tarde-t-il tant à lui répondre ? Et pourquoi Abdel
el Aziz ne lui donne-t-il pas de nouvelles ? Ne lui avait-il pas promis de lui
trouver des éditeurs ?
Le 20 février, après une ultime dispute du couple, Isabelle craque et part
à Paris. Cette fois-ci, elle s’installe chez son « vieux papa », le cheikh Abou
Naddara qui habite au 4e étage d’un immeuble bourgeois de la rue
Geoffroy-Marie, dans le 9e arrondissement. Elle se plaît tout de suite dans le
grand appartement aux fenêtres mansardées où elle est accueillie par toute
la famille à bras ouverts. Il y a tant de livres ici, tant d’objets extravagants
récoltés par le cheikh au cours de ses nombreux voyages. Himi, l’un de ses
deux enfants, alors âgé de seize ans, se souviendra parfaitement de sa
stupeur lorsque son père lui présente cette jeune fille aux cheveux coupés
en brosse, à la nuque rasée, vêtue d’un sarrau noir de coupe plus que
sommaire, une sorte de robe-sac comme en portent les anarchistes russes
sur les photos que publie la presse 12. Qui est donc ce phénomène ? Il se
souviendra aussi de l’étonnement qu’Isabelle provoque lorsqu’elle
déambule dans le faubourg Montmartre, coiffée d’un tarbouche de belle
qualité et de couleur lie-de-vin. Les va-nu-pieds du quartier qui la prennent
pour un garçon se permettent certaines privautés. Le tarbouche intrigue.
Elle fait souvent le coup de poing pour pouvoir continuer sa route 13. Faire le
coup de poing… L’expression laisse songeur. À l’époque, se promener vêtu
de la sorte à Montmartre équivaudrait aujourd’hui à traverser de nuit une
cité dure de banlieue en robe du soir… Il faut oser. Mais Isabelle n’est plus
à cela près et elle est prête à user de sa force pour revendiquer sienne cette
terre d’Afrique.
Durant ce mois de mars 1900, elle n’a qu’une obsession : partir au plus
vite en Algérie. Qu’attend donc Delahaye pour lui confier sa mission ? Ce
qu’Isabelle ignore, c’est qu’entre lui et la veuve, rien ne va plus. Alertée par
ses dépenses inconsidérées, cette dernière refuse désormais toute
proposition émanant de lui. Delahaye ne se veut pas battu pour autant.
Comment terminer son livre sur l’affaire Morès si le procès n’a pas lieu ?
Dût-il payer de sa poche cette mission, il ira jusqu’au bout, quitte à retenir
coûte que coûte la jeune aventurière en attendant de trouver les fonds
nécessaires.
Une jeune aventurière qui, depuis son retour, s’éloigne de plus en plus
d’Abdel el Aziz. Cette façon qu’il a de toujours vouloir être avec elle, de
l’implorer, de la supplier. Ne voit-il pas qu’elle n’a aucune intention de
vivre avec lui ? Avec personne d’ailleurs. Marcher le long des chemins,
sans rien prévoir, rien programmer, franchir les mers, seule, vivre par elle-
même, loin de tous. Il la regarde, perdu : « Mon amour n’est-il pas assez
grand pour toi ? » Elle secoue tristement la tête. Pourquoi faut-il que tous
veuillent la retenir ? C’est fini, lui souffle-t-elle. Accablé, Abdel el Aziz se
venge en adressant une lettre au secrétaire de rédaction de L’Athénée, dans
laquelle il raconte combien Isabelle est impliquée dans l’affaire Morès. Une
affaire qui, à l’époque, est bien loin de faire l’unanimité. Le résultat ne se
fait pas attendre. Le secrétaire renvoie aussi sec L’Âge du néant sans aucun
commentaire. « Pense un peu », écrit Abdel à Isabelle, « si ce cochon a
divulgué cette lettre et si cela est arrivé aux oreilles de ce gouvernement de
Juifs, ce qu’il t’arrivera 14 »… Le coup est rude et, face à une telle bassesse,
Isabelle est prête à abandonner l’affaire Morès. Reste cependant le charme
puissant qu’exerce sur elle Delahaye. « Toutes ces paroles chantantes de la
Foi et de la Gloire ne sonnent pas, n’ont jamais sonné faux à mon oreille
pourtant exercée, dans la bouche de cet intellectuel, le seul chez qui je n’aie
jamais trouvé de dissimulation, d’hypocrisie ou d’incompréhension 15. »
Isabelle a beau avoir signé un texte somptueux sur les conséquences
désastreuses du nihilisme occidental, elle a beau détenir une culture hors
norme et parler quatre fois plus de langues que n’importe qui à son âge, sa
soif d’affection l’aveugle totalement à l’endroit de Delahaye.
Début avril, elle reçoit une lettre de son correspondant Eugène Letord.
Ce dernier, ébranlé par la nouvelle de la mort de son père, lui avoue ne plus
savoir s’il doit retourner en France pour se marier, ou rester en Algérie. En
juin, il compte prendre un congé de deux mois pour réfléchir. « J’en ai assez
de ma vie de garçon 16. » À sa lecture, Isabelle se retient de pleurer. Si, au
moins, Delahaye lui faisait signe. Mais rien, silence radio. Elle non plus ne
sait plus où elle en est.
Lasse de faire du surplace et d’attendre, elle décide de s’attaquer à sa
carrière littéraire. Par l’entremise d’Abou Naddara, elle a entamé une
correspondance avec Lydia Paschkoff, la célèbre voyageuse et romancière
dont sa mère lui lisait les romans. Après une vie dispendieuse de voyages et
de mondanités, Lydia vit désormais à Yalta. Dieu comme elle s’y ennuie.
Née, comme Isabelle, de père inconnu, elle la prend aussitôt en affection.
« Vous avez le même caractère rêveur que moi, le même goût du désert et
de la vie aventureuse 17. » Dans l’une de ses premières lettres, elle la supplie
de ne pas quitter Paris, y ajoutant cinq missives de recommandations : à
l’attention du rédacteur de L’Univers illustré, de Charles Maunoir, le
secrétaire de la très illustre Société de géographie de Paris, du comte
de Léonieff connu dans toute la capitale, de Séverine, journaliste à la
Fronde *1, d’une princesse enfin. À chacun, elle fait l’éloge de cette jeune
personne, explorateur déjà connu au Sahara sous le nom de Mahmoud
Saadi 18, pressant les plus mondains de l’inviter dans leurs salons où
Isabelle, à son aise, pourra raconter ses voyages dans le Sahara en costume
d’homme arabe 19. Dans sa lettre suivante, la romancière dit s’être souvenue
de Marie Laetizia Bonaparte-Wyse, directrice de La Nouvelle Revue
internationale, dans le Salon de laquelle elle avait croisé le futur directeur
du Figaro, Alfred Capus, ainsi que la vedette de la chanson populaire
Eugénie Buffet, le poète Catulle Mendès, le célèbre tragédien Mounet-
Sully… Allez-y, lui recommande-t-elle, « cela peut vous amuser […]. Vous
y rencontrerez des gens. On n’a pas besoin de faire beaucoup de toilette.
Votre costume arabe serait très bien vu ». Elle lui recommande cependant
de faire sa première visite « en costume d’Européen 20 ».
Malgré tous les bons conseils de Lydia, Isabelle trouve porte close. Pour
les uns, elle n’est pas assez riche, pour les autres, pas assez mondaine, pour
les derniers enfin, elle relève de la pure extravagance. Fatiguée par ce
snobisme parisien, usée par les échecs – personne ne s’intéresse à son Pays
oublié –, Isabelle décide de quitter Paris sans attendre le feu vert de
Delahaye.
Le 2 mai, en dépit des récriminations de son « vieux papa » et des
avertissements de Lydia, malgré les supplications d’Abdel el Aziz qui
refuse toute idée de rupture, elle fait à la hâte sa valise. À l’intérieur, elle
glisse un portrait de Delahaye qui, désormais, remplacera celui d’Ali. Ainsi,
« si Dieu veut qu’elle arrive en Algérie, son souvenir aimé lui sera
présent 21 », et peut-être alors, bravant pour ses beaux yeux tous les dangers
de l’affaire, trouvera-t-elle une mort aussi héroïque que celle du marquis.
Un destin qu’elle envisage avec un presque sourire ce soir. Fasse cependant
le ciel qu’elle ne se trompe pas sur le compte de Delahaye, car s’il s’avérait
un menteur, que lui resterait-il à espérer ? « Ma méfiance est devenue
terrible, invincible, depuis les Samuel surtout 22. » Des Samuel dont la
malhonnêteté ne semble plus un secret pour elle. A-t-elle pris pour autant la
mesure de leurs magouilles contre elle et son frère ? En cette veille de
départ, rien n’est moins sûr.

À son arrivée à Marseille, Isabelle retrouve un Augustin débordant
d’enthousiasme et de rêves. La surprise est telle que l’espérance et la joie
reviennent en force et, avec elles, un brin d’exaltation. Dans sa chambre,
elle se prend à rêver d’éblouir Jules Delahaye : « Ah, accomplir de grandes
et étonnantes choses, de ces choses qui frappent les cœurs avides de stupeur
[…] et lui dire : “Vous voyez […] que je suis bien celui que vous aviez
pensé trouver en moi 23.” »
Le grand départ pour l’Afrique semble toutefois momentanément
reporté.
Le 22 mai, on la retrouve ainsi à Genève. Est-ce parce qu’elle ne peut se
résoudre à partir sans saluer une dernière fois les dépouilles de Vava et de
Volodia, ou en raison de la mise en vente de la Villa neuve ? À la vue des
deux petites tombes du cimetière de Vernier, de nouveau une tristesse
indicible l’envahit. Et si tout était vide ? S’il n’y avait aucun but, aucun
sens, juste ce ciel froid et bleu par-dessus le monde ? Longtemps, elle reste
immobile. Elle aimerait tant qu’ils lui fassent un signe. Peuvent-ils au
moins la voir, de là où ils sont ? Elle contemple l’herbe épaisse et verte,
demande à Vava si Volodia va bien, si sa mère est avec eux, leur raconte à
tous les trois les femmes en Sardaigne, leur manière de se griffer le visage
quand quelqu’un meurt. Puis soudain, elle se met à sangloter. Le temps
d’inspirer un grand coup, de sécher ses larmes d’un mouvement brusque.
Combien d’adieux lui seront nécessaires avant de pouvoir rompre avec
eux ?

Jusqu’à la fin juillet, Isabelle ne cesse de revenir à Genève, profitant de


ces courtes escales pour retrouver ses vieux amis, Véra, Moussa, Choukha
ainsi que le bel Archavir avec lequel elle tisse un nouveau roman d’amour.
Prendre des forces avant le départ définitif. Se remplir de leur mémoire
à eux tous, les vivants et les morts, de ses baisers à lui, l’Arménien aux
yeux de braise, le tout premier amour. S’imprégner à jamais de leurs rires et
de leurs rêves. Car elle le sent : cette fois, elle ne reviendra pas.
À leurs côtés, elle vit des heures d’intenses révélations. En discutant
avec Véra, Isabelle comprend que si elle veut véritablement devenir un
écrivain, elle va devoir travailler énormément, et ne plus lire seulement des
ouvrages qui font rêver et sentir, mais qui font penser profondément 24, tel le
Journal des Goncourt qu’elle se met à dévorer. Avec Archavir, elle
s’interroge au sujet de la jouissance. Isabelle soutient que, pour éviter toute
désillusion, il faut freiner ses désirs. Archavir, au contraire, pense qu’il faut
les développer afin d’être capable de les assouvir si besoin est…
Refréner les excès, s’imposer une discipline de fer dans le travail,
s’objectiver au maximum : trois règles de conduite que se promet de tenir
Isabelle pour combattre en elle la tristesse d’où s’ensuivent tous les
dérèglements du corps.
Le 19 juin, alors qu’elle s’est remise à l’écriture de son roman Rakhil,
surgit dans son esprit l’idée d’aller à Ouargla : « M’y fixer, y fonder ce
foyer qui de plus en plus me manque. Une petite maison en toub *2, à
l’ombre des dattiers […]. Vivre d’une existence double, celle souvent
aventureuse du Désert, et celle, calme et douce, de la pensée, loin de tout ce
qui peut la troubler […]. Là s’accomplirait en moi une floraison superbe de
cette foi islamique dont j’ai tant besoin 25. » Mais encore faut-il qu’elle se
débarrasse de « ce second moi voyou et dégingandé qui la dégoûte 26 ». Un
second moi qu’elle va chercher à mieux cerner à travers son deuxième
Journalier dont elle entame l’écriture le 8 juin 1900. À partir de cette date,
influencée par la lecture des Goncourt, elle note ses impressions avec
beaucoup plus de régularité, « seul moyen de juger ma vie présente et de
voir, plus tard, si mon individualité est bien réellement en progression ou
non 27 » … Car une fois en Afrique, il s’agira pour elle de se créer un nid où
s’isoler des humains en vue d’un perfectionnement aussi bien moral
qu’intellectuel ; de retrouver Dieu aussi, avec la même délectation que
lorsqu’elle fréquentait la petite zaouïa de Bône. Pas question toutefois de
partir avec le moindre regret ou la moindre amertume. Avec ses amis et
Archavir, tout doit rester beau, limpide, jusqu’au moment des adieux.
« Malgré tout le désordre, tout l’écœurement des derniers jours, ce mois de
vie russe – le dernier de ma vie sans doute – restera parmi l’un de mes plus
chers souvenirs 28. » Elle tient également à terminer son texte El Moukadira,
qui servira de fin à son roman Rakhil, ainsi que sa lecture et ses annotations
du Journal des Goncourt.
Partir l’esprit aussi léger et tranquille que possible. Certains doutes
pourtant la traversent : l’écrasante chaleur à Ouargla ne va-t-elle pas
l’empêcher de travailler ? Et une fois là-bas, saura-t-elle vraiment se défaire
de toute union embarrassante ? La sentant déjà très loin, Archavir joue le
tout pour le tout et la demande en mariage début juillet. Se marier, à quoi
bon ? lui rétorque Isabelle. Archavir est si choqué par sa réponse qu’il
manque de se brouiller avec elle. Lorsque toutefois, le 14 juillet, Isabelle
quitte définitivement Genève, elle emporte de lui un souvenir très doux.
Depuis la fenêtre de son wagon, le cœur lourd, elle salue de la main
Choukha et sa grande amie Véra venus lui dire adieu.

À Marseille, elle retrouve un Augustin éclatant de forme. Sa petite fille


vient de naître. Il est aux anges. Ce sont des jours de grand bonheur, quasi
irréels. Bras dessous, bras dessus, le frère et la sœur font les courses en vue
de l’installation d’Isabelle en Algérie, et quelles courses ! La liste est
impressionnante : marteau, thermomètre, filtre à eau, théière, cravache,
boutons de chemise, quinine, bistouri, clou de girofle, coton hydrophile,
tire-bouchon, poêlon, pelle à charbon, assiettes plates 29, etc. C’est comme si
le rêve de leur adolescence se matérialisait. Plus proches que jamais, ils se
baladent et prennent des cafés, discutant inlassablement.
La nuit venue, Isabelle écrit. Le 17 juillet à 3 heures du matin, elle note
avoir terminé la rédaction d’El Moukadira. Jamais ce texte ne verra
cependant le jour. Mais pour l’heure, elle pense en avoir fini et dans sa tête,
les idées bouillonnent. À son arrivée en Afrique, elle veut commencer un
journal littéraire où elle consignera toutes ses impressions afin de rédiger
un livre qu’elle fera paraître le plus rapidement possible… Que cela soit dit.
Avec ce départ, c’est l’écrivain qu’elle libère. Un écrivain qui ne va plus
cesser d’écrire et va devenir célèbre. Alors l’argent coulera à flots, et leur
mère sera vengée. Augustin lève son verre. Il trinque, ébloui.
– À ta gloire, ma bien-aimée !
Il jure de venir la rejoindre avec Hélène et la petite sitôt la Villa neuve
vendue, et d’écrire à nouveau avec elle. Folle de joie, Isabelle l’embrasse.
Dieu comme la vie lui paraît belle en cette veille de départ pour l’Algérie !

*1. Quotidien féministe crée par la journaliste Marguerite Durand.


*2. Maison en brique d’argile.
CHAPITRE XIV

« Amoureuse et soufie »

Le 21 juillet 1900, à bord de l’Eugène-Perrier, Isabelle quitte le port de


Marseille. Depuis le pont, elle suit des yeux la silhouette d’Augustin qui,
peu à peu, disparaît. Au fur et à mesure que le bateau s’éloigne, les deux
coupoles dorées de la cathédrale deviennent deux taches scintillantes…
Bientôt, autour d’Isabelle, ce n’est plus que l’océan : masse d’eau énorme
qui, selon l’intensité du soleil, vire au bleu marine, au vert émeraude, au
violet. Elle contemple l’horizon avec un formidable sentiment de
délivrance. À Bône, elle était partie avec sa mère, au Sahel, avec Si Elaraby,
en Sardaigne, avec Abdel el Aziz… Avec ce voyage, pour la première fois
de sa vie, elle affronte seule son destin. Un destin qu’elle se promet de
rendre beau sur ce bateau qui file. Accoudée au bastingage, elle passe la
nuit à rêver « à l’insondable mystère des lendemains et des aboutissements,
à ces choses fuyantes qui environnent et régissent les destinées 1 ».
À peine arrivée à Alger, elle enfile son fez et file à la djemaâ *1 el-
Kebira, puis à la zaouïa de Sid-Abd-Errahmane. Sur le quai, Eugène Letord
est venu l’accueillir, mais c’est de l’Afrique et de toutes ses saveurs
qu’Isabelle a soif : soupe au coin de la rue, fleurs du jardin Marengo,
psalmodies, prières, exhalaison des parfums… Il fait si bon physiquement
dans ces ruelles d’Alger. Sous la chaleur écrasante, la morgue de la ratio
occidentale se liquéfie pour ne plus devenir qu’une petite flaque tremblante.
Le corps, libéré de l’emprise mentale, s’ouvre, et Isabelle peut enfin
respirer à sa guise. Eugène ? Elle lui a promis de le retrouver, mais pour le
moment, elle veut goûter à tout.
À l’heure de la prière, elle rejoint ses frères dans la pénombre fraîche.
« Impression de vieil Islam, mystérieux et calme. Longue station près du
mihrab *2 2. » Et là, comme si tout son être n’avait attendu que ce moment,
parmi les chants des fidèles annonçant la victoire inévitable de Dieu et de
son Prophète, c’est l’envolée sublime. Sa poitrine se dilate. Elle
expérimente l’extase. « Ô, être couché sur les tapis de quelque mosquée
silencieuse, loin du bruit bête de la ville contaminée, et, les yeux clos, les
yeux de l’âme levés vers le ciel, écouter, à l’infini, ce chant de triomphe de
l’Islam 3 ! » Elle ne voudrait plus bouger tant ce qu’elle ressent est puissant.
L’amour qui l’envahit est si vaste. Son corps devient un ciel, ses membres,
presque un feu. Tout est fureur et douceur. Tout est Vie palpitante. À la fois
finie, à la fois infinie. Une joie incommensurable la submerge.

Je suis l’eau, je suis le feu ;


Je suis l’air et la terre nue.

Je suis quantité, je suis qualité ;


Ce qui se trouve et ce qui se perd

Tout être est mon être ;


Je suis humain, je suis divin 4 .

La nuit, Isabelle la passe à errer, rayonnante. Les jours suivants, à prier,


fumer du kif, se balader. Dans les cafés, sous les arcades, elle note tout ce
qu’elle voit. Eugène ? Face à son désir éperdu, elle finit par se donner à lui,
davantage par amitié que par amour. Il est si bon de faire du bien à l’autre.
En outre, Isabelle se pense homme, et sa libido exacerbée l’y encourage.
Avec presque soixante-dix ans d’avance sur la libération sexuelle, elle passe
d’une aventure à la suivante sans éprouver de culpabilité. Faire l’amour
tient pour elle de l’offrande mystique. Oui, mais… À chacun de ses départs,
elle laisse un homme sur le carreau, et la liste commence à sérieusement
s’allonger ! Aussi, lorsque le 30 juillet, elle quitte Alger pour rejoindre
définitivement El Oued, elle se sent bien piteuse face aux larmes d’Eugène.
« Il a fallu que cet amour fût réel et profond et c’est, je crois, ce qui lui est
arrivé, à en juger d’après sa lettre si douloureuse où il m’annonçait son
départ subit, presque sa fuite dans l’extrême Sud 5. » Mais à peine le train
s’ébranle-t-il qu’elle oublie le pauvre Letord et sa douleur. Elle a si hâte de
retrouver le grand désert. Son ciel immense.
Quatre jours de voyage en wagon 3e classe, puis à cheval pour atteindre
Touggourt où elle espère obtenir un laissez-passer pour El Oued. Coup de
chance, le capitaine de Susbielle a été muté et son remplaçant, le
commandant Pujat, lui accorde son autorisation. Quatre nouveaux jours de
voyage à dos de mule, puis à dos de chameau en compagnie du soufi Habib
qu’elle a croisé l’année passée à El Oued, ainsi que d’un certain
Mohammed el Hadj de Taïbet. « Délicatesse et pureté des teintes […]. Aube
superbe. […]. Joie profonde d’être là […]. Sieste dans les jardins. Spectacle
enchanté 6. » À Terdjen, les gardiens de la ville lui confirment que le docteur
Mauviez est toujours en poste. Combien elle a eu raison de quitter
l’Europe ! Depuis son départ, tout lui sourit sur cette terre.
Le 3 août enfin, quasiment un an jour pour jour après sa première
arrivée à El Oued, elle redécouvre les lieux sous la splendeur d’un coucher
de soleil. Le soir même, elle dort chez Habib avec lequel elle a voyagé. Le
jour suivant, à l’aube, elle se met en quête d’un logement et finit par louer
la maison d’un caïd. Ses bagages et ses affaires doivent suivre, ainsi qu’un
peu d’argent qu’Eugène a promis de lui envoyer. Ces derniers temps, elle a
tellement dépensé que ses réserves sont à sec : il lui reste à peine de quoi
payer son loyer. Il serait grand temps que la Villa neuve se vende afin
qu’elle puisse rembourser au plus vite ses créanciers.
À midi, elle passe au Bureau arabe informer le capitaine Gaston
Édouard Jules Cauvet de sa venue. Excellemment noté par ses supérieurs,
attifé d’une cape en loden et coiffé d’un chapeau vert mousse, cet original
est en poste dans le désert depuis dix-neuf ans. Connu pour être un proche
des Touaregs, Cauvet est d’un naturel hautement curieux. Après s’être
passionné pour le palmier dattier, il rédige dans le plus grand secret un
ouvrage de 1 400 pages sur le chameau, animal qu’il vénère 7. À la vue
d’Isabelle déguisée en cavalier arabe, le capitaine comprend qu’il a affaire à
une marginale, singulière, certes, mais parfaitement inoffensive. À l’issue
de leur entrevue, il l’informe de la mutation de Toulat à Laghouat et du
départ du docteur Mauviez pour la Légion étrangère. Isabelle encaisse la
nouvelle. Elle qui se faisait une si grande joie de les revoir…
En fin de journée, ses bagages ne sont toujours pas arrivés et elle
trépigne. Elle a hâte de faire son nid. À la même date, elle note sa rencontre
avec Si el-Hachmi, le moqqadem *3 de la zaouïa d’El-Aniche, et Abd
el Kader ben Taleb Saïd, l’instituteur d’El Oued qui, tous deux, lui ont fait
fort mauvaise impression. Si el-Hachmi est pourtant l’un des frères du
fameux Mohammed ben Taïeb qui avait volé au secours de la veuve
Médora. Qu’Isabelle rencontre ces deux hommes nous laisse supposer
qu’elle a toujours de l’intérêt pour l’affaire Morès. Delahaye ne semble
pourtant pas lui avoir donné signe, ni envoyé d’argent. Les aborde-t-elle
juste pour se faire valoir à ses yeux ? Ou pour se rapprocher des Quadrïa,
cette puissante confrérie soufie, dont Si el-Hachmi et Abd el Kader sont
membres ? À l’époque, les Quadrïa comptent de nombreux adeptes dans le
pays, et leur rayonnement s’étend jusqu’à Gadhamès, Ghat, In-Salah, le
Touat, le Tidikelt et la Tunisie. Les Touaregs eux-mêmes reconnaissent la
suprématie spirituelle de leurs chefs.
À la mort du cheikh Brahim, ses neuf fils se sont partagé son domaine
spirituel. Si el-Hachmi et son frère Si Mohammed ben Taïeb se sont vu
attribuer le Sud algérien. Par une propagande active et intelligente, Si el-
Hachmi a su prendre la direction exclusive des Quadrïa de l’extrême sud,
tissant des relations avec les nomades du désert. À El-Aniche, pas loin
d’El Oued, il a fondé une zaouïa importante dont Isabelle ne peut ignorer
l’existence. Malheureusement, cette première entrevue la déçoit : Si el-
Hachmi lui laisse une impression d’obscurité et Abd el Kader, une
impression de ruse 8.
Sous une chaleur accablante, elle passe les jours suivants à dormir et, le
soir, à chevaucher à travers les sables. L’argent manque toujours. Si elle
commence à s’installer, Isabelle doit lutter contre son inertie et ce qu’elle
appelle son « esprit d’attente ». « Je voudrais pouvoir m’atteler à la
besogne. Mais, pour cela, il faudrait se lever au moins au réveil 9… » C’est
durant ces jours d’ennui et de paresse qu’elle fait pourtant la rencontre la
plus importante de sa vie. « Il y a quelques jours, passé la nuit avec Slimène
dans un grand jardin du caïdat des Hacheich, à l’ouest d’El Oued 10. » Une
rencontre dont, pour l’heure, Isabelle refuse de mesurer la portée : « Hélas,
mon âme a vieilli. Elle ne s’illusionne plus et je ne puis que sourire aux
rêves de l’âme toute jeune de Slimène qui croit non pas à l’éternité, mais au
moins à l’indéfinie durée de l’amour terrestre 11. »
Fils d’une longue lignée de héros qui, grâce à leurs hauts faits d’armes,
se sont vus – à titre exceptionnel – attribuer la nationalité française, Slimène
Ehnni, vingt-quatre ans, sergent du 3e spahi, est membre de la confrérie des
Quadrïa. Par son père, il descend de la grande famille maraboutique de Sidi
Mabrouk de Constantine et, par sa mère, des Chaoui dont il a le teint
presque noir 12. Malgré les résolutions qu’elle s’était promis de tenir,
Isabelle, pour la première fois de sa vie, tombe raide amoureuse. Est-ce
parce qu’à l’image de Jean Peyral *4, le héros préféré d’Isabelle, Slimène, en
plus d’être un très beau jeune homme, est un spahi ? Est-ce parce qu’elle le
rencontre à El Oued, terre de bonheur pour elle ? Est-ce parce que les
blessures sont enfin assez refermées pour qu’elle puisse vraiment aimer ?
« Par un crépuscule de pourpre et de lilas, je m’épris, dans un jardin que
traversaient les eaux claires d’une séguia, d’un spahi de noble mine ; nous
nous aimâmes en poètes, en nous récitant l’un à l’autre de belles odes, dans
la chanson récitée par le vent aux dattiers en fleur, aux lauriers roses dont le
bois sert à fabriquer le fourreau des sabres, aux palmiers rabougris des
gour 13. » Aux côtés de Slimène, Isabelle fond. Il n’est pourtant ni un grand
intellectuel, ni l’un de ces héros sortis tout droit d’un livre. Mais à ses yeux,
elle est « le tout autre » qu’il a immédiatement aimé entièrement, celui pour
lequel il se dit prêt à mourir par-delà toute forme de compréhension, qu’elle
soit homme, femme, riche, pauvre, arabe, russe, jeune, vieille. C’est comme
s’il l’avait aimé depuis toujours – un peu à la manière dont Dieu aime –,
par-delà toute différence.
Aux côtés de Slimène, Isabelle retrouve la même pureté d’amour
qu’avec Augustin. « C’était dans le Souf que l’amour s’était révélé à elle en
même temps que la compréhension de l’espace ; dans les vieilles casbahs à
demi-désertes, fréquentées par les scorpions et les lézards, elle avait été
initiée aux joies souveraines, tandis que la berçait la voix du proclamateur
des prières, et que le fiancé lui chantait les poèmes ingénus qu’il
improvisait au hasard des frissons de l’heure ; et ils soupaient alors d’une
poignée de dattes, affranchies d’un peu de lait aigre ; ils confondaient leurs
baisers avec le bruissement de l’eau des séguia qui coulait à leurs
pieds 14… »
Ils passent de plus en plus de temps ensemble, chevauchant jusqu’aux
zaouïa les plus proches pour s’entretenir de Dieu avec les cheikhs : « Oh !
Ces nuits de lune sur le désert de sable, ces nuits incomparables de
splendeur et de mystère 15 ! » Sous le nez de tous, ils se promènent main
dans la main, s’étendant dans le sable « au sommet d’une grande dune grise
qui domine El Oued […], admirant, de là-haut les jeux splendides, les jeux
capricieux de la lumière vespérale sur le sable versicolore et les théories de
femmes qui rentraient des puits, courbées sous les peaux de bouc pleines ou
portant sur leur tête, en un geste gracieux, de grandes amphores
ruisselantes 16 »…
Dans la petite communauté des colons, leur couple fait horreur.
Comment une blanche ose-t-elle s’afficher de la sorte avec un indigène ?
Vêtue comme un homme ! À croire, lorsqu’on les voit déambuler, qu’il
s’agit de deux sodomites *5. Dans le village, à l’exception de celle de
Cauvet, toutes les portes se referment. Isabelle, meurtrie, revit la douleur de
l’exclusion. « Après une heure passée, les larmes aux yeux, à parler des
réellement terribles éventualités possibles, nous sommes allés nous coucher
sous les palmiers 17. » Cependant, rien ne la fera céder. Que cela plaise ou
non, ce « spahi aux yeux jaunes *6 », elle l’aime.
Le 3 septembre, elle fait état d’un déplacement à Touggourt 18 où elle
dort chez cet Abd el Kader qui, peu de temps auparavant, lui avait fait si
mauvaise impression avec Si el-Hachmi. Son sentiment disparaît quand
Slimène, membre de la même confrérie que les deux hommes, la rassure sur
leur compte. Trois jours plus tard, en leur compagnie, elle rencontre
Mohammed ben Taïeb, fortement impliqué quelque temps auparavant dans
l’affaire Morès. Cette entrevue a pour effet d’attirer la méfiance de Pujat, le
commandant en chef du Bureau arabe de Touggourt. De source sûre, il sait
qu’Isabelle n’est pas étrangère à l’affaire : elle est même proche de Jules
Delahaye qui, depuis la mort du marquis, pourrit l’existence de tous les
Bureaux arabes avec ses diatribes et ses accusations à tout-va ! Que, dans
ces circonstances, de si hauts personnages maraboutiques réservent le
meilleur accueil à cette fille ne vaut rien de bon. Qui sait si cette Russe
n’est pas là pour les retourner contre les Français ? Étant donné la portée de
leur influence, cela constituerait une véritable catastrophe.
Le 7 septembre 1900, une lettre adressée de Paris au général
Déchizelle 19, le commandant de la division de Batna, met définitivement le
feu aux poudres. Dans celle-ci, un anonyme accuse Isabelle d’avoir
empoisonné un pauvre vieillard après lui avoir volé 140 000 francs, et de
n’être sur le sol algérien qu’en vue d’inciter les Arabes à haïr la France…
Pujat somme aussitôt le capitaine Cauvet d’exercer le plus discrètement
possible une surveillance étroite sur elle. Selon lui, cette fille sans foi ni loi,
payée rubis sur l’ongle par la veuve Médora pour faire retomber la
culpabilité du meurtre du marquis sur les épaules de l’administration
française, est prête à tout pour semer le désordre.
À chaque injonction de Pujat, Cauvet répond du mieux qu’il peut. Si les
manières et le costume de cette jeune fille russe sont, il est vrai, des plus
excentriques, si elle ressemble à une névrosée ou à une détraquée, il ne
pense pas un seul instant qu’elle soit dangereuse 20. Dénuée de tout revenu,
elle est venue ici au grand jour, ce qui paraît bien étonnant pour une
personne recherchée par la police suisse. Jamais, de plus, il ne lui a entendu
dire de mal sur l’armée française.
Mais la machine militaire s’emballe et, sur les bureaux des officiers, les
rapports s’accumulent.
Durant cette période, Isabelle se rapproche des Quadrïa. Aux côtés
d’Abd el Kader qui l’instruit tous les jours, elle découvre le soufisme, une
des voies les plus mystiques de l’islam. Les adeptes de cette école
confessent l’unité de Dieu. Par leur vie pauvre et austère, par leur façon de
suivre scrupuleusement les prescriptions de la Sunna *7, ils sont des
exemples vivants de désintéressement et de piété. Selon leurs préceptes, la
clef du paradis est l’amour des malheureux et des pauvres. Chez les
Quadrïa, on parle même de « sublime charité », expression qui n’a pu
qu’aller droit au cœur d’Isabelle.
Trois mots constituent la base de la doctrine soufie : la baraka, l’ouerd
et le dhikr, eux-mêmes réunis dans la Tariqa, la règle de vie, ce chemin
remarquable qui, de degré en degré, amène à la communion parfaite en
Dieu, avec Dieu. La baraka, c’est cette étincelle de la puissance divine
accordée aux plus parfaits des disciples et qui, chez les cheikhs, se transmet
de génération en génération. Ces derniers toutefois ne révèlent leur savoir
qu’au fur et à mesure des progrès de leurs élèves. À ceux de leurs disciples
qui aspirent réellement à l’union avec Dieu, ils confèrent l’ouerd,
l’initiation, qui permet à l’esprit de se désencrasser et de s’élever. Pour y
parvenir, ils leur communiquent un moyen infaillible : le dhikr, la répétition
de l’invocation de Dieu. Par cette litanie, le cœur de l’adepte s’emplit du
nom de Dieu, son âme retrouve son calme, son cœur se purifie, l’amour
divin émerge en lui. Selon le niveau de chacun, il existe trois dhikr : « Le
dhikr vocal sans participation du cœur, le dhikr d’adoration, venant du fond
du cœur, le dhikr de tous les organes et dont le fruit n’est connu que de Dieu
seul. Chaque disciple soufi doit se faire conduire par un guide spirituel car
nul homme ne peut atteindre Dieu par sa seule science 21. » De la même
façon, chaque confrérie est dépositaire de l’enseignement d’un maître
d’origine. Chez les Quadrïa, ce maître est Abd al-Qader al-Jilani *8. Un nom
qu’Isabelle ne va cesser d’invoquer dans ses Journaliers. « Celui qui a
l’intention d’entrer dans l’isolement intérieur doit mettre à la porte de son
cœur tout orgueil, arrogance, esprit de vengeance, tyrannie, colère, envie,
intolérance, calomnies et autres choses de ce genre. Si l’un de ces
sentiments entre en celui qui est dans l’isolement, son cœur est souillé 22. »
Isabelle ne peut qu’adhérer à un tel absolu d’amour et d’ascèse. Cette
sagesse soufie entre en résonance avec presque toutes ses aspirations : sa
soif d’égalité, qu’elle a cherché à étancher dans l’anarchie en prônant le
soutien aux plus pauvres ; son aspiration à la paix, qui lui permet de
canaliser ses pulsions et de remédier aux vagues successives d’ennui et de
désespoir qui la submergent ; la résignation face à la mort, qu’elle trouve
dans l’abandon de Dieu ; son désir inassouvi de transcendance qui, enfin,
est ici apaisé. Autant de buts auxquels Isabelle aspire et qu’elle s’imagine,
un jour, atteindre…
Chez les soufis, les femmes ont droit, comme les hommes, à l’initiation.
En ce mois d’octobre, est-elle intronisée en tant que Si Mahmoud ou en tant
qu’Isabelle ? Rien ne nous permet de le savoir. Mais sitôt la nouvelle
connue, elle fait l’effet d’une bombe dans les Bureaux arabes. De mémoire
de colon, jamais aucun Blanc n’a été intégré dans une confrérie soufie…
Comment a-t-elle fait, et surtout : dans quel but ? Jusque dans les hautes
instances, la stupeur est réelle et la méfiance gagne du terrain. Cette fille est
décidément beaucoup trop proche des Arabes. Que prépare-t-elle et contre
qui ? Plus question de la lâcher d’un œil.
Comment a-t-elle fait ? La question mérite d’être posée tant
l’événement est unique. Car même lorsque l’on est arabe, kabyle ou
berbère, on ne devient pas Quadrïa si facilement. En 1897, sur une
population totale de près de 4,5 millions d’habitants, ils ne sont que
douze mille adeptes disséminés sur tout le territoire. C’est dire si Isabelle,
en étant acceptée en leur sein, pénètre un monde fermé. Un monde dont
l’influence spirituelle est si considérable qu’il fait trembler jusqu’aux
autorités françaises. Au moindre signe des Quadrïa, le pays entier se
soulève : pas un Français pour ignorer la chose. D’où l’agacement, voire
l’effroi des autorités qui observent Isabelle se rapprocher aussi intimement
d’eux.
Est-ce parce qu’elle s’affiche avec Slimène, déjà membre de la
confrérie ? Est-ce parce qu’elle parle si bien la langue arabe, parce qu’elle a
été reconnue dans sa soif de Dieu ou, calcul de la part de ses nouveaux
frères, parce qu’en tant qu’Européenne, elle peut leur apporter de solides
appuis ? Moins de deux mois après son arrivée, Isabelle fait partie des leurs.
Par une lettre qu’elle envoie le 10 décembre à Augustin, on apprend que
c’est le cheikh des Quadrïa de Guémar, Sidi el Houssine ben Brahim, qui l’a
initiée *9 et lui a offert le chapelet des Quadrïa 23. Isabelle a dû se soumettre
au rituel imposé à tous les futurs adeptes, répondre aux paroles du cheikh
ou du moqqadem par des dhikr tels que : « Il n’y a de Dieu que Dieu » ou
encore : « Je demande pardon à Dieu, le grand, le vivant, l’immuable ;
revenez à lui », récités cent fois d’affilée. À la toute fin, on lui a
certainement demandé de faire sa profession de foi à travers une longue
prière, en implorant Dieu de la placer au nombre des plus parfaits de ce
monde, de la faire vivre dans le bonheur, de ne jamais l’écarter de la
Sunna 24. Enfin, avec une émotion non feinte, Isabelle s’est prosternée
devant le cheikh qui lui a passé autour du cou le chapelet des Quadrïa.
Désormais, partout où elle ira, elle sera reconnue par ses frères. Lorsqu’elle
s’est relevée, Isabelle était bouleversée. En plus d’avoir trouvé sa Voie, elle
avait trouvé une famille. Les larmes aux yeux, elle a baisé la main du
cheikh, promettant de remettre son existence entre ses mains, son seul
maître désormais, son intercesseur auprès de l’être divin, son dispensateur
de toutes choses. Elle a promis de renoncer aux jouissances du monde,
d’aimer son prochain, de lui prêter secours et assistance où que ce soit, de
lutter contre l’oisiveté, le découragement, d’ambitionner le silence intérieur.
À El Oued, la petite communauté des colons n’a pas le temps de
s’effrayer de la voir parader, chapelet des Quadrïa au cou, qu’arrive un
deuxième scandale. Sous leurs yeux atterrés, Isabelle, le 14 octobre,
emménage avec Slimène dans la petite maison que le brigadier Némouchi
leur loue provisoirement pour 5 francs par mois. Comme domestique, elle a
pris le dénommé Khalifa, « un fumeur de kif, le calme et la bonne foi
personnifiés 25 » ; elle a également acheté quelques bêtes et un cheval. Après
plusieurs mauvais jours où elle avoue s’être remise à boire avec Slimène,
Isabelle semble mener une vie de plus en plus retirée. Les démons ne la
lâchent pas pour autant ; si Isabelle aspire à de grandes hauteurs mystiques,
elle a bien du mal à se défaire de son côté « je-m’en-foutiste » qui, dans les
moments de solitude et d’écœurement, la pousse aux pires excès. « Le
fumeur de kif a raccommodé la porte que j’avais enfoncée un soir de cuite,
et tout est rentré dans le monotone train-train auquel je me suis fait, et dont
la simplicité, loin de me déplaire, m’est devenue chère 26. »
Quand elle ne part pas faire de longues promenades solitaires avec son
cheval, Souf, pour s’entretenir de Dieu avec les différents cheikhs des
zaouïa des environs, et tout particulièrement avec Sidi ben Houssine, elle
joue les secrétaires pour Si el-Hachmi, auquel elle rend de grands services
« grâce à sa parfaite connaissance de l’arabe et du français, des lois et des
coutumes européennes 27 ». Elle passe également beaucoup de temps à venir
en aide aux gens des tribus alentour, ici apportant quelques médicaments, là
soignant une conjonctivite ou une plaie infectée. Quid de sa participation –
en tant que nouveau disciple soufi – aux prières collectives et aux
hadhra *10 où l’on scande le dhikr, à la zaouïa ou à la mosquée ? Isabelle
n’en touche pas un mot. Rien, non plus, sur les séances d’endoctrinement
que tout nouveau fidèle soufi est supposé suivre régulièrement avec les
autres khouans. Est-ce parce que, la sachant femme, on lui interdit de se
mêler aux hommes de peur de provoquer un esclandre ? Initiée soufie,
Isabelle reste un électron libre qui, au gré de ses humeurs et de ses
émotions, s’enivre d’alcool, de kif, de désert et de ciel, de prières, de
sagesse, d’amour. Cependant, il lui arrive de rester plusieurs jours d’affilée
cloîtrée chez elle, à simplement s’occuper des bêtes et de son petit ménage.
Durant ces parenthèses qui ne vont cesser de s’allonger, Isabelle relève le
défi du quotidien et de l’ordinaire, deux notions qui exigent une vraie
transformation de sa part tant elle a été habituée à vivre dans le hors norme.
Doucement, elle apprivoise cette nouvelle vie infiniment plus intérieure.
« Oh la douce sensation de se laisser vivre, de ne plus penser, de ne plus
agir, de ne plus s’astreindre à rien, de ne plus regretter, de ne plus désirer
sauf la durée indéfinie de ce qui est 28 ! »
En attendant de trouver un lieu définitif, elle accroche sur les murs de la
petite maison du brigadier « ses photographies y compris celle du vieux, de
Volod [Volodia] et d’Hélène, ses éperons, sa bride ornée d’amulettes, son
revolver, celui de Slimène, un burnous rouge avec deux petits bouts de
galon d’or sur le devant, un grand sabre et une carabine 29 »… Toute soufie
qu’elle soit, Isabelle est encore loin de l’état de suprême sagesse qui
réclame qu’on renonce à toute forme de violence. Sur la question de la
pauvreté, en revanche, elle chemine – bien malgré elle ! – à grands pas. De
tout ce que lui a légué Vava, il ne lui reste plus rien et elle en est réduite à
vivre sur la solde de Slimène qui s’élève à 3 malheureux francs par jour.
C’est bien peu, mais Isabelle est confiante. Avec la part qui doit lui revenir
de la vente de la Villa neuve, elle compte acheter un jardin maraîcher et un
jardin de palmiers qui leur permettront, à Slimène et elle, d’avoir un revenu
fixe. Elle envisage également d’ouvrir un café français ainsi qu’un magasin
indigène. Avec ses acquisitions, ils deviendront riches en peu de temps !
Elle pourra alors payer les 5 000 francs de cautionnement qu’exigent les
autorités militaires pour se marier avec Slimène. Patience, donc ! L’avenir
radieux est proche…
Le 23 novembre, à raison d’un loyer de 10 francs par mois, ils
emménagent dans la plus belle maison arabe d’El Oued, dotée de quatre
belles chambres, d’une galerie voûtée à trois arcades, d’une terrasse
dominant la ville 30. Le bonheur d’Isabelle est au comble. Ici, tout respire le
sec et la lumière, et Slimène à ses côtés se révèle un compagnon idéal. Plus
les jours passent, plus elle s’attache à lui, au point qu’il lui semble
impensable de retourner vivre en Europe. Elle souhaite même, le jour où ils
mourront tous les deux, qu’on les enveloppe du même linceul blanc et
qu’on les enfouisse au fond du même trou, à même le sable d’un des si
beaux cimetières d’El Oued. Isabelle n’a rien perdu de son romantisme
exacerbé. Son âme russe vibre bel et bien encore de toute sa passion.
Apaisée, heureuse, elle rédige à cette période sa nouvelle L’Ami 31 qui, à
travers l’amitié de deux ordonnances, l’un français, l’autre arabe, laisse
entrevoir ce que pourrait être une colonisation réussie. Elle écrit également
son court récit Dans la dune 32 où elle donne de nombreux détails sur sa vie
à El Oued : ses chasses aux lièvres avec les nomades du désert, sa rencontre
avec des Quadrïa qui lui prêtent assistance, sa joie à les écouter lui narrer
leurs histoires d’amour, sa colère quand ils lui font part des impôts écrasants
qu’exigent d’eux les Français et qui, pour beaucoup, les réduisent à la
misère.
En ce mois de novembre, la rumeur enfle à son sujet, certains allant
jusqu’à affirmer qu’elle est la maîtresse de Si el-Hachmi et de
Si Bouaddefel, khodja *11 auxiliaire à Touggourt, en bref, qu’elle se donne à
tout-va. A-t-elle vraiment eu des relations intimes avec ces deux hommes
alors qu’elle commence à peine de vivre son histoire d’amour avec
Slimène ? Jacques, le héros de sa nouvelle Le Major 33, nous donne un bel
éclairage de ce qu’a pu être le cheminement d’Isabelle à cette période :
« Ici, bien plus que là-bas en France, dans l’alanguissement de cette vie
monotone, dans sa solitude d’âme, il éprouvait le grand trouble de ses sens
avides. Il n’avait pas prévu cela… Cependant, d’abord, le désir qui, chez
lui, exacerbait l’intensité de toutes les sensations, lui fut doux,
quoiqu’inassouvi ; il entretenait son âme ouverte à toutes les extases, à tous
les frissons. Mais bientôt, ses nerfs surexcités se lassèrent de cette tension
anormale, épuisante […]. Il se fâcha contre lui-même, lutta contre cette
excitation… Puis, un soir […] Jacques la vit 34. » À la lecture de ces
quelques lignes, on peut effectivement imaginer qu’elle a couché avec Si el-
Hachmi et ce khodja de Touggourt, voire d’autres… Cependant, au moment
où, dans les Bureaux arabes, son nom commence à figurer sur tous les
rapports, sa relation avec Slimène a déjà pris le pas sur les autres. Mais la
rumeur est lancée, plus rien ne peut l’arrêter, et le 7 décembre, le général
Déchizelle, chef de toutes les subdivisions, estime qu’elle doit être expulsée
au plus vite d’El Oued et de Touggourt 35.
Si Isabelle sent planer la menace, elle est à mille lieues d’en imaginer la
gravité. Pour elle, il ne s’agit, une fois de plus, que de ragots auxquels elle
ne doit pas prêter attention. « De jour en jour, je constate qu’il n’y a qu’un
seul moyen de vivre sinon tout à fait heureux, puisqu’il y a la maladie, la
misère et la mort, au moins calme : c’est de s’isoler le plus possible des
hommes, sauf quelques rares élus et, surtout, de ne point dépendre
d’eux 36. » Les seuls regrets qu’elle éprouve durant cet hiver concernent le
manque crucial d’argent, l’absence de livres à lire, ainsi que sa paresse en
termes d’écriture. Son rêve de devenir un jour un écrivain célèbre sera-t-il
jamais réalisé ? En dehors de ces contrariétés, sa vie prend chaque jour une
couleur plus lumineuse, plus intense.
Début décembre, elle assiste à l’arrivée triomphale de Si el-Hachmi, de
retour de Paris où il a été invité pour parader devant le tsar Nicolas II en
visite dans la capitale. Aux yeux d’Isabelle, il est un être indéfinissable qui,
tel Jules Delahaye, exerce sur elle un ascendant étrange. De cette journée,
elle tirera sa nouvelle Fantasia 37 où elle décrit avec minutie le formidable
spectacle qu’il lui a été donné de voir. Parmi les milliers de nomades et de
khouans venus accueillir le marabout, Isabelle-Si Mahmoud Saadi, en selle,
coiffé d’un turban blanc et vêtu de gandouras et de burnous, l’attend, pleine
d’impatience : « Enfin, à l’horizon oriental, sur la crête d’une dune, nous
vîmes se déployer les bannières rouges, vertes et jaunes de la confrérie,
flottant au-dessus d’une mer de têtes 38… » Coups de feu, cris hystériques,
ruades, caracolades, tambours, prières et danses frénétiques. Dans la foule
aux costumes éclatants, ses coups de fusil, les fumées, les chants, Isabelle,
aux côtés du cheikh Sidi el Houssine qui l’a intronisée et de son ami Abd
el Kader, se rue et fait la fantasia… Jamais de toute son existence elle n’a
vécu pareille exaltation, et il lui faut deux jours pour revenir sur terre.
Après de tels moments, il ne fait décidément plus doute : ici, elle a
trouvé son port comme Augustin l’a trouvé à Marseille, et le bonheur tant
recherché depuis des années.

*1. Djemaâ : mosquée.


*2. Mihrab : dans une mosquée, niche indiquant la direction de La Mecque.
*3. Chez les soufis, après le rang suprême de cheikh vient celui du khalifa (lieutenant du cheikh) puis
celui de moqqadem. Ce dernier est le délégué du cheikh auprès du vulgaire, le vrai propagateur de la
doctrine, l’âme de la confrérie, tantôt missionnaire, tantôt professeur. Juste en dessous de lui vient le
naïb, chargé d’assurer les relations des adeptes avec le chef de l’ordre. Les khouans (frères) sont les
adeptes.
*4. Jean Peyral : héros du roman de Pierre Loti, Le Roman d’un spahi (1881).
*5. Si le terme d’homosexuel commence à être utilisé par une petite élite, il faudra encore beaucoup
de temps avant qu’il se répande. À l’époque on parlait d’introvertis, de sodomites ou encore de
pédérastes pour les hommes attirés par les très jeunes garçons.
*6. Un des nombreux surnoms attribués à Slimène par Isabelle.
*7. Sunna : règles de Dieu / lois de Dieu.
*8. Né en Iran en 1077, al-Jilani s’éveilla à la voie du soufisme après avoir acquis, à Bagdad, la
maîtrise de treize disciplines dans le domaine des sciences ésotériques. Il passa alors vingt années à
méditer dans le désert. Lorsqu’il réapparut, il fut reconnu comme la source vers laquelle tous les
cœurs habités d’un désir ardent devaient se tourner pour trouver guidance et illumination.
*9. D’après l’écrivain et biographe René-Louis Doyon, « il est douteux qu’elle ait subi le long
noviciat et la dure probation de la mystique quadrïanne qui impose à ses adeptes une discipline si
stricte qu’on a comparé son architecture à celle de la compagnie militaire des Jésuites ».
*10. Hadhra : assemblées.
*11. Khodja : secrétaire interprète.
CHAPITRE XV

« Le prix de la liberté »

Janvier 1901, une année qui commençait si bien !


Depuis le 24 décembre dernier, c’est le grand jeûne du ramadan. Du
lever au coucher du soleil, tout bon musulman s’interdit d’avaler la moindre
nourriture et de boire, ne serait-ce qu’une goutte d’eau, d’écouter ou de
jouer de la musique, de fumer aussi. En communion avec ses frères, Isabelle
se plie à la règle. C’est une première dans sa vie. Elle l’accepte parce
qu’elle pressent tous les bienfaits que peut lui procurer cette ascèse. Elle est
encore si agitée intérieurement : une mauvaise nouvelle suffit à la clouer au
sol, une jouissance à l’exalter. Elle n’en peut plus de ces pics d’émotion qui,
dans le plus grand chaos, selon les événements extérieurs, modifient
entièrement ses états d’âme. Le capitaine du bateau, c’est elle, il est temps
qu’elle apprenne à naviguer. Telle est la vraie liberté. Celle que Vava ne lui
a jamais apprise, et qui réclame de sa part une soumission et une abstinence
auxquelles elle n’a pas été habituée. Cette année, elle s’est juré d’aller
jusqu’au bout. Et quelle fierté elle éprouve, quelle volupté dans son âme
quand, à chaque coucher du soleil, elle s’entend murmurer : « J’ai tenu
bon. »
Comme tous, à El Oued, elle vit ce temps au ralenti, occupant ses
heures à d’humbles travaux dans sa maison et, la nuit venue, en grandes
courses jusqu’aux zaouïa saintes. Avec Slimène, ce sont des nuits de
tendresse et de sécurité absolue et, au réveil, la vision d’aubes enchantées
après la prière… Juste avant la rupture *1, elle se rend sur la terrasse d’où
elle peut voir le soleil se coucher. En bas, dans la chambre grande ouverte,
Slimène et Abd el Kader attendent qu’elle leur fasse signe pour se jeter sur
leur cigarette 1. Gamine, elle s’amuse à prolonger leur attente alors que
l’astre a déjà disparu. Cela la fait tant rire de les voir trépigner
d’impatience. Quand enfin elle les prend en pitié, Isabelle attend toujours
un peu avant de les rejoindre. Le spectacle qui s’offre à sa vue est d’une
telle beauté. Au loin, sous le ciel crépusculaire, les grandes dunes de sable
rougeoient telles d’immenses flammes, tandis que tout le ciel vire au
presque violet. Est-ce encore le monde ou le paradis ? Accoudée au parapet,
Isabelle s’imprègne des rumeurs qui, peu à peu, s’élèvent de toute la ville :
soupirs de soulagement, rires, verres qui trinquent, grincement des cordes
des puits, crépitement des feux. Depuis des siècles, rien n’a changé ici.
Toujours la même beauté du ciel, les mêmes gestes, les mêmes murmures,
les mêmes tristesses, les mêmes joies. Elle ne bouge plus d’un cil, ferme
lentement les yeux. Elle a trouvé l’éternité dans ce monde, mouvement
suspendu des émotions et des choses, celui – si sublime – de la vague juste
avant qu’elle ne s’écrase. Jamais cependant elle ne se brise ici. Jamais,
parce que le temps n’existe pas dans ce pays de sable, et peut-être rien
d’ailleurs, seul Dieu, son reflet dans la pupille béante des bêtes, dans la
clarté des sources, la psalmodie des hommes… Nulle mort donc, nulle
séparation ; un univers de roches, d’astres, de bêtes et d’humains qui, en
un cycle infini, perpétuent tous la même ronde et où, comme dans un songe,
tantôt elle prie, tantôt elle aime, tantôt elle cavale… Et c’est comme si les
morts, après avoir furieusement dansé en elle, avaient enfin trouvé un banc
où se tenir immobiles et sages. Un simple banc de pierre et de poussière où,
à leurs côtés, elle peut s’allonger à présent. Respirer.
Ces jours de paix et de bonheur ne durent malheureusement pas. La
santé d’Isabelle se détériore brusquement. Est-ce à cause de la rudesse du
jeûne auquel son corps n’est pas habitué ? Dans ses membres, la douleur
devient si intolérable qu’elle perd tout appétit. Bientôt, elle n’a plus que la
peau sur les os. Faible comme jamais, elle est en proie à de la fièvre et des
hallucinations. Le fait d’apprendre par courrier qu’Augustin est au plus mal
n’arrange pas les choses. Ajoutées à cela, les dettes qui, partout,
s’accumulent et qui commencent à sérieusement peser sur son moral. De
son côté, Cauvet lui réclame de plus en plus de paperasseries et, s’il promet
de lui assurer sa protection, elle n’est pas dupe : on ne veut plus d’elle ici.
Pour contrer toute menace des Bureaux arabes, il faudrait qu’elle obtienne
au plus vite la nationalité française en se mariant dès à présent avec
Slimène. Seulement, où trouver les 5 000 francs de garantie pécuniaire ?
Durant ce mois de janvier tombe une autre mauvaise nouvelle : Abd
el Kader, leur seul ami à El Oued, vient brusquement d’être révoqué et il
doit leur faire ses adieux. Malgré l’accumulation des soucis, Isabelle ne
pense pas un seul instant à partir : « J’aime mon Sahara et d’un amour
obscur, mystérieux, profond, inexplicable mais bien réel et
indestructible 2. »
Une dernière épreuve finit toutefois de l’achever. Le 23 janvier, elle
apprend la prochaine mutation de Slimène sur Batna : « Finie la vie
alanguie et douce, dans le prestigieux décor des sables mouvants ! Finie la
quiétude délicieuse à laquelle nous nous abandonnions tous deux 3 ! »
Slimène est effondré. Pourquoi cette relève ? Est-ce d’avoir demandé à son
colonel la permission de se marier ? On lui accorde si peu de temps.
Comment, va-t-il faire pour rembourser ses créanciers ? Car il ne peut
quitter El Oued sans s’être acquitté de ses dettes, il en va de son honneur, et
s’ils ne parviennent pas à rembourser ce qu’ils doivent, plus personne à
El Oued ne leur fera confiance. Accablé, Slimène se remet à boire et à
fumer du kif face à une Isabelle défaite. Que va-t-elle devenir sans lui ? Et
avec quel argent va-t-elle vivre ? Un jour, n’y tenant plus, et malgré une
forte fièvre, Isabelle part à cheval jusqu’à la zaouïa de Si el-Hachmi qui lui
conseille de solliciter l’aide de ses frères, les cheikhs Sid el Houssine et Sidi
Elimam, ainsi que celle du cheikh de la zaouïa de Hama Ayéchi. Épuisée,
Isabelle rentre au grand trot pour trouver à son retour un Slimène à moitié
fou, hagard, presque inconscient 4. À la tombée de la nuit, elle le force à se
mettre en selle et part avec lui jusqu’au jardin de Hama Ayéchi. Quand,
après les avoir longuement écoutés, le bon cheikh leur remet 170 francs, la
honte et le désespoir de Slimène sont si grands qu’il part d’un rire dément et
Isabelle, le cœur serré, se demande s’il n’est pas en train de perdre la raison.
Deux jours plus tard, elle gagne la zaouïa délabrée du cheikh Sidi
el Houssine avec lequel elle a tissé des liens profonds. Face à ses malheurs,
le bon cheikh s’excuse, navré par avance, du peu qu’il lui donne. Le
27 janvier enfin, elle apprend que Sidi Elimam est sur le point de partir pour
Nefta, assister à un office funèbre donné à la mémoire de son père. Le
28 janvier, après avoir longuement hésité et passé « une folle nuit en des
caresses furieuses avec Slimène 5 », elle se met en selle. En route vers
Dahmane, elle tombe sur Si el-Hachmi qui lui propose de se joindre à sa
caravane. Demain, il rejoint son frère à Behima. Plutôt que d’aller jusqu’à
Nefta, elle pourra lui faire sa requête là-bas.
Mais à Behima, le 29 janvier, les choses virent à la tragédie. Dans la
maison d’un nommé Si Brahim où Isabelle et Si el-Hachmi ont été invités,
alors que ce dernier vient de se retirer dans une chambre pour prier,
Isabelle, parmi cinq notables arabes du coin, l’attend dans un salon qui
donne sur la place publique où stationne une grande foule. Assise aux côtés
d’un jeune commerçant qui lui demande de l’aider à traduire quelques
dépêches commerciales, elle se met à lire les documents qu’il lui tend, la
tête baissée, le capuchon de son burnous rabattu par-dessus le turban.
« Brusquement, je reçus à la tête un violent coup suivi de deux autres au
bras gauche ; je relevai la tête et vis devant moi un individu mal vêtu, donc
étranger à l’assistance, qui brandissait au-dessus de ma tête une arme que je
pris pour une matraque. Je me levai brusquement et m’élançai vers le mur
opposé pour saisir le sabre de Si Lachmi. Mais le premier coup avait porté
sur le sommet de la tête et m’avait étourdie. Je tombai donc sur une malle,
sentant une violente douleur au bras gauche. L’assassin, désarmé par un
jeune moqqadem des Quadrïa, Si Mohammed ben Bou Bekr, et un
domestique de Sidi Lachmi nommé Saad, réussit cependant à se dégager. Le
voyant se rapprocher de moi, je me relevai et voulus encore m’armer, mais
mon étourdissement et la douleur aiguë de mon bras m’en empêchèrent.
L’homme se jeta dans la foule en criant : “Je vais chercher un fusil pour
l’achever 6.” »
Tandis que Si el-Hachmi lance ses hommes à la poursuite de l’assassin,
Isabelle est étendue sur un matelas de fortune. Très vite, le coupable est
retrouvé et on l’amène devant Isabelle sous des huées et des cris. Isabelle le
dévisage, stupéfaite. Jamais elle n’a croisé cet homme. Pourquoi a-t-il voulu
la tuer ?
– Je ne t’en veux nullement, tu ne m’as rien fait, je ne te connais pas,
mais il faut que je te tue.
Juste avant d’être embarqué par un officier du Bureau arabe, le père du
coupable fait savoir qu’ils sont des Tidjanïa… Est-ce la raison pour laquelle
son fils s’en est pris à un Quadrïa ? Les deux clans se haïssent depuis des
temps immémoriaux. Autour d’Isabelle, on est sous le choc et chacun parle
de se venger. Mais pour l’heure, il est temps de s’occuper d’elle car ses
blessures sont graves et elle perd des flots de sang. À la demande de Si el-
Hachmi, le capitaine Cauvet et le major Taste, médecin, arrivent après avoir
galopé des heures dans la nuit noire.
Dans la matinée du 30 janvier, ballottée sur un brancard, Isabelle est
rapatriée à l’hôpital d’El Oued. Depuis la table où Taste s’apprête à
l’opérer, elle tente de rassembler le peu de forces qui lui restent pour se
souvenir de tout ce que ses yeux voient et ne verront peut-être jamais plus.
La mort lui fait soudain si peur. Elle avait tant de choses à vivre. Le long du
mur humide, ses yeux s’arrêtent « sur le tableau des températures, le
thermomètre ; puis la table chargée de bocaux et de grandes cuvettes
émaillées, où trempent des instruments barbares, pinces, bistouris, curettes,
ciseaux, aiguilles… Au milieu de la pièce : la table où on l’a couchée sur un
matelas. Sur sa gauche, une toile cirée noire aboutissant à un seau d’eau
sanguinolente 7 ».
Le lendemain, elle se réveille dans une chambre sombre et étroite. La
« salle des isolés ». Tout sent la mort ici. À la fenêtre, on a accroché une
couverture afin de voiler la lumière et, la nuit, seule une petite veilleuse à
huile éclaire le triste décor. Sa tête blessée lui brûle, son bras la lance
jusqu’à en avoir la nausée 8. Du dehors, elle ne perçoit aucun son, sinon
quelques lointains aboiements. Sur la table de nuit : le chandelier de
Slimène, son tabac, du kif, des verres de vin et de café.
Durant les premiers jours qui suivent son réveil, une angoisse indicible
l’étreint, pas celle de mourir, « mais celle d’être ensevelie par quelque
chose d’indéfini, de ténébreux, perceptible par elle seule 9 ». Y a-t-il
vraiment quelqu’un là-haut ? Quelqu’un qui puisse répondre de toutes ces
souffrances ?
La nuit, elle revoit sans cesse les yeux haineux de son meurtrier, des
yeux qui deviennent ceux de Nicolas, son frère aîné, puis ceux d’Ali,
d’Abdel el Aziz, du docteur Taste, de Slimène ! Plus l’angoisse s’intensifie,
plus les souvenirs du passé ressurgissent. Autour d’elle, les ombres de sa
mère, de Vava et de Volodia dansent. Dans ces moments de fièvre et de
détresse, combien elle a envie de quitter ce monde pour les rejoindre
« Ombres brumeuses du passé, / Larmes sereines du passé / Oh ! Pourquoi
vous êtes-vous réveillées, inattendues, / Dans un cœur douloureux et
gémissant ? / Allez-vous-en. Ne trompez plus par votre charme, / Mon âme
morte, lasse de vivre 10 ! »
Au milieu de ce triste tableau, quelques présences lumineuses, celle
d’abord de son ordonnance Khalifa qui vient prendre tous les jours de ses
nouvelles, celle, bien sûr, de Slimène qui court à son chevet sitôt terminé
son service – ivre mort toutefois ! – celle enfin, plus inattendue, du major
Taste qu’Isabelle avait pourtant trouvé froid et distant à son arrivée à
El Oued. En le voyant si attentionné, elle se demande ce qui a pu, à ce
point, la tromper sur son compte. Chaque soir, il s’installe près d’elle et lui
lit à voix haute des pages de livres qu’elle aime. Il lui raconte son enfance
pauvre de fils de forgeron dans le Gers, son désir un peu fou de devenir
médecin, les punitions endurées au lycée puis à l’école miliaire pour
manquement à la discipline à cause de son trop grand amour des livres, et
des femmes aussi… « Tantôt gai, tantôt énervé et acerbe, observateur et
penseur, chercheur d’âme, étonné de moi, fraternel, admiratif et agressif
souvent, surtout quand il parlait de la question religieuse – le docteur Taste
devint très vite mon ami confiant et camarade, me contant son âme comme
on vide son sac 11. » Peu à peu, il en vient à lui confier ses aventures et ses
rêves les plus érotiques, déclenchant chez Isabelle une parole très intime.
« Incontestablement, j’aime Taste, l’homme qui, sensuellement, m’a le
moins attirée, physiquement au moins […]. À lui, je lui ai dit des choses
que personne n’entendit 12… » Bientôt, ils sont inséparables, et Taste tombe
amoureux. Mais il y a Slimène, le petit spahi. Un Slimène dont Taste
voudrait bien percer le mystère. Qu’est-ce qu’une fille aussi épatante peut
donc trouver à ce garçon qui, depuis qu’elle a été hospitalisée, pleure et se
saoule au point de la faire sangloter de honte. « Je me souviens encore des
larmes amères que j’ai versées, clouée sur mon lit de douleur à l’hôpital, ne
pouvant me lever, quand, tous les jours, tu venais te coucher, ivre, sur
l’autre lit 13. » Face à une telle énigme, Taste finit par abdiquer, allant
jusqu’à donner l’autorisation exceptionnelle à Slimène de dormir avec
elle… à la condition expresse, toutefois, de se présenter sobre.
Dans ces moments de convalescence, une autre petite lumière :
l’apparition de cette mésange, le 3 février, devant la porte de la salle, qui se
met à sautiller, chanter. À sa vue, Isabelle se demande si ça n’est pas l’âme
de l’Esprit Blanc venue jusqu’ici la consoler…
Le départ de Slimène approche. Dorénavant, quand il prend congé
d’elle, Isabelle doit lutter pour ne pas se mettre à pleurer. Pour tenir bon,
elle reporte alors son attention sur le décor, essayant de retenir le moindre
détail dont elle pourra se servir dans un prochain texte : ici, le pot à tisane
sur la planchette du lit, là, le verre en étain, le crachoir blanc, le règlement
du service de santé cloué au dos de la porte, une note mentionnant « les
punitions infligées aux malades civils 14 ».
Au bout d’une petite semaine, malgré la douleur sourde que lui cause
son bras blessé, elle parvient à se lever. Elle s’attarde alors sur la terrasse de
Taste qui surplombe la caserne, fixant des heures durant la vie en bas :
prisonniers forant le nouveau puits, soldats en exercice, infirmiers et
buandières s’esclaffant. Dans son carnet, elle dresse la liste des noms de
chaque personne qu’elle voit, ses qualités, ses défauts, constituant ainsi une
sorte de réserve d’écriture dont elle pourra, plus tard, s’inspirer : « Le
brigadier Saïd un peu voûté, le vieil embêteur et demandeur Slami, affairé,
jouant le brigadier, le traître Embarek, avec sa beauté blonde et son air fou,
l’ivrogne Mansour, le vieux froussard Nasr ben Ayéchi, l’abruti Hannochi,
courbé, les bras ballants, etc. 15. »
Parfois, son regard s’arrête, un peu plus loin, sur la petite cellule des
locaux disciplinaires où Abdallah ben Mohammed, son agresseur, est
emprisonné. Ces jours-là, mille questions l’assaillent. A-t-il été payé pour la
tuer ? Si oui, par qui ?
Au même moment, dans les Bureaux arabes, le nom de Si el-Hachmi est
sur toutes les lèvres. Pour le général Déchizelle, c’est le marabout qui a
commandité ce crime afin de se débarrasser d’une maîtresse devenue trop
embarrassante. Cauvet, de son côté, penche pour une version plus politique.
En manigançant ce crime, Si el-Hachmi espérait compromettre la confrérie
des Tidjanïa aux yeux des Français.
Quand elle cherche un coupable, jamais le nom de Si el-Hachmi
n’effleure Isabelle. Pour elle, l’assassin vient soit du clan ennemi, soit de
celui des colons qui, à de rares exceptions près, la honnissent. Taste la
gronde gentiment pour qu’elle mange un peu. Mais comment avaler une
bouchée ce 9 février alors que « son » Slimène vient de partir pour Batna ?
Tout juste sortie de l’hôpital, Isabelle, le jour même, lui écrit sa première
lettre. Une lettre, à la différence de la plupart de celles qu’elle a envoyées à
d’autres hommes, dont le « je » s’accorde au féminin. Amoureuse, Isabelle
se pense femme. Dans la stricte intimité d’ailleurs, Slimène l’appelle Ziza.
Une Ziza qui, loin des regards et des dangers, ose le plaisir d’être pénétrée,
de tenir son maître dans ses bras 16. Partout ailleurs, c’est Si Mahmoud aux
commandes, seule manière pour Isabelle de ne pas succomber à la violence
de ses émotions.
« Ouïha, zizou *2, cent mille baisers [en arabe]. […] Quand tu m’as
quittée, je suis restée à la même place et t’ai suivi des yeux jusqu’à ce que
tu eusses disparu derrière la première dune. J’ai senti en cet instant un
effondrement de toute mon âme, de tout mon être, adouci cependant par un
sentiment instinctif qui me disait que je te reverrais bientôt […]. J’ai eu la
force de ne pas pleurer devant les yeux ironiques des gens… […] bonne
nuit ouïha, je t’embrasse mille fois les yeux [en arabe] 17. »
Dans la rue, depuis que Slimène est parti, la plupart lui adressent des
regards de mépris, même les spahis qu’elle invitait chez elle, et jusqu’à
Embarek, le meilleur ami de Slimène pourtant, qui a vendu leur chèvre sans
la prévenir et lui a demandé de faire semblant de ne pas le connaître 18 ! Tant
de méchanceté, pourquoi ? Taste secoue tristement la tête.
– Il y a trop de liberté en vous Si Mahmoud. Les gens ont besoin de
repères. Vous les menacez.
Ses yeux s’emplissent de larmes. Tout eût été tellement plus simple si ce
sabre l’avait tuée. Mais il a fallu que cette foutue lame dérape sur cette
corde. À quelle fin, bon sang ?
Peu de temps après le départ de Slimène, elle assiste, depuis la terrasse
de Taste, au transfert de son assaillant. Alors qu’elle voit sa silhouette grise
s’avancer, tête baissée, elle éprouve soudain pour lui une telle compassion
qu’elle se met à frissonner. Qu’arrive-t-il et d’où lui vient cette puissance
d’amour ? Ses yeux ne parviennent plus à se détacher de la petite silhouette
qu’elle aimerait soudain rejoindre, embrasser, absoudre. Est-elle en train de
devenir folle ? Jamais elle n’a aimé aussi vastement. Tout là-bas, elle voit
son agresseur, puis la cour qu’il traverse, puis chaque homme, chaque
bâtiment. Et ça n’est plus, en elle, qu’un débordement d’amour pour chacun
de ces êtres. Serait-ce ici, au cœur de cette pitié, qu’il faut chercher la clef
de l’existence ?

Le 20 février, les murs gris de l’hôpital lui pèsent tant qu’elle décide,
contre l’avis de Taste, de faire sa première sortie à cheval. Face au paysage
mort et désolé, elle est prise de nouveau d’une grande tristesse : « Le grand
charme de ce pays, cette magie des horizons et de la lumière s’en est allé…
et le Souf est vide, irrémédiablement vide 19. » Se peut-il qu’elle se soit
illusionnée ? Elle se sent si seule soudain, si étrangère. À son retour à
l’hôpital, Omar, le tirailleur fou, lui prend la main et se met à marcher avec
elle. Que lui veut-il ? Et pourquoi est-il venu à elle, lui qui passe ses
journées à errer dans la cour sans parler à personne, tête baissée, chapelet à
la main ? Dans le sable lourd, il l’entraîne doucement, et Isabelle se laisse
faire. Loin des regards, il finit par s’arrêter.
– Si Mahmoud, lui dit-il alors en plongeant ses yeux dans les siens, il
faut, quand tu seras parti, t’en aller dans une zaouïa et prier 20.
Elle n’a pas le temps de réagir, car à nouveau il repart dans ses pensées,
l’entraînant dans une nouvelle ronde et plus un mot ne sort de sa bouche.
Le soir même, elle écrit à Abd el Kader, l’informant de tous ses
malheurs et de la mutation de Slimène. Voilà le prix qu’ils paient pour avoir
voulu aider Delahaye et toutes les personnes impliquées dans l’affaire
Morès. Un Delahaye qui n’a même pas pris soin de lui demander de ses
nouvelles alors qu’elle a failli mourir. Quelle terrible déception pour elle.
« Fuyez comme la peste la bande des politiciens français qui se jouent
effrontément des Musulmans et qui nous ont tous abandonnés lâchement
après nous avoir poussés en avant pour le rôle imbécile de victimes
expiatoires 21. »
Cette nuit-là, aucune consolation ne semble possible, et elle pense très
sérieusement au suicide.
Mais Taste veille, et Isabelle traverse sa nuit.
Le 25 février sonne l’heure du grand départ pour Batna. L’idée de revoir
bientôt Slimène revigore Isabelle. Taste l’accompagne jusqu’à Bir Bou
Chama où un deïra du nom de Lakhdar doit la conduire jusqu’au point de
départ d’une caravane qui les emmènera deux cents kilomètres plus loin,
jusqu’à Biskra. Toujours fidèle, Khalifa, l’ordonnance d’Isabelle, se joint à
eux. Encore fatiguée par sa récente convalescence, Isabelle est lente et il
leur faut deux jours à cheval pour atteindre Bou Chama. Au moment des
adieux, Isabelle, regarde longuement Taste.
– Vous allez terriblement me manquer.
– Vous aussi, Si Mahmoud, mais ainsi va la vie, et puis vous reviendrez,
n’est-ce pas ?
Elle lâche un oui à peine audible tant le chagrin est puissant. Pourquoi
faut-il toujours que les meilleurs la quittent ?
Juchée sur Souf, son cheval, Isabelle se rallie au convoi composé de
douze personnes dont Lakhdar, le gendarme poète et chanteur et ivrogne.
Dix heures de route par jour. Un voyage exténuant au cours duquel
Isabelle est souvent victime de violents maux de tête et de douleurs à son
bras gauche, qui n’a toujours pas retrouvé ses fonctions. Sans émettre la
moindre plainte, elle suit la marche, dormant, la nuit, entre Khalifa et un
dénommé Rezki, après avoir écouté Lakhdar chanter ses superbes
complaintes avec les chameliers. Plus elle s’approche de Batna, plus ses
sens se réveillent, la laissant parfois à la torture tellement elle a envie de
faire l’amour avec Slimène. La vie prend alors une tout autre couleur : « Ce
soir, j’ai conscience que je suis encore jeune, que la vie n’est point noire ni
décolorée et que l’espérance ne m’abandonne point 22… »
Le 2, elle part en éclaireur en direction de Saada. Sur une dune, un
cavalier en uniforme rouge l’attend. C’est Slimène ! Après l’émotion des
retrouvailles, juste avant d’atteindre la vieille ville de Biskra, ils tournent
bride et contemplent une dernière fois leur Sahara.
Le lendemain, au réveil, la vie leur paraît soudain belle. Ne vont-ils pas
enfin pouvoir se marier et vivre ensemble ? Après une halte de quelques
jours à Biskra, ils arrivent le 5 mars dans « la triste et banale Batna, ville de
casernes et de masures, sans passé et sans histoire 23 ».
Deux jours d’espérances et de bonheur avant que le couperet tombe à
nouveau. Le 7 mars, Slimène apprend par son colonel que, par avance, sa
demande de mariage est refusée. Décidément, le sort s’acharne. Dans une
lettre qu’Isabelle envoie à son frère, elle lui confie la triste nouvelle,
ajoutant qu’ils sont au plus mal niveau finances. À ce jour, en effet, ils
vivent de la solde de Slimène qui s’élève à 30 francs par mois, une vraie
misère compte tenu de leurs dettes et de leur loyer de 15 francs… Côté
santé, si son bras est guéri, « les mouvements de flexion du coude sont
devenus impossibles au-delà de l’angle droit 24 ». Pour retrouver pleinement
l’usage de son membre, il faudrait qu’elle se fasse opérer à nouveau, chose
impensable étant donné leur situation. Et puis, n’étant pas officiellement
mariés, ils ont eu toutes les peines à trouver un logement. Ils finissent par
opter pour deux petites chambres dans la maison des épouses chaouïya et
kabyles des spahis. Un enfer pour Isabelle qui perd d’un coup toute
intimité, car ici, ce ne sont que pleurs et commérages insupportables. Pour
comble, la propriétaire des lieux, une ancienne fille publique, se conduit en
véritable despote. Et Slimène ? Pour le punir de sortir avec une Européenne,
ses supérieurs lui imposent des horaires infernaux qui l’empêchent de
rentrer à la maison. Isabelle doit se contenter de visites furtives. À bout, elle
implore son frère de lui envoyer de l’argent. « Je t’en supplie ou je ferai ce
qu’a fait Volodia et je le ferai avec Slimène, car rien, pas même la mort ne
peut nous séparer 25. »
Elle écrit également à son Zouizou *3 des petits mots où elle lui dit
combien elle l’aime, combien la vie sans lui est dure. Dans leur logis, le
bruit est constant et elle a bien du mal à se reposer. Aucun livre avec ça, et
pas un sou pour aller déjeuner dehors. Quand il trouve le temps de lui
répondre, Slimène la rassure comme il peut, lui envoyant ici un billet de
20 francs, lui promettant là de ne plus boire… Il finit cependant par être si
inquiet que, sans l’avertir, il écrit à Augustin. « Votre sœur est malheureuse,
c’est très mal de ne pas lui répondre 26. » Il lui dit qu’elle est victime de sa
bonne foi et de son bon cœur, ainsi que de « la monstrueuse canaillerie des
Ali, des Abdel el Aziz, etc. 27 », lui parle des vexations quotidiennes qu’il
subit, des sacrifices qu’il est prêt à faire pour épouser sa sœur, souligne que,
parmi les musulmans, tout le monde les considère « comme légitimement
mariés, l’ayant été religieusement par notre cheikh et ses frères, d’après le
rite de la djemaâ, c’est-à-dire par déclaration commune devant des
témoins 28 ».
Pour fuir l’ennui et le manque, Isabelle chevauche hors de la ville
jusqu’au pied des montagnes bleues qui, étrangement, lui rappellent le Jura
de son enfance. Loin de Batna, au grand air, elle reprend vie, s’allongeant
sous un pin, parmi les fleurs, face à un ciel d’un bleu d’abîme 29.
Ne voyant toujours pas venir l’ombre d’une convocation, Isabelle
commence à espérer qu’elle a été oubliée par les autorités. C’est bien mal
connaître les officiers des Bureaux arabes qui, tous désormais, Pujat en tête,
souhaitent l’expulser. Qui sait encore quel scandale elle va provoquer en
restant sur le sol algérien, et à quelles sortes de rébellions elle incite ses
amis Quadrïa, jusqu’ici fort loyaux envers la France ? Mais elle est russe et,
selon leurs sources, très riche… Pour éviter tout incident diplomatique –
plus que mal venu au moment où la France cherche justement à se
rapprocher de la Russie –, il leur faut user d’un maximum de précautions.
C’est dans ce contexte agité qu’Isabelle, bien loin encore d’imaginer ce
qui se trame au-dessus de sa tête, reçoit une lettre la priant de se rendre le
17 mars à Constantine pour l’instruction de la tentative de meurtre dont elle
a été victime.

*1. Rupture du jeûne.


*2. Diminutifs pour Slimène.
*3. Diminutif pour Slimène.
CHAPITRE XVI

« Un procès, deux verdicts »

Après avoir décrit les lieux et rapporté qu’elle était assise « sur un
matelas placé à terre dans un coin de la chambre, à gauche de la porte 1 »,
Isabelle raconte son agression. À ses yeux, le seul mobile de son attaquant,
c’est qu’il appartient au clan des Tidjania qui voue une haine implacable
aux Quadrïa. La réponse ne semble pas suffire au lieutenant Guillo Lohan
du 135e régiment d’infanterie qui l’interroge :

Comment expliquez-vous que, si cet homme a agi par haine de


ce qui est Quadrï, il se soit adressé de préférence à vous,
européenne, et Quadrï depuis fort peu de temps, plutôt qu’à un
personnage important des Quadrïa ?
– Aux yeux de tous les indigènes, je passais pour être en quelque
sorte le conseiller et, à l’occasion, le secrétaire de Si el-Hachmi
[…]. À El Oued, je m’étais chargée de retirer sa correspondance
à la poste et de la lui faire parvenir à Amiche où le facteur ne se
rend pas.
– Croyez-vous qu’il n’ait été déterminé que par ce motif ?
– Pour moi c’est le seul motif plausible. Quand il a été arrêté, il a
été amené devant Si el-Hachmi qui l’a interrogé en ma présence
et celle du cheikh de Behima. Il nous a déclaré d’abord : « C’est
arrivé par la volonté de Dieu. » Pressé par Si el-Hachmi, il a dit
ensuite : « C’est Sidi Abd el Qader *1 qui m’a envoyé. » Au bout
d’un instant il a fini par me dire : « C’est parce que j’ai été
furieux de voir une Chrétienne accompagner le Naïb 2. »

Alors, tuer une Quadrïa ou tuer une chrétienne ? À la lumière du


contenu des deux interrogatoires d’Abdullah ben Mohammed, les choses
s’avèrent complexes *2. Si le 30 janvier, il persiste en effet à déclarer que
Dieu seul l’a poussé à commettre ce crime, dès le lendemain, il apporte des
éléments nouveaux : tous les ans, le cheikh de Behima et le khodja – mis en
place par l’administration coloniale – lui extorquent de l’argent en le
menaçant d’augmenter sa part d’impôt. L’automne dernier, ils l’ont forcé à
leur vendre sa boutique aux deux tiers de son prix, ce qui l’a mis sur la
paille. « Le Cheikh vide le pays comme on vide une marmite avec sa
cuillère 3. » Quand on lui demande pourquoi il n’est pas allé se plaindre au
Bureau arabe, la réponse est sans appel : « Précédemment des notables de
l’endroit avaient porté des plaintes à l’autorité ; ils ont été pour cela
emprisonnés, il y a six ou sept ans. » Gênés, les interrogateurs s’empressent
de changer de sujet. Il ne s’agit pas ici de pointer les défaillances du
système colonial, mais d’accuser un Arabe qui a voulu attenter à la vie
d’une Européenne. La divergence des témoignages quant à l’affiliation
d’Abbdullah ben Mohammed aux Tidjania leur rend la tâche de plus en plus
difficile, certains affirmant qu’il en est bel et bien un, les autres en doutant
du fait qu’il ne porte pas de chapelet. Lui-même d’ailleurs, ne se dit pas
Tidjania, mais Taïbia… Or ces derniers n’ont rien à reprocher aux Quadrïa.
De quoi laisser ses interrogateurs songeurs.

Connaissez-vous la récitation des prières qui est prescrite aux


Taïbia de dire chaque jour ?
– Je ne les connais pas. Je priais en moi-même et m’arrangeais
de mon commerce.
– […] Vous ne connaissez pas les prières des Taïbia ?
– Ce sont les mêmes que les autres ordres.
– Y a-t-il à Behima d’autres Taïbia que vous ?
– Mohammed ben Ammar El Goursi et ses deux fils Ahmed et
Mohammed. La famille des Ouled Moussa.
– Ces individus savent-ils que vous êtes affilié aux Taïbia ?
– Oui, ils le savent, nous nous connaissons les uns les autres.
– Ceci n’explique pas pourquoi vous avez tenté de tuer
Mademoiselle Isabelle Eberhardt ?
– J’avais entendu dire, il y avait quelques jours, que Si el-
Hachmi devait venir à Behima. J’ai ensuite appris qu’il venait
d’y arriver accompagné d’une Européenne.
– […] Pourquoi vous êtes-vous décidé à tuer une Européenne
plutôt qu’une autre personne ?
– Je l’ai choisie de préférence parce que je la savais française et
que je voyais en elle tous les Français. C’était pour me venger
d’eux d’avoir mis dans notre pays ces chiens [le cheikh et le
khodja] 4.

Voilà donc la vraie raison pour laquelle Abdullah s’en est pris à Isabelle.
Par haine des Français et de la corruption que leur système engendre. Nulle
part cependant, ces motifs n’apparaissent dans le rapport de police
judiciaire d’où ils ont été volontairement oblitérés. Pour rien au monde ce
procès ne doit devenir celui des autorités françaises. Trop de personnages
influents sont impliqués dans cette affaire ; le moindre remous risquerait de
mettre le feu aux poudres et de retourner les Quadrïa contre la France. S’il
faut donc trouver une raison à cette tentative d’assassinat, elle ne doit rien
avoir à faire avec le système colonial, et encore moins avec les autorités en
place. Un long paragraphe est ainsi consacré à la vie d’Isabelle, décrite
comme une personne « d’une intelligence peu commune mais extrêmement
originale ». Avec moult détails (qui en disent long sur la surveillance dont
elle est l’objet !), on la suit à Bône avec sa mère, puis en Tunisie, à
Marseille, à Paris, en Sardaigne, à El Oued enfin, où « elle embrasse la
religion musulmane, adopte le costume et les mœurs des indigènes,
s’habillant et se conduisant comme un homme, se fiance à un indigène,
maréchal des logis au détachement des spahis et, sous le nom de
Si Mahmoud, est bientôt universellement connue dans le Souf 5 ». Par la
suite, on souligne qu’elle s’est affiliée aux Quadrïa dont elle est devenue
très proche… Or, relève le rapport, « les passions religieuses sont très
développées au Souf : la plupart des indigènes y sont affiliés soit à la secte
des Quadrïa, soit à celle des Tidjania et il existe entre ces deux sectes une
rivalité sourde 6 »… En conséquence, si mademoiselle Isabelle Eberhardt a
été victime d’une tentative de meurtre, elle ne le doit qu’au fanatisme de ses
amis arabes qui ont la violence dans le sang ! Et le rapport de renchérir en
rappelant que les Européens, dans la région, vivent en petit nombre « au
milieu d’une population indigène nombreuse sourdement hostile, quoi
qu’on fasse, à tout ce qui est étranger au pays ». Depuis deux ans, trois
Européens ont été agressés par des Arabes : il paraît donc plus que
nécessaire « de frapper cette population par la sévérité de la répression, de
lui montrer qu’on n’attente pas impunément à ce qui touche notre
nationalité et de lui inspirer le respect de ceux que nous couvrons de notre
protection 7 ».
Et voilà comment un acte motivé par la seule exaspération d’être
dépouillé par des canailles mises en place par les autorités françaises passe
pour le résultat d’un fanatisme barbare qu’il devient urgent de réprimer.
Isabelle a-t-elle jamais su la vérité ? En 1903, elle écrit une nouvelle 8 où
elle raconte comment le vieux paysan Mohammed Achouri, spolié de ses
terres par son khodja, en vient, faute de pouvoir se venger directement, à
tuer un brave colon à sa place. Sans le savoir, Isabelle relate dans ces pages
sa propre histoire, prophétisant avec quelque soixante ans d’avance
l’Histoire, si douloureuse, à venir.
De retour « chez elle », elle apprend que son procès n’aura pas lieu
avant le mois de juin. Tant de jours encore à attendre dans cette maudite
maison avec toutes ces femmes ! Et pas un signe de Slimène qui se retrouve
de corvée ou au trou pour un oui, pour un non. Un soir, après six jours
d’absence, elle le tient dans ses bras « et, subitement, après l’ardeur folle,
presque sauvage des premières étreintes, sans que nous sachions pourquoi,
sans que nous eussions parlé, les larmes ont coulé de nos yeux et nos cœurs
se sont serrés, angoissés très mystérieusement 9 ». Là-dessus, Souf tombe
malade. Privée d’escapades, Isabelle dépérit dans la petite chambre. Une
nuit, Vava lui vient en rêve, prodiguant de la tendresse à Rouh *3, et « lui
donne son appréciation de lui 10 ». Cette consolation s’ajoute à une lettre
d’Augustin qui daigne enfin lui donner de ses nouvelles. Peu après, elle
apprend la mort du Naïb Sidi Mohammed ben Taïeb, frère de Si el-Hachmi,
tué alors qu’il essayait d’éviter un affrontement entre les tribus et l’armée
française. Elle se souvient de la dernière phrase qu’il lui a lancée : « Nous
nous reverrons encore s’il plaît à Allah, Si Mahmoud ! »
Avec Pujat, qu’Isabelle, dans ses Journalier, appelle « l’ennemi » et
désigne sous la lettre P, les choses s’enveniment. À ses yeux, elle est une
détraquée dont il faut débarrasser le sol algérien au plus vite. Il en vient à la
faire espionner et interroger à plusieurs reprises par un policier. Par chance,
elle a jeté l’argent par les fenêtres lorsqu’elle était de passage à Batna
l’année dernière et cet imbécile de Pujat la croit immensément riche. S’il ne
l’a pas encore fait arrêter, c’est pour cette seule raison. « Quels crimes ils
doivent tout de même avoir sur la conscience […] pour trembler ainsi
devant moi qui […] n’ai en somme pas fait grand-chose, sauf les enquêtes à
El Oued *4 11. »
Est-ce pour se raccrocher à quelque chose de plus lumineux qu’elle écrit
à cette période sa nouvelle Le Major 12 ? De bout en bout, ce texte rend
hommage au docteur Taste. À travers la figure de Jacques, enfant des
Ardennes tout juste débarqué en Algérie, Isabelle raconte le choc de la
rencontre de ce jeune « toubib » avec la terre d’Afrique, puis son amour
pour la belle Embarka à El Oued. Très vite – comme pour Isabelle et
Slimène –, Jacques et Embarka sont soumis aux pires pressions. Face à son
refus d’obtempérer, Embarka est emprisonnée sous le faux motif de
prostitution clandestine. Le texte prend alors la tournure d’un véritable
réquisitoire contre l’occupation française. « Je pars », déclare Jacques avant
de quitter définitivement le sol algérien, « avec la conviction très nette et
désormais inébranlable de la fausseté absolue et du danger croissant que fait
courir à la cause française votre système d’administration » 13.
Texte, là encore, prémonitoire ? Le 3 mai, Isabelle, effondrée, apprend,
par des voies non officielles, la nouvelle de son expulsion d’Algérie. « Je
suis arrivé à cette dernière limite de la misère où sont la faim et le
dénuement, les angoisses continuelles de la vie matérielle. Je suis comme
une bête traquée impitoyablement avec le but évident de la tuer, de
l’anéantir. Je vais être séparé de ce que j’ai de plus cher au monde, de ce qui
ensoleillait, malgré tout ma triste existence, triste essentiellement, depuis
toujours et à jamais 14. » Pour tenir le coup, elle s’accroche à sa Foi pour
laquelle elle se sent prête à mourir, inch’Allah, en martyre. Elle galope une
dernière fois dans les environs de Batna avec Souf, lit D’Annunzio,
saisissant, partout où elle le trouve le moindre indice de lumière, ici dans les
champs d’or des colzas en fleur, là dans ces superbes vers de poésie.
Le 6 mai, bien avant l’aube, Isabelle, sous les yeux de Slimène et de
leur ordonnance, monte dans le train qui la conduit à Bône où elle prendra
le bateau pour Marseille. Au moment où la machine prend de la vitesse et
où le quai disparaît, tout lui paraît irréel : où est Batna ? Où est Souf ? Où
est tout cela, que le vent de la destinée a dispersé, anéanti 15 ?
Quand elle arrive à Bône, quelle étrange sensation elle éprouve de se
retrouver seule dans ces rues, sans l’Esprit Blanc ni Slimène. Cette nuit-là,
elle dort chez Khoudja, son premier amour, et tout se passe au plus mal. À
l’instar d’Ali et des autres, il refuse de lui rembourser ses dettes. Ils passent
leur temps à se disputer. Aussi, lorsqu’elle embarque à bord du Berry ce
jeudi 9 mai, c’est presque avec soulagement. Habillée en matelot, baluchon
en main, elle voyage sous le nom de Pierre Mouchet comme passager
d’entrepont, classe interdite aux femmes. Près du treuil, elle se compose un
lit de fortune et s’endort quand un violent orage la réveille. Sous une pluie
torrentielle, elle trouve refuge à l’avant, auprès de deux Napolitains et d’un
vieillard de retour du Japon. Après une nuit blanche, elle dort jusqu’à
5 heures de l’après-midi, instant où une nouvelle tempête s’annonce. Cette
fois, elle est obligée de se terrer derrière la machine des ancres. Mais le vent
ne cesse de grossir, et la mer se déchaîne. L’énorme paquebot tangue avec
de terribles grincements. Des paquets de mer viennent s’écraser sur le pont.
Cramponnée à une corde, Isabelle pense à la mort, « à la Voix de la Mort ».
Plusieurs fois, elle manque d’être emportée par les eaux furieuses qui
s’abattent sans pitié sur la coque. Isabelle supplie la vie en elle. Demande
pardon pour tout. Elle a si peur d’être ensevelie par ces eaux noires. Elle
promet d’écrire, d’aimer aussi, jusqu’au plus vaste d’elle-même. Une
nouvelle vague s’écrase sur elle. Un seul Dieu, répète-t-elle inlassablement.
Un seul Dieu. Une seule Lumière.
Trempée jusqu’aux os, elle passe la nuit à genoux, glacée.

Quand, le lendemain après-midi, le bateau accoste par temps calme au


quai de la Joliette, Isabelle est encore sous le choc. Dans le tramway qui la
rapproche de la Canebière, le soleil, peu à peu, la réchauffe. Cependant, elle
a toujours l’impression d’être sur ce pont et le sol lui semble encore
mouvant.
Après la joie des retrouvailles avec Augustin, Hélène et la petite, elle
s’endort d’un coup. Au milieu de la nuit, elle se réveille, prise d’une
immense angoisse. Et si Slimène l’avait oubliée ?
À son réveil, une lettre de son Zuizou *5 vient la rassurer. Elle y apprend
que l’un comme l’autre ont été floués : jamais il n’y a eu le moindre arrêté
d’expulsion contre elle !
Mais avec quoi payer son voyage de retour ? Isabelle se retrouve
obligée d’attendre sa convocation au tribunal qui, telle le veut la loi, vient
avec un billet gratuit. Pendant ce temps, elle dépend d’Augustin et de sa
famille. Un Augustin si pauvre lui aussi qu’il en est réduit, pour l’aider, à
vendre les affaires de la petite au mont-de-piété. On imagine les cris
d’Hélène qu’Isabelle surnomme dorénavant « Jenny l’ouvrière ». Des cris
justifiés pourtant, car Augustin ne fait rien, pas davantage Isabelle qui se
morfond sans bouger.
Ceci jusqu’au jour où elle croise par hasard Si Abdel Aziz Agreby, son
ancien ami de Tunis, qui lui annonce sa prochaine promotion comme
capitaine des tirailleurs. Il lui jure, sitôt son retour à Tunis, d’obtenir non
seulement la mutation de Slimène, mais de faire rendre gorge à tous ceux
qui ont profité de ses bontés, notamment Ali Abdul Wahab qui lui doit plus
de 5 000 francs. En Tunisie, les Français sont bien moins tatillons qu’en
Algérie. Tous deux y obtiendraient sans problème l’autorisation de se
marier.
Regonflée à bloc, Isabelle promet à Slimène de travailler sans relâche
pour leur avenir. Elle termine sa lettre en l’embrassant de « mille baisers sur
ses yeux jaunes, ouïha, ouiiiha, ouiiiiha Kahla [en arabe] 16 ». Et comme
promis, Isabelle s’attelle à la tâche. Suite au retour enthousiaste que lui fait
le professeur Repman – ce vieil ami de Vava – sur les pages qu’elle lui a
envoyées, elle se met à lui adresser un tas d’articles à vendre à différents
journaux russes. Parallèlement, elle trouve un petit travail d’arrimeur-
poulieur chez un acconier du poste d’arraisonnement qui, annonce-t-elle
fièrement à Slimène 17, lui rapporte 1,50 à 2 francs par jour. Cependant, ses
blessures à peine cicatrisées lui font vite trop mal et elle est obligée
d’abandonner. A-t-elle alors « goualé *6 des journaux dans la rue et ciré des
souliers sur la Canebière 18 » comme elle s’en vantera plus tard ? Rien n’est
moins sûr… En revanche, elle a bel et travaillé sur le port. Dans son roman
Trimardeur, elle s’inspire d’ailleurs de cette expérience pour décrire
Orshanow après qu’il a dégotté un emploi sur le quai de la Joliette. À
l’instar des débardeurs, elle lui fait porter un pantalon de toile bleu, taché de
goudron et d’huile, un maillot bleu et blanc, la ceinture de laine rouge très
lâche, retombant sur les hanches et, comme eux, elle lui fait parler ce
jargon, moitié provençal moitié matelot, émaillé de mots lointains, arabes
ou chinois 19.
Isabelle a beau rentrer épuisée chaque soir, elle n’oublie jamais d’écrire
à Slimène, là pour lui donner des conseils, là pour lui parler de
l’avancement de sa foi, là encore pour lui dire combien elle l’aime. Dans sa
lettre du 25 mai, elle lui annonce qu’un gendarme est venu la convoquer :
l’audience, à Constantine, aura lieu le 18 juin à 6 heures du matin. Devra-t-
elle, selon lui, s’y présenter habillée en femme ou habillée en homme ? En
attendant sa réponse, elle ne cesse de travailler à ses écrits russes qu’elle
veut achever avant la fin du mois. Quatre jours plus tard, elle lui confie, tout
heureuse, qu’Augustin lui a avancé de quoi se vêtir en homme européen ce
qui, souligne-t-elle, est bien meilleur marché que de s’habiller en femme :
« L’on voit bien que tu ignores ce qu’il faut pour être habillée non pas bien,
mais enfin passablement en Française : perruque, chapeau, linge, corset,
jupons, bas, souliers, gants etc. 20… » En bonne aristocrate, Isabelle fait
prévaloir le goût sur le choix du sexe : tout, plutôt que de porter des fripes !
Ce même jour, elle lui dresse la liste des formalités à accomplir – copies à
faire, lettres à envoyer… – en vue de la régulation et de l’acceptation de
leur mariage, le suppliant de ne pas s’endetter et de tout faire pour quitter
Batna dont le séjour lui est devenu odieux. Elle finit par l’embrasser très
fort, ses sœurs *7 se joignent à elle 21… À cette même date, elle adresse à La
Dépêche algérienne une lettre ouverte, dans laquelle elle s’avoue fort
surprise qu’aucun journal algérien n’ait encore soufflé mot de son affaire.
Elle insiste sur le fait qu’elle n’a jamais été chrétienne et que, quoique
sujette russe, elle est musulmane depuis fort longtemps. Si son meurtrier a
voulu la tuer, ce n’est donc nullement parce qu’elle est chrétienne – elle
insiste ! –, mais parce qu’il a été l’instrument de plus puissants que
lui, qui l’ont poussé à agir de la sorte 22.
Pourquoi un tel geste de la part d’Isabelle, précisément au moment où il
serait plus avisé de se faire la plus discrète possible ? Pour le comprendre,
nous sommes obligés de retourner près d’un mois en arrière, le 26 avril
précisément, Ce jour-là, deux cents indigènes de la tribu des Beni Menasser
se révoltent, sommant les colons du village de Margueritte de se convertir à
l’islam. Aussitôt la nouvelle connue, M. Monteils, l’adjoint de
l’administrateur, débarque avec une escorte d’indigènes. Mais sur place, il
est garrotté avec le caïd du village que tous traitent de vendu et, comble de
l’horreur, attaché nu comme un ver à un arbre avec le garde forestier 23.
Dans le pays, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Atterré,
le petit monde des colons se met à trembler, d’autant plus que, selon le
journal Les Nouvelles, des troubles plus graves encore ensanglantent Alger
dans la nuit du 30 avril : « Des coups de revolver ont été tirés ; un café a été
saccagé ; il y a eu des blessés nombreux 24. » À cette lecture, un véritable
vent de panique s’empare des colons qui s’imaginent tous assassinés par des
hordes d’indigènes fanatiques. « Si le Gouvernement n’y met bon ordre, en
reprenant la direction de la force publique, et en montrant une énergie
républicaine inflexible, nous assisterons à des scènes de guerre civile qui ne
le céderont en rien aux excès des bandes les plus barbares 25. »
L’opinion publique attend désormais une réponse forte. Et quoi de
mieux pour la satisfaire que de profiter du procès d’Isabelle pour se montrer
d’une sévérité impitoyable à l’égard du fanatique qui a voulu attenter à la
vie de cette « chrétienne » ? Quoi de mieux, plutôt que d’essayer de
comprendre les vraies raisons d’une telle colère ? « Les causes, les causes
de la révolte ! Mais c’est très compliqué ! » affirme avec lucidité, dans sa
déposition, M. Charles Gauthier, un des habitants de Margueritte. Si, à ses
yeux, le fanatisme y est pour quelque chose, il ne faudrait surtout pas
négliger les deux questions qui ont largement contribué à créer « chez
l’Arabe un état d’esprit opposé à notre influence : la question de
l’expropriation et la question du code de l’indigénat […]. Quand nous
sommes venus en Algérie […], des personnes […] ont acheté des propriétés
appartenant aux Arabes qui se trouvaient expropriés. On leur donnait des
petits chiffons de papier constatant l’expropriation, et négociables ; les
Arabes allaient les revendre à vil prix, dépensaient l’argent ainsi acquis et
devenaient, par la force des choses, les ouvriers des colons. C’est ainsi qu’a
été créé le prolétariat indigène. Beaucoup d’indigènes expropriés, je le
répète, ont dû se faire ouvriers 26 ». Plus des deux tiers, d’après les
historiens ! Quant au code de l’indigénat *8, il prive les autochtones de la
majeure partie de leurs droits et libertés, les assujettissant aux impôts de
capitation et aux travaux forcés 27…
Pour Isabelle aussi, les choses sont claires : ni dans les événements de
Margueritte, ni dans la tentative d’assassinat dont elle a fait l’objet, le
fanatisme arabe ne peut être avancé comme cause principale, mais, dans le
premier cas, bien plutôt le ressentiment légitime des indigènes envers une
administration coloniale défaillante voire corrompue, et dans le second, un
règlement de comptes lié à la lutte entre deux confréries ennemies : les
Tidjania et les Quadrïa. D’où cette lettre ouverte qu’elle envoie à La
Dépêche algérienne et qui, par avance, met les points sur les i. Hors de
question, en effet, que les autorités coloniales usent de son procès pour
stigmatiser le « fanatique » Abdullah ben Mohammed, faisant de lui le bouc
émissaire de leur incapacité à bien administrer l’Algérie. Isabelle adresse
également un courrier personnel à l’intention du directeur du journal, lui
assurant qu’elle n’est ni une politicienne, ni l’agent d’aucun parti. Si
certains comme le capitaine de Susbielle refusent toujours de le croire,
d’autres, comme le lieutenant-colonel Fridel et le capitaine Cauvet, ont pu
le constater par eux-mêmes. De plus, elle n’a jamais cherché à jouer un rôle
politique ou religieux auprès des indigènes, et si ceux-ci ont manifesté leur
douleur quand ils ont appris qu’on avait voulu l’assassiner, c’est parce
qu’elle les avait soignés pour des ophtalmies et des conjonctivites grâce à
ses quelques connaissances médicales 28…
Quand, le 6 juin, sa lettre paraît, elle fait grand bruit en Algérie. À
moins de deux semaines de la date du procès, on ne pouvait pas plus
contrarier les autorités.

Le 13 juin, Isabelle embarque sur le Félix-Touache pour Philippeville.


Sur l’entrepont, elle passe la nuit à parler avec un certain Amara tout juste
sorti de prison. En vain, Isabelle tente de lui expliquer les bienfaits du
pardon aux ennemis. Amara ne veut rien entendre : « Si l’on ne peut pas se
venger, on étouffe, on souffre. Il faut que je me venge de ceux qui m’ont
fait tant de mal 29 ! »
Arrivée à Constantine, elle erre tout d’abord dans les rues puis, à la
suite d’une rencontre, visite les fameuses gorges de Rhummel depuis
lesquelles, dit-on, le bey de Constantine précipitait, dans un sac cousu, les
épouses et les esclaves qui avaient cessé de lui plaire 30. Le 16 juin enfin,
elle retrouve Slimène. Comme dans les plus beaux romans d’amour, ils se
jettent dans les bras l’un de l’autre. Nuit de joie, de tendresse, de paix 31. Le
17, ils accueillent à la gare Si el-Hachmi ainsi que tous ceux des confréries
Quadrïa et amies, venus soutenir Isabelle. Le soir même, tout ce monde a
bien du mal à trouver un endroit où dormir. La ville fourmille d’hôtels
pourtant. Oui, mais ils sont arabes…

Le 18 juin, la salle est comble dès 5 heures du matin. Dans les tribunes,
on compte de nombreuses femmes d’officiers toutes plus apprêtées les unes
que les autres. Avant même l’entrée des six juges – tous militaires – et du
lieutenant-colonel Janin, président du tribunal, chacun y va de son petit
commentaire. A-t-on vu les soieries que portent ces indigènes venus par
trains entiers pour soutenir leur héroïne ? Dans quelle tenue pensez-vous
qu’elle va apparaître ? Est-elle aussi belle qu’on le dit ? Il paraît que
M. Martin, le commissaire du gouvernement, lui a serré la main et apporté
une tasse de café ce matin !
– Il lui aurait même présenté sa sœur !
– Et pourquoi pas ses parents pendant qu’il y est !
– N’étiez-vous pas au courant qu’il a épousé une Arabe ?!
– Une indigène, vous en êtes sûr ?
– Parfaitement, et sans autorisation !
– Ça commence bien !
Parmi les officiers, Taste et Cauvet ont fait le déplacement, ainsi que le
lieutenant-colonel Pujat, l’ennemi juré d’Isabelle. Enfin, celle-ci fait son
entrée habillée en mauresque, et dans la salle, les murmures vont bon train.
Un cavalier, ça !? Dieu, qu’elle est maigrichonne ! Si pâle ! Et ce turban sur
sa tête ? Rasée, vous êtes certaine ? Ah, mais quelle horreur ! Poussez-vous,
je ne la vois pas !
À sa suite, les juges et le président prennent place. Très vite, on fait
appeler l’accusé qui, livide, les mains enchaînées, n’arrive même pas à se
souvenir de ses date et lieu de naissance ! Comble de déception, un huissier
reconduit Isabelle en salle des témoins juste avant la lecture de l’acte
d’accusation. C’est elle pourtant que tous sont venus voir. Elle, et non pas
ce piteux Arabe que les juges interrogent à présent. Oui, leur répond-il en
zézayant légèrement, c’est Dieu qui lui a demandé de tuer cette mauvaise
musulmane (il n’a pas dit chrétienne, soupir de soulagement dans la salle !).
« Mauvaise, qu’entendez-vous par là ? » lui demande le président.
Et Mohammed de suivre point par point les conseils de son avocat,
maître Lafont. Plus un mot contre la France. Plus un mot contre le cheikh
de Behima et la façon dont il dépouille sa population. En revanche, une
tornade de reproches contre cette étrangère qui, se disant musulmane, se
conduit outrageusement en buvant de l’alcool et en s’habillant comme un
homme. Sans parler de tout ce qui se raconte sur sa liaison avec Si el-
Hachmi. Murmures outrés de l’assistance. Tous les regards convergent vers
le superbe moqqadem qui ne sourcille pas tandis que Slimène, lui, croit
mourir de honte.
Et peu à peu, le procès d’un Arabe devient celui d’une aventurière qui
se croit au-dessus des lois. Après avoir rappelé Isabelle et l’avoir fait venir
à la barre, le président du tribunal lui demande si elle est consciente de
choquer les musulmans en se travestissant de la sorte. Oui, répond-elle le
plus tranquillement du monde. Mais alors pourquoi le fait-elle ?
– Pour monter à cheval, c’est plus commode.
Murmures agacés du public. Non mais pour qui se prend-elle, cette
Russe ? On va finir par croire qu’elle l’a vraiment cherché, à la fin ! C’est
maintenant au tour de maître Lafont de l’interroger. Tel un aigle acharné sur
sa proie, il ne lui laisse aucun répit. Qu’est-ce qu’une jeune fille de bonne
famille, riche héritière de surcroît, est venue chercher dans ces contrées
hostiles, et comment peut-elle s’étonner, habillée de la sorte, d’avoir
provoqué un déchaînement de violence ? Si c’était pour s’occuper de
pauvres gens, pourquoi ne l’avoir pas fait chez elle, à Genève ? Ou alors
était-ce pour de tout autres raisons ? Ne dit-on pas partout qu’elle est
devenue la secrétaire intime (il insiste bien sur ce dernier mot) de Si el-
Hachmi, le plus puissant marabout du Sud ? Imaginez l’effet d’une telle
conduite sur son client ! De quoi exciter les germes de son fanatisme.
Isabelle veut se défendre, mais maître Lafont est lancé. Au vu des
événements récents à Margueritte et des risques de troubles graves en
Algérie, a-t-elle conscience que prêter son concours et son intelligence à un
chef de confrérie déjà très puissant dans les territoires du Sud risque
d’envenimer encore plus les choses ? À moins, insinue l’avocat, qu’elle
trouve parfaitement légitime ce genre de révolte… (Murmures indignés
dans la salle.) Face à ce flot d’accusations, Isabelle perd pied, et plus elle
s’embrouille, plus Pujat, sur son siège, jubile.
– Mademoiselle Isabelle Eberhardt, avez-vous quelque chose à ajouter ?
Elle lève sur le président ses grands yeux que d’aucuns dans la salle
trouvent trop tristes et trop adolescents – ne leur avait-on pas parlé d’une
authentique aventurière ? – et déclare d’une voix très calme qu’elle
pardonne à son meurtrier. Chahut dans la salle. Pardonner à ce barbare qui a
cherché à la tuer ?! Sous les regards outrés du public, Isabelle part s’asseoir.
Vers 9 h 30, après le passage du dernier témoin à la barre, Martin, le
commissaire du gouvernement, dresse son réquisitoire. Pour lui, il ne fait
aucun doute : comme tous les fanatiques de son espèce, Abdullah
ben Si Mohammed mérite la peine capitale. Un « ah ! » de satisfaction
générale accueille sa demande. Le conseil se retire. Dix minutes plus tard,
le verdict tombe : « À la majorité de cinq voix contre deux, le Conseil
condamne le nommé Abdullah ben Si Mohammed ben Lakhdar à la peine
des Travaux forcés à perpétuité 32. »
Un soulagement général accueille la sentence. Voilà ces dames et ces
messieurs hautement rassurés. Sur son siège, Isabelle accuse le coup. Sa
lettre ouverte n’aura servi à rien. À la pensée des trois enfants d’Abdullah,
son cœur se serre. Sous son burnous, elle étreint son chapelet et se met à
prier. Mais un homme s’approche.
– Mademoiselle Isabelle Eberhardt ?
Déconcertée, elle découvre le commandant de police de Constantine qui
lui tend un papier.
– C’est un arrêté d’expulsion, vous ne pouvez plus rester sur le sol
algérien.

*1. Sidi Abd el Qader el Jilani, fondateur des Quadrïa au XIe siècle.
*2. Grâce à l’ouverture au public, en 2001 des archives judiciaires, nous pouvons nous faire une idée
beaucoup plus précise des raisons qui ont poussé Abdullah ben Si Mohammed ben Lakhdar à vouloir
tuer Isabelle. Dans les 71 pages qui constituent son dossier, nous trouvons la plainte, le rapport
judiciaire, le rapport médico-légal – signé Taste –, l’état des pièces à convictions, un état des lieux
(croquis à l’appui) ainsi que le contenu des interrogatoires des vingt-trois témoins, dont celui
d’Isabelle Eberhardt, daté du 2 février, et deux de son meurtrier, datés respectivement du 30 et du
31 janvier 1901. Ce dernier, apprend-on, est né à Behima. Il est un musulman non naturalisé qui
« paraît âgé » de trente ans. À la case « métier », on a écrit : brocanteur et journalier…
*3. Slimène.
*4. Isabelle entend par là les enquêtes dont elle s’est chargée pour l’affaire Morès. Enquêtes dont,
vraisemblablement, elle s’est vite lassée et qu’elle a rapidement abandonnées.
*5. Diminutif pour Slimène.
*6. Vendu (argot d’algérie).
*7. Les seins d’Isabelle.
*8. Adopté en juin 1881.
CHAPITRE XVII

« Relever la tête »

Isabelle, sous le choc, se ressaisit rapidement. Elle redresse la tête, se


lève, marche droit vers les journalistes. Ce n’est plus une gamine qui leur
parle, encore moins une victime, mais Si Mahmoud, ce jeune cavalier au
front dégagé et clair. Très calmement, elle leur déclare combien elle regrette
la dureté de la sentence, combien elle est surprise aussi d’apprendre être
l’objet d’un arrêté d’expulsion. Elle aurait volontiers admis que, pour la
soustraire à la vengeance de la confrérie d’Abdullah, on lui interdise le
séjour des territoires du Sud, mais pourquoi l’Algérie tout entière ? « Je
demande uniquement que l’on me laisse vivre à Batna, épouser celui qui a
été mon compagnon d’infortunes, et qui est mon seul soutien moral en ce
monde 1. »
La Dépêche algérienne s’empresse de publier sa déclaration qui
provoque une levée de boucliers en sa faveur. Parmi ces voix « amies »,
celle de Victor Barrucand, le rédacteur en chef du journal Les Nouvelles,
socialiste, dreyfusard, ami de Félix Fénéon, un homme qui sera d’une
importance capitale dans sa vie. Mais pour l’heure, les amoureux font leurs
bagages. Contre toute attente, les supérieurs de Slimène lui ont accordé
quinze jours de congé pour accompagner « sa fiancée » jusqu’à Marseille.
Un vrai miracle qu’Isabelle veut interpréter comme un signe. Juste avant
qu’ils quittent la ville, le commandant de police de Constantine, ému par
leur histoire, obtient de son collègue de Philippeville qu’Isabelle puisse
vaquer librement à ses affaires jusqu’à ce qu’elle trouve un bateau
convenable 2. Là-bas, elle écrit une lettre à Abdullah, son agresseur, qu’elle
adresse à maître Lafont : « Dites-lui que, puisqu’il s’est repenti, Dieu ne
l’abandonnera pas, et répétez-lui ce que je vous ai dit, que si sa libération
était en mon pouvoir, ce ne serait qu’une affaire de quelques instants et
qu’ensuite, je l’adopterais pour frère […]. Au revoir et merci cher maître,
croyez en la sincérité de mes sentiments les plus sympathiques 3. » On
imagine, à cette lecture, la stupeur de l’homme de loi qui vient de l’éreinter
en public. Mais là encore, Isabelle joue cavalier seul, et sans doute faut-il
chercher dans sa si grande bonté la raison pour laquelle le cheikh Sidi
El Houssine – considéré par tous comme un grand maître soufi – l’a
accueillie au sein de sa confrérie Quadrïa.
Le 23 juin, Isabelle s’apprête à quitter définitivement l’Algérie. En dépit
des cris de protestation d’un grand nombre, le gouverneur général s’est
montré inflexible. Le jour même de son départ, un article des Nouvelles
signé Victor Barrucand réchauffe le cœur d’Isabelle. « Les idées de
Mlle Eberhardt peuvent être choquantes pour nos instincts timides et bien
éduqués ; mais elles ne sont pas condamnables et c’est un châtiment déjà
bien rude qu’elle ait été frappée dans sa chair, sans que notre
Administration, trop “collet monté” lui inflige un supplice moral plus grand
encore 4. » Si elle pouvait aller l’embrasser, ce Victor et lui dire tout le bien
qu’elle pense de lui !

Des quinze jours passés à Marseille avec Slimène jusqu’au 4 juillet,


date de leur séparation, pas un mot dans ses Journaliers. Par un courrier de
maître Lafont daté du 27 juin, nous savons qu’Abdullah a bien reçu sa
« bonne » lettre qui, selon les termes de l’avocat, « lui a été droit au
cœur » 5.
Vient l’heure des adieux. Sous un ciel gris et par un vent furieux,
l’amour de sa vie embarque sur Le Touareg. « Pendant toute la manœuvre,
je n’ai pas quitté Zuizou du regard, le cœur déchiré, l’âme en deuil 6… » Et
voilà le bateau qui s’éloigne. Pour la millième fois, Isabelle se retrouve
seule. « Journée noire d’ennui mortel, d’angoisse, de désespoir… Quand
nous reverrons-nous 7 ? » Il ne lui reste plus que Dieu. Un Dieu vers lequel
elle se tournera de plus en plus durant cet été 1901 tant la cohabitation avec
son frère et sa belle-sœur va s’avérer difficile. Très vite, elle se retrouve si
pauvre qu’elle n’a même pas de quoi s’acheter un timbre ; faute de pouvoir
se procurer du tabac, elle ramasse dans la rue des feuilles sèches de
platane 8… Mais Dieu est là et Isabelle traverse l’adversité la tête haute.
Maître Lafont ne lui a-t-il pas fait savoir que le recours en grâce d’Abdullah
avait toutes les chances d’être entendu 9 ? L’avenir est plus qu’incertain et
les conflits entre son frère et son épouse se multiplient. Isabelle, touchée par
la grâce, n’y prête pas attention. « À présent, je commence à écrire déjà
presque toutes les fois que je le veux. Je crois en résumé que je suis arrivée
à l’éclosion de cette incubation que je sentais bien en moi 10. » Elle a tout
perdu, et cependant elle éclôt comme si ce dénuement auquel elle est
réduite libérait le plus intact, le plus mystérieux d’elle-même : « Dieu a
semé en mon âme quelques germes féconds : le désintéressement poussé à
l’extrême vis-à-vis de toutes les choses de ce monde, la foi, l’amour vivace,
pitoyable, infini, de tout ce qui souffre. Ce pardon du mal est un
dévouement illimité pour la cause islamique, la plus belle de toutes,
puisqu’elle est celle de la Vérité 11. »
Dans le petit logis pourtant, le climat s’envenime. Mais l’âme d’Isabelle
est en marche ; elle n’a plus le temps de s’arrêter aux menaces de ceux qui
refusent la lumière. Depuis qu’elle a assisté au transfert d’Abdullah, son
meurtrier, et ressenti pour lui cette pitié si lumineuse, la question
maraboutique la taraude 12.
Celle, également, du perfectionnement littéraire.
Elle s’enferme alors dans sa chambre et passe ses journées à écrire. Les
pages s’accumulent et, avec elles, l’espoir d’en retirer quelque argent. Dès
le 8 juillet, elle expédie à La Dépêche algérienne deux nouvelles : Le
Printemps au désert 13 et Moghreb 14. Dans la première, elle raconte
l’émotion de revoir de l’herbe après des mois passés dans le désert ; dans la
seconde, la beauté de la foi vécue là-bas : « Être sain de corps, pur de toute
souillure, après de grands bains d’eau fraîche, être simple et croire, n’avoir
jamais douté, n’avoir jamais lutté contre soi-même, attendre sans crainte et
sans impatience l’heure inévitable de l’éternité, voici la paix, le bonheur
musulman – et qui sait ? –, voici peut-être bien la sagesse 15… »
Chaque jour, elle écrit également à Slimène qu’elle appelle du doux
nom d’« œil d’oiseau ». Tout au long de ces deux mois d’été, elle le supplie
de lui envoyer ses dhikr (prières) et cherche à lui redonner courage en lui
faisant valoir sa permutation à venir ainsi que la vente prochaine de la Villa
neuve. Sur le plan de l’écriture, elle lui affirme, dès la mi-juillet, être à peu
près arrivée à une centaine de pages. Plus rien ne semble pouvoir l’arrêter.
Elle lui confie son intention – dès qu’il sera à ses côtés – de le faire
travailler comme un diable pour qu’il devienne interprète : « Je veux que tu
puisses leur montrer qu’étant arabe et un vrai musulman, tu es plus instruit
qu’eux […]. S’il y avait beaucoup d’Arabes comme cela en Algérie, les
Français seraient obligés de changer d’avis au sujet des “bicots”. C’est
comme cela qu’il faut servir l’Islam et la patrie arabe, et non en fomentant
des révoltes inutiles, sanglantes et servant seulement d’arme aux ennemis
de tout ce qui est arabe 16… » Certes, l’objectif est ambitieux, mais qu’il se
rassure : « Nous avons une force immense que personne, sauf Dieu, ne peut
vaincre, nous sommes deux qui n’avons qu’une seule âme, qu’un seul cœur,
qu’une seule volonté 17. »
En ce beau mois de juillet 1901, Isabelle, plus mystique que jamais,
semble invincible. Sur le plan littéraire, elle relance ses vieilles
connaissances, à commencer par J. Bonneval qui a été l’un des premiers à
publier ses textes dans L’Athénée. Sans détour, elle lui avoue qu’elle n’a
plus un sou en poche, et lui demande de faire passer de toute urgence son
manuscrit en attendant une suite de petites études sur le Sahara qu’elle
promet de lui envoyer bientôt. Comme autrefois, elle signe sa lettre
Podolinsky 18. Dans la foulée, elle écrit à son bon vieux « papa », le cheikh
Abou Naddara, ainsi qu’à Lydia Paschkoff, auxquels elle n’hésite pas à
demander de l’aide tant matérielle que professionnelle.
Le 19 cependant, une lettre de Slimène sème la plus grande confusion
en elle. À l’incohérence de ses phrases, elle comprend qu’il s’est remis à
boire. Au nom de leur cheikh el Jilani 19, elle le supplie d’arrêter au plus vite
et de lui faire parvenir les papiers dont elle a besoin pour leur mariage.
Plus le temps passe, plus la cohabitation avec Augustin devient
infernale. Isabelle se réfugie encore davantage dans l’écriture. Se
remémorant Alger la Blanche où « elle vivait d’une vie double,
extraordinaire et bien grisante 20 », elle rédige sa nouvelle La Zaouïa 21, où
elle raconte ses premières errances de jeunesse à Bône, sa découverte de
l’islam, sa vie de débauchée. « Quelles soûleries d’amour sous ce soleil
ardent ! […] Je dépensais follement ma jeunesse et ma force vitale sans le
moindre regret […]. C’était une ivresse sans fin 22. » Avec nostalgie, elle se
souvient aussi des mois passés à El Oued ; décrit, dans Au pays des
sables 23, l’émerveillement ressenti le jour où elle découvre les lieux pour la
première fois ; la joie dans sa nouvelle Dans la dune 24, de vivre au contact
des nomades. Enfin, dans son Portrait de l’Ouled-Nail 25, elle dénonce la
condition des femmes arabes qui, lorsqu’elles veulent être libres, n’ont
d’autre moyen – après avoir été forcées à se marier et à vivre en recluses –
que de se faire répudier et de finir prostituées. Isabelle a beau admirer la foi
de ses amis arabes, son œil reste lucide. Où que la barbarie se trouve, elle
s’insurge. Dans la même période, elle entame son texte Un automne dans le
Sahel tunisien 26, ainsi que son quatrième Journalier qu’elle dédie à l’Esprit
Blanc, sa mère.
Mais malgré cette plongée dans le travail, l’anxiété perce et les
insomnies peu à peu reviennent. Dans le petit logis, Augustin et « Jenny »
sont tombés dans une telle misère qu’Isabelle craint pour la santé psychique
de son frère : « Pourvu qu’il ne conçoive pas le projet de Volodia 27 ! » Entre
eux, les relations se distendent chaque jour davantage.
Le 25 juillet, la publication dans La Dépêche algérienne de ses deux
nouvelles console Isabelle. « Je suis sûre de me frayer mon chemin dans le
monde des lettres 28 », écrit-elle ce jour-là à Slimène. Mais Augustin va de
plus en plus mal, et les disputes virent au drame. « Il était donc écrit », note-
t-elle avec une certaine amertume, que, « moi seule, je serais sauvée
moralement, de tous ceux qui vécurent de la vie anormale de la Villa neuve
dont Augustin se plaignait tant jadis et dont il semble s’attacher à copier les
moindres détails, à présent 29 ». En cette fin de mois de juillet, ils se
retrouvent tous si démunis qu’Isabelle, honteuse, supplie le professeur
Repman de leur envoyer de l’argent. Travailler, frapper, cogner à toutes les
portes. Elle n’a plus le choix. Seulement le découragement pointe. Début
août, Slimène n’a toujours pas obtenu sa permutation, malgré l’aide plus
que providentielle du colonel des hussards Jean Charles de Rancougne qui
s’est pris d’amitié (et de pitié) pour le jeune couple. Sous ses airs très vieille
France et son côté aristo pur jus, Rancougne adore les tragédies
amoureuses. Et quoi de plus beau, à son âge, que de voler au secours d’un
Roméo et d’une Juliette ? La bataille s’avère néanmoins bien plus difficile
qu’il ne l’escomptait. Rancougne, pourtant, est allé jusqu’à proposer
d’échanger Slimène contre son propre fils ! Mais rien n’y fait. Les autorités
sont intraitables.
Le moral d’Isabelle flanche et une sourde colère gronde en elle. D’un
seul jet, elle écrit Sous le joug 30, une nouvelle au vitriol qui raconte
comment le lieutenant de Lavaux, « arabophobe par métier […], terreur du
bicot, du porteur de burnous en loques », pousse le jeune Abdelkader au
crime après avoir fait subir les pires traitements à la belle Tessaadith, sa
fiancée. Le jour de son procès, le commissaire du gouvernement – appuyé
par la haine des journalistes – se montre d’une sévérité implacable. « Il faut
montrer à nos sujets », clame-t-il « que nous ne ferons pas quartier à leur
fanatisme sauvage ». À l’unanimité, le conseil condamne Abdelkader à
mort 31. L’écriture de ces lignes libère Isabelle d’un énorme poids. À
Constantine, elle a tant eu l’impression d’avoir été jouée sur toute la ligne.
Avec ces pages, elle retrouve enfin sa dignité. Elle voudrait les lire à
Augustin, mais l’heure est au conflit, et elle se mord la langue d’avoir pu,
un instant, espérer partager avec lui quelque chose de si beau. « M’en aller
pour toujours, tout quitter, tout abandonner à présent que je sais à ne plus
jamais pouvoir m’y tromper qu’ici, je suis plus étrangère que n’importe où,
que de tout ce qui m’est cher, de tout ce qui m’est sacré […], il est
impossible de rien faire admettre dans cette maison d’aveugles et de
bourgeois 32… »
La réception d’une lettre va, d’un coup, l’apaiser. C’est Brieux en
personne, l’auteur de Blanchette et de La Robe rouge qui, par l’entremise de
Lydia Paschkoff, se dit prêt à lire tous ses textes ! Isabelle, rouge de plaisir,
relit vingt fois la missive sans oser y croire. Dans sa petite chambre, elle
exulte, elle danse. Qu’importe qu’ils soient pauvres comme Job et
qu’Augustin soit devenu sourd à tout ce qui l’enchante. Bientôt, tout va
changer, et tous ici redeviendront heureux. Mais quand Isabelle apprend que
Slimène est tombé malade, sa belle énergie retombe. Deux jours plus tard,
elle découvre qu’il a été hospitalisé et, cette fois, elle craque : « J’ai passé
plus de deux heures à me frapper la tête contre les murs et à pleurer. Je me
disais que tu étais bien malade, loin de moi, et que je ne te reverrais
jamais 33. » Pour retrouver du courage, elle entre dans un café arabe et fume
du kif. Les jours suivants, son moral remonte. Slimène va beaucoup mieux
et Bonneval lui confirme l’envoi de sa nouvelle Fantasia 34 à l’imprimeur.
Quant à Brieux – comble du miracle ! –, il lui a envoyé 100 francs à titre de
prêt pour une durée infinie 35. Il n’en fallait pas davantage pour que la vie
rejaillisse en elle. Après avoir donné 50 francs à son frère, Isabelle dépense
le reste en achetant… un complet de femme pour son trousseau. Mariage !
Isabelle ne pense plus qu’à ce grand jour. « J’achèterai une robe dite demi-
deuil avec gilet en satin lilas […]. Je laisse pousser mes cheveux, ce jour-là,
je les ferai friser […]. Tu vois Zuizou que j’ai été bien sage 36 ». Cinq jours
auparavant, elle était au bord du suicide et la voilà plus fille, plus
amoureuse… plus coquette que jamais.
Le 5 août, Isabelle rend visite à Rancougne qui lui renouvelle sa
protection. Deux jours plus tard, elle reçoit de Repman 100 francs dont elle
donne 80 à Augustin, promettant à Slimène de garder le reste pour louer
une chambre. Elle a beau avoir un cœur d’or, pour rien au monde elle ne
veut prolonger son séjour chez son frère. Le même jour, Brieux lui annonce
un nouvel envoi de 100 francs, puis l’indéfectible Letord et ce cher
Repman. Tous, semble-t-il, se sont donné le mot pour la réconforter. À ces
anges tombés du ciel s’ajoute l’espoir de plus en plus concret de revoir
prochainement Slimène. À cette seule pensée, Isabelle fond de plaisir, et
elle a bien du mal à se concentrer.
À la maison, la situation se dégrade encore. Par sa lettre du 23 août, on
apprend que sa belle-sœur lui fait vivre un cauchemar. Isabelle supplie
Slimène d’arriver au plus vite. Par bonheur, Rancougne, le lendemain, vient
lui annoncer que la permutation est accordée. Isabelle, tombée malade,
exulte au fond de son lit.

Quatre jours plus tard, Slimène arrive enfin. « 27 août soir. Quitté
maison Augustin. À 4 heures, été quai Joliette ; Zuizou arrivé par le Ville
d’Oran. Le 28 août à 8 h 1/2 du matin. Beau temps. Fort vent 37… »
Ils s’installent alors au 67, rue Grignan dans une petite chambre
meublée qu’ils surnomment tous deux « Éden purée », et plus personne
n’entend parler d’eux jusqu’à la fin du mois de septembre. Après tout ce
qu’ils ont vécu, difficile de leur en vouloir…
Isabelle, durant ces jours, a sans aucun doute commencé à faire réviser
Slimène en vue de le préparer à l’examen d’interprète. Grâce à un cahier
conservé aux Archives d’outre-mer, on peut se faire une idée très précise de
la façon dont elle s’y est prise. Ici, des dictées (pour l’essentiel des textes
qui parlent des méfaits de l’alcool), là, des leçons de géographie, et tout
particulièrement celles qui touchent à l’étude des « races *1 » : combien y a-
t-il de races d’homme ? Quelles sont les branches principales de chacune
d’entre elles ? Quels peuples en font partie ? Ici encore, des leçons sur
l’histoire de l’Algérie où il faut connaître le nom de chaque tribu, chaque
canton, chaque arrondissement… Et puis, bien évidemment, une liste sans
fin d’ouvrages à lire : Ibn Batoula, Moahmmed es Souhadji, Zola,
Rousseau, Loti, Fromentin, Dostoïevski, D’Annunzio, Baudelaire, etc.
En cet automne 1901, voilà qu’elle revit avec Slimène le meilleur de ce
qu’elle avait vécu avec son frère.
Le 27 septembre 1901, une très mauvaise nouvelle vient mettre fin à
l’idylle du couple. En donnant pleine procuration aux Samuel, Augustin
leur a légitimement permis de les dépouiller. Résultat : loin de leur
rapporter le moindre argent, la vente de la Villa neuve « les laisse débiteurs
chez les avocats de soixante francs 38 » ! Frappée de stupeur, Isabelle plonge
dans une profonde nostalgie : « Pauvre chère Villa neuve où je n’entrerai
certes jamais plus, que j’ai même bien des chances de ne plus jamais voir
[…]. Tout est dispersé, fini, enterré 39. » De son passé, il ne lui reste plus
rien, pas même Augustin. Mais Dieu a eu pitié d’elle et Il a entendu ses
prières. Il lui a donné le compagnon idéal. « Lui seul est réel, n’est pas un
leurre et un simulacre 40. » Un compagnon qu’elle épouse à 16 heures, le
17 octobre 1901, à la mairie de Marseille en présence de deux témoins :
Firmin Deioughi, voisin de palier d’Éden purée, ainsi que Charles Faure,
camarade de régiment de Slimène. « Oh, cette noce où, vêtue d’une vieille
jupe prêtée par une bagasse je ressemblais à une guenon habillée ! Et
l’aspect minable de nos témoins 41 ! » Augustin et le colonel Rancougne
étaient-ils présents ? Aucun document ne le précise. En revanche, par cette
union, Isabelle devient française… Française, en épousant au début du
e
XX siècle un « bicot », un « indigène », un « Arabe » ! Quel somptueux

pied de nez à l’Histoire.


À l’annonce de la bonne nouvelle, les lettres pleuvent : Lydia Paschkoff,
Abou Naddara, Eugène Letord, Bonneval se disent tous heureux pour elle
bien qu’inquiets de sa situation financière. « J’arrive le 21 ou le 22 à
Marseille », lance Lydia, « pourrons-nous enfin nous voir ? » Elle
descendra au Grand Hôtel. La rencontre s’avérera plus que décevante. La
femme des lettres est à mille lieues d’imaginer l’état de dénuement dans
lequel vit Isabelle. N’a-t-elle pas reçu une éducation à Genève, et n’est-elle
pas fille de comtesse ?
– Allons, reprenez du champagne, je suis si heureuse de faire votre
connaissance !
Mais tout ce luxe donne la nausée à Isabelle et elle écourte sèchement
leur entrevue. Quelques semaines plus tard, elle consigne dans ses
Journaliers : « Mme Paschkoff n’est point une nature qui enchante et
captive. Mélange singulier, mais beaucoup d’égoïsme inconscient, orgueil
immense et superficialité intellectuelle. Mobilité russe, surtout
mondaine 42. » De son côté, Lydia doit être tout aussi déçue. Ne s’est-elle
pas démenée pour Isabelle comme une diablesse ? Pourquoi dès lors cette
distance, ce jugement dans le regard ? Et si peu de coquetterie… Une coupe
de champagne, cela ne se refuse pas.
Plus jamais, après cette rencontre, les deux femmes ne s’écriront.

Le mois d’octobre s’achève et l’hiver, lentement, s’engouffre avec son


froid intense. Dans leur petite chambre, Isabelle et Slimène se collent l’un à
l’autre pour se réchauffer. Pour tout bois, ils n’ont que celui qu’on veut bien
leur donner par charité. Par miracle, malgré le dénuement, leur amour tient
bon et Isabelle se réjouit d’avoir enfin trouvé « le camarade rêvé 43 ». Dieu ?
« De plus en plus Ouïha commence à pénétrer lui aussi ce domaine caché
de sensations et de pensées où je ne suis donc désormais plus seule 44. »
Avec lui, elle n’a plus qu’une hâte : fuir cette chambre misérable et cette
ville qu’elle abhorre pour revoir au plus vite l’Algérie, le pays d’élection,
redevenir enfin Si Mahmoud, khouan mystique, amoureux du ciel et de
l’Un.

*1. L’étude des « races », leur soi-disante hiérarchie, tient de l’obsession en cette fin de siècle.
CHAPITRE XVIII

« Le grand retour »

Le 14 janvier 1902, Isabelle, accompagnée de Slimène, embarque à


bord du Duc-de-Bragance. Sur le quai, personne pour lui dire adieu. Jamais
elle ne reviendra pourtant. Isabelle en prend conscience au moment où le
bateau quitte le port. Là-bas, dans le petit logis du boulevard Mérentié,
Augustin doit, à nouveau, être rentré ivre mort. Lui non plus, elle ne le
reverra pas. Étrangement, elle n’en éprouve aucun regret. Il est devenu si
méconnaissable ces derniers mois. Dans un mouvement d’accélération,
l’énorme paquebot dépasse la jetée, et la cité disparaît. Isabelle inspire
profondément. C’est terminé, le cauchemar a pris fin. Elle est libre
désormais. Elle regarde Slimène à ses côtés, son beau profil doré. « Une
émotion très douce lui mouille les yeux 1. »
– Tu es heureuse ? lui murmure-t-il.
– Oui, lâche-t-elle simplement.
– Moi aussi, Zuiza.
Elle a envie de rire, de l’embrasser. Elle l’a tant espéré, ce retour.
Plus tard, alors que Slimène s’est assoupi à ses côtés, elle se lève pour
aller fumer une cigarette sur le pont. Sous la voûte céleste, elle se prend à
sourire. Ils n’ont plus rien, et alors ? Demain, elle retrouve sa terre, et avec
elle son âme.
Dans le vieux port de Bône, la famille de Slimène les accueille à bras
ouverts. Cherifa, sa sœur, est tellement fière d’avoir pour belle-sœur une
Européenne. À chaque coin de rue, elle l’annonce à tout-va.
– Mais alors tu es riche, ma fille ! Toi et toute ta famille !
– Inch’Allah ! Riche, oui, très riche.
Car c’est une certitude, Isabelle, sous ses étranges burnous, cache une
immense fortune : n’est-ce pas ce que n’ont cessé d’affirmer ces messieurs
des Bureaux arabes lors de son procès ? Isabelle, ravie, embrasse les oncles
et les cousins venus en grand nombre féliciter la jeune épousée. « Enfin, le
rêve du retour d’exil s’est réalisé, nous voilà, une fois de plus, au grand
soleil éternellement jeune et lumineux, sur la terre aimée 2. » Dans la maison
familiale, on leur a réservé une chambre où elle se sent tout de suite bien.
Quel bonheur d’être ici ! Elle entre dans chaque bazar, parle avec tous les
mendiants, hume tous les parfums. « À croire que tu découvres pour la
première fois le pays ! » lui lance, espiègle, Slimène. Isabelle lui adresse un
sourire radieux. Chaque minute la lave du désastre passé. Doucement, sous
le ciel bleu vif et le frôlement des voiles, sa santé morale s’affermit. Dieu
est si évident ici. À Marseille, c’est peut-être ce qui l’abîmait le plus : cette
remise en question perpétuelle du ciel. Quel vide là-bas, quel tournoiement
insensé des êtres sur eux-mêmes alors qu’ici, sans le moindre effort, d’un
seul et même mouvement, tous se tournent cinq fois par jour vers l’Absolue
Lumière. Comme Isabelle aime cette communion du souffle et de la matière
qui lui redonne foi et vigueur. Très vite, elle s’imagine acheter « un petit
café avec Slimène, ou encore organiser une caravane pour revoir le Souf
aimé et le grand Sahara 3 ». L’argent ? Elle finira bien par trouver des
journaux prêts à la publier. Avant tout, Slimène doit réussir son examen, or
il reste une masse considérable de matières à lui enseigner. Isabelle veut y
croire. Le 20 février prochain, il quittera définitivement l’armée. Alors ils
seront libres et ils pourront, ensemble, gagner « leur » vie.
Dès la fin du mois de janvier, les soucis reviennent en force. Les
membres de la famille de Slimène ont fini par comprendre qu’Isabelle, loin
d’être riche, était encore plus pauvre qu’eux ! Leur attitude change du tout
au tout. Si, comme tous les colons, cette fille pense avoir trouvé ici des
esclaves pour la nourrir, elle est bien loin du compte ! Quant à cet imbécile
de Slimène… Qu’est-il allé chercher cette gueuse sans le sou qui, en sus, se
déguise en homme ? Isabelle assiste alors, impuissante, au lent plongeon de
son Zuizou qui, au fil des conflits, se montre d’une humeur de plus en plus
exécrable. Un jour, il rentre ivre mort. Après l’avoir aidé à se déshabiller,
elle le regarde, pensive. Saura-t-il aller jusqu’au bout avec elle ? Elle a
envie d’atteindre de telles cimes. En aura-t-il la force ?
À la maison, ce ne sont désormais plus que cris et discussions
interminables avec chaque membre de la famille. Dénués d’aide, Isabelle et
Slimène sont réduits à rogner sur la moindre dépense. « En y regardant de
près, je dois constater que notre vie actuelle de pauvres étudiants sans le
sou, est la vie rêvée jadis aux jours d’aisance. Je n’en prévoyais alors certes
pas les affres, les angoisses, les impuissances douloureuses 4… » En dépit
du bonheur d’apprendre que Le Progrès de l’Est accepte, dès le 4 février, de
publier par feuilletons sa nouvelle Yasmina, Isabelle n’a plus qu’une hâte :
partir à Alger. Là-bas, elle pourra vendre davantage d’articles et ni l’un ni
l’autre n’auront plus à supporter ces criailleries sans fin. Mais il faut
patienter jusqu’au 20 février et, jusque-là, faire travailler sans relâche
Slimène. La tâche s’avère si ardue qu’Isabelle ne trouve pas le temps
d’écrire. Dans sa tête, les idées bouillonnent pourtant. Plus les jours passent,
plus sa frustration s’aggrave.
Lorsque, début mars, ils s’apprêtent enfin à quitter Bône, Isabelle veut
faire un détour pour se recueillir une dernière fois sur le tombeau de sa
mère. Dans le petit cimetière, elle repense aux jours de son enfance ;
comme cette époque lui paraît soudain lointaine. Que lui restera-t-il donc
d’aujourd’hui, dans un an, dans deux ans ? Rien peut-être, ou alors tout,
comment savoir ?

À peine débarquée à Alger, Isabelle s’évade quelques jours dans le


Sahel. Ne vient-elle pas d’être payée pour la publication de Yasmina ? Le
12 mars, à 6 h 15 du matin, elle se rend à Blida avec la voiture des
Messageries du Sud, traverse les gorges de Sidi-Medani, longe de
nombreuses cascades, puis parvient à Mdéah d’où elle envoie une première
dépêche à Slimène. Seule enfin ! Et sur la Route, comme elle en rêvait.
Cependant, la sensation de plénitude n’est pas au rendez-vous et elle en
vient à se demander si le nomade n’est pas mort en elle. Elle a si peu envie
d’écrire, et Slimène lui manque si fort. N’est-elle pas folle de l’avoir laissé
tout seul à Alger ? Le lendemain, elle s’engage à cheval, « dans un pays de
coteaux séparés par de profonds ravins où coulent des ruisseaux 5 », s’arrête
dans une gorge aux bains chauds pour gagner, dans l’après-midi, la maison
d’un caïd qui donne sur un oued. Dans ce voyage, tout est rivières, torrents,
ravins, ruisseaux, eaux, comme s’il fallait qu’Isabelle se lave, se purifie,
s’asperge, s’abreuve. Le soir même, incapable de se poser, elle reprend la
route, recherchant ce vertige où la plongeait la contemplation du désert.
Mais ici, parmi les collines et les chemins détrempés, l’horizon ne s’ouvre
pas assez largement et quand le jour se lève, la vallée lui paraît triste.
Vers 9 heures du matin, après une longue marche, elle atteint Hassen-
ben-Ali où elle passe la matinée dans un café maure. Après une courte
promenade, elle envoie, dépitée, une seconde dépêche à Slimène. Où sont
l’éblouissement et la paix tant de fois ressentis à El Oued ? À 5 heures de
l’après-midi, n’y tenant plus, elle saute dans le premier train pour arriver à
Alger dans la matinée du 14 mars. Sur le quai, la vue de Slimène l’emplit
d’une telle joie que son voyage prend soudain sens. Cela faisait si
longtemps qu’elle ne l’avait pas aimé si ardemment.
Dans la petite chambre minable qu’ils louent provisoirement, ils se
retrouvent enfin. Qu’importent leurs problèmes, même la capitale apparaît à
Isabelle sous un jour nouveau. Alger ! Foule de plus de
130 000 musulmans, Juifs, Turcs, Italiens, Napolitains, Espagnols et
Français dont les accents s’entrechoquent à chaque coin de rue. Quartier de
Bab-el-Oued fourmillant de boutiquiers espagnols ; quartier de la Casbah
avec ses peintres de coffres à vêtements, ses batteurs de cuivre, ses
menuisiers ; quartier de la Marine où, le long des passages sombres, se
nichent foule de petites mosquées et des maisons mauresques ; quartier du
Vieux-Port avec sa superbe jetée et ses vendeurs de coquillages ; la rue
Michelet enfin, l’une des plus grandes artères de la ville, avec ses belles
maisons de cinq étages. Partout de la poussière, partout de la lumière ; un
assortiment étonnant d’odeurs évoquant à la fois celles des fleurs de jasmin,
des algues, de la sueur des corps et de l’eau de rose. Ravie, amoureuse,
Isabelle dévale les ruelles au bras de Slimène. Autour d’eux, des gamins
loqueteux courent dans tous les sens, s’injuriant et criant. Là, un Juif à
turban noir et à bas bleu, là une ménagère coiffée d’un chapeau piqueté de
roses, là une Tzigane qui se déhanche, là un marchand de fèves cuites, un
confiseur arabe, un vendeur de journaux. Sitôt rentrée de promenade,
Isabelle remet son mari au travail. Grâce à un ami de Slimène qui leur a
prêté un peu d’argent, ils mangent à peu près à leur faim.
Cependant, dès la mi-mars, ils se retrouvent à nouveau sans le sou.
Isabelle doit frapper à toutes les portes. Le 30, l’une d’elles s’ouvre enfin.
Et pas n’importe laquelle : celle de Victor Barrucand, le rédacteur en chef
du journal Les Nouvelles. Aujourd’hui, il l’a invitée à passer chez lui, villa
Bellevue, située sur les hauteurs de Mustapha. Habillée pour l’occasion
d’un complet de drap bleu, Isabelle, sous un soleil de plomb, emprunte un
chemin pentu, longé de vieilles villas délabrées, pour atteindre le vantail à
claire-voie. Au-delà, il lui faut encore escalader trois étages d’escaliers qui
l’amènent à un très beau jardin suspendu 6. Sujette au vertige, elle le
traverse sans oser se retourner et toque à la porte en priant que le journaliste
ne l’ait pas oubliée. Quand celle-ci s’ouvre, Isabelle, le cœur battant,
découvre Victor Barrucand, quarante-huit ans, auquel elle tend une main
timide. Passé un mouvement de surprise – Isabelle a l’air si jeune, on dirait
un collégien 7 ! –, Barrucand la fait entrer. Elle découvre une pièce assez
vaste, décorée d’armoires en chêne, de bibliothèques, de vitrines à bibelots
et de tableaux. Voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas franchi le seuil
d’une maison aussi luxueuse. Il y a même un piano !
Barrucand la met à l’aise. Il la complimente sur ce qu’il a déjà pu lire
d’elle, dernièrement sa nouvelle Yasmina qui promet un beau talent et fait
preuve d’une excellente somme d’observation 8, ainsi que son Printemps au
désert et son Moghreb. Puis il se met à lui raconter son enfance poitevine,
sa « montée » – tout jeune encore – à Paris où il fréquente le milieu
anarchiste, notamment Émile Henry qui, le 12 février 1894, commit
l’attentat du café terminus ; son amitié, par la suite, avec Félix Fénéon, leur
collaboration théâtrale et la rubrique « Passim » qu’ils signent à quatre
mains dans la célèbre Revue blanche.
– Peu après, je me lançai dans un combat acharné pour assurer à tous la
gratuité du pain. Mes efforts furent vains. Je me présentai alors à la
députation d’Aix-en-Provence. Mais là encore, j’essuyai un échec.
Enfin, l’affaire Dreyfus pour laquelle il se passionna et qu’il suivit jour
après jour, la publication de son roman Avec le feu *1, dans lequel il s’en
prend au diktat de la Bourse et de l’ordre bourgeois ; son mariage enfin,
avec Yvonne Jacquin, cousine de Félix Fénéon, une femme qu’il aime
profondément. C’est à cette période que la Ligue des droits de l’homme lui
propose de partir à Alger pour contrer l’avancée spectaculaire des partis
antijuifs.
– En débarquant, quelle ne fut pas ma stupeur de voir combien la
situation était grave *2. Max Régis, le maire d’Alger *3, interdisait aux juifs
l’accès au théâtre municipal, supprimait les terrasses des cafés qui les
acceptaient. À mes yeux, une chose parfaitement inacceptable, et qui m’a
poussé à rester…
Isabelle acquiesce d’un léger mouvement de la tête. Barrucand reprend.
– Aujourd’hui, à dix-sept jours des élections législatives, je considère
que la situation est toujours aussi grave et je fais partie de ceux qui veulent
à tout prix empêcher la réélection de Drumont *4, comprenez-vous…
Comme tout le monde, Barrucand a entendu parler des liens d’Isabelle
avec l’affaire Morès… Il décide de jouer franc jeu.
– Où en êtes-vous, dites-moi, avec Jules Delahaye ?
À la simple évocation de ce nom, Isabelle se raidit.
– Je n’ai plus aucun contact avec cet homme et son affaire, et ne tiens
plus jamais à en avoir.
Soulagé, Barrucand reprend le fil de son discours. Le sort des Juifs n’est
pas sa seule préoccupation. Il y a aussi celui des quatre millions d’indigènes
qui, après les événements de Margueritte, ont été stigmatisés comme des
criminels et sont victimes de condamnations scandaleuses depuis la
réorganisation des tribunaux répressifs. Isabelle approuve, se demandant où
il veut en venir. Car enfin cela, elle le sait. Mais Barrucand n’a pas tout dit.
Si, depuis deux ans, Gérente, le directeur des Nouvelles, lui offrait jusqu’ici
l’opportunité d’exprimer ses idées en y dénonçant les haines antijuives et
anti-arabes, ça ne sera bientôt plus le cas. Ce dernier a en effet décidé
d’« entrer en politique », et l’orientation du journal en prend un sérieux
coup.
– Je viens de donner ma démission.
Isabelle le regarde, dépitée. Était-ce pour lui annoncer une si mauvaise
nouvelle qu’il l’a fait venir jusque chez lui ? Il la considère, songeur.
– J’ai dans l’idée de reprendre L’Akhbar, d’en faire le premier journal
bilingue français-arabe.
Un sourire barre le visage d’Isabelle. Quelle belle idée.
– Bien sûr, continue-t-il, je vais avoir besoin de nouveaux
collaborateurs…
Cette fois, le visage d’Isabelle s’illumine.
Elle publierait une feuille hebdomadaire dans laquelle elle décrirait les
mœurs et les coutumes des Arabes. Elle deviendrait ainsi son envoyée
spéciale, en échange de quoi il lui assurerait un salaire mensuel. Barrucand
est en train de lui offrir le paradis ! Elle voudrait se lever, remercier Dieu,
crier à Slimène depuis les hauteurs de Mustapha que c’en est fini de tous
leurs problèmes. Ça y est, elle va devenir quelqu’un ! Mais face à cet
homme qui l’impressionne, elle s’efforce de faire preuve de retenue.
– Je suis d’accord, dit-elle en lui tendant la main.
Le geste fait sourire Barrucand. Il lui tend la main à son tour.
– Alors, marché conclu. Cependant il va falloir patienter, le temps de
mettre en route cette belle affaire.
Si, le soir même, Isabelle passe un moment délicieux avec Slimène, son
moral flanche dès le lendemain. Ils sont tellement pauvres. Comment vont-
ils faire, en attendant, pour payer leur loyer ? Pour se nourrir, acheter le
papier qui manque, l’huile, le savon, l’encre ? « Un effort, fût-il presque
surhumain, mais rapide, en un seul élan ne m’est pas difficile. Mais cette
suite ininterrompue et interminable de petits efforts à peine perceptibles,
sans valeur apparente, sans résultat immédiat et appréciable, cette
succession de luttes contre moi-même, contre mes goûts, mes aspirations,
mes désirs et mes besoins les plus légitimes, c’est là, avec ma nature, la plus
rude, la plus douloureuse épreuve 9. »
Le 9 avril, ils déménagent dans un bouge du 5 rue de la Marine qu’ils
quittent six jours plus tard pour s’installer en plein vieil Alger, au 17, rue de
Soudan. « Pour arriver chez moi, il fallait monter des rues et des rues
mauresques, tortueuses, coupées de couloirs sombres sous la forêt des
porte-à-faux moisis. Devant les boutiques inégales, on côtoyait des tas de
légumes aux couleurs tendres, des mannes d’oranges éclatantes, de pâles
citrons et des tomates sanglantes […]. Enfin, au fond d’une impasse, par
une porte branlante, on entrait dans un patio frais, plein d’une ombre
séculaire. Un escalier de faïence usée, une autre porte : on était sur ma
terrasse, étroite, dallée en damier noir et blanc qui dominait toutes les
terrasses et toutes les cours d’Alger, dévalant doucement vers le miroir
moiré du port où les grands navires à l’ancre me parlaient de leurs voyages
lointains, en cette fin d’été sereine. Ma chambre était petite, voûtée, peinte
en bleu pâle, avec des niches dans les murailles, et les solives du plafond
s’assemblaient avec un art suranné, peintes en brun sombre. Il faisait bon,
dans ce vieux réduit barbaresque, rêver et s’alanguir en de longues inactions
dans le désir d’anéantissement lent, sans secousses, d’une âme lasse 10. »
C’est dans cette petite chambre qu’Isabelle écrit ses nouvelles Le
Sorcier 11, Le Maghrébin 12 et Le Mage qui, toutes trois, parlent de cultes
magiques qu’elle a approchés de près à cette période. « Aujourd’hui, visite
à un sorcier […]. Acquis la preuve certaine de la réalité de cette
incompréhensible et mystérieuse science de la Magie… Et quels horizons,
vastes et obscurs tout à la fois, cette réalité ouvre à mon esprit, quel
apaisement aussi, battant puissamment en brèche le doute 13 ! » Si la bande
d’intellectuels que lui a présentée Barrucand réveille en elle l’esprit
littéraire, elle met à rude épreuve sa foi que tous estiment « bien juvénile ».
Parmi eux, Isabelle rencontre Luce Ben Aben qui, par bien des côtés, lui fait
penser à sa mère tant elle est bonne et éprise d’idéal 14. Au plus grand
scandale des colons, cette femme enseigne dans son école pour filles
musulmanes *5, en plus du français, le Coran et la langue arabe. Elle
encourage également l’activité des femmes du bled en les ré-initiant aux
métiers du tissage et de la broderie. Dans son « ouvroir », elle met en
relation toutes sortes de personnalités libérales.
Avec les législatives qui approchent, les débats sont on ne peut plus
enflammés, et c’est un réel plaisir pour Isabelle d’entendre chacun
s’époumoner. Quelqu’un a-t-il assisté à l’arrivée de Drumont au
débarcadère d’Alger ? Il paraît que la foule venue l’accueillir était aussi
grosse que celle d’avril 1998, et qu’elle n’a eu de cesse de crier des « À
mort les Juifs ! ».
– Rassurez-vous mon cher, j’y étais, ils étaient bien moins nombreux
que ne le dit la presse…
– Il a pourtant fait salle comble au théâtre municipal !
– S’il est réélu, c’est la ruine ! L’état d’inquiétude qu’il a créé n’a pas
seulement provoqué l’exode des capitaux mais les a empêchés d’arriver.
– Parfaitement ! Tant que Drumont représentera l’Algérie, toute entente,
tout accord indispensable au bonheur commun seront impossibles !
– N’oubliez pas Marchal, Morinaud et Faure *6 !
Puis, le sujet glisse sur la dernière révolte au Congo – l’assassinat de ce
pauvre abbé ! –, le conflit italo-suisse, la paix probable dans la guerre sud-
africaine… Isabelle savoure. Pour un peu, elle pourrait s’imaginer à Genève
aux côtés de ses amis anarchistes et Jeunes Turcs, mieux encore, à la Villa
neuve, quand, le dimanche, Vava ouvrait sa porte aux proscrits et aux
révolutionnaires. Elle ne prend pas part pour autant aux discussions. Non
qu’elle les trouve ennuyeuses ou méprisables, mais quelque chose d’elle n’y
adhère plus. À présent, seul l’intéresse le cheminement des êtres face à
Dieu, la Mort, la douleur et le Mal. Outre ces questions et le vide effrayant
qu’elles renferment, tout le reste lui semble sans saveur.
Cependant, le 29 avril, Drumont est battu à Alger et Isabelle ne peut
s’empêcher d’admirer le combat de ses nouveaux amis. « Vive la
République ! » titre en première page La Dépêche algérienne. « La fille
aînée de la France a dissipé toute équivoque, elle a répondu par un cri
d’amour et de fidélité à l’appel affectueux de la mère patrie 15. » Le soir
même, dans l’« ouvroir », c’est la fête : on chante, on danse, on monte sur
les tables en criant des « Vive la France ! ». Celle qu’Isabelle appelle
désormais sa « chère et bonne Mme Ben Aben 16 » s’approche d’elle et lève
son verre.
– À vous, cher Si Mahmoud, qui m’apprenez à être plus libre.
À sa demande, Isabelle s’attelle à la traduction des Évangiles. Par
amitié, elle y ajoute la traduction de quelques poèmes de Nadson. Cette
somme de travail lui permet d’éviter l’affrontement avec Slimène qui, face
à l’accumulation des factures et à la masse pharaonique de travail à fournir,
se montre chaque jour plus découragé. Comme aux pires temps avec
Augustin, Isabelle doit sans cesse le sermonner et le réconforter 17. Cette
position la fatigue. Nous sommes bien loin de ce rêve très doux où, « dans
les nuits lunaires d’El Oued, descendant la colline de sable […], ils
choisissaient les palmeraies désertes, presque ensablées, qui avoisinent la
route de Debila et, couchés à terre […], ils regardaient se jouer sur le sable
blanc les ombres finies et déliées des grands dattiers agités par le vent frais,
le vent éternel du Souf 18 »… Leur bel amour, comme celui qu’elle
partageait avec Augustin, est-il voué à disparaître ?
Le 30 mai 1902, Yvonne, la femme de Barrucand, meurt de la fièvre
typhoïde, laissant derrière elle un homme éperdu de douleur, et une petite
fille âgée de quatre ans dont Barrucand vient de légitimer la naissance.
Bouleversée, Isabelle passe désormais le plus clair de son temps à la villa
Bellevue. Alors qu’un soir, ils s’interrogent tous deux sur le sens de la
douleur, Barrucand lui confie qu’il est dans la vie « des nœuds sur les fils
que nous suivons et, si l’on parvient à dépasser ces nœuds, l’on retrouve,
pour quelque temps encore, une surface unie et lisse… jusqu’au nœud final,
le nœud gordien, que la Mort vient trancher 19 »… Elle le regarde tristement,
se demandant si, avant la Fin, elle retrouvera ces grands moments d’extase
avec Slimène. Plus le temps passe, plus elle en doute, et plus le doute
s’installe, plus sa soif de Dieu grandit. Si Slimène ne peut plus lui donner
d’amour, Dieu le peut encore, lui. Un Dieu qui réclame chaque heure plus
fort d’être adoré. Mais où et comment, par ces rues de la capitale ? « De
plus en plus, je hais, férocement, aveuglément, la foule, cette ennemie née
du rêve et de la pensée. C’est elle qui m’empêche de vivre à Alger comme
j’ai vécu ailleurs 20. »
Il est temps de se remettre en route, et sans doute Isabelle attend-elle
d’être rémunérée pour le faire. Les Nouvelles d’Alger ne viennent-elles pas
de publier sa nouvelle Oum-Zahar 21, qui raconte comment une fille, après
la mort de sa mère, plonge peu à peu du chagrin dans la démence sous
l’influence d’une sorcière ? Pour rien au monde Isabelle ne voudrait
terminer de la sorte. Or voilà des semaines que Slimène, avec ses soupirs et
ses crises de désespoir, la tire vers le bas. Barrucand ? Il ne sait même plus
s’il veut reprendre L’Akhbar, et il a fortement besoin d’être seul pour faire
le point. Quant à sa nouvelle bande d’amis, ils sont si loin de la réponse
qu’elle cherche. Omar, le tirailleur fou de l’hôpital d’El Oued, ne l’avait-il
pas enjointe, une fois guérie, de s’en aller prier dans une zaouïa 22 ? De plus
en plus traversée par la question maraboutique, Isabelle éprouve le besoin
impérieux de partir rencontrer, à Bou-Saâda, Lella Zeineb, la célèbre
maraboute de la confrérie des Rhamanya *7 dont la bonté et la sagesse sont
connues dans tout le pays.
Le 28 juin, à 7 h 50 du matin, Isabelle monte à bord d’un train de
marchandises qui l’emporte jusqu’au Bordj bou Arreridj, d’où elle louera
une carriole pour terminer son voyage. Pour guide, elle a Si Abou Bekr, le
fondé de pouvoir de la maraboute. « Après avoir très attentivement examiné
mon cas, il approuve mon genre de vie 23. » Même s’il sait qu’elle est une
femme. Le plus important, n’est-il pas de rechercher Dieu ? Toute la nuit ils
voyagent, en essayant de dormir. « Moi, juchée sur une caisse, et Si Abou
Bekr roulé en boule au fond de la voiture 24… » Avant l’aube, ils atteignent
M’sila où la chaleur est déjà intense. À peine s’endort-elle qu’il faut se
relever pour prier et, dans le demi-sommeil où elle se trouve, sous la
lumière déjà puissante des rayons du soleil, tout lui semble irréel. À midi, la
chaleur est telle qu’il n’y a plus personne dans les rues, sinon ce mendiant
aveugle : « Au nom de Sidi Abdel Qader Jilani, maître de Bagdad et
seigneur des hauts lieux, faites l’aumône, ô musulmans 25 ! » Dans un
renfoncement, deux hommes étendus chuchotent et l’on pourrait penser
qu’ils parlent de la chaleur extrême. Mais ils dialoguent sur l’âme :
« Substance lumineuse qui exhale des rayons dès qu’elle est délivrée des
entraves de la chair 26… » Isabelle aimerait s’allonger avec eux, les écouter
jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils sont si beaux, si tranquilles. Tout est
vision ici. Apparitions. Hommes encapuchonnés psalmodiant en se
balançant en cadence, fillettes bronzées vêtues d’éclatantes robes vertes,
prostituées accroupies, parées comme des idoles… Sur l’autre rive, c’est la
M’sila nouvelle aux larges rues et sans un coin d’ombre.
Toute la journée du lendemain, le sirocco souffle et le départ est reporté.
L’attente est longue, mais Isabelle s’en moque. Cette langueur dans chaque
geste, cette suspension du temps font partie de ses aspirations. Enfin, le soir,
le vent change de direction et l’on peut songer à repartir. Si Abou Bekr tend
à Isabelle une jument blanche, et ils montent tous deux en selle pour
traverser la plaine sans fin du Hodna. « Je retrouve là cette impression de
silence absolu que j’aimais tant, de paix immense que rien ne vient troubler,
jamais 27. » Après une courte halte au bordj des Tolba, ils continuent leur
traversée irréelle… Peu avant l’aube, ils pénètrent une région « où les
chevaux avancent à contrecœur, effrayés : il y a là une infinité de buissons
tout ronds, noirs en dessous et argentés au-dessus, qui ressemblent de loin à
des hommes couchés ou à des fantômes 28 ». Plus loin, c’est le triste village
de Saïda où ne pousse pas un arbre, pas un brin d’herbe. Isabelle est
épuisée. À peine le soleil se lève-t-il que la chaleur revient, étouffante. À
Banjou, ils s’arrêtent pour boire, et tant pis si l’eau est d’aspect boueux et
sale. Isabelle a si soif. Deux heures plus tard, ils font halte à Bir Khali. Là
encore, elle boit avec rage. Sur un signe de Si Abou Bekr, ils doivent
remonter en selle, et Isabelle s’y reprend à trois fois tant elle est à bout de
forces. Le reste de la journée, elle se concentre pour ne pas tomber
d’épuisement. Là-bas, la ville lui paraît proche, cependant, à chaque mètre,
elle s’éloigne ! À en devenir fou ! Sous le soleil de plomb, leurs lèvres se
dessèchent et se fendillent. Après des heures et des heures de voyage, ils
atteignent Bou-Saâda. « Vision gracieuse qui m’est apparue auréolée de
soleil et sertie dans l’émeraude vivante de ses jardins 29 ! » Ils traversent
l’oued où les chevaux s’abreuvent, boivent à leur tour, heureux. À la plus
grande joie d’Isabelle, les habitants ont peu ou prou les mêmes traits, les
mêmes attitudes aussi que ceux d’El Oued. Enfin, elle est chez elle, loin des
grandes villes cosmopolites et corrompues, loin des rumeurs folles. Sur le
grand lit qu’on lui prépare, elle tombe comme une masse. Demain, dès
l’aube, ils repartiront pour atteindre la zaouïa d’El-Hamel.
Après une nouvelle grande journée de cheval, celle-ci leur apparaît. El-
Hamel, « L’Égaré » un nom qui sied bien à « ce lieu sauvage et grandiose ».
Mais Isabelle est si fatiguée qu’à peine arrivée, elle s’endort d’un coup.
À son réveil, le calme la subjugue. « Ici, […] les bruits de nos luttes
acharnées et inutiles viennent mourir dans le grand silence immuable, et les
affaires courantes, sensiblement toujours les mêmes, ne sont que des
incidents 30. » À la pensée de toutes les angoisses qui l’ont assaillie, Isabelle
se prend à sourire. Pour se défaire des soucis, il suffit, comme pour les
mouches, de les balayer d’un simple geste de la main sans leur accorder
d’importance. L’arrivée d’un jeune taleb interrompt le cours de ses
réflexions. La maraboute, lui dit-il, est prête à la recevoir.
Après avoir traversé plusieurs vestibules, ils pénètrent dans une cour
enclose de très hauts et très vieux murs en toub brunâtre. Dans un coin se
tient une femme vêtue du costume blanc de Bou-Saâda. Elle n’a pas loin de
la cinquantaine, et le visage bronzé. Dans ses yeux doux, une immense
bienveillance mêlée toutefois d’une certaine tristesse. C’est elle, Lella
Zeineb, la fille et l’héritière du grand maître Sidi Mohammed Belkacem.
Très vite, Isabelle va s’apercevoir qu’elle est atteinte d’une douloureuse
affection de la gorge. Ce n’est cependant pas la maladie qui l’épuise, mais
les nombreuses attaques dont elle est la cible. Beaucoup, en effet, lui
envient son succès et sont prêts à tout pour diminuer son aura. Entre les
deux femmes, le courant passe immédiatement. La maraboute veut tout
savoir sur Isabelle. Lorsque celle-ci a fini de parler, elle la regarde avec des
larmes dans les yeux. « Ma fille… j’ai donné toute ma vie pour faire le bien
dans le sentier de Dieu. Et les hommes ne reconnaissent pas le bien que je
leur fais. Beaucoup me haïssent et m’envient. Et pourtant, j’ai renoncé à
tout ; je ne me suis jamais mariée, je n’ai pas de famille, pas de joie 31… »
Isabelle hoche de la tête tristement. N’y a-t-il donc pas d’autre chemin que
la souffrance et la solitude ? Depuis combien d’années Lella porte-t-elle
cette douleur sans avoir jamais pu la confier ? Les voilà, telles deux sœurs,
se consolant l’une et l’autre. Deux destins, deux esprits libres que rien ne
devait faire se rencontrer, et qui se comprennent comme si elles se
connaissaient depuis toujours. Une toux rauque secoue brusquement la
poitrine de Lella.
Toute la nuit, Isabelle écoute la voix du vent dans les montagnes.
Existera-t-il un jour un monde où les femmes, comme Lella, comme elle,
pourront vivre sans être menacées ? Pourquoi faut-il que les hommes se
montrent aussi féroces les uns envers les autres ? Ne sommes-nous pas tous
ici pour aimer ?
Au matin, une voix infiniment douce la réveille : « Dieu est unique et
secourable. » Isabelle se lève, pleine de tristesse. Elle aimerait tant rester
prier. Mais il faut plier bagage et faire ses adieux à la maraboute.

En arrivant à Alger, Isabelle se demande si ces sept jours n’ont pas été
un songe. Au milieu du vacarme, elle se sent renaître à la vie. Est-ce d’avoir
répondu à l’appel de la Route ? D’avoir parlé avec Lella Zeineb ? « De ce
voyage rapide […] je suis revenue plus forte, guérie de la maladive
langueur qui me minait à Alger… 32 » Mais à peine débarquée, il faut
repartir. Slimène a été reçu à ses examens et, grâce aux excellentes notes de
son livret et à la recommandation de son colonel, il vient d’obtenir le poste
de secrétaire interprète auprès de l’administrateur de Ténès, moyennant un
salaire de 1 000 francs par an 33 ! Tous deux se répètent la somme sans
parvenir à le croire. Mais alors…
– Mais alors il faut faire nos valises et dire adieu à tout le monde, Zuiza.
*1. Roman publié chez Fasquelle en 1900 et réédité chez Phoebus en 2005.
*2. Victor Barrucand est arrivé à Alger durant le printemps 1900.
*3. Depuis les élections de novembre 1898.
*4. Édouard Drumont : élu député d’Alger en mai 1898, connu pour son antisémitisme féroce.
*5. École crée par son aïeule en 1845.
*6. Charles Marchal, député de Blida en 1898, Émile Morinaud, député de Constantine en 1898,
Firmin Faure, député d’Oran en 1898 étaient tous trois, avec Drumont, des membres actifs du groupe
antijuif. Avec Drumont, on avait coutume de les surnommer les « quatre mousquetaires gris » parce
qu’ils portaient un chapeau gris semblable à celui qu’arborait le marquis de Morès qui, à l’époque,
venait d’être assassiné.
*7. Confrérie amie des Quadrïa dont l’enseignement est essentiellement axé sur la vie contemplative.
Comparés à eux, les Quadrïa sont plus actifs.
CHAPITRE XIX

« Ténès »

« Voilà… Avec une rapidité déconcertante, tout est de nouveau changé,


transformé du tout au tout 1. »
Depuis la diligence qui les conduit à Ténès, Isabelle et Slimène
découvrent, enchantés, la petite route à flanc de colline qui longe la mer. Au
détour d’un virage, ils aperçoivent la ville cernée, sur les hauteurs, par des
remparts à la Vauban. Ténès, avec ses villas à treilles et bougainvilliers, ses
plantations d’eucalyptus, ses grands pins maritimes, ses lauriers roses, ses
figuiers de Barbarie et ses montagnes au loin, séduit aussitôt Isabelle. Après
le tohu-bohu d’Alger, elle a la sensation de débarquer dans un petit paradis.
Dans la salle à manger de l’Hôtel des arts, l’apparition de ce « couple
d’indigènes proprement vêtu 2 » ne passe pas inaperçue. Intrigué,
M. Vayssié, juge de paix qui, sous le pseudonyme de Raymond Marival *1, a
déjà publié au Mercure de France, lève la tête, ainsi que ses convives.
« Tiens, on dirait une femme ! », remarque l’un d’eux. La servante
confirme : « Oui, c’est une femme, mais elle s’est inscrite au bureau sous le
nom de Si Mahmoud. » À ce nom, tous écarquillent des yeux. Le fameux
Si Mahmoud qui a fait couler tant d’encre à Constantine ! C’est qu’ils
veulent tout savoir sur lui… ou plutôt sur elle ! M. Carayol, directeur de
l’enregistrement du timbre et du domaine, les invite aussitôt à leur table.
Isabelle accepte, ravie. Cet accueil chaleureux qu’on leur réserve, et ce juge
de paix-écrivain : il y a des signes qui ne trompent pas. Ici, avec Slimène,
ils vont enfin être heureux.
Lorsque, bien plus tard, il lui faudra se souvenir de cette première
rencontre, Carayol avouera avoir trouvé Isabelle franchement laide. « Je la
revois encore quand elle repoussait en arrière son guennour *2 et découvrait
son crâne carré, tout bosselé, qu’elle faisait raser au rasoir, à la mode
orientale, elle avait le front proéminent, le nez à kalmouk, le teint blafard
[…]. Elle ne possédait, sans aucun doute possible, aucun de ces attraits
physiques, non plus qu’aucun de ses charmes sentimentaux qui attirent et
retiennent les amoureux 3. » La maladie à El Oued, l’agression à Behima, la
pauvreté à Marseille et à Alger étaient passées par là. En moins de
deux ans, Isabelle, vingt-cinq ans, avait tout perdu de sa séduction. Sous
son déguisement de cavalier, plus rien des charmes de la jeune fille qui
avait séduit tant d’hommes.
Au lendemain de leur arrivée, Slimène et Isabelle trouvent un petit
logement dans la rue d’Orléansville. Dans cette grande chambre avec
cuisine qui, d’un côté, donne sur la voie publique, de l’autre, sur un terrain
vague, ils installent le peu qu’ils ont emporté : quelques nattes, une table en
bois ornée d’un encrier, deux chaises de paille ainsi qu’un kanoun *3 de terre
cuite pour la cuisine, et des étagères. Pour 10 francs par mois, ils s’en
sortent plutôt bien et, comparé au gourbi humide et sombre d’Alger, c’est
un petit paradis.
À peine installés, ils filent saluer le chef de la commune mixte,
M. Bouchot, le nouveau patron de Slimène. Ils tombent sur son troisième
adjoint, M. Arnaud, écrivain lui aussi sous le pseudo de Robert Randau,
qu’ils trouvent en pleine confrontation avec des bergers et un voleur de
bétail. Slimène se fraie un chemin dans la mêlée.
– Bonjour, crie-t-il, je suis M. Ehnni, le nouveau khodja de la commune
mixte.
Arnaud lève la tête et le découvre tout sourire.
– On vous attendait en effet. Mille excuses pour le boucan.
Il lève alors un œil interrogateur sur le cavalier qui l’accompagne.
– Je vous présente Si Mahmoud Saadi… ma femme. C’est là son nom
de guerre.
Arnaud manque de s’étrangler. Est-ce une blague ? Mais Ehnni, en face
de lui, reste très calme, et c’est comme s’il lui avait parlé de la pluie et du
beau temps. Ah ça ! Un khodja indigène qui se pointe avec sa femme
européenne déguisée en homme arabe, du jamais vu ! À coup sûr, tout
Ténès va bientôt parler de l’arrivée de ces deux phénomènes. Remis de sa
surprise, Arnaud envoie Slimène découvrir son « service » dans les étages.
Isabelle, pendant ce temps, sort une cigarette.
– Dites-moi, c’est vous qui avez accompagné Coppolani *4 lors de sa
première mission au Soudan et qui, avec Sadia Lévy, avez écrit un roman *5,
n’est-ce pas ?
Il la dévisage, scié. Elle lui tend la main, chaleureuse.
– Je suis écrivain moi-même…
D’une voix lente et avec cet accent nasillard qui lui est propre, Isabelle
lui parle alors de ses articles et de ses romans en chantier, de sa vie à
El Oued, son expulsion après son procès, son mariage avec Slimène, sa
venue ici enfin. Arnaud aimerait pouvoir l’écouter des heures, mais les
bergers, dans le hall, s’impatientent.
– Ce soir, venez donc dîner chez moi avec votre mari, nous serions très
heureux de vous recevoir avec ma femme.
Un sourire illumine le visage d’Isabelle. Est-ce une spécificité des gens
de Ténès d’être artistes et bienveillants ? Arnaud se retient d’éclater de rire.
– Disons que, jusqu’ici, vous avez eu beaucoup de chance !
Le même jour, Bouchot, le patron de Slimène, prie Isabelle de passer
chez lui… pour faire connaissance. Sans doute a-t-il entendu parler du
procès de Constantine et souhaite-t-il se rassurer à son sujet. Au premier
coup d’œil, tout dans l’aspect du bonhomme semble grotesque à Isabelle, à
commencer par son monocle et son uniforme qui jurent avec sa petite taille
et sa figure noiraude. Avec des gestes vifs, par trop autoritaires, il la prie
d’entrer dans la salle à manger sans cesser de jeter des coups d’œil à droite
et à gauche, comme si quelque individu les guettait. Après avoir refermé sur
lui la porte à double battant et tiré soigneusement tous les rideaux, il se
lance dans un discours dont la virulence scie proprement Isabelle.
Interdiction totale leur est faite, à elle et son mari, d’aller voir M. Martin, le
maire, ou alors il sera obligé de les considérer comme ses ennemis.
Interdiction de fréquenter un seul de ses adjoints. Interdiction de leur parler.
Est-ce clair ? Isabelle n’a pas le temps d’en placer une. Bouchot, tel un
torrent furieux, est lancé.
– Si j’apprends que l’un de vous ne m’a pas obéi, je vous traiterai en
conséquence : le prédécesseur de votre mari a appris à ses dépens ce qu’il
en coûtait de ne pas suivre mes conseils.
– Mais je…
– Si vous saviez tous les abus dont cette crapule est coupable ! Combien
de fois j’ai avisé le préfet et le gouverneur de ses malversations ! J’ai
malheureusement honte de l’avouer, ils ne semblent ni l’un ni l’autre guère
se soucier de mes révélations.
Là-dessus, il propose à Isabelle de s’allier avec elle. Il a déjà entendu
parler de sa prochaine collaboration avec Victor Barrucand à L’Akhbar. Il
souhaite qu’elle y écrive des articles qui le soutiennent.
– Bien sûr, vous circulerez comme vous l’entendrez et interrogerez les
gens des douar comme il vous plaira.
– Mais…
– En échange, je vous demanderai seulement de me rendre compte de
chacune de vos découvertes. Ah ! Je vous en fournirai des sujets de
chroniques ou de filets !
Sans transition aucune, il passe en revue tous ses adjoints pour arriver
enfin à Arnaud qui l’a reçue ce matin avec Slimène, et dont il ne sait que
penser.
– Je l’endoctrine de mon mieux pourtant ! Il a cependant l’air de s’en
foutre et de nous considérer, nous qui sommes sur la brèche pour la probité
publique, comme des crétins… C’est intolérable !
Isabelle peine à garder son sérieux. La paranoïa du bonhomme est
ahurissante. Le voici maintenant qui se met à faire les cent pas. Soudain, il
se baisse pour vérifier si personne ne se trouve sous la table !
– Parole de républicain, ils n’auront pas ma peau, Si Mahmoud !
Incapable de répondre, elle acquiesce, de plus en plus sidérée. Il réajuste
son monocle, la jauge des pieds à la tête.
– De toutes les façons, je suis au courant de tout, ici. Aussi, ne vous
amusez pas à me berner, ou alors je serai intraitable.
Il se décide enfin à la laisser repartir, lui tend la main devant l’entrée.
– Alors affaire conclue, n’est-ce pas ?
Une fois encore, il ne lui laisse pas le temps de répondre, entrouvre la
porte, inspecte minutieusement la rue.
– Allez, vite, vite, je ne voudrais pas que l’un de ses espions vous voie
sortir de chez moi !
Une fois dehors, Isabelle a bien du mal à réprimer un fou rire. Pauvre
Slimène, avoir un tel patron 4 !

À l’heure de l’apéritif, ils sont reçus par Arnaud et sa femme


qu’Isabelle apprécie d’emblée. Riant de bon cœur, elle leur raconte
l’entrevue qu’elle a eue avec Bouchot.
– Il apparaît que la vie à Ténès n’est pas aussi calme que je ne me le
figurais !
Tout en leur servant de l’anisette, Arnaud les met au parfum. Deux clans
se déchirent à Ténès : celui, républicain, de l’administrateur Bouchot et
celui des antijuifs de M. Martin, le maire. Très populaire parmi les petits
commerçants, ce dernier est un homme de grandes ambitions et initiatives.
En 1901, il a cependant été suspendu un mois de ses fonctions pour
détournement, « à son profit », d’une subvention d’État de 3 000 francs
allouée en 1898 à la commune de Ténès pour venir en aide aux indigènes
nécessiteux.
– Scandalisé, Bouchot s’allia alors avec le sénateur Gérente, le directeur
du journal Les Nouvelles, pour faire élire au poste de conseiller général
Lauprêtre, un candidat républicain. Il fallait coûte que coûte éviter que le
parquet tombe aux mains des antijuifs. Et Lauprêtre fut élu. Mais depuis,
Martin et toute sa clique ne cessent de remettre en cause cette élection et,
selon toute probabilité, les charges réunies contre elle seront suffisantes
pour que le Conseil d’État l’invalide. Lauprêtre risque donc fort d’être
déboulonné, ce qui n’est pas pour plaire à votre patron, d’autant plus
qu’entre-temps, « son allié » le sénateur Gérente a retourné sa veste quand
il a découvert qu’il lui manquait des voix pour assurer sa réélection. En
passant du côté de l’ennemi, il était sûr d’en gagner deux. Dans sa tête, le
calcul était vite fait. Adieu les belles idées républicaines et vive les
antijuifs ! Mais encore fallait-il obtenir l’appui du maire, M. Martin…
En échange du Sésame, Gérente, une fois réélu, promettait de faire
l’impossible pour le sortir de l’imbroglio judiciaire dans lequel il se trouvait
suite à de nouvelles plaintes portées contre lui…
– Dois-je vous rappeler que notre cher et tendre maire a démarré dans
ses fonctions en pillant la caisse de la Société indigène de prévoyance au
moyen de prêts fictifs dont il empochait les montants ? La proposition de
Gérente plut à Martin, et voilà ces deux ennemis jurés devenus les meilleurs
amis du monde.
– Je vous laisse imaginer la fureur de Bouchot. Depuis, il ne jure que
par la peau de ces deux crapules et se dit prêt à tout pour assurer la
réélection de Lauprêtre. Quand je dis prêt à tout, je ne mâche pas mes mots.
Isabelle lève les yeux au ciel. Dans quelles nouvelles intrigues sont-ils
encore tombés ? Mais cette fois, pas question de s’y trouver mêlée. Son
affaire avec Delahaye et son procès à Constantine lui ont laissé un goût plus
qu’amer.
– En ce qui concerne ces prochaines élections, mon attitude est d’ores et
déjà celle que vous attribue votre patron : je m’en fous !
Arnaud lève son verre à son tour.
– Vous avez tout compris Si Mahmoud. Moins vous vous montrerez
dans les bureaux de la commune mixte, moins les mauvaises langues
parleront.
Isabelle acquiesce. Dès que les luttes reprendront, elle quittera la ville
aussi souvent que possible, ou alors elle s’enfermera dans son nid pour
écrire.
– À la littérature et à votre anisette !
Arnaud éclate de rire.
– Décidément, vous me plaisez. Pour la peine, je vous ouvre ma
bibliothèque.

Éclairée par une large baie ouverte sur la mer, cette pièce est chère à
Arnaud. Combien de milliers de volumes se trouvent entassés là ? Isabelle
va et vient entre les piles de dictionnaires arabes, de grammaires kabyles et
peules. Ici, un pan entier consacré à la littérature arabe classique et aux
grands docteurs de l’islam, là, un autre réservé aux gnostiques, aux théurges
et aux néoplatoniciens d’Alexandrie dont les œuvres influencèrent si
puissamment les soufis. Sur le mur du fond, une vaste section sur les
kabbalistes juifs et les pères de l’Église, une autre enfin, dédiée à la
littérature française et à la philosophie européenne 5… Touché par
l’enthousiasme de sa nouvelle amie, Arnaud lui promet de lui faire
découvrir, dès le lendemain, la bibliothèque de son ami Vayssié, le juge. Un
vrai bijou elle aussi.
– Mais vous ne pouvez pas nous quitter sans passer voir la jument que
nous venons tout juste d’acquérir.
L’aubaine. À peine Isabelle croise-t-elle le regard de l’animal que ses
yeux ne peuvent plus s’en détacher.
– Laissez-moi la monter tout de suite, s’il vous plaît !
Arnaud, stupéfait, ne sait que dire. Dans la pénombre, Slimène esquisse
un sourire.
– Ne vous inquiétez pas, Si Mahmoud est un excellent cavalier.
Bon gré mal gré, Arnaud sort la jument du box. Aussitôt, avec une
agilité rare, Isabelle enfourche le cheval puis, d’un coup de talon, part au
triple galop, hurlant « je reviennnnns ! ».
Les jours suivants, Isabelle emprunte Ziza pour aller galoper dans les
environs de la ville qui ne sont que montagnes abruptes, ravins boisés,
éboulis et maquis. Très vite, elle se fait connaître par tous les fellahs du
pays. « Très abordable, elle voulait qu’ils la considérassent comme un
simple taleb, comme un lettré de zaouïa. Nul, parmi eux n’ignorait
cependant que ce svelte cavalier aux burnous d’un blanc immaculé et aux
mestr *6 écarlates fût une femme. La politesse innée de l’Arabe est telle que
jamais l’un d’eux ne fit allusion, en sa présence, même pas un clin d’œil, à
une qualité dont elle ne désirait pas convenir 6. »
À cette période, Arnaud (alias Robert Randau) la présente à toute sa
bande d’amis, des fous de littérature parmi lesquels le juge de paix et
romancier Vayssié (alias Raymond Marival), M. Davenet (alias Georges
Tis), le vétérinaire de Ténès qui publie des poèmes dans Le Courrier
français *7, Maxime Noiré, le peintre avec lequel elle a de grandes
discussions sur la lumière et l’espace, Sadia Lévy enfin, un esthète oranais.
Quasiment tous sont nés en Algérie et, aussi libéraux qu’ils soient, tiennent,
au sujet de la colonisation, le même discours : on ne peut décemment pas
affirmer que le colon tyrannise ses sujets. Pour en être convaincu, il suffit
de comparer, disent-ils, l’état actuel du pays à celui d’avant la conquête,
avec ses pillages, ses razzias, ses caïds despotes, ses lourdes amendes qui
ruinaient chaque année les tribus de la campagne. Depuis que la France a
conquis le pays, n’en chasse-t-elle pas les bandits, les prévaricateurs ? Et
n’y a-t-il pas moins d’épidémies et de famines ?
Ils ne peuvent être plus éloignés de la position de l’anarchiste Ernest
Girault qui, après sa tournée en Algérie aux côtés de Louise Michel,
dénonce avec une rare violence 7 les exactions commises par l’armée
française, ainsi que les injustices et les humiliations quotidiennes subies par
les populations asservies. Pour lui, une seule solution : se retirer
immédiatement du pays. Une position radicale que très peu partagent à
l’époque. Même dans la fameuse ferme anarchiste de Tarzout, fondée par
Paul Régnier en 1888 et où séjournent Élie et Élisée Reclus *8, le discours
est plus nuancé.
En ce mois de janvier 1903, Isabelle s’y rend de plus en plus souvent
avec Slimène. Situé sur le littoral à quelque quarante kilomètres de Ténès,
ce petit paradis à une journée de cheval constitue tant pour l’un que pour
l’autre un vrai bol d’air. Si, là-bas, Élisée Reclus dénonce les méfaits d’une
colonisation brutale, il vante, dans le même temps, les avantages d’une
colonisation « réussie ». La ferme n’en est-elle pas un merveilleux
exemple ? Ici, tous les Arabes sont respectés et traités de façon équitable.
Le terrain, à la différence de beaucoup d’autres, n’a pas été spolié, mais
acheté en bonne et due forme 8. Selon lui, il ne s’agit donc pas de remettre
en question la colonisation, mais bien son mode opératoire : « L’action des
Européens sur les peuples étrangers se fait à la fois par les meilleurs et par
les pires […]. Quand il s’agit de colonies vraies ou prétendues obtenues par
la conquête brutale, par de lâches agressions du fort contre le faible, alors ce
sont les pires que vomit la nation conquérante pour aller prendre possession
de son territoire de rapine. Elle se dit la “mère patrie” ; elle prétend en toute
hypocrisie, de manière à tromper quelques naïfs, “porter la civilisation” ou
même “propager les grands principes” chez les peuples lointains, mais le
but incontestable, sous le couvert de formules les plus honorables, n’est
autre que de voler et de piller 9. » On ne peut être plus proche de la pensée
d’Isabelle. Si, avec une vraie virulence, elle ne manque pas de pointer les
dérives du système colonial, pas une seule fois ne lui vient l’idée de
remettre en question le postulat même de colonisation. Pour elle comme
pour ses amis – anarchistes ou pas –, la conquête de l’Algérie par la France
peut aboutir à l’excellence, si tant est qu’on parvienne à faire le ménage. Un
jour ou l’autre, au contact de la civilisation française, les Arabes finiront par
être tout à fait « assimilés », jusqu’à pouvoir prétendre à la nationalité
française qui leur conférera strictement les mêmes droits que n’importe quel
autre citoyen. Mais avant d’atteindre un tel but, il faut leur inculquer tous
les bienfaits de l’« œuvre civilisatrice » : sa culture, sa science, sa pensée,
ses valeurs par le biais de l’école, de la langue et du service militaire.
Ce discours « assimilationniste » s’oppose furieusement à l’époque à
celui des partisans d’une politique coloniale dite « d’association », selon
laquelle l’idée qu’un Arabe ou un Kabyle puissent un jour devenir tout à
fait Français *9 est parfaitement utopique : « La mentalité française ne peut
pas plus s’acclimater aux tropiques que ne le peuvent notre faune et notre
flore 10. » Pour les « associationistes », l’intérêt n’est plus – au nom de la
supériorité de la race – d’homogénéiser les populations pour qu’elles
deviennent citoyennes de futurs départements français, mais – au nom de la
même supériorité des races – de les maintenir assujetties, seule façon de
rafler en toute impunité l’immense capital qu’offrent ces nouveaux
territoires *10. Une vision opposée à celle qu’Isabelle défend corps et âme.
Elle conçoit l’assimilation d’une façon bien singulière cependant, puisque
selon elle – et sur ce point, elle est mille fois plus radicale que Girault lui-
même – les Arabes, une fois « assimilés », assimileront à leur tour la France
comme ils l’ont fait de tous leurs conquérants. Ce constat (cette
espérance !), Isabelle en fait état dès l’ouverture de sa nouvelle Yasmina,
rédigée entre 1899 et 1902, lorsqu’elle y décrit les ruines romaines de
Timgad : « Un amphithéâtre aux gradins récemment déblayés, un forum
silencieux, des voies désertes, tout un squelette de grande cité défunte, toute
la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps et résorbée par les
entrailles jalouses de cette terre d’Afrique qui dévore lentement mais
sûrement toutes les civilisations étrangères ou hostiles à son âme 11. »
Victor Barrucand ne s’y est point trompé : « Isabelle Eberhardt va plus
loin, trop loin sans doute ; elle renverse la proposition quand elle suggère
que l’assimilation pourrait se faire à rebours et géographiquement. C’est
une remarque historique non sans valeur que les vainqueurs risquent d’être
absorbés par les vaincus 12. » Avec un certain fatalisme, un plaisir aussi, et
parfois avec rage, Isabelle acquiesce donc à ce mouvement « transitoire »
d’absorption. Un deuxième élément conforte sa position « pro-coloniale ».
En occupant l’Algérie, la France empêche l’invasion turque qui, dans la tête
de la Jeune Turc qu’elle a été, ne peut s’apparenter qu’aux pires exactions.
N’a-t-elle pas dénoncé, à Genève, le massacre de près de
200 000 Arméniens en 1896 ? Celui des Bulgares, des Macédoniens et de
tous les opposants au régime du sultan Abdul Hamid II ? Comparé à
l’asservissement de la Sublime Porte, celui de la France est un « moindre
mal ». Isabelle se désole, en revanche, du manque de pitié des colons
français vis-à-vis de leurs frères indigènes, et déplore que « leurs efforts
n’aient pour seul but que de constituer et développer un domaine sans
s’inquiéter des valeurs morales qui, en Europe, donnent à la terre une
personnalité 13 ». À quand la véritable rencontre ? Le véritable dialogue ?
Le 8 juillet 1902 paraît dans Les Nouvelles son texte Le Magicien. Le
même mois, grâce à l’appui d’Arnaud et des Leblond *11, Heures de Tunis
est publié dans la célèbre Revue blanche. Après les déboires de l’expulsion
et de la misère à Alger, Isabelle vit cela comme une vraie consécration.
Durant l’été 1902, elle fait des allers-retours rapides à Alger pour rendre
visite à Barrucand et son amie Luce Ben Aben. Le reste du temps, elle le
passe à vagabonder dans les environs de Ténès ou à lire, étendue sur des
nattes, des ouvrages conseillés par Arnaud et Marival. Ainsi parlait
Zarathoustra ne lui plaît guère, pas plus les humanistes courtois de l’abbaye
de Thélème dont la devise est « Fay ce que tu voudras ».
– Voyez-vous, Arnaud, mon seul et unique but, c’est de vivre au milieu
de mes frères du Livre « dans le calme du désert et l’oubli total du temps et
de ses contingences 14 ».
Arnaud, à ces mots, ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Jamais il ne
l’a vue pratiquer ou prier, et il semblerait qu’elle ne déteste point les
sorbets, les pâtisseries, et – pire ! – l’excellente pâte de coing de leur amie
Marie. N’est-elle pas d’ailleurs venue lui rendre visite pour cela ? « Deux
coups de poing et un éclat de rire furent la réponse de Mahmoud Saadi 15. »
Avec Slimène, l’amour est au beau fixe. Dans leur logis, Isabelle attend
chaque soir son retour avec impatience, pour partir aussitôt faire la tournée
des amis. Il est son homme, elle le clame à tout-va, et Dieu ce qu’elle peut
être fière de lui. Un jour, elle invite tout le monde à partager son couscous à
la campagne.
– Ne vous gênez en rien, les copains. Rien ne nous manquera.
Attention ! Vous n’aurez chacun qu’une assiette. Quand elle sera sale, vous
la laverez à la mer en la torchant d’une poignée de sable et d’algues. Soyons
gais !
Exagérant chaque fait, elle leur raconte les cellules terroristes qu’elle a
fréquentées à Genève, son frère Augustin parti à la Légion, sa misère à
Marseille, le célèbre Brieux venu à la rescousse… Puis, toujours aussi
lyrique, elle leur parle de ce livre qu’elle a envie d’écrire sur les
événements de Margueritte, cet autre, sur le cas du marabout Yacoub qui
communique à ses disciples l’esprit en leur enfonçant, paraît-il, la langue
dans la bouche.
– Cela s’appelle embrasser, Si Mahmoud !
– Imbécile !
– Et si vous nous parliez de ce que vous écrivez à présent ?
– Oh ça ! Je suis bien trop flemmarde ! Et à vrai dire, je profite de ce
nouveau bonheur.
Elle les regarde tous, applaudit joyeusement.
– Oui, crie-t-elle, je suis contente parce que vous êtes contents et que le
vin est bon !
Et tous de se moquer d’elle, parfaitement saoule à présent alors qu’elle
n’arrête pas de leur dispenser des cours sur la probité des vrais croyants et
les bienfaits de la véritable ascèse.
– Ah, je suis bien russe au fond, et la détresse est pour moi une épice.
Vous avez raison, j’aime le knout *12, et je me réjouis quand on a pitié de
moi… Mon Dieu, j’ai trop fumé et bu trop d’absinthe et de vin ; ça me met
le cœur sur les lèvres. Ce clair de lune m’hallucine. Moquez-vous de moi,
Arnaud, je suis saoule de mon âme ce soir 16 !
Avec l’insouciance et les nouvelles amitiés, Isabelle délaisse pour un
temps sa quête de Dieu pour retrouver son côté « sale gosse ». Pour la
première fois depuis longtemps, elle peut enfin se lâcher, rire, faire des
bêtises. Avec ses nouveaux amis, elle se remet aussi à lire assidûment,
découvre ou redécouvre Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Daudet, Paul
Adam, Rémy de Gourmont… Arnaud lui confie son envie de faire
prospérer une intellectualité d’artistes d’Afrique du Nord dont les œuvres,
contrairement à celles des artistes de la métropole, seraient dépouillées des
oripeaux de l’orientalisme à paillettes *13. Il en a plus qu’assez de les voir
plagier les classiques et susurrer des histoires imaginaires d’amours franco-
arabes.
– Que n’ont-ils votre regard et votre indépendance !

Certains jours, elle quitte ses amis pour une partie de chasse ou pour de
longues promenades solitaires. On la retrouve alors assise sur le trottoir
d’une rue, au milieu d’une petite foule d’indigènes, en train d’aider à la
rédaction d’une lettre ou de discuter âprement. Dans toute la campagne, pas
un fellah qui ne la salue d’un joyeux salam ! Partout dans le pays, on la voit
pénétrer dans les gourbi les plus misérables, apporter de la nourriture,
guérir des malades tout en buvant, sans aucune répugnance, l’eau sale et
putride des gourdes qu’on lui tend. Assise au coin d’un feu entre un animal
rachitique et un enfant fiévreux, elle pose mille et une questions aux Arabes
qui la considèrent, ahuris. De ces incursions quasi journalières, elle tirera sa
superbe nouvelle Fellah 17 où, avec une précision et une émotion dignes
d’un Maupassant ou d’un Mirbeau, elle conte le quotidien de la vie de ces
paysans réduits à la misère à cause des impôts et des expropriations en
masse dont ils sont victimes. Lors de ces échappées, elle fait bien attention
de ne jamais toucher un mot des luttes politiques qui enflamment Ténès.
Depuis que Barrucand lui a offert sa colonne hebdomadaire dans L’Akhbar,
Martin et Bouchot la pressurisent de toute part, le premier lui offrant des
ponts d’or pour s’y répandre en insultes sur Bouchot, le second lui
promettant de bien noter son mari en échange d’articles contant les abus de
Martin 18. Plus le temps passe, plus sa neutralité passe mal. Dans sa nouvelle
L’Arrivée du colon 19, Isabelle donne un aperçu de l’atmosphère putride qui
règne alors dans le bourg pourri, la mare stagnante, le petit endroit *14.
« Alors, vous venez de débarquer ? Ça se voit… seulement comme on
est français, faut pas s’y tromper… Nous savons qu’ils vont tout de suite
chercher à vous embrouiller, les hommes à l’adjoint… Veillez-vous… C’est
tous des canailles […]. Nous, nous sommes avec le maire. Faudra pas vous
laisser embrouiller, vous comprenez.
– Mais je ne suis pas venu ici pour faire de la politique… […]
– Ah, voilà… ça, on le sait. Le gouvernement donne des concessions à
des gens de France qui se fichent pas mal des intérêts de la colonie, qui ne
veulent pas marcher avec les colons, tandis que nos fils sont obligés de
travailler comme ouvriers, côte à côte avec les pouilleux 20… »
Bientôt, en ville, on s’exaspère qu’elle ne choisisse pas son camp. À
n’en pas douter, cette Française d’origine étrangère, déguisée en homme
arabe, qui passe le plus clair de son temps avec les « bicots », trame quelque
sale coup. Il est grand temps de la remettre à sa place, voire de l’expulser.
La goutte d’eau survient lorsque M. Dupont *15, le premier adjoint de
Bouchot, lui fait des avances. Imbu de lui-même, retord à souhait, il est
quasi certain qu’elle va lui céder. Quelle n’est pas sa stupeur quand il
s’entend lui répondre : « Plutôt que de coucher avec vous je préférerais
embrasser sur la bouche la gueule ouverte d’un macchabée mort du choléra
asiatique 21. » Furieux, Dupont se jure de tout faire pour aider ceux qui
veulent la chasser de la ville. Ce jour-là, le visage baigné de larmes, Isabelle
chevauche Ziza jusqu’au lointain douar Maïn. Existera-t-il, ce jour où elle
pourra vivre comme, enfant, elle a toujours vécu ? Libre, libre, libre !
« Malgré tous leurs défauts et toute l’obscurité où ils vivent, les plus
infimes Bédouins sont bien supérieurs et surtout bien plus supportables que
les imbéciles Européens qui empoisonnent le pays de leur présence. Où les
fuir, où aller vivre, loin de ces êtres malfaisants, indiscrets et arrogants,
s’imaginant qu’ils ont le droit de tout niveler, de tout rendre semblable à
leur vilaine effigie 22 ? »
Les jours suivants, elle part en course aux douar de Baghdoura, de
Tarzout, ainsi qu’au cap Kalax et au M’gueu… La fièvre paludique l’a
reprise, mais tout plutôt que de rester dans cette ville qui empeste et où un
groupe de gens, vient-elle d’apprendre, a envoyé au commissaire d’Alger
un rapport accablant sur elle. Une autre mauvaise nouvelle lui étreint le
cœur. Slimène est tuberculeux. Le verdict est tombé il y a peu. Isabelle
élabore mille plans. Pourquoi ne pas aller s’établir avec lui en Palestine
chez son ami Moussa Shalit, devenu médecin à Naplouse ? Ou le faire
nommer caïd ? Alors ils pourraient tous les deux fuir loin de cette
méchanceté, dans un de ces villages de montagne où l’air est pur. Avec
beaucoup de repos, Slimène retrouverait la santé 23. Est-ce seulement encore
possible ?
Parfois, le découragement est tel qu’elle peut rester de longues semaines
sans tracer une ligne.
Un jour, elle débarque chez Arnaud dans tous ses états. La veille au soir,
elle est partie en excursion avec un guide jusqu’au défilé des Embuscades.
En arrivant là-bas, elle s’est mise à boire à grandes lampées l’eau du
ruisseau… « Par les nuits de lune, cette eau devient enchantée et fait voir
quiconque la boit », s’est écrié le guide, ajoutant, furieux : « N’importe quel
taleb sait cela ! » Incrédule, Isabelle est remontée à cheval en éclatant de
rire, mais bientôt, elle a senti tous ses membres s’engourdir et s’est vue
marcher comme un automate sous un ciel dont les nuages noirs
s’amoncelaient à une vitesse inquiétante. Le cœur serré, elle est tombée sur
un combat silencieux – mais furieux – entre deux bandes guerrières. Parmi
les combattants, un homme gigantesque vêtu d’une cotte de mailles rouillée
a tourné son regard vers elle et l’a fixée de ses yeux vitreux. Au moment
précis où elle l’a vu lui adresser un signe, son cheval, qui lui aussi avait bu
l’eau du ruisseau, s’est emballé, fou de terreur, la projetant à terre quelques
centaines de mètres plus loin. Quand elle s’est relevée, la vision avait
disparu.
– Cher Arnaud, ce n’est pas une hallucination que j’ai éprouvée !
L’aïeul m’a appelée. Je sais que je n’ai pas longtemps à vivre 24 !
– Allons, Si Mahmoud.
Mais rien ne vient à bout de sa terreur, pas même la voix rassurante
d’Hélène. Elle a si peur de mourir.

Entre l’animosité des petites gens de Ténès et l’état d’angoisse qui ne la


quitte plus depuis qu’elle a eu cette « vision » tenant de la prémonition,
Isabelle finit par craquer. Le 3 octobre, elle décide de partir quelque temps à
Alger. Encore une fois, elle laisse derrière elle « le petit compagnon de sa
vie 25 ». Avec pour unique consolation l’écriture. Si seulement elle pouvait
dire tout ce qu’elle sait sur les événements de Margueritte, quelle belle
œuvre ce serait. Mais comment s’assurer de ne pas porter atteinte à
Slimène ? Il a déjà tant souffert à cause d’elle.
À Alger, elle dort chez Barrucand. Ahuri, celui-ci découvre le
phénomène qu’il vient de recruter. « Quelle étrange collaboration ! J’ai
appris par elle la merveilleuse vertu qu’est la patience. Des plus irrégulière
dans son travail, elle avait autant de suite dans les idées qu’un petit
enfant 26 ! » Face au sérieux de son nouveau patron, Isabelle peine à contenir
son fou rire. Alors qu’il s’évertue à corriger ses coquilles, elle s’amuse, tout
à coup, à le bombarder de coussins.
– Oh que vous m’agacez à travailler alors que j’ai la flemme !
Barrucand n’en croit pas ses yeux. Et pof ! Un autre coussin en pleine
figure, suivi d’un franc éclat de rire.
– Enfin… Si Mahmoud, vous ne pouvez pas vous conduire de la sorte.
Mais plus il joue le professeur, plus Isabelle fait le pitre. Jamais il n’a
rencontré une personne aussi double, triple, quadruple. Aussi infantile
surtout ! À cette époque, il est encore sous le choc de la mort de sa femme.
Depuis sa disparition, c’est un grand vide au fond de lui. Un vide que
bouscule Isabelle avec une espièglerie qui l’oblige à réagir.
À Ténès, les mauvaises langues racontent qu’elle couche avec lui. Vu la
coquetterie du bonhomme, on a bien du mal à l’imaginer attiré par Isabelle,
dénuée, on l’a vu, de tout sex appeal. Isabelle, de son côté, semble
davantage voir un père en lui qu’un potentiel fiancé. Un père éprouvé,
comme elle, par la douleur du deuil. Durant ces semaines de cohabitation,
elle s’escrime à lui changer les idées, formulant à voix haute tout ce qui lui
passe par la tête : ce sentiment de révolte qui la réveille la nuit à cause des
punitions endurées par les jeunes légionnaires, cette pitié profonde qu’elle
éprouve pour les fellahs, ce paysage dont la beauté doit être dite.
« Elle éprouvait et elle voyait avec une candeur qu’ont perdue dès leurs
premiers pas les routiers de l’art, le fond chez elle était naïf ; elle détestait
l’effort et écrivait comme elle pensait, de jet, avec simplicité ; il y a dans
son style une grâce qui, parce qu’elle ne se fardait point, désolait ou
exaspérait certains hommes de lettres 27. »
Ses amis de Ténès ne l’oublient pas et passent lui rendre visite à Alger.
Le plus souvent, ils la retrouvent à la terrasse du café de la Régence où,
ravie, elle les accueille, accoudée au dossier d’une chaise, cigarette aux
lèvres. De sa voix nasillarde qui traîne en longueur, elle commande, excitée,
des bouteilles de limonade. Avec Slimène, ils n’ont pas un sou – ils doivent
tellement d’argent ! –, mais comment ne pas fêter l’arrivée de ses amis ?
Parfois, elle est si pauvre qu’elle se tourne vers Arnaud, le suppliant de lui
trouver de nouvelles publications. S’il n’y avait que les dettes contractées il
y a six mois à Alger… Il y a aussi tout ce qu’Isabelle donne sans compter,
ici à une famille misérable, là à une pauvre femme croisée dans la rue.
Arnaud a beau la sermonner, rien n’y fait. Alors, chacun essaie de l’aider
comme il peut.
Fin octobre, Isabelle décide de rejoindre Ténès. Son Zuizou lui manque
trop. Mais une fois sur place, entre les longues absences de Slimène, et la
malveillance ambiante, elle tourne à nouveau en rond et peine à se remettre
au travail. Elle finit par écrire sa nouvelle Chemineau, qui raconte sa folie
d’avoir tenu à emmener un vagabond moribond à l’hôpital. « Là-bas, le
vieil homme des horizons larges souffrit de l’oppression des murs blancs,
de l’espace limité […]. Alors, dans la nuit tiède, le chemineau se traîna hors
de la ville hostile et s’endormit sur l’herbe douce au bord d’un oued qui
murmurait à peine 28… » Comme Isabelle aimerait se sentir aussi sereine
face à la mort.
Début décembre, elle part à cheval pour le douar des Herenfa situé à la
limite du département d’Oran. Sur place, Isabelle aurait voulu se sentir
apaisée. Or tout l’oppresse ici, comme à Ténès. Le lendemain, elle va
rendre visite à une petite fille brûlée vive. Le troisième jour, il pleut à verse.
Trempée jusqu’aux os, elle se réfugie dans un petit gourbi humide où des
âmes charitables lui allument un feu. Le lendemain matin, elle repart sous
une averse torrentielle, puis le soleil se lève et l’inspiration tant recherchée
jaillit enfin : elle le sait, elle va écrire un roman sur un musulman qui,
partout où il se rend, sème la graine du bien 29.
À son retour, le ramadan a commencé. Le 11 décembre, l’acquittement
de cinquante-deux accusés (sur quatre-vingt-sept) dans l’affaire du
soulèvement de Margueritte la ravit. Enfin un tribunal digne de ce nom, qui
ose dénoncer « l’exaspération profonde d’un peuple réduit à la misère *16 ».
Mais dès la fin du mois de décembre, le spleen revient en force, et elle fuit à
nouveau Ténès pour Alger. Trouvera-t-elle jamais la paix ? Elle commence
à en douter. « Si cette progression dans le noir continue, à quel résultat
effrayant dois-je arriver un jour 30 ? » Bien sûr, elle connaît le remède : Dieu
et l’écriture. Pourquoi ne s’y met-elle pas ?
L’année 1902 prend fin et Isabelle, vingt-six ans, se souvient avec
nostalgie du passé. Voilà cinq ans que sa mère dort sous la terre, et
quatre ans que Volodia et Vava reposent tout là-bas, dans leurs tombes, à
Vernier. De cette vie qu’était la sienne, il ne reste plus rien, pas même
Augustin, rayé de l’horizon. Quelle étrange sensation de vide. Par chance,
elle a Slimène, si loin d’elle cependant. Que fait-il à cette heure ? À quoi
songe-t-il ? Sera-t-il encore à ses côtés demain ? Et elle, où sera-t-elle ?

*1. Auteur notamment du très beau roman Le Çof. Mœurs kabyles (1902) (Paris, Hachette
livres/BNF, 2016).
*2. Guennour : coiffure haute, en turban, maintenue par une cordelette enroulée.
*3. Kanoun : petit fourneau.
*4. Xavier Coppolani, Les Confréries religieuses musulmanes, Alger, Jourdan, 1897.
*5. Rabbin. Roman de mœurs juives, avec Sadia Lévy, Paris, Havard fils, 1896.
*6. Mestr : bas de cuir de cavalier maghrébin.
*7. Le Courrier français : hebdomadaire de Jules Roques, qui découvrit Forain, Willette, Raoul
Ponchon, Louis Legrand.
*8. Élie Reclus, journaliste, écrivain, ethnologue, frère d’Élisée Reclus, géographe libertaire
mondialement connu à cette époque (considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands géographes
du monde).
*9. Les Juifs, les Espagnols et les Italiens oui, mais parce qu’ils ont, à défaut des autres, un lien avec
la terre d’Europe.
*10. Entre les années 1900 et 1906 les débats font rage entre les tenants de l’« assimilation » et ceux
de l’« association ». Pour les curieux, voir : le Congrès international colonial : rapports, mémoires,
procès-verbaux des séances de 1900 et 1901.
*11. Marius Leblond (Georges Athénas de son vrai nom) et Ary Leblond (Alexandre Merlot de son
vrai nom) sont tous les deux des journalistes, critiques et écrivains réunionnais qui eurent, à cette
époque, leur heure de gloire avec notamment en 1909 le prix Goncourt pour leur roman En France
écrit à quatre mains. Ils connaissaient le Tout-Paris.
*12. Knout : fouet utilisé dans l’Empire russe pour flageller les criminels.
*13. Ce mouvement créé par Aranaud alias Robert Randau, va devenir celui des algérianistes.
*14. Noms attribués à l’époque à Ténès par les vieux Algériens, les journalistes parisiens et les
politiciens anglais.
*15. De son vrai nom : Dupont Martin. Pour ne pas le confondre avec M. Martin, le maire, nous
avons décidé de l’appeler M. Dupont tout court.
*16. Déclaration du sénateur républicain Pauliat suite au verdict du procès du soulèvement de
Margueritte, qui eut lieu à Montpelliers (France).
CHAPITRE XX

« Traînée dans la boue »

Avec la nouvelle année qui commence, Isabelle retrouve le moral. Le


15 janvier, elle rencontre Marius et Ary Leblond, les écrivains et
journalistes réunionnais grâce auxquels son texte Heures de Tunis a été
publié dans la célèbre Revue blanche. L’impression qu’elle produit sur eux
est si vive qu’ils promettent, dès leur retour à Paris, de parler d’elle et de
faire paraître ses textes. Isabelle les remercie chaleureusement. Cependant
son esprit est ailleurs. Il est grand temps pour elle de se frotter à nouveau à
la question de Dieu. Ces derniers mois ont été si infructueux. Ni le kif, ni
les soûleries ne l’ont poussée à écrire.
Ce même 15 janvier, elle apprend par la presse la réélection du sénateur
Gérente. À Ténès, la nouvelle ravive la haine entre les deux clans ennemis.
Mais à Alger, Isabelle est à mille lieues de ces querelles.
Le 26 janvier, par temps clair, elle quitte la capitale pour à nouveau se
rendre à Bou-Saâda. Après un voyage plus qu’éprouvant, elle atteint le
bourg d’El-Hamel. En passant au Bureau arabe, quelle n’est pas sa surprise
d’entendre les officiers lui affirmer que c’est fini, on ne la persécutera plus.
Est-ce d’avoir sa colonne dans L’Akhbar ? Tous lui avouent avoir fort
apprécié sa nouvelle sur la laveuse de morts, La Derouicha 1, ainsi que son
texte sur les légionnaires 2.
« Nous ne sommes plus que vos adorateurs 3 », ajoute un lieutenant qui
lui baise discrètement la main, après lui avoir délivré son laissez-passer.
Isabelle n’en a pas encore conscience, mais sa plume connaît un vif
succès. Dans les milieux éclairés, son nom commence à circuler, non plus,
cette fois, en tant qu’espionne, mais en tant qu’écrivain et journaliste de
talent. Si Barrucand ne lui en a touché mot, c’est que l’aventure de
L’Akhbar reste encore bien fragile. Il a également peur de la réaction de la
jeune femme. Qui sait si, à l’annonce de ce succès, elle ne va pas s’arrêter
brusquement d’écrire ? Sa nouvelle reporter est si imprévisible !
Depuis sa chambre d’hôtel, Isabelle observe avec une pointe
d’appréhension la grande cour intérieure de la zaouïa. « Il semblerait, dans
sa vie, qu’elle n’aille jamais plus de deux fois dans chaque endroit : Tunis,
le Sahel, Genève, Paris, le Souf… Qui sait si ce n’est pas son dernier
voyage à Bou-Saada 4 ? » De sa fenêtre, elle voit les hauts bâtiments de toub
qui renferment les appartements de la maraboute. Celle-ci était si malade
lors de son dernier passage. Dans quel état va-t-elle la retrouver ? Saura-t-
elle lui donner les réponses qu’elle attend ? Elle se sent tiraillée : d’un côté,
une petite chose qui sanglote face à la férocité de la vie ; de l’autre, un
guerrier débordant de foi prêt à tuer pour rendre justice.
Le 29 janvier, Lella la reçoit, et les deux femmes se retrouvent comme
si elles ne s’étaient jamais quittées. Après une longue prière, Isabelle lui
confie ses errements. La méchanceté du monde lui fait si mal : elle en
oublie de prier et de jeûner comme l’exige la Sunna ; bien pire, elle fume et
boit parfois jusqu’à l’ivresse. Dans ces moments, tant de doutes la
traversent. Dieu lui en tiendra-t-il rigueur et peut-elle encore se compter
parmi le nombre de ses fidèles ? Partout où elle passe, elle soulève des
tempêtes de haine. Est-ce parce que Dieu est en colère contre elle ? Quel
chemin prendre pour ne plus jamais perdre la foi ?
« Ô toi qui t’inquiètes de la vérité, Si Mahmoud, apprends que la
clémence et la miséricorde sont les attributs les plus puissants de Dieu ; il
n’est rien d’inutile dans notre âme, car elle est le jardin de Dieu. Tu
trouveras à jamais le bonheur dans la compassion et dans le sacrifice. Et
puisse ta suprême joie être de mourir en te dévouant pour un être 5 ! »
À ces mots, le cœur d’Isabelle s’emplit de joie. Ainsi donc, elle est
encore jugée digne de Lui. Elle voudrait embrasser la maraboute. « Tout –
et moi-même – est changé radicalement 6… », écrit-elle en guise de
conclusion de ce quatrième et dernier Journalier commencé à Marseille en
un temps de terrible misère. Tout est changé, oui, grâce à la sainte Lella, ses
yeux perçants de bienveillance qui, par-delà le nomade libre, sauvage et
ivre qu’est Si Mahmoud, ont vu la beauté de son cœur.
À nouveau donc, le jour se lève, et avec lui, les plus grands espoirs.
Demain, se promet Isabelle, elle écrira un cinquième Journalier *1.
« Qu’aurai-je à y inscrire, et où serai-je le jour encore lointain où, comme
aujourd’hui celui-là, je terminerai ce volume encore blanc à cette heure du
livre vague de ma vague existence ? Dieu connaît les choses cachées et la
sincérité des témoignages 7 ! »
À peine de retour à Alger, Isabelle se met à écrire avec fébrilité. Au
cours des mois de février, mars et avril 1903, les textes pleuvent. Dans sa
nouvelle Pleurs d’amandier 8, elle raconte la vieillesse des deux prostituées
Saâdia et Habiba. Avec Le Meddah 9, elle décrit la vie d’un chanteur errant à
succès, sa mort résignée au milieu de la plus grande indifférence. Dans une
fibre beaucoup plus politique, et suite sans aucun doute à la polémique qui
fait rage sur le scandale des tribunaux répressifs, elle écrit Les Ilotes du
Sud 10, où elle dénonce avec virulence les injustices faites aux indigènes, les
motifs parfaitement iniques de leur emprisonnement. De même dans sa
nouvelle Le Criminel 11, où elle accuse les bureaucrates d’Alger qui
commanditent ces expropriations scandaleuses. « Venez, oh ! Venez ! »
écrit-elle à la célèbre Séverine. « Je vous ferai parcourir les goums ; vous y
serez reçue en amie, car j’ai appris aux indigènes le nom de celle qui,
toujours, les défend. Je servirai d’interprète entre vous et eux ; vous pourrez
ainsi recevoir leurs doléances, constater leur misère ; vérifier par vous-
même sous quelle oppression ils végètent, à quelle exploitation ils sont en
proie 12… »
Devant des critiques d’une telle violence, le petit monde des colons
s’offusque : Isabelle passe du statut de marginale dérangeante à celui de
bête noire à abattre.
Pendant ce temps, à Ténès, le clan des antijuifs du maire gagne, le
1er mars, une bataille décisive. Influencée par les appuis du sénateur
Gérente, la cour d’appel d’Alger acquitte en effet Martin de la prévention
de détournement de biens de l’État. À la place, elle le condamne pour
ingérence illicite. Dans le clan du maire, on exulte. Pour obtenir la majorité
absolue, il ne suffit plus que de battre le candidat de Bouchot aux
prochaines élections cantonales.
C’est dans ce contexte fébrile qu’Isabelle et Barrucand débarquent fin
mars à Ténès, lui pour prendre la température des rivalités locales, elle pour
voir Slimène. Arnaud, inquiet, met aussitôt Barrucand en garde. Sa
présence à Ténès risque fort d’être récupérée par l’un des deux clans. Le
directeur de L’Akhbar lève les yeux au ciel. Comme si, avec son expérience,
il pouvait se faire avoir par une bande de petits politiciens véreux. Arnaud
soupire.
– Je vous aurai prévenu.
Sur ce, Isabelle, Barrucand et M. Bet, l’un des adjoints de Bouchot,
partent trois jours faire la tournée des villages des environs. Partout où ils
vont, Bet présente Barrucand aux notables indigènes comme le grand
défenseur de leur cause. Touchés, ceux-ci l’accueillent avec mille égards,
ici l’invitant avec Isabelle à partager un repas de fête, là l’honorant par des
danses et des chants. Un vrai bol d’air pour Barrucand et Isabelle. Une
échappée qui offre cependant une occasion inespérée aux opposants de
Bouchot de le salir… Dès le 2 avril, L’Union républicaine révèle avoir reçu
des informations graves sur l’administrateur qui, selon source certaine, se
serait montré complice d’une tournée de propagande organisée en faveur du
journal L’Akhbar dans le but de solliciter les subsides de riches indigènes.
S’ensuit la publication de la prétendue source : une lettre signée par un
groupe de colons répondant au nom d’Otto Mobyl (sic !), et dans laquelle
ceux-ci affirment que cette virée « avait visiblement pour but de consacrer
quasi officiellement l’influence maraboutique de Mme Eberhardt 13 ». Plus
loin, ils donnent leur point de vue sur l’association Eberhardt – Barrucand –
Bouchot qui, toujours selon eux, ne manque pas d’ingéniosité : « Qu’on en
juge par la répartition des rôles et du travail. M. Barrucand rédige et signe
son journal. L’administrateur lui fournit des sujets appropriés.
Mme Eberhardt, habillée en musulman mâle, trône dans le bureau de son
mari, khodja de la commune mixte de Ténès, et tient des conversations
mystérieuses à tous les indigènes 14 »…
On imagine, à cette lecture, la fureur de Bouchot, la stupeur de
Barrucand, la douleur d’Isabelle. Tout recommence donc !
Isabelle court se réfugier dans le jardin de Raymond Marival.
– Qu’avez-vous Si Mahmoud ?
« Elle souleva à regret sa face humide, fixa sur moi des yeux de
détresse, des yeux hagards de bête traquée 15 » avant de s’effondrer. Les
hommes sont si méchants. Comment tout cela va-t-il finir ?
– Partez quelque temps à Alger, Si Mahmoud, et ne revenez que lorsque
tout ceci aura été oublié.

Le 3 avril, l’annulation de l’élection du conseiller général Lauprêtre


s’ajoute à la liste des nouvelles fêtées par le clan des antijuifs du maire.
Aussitôt cependant, Lauprêtre – soutenu par Bouchot – décide de se
représenter aux élections du 14 juin. La guerre, cette fois-ci, est déclarée et
Isabelle, bien malgré elle, ne va plus pouvoir échapper au conflit. D’autant
que, dans tout cet imbroglio, un homme est fermement résolu à avoir sa
peau. Cet homme n’est autre que Dupont, le premier adjoint de Bouchot,
qui n’a jamais digéré qu’elle refuse ses avances. Assoiffé d’ambition et
sentant le vent tourner, il manigance pour passer au clan ennemi. Mais pour
que ces derniers croient à sa sincérité et lui offrent – à bref délai – le poste
d’administrateur tutélaire qu’il brigue, il lui faut trouver le moyen de
compromettre Bouchot, et sinon ses amis. En éclaboussant Isabelle par le
biais de cette lettre anonyme, il a gagné une première manche. Il va
cependant devoir trouver quelque chose de beaucoup plus sérieux. Quelque
chose de si grave que Bouchot se trouvera dans l’obligation de
démissionner.
La venue à Alger, le 15 avril 1903, de M. Loubet, le président de la
République, lui donne un nouveau prétexte de s’attaquer à Isabelle. Dans le
vieux port, le débarquement du président accompagné d’un grand nombre
de représentants de la presse de Paris et de province est salué par vingt et un
coups de canon. Toute la ville est en fête. M. Altairac, le maire, a fait
dresser en son honneur deux arcs de triomphe, l’un en haut de l’avenue de
l’Amirauté, l’autre à l’entrée de la rue Michelet. À son passage, les cloches
des églises sonnent à toute volée, le canon tonne, les enfants des écoles
agitent de petits drapeaux et, depuis les balcons, on jette des fleurs. Le soir,
un grand banquet de presse est organisé au Palais d’été. Grâce à Barrucand,
Isabelle fait partie des invités. « Elle y portait, suivant sa coutume, le
costume arabe masculin tout de laine blanche, sans aucun ornement de soie,
sans aucune autre tache de couleur que les cordelettes brunes en poil de
chameau, nouant en tours nombreux, sur son front puissamment sculpté, la
mousseline blanche de son haut turban du Sud 16. » Parmi les convives,
beaucoup s’étonnent de la présence de « ce jeune taleb aux belles mains
allongées, à la voix douce un peu voilée et traînante 17 ». Qui est-elle ? Et
pourquoi se vêt-elle de la sorte ? Sans chercher à l’interroger et se fiant aux
seules rumeurs, ils écrivent sur elle des articles où ils la comparent à « une
sorte de Velleda arabe parcourant les tribus comme autrefois la belliqueuse
Berbère Kahéna, reine de l’Aurès, pour y prêcher la haine de
l’envahisseur 18 ».
Exaspérée, Isabelle répond à ces élucubrations par une lettre ouverte
dans La Petite Gironde 19. « Ma véritable histoire est peut-être moins
romanesque, assurément plus modeste que la légende en question »,
commence-t-elle par écrire. Elle raconte alors sa vie. Une vie où elle est
fille de père russe musulman et de mère russe chrétienne… Si Isabelle fait
ce mensonge, c’est qu’elle n’a pas tout à fait oublié les conseils de Lydia
Paschkoff qui la suppliait de cacher sa bâtardise. « Vous êtes turque », lui
répétait-elle. « Votre mère vous a reconnue, votre père aussi : mettez
hardiment fille de la générale de Moërder et du médecin turc 20. » Plus loin,
Isabelle évoque des études médicales qu’elle a abandonnées pour avoir été
« irrésistiblement entraînée vers la carrière d’écrivain », puis elle résume sa
vie, soulignant l’hostilité, à son égard, des Bureaux arabes ainsi que la
tentative d’assassinat dont elle a été victime. Elle parle alors de son
expulsion, puis de son mariage avec Slimène, de sa venue enfin à Ténès, où
il a été nommé khodja. « Telle est ma vraie vie, celle d’une âme
aventureuse, affranchie de mille petites tyrannies, de ce qu’on appelle les
usages, le “reçu”, et avide de vie au grand soleil, changeante et libre. Je n’ai
jamais joué aucun rôle politique, me bornant à celui de journaliste, étudiant
de près cette vie indigène que j’aime et qui est si mal connue et si défigurée
par ceux qui, l’ignorant, prétendent la peindre […]. Il est donc bien injuste
de m’accuser de menées anti-françaises 21. »
Ses protestations ne susciteront malheureusement que des moqueries.
Le bon colon hait Isabelle et rien ne peut le faire changer d’avis.
En dépit de ce début de victoire, il manque toujours à Dupont, le
premier adjoint de Bouchot, la preuve qui doit définitivement la confondre
et, avec elle, son patron. Devant le peu de temps dont il dispose, il n’hésite
pas à passer à la vitesse supérieure en pénétrant le bureau de son chef. Le
jour même, Bouchot, hors de lui, fait irruption dans le cabinet d’Arnaud.
« Quelqu’un, vocifère-t-il, a fouillé dans ses affaires et ce quelqu’un,
c’est ce salopard de Dupont ! Je n’ignorais pas qu’il me trahissait, mais
aujourd’hui sa conduite est odieuse !
Arnaud essaie de le calmer, mais Bouchot est si énervé qu’il continue de
hurler en exécutant une sorte de danse guerrière autour de la table.
– Sachez-le, Arnaud, je ne me laisserai pas guillotiner, ah ça non 22 !!! »
Se sachant reconnu, Dupont, en désespoir de cause, profite de l’absence
de Slimène pour fouiner dans son tiroir. Quel n’est pas son bonheur en
mettant la main sur un brouillon de lettre adressé à Goumiri, le caïd des
Ouled Abdallah, dans lequel il est fait mention d’une somme que doit
remettre le caïd à un individu dont le nom n’est pas indiqué… Sans
chercher à savoir dans quelles conditions ce brouillon a été rédigé, Dupont
décide aussitôt de s’en servir pour inculper Ehnni et sa femme de tentative
de corruption sur un chef indigène car, bien évidemment, il ne peut s’agir
ici que d’une demande de fonds destinés à L’Akhbar. Il fonce voir Goumiri,
lui promet mille cadeaux en échange de son aveu. Un aveu que le caïd a
toutefois bien du mal à formuler car jamais il n’a reçu cette lettre. Qu’à cela
ne tienne, Dupont lui offre de rencontrer M. Marcé, le chef du service des
Affaires indigènes à la préfecture d’Orléansville.
« Si ce dernier te demande si tu as remis de l’argent au khodja de la
commune mixte, tu lui réponds que tu lui as fait présent de cent ou
deux francs.
– Mais puisque je n’ai rien donné à ce khodja, pourquoi mentirai-je ?
– M. Marcé sera content que tu dises cela.
– Je comprends 23. »
Dans la petite ville, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre.
Slimène a beau essayer de se défendre, plus personne ne veut l’entendre.
Dans la rue, on le regarde de travers et au bureau, seuls Arnaud et Bouchot
ne détournent pas les yeux à son passage. C’est le coup de trop. Slimène
donne sa démission, et part rejoindre Isabelle à Alger sans même remettre
congé de son logis à Ténès.
Dès le lendemain, Les Nouvelles 24 annoncent à grands fracas qu’il a été
viré suite à la découverte, dans son bureau, d’une lettre où il réclame
500 francs à un caïd pour sa souscription à L’Akhbar. Le jour même,
Barrucand s’insurge. Jamais au grand jamais il n’a donné mission à
quiconque de recueillir des souscriptions pour son périodique ! Slimène,
quant à lui, envoie un rectificatif au rédacteur en chef des Nouvelles : « Le
26 avril, écrit-il, vous disiez que j’avais été l’objet d’une mesure
disciplinaire. Or j’ai librement donné ma démission et elle a été acceptée
par M. le Préfet. Plus loin, vous prétendiez qu’on avait découvert une lettre
émanant de moi où je rappelais à un caïd de la région la promesse de me
donner cinq cents francs pour un journal arabe […]. Dans cette lettre, je
parle à mon frère, sur papier ordinaire, sans en-tête, ce qui exclut toute idée
d’officiosité !… Et il n’y est question ni de cinq cents francs ni de journal !
Que vos lecteurs ouvrent un dictionnaire et ils sauront que le mot “hamana”
n’a jamais voulu dire “somme” mais bien chose ou dépôt. Tous vos
commentaires destinés à sauver votre interprétation ne parviennent pas à
mettre dans cette lettre ce qui ne s’y trouve pas 25… »
Mais le mal est fait et, tels des vautours, les journaux à la solde du
sénateur Gérente s’emparent de l’affaire. Début mai, Le Réveil de Ténès
imprime en grandes italiques : « À la suite de la campagne menée dans
l’Union républicaine par notre rédacteur en chef, sur l’association Bet-
Barrucand et Mahmoud Saadi, l’administrateur a été mis en demeure de se
priver des services du khodja, mari de Mahmoud Saadi 26. » Dans la foulée,
Le Progrès d’Orléansville et L’Union Républicaine reprennent en chœur les
accusations portées à l’encontre de Slimène. Dans un dernier sursaut
d’énergie, Isabelle répond à ses détracteurs via l’hebdomadaire satirique Le
Turco dirigé par Ernest Mallebay, fondateur en 1888 de la Revue
Algérienne *2. « Je tiens à démentir une fois pour toutes les affirmations de
L’Union républicaine au sujet de mon rôle à L’Akhbar. Je ne suis qu’un
simple chroniqueur littéraire comme j’étais aux Nouvelles, comme je le suis
à La Dépêche algérienne 27. » La protestation d’Isabelle est bien timide et
on la sent à bout de souffle. Ses adversaires ont cependant tout à gagner à
l’achever définitivement. Les élections approchent à grands pas et
Lauprêtre connaît un certain succès avec sa campagne. Gérente et Martin
s’inquiètent. Il faut coûte que coûte empêcher sa réélection. D’où
l’acharnement du journal L’Union républicaine contre « la belle Fatma »…
« Qui est-elle donc, cette douce créature qui signe Mahmoud Saadi ? »
s’interroge l’un de ses journalistes. « Nous avons souvent rencontré dans les
bureaux de l’imprimerie Zamith, la cigarette aux lèvres, un jeune indigène
imberbe, au front rasé, portant un manteau noir fièrement relevé sur
l’épaule et faisant sonner de superbes bottes rouges. (Il s’appelle Mahmoud,
nous déclara M. Barrucand, au début de L’Akhbar. C’est mon domestique.)
Ce domestique est-il un collaborateur, ce jeune homme est-il une femme,
est-ce une demoiselle ou une dame, cette dame s’appelle-t-elle madame
Mahmoud ou madame Ehnni ? Habite-t-elle Orléansville ou Mustapha ?
Cruelle, ô très cruelle énigme 28 ! »
Isabelle et Slimène sont de nouveau sans ressources et, jour après jour,
les articles pleuvent sur eux, toujours plus abjects. À bout, Isabelle finit par
déposer plainte en diffamation au Parquet, où elle obtient gain de cause.
C’est un peu tard toutefois. À Alger, dans le gourbi misérable qu’elle loue
avec Slimène, elle erre, l’âme en peine, sans plus trouver les mots pour
réanimer entre eux l’amour si pur qui, un temps, les unissait. Tel Vava qui
s’accusait d’avoir rendu malheureuse Natalia, Isabelle s’accuse d’avoir
rendu la vie impossible à son beau spahi.
« Ce qu’elle a souffert de cette campagne d’insultes basses, nul ne s’en
douta en ville ; Marival et moi, seuls, en eûmes la confidence ; elle n’était
plus alors qu’une pauvre femme travaillée par ses nerfs exaspérés,
tremblante et éplorée 29. »
Entre-temps, l’enquête administrative menée par M. Luciani pour savoir
si des notables indigènes ont bel et bien subi une pression de la part du
directeur de L’Akhbar ne donne rien. Mais déjà, plus personne à Ténès ne
pense à cette sale histoire. Les élections viennent d’avoir lieu, et c’est le
candidat républicain Colin, en remplacement de Lauprêtre, qui devient
conseiller général de la 24e circonscription. Exaspérée par le tohu-bohu que
génère la campagne des deux clans ennemis, la haute administration mute,
dans la foulée, Bouchot en Haute Kabylie. En moins de vingt-quatre heures,
le brasier s’éteint aussi vite qu’il a pris. De son côté, grâce aux appuis de
Barrucand, Slimène retrouve un poste de khodja dans la petite ville de
Colbert située à plus de 250 kilomètres au sud-est d’Alger.
Isabelle ? Il est temps pour elle de l’admettre : partout où elle passe, elle
suscite le scandale. Accompagner son mari, ce serait plomber à jamais sa
carrière. Si donc vraiment elle l’aime, il lui faut se séparer de lui.
Sur le quai, les adieux sont douloureux. Ils se regardent, défaits, tandis
que la locomotive entre lentement en gare. Un coup de sifflet les fait
sursauter. Ils aimeraient rire comme au bon vieux temps, se réciter des
poèmes. Ils n’en trouvent pas la force. Autour d’eux, la foule s’agite. On les
bouscule. Immobiles, ils continuent de se fixer comme pour profiter jusqu’à
la dernière goutte de ce dernier reste d’eux-mêmes. Dans le ciel, un nuage
recouvre le soleil et il fait plus frais tout à coup. Ni Isabelle ni Slimène ne
semblent s’en rendre compte. Sont-ils encore de ce monde, ces deux
amoureux si tristes ? Un petit garçon qui les observe se pose la question.
Une porte de wagon claque. Isabelle frissonne. Ils avaient de si beaux
projets à El Oued : l’ouverture de ce café et de ce magasin de légumes.
Lorsqu’il aurait fallu se réapprovisionner, ils seraient partis avec les
caravanes, s’arrêtant dans la fraîcheur des oasis pour y faire l’amour, roulés
dans le sable, puis, au chant du mueddin, ruisselants de bonheur, ils se
seraient relevés pour se prosterner face à Dieu, le remercier. Isabelle plonge
ses yeux dans ceux de Slimène. La méchanceté des hommes les a séparés,
insultés, humiliés, laissant peu à peu s’insinuer en eux une fatigue qui leur
fait un mal de chien sur ce quai, ce matin. Ils auraient tant voulu pouvoir se
moquer de toute cette animosité. Mais voilà, ils ne sont pas des héros,
seulement un jeune homme et une jeune femme laminés, déchirés. Deux
enfants stupéfaits que l’on sépare. Que l’on arrache l’un à l’autre. Un
deuxième coup de sifflet. Isabelle manque défaillir. Est-elle vouée à tout
perdre ? À quoi bon vivre si la cruauté des hommes finit toujours par avoir
le dernier mot ? Elle repense alors à cette terrible dispute qu’ils ont eue à
Ténès, suite à laquelle ils avaient décidé de mourir ensemble. S’étant
saoulés, ils avaient oublié leur résolution. Elle en vient à le regretter. Mais
le chef de gare siffle pour la troisième fois et Slimène, brusquement,
s’éclipse. Isabelle voit sa belle silhouette disparaître dans l’énorme machine
qui bientôt s’ébranle. Elle compte les secondes. Elle ferme les yeux,
cherche les larmes qui ne viennent pas – il en faudrait tellement ! –, rouvre
les paupières. Le train n’est plus, et sur le quai, personne sinon ce petit
garçon qui la regarde. Ce qu’il fait froid soudain. Pourtant le soleil brûle là-
haut.
À la villa Bellevue, Barrucand la voit si accablée qu’il lui propose un
poste de secrétaire en échange du gîte et du couvert. L’un comme l’autre ont
su s’épauler dans les moments difficiles. Avec une moue triste, Isabelle le
regarde sans rien répondre. Tout à l’heure, elle a essayé d’écrire, en vain, un
mot à Slimène. Mon amour, la violence du monde nous a eus. C’est fini. Je
t’aime.
– Qu’en dites-vous, Si Mahmoud ? Ici, vous aurez plus d’espace, et puis
je n’aime pas vous imaginer dormir dans votre taudis toute seule.
Isabelle continue de le fixer, perdue. Elle n’a jamais voulu faire de mal
à personne, jamais.
– Alors, c’est oui ou c’est non ?
Elle lâche un oui furtif, puis elle se lève. Un peu de kif lui ferait du
bien, seulement il faut se traîner jusqu’en ville. Boire peut-être ? Mais
Barrucand la connaît.
– Ce oui tombe on ne peut mieux, car j’ai besoin de vous, là,
maintenant, tout de suite.
Elle le considère, étonnée. Il pose doucement la main sur son épaule.
– Ce que vous avez fait pour moi, laissez-moi le faire pour vous.
Il lui dit alors combien il la trouve formidable. Épuisante aussi.
Assommante. Mais si belle. Elle n’en revient pas. Est-ce bien lui qui lui
parle ?
– Moi, Yvonne ne me reviendra jamais, tandis que vous, Slimène…
Un ange passe. Elle sait combien il lui a coûté de dire cela et elle
voudrait l’en remercier, mais il enchaîne aussitôt. Ce soir, ils sont invités à
la réception de M. le gouverneur et demain, il voudrait qu’elle passe rendre
visite à Mme Ben Aben.
– Ah, il y a aussi votre ami Maxime Noiré qui va venir bientôt sur Alger
et qui tient absolument à vous voir.
Elle pose sur lui un regard plein de gratitude. Ainsi, il avait tout prévu,
jusqu’à appeler Noiré, et sans doute tous ses amis de Ténès, qui ne vont pas
tarder à rappliquer.
– Je commence par quoi ?
Barrucand, ému, désigne le tas de lettres.
– Par le courrier, si vous voulez bien. Et pour fêter notre collaboration,
j’ouvre ce soir une bouteille d’anisette.

*1. Faute d’avoir remis la main dessus, on ne sait toujours pas si ce cinquième Journalier existe.
*2. La Revue algérienne deviendra par la suite Les Annales africaines. Ernest Mallebay est
également l’auteur des trois volumes de Cinquante ans de journalisme, Alger, Fontana, 1937-1938.
CHAPITRE XXI

« Quand deux outsiders


se rencontrent »

Depuis le départ de Slimène, Isabelle erre dans la villa Bellevue. Où est


l’exaltation d’hier ? La volupté des sens ? À Marseille, elle lui écrivait tous
les jours. Aujourd’hui, rien ne lui vient. L’accumulation des épreuves a-t-
elle fini par avoir eu raison de leur amour ?
– Vous avez juste besoin d’un peu de vacances tous les deux, rien de
plus. Allons, secouez-vous Si Mahmoud ! J’ai besoin de votre aide, moi !
Les jours défilent et avec eux, la chaleur étouffante de l’été. Le soir,
quand Barrucand ne la retient pas, Isabelle part se promener à la recherche
d’un peu de fraîcheur. Dans le quartier de la Casbah, elle entre dans les
cafés et fume du kif jusqu’à l’oubli. Les lendemains sont difficiles :
Barrucand doit élever le ton pour l’obliger à se lever. Puis les copains de
Ténès rappliquent avec de bonnes bouteilles et des livres en cadeaux. Leur
volubilité la revigore. Barrucand est si sage. Arnaud se tourne vers lui :
– Alors, comment vous en sortez-vous avec Si Mahmoud ?
– Un vrai démon ! Elle bouscule mes affaires, fume à se rendre malade
et me dissuade de travailler !
Et tous de rire comme ils riaient si souvent ensemble à Ténès. Dès le
lendemain, ils repartent : il fait vraiment trop chaud et ils vont aller
chercher un peu d’air sur le littoral. Ragaillardie par leur tendresse, Isabelle
rédige Veste bleue 1, une nouvelle dans laquelle un jeune fellah, attiré par le
beau costume des tirailleurs, s’engage contre l’avis des siens. Après
cinq ans de service qui l’ont fait déchanter, il revient chez lui. Mais tous le
considèrent comme un traître et, face à l’animosité grandissante, il n’a plus
d’autre choix que de repartir.

Des mois de juillet et août, il ne nous reste que sa nouvelle Zoh’r et


Yasmina 2, dans laquelle, à l’instar de Pleurs d’amandier, Isabelle conte
l’enfance, la vieillesse et la mort, à Alger, de deux petites mendiantes
tombées dans la prostitution. Isabelle les a-t-elle véritablement croisées ?
Une deuxième nouvelle, M’Tourni 3, est publiée à la fin du mois de
septembre. Isabelle y conte l’histoire d’un maçon italien, poussé par la
misère à débarquer en Algérie. Peu à peu, au contact des Arabes, il adopte
leurs coutumes jusqu’à se convertir, prendre le nom de Mohammed
Kasdallah, se marier à une femme arabe, bref, devenir tout à fait l’un d’eux.
On imagine l’effroi des colons à cette lecture. A-t-elle complètement perdu
la raison ? La « race » supérieure, c’est eux, et c’est donc à eux seuls que
revient la mission civilisatrice, certainement pas le contraire ! Isabelle
soupire. « Nul n’était moins combatif qu’elle ; elle se sentait lasse à l’idée
seule de la polémique 4. »
À la villa Bellevue, elle tourne en rond face à un Barrucand qui, bien
malgré lui, comprend qu’elle ne va pas tenir longtemps. Les copains de
Ténès, venus à nouveau lui rendre visite, ne s’aperçoivent de rien. L’un
après l’autre, ils lui conseillent de se trouver un petit nid douillet en
attendant le retour de son mari. Isabelle secoue la tête avec dépit.
– Mes pauvres amis ! C’est qu’il se trouve bien là où il est, mon petit
compagnon ! Il ne regrette même pas les palmiers du sud. Fichtre non !
C’est un fellah, aujourd’hui, plus un spahi. C’est infect, les hommes de
grande tente *1 disparaissent : ils sont tous à envier les culs-terreux du Tell.
– Qui vous défend, à vous aussi, de vous créer une situation d’aplomb
définitif 5 ?
Isabelle explose. Ce dont elle a besoin, c’est de parcourir des espaces
illimités, en ne vivant que de quelques morceaux de galette d’orge, sans
autre habitat qu’un bout de toile de tente.
– S’établir ! Une situation ! Gagner de l’argent ! Pouah !
Il y a un tel dégoût dans sa voix. Ses amis n’osent plus la taquiner.
Barrucand, le soir même, l’invite à dîner dans un petit gourbi de Bab-el-
Oued, fameux pour sa chorba *2. Mais Isabelle se montre inconsolable. Avec
Slimène, elle était si certaine d’avoir trouvé son âme sœur. Mais tous,
inexorablement finissent en sales petits-bourgeois.
– Allons, Si Mahmoud…
– J’étouffe Victor. Je n’en peux plus d’être ici.
Il baisse les yeux, promet de faire son possible. Voilà plus de deux mois
qu’il cohabite avec elle et rien, absolument rien, il en a acquis la certitude,
ne pourra jamais étancher cette soif d’absolu et de mouvement qui habite
cette gamine : elle est un nomade pur jus, un de ces marins qui ne s’arrêtent
définitivement quelque part que pour y mourir, vagabond formidable qu’il a
appris à découvrir, lui, le sédentaire qui aime tant se réveiller chaque matin
dans le même décor, emprunter chaque jour le même chemin pour se rendre
dans les bureaux de L’Akhbar. « Les derniers jours de l’été s’égrenaient,
monotones. Sous l’accablement d’un ciel sans nuages, Alger dormait. Les
rues, où les passants étaient rares, semblaient plus larges, et des essaims de
mouches bleues bourdonnaient dans l’ombre brève des maisons. Les
collines de Mustapha se voilaient de poussières tenues […]. Un lourd ennui
pesait sur Alger, et je me laissais aller à une somnolence vague, sans joie et
sans chagrin, et qui, sans désirs aussi, aurait pu avoir la douceur de
l’anéantissement 6. »

Deux événements politiques viennent tout bouleverser. Le 17 août, dans


le Sud oranais, cinq mille dissidents indigènes attaquent le poste militaire
de Taghit situé non loin de la frontière algéro-marocaine. Après quatre jours
de combat, les quatre cents hommes du capitaine de Susbielle parviennent à
repousser les assaillants. Sidérée par la violence de l’action, la presse
cherche à minimiser les faits de peur de voir la panique s’emparer de
l’opinion publique. Non loin de là, au col de Zenaga, le gouverneur Jonnart
n’a-t-il pas failli être enlevé par les mêmes bandes armées au mois de mai
dernier ? Bandes que tous savent conduites par Bou Amama, ce chef des
Sidi Ouled Cheikh qui, depuis près de cinquante ans, tient tête à la France et
serait en train de se rapprocher, au Maroc, de la troupe non moins
redoutable de Bou Hamara dit le Rogui *3. Si son armée de combattants
venait s’ajouter à celle de ce dernier, alors la France aurait à craindre le
pire. Voilà de si nombreuses années qu’elle lutte en vain contre ce chef
redoutable *4. Aujourd’hui, face à l’absence totale de résultats, soldats
comme officiers sont à bout. Le contribuable, lui aussi, en a plus qu’assez :
« Avant de réduire ces insaisissables nomades, que de millions ne faudrait-il
pas dépenser 7 ! » À quand une solution viable pour pacifier cette région du
sud ? Mais encore faudrait-il venir à bout de ce problème de frontière qui
fait la une des titres depuis des années. « La situation mauvaise dont nous
souffrons est due, vous le savez, Messieurs, au traité de 1845 qui n’a pas
attribué à l’Algérie sa frontière naturelle et a interposé entre elle et le Maroc
proprement dit une bande de territoire placée en dehors de l’action du sultan
et qui, échappant, de fait, à toute autorité, est devenue un véritable foyer de
banditisme et d’insurrection *5. Les protocoles de 1901 et 1902 par lesquels
le sultan s’engageait à éloigner de la frontière et à ramener dans l’intérieur
du Maroc les tribus turbulentes qui violaient tous les jours notre frontière
sud oranaise n’ont pu être remplis par le maghzen *6 qui, à bien des égards,
se révèle un homme de pouvoir faible et impuissant 8. »
Or le temps presse. Les bénéfices générés par l’extension de la ligne de
chemin de fer entre la ville d’Aïn-Sefra et le bourg de Duveyrier laissent
présager de formidables gains le jour où, de Beni-Ounif, on pourra se
rendre encore plus au sud jusqu’à Ben-Zireg, voire Bechar. D’où le peu
d’empressement de la part des journaux de conter en détail la violence de
l’attaque du poste de Taghit… Inutile, en effet, d’attiser des braises par
ailleurs déjà ardentes. Du coup, on félicite en quelques lignes le capitaine
de Susbielle pour s’intéresser aussitôt à la visite d’Édouard VII en Autriche
ou à cette explosion à Paris, dont on se demande si elle est un acte de
vengeance ou un attentat anarchiste.
Une nouvelle attaque dans le Sud algérien, bien plus grave cette fois,
réduit à néant cet « effort d’apaisement ». Le 2 septembre, à 9 h 30 du
matin, un convoi de ravitaillement fort de cinq cents chameaux et protégé
par les légionnaires de la 22e compagnie du 2e Étranger ainsi que par
vingt spahis est attaqué par quelque trois mille rebelles à 10 kilomètres au
sud-est d’El Moungar. À la fin de la journée, l’arrivée de Susbielle (encore
lui !) et de ses troupes fait fuir les combattants. Sur place, ce dernier
dénombre trente-sept morts dont le capitaine Vauchez et le lieutenant danois
Selchauhansen, ainsi que quarante-neuf blessés et le vol de cent deux
chameaux. Dès le 10 septembre, la nouvelle fait la une de tous les
journaux : « L’heure a sonné de remédier à une situation qui ne peut se
prolonger. Le problème de la défense d’une frontière incertaine doit être
tranché 9 », titre Le Petit Parisien. Le journal L’Éclair, quant à lui, « ne se
tient pas pour satisfait des explications fournies […]. Ce n’est pas le
capitaine Vauchez qui a mal pris ses dispositions ; c’est vous, son chef, vous
le ministre qui […] continuez, malgré tant de catastrophes, malgré tant de
sang versé à marchander à nos petites garnisons du sud les renforts dont
elles ont tant besoin 10 ». À Alger, dans les cafés, les bureaux, les bazars, on
ne parle plus que du terrible combat d’El Moungar et de
l’incapacité chronique des politiques à arrêter ces terribles pillards du Sud.
– Dites-moi Si Mahmoud, que diriez-vous de partir en mission dans le
Sud oranais pour y effectuer un grand reportage ? J’ai besoin d’avoir des
nouvelles des blessés de Moungar.
Isabelle, à demi réveillée, ouvre grand les yeux.
– C’est une blague ?
– Jonnart m’a fait savoir qu’il a choisi le colonel Lyautey pour tenter de
résoudre enfin l’épineuse question de la frontière. Il devrait arriver d’un
moment à l’autre à Aïn-Sefra. J’ai connu le type à Paris. Il vous plaira.
– Hum…
– Bien sûr, il faudrait me rapporter suffisamment d’éléments pour
constituer un livre.
Isabelle, cette fois, bondit hors du sofa où elle s’était assoupie.
– Crénom de Dieu, vous êtes vraiment en train de me demander si je
veux bien partir là-bas ?
– L’affaire n’est pas sans danger…
Les yeux d’Isabelle s’illuminent.
– Mais quand ? Quand est-ce que je pars ?
– Vous me jurez de me rapporter des pages régulièrement ?
Elle se met à sautiller comme une gamine. Non seulement, elle va lui
rapporter les plus belles pages de sa vie, mais elle lui jure d’être la
meilleure envoyée spéciale de tous les temps. Elle enfile ses bottes rouges
en chantonnant. La Route. La Route enfin devant elle. Et tout là-bas, aux
confins des territoires marocains où les révoltes grondent. Rien ne pouvait
lui faire plus plaisir. Elle l’embrasse sur le front.
– Vous êtes mon sauveur !

Dans le train qui l’emporte, tout lui semble alors charmant et heureux :
« Il est ainsi, à certaines époques de la vie, des instants où rien
d’extraordinaire ne survient, mais qu’on n’oublie jamais dans la suite, car
ils sont d’une indicible douceur 11. » Dans le petit bourg espagnol de
Perregaux d’aspect plutôt quelconque, ses douze heures d’attente passent
comme une flèche. Cigarette aux lèvres, elle contemple les lueurs rouges du
soleil couchant avant de sauter dans le premier train. Vers le milieu de la
nuit, c’est la traversée de la triste Saïda, puis la rude escalade des hauts
plateaux suivie de courtes haltes en rase campagne. Plus elle s’éloigne de la
civilisation, plus le songe reprend place en elle et, avec lui, la force de vie.
Au jour naissant, elle découvre le charme poignant de la plaine du Sud où
les rares touffes d’alfa évoquent un monde plein de tristesse. Enfin, au loin,
les montagnes surgissent, environnées de grandes dunes rougeâtres qui,
telles d’immenses vagues, semblent vouloir prendre d’assaut les sommets.
Tout là-bas, c’est le Maroc et ici, la ville d’Aïn-Sefra, dominée par sa
redoute militaire où vivent plus de cinq mille hommes. À ses pieds, le long
de l’oued, d’un côté, la cité européenne avec sa poste, son école, ses petits
commerçants, de l’autre, la vieille ville arabe avec ses rues tortueuses de
terre grise, ses femmes voilées, son marché. Isabelle se plaît d’emblée dans
ce décor où, consigne-t-elle hâtivement, elle ne « devait que passer 12 ».
Elle ne voit pas la mort prochaine, mais la guerre avec « ses troupes de
goumiers *7 montés sur de petits chevaux se mêlant au soleil, ses mokhazni *8
en longs burnous noirs brodés de rouge, ses tirailleurs bleus, ses spahis au
manteau rouge, ses légionnaires enfin aux cheveux blonds et aux visages
tannés par des soleils lointains 13 ». Dans les rues, l’atmosphère est fébrile,
et dans les cantines, comme pour éloigner la menace, les soldats chantent à
tue-tête, tandis qu’à quelques mètres, une vieille Arabe pleure et hurle ses
triolets étranges. Dans cet Aïn-Sefra inquiète, il n’y a plus lieu de se saouler
ni de fumer du kif pour ressentir le monde. Face à l’imminence du danger,
la vie retentit dans chaque geste, chaque regard. « Aïn-Sefra est belle 14 »,
note-t-elle dès son arrivée. Aïn-Sefra, la ville où elle va bientôt trouver la
mort et où, pourtant, à cette heure, il lui semble renaître.
Dès le lendemain, elle part interroger à l’hôpital les blessés du combat
d’El Moungar. Peu de Français ici, mais plutôt des Italiens, des Allemands,
« rudes figures culottées au sourire avenant qui errent à l’ombre, avec des
pansements de linge blanc 15 »… Trop timides pour lui parler, ils l’adressent
à M. Zolli, leur caporal. Ravi d’être « interviewé », ce dernier lui relate
avec moult détails la mort de ce pauvre Vauchez qui, quelques jours plus
tôt, racontait en riant qu’il irait en bras de chemise au Tafilalet, puis celle du
lieutenant Selchauhansen, entré dans la Légion suite à un terrible chagrin
d’amour. Face à la volubilité de leur chef, quelques bougres s’enhardissent.
Ils ont eu si soif ce jour-là. « Quand ça a été fini, le soir, on s’est envoyé pas
mal de litres de vin pur. Alors ça nous a tapé dans le plafond, et ça fait
qu’on était un peu soûls 16. »
Au rez-de-chaussée, Isabelle trouve les tirailleurs. Elle parle
longuement avec le mokhazni Mouley Idriss de la tribu des Amour *9, qui lui
explique combien, depuis toujours, dans cette région frontalière, les tribus
se razzient entre elles. Pour lui, l’opération des Français va permettre d’en
finir avec ceux qu’il appelle les « pillards », les « coupeurs de route », ou
encore el khian : « les voleurs ».
Touchée par le courage et l’accueil chaleureux que lui réservent ces
combattants, Isabelle épouse instantanément leur cause sans chercher à un
seul moment à remettre en question leur discours. Le camp adverse aurait
pourtant eu bien des choses à lui révéler. Mais aussi brillante et intelligente
soit-elle, Isabelle, très jeune encore, reste une âme hypersensible et
durement éprouvée qui, à cet instant de sa vie, a besoin avant tout de
reconnaissance et de chaleur.
Quand le soir descend sur la petite bourgade, tout se tait brusquement.
« Pas de passants civils, un silence lourd, presque une impression de ville
en danger. » Dans les salles closes, les boutiquiers, l’air grave, tiennent de
longs conciliabules sur la stratégie à adopter pour retrouver un peu de
sécurité, sur le nombre d’hommes de la garnison « ridiculeusement
insuffisant » 17, sur la peur d’une prochaine harki *10.
Le lendemain, Isabelle part en train plus au sud, vers Hadjerath M’Guil,
pour interroger d’autres blessés. Elle rate de peu l’arrivée à Aïn-Sefra, le
1er octobre, du colonel commandant le 14e hussard, Louis Hubert Gonzalves
Lyautey, tout juste promu général *11. Il vient de passer trois ans au sud de
l’île de Madagascar sous les ordres de Gallieni qu’il adule. De retour en
France, il était sur le point de démissionner quand, au cours d’un déjeuner,
Jonnart, le gouverneur général de l’Algérie, lui a proposé la difficile
mission de pacifier la région sud oranaise. Après mûre réflexion, Lyautey a
accepté à la condition expresse qu’on lui laisse carte blanche. Avec lui, il
faut s’attendre à ce que beaucoup de choses changent. « Faire comprendre »
plutôt que « bombarder » 18, telle est sa devise et celle de Gallieni, son
maître à penser.
À peine arrivé, tout comme Isabelle, il rend visite aux blessés de
l’hôpital d’Aïn-Sefra, trouvant là ce qu’il appelle « une bonne atmosphère
de guerre 19 ». Dès le 4 octobre – toujours comme Isabelle –, il file plus au
sud faire le tour de Figuig où « tout étincelait, les montagnes roses, les
coupoles blanches des koubba, la brume du matin sur les palmiers 20 » pour,
dès le lendemain, rendre visite aux blessés d’Hadjerath. À croire qu’il la
suit à la trace ! Comme elle, là encore, il parle aux uns et aux autres,
demandant si certains ont déjà marché avec lui. « Cinq ou six sortent des
rangs : “Moi, moi colonel, j’étais avec vous à Mirken – j’étais avec vous à
Ké Toung, à Fort – Dauphin.” […] Et vous ne sauriez sentir comme c’est
bon – à chaque fois les larmes me montent aux yeux […]. Ils ont tous l’air
de me dire : “Allons encore une fois au baroud ensemble, ça
marchera 21 !” »
Deux hyper émotifs, deux aventuriers, deux écrivains, deux outsiders :
Isabelle et Lyautey ont tout pour s’entendre. L’heure de leur rencontre n’a
toutefois pas encore sonné.
Refoulée de l’hôpital d’Hadjerath, « faute d’une autorisation
supérieure 22 », Isabelle part à Oued Dermel en compagnie de Taïeb, un
Bédouin qui se rend là-bas pour acheter sa monture. Montant tour à tour
une mule boiteuse, ils s’enfoncent dans des paysages où l’herbe est encore
plus coriace et triste que l’alfa des Hauts Plateaux. Sur place, elle tombe sur
une vingtaine de tentes où vivotent, entourés de leurs femmes et de leurs
enfants, des mokhazni de la tribu des Amour. Autour d’un thé, tous lui
parlent des brigands et, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au
monde, lui content les alertes continuelles, les attaques, les poursuites, les
ruses des rôdeurs 23. La nuit venue, alors qu’elle s’apprête à s’endormir, le
campement est réveillé en sursaut. Un djich *12 a eu lieu à une demi-heure
d’ici ! Aussitôt, le chef fait éteindre toutes les lumières et place des
sentinelles couchées aux quatre coins du campement. Dans la nuit noire, on
veille, parlant à voix basse et se cachant pour fumer. Soudain, les chiens se
mettent à aboyer. Le cœur d’Isabelle bat à tout rompre. Elle se l’avoue,
honteuse, elle voudrait bien que l’attaque ait lieu. Après des heures et des
heures à guetter, le jour doucement se lève. C’est fini, le danger est passé, et
Isabelle a la sensation d’avoir touché le cœur de la vie de ces simples gens.
Ah ! Elle voudrait, comme eux, pouvoir en finir avec cet ennemi invisible,
voleur de chèvres et de bétails qui, partout où il passe, sème la peur et le
désordre.
C’est de nouveau bien méconnaître l’histoire de cet ennemi.
Les jours suivants, on la retrouve à Duveyrier devenue une bourgade
morte depuis l’extension de la ligne de chemin de fer, puis à Beni-Ounif,
longée de part et d’autre par l’oued Zousfana, qui fait office de frontière
« naturelle » entre le Maroc et l’Algérie, et sur lequel s’élève la ville de
Figuig. Majoritairement occupée par des militaires, Beni-Ounif apparaît
bien sinistre à Isabelle. « Qu’il est dissemblable, ce pays de poussière et de
pierre, des dunes pures et irisées du Souf, et des chott immenses, et des
palmeraies mystérieuses de l’oued Rir’h salé 24 ! » À lire l’anarchiste Ernest
Girault qui débarque incognito quelques mois plus tard, on a franchement
l’impression d’atterrir en plein Far West : « Il faut que tout coule à Beni-
Ounif : l’or, l’alcool et le sang 25. » Peu de colons, si ça n’est « une
soixantaine d’aventuriers qui trafiquent une douzaine de millions par an 26 ».
Nous sommes bien loin de la beauté quasi mystique des paysages
d’El Oued. La déception est grande pour Isabelle. Pas question pour autant
de s’arrêter d’écrire. La seule pensée de décevoir Barrucand et de devoir
rentrer à Alger la glace. Alors elle note sans relâche, décrivant avec la plus
grande minutie les décors qu’elle traverse : la petite gare de Beni-Ounif, les
ruelles de son vieux ksar *13, ses maisons éventrées, sa fondrière à l’ouest, et
un peu plus loin, une petite porte donnant sur un grand cimetière « où
l’impression de la mort s’évanouit dans la monotonie vide du décor 27 ».
Par touches, Isabelle fait entrer son lecteur dans ce monde inconnu des
territoires du Sud. Quelques lignes suffisent pour l’y plonger. Les
impressions se superposent et tout un monde éclôt. C’est la magie de la
prose si précise d’Isabelle. Son œil, tel un appareil photo, fixe à jamais un
regard, un vêtement, un geste, une phrase lancée en l’air. Dans ce monde
eberhardtien, tout est à la fois concis et comme suspendu. Rêve et réalité
des images s’entremêlent sans jamais chercher l’effet si ce n’est celui du
pur ressenti, du pur visuel.
Au mois d’octobre 1903, le capitaine Berriau, chef du Bureau arabe de
la ville, lui présente Lyautey. Le général, à cette période, est en pleine lutte
avec sa hiérarchie qui, malgré les multiples interventions de son ami le
gouverneur Jonnart, lui interdit de déplacer la moindre cartouche sans
autorisation préalable d’Oran et d’Alger. Idem pour disposer d’un officier
ou faire venir des hommes sur lesquels il pourrait compter 28. Trois semaines
d’exploration lui ont pourtant suffi pour se faire une idée précise de ce qu’il
serait nécessaire d’accomplir. Mais comment faire avancer les choses si on
ne lui laisse aucune marge de manœuvre ?
Entre lui et Isabelle, le coup de cœur est réciproque. En cette fille
déguisée en Arabe, Lyautey détecte immédiatement un être libre qui se
moque aussi bien du qu’en-dira-t-on que des étiquettes : une qualité qu’il
aime par-dessus tout. L’incroyable expérience « arabe » d’Isabelle
n’échappe pas non plus au vieux requin, aussi la bombarde-t-il de questions
sur la façon d’approcher les caïds, les cadeaux à leur faire, les hommages à
leur rendre… Côté Isabelle, c’est la folle énergie de l’homme, sa façon de
traiter chacun à égalité, de ne pas jouer au « général » tout en adorant la
guerre qui la fascine. Sans parler de son amour des lettres et de l’intérêt
qu’il lui porte. Jusqu’à présent, les officiers des Bureaux arabes l’ont
tellement dédaignée.
Lorsque, ce jour-là, elle le quitte, c’est en se promettant de le revoir.
Au même moment, Isabelle apprend que Jean Rodes, le journaliste du
Matin, vient d’arriver. Elle le rejoint aussitôt au bar de son hôtel pour le
remercier du portrait qu’il a fait d’elle dans La Revue bleue. « Faites
attention », lui dit-elle. « Si vous partez seul dans le bled, allez les mains
dans les poches ou, du moins, votre arme soigneusement cachée ; vous
ferez peut-être impunément ainsi votre route. Que l’on voie au contraire le
canon d’une carabine, la crosse du moindre bull-dog et vous êtes perdu » 29.
Elle-même, lui confie-t-elle, a une arme cachée sous son burnous. Ce soir-
là, à la grande stupeur du journaliste, Isabelle débarque chez lui : « Elle
s’installa, faute de local libre, dans ma chambre, refusa d’occuper le lit que
je proposais de lui céder, et s’établit dans un coin sur un matelas étendu sur
une natte 30. »
Le lendemain, escortés par six cavaliers du maghzen, ils partent
ensemble visiter l’oasis de Figuig : « Nous avons franchi, en deux temps de
galop, les deux kilomètres qui séparent Beni-Ounif du col où les Figuiens
s’embusquèrent le jour où ils faillirent enlever le gouverneur général 31. »
Sur place, Rodes raconte l’entrevue avec le caïd de Zenaga, les salutations
interminables, les plateaux chargés de dattes et de pâtisseries… « L’instant
eût été doux et léger, si on n’avait senti la cordialité absente. Zenaga
recevait le roumi avec une contrainte à peine dissimulée. » Puis, ils
pénètrent le ksar, ne recevant que quelques timides saluts de la part des
habitants, pour la plupart « sourdement hostiles 32. » Enfin, ils parviennent à
l’immense palmeraie arrosée par « un système de canalisation, une
irrigation supérieure peut-être à tout ce que j’ai pu voir de semblable dans
nos campagnes de France 33 ». Tout en haut d’une falaise, ils s’arrêtent pour
jouir de la vue, puis cheminent jusqu’au ksar Oudaghir où réside l’« amel *14
pacha », le représentant du sultan à Figuig. « Chef de l’oasis entière, on a
vu, par les incidents derniers, combien son action sur Zenaga est nulle. Mais
dans son ksar, il est maître, un maître de grande allure 34. » Sur le chemin du
retour, Rodes prend quelques photos. « Une heure et demie après, nous
étions rentrés à Beni-Ounif 35. »
Les jours passent, et c’est désormais dans la chambre de Rodes qu’ils
dorment, mangent et rédigent tous deux leurs articles, bientôt rejoints par le
peintre Maxime Noiré qu’Isabelle accueille à bras ouverts. Lors de leurs
virées, elle sidère Rodes par la connaissance qu’elle a des usages et des
mœurs arabes : « C’est avec une volubilité remarquable qu’elle égrenait le
chapelet interminable des salutations et des souhaits entremêlés des
traditionnelles exclamations pieuses 36. » Il la trouve expansive à souhait,
n’hésitant pas à dire sans la moindre retenue tout ce qui lui passe par la tête,
jusqu’aux expressions les plus choquantes. Dans un restaurant où ils
déjeunent, la voyant se lever, il lui demande ce qu’elle fait.
« Oh ! Ce n’est rien, j’ai la ch 37… ! »
Il manque de s’étrangler. Un autre jour, alors qu’ils sont à table avec des
parlementaires, il croit rêver lorsque, dans un langage des plus crus, il
l’entend, morte de rire, leur narrer des histoires de putes et de bouges.
Jamais il n’a croisé pareil phénomène.
Un soir, en dépit de ses nombreuses mises en garde, elle boit coup sur
coup dix-huit verres d’un doux mélange de kummel, de chartreuse et de
cointreau. Une fois dans la rue, ivre morte, elle s’empare d’un gros baril
vide et, avec une force peu commune, le projette devant elle. Noiré, mort de
rire, lui demande de se calmer tandis que Rodes élève le ton, craignant le
scandale. Face à ses reproches, Isabelle soulève son burnous et s’éloigne en
courant. Affolés à l’idée que des rebelles lui tirent dessus, Noiré et Rodes la
rattrapent. À leur vue, elle s’effondre par terre en gémissant. « Ah, que je
suis malheureuse ! Que je suis malheureuse 38 ! » Est-ce Slimène qui lui
manque ? L’Esprit Blanc ? Vava ? La Villa neuve ? Dans sa chambre
d’hôtel transformée en dortoir, Jean Rodes l’entend gémir toute la nuit. On
est fort loin de la paix intérieure qu’elle cherche depuis si longtemps. Bien
loin aussi d’une quelconque discipline religieuse. Qu’a-t-elle fait de ce que
lui ont enseigné, à El Oued, ses maîtres Quadrïa ?
Bientôt, Rodes et Noiré doivent repartir, et les adieux sont tristes. Seule
à nouveau, Isabelle reprend ses errances dans les ruelles de Beni-Ounif,
dormant à l’indigène, tantôt dans un café maure, tantôt dans un fondouck *15.
Est-ce à cette période qu’elle acquiert son chien Loupiot ? Jamais, jusqu’ici,
elle n’a mentionné son existence, mais si elle avait amené cet animal
d’Alger, on voit mal Jean Rodes ne pas évoquer sa présence quand Isabelle
s’installe dans sa chambre…
Parfois, pour échapper au « décor pétrifié 39 » de la petite bourgade, à
ses soirs funèbres « où le noir cafard envahit les âmes 40 », elle s’enfuit vers
le campement tout proche de Djenan-ed-Dar, « essai timide de vie perdue
dans le vide et la stérilité de la plaine immense, libre, tranquille 41 ». Là-bas,
« c’est l’espace sans bornes, aux lignes douces, imprécises 42 » qui lui
rappelle illusoirement l’horizon libre d’El Oued. Parmi les tirailleurs, les
spahis et les légionnaires en partance pour les postes du sud-ouest, Isabelle
s’allonge sur une toile de tente, ou encore sur un couvre-pieds. « Je me
souviendrai toujours de ces veillées si calmes dans une atmosphère de
danger. Nous arrosions nos galettes azymes de nombreuses tasses d’un thé à
la menthe préparé sur un feu d’alfa et d’épines, et nous restions longtemps à
écouter le vent. Près des brindilles éteintes, commençaient alors
d’interminables récits de la plus vague géographie 43… » Est-ce au cours de
l’une de ces nuits, à la lumière tremblante d’un feu, qu’Isabelle entend le
bâtard et légionnaire Stolz lui confier son fol espoir de voir un jour son père
le reconnaître ? Isabelle en écrit aussitôt une nouvelle dans laquelle le jeune
héros, face au refus intransigeant du père, finit par se suicider. En lisant ces
pages, on en vient à se demander si la raison profonde du désespoir
d’Isabelle ne se niche pas au cœur de cette bâtardise dont elle ne parle
quasiment pas et qui pourtant continue à la meurtrir : « Sa détresse fut
immense. Le voile des lendemains ignorés, qui seul bienfaisant, nous fait
vivre, s’était déchiré devant ses yeux. Il lui sembla embrasser d’un regard
tout ce que serait sa vie : une morne succession de jours, d’années
monotones, d’actes sans but ni intérêt 44 ! »
À la même période elle entame la rédaction de La Foggara 45, où elle
décrit la vie du soldat alsacien Weiss envoyé dans le Sud oranais à Beni-
Ounif. « Peu à peu, il avait discerné la splendeur des horizons de feu […]. Il
avait senti l’ineffable silence, la paix mélancolique et profonde de cette
terre immuable et cela lui avait suffi 46. »
Avec le froid de l’hiver naissant, elle se plaît à décrire, dans sa nouvelle
Campement 47, la vie des soldats nomades Amour, Hamyane et Trafi d’Aïn-
Sefra, de Méchéria et de Géryville, leurs tâches quotidiennes, leurs chants,
leurs querelles… Tous traitent Bou Amama de « pilleur » et, durant ces
mois passés à Beni-Ounif, partout c’est le même son de cloche.
Un jour, elle décide de visiter le tombeau de Slidi Slimane
Bou Semakha, « le grand guérisseur des malades 48 ». Cherche-t-elle à
guérir de ses fièvres paludiques qui, de plus en plus fréquemment, la
reprennent ? À guérir son âme encore si fort sujette aux crises d’angoisse,
au doute ? En y entrant, quelle n’est pas sa surprise d’y trouver une très
haute et très antique horloge d’Europe 49. « Le mouvement est arrêté sur un
midi ou un minuit oublié et rien ne trouble plus le silence pieux 50. »
Alentour, c’est la menace de guerre et ici, la paix la plus totale. Un contraste
qui rappelle une fois de plus à Isabelle sa propre dichotomie.
Quand elle croise le chemin de Meriema, une pauvre femme devenue
folle après la mort de son fils Mahmoud, elle écrit : « Les soirs de
dimanche, quand les légionnaires et les tirailleurs sont saouls, ils oublient
qu’elle est une pauvre innocente et ils la violent malgré ses plaintes et ses
cris 51… » Au milieu de l’horreur, elle décrit les lézards prenant le soleil,
avant de conter la lente agonie de Messaouda, la chamelle. « Tout à coup,
un long spasme agita son corps, depuis ses pattes étendues jusqu’à sa petite
tête aux longues dents jaunes, aux grands yeux doux et douloureux qui
pleuraient. Et ces vraies larmes, lourdes et lentes, étaient d’une poignante et
très déconcertante tristesse, sur cette face de bête primitive, soudain si
étrangement rapprochée de notre humanité, dans l’angoisse de la mort 52 ».
Indifférence des lézards, stupeur, face à la mort, de la chamelle,
hurlement de Meriema, victime de sa démence et de la déchéance
humaine… On ne peut être plus proche du climat à la fois violent et
ordinaire dans lequel tous baignent à Beni-Ounif : Européens comme
Arabes, nomades comme fellahs, marchands comme soldats. Jamais
toutefois, Isabelle ne cherche à donner de leçon, pas davantage à faire le tri.
Avec une fluidité rare, elle passe d’un sujet à l’autre, accordant à chacun
une part égale, qu’il s’agisse de soldats se préparant à la guerre, des
couleurs chatoyantes du marché de Beni-Ounif, de l’ambiance d’un
campement à l’aube, des querelles entre légionnaires, des mokhazni dont les
mœurs, au contact des autres soldats, se relâchent, des putes qui se fardent,
ou encore d’un déserteur allemand lisant, dans le texte, les prophéties
d’Isaïe. Aucune hiérarchie dans ses choix, aucun désir de scoop. Au fil de
ses émotions, dans un style dénué de toute fioriture, Isabelle raconte le
monde tel qu’il la traverse.
Lyautey, pendant ce temps, tente toujours aussi désespérément de faire
changer les choses. Parce que tout est à refaire ici. Quelle idée, par
exemple, d’avoir construit des postes militaires le long d’une frontière qui
sert à la fois de ligne de chemin de fer et de route de ravitaillement ! Si l’on
veut pacifier la région, il faut en premier lieu, créer – à l’instar de
l’ennemi – des unités légères ultra-mobiles, et construire des postes
militaires sur les hauteurs qui, seuls, permettraient d’organiser des « contre-
harkas *16 ». Dans le même temps, il faudrait développer au maximum tous
les réseaux de renseignement susceptibles de faire connaître par avance les
mouvements de l’ennemi. Enfin, récompenser les chefs de tribus favorables
à ses troupes, appâter ceux qui ne savent plus sur quel pied danser, utiliser
la manière forte contre les irréductibles, à condition cependant de pouvoir
former des unités d’élites ! « Je me suis décidé, à la stupeur de mes
officiers, à tout faire sans attendre d’ordre ; c’était trop long. Aussi cela se
remue : la semaine dernière, j’ai fait, en mettant six cents hommes en
mouvement, un nettoyage des montagnes qui a assuré pour longtemps la
sécurité du chemin de fer ; je viens de mettre en route une grosse colonne
vers l’Ouest ; j’irai la rejoindre dans huit jours après avoir été faire d’abord
un tour chez les tribus Hamyane, 1 500 guerriers, campés aux confins de
Bou Amama et que je vais aller voir sous leurs tentes, en chef de hordes.
Voilà la vraie vie, mais dame, c’est l’usine, les officiers au bureau jusqu’à
10 heures du soir, un secrétaire de garde de nuit ; on n’avait jamais vu cela
et je jubile 53. » Le même jour, Lyautey envoie un ultimatum à Paris : « J’ai
déclaré que faute de ces conditions, je demanderai mon rappel et que si on
me le refusait, en invoquant, ce qui eût été légitime, l’avantage qu’on
m’avait fait en me donnant le grade de général, j’étais résolu à demander
ma mise à la retraite 54. »
Dans la région, on ne parle plus que des nouvelles manœuvres du
général. Isabelle est impressionnée par l’intelligence dont il fait preuve : sa
façon de chercher à mettre fin aux guerres incessantes que se livrent les
tribus rivales et dont il résulte une si grande misère, de prendre le temps de
parlementer avec chaque caïd, de viser, une fois la paix revenue, à un
développement économique profitable à tous, et non aux seuls colons, de
soutenir enfin l’idée d’un protectorat plutôt que celle d’une colonie.
Courant novembre, elle se rallie à sa cause, perdant toute impartialité
comme en témoigne cette tribune : « Faut-il continuer le système coûteux,
et belliqueux des expéditions contre telle ou telle tribu, qu’on n’atteindra
presque jamais et qui reviendra demain ? Faut-il perpétuer celui de la
simple défense, c’est-à-dire se battre presque continuellement ? Ou bien
faut-il, comme d’aucuns ont osé proposer, surtout en Algérie, se livrer à une
extermination systématique des nomades dissidents ? Tous ces systèmes
sont aussi mauvais les uns que les autres. Il en est un autre, beaucoup plus
économique, plus humain, limitant au maximum le plus strict l’intervention
armée rendue malheureusement indispensable par les incursions
continuelles des hordes armées et pillardes. Le général Lyautey qui dirige la
subdivision d’Aïn-Sefra, rompant avec les vieilles routines militaires, a eu
l’heureuse inspiration de mettre tout dernièrement ce système à l’épreuve,
pour Figuig, et il commence à y donner d’excellents résultats. Nous voulons
parler de l’isolement et de la surveillance des marchés sahariens […]. Sans
les marchés, les nomades, réduits à la famine, sont dans l’impossibilité
d’exister […]. Il est facile dès lors de comprendre qu’une fois les marchés
surveillés et interdits à toute tribu ou fraction en état de dissidence, ces
dernières sont obligées, à bref délai, de se soumettre, ne pouvant
subsister 55. »
À travers ce « nous » si pro-français est-ce encore Isabelle Eberhardt
qui parle ? Si, à cette époque, nous avions pu la croiser, il est certain qu’elle
n’aurait cessé de nous vanter les mérites de ce fabuleux général. N’est-il pas
le champion de ce « colonialisme éclairé » qui la fait depuis longtemps
rêver et grâce auquel des hommes comme Slimène pourront gravir tous les
échelons en bénéficiant de la plus haute éducation ? C’en serait alors
terminé des razzias, des famines et de la misère. Les fellahs auraient accès
aux meilleurs soins, les petites filles arabes iraient à l’école : un monde
nouveau s’ouvrirait, où Blancs et Arabes s’apporteraient mutuellement le
meilleur de leur civilisation. Il y a beaucoup de candeur ici. Un
enthousiasme presque aveugle. Mais telle est Isabelle qui n’en est pas à sa
première contradiction. Qu’ont à voir en effet les idées de ses amis
anarchistes de Genève avec celles de ses amis Jeunes Turcs, de ses amis
Macédoniens, celles des pro-Zola dans l’affaire Dreyfus, des antijuifs dans
l’affaire Morès, des putes, des vagabonds en tout genre, des légionnaires ?
Pas grand-chose, sinon toujours cette soif de liberté et de justice. Ici,
Lyautey apporte la solution la moins violente, et elle est prête à tout pour
soutenir sa politique.
En cette fin d’automne, grâce à l’appui d’un certain Slidi Slimane, elle
prend l’habitude de rendre visite, en zone marocaine, à Mohammed
ben Menouar, le maître de la zaouïa d’Hammam Foukani. « Murmures de
prières, attitudes d’extase… […] Et pourtant, derrière cette façade
d’indifférence hautaine, dans cet éloignement des choses du siècle, il y a
autre chose : des intrigues mystérieuses qui, au Maroc, finissent souvent
dans le sang […]. Mais pour distinguer toutes ces choses cachées, il faut se
faire admettre dans les zaouïa, y vivre, y acquérir quelque confiance, car
au-dehors tout est blanc et apaisé 56… » Écouter, voir, entendre et pas
seulement pour rapporter « ses impressions » au général ou au lieutenant
Berriau, mais pour devenir la star de tous les reporters sur place. Depuis la
bataille d’El Moungar, les journalistes affluent à Beni-Ounif et la
concurrence est forte. Reconnue musulmane, Isabelle peut cependant
accéder là où nul journaliste ne le peut. Quelle belle revanche c’est pour
elle. Ces mêmes confrères, ne sont-ils pas ceux qui, lors de son procès à
Constantine ou encore à Ténès, l’ont si odieusement traînée dans la boue ?
Dans la petite zaouïa, elle n’a rien à craindre. Bien qu’étant le cousin de
Bou Amama, Si Mohammed est connu pour être favorable à la France. Ce
soir, Isabelle a cependant bien du mal à cacher son trouble lorsqu’une
dizaine d’hommes hâves et décharnés, armés de fusils Mauser, surgissent
dans la cour. Ces gens, qui sont-ils ?
« Oh ! Rien, lui répond le serviteur, des bergers de Mélias seulement.
– Mais ils portent le turban voilé des Beni Guil.
– Non. Ce sont des Arabes à nous. Ils s’habillent comme les Beni Guil,
parce qu’ils sont restés longtemps au chott Tigri 57. »
Un peu plus tard, Isabelle est introduite chez Si Mohammed qui, une
fois n’est pas coutume, affiche un air grave. À ses côtés se tient
Ben Cheikh, le serviteur le plus dévoué de Bou Amama à Beni-Ounif, qui la
supplie de rendre visite au chef rebelle. Avec sa protection et celle de
Si Mohammed, il lui assure qu’elle n’aurait rien à craindre. Bou Amama la
recevrait « à bras ouverts, comme son propre fils ».
– Tu devrais faire cela, Si Mahmoud. Après, à ton retour, tu pourrais
dire aux Français : « Je l’ai vu, et il ne m’a fait aucun mal. Il m’a bien reçu,
comme il reçoit tous les musulmans algériens. Il n’est pas l’ennemi de la
France, et entre lui et elle il n’y a qu’un malentendu 58… »
Mais Isabelle ne veut rien entendre et, pour ne pas paraître impolie,
répond évasivement. Interviewer le chef des rebelles, c’est pourtant le rêve
absolu pour une reporter. Est-ce la peur d’un piège qui lui fait répondre de
la sorte ? Bou Amama, d’après Lyautey, c’est l’ennemi redoutable, « le
foyer de toutes les agressions 59 ». Peut-être sont-ce les récits des
ksouriens *17 pillés ou encore ceux des blessés d’El Moungar qui l’ont
dégoûtée au point de ne même pas avoir envie de le rencontrer ? Ne sont-ce
pourtant pas les Français qui, les premiers, se sont conduits comme les pires
des agresseurs ? « Les exactions par les troupes françaises dans ce pays
n’ont épargné personne, les soldats français ont occupé nos terres, saccagé
nos palmeraies, dévasté nos terres de parcours, réquisitionné notre bétail à
leurs fins propres. Leur bestialité les a poussés jusqu’à profaner nos valeurs
les plus solides, à fouler aux pieds nos lieux saints, sanctuaires inviolables
de nos ancêtres 60. » Et tout cela pour avoir refusé d’être envahis par des
hommes qui justifiaient massacres et pillages au prétexte d’amener avec
eux la plus grande prospérité. Une prospérité dont le chef de zaouïa
Bou Amama, alors âgé de vingt-cinq ans, s’est de tout de suite méfié.
« Nous sommes des gens simples qui détestons l’injustice et la dépravation
et qui n’avons besoin de rien sinon de Dieu et de quelques dattes 61. » Une
réponse qu’aurait adorée Isabelle.
Seulement depuis qu’elle est arrivée dans le Sud oranais, Isabelle n’a
rencontré que des ksouriens et des nomades qui, usés par des dizaines
d’années de conflits – soit pour retrouver un peu de sécurité, soit par appât
de pouvoir et de gain –, ont fini par choisir le camp des Français. La
victoire des Blancs n’a-t-elle pas été éclatante ? Un jour ou l’autre,
Bou Amama, comme eux, finira par se rendre. Et il le faudra parce qu’ils ne
supportent plus ses razzias punitives. Mais quid de ce que, depuis des
années, les Français font subir aux alliés du chef des ennemis ? Des
expéditions meurtrières, des tentatives d’encerclement pour affamer ses
troupes, des pillages de leurs ressources ? En refusant cette entrevue,
Isabelle se prive d’un cinglant « contre-témoignage ». Non seulement, elle
aurait tenu là l’interview exclusive d’un des plus grands héros algériens de
l’époque, mais sans doute, à l’écoute de ce chef spirituel, son regard se
serait-il dessillé. N’est-il pas celui qui présage avec plusieurs dizaines
d’années d’avance tous les désastres à venir d’un capitalisme colonisateur ?
Mais Isabelle n’a que vingt-six ans et, pour la première fois de sa vie, elle
commence à être reconnue. À ses yeux, les idées de Lyautey sont ultra-
progressistes *18. Pour elle, il est un de ces héros qui, seul contre tous et pour
imposer sa nouvelle vision des choses, accuse de plein fouet les fureurs de
sa hiérarchie. Comment, dans ces conditions, avoir envie d’interviewer
l’homme qu’il déteste le plus ? Il est pourtant fort probable que
Bou Amama eût ébloui Isabelle. Mais Isabelle n’a jamais été un génie
politique, son affaire avec Delahaye l’a prouvé.
Électron libre, capable dans le même mouvement des plus belles
fulgurances et des plus grandes incohérences, elle tente désespérément de
garder la tête haute et d’avancer contre ce désir de Mort qui cogne si fort en
elle.

*1. Hommes de grande tente : nomades du désert.


*2. Soupe traditionnelle du Maghreb.
*3. Face à la politique de plus en plus décriée du sultan du Maroc qui, aux yeux de son peuple,
abandonne le pouvoir à la France et à l’Angleterre, le Rogui, à cette période, est en train de réunir les
tribus et de les soulever contre le pouvoir en place.
*4. En 1881, lors de la bataille au lieu-dit Sfisifa au sud d’Aïn-Sefra le 27 avril et de celle de Chellala
le 19 mai, l’armée française a essuyé deux grosses défaites contre Bou Amama. En représailles, le
colonel Négrier fait raser, le 15 août 1881, le mausolée de Sidi Cheikh (1534-1615), profanant ainsi
la tombe de ce saint homme, et commet une série d’exactions qui, à l’époque, seront fortement
décriées.
*5. « À l’est, c’est le désert fauve et calciné du Sud oranais qui marque la frontière avec le Maroc. À
l’ouest, c’est l’Atlas. En dépit de cette délimitation naturelle, on s’est efforcé de tracer une frontière
conventionnelle attribuant au sultan une part de cette hammada et, pour préciser cette répartition, l’on
a jalonné cette ligne fantaisiste de quelques noms d’oasis, de ksours, de tribus […], autant d’absurdes
enclaves marocaines en territoire français que nous sommes obligés de respecter, sauf à les
bombarder, quand leurs méfaits deviennent intolérables » (Marquis de Segonzac, « Le front est du
Maroc et la pénétration pacifique », Bulletin du Comité de l’Afrique française, avril 1904).
*6. Maghzen : ici, sultan. Il peut désigner, par ailleurs, l’administration ou le gouvernement du roi.
*7. Goumiers : soldats appartenant à des goums, unités d’infanterie légères de l’armée d’Afrique
composées de troupes autochtones marocaines sous encadrement essentiellement français.
*8. Mokhzani : cavaliers marocains volontaires, musulmans, sans tenue d’engagement, et que la
France recrute en Algérie.
*9. À cette époque, les tribus des Amour, des Hamyane et des Trafi se sont, en grande partie, ralliées
à la France.
*10. Harki : mot qui vient du mot haraka (mouvement) et qui, à cette époque, désigne une guerre,
une attaque, un affrontement entre tribus ou contre un ennemi extérieur.
*11. Chronique de l’armée coloniale : « Par un second décret, le colonel Lyautey est promu au grade
de général de brigade » (Bulletin du Comité de l’Afrique, septembre 1903).
*12. Djich : razzia.
*13. Ksar : village.
*14. Amel : gouverneur du Maroc à la fin du XIXe siècle.
*15. Fondouck (fondouk) : établissement d’un pays arabe où les voyageurs peuvent passer la nuit, se
restaurer, et éventuellement stocker leurs marchandises.
*16. Harkas : attaques de rebelles.
*17. Ksouriens : gens des villages.
*18. Les idées de Lyautey en matière de colonisation remettaient, en effet, profondément en question
le schéma d’une domination qui, jusqu’alors, ne reposait que sur les principes de la répression et de
la violence.
CHAPITRE XXII

« Plus nomade que jamais »

Si, vers la fin de cette année 1903, le regard « politique » d’Isabelle


perd de son objectivité sous l’influence de Lyautey, les héros de ses
nouvelles conservent, eux, toute leur pertinence. Ces légionnaires par
exemple qu’elle dépeint, d’un côté, risquant à tout moment leur vie, de
l’autre, violant avec bestialité cette pauvre folle Meriema… Ce qui attire
Isabelle chez eux, ce ne sont pas les belles idées qu’ils défendent, mais cette
vie chienne qu’ils mènent, faite d’alcool, de meurtres et de désillusions :
« Toujours dans des bled où on manque de tout et où on meurt, et où il n’y a
surtout pas de galerie pour vous encourager et vous admirer 1 ! » Idem, chez
les mokhazni, ces soldats marocains fous de guerre. Quand ils se battent, lui
confie un officier, « ils rient et ils plaisantent. Comme aux temps
homériques, ils crient des injures à l’ennemi, l’excitent et le raillent. Après,
il faut presque les bousculer pour les arrêter, sans quoi ils courraient à la
mort les yeux fermés 2 ». Demain, avec l’arrivée des Blancs, plus aucun
homme n’aura cette trempe. Alors Isabelle les écoute, s’appliquant à retenir
l’intonation de leurs voix, leurs gestes et leurs récits. Dans le même état
d’esprit et en faisant preuve d’une belle avance sur l’approche
ethnographique de son temps, elle décrit ces scribes en voie d’extinction,
« enveloppés de laine blanche », penchés « sur des grimoires arabes » 3 ainsi
que ces tisserands d’un autre âge qui promènent « des doigts agiles sur le
souple filali *1 rouge, tirant des soies aux couleurs vives 4 ». Tandis que la
guerre gronde et que de nouvelles stratégies s’élaborent, Isabelle porte son
regard sur ce à quoi plus personne ne prête attention. Quelque chose de
précieux qui, dans l’indifférence, est en train de mourir, et dont il faut
impérativement laisser une trace.
Dans d’autres textes, elle n’hésite pas à rendre hommage aux hommes
du commissariat français de Figuig. « Il y a pour ceux qui représentent la
France là-bas, une tâche ardue, lente, pénible, souvent agaçante, sans tapage
et sans gloire : débrouiller les fils tortueux des mille intrigues marocaines,
finissant presque toujours dans le sang, les déjouer, se servir de toutes les
forces en présence, négocier sans fin avec les temporisateurs et les inertes,
recommencer le matin ce qui semblait fait la veille, contenir, au-deçà de la
frontière artificielle et illusoire, de vieilles haines et de dangereuses
ardeurs… […] Et tout cela, les hommes du commissariat français de Figuig,
deux ou trois très jeunes sur qui pesaient ces terribles responsabilités, l’ont
fait de bon cœur pendant des mois 5… » Quid, là encore, de l’esprit critique
d’Isabelle ? Mais ils sont si prévenants avec elle. Avec eux, elle retrouve
des frères, ça lui fait un tel bien. Et ne parlent-ils pas d’inaugurer des écoles
pour les indigènes, d’ouvrir des dispensaires, d’organiser des distributions
de semences gratuites, de creuser des puits, de promouvoir des campagnes
de vaccination et, aussitôt la région pacifiée, de prolonger la ligne de
chemin de fer afin d’accroître les richesses des populations locales ?
Bientôt, ils l’autorisent à se déplacer seule *2. Isabelle veut y voir un
privilège digne de vrais amis avec lesquels elle passe désormais le plus clair
de son temps, et vers lesquels elle accourt à la moindre rumeur.
Malgré tout, elle aime disparaître parfois sans plus donner de nouvelle.
« J’étais seule dans la splendeur du jour naissant, et je rêvais en regardant
Figuig, l’oasis reine 6… » La veille, en compagnie du lieutenant Berriau et
de quelques-uns de ses hommes, elle s’enthousiasmait sur la politique du
général. Comme c’était bon d’y croire. Pourtant, c’est ici qu’elle vibre :
face au soleil levant, en ce chemin de haute solitude. Quand, dans ses récits,
le politique affleure, c’est d’une façon onirique. Le seul enseignement
qu’elle semble tirer de sa rencontre avec l’amel chérifien *3, c’est la
sensation d’une autorité tout illusoire au travers de « ses gestes lents sous
les plis mous de sa large djellaba » et, à la sortie de sa casbah, « une
impression poignante d’irrémédiable décrépitude 7 ». Nous sommes bien
loin du compte rendu méticuleux d’un agent de renseignements comme
certains ont pu le laisser entendre *4. Très vite d’ailleurs, elle éprouve le
besoin de revenir à ses héros favoris : putes, Juives, dissidents affamés qui,
soit en raison de leur faiblesse, soit en raison de leur misère, sont rejetés en
bloc par une société qui ne leur pardonne rien. Ce sont eux dont Isabelle se
réclame. Les désaxés, les border-line, les vagabonds, les nomades qu’aucun
dogme jamais n’englobe et qui, par leur seule présence, ébranlent l’ordre
établi des bons bourgeois et des sédentaires 8.
Lorsque le 21 novembre, le ramadan arrive, « il semble interminable, ce
jour, dans l’abstinence absolue, sans même la consolation d’une
cigarette 9 ». Au coin du feu, entourée de goumiers et de soldats, elle écoute,
émue, la complainte d’un mokhazni : « Ah ! Lorsque le cœur est mort / Rien
ne saurait le faire renaître / Sinon le regard de la gazelle / Car il est comme
la pluie du désert / Je reverrai Embarka ou je mourrai 10. »
Et Slimène ? Le reverra-t-elle jamais, celui qui, enveloppé dans son
manteau rouge, surgissait dans la clarté des étoiles d’El Oued et courait,
courait vers elle ? Il fait si bon pourtant « s’endormir ainsi, n’importe où, à
la belle étoile, en sachant qu’on s’en ira le lendemain et qu’on ne reviendra
sans doute jamais, que tout ce qui est ne durera pas 11 »…

Fin novembre, Isabelle, la mort dans l’âme, s’apprête à rejoindre Aïn-


Sefra, puis Alger. La veille de son départ, elle passe la nuit au campement
des soldats et des légionnaires.
« Si Mahmoud, reste parmi nous […]. Nous sommes tes frères à
présent, et nous te regretterons si tu pars, parce que tu es un brave
garçon 12. »
Tous savent qu’elle est une fille mais, comme ils disent, « ils se sont
habitués 13 ». Il faut partir cependant, prendre le train jusqu’à Aïn-Sefra.

Dans le bar de la gare, une dernière surprise l’attend.


« Isabelle Eberhardt ?
– Moi-même, Monsieur, vous me connaissez donc ?
– Non, Madame, je vous reconnais.
– À mon costume, sans doute ?
– Oui, Madame, mais aussi parce que j’ai appris à Aïn-Sefra votre
présence dans l’Extrême-Sud.
Son visage s’attriste.
– Hélas, pas pour longtemps, mes beaux jours sont finis, ma mission
terminée, et je rentre à Alger […]. Et vous, vous allez à Ounif et à Bechar ?
– Oui, Madame, en qualité de journaliste, comme vous.
Son front s’éclaire, son regard se fait encore plus doux.
– Ah ! un confrère ! Enchantée, Monsieur.
Elle ajoute avec une moue difficile à interpréter :
– Vous verrez des choses bien drôles… (une pause), vous verrez des
choses héroïques… (une autre pause)… et, hélas ! d’autres bien tristes
aussi 14 »…
L’homme aurait aimé en savoir plus mais son train s’apprête à partir et
il doit prendre congé d’elle. Isabelle le salue sans savoir qu’elle vient de
parler à Paul Vigné d’Octon qui, neuf ans plus tard, écrira une des toutes
premières biographies sur elle *5.
À Aïn-Sefra, l’arrivée lui semble lugubre et elle a bien envie de faire
demi-tour. Fort heureusement, le jour de marché est proche, et face à la
foule qui, peu à peu, afflue, Isabelle retrouve le sourire : « Dans ce chaos
pittoresque d’objets à vendre, les nomades circulent : Amour loqueteux et
superbes, Beni Guil en haillons, de la couleur du sol, tous avec la ceinture
bastionnée de cartouches 15. »
Dort-elle à l’hôtel ces jours-là ou, comme à sa première arrivée, dans
quelque fondouck ? Dans Retour 16, on la voit se promener au pied des
dattiers qui lui font penser à ce Sud qu’elle aime tant et vers lequel, parfois,
« la tentation me vient, au lieu de retourner vers l’ennui de la captivité à la
ville, de redescendre avec les chameliers insouciants vers les horizons
aimés et de ne jamais revenir 17 »… Peu après la fête de la fedhila *6, il faut à
nouveau tout quitter. « Ce n’est pas gai, ce départ de bon matin, en carême,
et l’esprit se replie sur lui-même pour de vagues songeries ternes 18. » Sa
seule consolation : la perspective de ces vingt jours de voyage par le chemin
des écoliers avec son cheval, son chien Loupiot et une mule chargée de ses
bagages… Vingt jours durant lesquels, de poste en poste, au coin du feu,
elle écoute, dans le froid vif, les conversations des bergers.
À Géryville, on lui colle un guide fort peu aimable dont elle ne réussit
qu’à soutirer quelques mots. En une journée, ils parcourent une soixantaine
de kilomètres. Arrivée à bon port, elle s’effondre de fatigue. À Aflou, au
milieu des superbes montagnes du Djebel Amour, elle trouve le temps de
recueillir quelques contes et d’écrire Deuil, l’histoire de Fatima-Zohra,
danseuse du Djebel Amour, qui vient d’apprendre la mort de son fiancé.
Pâle, muette, « elle danse allumant les désirs de tous ces mâles dont l’un
sera son amant pour cette nuit. Mais en elle, rien ne vibre, rien ne
s’émeut 19 ». Par l’une de ces nuits glaciales, Isabelle connaît-elle cette
tristesse elle aussi ? Plus elle remonte vers le Nord, plus son âme se meurt.
Puis c’est l’arrivée à Alger, fin décembre. Slimène l’a-t-il rejointe là-
bas ? Ont-ils dormi à la villa Bellevue, chez Barrucand, à l’hôtel, dans un
meublé loué ? On imagine leur joie de se retrouver, leur gêne aussi. Ils sont
devenus si différents l’un de l’autre en si peu de temps. « Sa dernière
transformation avait fait d’elle un nomade des Hauts Plateaux, incapable de
se tenir sur une chaise et préférant coucher sur la terre que sur un lit 20… »
Ils s’aiment encore pourtant, sans plus savoir où ni comment s’aimer. Les
jours de permission filent et Slimène doit repartir. Quand, sur le quai,
l’heure est venue de se dire adieu, ils s’embrassent follement. Puis plus rien.
La fumée du train au loin. Le quai vide. Isabelle retourne aussitôt vivre chez
Barrucand dont le moral est au plus bas en cette fin d’année. Loin
d’atténuer la souffrance de son deuil, le temps l’accentue, et il ne sait plus
que faire pour retrouver goût à la vie. Isabelle, qui ne jure que par son héros
Lyautey, n’adoucit pas son humeur. Ce que Barrucand veut, lui, c’est
qu’elle se mette au travail et corrige ses écrits, fissa !
Sur le seul mois de janvier 1904, on ne compte plus le nombre de textes
d’Isabelle publiés par L’Akhbar *7 et La Dépêche algérienne. Avec cela, elle
trouve le temps de filer voir son amie Luce Ben Aben et de lui raconter,
cigarette au bec, la vie qu’elle a vécu là-bas, parmi les goumiers et les
légionnaires de Beni-Ounif. Non sans en rajouter une louche, elle lui parle
de ses virées, le soir, dans le pays sombre de Ben-Zireg. Puis l’histoire de ce
lieutenant qui, la sachant « femme », lui interdit un jour de prendre part à
l’expédition qu’il envisage de faire sur Bechar.
– Savez-vous ce que je lui ai répondu ? « Si vous partez sans moi, je
vous rejoindrai seule car je ne suis pas venue ici pour raccommoder les
burnous 21. »
Luce secoue la tête en riant. Décidément, Isabelle est impayable !
– Et alors, qu’avez-vous fait ?
– J’ai désobéi, bien sûr.
– Mais enfin… qu’a dit le lieutenant ?
– Soit ! A-t-il rétorqué, puisque tu veux être un homme, tu nous suivras
en homme et même en prisonnier, à pied, et le poignet attaché à la selle
d’un cavalier. Va, Si Mahmoud, tu dois apprendre à obéir.
– C’est horrible !
– « Pendant des heures et des heures, sous le soleil rouge, les pieds
meurtris par les pierres volcaniques, entre deux cavaliers, les poignets
enchaînés, je suivis la colonne qui marchait vers l’Antar, dressé en éperon
de cuirassé fantastique à l’horizon. Le lieutenant ne se retourna pas une
seule fois vers moi. Il savait pourtant que je l’implorais du regard et que
j’étais une femme […]. Je n’essayerai pas de définir les sentiments qui
m’agitaient. Il s’y mêlait de l’humiliation, de la révolte et la saveur d’une
sensation nouvelle, infiniment douce, qui jamais n’avait pénétré
l’enveloppe de mon âme 22. »
Luce dévisage Isabelle, les yeux tout grands.
– Et… ?
– Le soir, figurez-vous, il m’invita dans sa tente et me servit un verre
sans faire la moindre allusion à ce qui venait de se produire.
– C’est inimaginable…
– Le plus étrange, c’est que je n’en veux pas le moins du monde à cet
homme. Au contraire même, je le remercie. Grâce à lui, j’ai véritablement
compris ce que signifie être humiliée et j’ai su également ce que signifie se
surpasser.
Luce la dévisage, stupéfaite. Mais déjà, Isabelle est ailleurs. N’y aurait-
il pas moyen d’aller fumer un peu de kif ? Cet air de capitale est si
irrespirable.
– Le général, décidément, me manque trop et j’ai hâte de repartir !

À la villa Bellevue, une semaine passe et Isabelle est au bord de


l’implosion. Il lui faut du mouvement, n’importe lequel, de la route, de la
poussière, de la sueur, des caillasses. Mais Barrucand n’est pas d’humeur. À
un moment ou à un autre, il faudra bien qu’elle s’arrête de courir comme un
lièvre. Les jours suivants, Isabelle s’enfonce dans son chagrin. Puis, un
matin, elle déboule en trombe dans la chambre de Barrucand, journal en
main.
– Mon vieux, habillez-vous, les Beni Guil ont fait acte de soumission à
l’amel de Figuig, et Lyautey est en ce moment même à Alger pour discuter
de la conduite à tenir avec Herson *8 et Jonnart 23 !
Il se frotte les yeux. Elle le secoue vigoureusement.
– Allons, dépêchez-vous, il nous faut trouver le moyen de le voir !
– Mais… qui ?
– Allons ! Lyautey bon sang !

À la vue de sa petite protégée, le général saute de joie. Et si elle venait


assister aux accords de paix qu’il va signer à Aïn-Sefra avec les tribus
dissidentes ? Il va donner, en plus, une très grande cérémonie en l’honneur
des blessés d’El Moungar et inaugurer l’école pour indigènes de Tiout en
présence de l’agha Si Moulay qu’Isabelle apprécie tant.
– Venez donc, Si Mahmoud, votre avis compte pour moi, vous le savez !
Il n’en fallait pas davantage pour persuader Isabelle. Cette fois-ci, elle
tient absolument à ce que Barrucand l’accompagne. Face à la longueur du
voyage – quelque deux mille kilomètres –, ce dernier hésite, mais Isabelle
insiste. Il est grand temps qu’il voie de ses propres yeux tous les
changements qui se sont opérés à la frontière, et puis ça lui changera les
idées !
C’est ainsi que « la nostalgie du Sud devait la ramener avec nous à
Figuig en février 24 ». Après un long voyage en train, ils assistent, le
3 février, à la remise des médailles des combattants d’El Moungar et, le 6,
aux accords de paix. Isabelle en profite pour envoyer un article à La
Dépêche algérienne : « Ce sont cinq chioukh *9 et le grand caïd
Abderrahmane qui ont annoncé ce soir qu’ils acceptaient les conditions qui
leur ont été posées, et dont les principes sont de réintégrer tout d’abord leur
ancien territoire de parcours, commun avec celui des Hamyane… de
s’employer de leur mieux à ramener à nous leurs congénères encore
dissidents, et enfin d’abandonner réellement et sincèrement
Bou Amama 25… » Tout n’est pas gagné cependant. En discutant avec les
uns et les autres, Isabelle prend conscience de combien les avis divergent.
Nombre d’entre eux traitent les chiouckh et le caïd Abderrahmane
d’imposteurs. Elle apprend, par ailleurs, qu’un groupe important de
Beni Guil, conduit par le fils de Bou Amama, est parti vingt jours
auparavant pour prêter allégeance au Rogui. Si donc les Beni Guil avaient
« donné l’assurance qu’ils feraient tous leurs efforts pour assurer
dorénavant le calme dans la région de la frontière 26 », il ne faut pas crier
victoire trop vite, et rester des plus prudents.
Face à tel don d’observation, on comprend mieux pourquoi Lyautey
tient tant à Isabelle, quand bien même ses plus proches collaborateurs ont à
leur solde une nuée d’espions *10. Quelle chance il a d’être tombé sur elle.
Par ces temps d’adversité, une vraie bouffée d’oxygène. À Alger, ses idées
de colonisation pacifiste en fait enrager plus d’un, et beaucoup se
demandent ce qui a pris Jonnart de le nommer. Pour ceux-là, la seule
réaction possible face à ces barbares dissidents, c’est « l’extermination pure
et simple ». Mais Lyautey veut tout faire pour éviter un carnage *11.
Pendant ce temps, Barrucand, aux côtés de sa jeune reporter, découvre
la magie de la lumière du Sud. Dans un brouillon de lettre, en repensant à ce
voyage, il rendra un superbe hommage posthume à son amie. « Je me
souviens du soir de l’an dernier où nous attendions comme des moines.
Étrangère qu’allais-tu chercher parmi ces guerriers pasteurs ? Je te le
demandai et tu me répondis d’un air méchant : “J’obéis à ma destinée.” Ta
destinée était là. Tu avais été appelée par la voix mystérieuse […]. Je
comprends bien maintenant comment tu m’entraînais vers la lumière. Tout
s’était détaché de moi et je me détachais de tout. Nous étions partis à la
conquête du Sud et ce qui pour moi n’était qu’un jeu devenait pour toi si
sérieux. Je me souviens encore du moment où, à Perregaux, devant la trouée
de la voie ferrée qui s’enfonce vers le pays pierreux tu m’as pris par la main
pour me mener sur la plateforme du wagon. “Regarde bien cette ligne”,
me dis-tu, “si nous la prenions nous serions demain sur une autre terre, nous
respirerions un autre air, nous oublierions tout ce qui doit être oublié pour
ne plus vivre que des heures nouvelles”. À ce moment nous étions en route
pour Oran, mais trois jours plus tard, j’avais cédé à ton désir et nous
prenions ensemble le grand chemin du Sud […]. Pâle Isabelle aux yeux
sans confiance, alors que je subissais l’attrait d’une tombe tu as voulu me
ramener à la vie la plus dangereuse. Je t’ai suivie sans enthousiasme, et
pourtant la grâce du miracle africain opéra en moi une telle transformation
que j’y vois aujourd’hui une renaissance. À mon tour maintenant je te
donne la voix et la parole pour que ce qui fut en nous et par nous demeure
éternellement dans un monde d’étoile 27. » Tout est dit dans ces quelques
phrases, et on comprend mieux, après ces mots, la volonté acharnée qu’aura
Barrucand de faire connaître, plus tard, les textes d’Isabelle, quitte – pour
être sûr de les faire accepter – à les modifier.
Grâce à elle, lors de cette virée, face à ces paysages du Sud, à
l’enthousiasme débordant de son amie, il lui semble revenir à la vie pour la
toute première fois depuis la mort de sa femme. Comment oublier un tel
cadeau ? Isabelle, gênée, détourne la tête. S’il y a quelqu’un à remercier,
c’est Dieu, personne d’autre. Et quand il cherche à insister, elle tape du
pied. Il y a tant de choses à voir, va-t-il finir, avec ses compliments idiots ?!

C’est sans doute durant ce voyage qu’Isabelle a l’idée de se rendre à la


zaouïa marocaine de Kenadsa.
Sidi Brahim, le nom de son marabout vénéré, revient sur toutes les
lèvres, y compris celles de Lyautey qui tient absolument à ne pas perdre un
tel allié. Le marabout a une influence considérable sur une immense zone
encore occupée par des tribus rebelles. Impossible d’obtenir la pacification
définitive de la frontière sans son appui. Si donc Isabelle tient à une retraite
là-bas, Lyautey s’en voit le premier réjoui. Elle lui permettra de se faire une
meilleure idée de la situation.
Mais Isabelle n’est pas encore prête. Voilà si longtemps qu’elle n’a pas
ressenti la toute-puissance de Dieu. Avant de se consacrer à Lui et
d’effectuer le grand saut, elle tient encore à goûter au monde, à se frayer
dans son bruit.
*1. Industrie particulière de la côte méditerranéenne de l’Afrique, qui a pour objet la préparation des
cuirs et maroquins, la fabrication des chaussures, brides, selles, etc.
*2. Depuis l’accord franco-marocain du 20 juillet 1901 portant sur l’oasis de Figuig (Maroc), il était
prescrit aux représentants de la France de n’y pénétrer qu’après avoir averti, soit l’amel, soit un des
personnages les plus respectés et les plus influents des oasis, et seulement en compagnie de cavaliers
d’escorte.
*3. Un chérif est un descendant de Mahomet par sa fille Fatima via l’un de ses deux petits-fils,
Hassan et Hussayn.
*4. Pour beaucoup, Isabelle a joué le rôle d’espionne. Le mot dépasse la réalité de son rôle.
*5. Sous le titre Isabelle Eberhardt ou la Bonne Nomade, Paris, Eugène Figuière, 1913.
*6. Fedhila : mi-carême.
*7. En plus des impressions du Sud oranais d’Isabelle Eberhardt, L’Akhbar, après avoir publié en
feuilleton une première partie de son roman Trimardeur entre le 9 août 1903 et le 1er novembre 1903,
poursuit cette publication du 17 janvier 1904 au 10 juillet 1904. Peu après la mort d’Isabelle,
V. Barrucand fera paraître une « fin » du roman (contestée) entre le 13 novembre et le 4 décembre
1904.
*8. Le général Herson venait de prendre son poste de commandement de la division d’Oran.
*9. Chioukh : pluriel de cheikh.
*10. « La police des Bureaux arabes est extrêmement bien organisée. Chaque gradé est un agent
secret, et les malheureux soldats sont transformés en espions […]. Des serviteurs maghen sont
employés à dénoncer leurs anciens camarades d’insurrection et à rapporter ce qui se dit au gourbi.
Les moindres conversations tenues dans les établissements, depuis leur ouverture jusqu’à leur
fermeture, sont notées et consignées par des officiers chargés spécialement de ce service ! » (Une
colonie d’enfer, Ernest Girault, Ernest Girault [1905], Paris, Éditions libertaires, 2007).
*11. Ses lettres du Sud oranais en disent long sur les pourparlers incessants qu’il a avec les chefs des
tribus.
CHAPITRE XXIII

« La route intérieure »

« M. Victor Barrucand, directeur de L’Akhbar d’Alger, vient de faire


une exploration complète des sept ksours de Figuig ; il en rapporte une
abondante documentation iconographique 1. » Cet article du Figaro est daté
du 23 février. Le directeur de L’Akhbar est-il revenu à Alger avec sa jeune
reporter ou a-t-elle préféré rester sur place ?
Fin mars, on les retrouve tous les deux en pleine zone de guerre, à
Oudjda, dans le Nord du Maroc, où le Rogui défie le sultan avec son armée
de rebelles. Le 27 mars 2, Isabelle pénètre la ville en compagnie de deux
cavaliers Beni Ouassine *1. À cette période, elle passe de nouveau par un
grand sentiment de lassitude. Elle a traversé tant de pays, vécu tant de
choses, et pour quel résultat ? Certes, avec Lyautey, elle a eu droit à de
superbes frissons, mais n’est-elle pas en train de revenir de son
enthousiasme ? Dans son livre Une colonie d’enfer, l’anarchiste Ernest
Girault parle de leur rencontre chez Polin *2 3. « Ma future compagne de
route », continue-t-il « m’a affirmé *3 que je reviendrai du Figuig et du Sud-
Marocain avec une ample moisson de documents et de preuves ; seulement
qu’il fallait m’attendre à marcher dans la boue et le sang 4 ». Lorsqu’il
apprendra la mort d’Isabelle, il sera bien ennuyé : « Je me trouvais ainsi
privé de la plus précieuse collaboration pour mon enquête dans l’extrême
Sud 5. » Une enquête, lit-on plus loin, qui doit porter sur « les crimes
épouvantables qui sont commis là-bas 6 »…
Il est clair qu’Isabelle a assisté à des crimes qui l’ont particulièrement
choquée. Lesquels exactement *4 ? Et ordonnés par qui ? Après sa tournée,
Girault rend compte du témoignage de deux hommes au sujet d’un jeune
« disciplinaire » tunisien de Beni-Ounif qui, devant ses camarades, s’est fait
assassiner à coups de botte par son supérieur au seul motif d’avoir salué
dans la rue des gens qu’il pensait connaître. Girault retranscrit également
son échange avec « le fils de Henry… », qui en dit long sur le
comportement de certains officiers…
« Vous me parliez de Géryville ; que se passe-t-il là-bas ? lui demande-
t-il.
– Des choses atroces. Quand je pense à ce que j’ai vu dans cette ville !
– Les officiers étaient méchants ?
– Méchants ! … Vous dites ! … des tyrans. Nous en avions un, le
capitaine Gaudron, qui était un vrai type d’inquisiteur. Je vous assure
qu’avec lui, les commerçants avaient appris à fermer boutique.
– C’est bien la toute-puissance du sabre.
– Qui va jusqu’à l’assassinat ; jusqu’au sadisme criminel.
– Avec une impunité complète.
– Dans l’extrême Sud, les officiers font ce qu’ils veulent : on ne les
inquiète jamais 7. »
Un peu plus loin, il raconte comment, à coups de gamelle, un gradé
réduit en bouillie le visage d’un pauvre Arabe, avant de l’achever au seul
motif d’avoir frappé un homme qui s’apprêtait à tuer une jeune femme
indigène…

Était-ce de ces crimes qu’Isabelle voulait parler à Girault ? À cette


période, elle est de nouveau en proie à la lassitude : à quand l’envolée
extatique vécue à la petite zaouïa de Bône et la si forte compassion
ressentie pour Abdullah, son meurtrier ? « À travers les années errantes,
l’œil blasé s’habitue aux plus éclatantes couleurs, aux plus étranges
décors 8 », note-t-elle ce même 27 mars 1904. Qui reste-t-il de ce monde
pour l’éblouir ? Elle a beau courir les oasis, fumer du kif avec les soldats,
écouter leurs complaintes, s’enivrer dans les cafés, prier, à l’aube, dans les
mosquées, courir les rues de la capitale, rien ne comble le vide en elle.
Alors elle pense au Maroc, terre de tous les dangers. N’est-ce pas ce pays
que le général convoite secrètement ? « Cette pénétration discrète du Maroc
que j’ai commencée clandestinement et qui est désormais engagée, est
tellement passionnante que ce serait vraiment pour moi un chagrin de la
lâcher 9. » Dans la bouche de Lyautey, un nom de ville ne cesse revenir :
Oudjda ! L’ennemi, là-bas, c’est le fameux Rogui avec lequel Bou Amama
cherche à s’allier et qui, pour unifier les tribus contre le sultan, n’hésite pas
à se faire passer pour son frère. De quoi réveiller Isabelle. Barrucand se dit
prêt à l’accompagner. En ce mois d’avril 1904, il la suivrait n’importe où.
Sa dernière tournée avec elle lui a fait un tel bien. Quant à Lyautey, il ne
peut être plus enchanté d’apprendre la nouvelle. À coup sûr, Isabelle aura
beaucoup à lui apprendre en revenant d’un tel voyage. Nulle mission
programmée donc. Lyautey a compris combien il était inutile, avec Isabelle,
de chercher à officialiser les choses. Une vraie âme d’artiste, si rare en ce
monde. Superbement talentueuse avec ça. Sur place, il lui promet de lui
assurer une aide maximale et sa protection.
Après un bref passage à Tlemcen « embrumée, noyée de pluie, enfouie
dans ses jardins très verts et très riants… 10 », par-delà la Taflna boueuse et
insurgée, derrière Marhnia, la plaine immense d’Angad, Isabelle emprunte
une piste capricieuse où, signe annonciateur, « des charognes béantes
étalent l’effroi de leurs entrailles arrachées sous la caresse du soleil pâle 11 ».
Puis c’est un paysage de plantations fertiles et d’oliveraies dont la
tranquillité lui rappelle celle du Sahel tunisien. Mais soudain, tout change.
« Les oliviers s’écartent. Un haut rempart d’un blanc terne se dresse,
inaccessible, farouche, troué d’une porte voûtée, puissante. C’est
Oudjda 12. » L’œil vague, des askers *5 en veste et chechiya écarlates la
laissent passer. Ce soir, à l’heure du Maghreb, ce sont eux qui refermeront
les portes de la ville sur les habitants. « Du coucher au lever du soleil
Oudjda sera ainsi isolée du restant de la terre et aucun être humain ne
pourra plus y entrer ni en sortir 13. »
À peine pénètre-t-elle dans la cité qu’une odeur violente « faite de
pourriture, de musc, de charognes et d’olives macérés 14 » la prend à la
gorge. La sensation de dégoût est telle qu’elle est obligée de s’arrêter pour
contrer la nausée. Autour d’elle, rien que de la boue où « croupissent des
déjections, des bêtes mortes, des débris immondes, des loques 15 ». Est-ce
encore le monde des vivants ? Aucun silence ici, mais « un grouillement
compact et bruyant, une tourbe qui se démène et roule la vase des rues. On
dirait qu’un vent de fièvre a passé sur Oudjda. Les gens semblent se hâter,
eux qu’on s’attendait à voir marcher lentement, gravement 16 ».
Plus Isabelle s’enfonce dans les ruelles, plus ses repères explosent.
« Sur les sentiers un peu secs, la foule se tasse le long des murs que le
continuel frottement des mains polit et souille. Quel mélange de races, de
types, de costumes. » Citadins de Fez, nomades en haillons, femmes
loqueteuses, « tout cela parle à la fois, se dispute, chante, rit, plaisante […].
Et très étrangement, cette gaieté augmente encore la sinistre impression de
l’arrivée et de l’effroi qu’inspirent ces êtres exaspérés, pressés à bout,
retournant à l’animalité sauvage » 17…
À la lire, on a l’impression de pénétrer le Royaume des Morts ou encore
les Enfers de Dante. « Et tout à coup, comme le soleil se couche, pourpre
dans un océan d’or verdâtre, Oudjda, en ces quartiers éloignés où ne
grouille plus la tourbe famélique, Oudjda relève ses voiles de deuil et
d’épouvante, Oudjda sourit, blanche et rose, enserrée de murailles
sarrasines aux créneaux élégants et d’oliviers murmurants 18. » Résiderait-il
ici, le mystère de la vie ? Dans ce naufrage de puanteur et de lumière cerné
de toute part par la guerre ? Dans cette puanteur pourtant, quelque chose de
la suprême beauté persiste. « La grande paix, l’immobilité et la sérénité
grave des villes de l’Islam, je les retrouve soudain ici, bien inattendues,
après le cauchemar de l’arrivée 19. »
Oudjda, c’est le voyage initiatique par excellence, l’antichambre du
« saut » vers Dieu, le lieu qui, tout à la fois, hallucine, horrifie, et dont on
sort encore plus vulnérable, plus nu. N’est-ce pas cela qu’Isabelle est venue
chercher ? Cette effroyable peur existentielle qui, seule, peut la reconnecter
à l’Absolu ?
Dès le lendemain, alors que sont sortis à l’aube les quatre mille hommes
« affamés et menaçants de l’armée de Taza 20 », elle reprend son errance à
travers la ville, en compagnie, cette fois, d’un esclave noir. « Et c’est alors,
sous un autre aspect, plus lugubre et plus fantastique, que m’apparaît la
ville hallucinante. » De part et d’autre, « des êtres difformes, misérables et
menaçants se multiplient, émergeant des coins d’obscurité pour y rentrer
aussitôt 21 ». Son cheval frémit. Ici et là, des hommes courent et vendent à la
criée les « inutiles fusils et leur veste couleur sang […] avec une sorte
d’acharnement, pour n’importe quel prix, avec des insultes, des moqueries
pour le makhzen impuissant et menteur 22 ». Les estomacs ont si faim et
l’épuisement est tel que plus personne dans la ville ne leur prête attention,
pas davantage aux amoncellements de détritus et à la puanteur ambiante. À
travers les ruelles de boue, Isabelle peine à maintenir son cheval en
équilibre tant le sol est glissant. Dans une artère plus large, les longues
traînées phosphorescentes générées par le va-et-vient des falots aux vitres
colorées rouges, vertes, bleues sur les mares putrides effraient l’animal qui
finit par se cabrer.
– Dans le Sentier de Dieu, du pain ! Pour Sidi Abdelkader Djilani, du
pain !
Où qu’elle aille, c’est la même clameur famélique. Puis, au bout de
cette géhenne, c’est la chambre enfin où elle trouve un peu de repos et d’où,
comme en rêve, elle entend s’élever la prière des Aïssouah *6 qui « prient et
psalmodient leur dhikr dans la sérénité pudique de la nuit, cachant la
pourriture des choses et la déchéance des êtres 23 ». Contre la barbarie et le
déclin, voilà donc la seule réponse. Dans le retrait du monde et
l’intériorisation de la prière. « Comme elle est loin des horreurs du dehors,
cette zaouïa cachée derrière des murs et des enceintes successives, et des
cours et des corridors ! Comme elle est immaculée et paisible, dans la
putréfaction et les hurlements d’Oudjda 24 ! »

À son retour à Alger, le cafard remonte en force. Au seuil de la porte,


elle hésite à partir : « Pourquoi s’en aller, pourquoi chercher ailleurs le
bonheur, puisque le Vagabond le trouvait là, inexprimable, au fond des
prunelles changeantes de l’aimée […]. Pourquoi chercher l’espace, quand
leur retraite étroite s’ouvrait sur l’horizon immense, quand ils sentaient
l’univers se résumer en eux-mêmes 25 ? » À la différence du personnage de
sa nouvelle, ce n’est pas l’amour qui la retient, mais un doute immense. Est-
elle seulement certaine de trouver à la zaouïa de Kenadsa cette paix
intérieure tant recherchée ? Et si elle échouait ? N’est-ce pas plutôt dans
l’écriture qu’elle devrait se réaliser ? Mais alors, quand la rencontre avec
Dieu, et que veut-elle à la fin ?! Elle tourne en rond, elle fait et défait sa
valise, et les jours filent plus monotones, plus odieux que jamais.
Par les journaux, elle apprend que le lieutenant Berriau a été promu
capitaine 26, que l’arabe est accepté au baccalauréat 27, et qu’entre Khalfallah
et Aïn-Sefra, le froid implacable de l’hiver a décimé tant de troupeaux
qu’on craint bientôt ne plus voir subsister un seul chameau ni un seul
mouton : « Cinq millions ! s’écrie le général Lyautey. Ah ! Si la France me
les donnait ces cinq millions… ! Je ne les gaspillerais point en expédition
dans le Sud. Ils iraient à ces pauvres pasteurs que l’hiver a ruinés […].
Gouverner, c’est quelquefois se faire craindre et toujours se faire aimer 28. »
De son côté, L’Akhbar continue de publier les textes d’Isabelle ainsi que
certains poèmes de Barrucand. Mauvais, mièvres ! À leur lecture *7, on
s’aperçoit du gouffre qui sépare le talent littéraire d’Isabelle de celui de son
mentor. Un gouffre qui, après la mort d’Isabelle, ne retiendra pas Barrucand
à commettre le pire en corrigeant les textes d’Isabelle.
Qu’est-ce qui, en cette fin du mois d’avril 1904, décide Isabelle à de
nouveau s’en aller ? Est-ce la visite de Lyautey à Kenadsa le 25, pour
s’entretenir avec Sidi Brahim, le cheikh de la zaouïa 29 ? Au sud d’Aïn-
Sefra, la région du Tafilalet reste un point noir pour le général. Il sait qu’il
lui sera impossible de pacifier ce territoire sans le plein appui du puissant
marabout qui exerce son influence sur les tribus de cette région. Mais
comment convaincre l’homme de l’aider ? Lyautey n’est pas dupe. Si Sidi
Brahim a choisi le camp des Français, c’est pour sauver les meubles. Faute
de pouvoir lever l’impôt sur ses administrés et commercer avec le Nord du
pays *8, sa zaouïa, autrefois resplendissante, est au bord de la ruine. D’où
cette rencontre durant laquelle Lyautey lui fait la promesse de moult
cadeaux dont… un superbe break *9 ! De là à lui envoyer Isabelle pour le
surveiller… N’oublions pas qu’elle est une femme déguisée en homme, fait
plus que choquant aux yeux de la plupart des Arabes. Envoyer un tel
« espion » semble fort peu judicieux, surtout quand on connaît la
propension d’Isabelle à se laisser aller à boire et fumer du kif. Que Lyautey,
en revanche, tout comme lorsqu’elle s’était rendue à Oudjda, trouve
épatante l’idée qu’elle veuille s’y rendre, ça oui. Elle sera pour lui un
excellent observateur. Elle pourra donc, là aussi, compter sur sa protection.
« Longtemps, le Vagabond regarda la route, la route large et blanche qui
s’en allait au loin. C’était la route du Sud […]. De nouveau, il était à elle,
de toutes les fibres de son être 30. » Il aura fallu près d’un mois pour
qu’Isabelle, enfin, se décide. Quatre semaines de luttes intérieures et
d’angoisses. Puis un beau matin, tout s’éclaire.
Le jour de son départ, écrase-t-elle entre ses mains, comme le Vagabond
de sa nouvelle, une grande fleur de camphrier pour y étouffer un sanglot ?
« Au mois de mai 1904, elle quittait Alger pour la dernière fois, après de
longues hésitations. Elle annonçait à tous ses amis “qu’on ne la verrait peut-
être plus” – et elle souriait 31. » Voit-elle vraiment la mort arriver ou sent-
elle juste que tout retour, cette fois-ci, s’avérera inutile ? « Notre excellente
collaboratrice, Isabelle Eberhardt, repart ce matin pour l’extrême Sud
oranais où elle doit accomplir un voyage qui durera plusieurs mois. Elle y
poursuivra la série d’études documentées à laquelle elle consacrera
prochainement un ouvrage intéressant. Elle s’efforcera de pénétrer au
Tafilalet, cette industrieuse et riche contrée fermée jusqu’ici aux
Européens 32. »
Au moment de faire ses adieux, Isabelle remet à Barrucand un sac
rempli de notes et de papiers.
« Au cas où il m’arriverait malheur, vous débrouillerez tout cela 33. »
Mais Barrucand est triste, il ne goûte pas à la plaisanterie. Isabelle
hausse les épaules, gamine.
– Allons, faites pas cette tête, mon vieux. « Vous vous en servirez pour
composer mon oraison funèbre 34 », s’exclame-t-elle en riant.
Jamais plus il ne la reverra.

Lorsque, après trois jours de voyage, elle retrouve le grand Sud, tout lui
semble différent. « J’ai quitté Aïn-Sefra l’an dernier, aux premiers souffles
de l’hiver. Elle était transie de froid, et de grands vents glapissants la
balayaient, courbant la nudité frêle des arbres. Je la revois aujourd’hui tout
autre, redevenue elle-même dans le rayonnement morne de l’été, très
saharienne, très somnolente, avec son ksar fauve au pied de la dune en or
avec ses koubba saintes et ses jardins bleuâtres 35. » Partout, alentour,
Lyautey s’est rendu maître des pistes. Affamer les tribus dissidentes en leur
rendant impossible l’accès aux marchés, tout en enrichissant les plus
conciliantes d’entre elles, a porté ses fruits. Dans la région, plus un
assassinat n’est à déplorer, et les grandes caravanes se déplacent à présent
sans escorte. Isabelle qui pensait retrouver un pays en guerre n’en revient
pas. Ce général, décidément, quel type ! Ne sachant pas combien de temps
elle va devoir rester sur place – ne pénètre pas qui veut aussi loin en
territoire marocain, et il faut remplir pour cela une masse de formalités –,
Isabelle loue une petite maison dans le ksar arabe, juste à côté de la koubba
de Sidi Boutkil, le saint patron de la ville. Est-ce dès son arrivée qu’elle
demande à Slimène de la rejoindre ? Le colonel de Loustal se souvient
parfaitement l’avoir croisée alors dans les rues : « C’était à Aïn-Sefra, dans
le Sud oranais. […] L’étrange femme, l’écrivain presque génial que fut
Isabelle Eberhardt habitait le village européen *10. Elle s’y était installée
avec le maréchal des logis qu’elle avait épousé, dans une des rares maisons
à deux étages. Elle ne se plaignait pas, mais on devinait une amère
déception. C’était une femme qui n’attendait plus rien de la vie. Elle n’avait
pas trente ans et toute séduction en elle avait disparu ; l’alcool la ravageait.
Sa voix était devenue rauque ; elle n’avait plus de dents et elle se rasait la
tête comme un musulman 36. »
Sur une photo qui nous la montre, deux mois auparavant, en compagnie
de Barrucand, elle n’apparaît ni laide ni ravagée, simplement jeune et triste.
Qui croire ? Sur ce cliché de la Revue illustrée 37, un voile cache ses
cheveux rasés et sa bouche étant fermée, on ne peut s’apercevoir s’il lui
manque des dents ; difficile également de se faire une idée de l’état de sa
peau sans aucun doute marquée par le soleil et l’alcool. Était-elle, pour
autant, aussi repoussante que le prétend le colonel de Loustal ? À Ténès,
deux ans auparavant, Marival l’avait trouvée tout aussi affreuse. Mais une
femme, à cette époque, n’était-elle pas faite pour séduire ? Abandonner à ce
point l’idée d’être jolie tenait de l’insupportable et si, avec Isabelle, on
finissait par s’habituer, c’était parce qu’elle se faisait passer pour un
homme. En outre, le désespoir qu’a pu lire le colonel de Loustal sur le
visage d’Isabelle peut s’expliquer : malgré la joie des retrouvailles avec
Slimène et la perspective de son prochain départ pour Kenadsa, quelque
chose la mine : en peu de mois, Slimène a perdu beaucoup de poids et sa
toux est devenue sifflante. Face à son visage blême, elle s’efforce de ne rien
faire paraître de son angoisse.
« Alors, mon pauvre vieux, ton rhume ne se guérit pas ? […]
– Il ne guérira jamais, ô femme ! Ne me leurre pas par des illusions que
tu n’as pas : ce n’est pas un rhume que j’ai, c’est la phtisie ! […] D’ailleurs,
je t’ai entendu pleurer la nuit dernière et j’ai compris : je crache le sang : la
mort ne m’effraie pas.
– Tu es un nigaud ; je te soignerai si bien que tu recouvreras la santé
[…] je t’aime tant, mon bien-aimé !
– Il est vrai Si Yahia *11 ; mais pour toi il est préférable que je meure ; tu
deviens célèbre et je ne serai jamais qu’un pauvre homme effacé ; plus tôt je
m’en irai vers Dieu, plus tôt tu seras libre 38. »
Par chance, il se rétablit très vite cette fois-ci. Le peu de jours qu’ils
passent ensemble, c’est main dans la main et sans jamais se quitter. Dans
son livre de souvenirs, Robert Randau évoque le couple à Aïn-Sefra, se
rendant au marché, soupesant un chevreau, achetant des aubergines, des
tomates et des oignons gros comme des têtes d’enfants. « Assis par terre
dans leur cuisine, séparés par un plat de bois vaste comme un bouclier,
Si Yahia et son époux, joyeux à la manière des gosses, épluchaient leurs
légumes […] et ils chantaient à mi-voix une berceuse arabe qui leur avait
été, à l’époque de leurs premières amours, enseignée par les vierges des
oasis 39. » Isabelle profite de chaque instant avec lui. Quand Slimène a
besoin de se reposer, elle discute avec les légionnaires et les tirailleurs
qu’elle croise dans les cafés maures ou à la redoute militaire. En ce mois de
mai, on la voit souvent en compagnie de Lyautey qui aime l’entendre lire
« ses » pages de son Sud oranais face au soleil couchant. N’est-il pas
écrivain à ses heures lui aussi, et ne rêve-t-il pas, comme tout homme
ambitieux, de voir son nom inscrit sur la couverture d’un grand roman ?
Parmi ceux qui apprécient le talent littéraire d’Isabelle se trouve
également le jeune lieutenant Pâris. Quand, à son arrivée en Algérie, ce bel
ange blond s’est retrouvé affecté à la 3e compagnie des fusiliers de
discipline, tout le monde a retenu son souffle. Comment ce gosse, à peine
sorti du giron de sa mère, allait-il pouvoir mater ces Joyeux ? Et pourtant, le
miracle se produisit. Du haut de son mètre soixante-cinq, Pâris obtint
l’impossible : en moins d’une semaine, les « colosses » n’obéissaient qu’à
lui. De quoi épater Isabelle. C’est que le lieutenant aime ses hommes et sait
le leur prouver. À la stupeur de tous, il n’hésite pas à leur imposer des cours
d’orthographe ! Il faut alors voir ce cercle de têtes brûlées, assis à l’ombre
du seul arbre de la caserne, boire, avides, les paroles de leur chef qui a
décidé de leur apprendre à lire et à écrire. Jamais personne n’a pris ce temps
pour eux et, rien que pour cela, ils le vénèrent. On imagine combien ce
spectacle a dû remuer Isabelle.
Sans le sou, elle rejoint souvent les soldats à la popote pour profiter
d’un repas gratuit. Un soir, Lyautey frappe à la vitre : « On s’amuse ici ! On
rit ! Je puis entrer ? » La soirée s’achève gaiement. Lyautey a, pour Isabelle
Eberhardt, pour son intelligence, une grande admiration. « Personne, dit-il,
ne comprend l’Afrique comme elle 40. »
La veille de son départ pour Kenadsa, elle traverse une dernière fois la
petite capitale de l’Oranie saharienne avec « la joie intime de penser que je
vais partir demain, dès l’aube, et quitter toutes ces choses, qui, pourtant, me
plaisent ce soir et me sont douces. Mais qui, sauf un nomade, un vagabond,
pourrait comprendre cette double jouissance 41 » ? Elle a comme le
pressentiment que jamais plus, après ce long voyage, elle ne remontera vers
le nord et que s’il lui faut repartir quelque part, « ce ne sera que pour
descendre plus loin […] où dorment les hamada sous l’éternel soleil 42 ».
Cette dernière nuit, Slimène est-il déjà reparti ? Ils ont tellement aimé se
retrouver, passer ce temps côte à côte, à marcher dans les rues, se caresser,
fumer… Quand et comment se sont-ils dit au revoir ? Isabelle, pour une
fois, a-t-elle pleuré ?

À son arrivée à Beni-Ounif, on s’apprête à fêter la naissance du


Prophète. La nuit même, elle dort à la belle étoile, écoutant monter, dans le
silence, « les battements sourds des tambourins et des voix monotones,
berceuses qui célèbrent la nativité du Prophète 43 ». Dès le lendemain, à
l’aube, elle reprend la route en compagnie du mokhazni Djilali à la bonne
figure et au sourire enfantin. « Aller à Béchar ! Dépasser enfin cette limite
fatidique de Beni-Ounif pour entrer dans le vrai bled du Sud oranais 44 ! » À
cheval, ils traversent la vallée de pierre noire qui lui fait penser à une
immense terre calcinée, puis ils longent, au loin, la petite palmeraie de
Mélias où, l’année dernière encore, les djiouch venaient s’approvisionner en
eau. À un moment, ils croisent le train, chargé de voitures à chevaux sur
lesquels on a couché de pauvres malades. Puis, à nouveau le grand calme.
« Nous sommes bien, sans envie de parler. Il est ainsi, sur les routes
désertes du sud, de longues heures sans tristesse, sans ennui, vagues et
reposantes où on rêvasse doucement, se grisant peu à peu de silence 45. »
Après une nuit passée sous les étoiles, ils atteignent enfin Bou-Ayech. Ici,
ce sont quelques dizaines de baraques et une « centaine d’informes gourbis
en broussailles » dans lesquels vivent les ouvriers du rail qui travaillent au
prolongement de la ligne. Rien toutefois de l’atmosphère lugubre qui se
dégageait de Beni-Ounif. Sous le manteau vert doré de l’alfa, le sable pâle
adoucit ce pauvre décor. Dans une bicoque, des Espagnols aux airs frustes
boivent de l’anisette. Isabelle, qui en raffole, en commande aussitôt un
verre. À quelques mètres, un commis fait la distribution de vivres aux
ouvriers : des Nord-Marocains et quelques Berbères aux yeux très bleus et
aux cheveux blonds. Dépitée, elle constate qu’ils ont échangé « leurs loques
terreuses pour l’affreuse défroque européenne du trabadjar 46 » et, à la lire,
on reste quelque peu perplexe. À la fois elle voudrait que les Arabes
bénéficient de tout le savoir occidental, à la fois elle voudrait que cet
« apport » ne modifie en rien leur façon d’être. Or partout où elle va, elle ne
peut manquer de souligner combien cette « assimilation » corrompt : ici,
provoquant chez les soldats un relâchement des mœurs, là, faisant perdre
toute dignité à ces ouvriers, là encore, rendant ce « Figuien assimilé 47 » ivre
du matin au soir, sans parler de Slimène, si libre à El Oued, qui ne parle
plus à présent que d’avancement… Ne se serait-elle pas fourvoyée depuis le
début ?
D’un mouvement de la tête, elle chasse les moustiques, lasse. Tout à
côté, les Espagnols hurlent en abattant leur carte. Deviendront-ils jamais ses
frères, ceux-là ? Elle regarde la rue vide, le paysage immense qui la cerne.
Où se trouve-t-elle et où sont tous ceux qu’elle a aimés ?
Le soir, pour échapper aux essaims de mouches et à la puanteur des
baraquements, elle s’installe à l’écart, pas loin de l’oued, avec Djilali. Alors
qu’ils font cuire des patates, ils croisent des « exclus de l’armée », ceux de
la dernière catégorie qu’on emploie aux travaux publics dans les postes les
plus reculés. « Quelques-uns étaient nus jusqu’à la ceinture, étalant
d’extraordinaires tatouages soulignés de devises pessimistes, révoltées ou
simplement obscènes 48. » Leurs blagues salaces finissent toutefois par
l’agacer. Avec Djilali, elle s’éloigne du groupe pour aller s’assoupir sous
quelques oliviers où dorment déjà cinq ou dix mokhazni.
À leur réveil, ils boivent le café ensemble. Des nomades Beni Ménia se
joignent à eux et chaque clan s’amuse à se moquer de l’autre. Sans cette
bonne dose d’humour, Isabelle présume qu’ils s’entre-tueraient comme ils
l’ont fait pendant des siècles. Au loin, la sonnerie d’un clairon retentit. Il
faut se remettre en selle et repartir. « Qui sait si je reviendrai jamais dormir
là, au pied de cette redoute dans ce décor qui m’a plu 49 ? »
Après la traversée des gorges ravinées et tortueuses, le paysage qui
apparaît saisit Isabelle par sa désolation. « Affreux pays d’exil, bled à
cafard ! Comme chantent les légionnaires. J’éprouve une sensation bizarre :
Ben-Zireg ressemble à ces pays funestes qu’on voit dans les mauvais
rêves 50. » Isabelle frémit. Qu’est-elle venue chercher ici ? Les pierres sont
si brûlantes qu’on ne peut y dormir et la chaleur si suffocante qu’il faut
bouger tous les quarts d’heure pour suivre l’ombre. Cette nuit-là, ils
dorment dans un café maure. Mais Isabelle a fait promettre à Djilali de
repartir avant les premières lueurs du jour tant ce paysage l’angoisse. La
Mort rôde partout ici. Une Mort hideuse à l’opposé de celle qu’attend le
sage. Bien avant l’aube, ils fuient au triple galop sous les étoiles…
Enfin, après des kilomètres de course éperdue, l’horizon s’ouvre. Plus
d’ardoises, plus d’argile rouge mais, sous les pieds, un sable blond et pur.
Pour un peu, on se croirait à El Oued et rien ne peut davantage réjouir l’âme
d’Isabelle. Ce qu’elle prend au loin pour l’eau d’un lac se révèle, en
s’approchant, un mirage. Enfin un pays de fièvre et d’ensorcellement.
Isabelle talonne son cheval, sourire aux lèvres.
Bechar ! Un embryon de village avec sa redoute en hauteur, ceinturée
d’un mur en toub. Par les portes « éternellement » gardées, on pénètre une
grande cour donnant sur des ruelles dont les maisons sont encore en
construction. Ici et là, allongés par terre ou assis, on y croise des cavaliers
mokhazni qui se prélassent dans l’attente d’un prochain départ vers – qui
sait ? – une mort prochaine. Qu’importe. « L’Arabe connaît l’honneur viril,
et il veut mourir en brave, la face à l’ennemi, mais il ignore absolument le
désir de la gloire posthume 51. »
Sous une tente infestée de mouches, des soldats se livrent avec passion
à des parties de ronda espagnol ou de domino. Malheur à celui qui se
retrouve sans ressources. Il n’a alors d’autre choix que le suicide, le vol ou
l’assassinat 52. Après la prière du soir, des complaintes d’hommes s’élèvent
d’un peu partout. « Et toute l’âme songeuse, insouciante et sensuelle des
nomades s’exhale dans ces chants sauvages qui sont empoignants, qui
parlent à mon cœur et à mes sens, qui pénètrent mon âme d’une mélancolie
douce, infinie et qui m’apporte l’oubli 53. » Un oubli qu’Isabelle désire de
toutes ses forces et pour lequel elle est prête à s’enfermer des mois.
Effacer tout, jusqu’au moindre mouvement. Plonger en soi. S’effondrer
en soi. Sans plus aucun bruit pour se distraire, aucun alcool, aucun désir si
ce n’est celui de Dieu et sa folle grâce.
*1. Ouassini : une des nombreuses tribus de cette région.
*2. Polin est une des gloires du music-hall de l’époque. Vraisemblablement, il se trompe ici de date
car Isabelle n’est pas venue à Paris en 1903 mais en… 1900.
*3. Lors de sa rencontre à Paris, Isabelle ne pouvait lui affirmer de telles choses (en 1900, elle ne
connaissait pas l’extrême Sud algérien). Mais sans doute, apprenant son projet de se rendre en
Algérie, lui a-t-elle écrit.
*4. De cette période, il ne nous reste quasiment plus rien à l’exception de ses textes : aucune lettre,
aucun Journalier.
*5. Askers : soldats du sultan.
*6. Aïssouah : confrérie soufie marocaine qui a pour maître d’origine Mohammed ben Aïssa (1465-
1526).
*7. Pour exemple : « Les yeux axés sur moi dans ton cadre ô miroir / Je t’interroge : dis ce que je
veux savoir / Fontaine de cristal où j’ai vu mon sourire / Reflète-moi pareil aux fleurs que je désire. »
*8. Toute tractation commerciale avec le Nord, toute levée d’impôt sur d’autres administrés que ceux
de sa région, tout déplacement étaient soumis aux lois les plus strictes (code de l’indigénat).
*9. Afin de récompenser le célèbre marabout de Kenadsa de sa fidélité à la République, Jonnart lui
envoya un break superbe qui, arrivé en gare de Beni-Ounif fut aussitôt dépecé par les officiers du
Bureau arabe qui avaient besoin… de nouveaux essieux… Ils remplacèrent ces derniers par des
essieux trop courts. Jamais le marabout ne put se servir de son magnifique cadeau (anecdote racontée
par Girault dans Une colonie d’enfer, op. cit.).
*10. Toutes les autres sources (nombreuses) parlent d’une maisonnette dans le quartier arabe.
*11. Nom que donne Robert Randau à Isabelle dans ses souvenirs.
CHAPITRE XXIV

« Kenadsa »

Ignorant la route de Bechar à Kenadsa, Djilali fait ses adieux à Isabelle.


Sur place, le chef des Zianya lui confie pour guide Embarek, un esclave
noir. Dès l’aube – elle, à cheval, l’esclave, à pied –, ils sortent de la ville.
Durant des kilomètres qui paraissent interminables à Isabelle, ils longent
deux chaînes de coteaux au décor invariable. Enfin, à l’horizon, Kenadsa
apparaît. Isabelle arrête son cheval, le souffle court. C’est là-bas, dans l’une
de ces hautes maisons, que dans moins de vingt-quatre heures, elle va
volontairement se couper du monde.
Mais qui sont les Zianya et pourquoi choisir cet ordre alors qu’elle est
une initiée Quadrïa ? Vers le milieu du XVIIe siècle – après de nombreux
voyages en Orient et en Afrique –, Moulay Bou Ziane vint fonder une
zaouïa à Kenadsa après avoir reçu des révélations du Prophète. À l’époque,
ce territoire était si infesté de brigands qu’aucune caravane n’osait le
franchir. Un jour, des voleurs s’emparèrent des troupeaux du saint homme.
Aussitôt, ce dernier leur apparut sous la vision d’un ange et ils tombèrent
raides morts. Depuis ce jour, plus aucun brigand ne sévit et les caravanes
revinrent en nombre, dotant la région de grandes richesses. Malgré tout, les
cheikhs Ziani restent pauvres. Une très grande partie de l’argent récolté par
la zaouïa est, en effet, dépensée en bonnes œuvres : orphelins, veuves,
pauvres et malades sont systématiquement recueillis, nourris et soignés 1.
Esprit d’ouverture, charité, tolérance, trois préceptes qui rappellent en tout
point à Isabelle ceux de ses maîtres Quadrïa, chez lesquels elle a d’ailleurs
dû entendre parler des Zianya. Les deux confréries se considèrent en effet
comme sœurs et dispensent, à peu de chose près, le même enseignement *1.
Juste avant d’atteindre la zaouïa, Isabelle découvre « le ksar qui dévale,
en un désordre gracieux de terrasses superposées, sur la pente douce d’un
monticule 2 ». Elle passe devant la koubba blanche de Lella Aïcha, une
sainte de la famille de Bou Ziane puis, contournant les remparts, elle entre
dans la ville. À la suite d’Embarek, elle traverse le Mellah, le quartier des
Juifs. « Encore un tournant. Nous entrons dans une autre rue plus étroite et
plus propre, qui finit en des lointains de clair-obscur, sous des maisons qui
la voûtent 3. » Sur un signe d’Embarek, elle met pied à terre et franchit une
autre porte. Son cœur bat la chamade. Enfin, elle est dans l’antre de la
zaouïa. Trois esclaves viennent à leur rencontre. Embarek la présente :
« Voici Si Mahmoud Ould Ali, un jeune Tunisien qui voyage de zaouïa en
zaouïa pour s’instruire 4… » Ils la font asseoir, la priant d’attendre le cheikh.
La fraîcheur de la pièce pénètre doucement Isabelle. « Rangés contre le
mur, les esclaves attendent, muets. Deux d’entre eux sont des kharatine *2.
Jeunes, imberbes, ils portent la djellaba grise des Marocains et un chiffon de
mousseline blanche autour de leur crâne rasé. Le troisième, plus noir, plus
grand, en vêtements blancs est un Soudanais et son visage porte de
profondes entailles au fer rouge 5. » Tout mémoriser, tout sentir, tout voir :
au centre de la pièce, un petit bassin carré, et sur la droite, un escalier qui
monte vers la terrasse. Cette alcôve aussi, sur la gauche, où un brasero et un
trépied indiquent qu’on y fait chauffer du thé. Prier, boire, dormir. La vie
rêvée… Un grand esclave s’approche et vient baiser respectueusement les
cordelettes de son turban. À sa suite, après une série de corridors et de
portes, Isabelle découvre une vaste cour silencieuse dont le sol s’abaisse en
pente douce. Une dernière petite porte basse, et elle accède à une immense
pièce carrée qui lui fait penser à l’intérieur d’une mosquée. Au plafond, le
jour se diffuse faiblement par une petite ouverture. Des esclaves disposent
des tapis sur le sol. « C’est là que j’habiterai… Dieu sait combien de
temps 6. » Quand entrent le cheikh Sidi Brahim et son neveu, Si Mohamed
Laredj, elle est sur le point de s’assoupir. De forte corpulence, le marabout a
le visage marqué par la variole. C’est lui que Lyautey a rencontré dix jours
auparavant, et qui se montre si favorable à la France. Bien que Sidi Brahim
la sache femme – les officiers français parlent ! –, il ne se permet aucune
allusion. Quelle ne doit pas être sa surprise toutefois de découvrir, sous les
voiles du burnous de ce cavalier, un visage si jeune et si triste. Le cœur du
cheikh se comprime. Cette enfant n’a-t-elle donc pas de parents ? Quel
étrange destin peut l’avoir ainsi conduite jusqu’ici, dans sa pauvre zaouïa ?
Lorsque ses hôtes la quittent, Isabelle se sent tout apaisée. Comment ne
pas progresser sous le regard d’hommes aussi doux et sages ? « Une pensée
de bon nirvana amollit déjà mon cœur : le désert que j’ai traversé était celui
de mes désirs. Quand ma volonté se réveillera, il me semble qu’elle voudra
des choses nouvelles et que je ne me rappellerai plus rien des souffrances
du passé. Je rêve d’un sommeil qui serait une mort et d’où l’on sortirait
armé d’une personnalité régénérée par l’oubli, retrempée dans
l’inconscience 7. »
Les premiers jours sont les plus difficiles. Semblables à un torrent
stoppé en plein élan, ses pensées se déchaînent. Assaillie par l’angoisse et
les doutes, Isabelle peine à trouver le sommeil. Puis, comme par magie,
après mille assauts répétés, la tornade « mentale » un beau matin s’apaise.
Retrouver la lenteur. Faire le vide. N’être plus rien.
Une semaine plus tard, un doute la traverse. Pourquoi Sidi Brahim
s’obstine-t-il à lui refuser toute sortie ? Serait-elle prisonnière ? Le cheikh
rit de bon cœur. Sortir, bien sûr qu’elle le peut, mais à condition de troquer
ses vêtements algériens contre des vêtements marocains. Ne sait-elle donc
pas que les habitants des deux pays se haïssent ? Isabelle baisse les yeux.
Les musulmans ne sont-ils pas frères ? Sidi Brahim secoue tristement la
tête. Pour revenir à une telle communion, il faudrait que tous les hommes
prient jour et nuit ensemble.
– Et toi, Si Mahmoud, pries-tu de la sorte ?
Elle ne répond rien et part se changer, priant que la légère djellaba
marocaine la protège suffisamment du soleil. L’esclave Bah Mahmadou lui
adresse un sourire tranquille.
– Si tu es venu ici avec confiance et sincérité, Dieu et Sidi M’hammed
ben Bou Ziane te protégeront.
De tous les esclaves qu’elle a croisés, il est celui qui lui est le plus
sympathique. Quelle bizarre sensation tout de même de se retrouver au
milieu de tous ces visages noirs. Jamais elle n’en a autant vu.
« L’impression inquiétante et répulsive que produisent sur moi les Nègres
provient presque uniquement de la singulière mobilité de leur visage aux
yeux fuyants, aux traits tiraillés sans cesse par des tics et des grimaces.
C’est une impression invincible de non-humanité que j’éprouve en face de
ces gens 8. » Une impression de non-humanité… L’expression pèse lourd.
Mais nous sommes au tout début du XXe siècle et, aussi progressiste qu’ait
pu être l’éducation d’Isabelle, elle a toujours entendu dire que les
« Nègres *3 » étaient des hommes sauvages plus proches de l’état animal que
des êtres humains. Face à eux, la voici donc aux prises avec l’un des rares
préjugés dont sa famille l’ait dotée. Ses yeux s’ouvrent grand. À son corps
défendant, sa plume aussi. Sur les vingt textes rédigés lors de cet été 1904,
pas moins de six *4 sont dédiés à ces hommes qu’Isabelle découvre, à la fois
fascinée et horrifiée. Défiant sa peur, elle tend l’oreille, elle observe, elle
écoute, elle voit. Ce qui lui inspirera parmi ses plus belles pages. Soudain,
elle fait face au tout autre : un autre qui la révulse autant qu’il l’attire,
l’ensorcelle. Dans ses trois nouvelles : Fête soudanaise, Le Paradis des
eaux et Joies noires, Isabelle atteint des sommets d’écriture.
À la petite zaouïa, la plupart des esclaves sont des Soudanais qu’elle
trouve superbes quand ils sont de sang pur, chétifs et laids quand ils sont de
sang mêlé aux kharatines. À l’exception de Bah Mahmadou, tous sont
serviles à l’excès et « ont un respect qui touche à la vénération pour les
hommes blancs 9 ». C’est à ses côtés qu’Isabelle découvre le ksar et apprend
ce qui s’y cache. Un monde de femmes qu’Isabelle – sous son identité
d’homme – ne pourra jamais rencontrer. À commencer par celui de Lella *5,
la mère de Sidi Brahim, qui règne en vraie reine sur toute la zaouïa. Aussi
invisible soit-elle, tous la vénèrent, aussi bien les esclaves que les khouans
et les marabouts. C’est elle qui a la charge de l’administration intérieure :
dépenses, recettes, aumônes… Autour de ses appartements : les épouses des
marabouts et, plus bas, le peuple des Négresses vierges, mariées, veuves ou
divorcées qui, pour quelques sous ou un chiffon, n’hésitent pas à offrir leurs
corps au premier venu. Parfois, dans les cours, des disputes terribles
éclatent « Putain des Juifs du Mellah ! Renégate ! Voleuse ! Graine de
calamité ! Racine amère 10 ! » et il faut alors l’intervention de l’intendant
Kaddour pour ramener le calme.
Certains matins, avant l’aube, Isabelle part se promener jusqu’au
sommet de l’étrange dune, la Barga, qui domine le village. Elle traverse les
cimetières, passe derrière la koubba immaculée de la sainte Lella Aïcha,
grimpe par le sentier de sable sous le soleil qui s’élève lentement dans des
teintes nuancées de rose 11. Là-haut, dans une cellule taillée à même la
roche, vit un anachorète qui, comme elle, a beaucoup voyagé dans sa
jeunesse. Finira-t-elle un jour sa vie comme lui ? Ou bien comme Lella
Khaddoudja, la jeune veuve qui, il y a deux ans, accepta d’épouser en
secondes noces son cousin à condition qu’ils partent aussitôt pour
La Mecque ? « Le jour où elle a quitté Kenadsa », lui conte d’une voix triste
Bah Mahmadou, « nous tous, les serviteurs, nous l’avons accompagnée
jusqu’à la fontaine Aïn-ech-Cheikh, sur la route de Bechar. Du haut de sa
mule, elle a regardé une dernière fois le ksar et elle nous a dit qu’elle ne
reviendrait jamais plus, car elle désirait vivre et mourir sur le sol sacré du
Hedjaz 12 »…
Tout donner à Dieu. Une pensée qui obnubile Isabelle durant ces
semaines passées à la zaouïa de Kenadsa. N’est-ce pas ce chemin qu’ont
suivi chacune des saintes enterrées ici, l’anachorète, là-haut, la jeune veuve,
et même cette fille de dix-sept ans qui, plutôt que de se soumettre à la
tyrannie de son mari, a préféré se pendre 13 ? Combien d’heures de prière
avant d’atteindre une telle sagesse, combien de jours de jeûne et d’ascèse ?
Chaque vendredi, Isabelle rejoint les fidèles à la mosquée. Plutôt que
d’emprunter les corridors brûlants et obscurs de la ville, elle préfère longer
les murs des jardins en compagnie de Ferradji, un autre esclave. « C’est
l’heure mortelle des insolations et de la fièvre, l’heure où on se sent écrasé,
broyé, la poitrine en feu, la tête vide 14. » Mais à peine entre-elle dans la
djemaâ qu’une délicieuse sensation de fraîcheur l’enveloppe. Sur quelques
nattes usées, des ksouriens et des nomades prient tandis qu’à l’écart, sous
une lucarne, des étudiants et des professeurs psalmodient le Coran. Derrière
eux, les enfants répètent la leçon de leurs aînés 15. Bain de voix et de
murmures. Bain de chants et de litanies. Puis c’est le second appel suivi de
la sortie bruyante des enfants. « Tout se tait maintenant, toutes les têtes
s’inclinent, attentives 16. » Depuis le mihrab, l’imam lit la khotba, cette
longue prière mêlée d’exhortations qui tient lieu de sermon. Le dernier
appel enfin se fait entendre. Dans un seul et même mouvement, tous alors
se lèvent et s’inclinent puis se prosternent, formant comme une vague
immense qui, sans fin, roule sur elle-même, se soulève et se brise, roule sur
elle-même, se soulève, et se brise… Isabelle voudrait ne plus jamais quitter
les lieux.
Cependant il faut repartir, à nouveau subir la chaleur accablante.
Ferradji, cette fois, a décidé de passer par les ruelles couvertes de la ville.
Certains boyaux sont si bas qu’il faut se plier en deux pour les traverser.
Épuisée, Isabelle avance à tâtons en se bouchant le nez. C’est à croire que
jamais elle n’échappera aux ténèbres. Qu’à jamais, tapies dans l’ombre,
elles l’attendent pour la surprendre, elle, la petite Isabelle, l’amoureuse de
Dieu, le cavalier Si Mahmoud, fumeur de kif et conteur d’histoires.

Est-ce à cette période que la fièvre la reprend ? La veille au soir, Sidi


Brahim lui a conté la mort de Hadj Mohammed, un chef Quadrïa. Alors
qu’il venait d’être reçu par Bou Amama, l’un de ses hommes l’assassina sur
le chemin du retour. Sidi Brahim n’en revient pas. Comment peut-on
impunément tuer un homme de Dieu ? Il assaille Isabelle de questions. Elle
a vu tant de pays. Elle doit savoir, elle. Et le Rogui qui se fait passer pour le
frère du sultan ? Ne serait-il pas « un djenn, esprit d’essence ignée, un signe
des temps, un Fléau de Dieu, descendu du ciel ou sorti de la terre, pour
châtier le Mogh’rib dépravé et criminel 17 » ? Si c’est le cas, comment
retrouver grâce aux yeux de Dieu ? « Vous autres, les fils de l’Est, vous êtes
heureux ! Vous jouissez en paix des biens que vous accorde le
Dispensateur 18. » Sidi Brahim secoue la tête sans savoir plus quoi penser.
Avant que les rebelles ravagent le pays, la zaouïa prospérait. Aujourd’hui,
elle ne reçoit plus que le quart de ses revenus. Comment, après cela, nourrir
les pauvres ? Soigner les enfants ? Vêtir les orphelins ? Fasse que Dieu
extermine les dissidents et que la paix revienne. C’est tout ce que le cheikh
demande… Isabelle écoute le vieil homme, pensive. Dans le meilleur des
cas, une fois Bou Amama et le Rogui hors jeu, les Blancs feront bâtir une
école et une clinique. Que deviendra alors la zaouïa, « quel sera son avenir
et que restera-t-il, dans quelques années, de ce petit état théocratique si
particulier, si fermé 19 » ?
Dans la nuit, la fièvre monte brusquement. Sur ordre de Sidi Brahim,
Bah Mahmadou la transporte dans une chambre qui donne sur la terrasse.
Tout le jour elle dort, et quand vient l’heure du crépuscule, il lui suffit de
tourner la tête pour assister à l’incendie du ciel. Bientôt, le soir descend et
toujours aucun esclave en vue. L’aurait-on oubliée ? Ni thé ni dîner, à peine
un peu d’eau au fond d’une gourde. Elle est trop exténuée pour se lever et
les appeler. Elle a si soif pourtant. Le ventre vide, les lèvres sèches, elle
s’endort d’un coup.
Quand, à l’aube, Bah Mahmadou la réveille, il affiche un visage triste.
« Sidi Mahmoud, “Lella” m’envoie te dire qu’elle te supplie au nom de
Dieu et de Sidi ben Bou-Ziane de lui pardonner et de chasser de ton cœur
toute amertume 20. »
À l’heure du Maghreb, une sainte femme est morte hier dans le village,
et tous sont allés à son chevet. Dans la précipitation, Lella a oublié de faire
servir le thé et le repas du soir. Isabelle esquisse un faible sourire. Comme
elle voudrait pouvoir rencontrer cette sainte femme qui s’abaisse jusqu’à lui
demander pardon. A-t-elle les mêmes gestes lents et graves que son fils Sidi
Brahim ? Le même feu dans le regard que Lella Zieneb, la maraboute de
Bou Saada ? La même mélancolie ? Comment accepte-t-elle cette vie
cloîtrée, comment la vit-elle ? Bah Mahmadou lui tend une tasse de thé
qu’elle boit doucement. Des larmes lui montent aux yeux. Elle aimerait tant
parfois revenir en arrière. Se retrouver à Bône avec sa mère, marcher à ses
côtés, entendre son rire. Sur un signe de Bah Mahmadou, elle s’allonge.
Est-ce la fièvre qui revient ? Quelque chose de si lumineux l’enveloppe.
Elle, l’Esprit Blanc ? Ses baisers lui manquent si fort. Pourquoi a-t-il fallu
qu’elle meure ? Ses yeux se ferment, elle glisse le long d’une pente d’herbe.
En bas, Volodia et Augustin, enfants, poussent des cris de joie. Quel est ce
monde ? Et pourquoi les arbres sont-ils si grands ? Est-ce un mariage que
l’on fête ici ? Mais soudain tout vire au noir…
– Si Mahmoud ?! Si Mahmoud ?!
Depuis combien de jours dort-elle ? Elle ouvre lentement les yeux,
découvre le visage de Bah Mahmadou. Cet après-midi, Sidi Brahim
organise un pique-nique avec les autres marabouts dans les jardins de la
zaouïa.
– Il serait heureux que tu les rejoignes.
Isabelle prend un certain temps pour réagir. Elle est encore si faible.
– Sidi Brahim pense que cela te distraira.
Elle hoche très lentement la tête puis, canalisant son énergie, se
redresse. Dehors, l’orage est à deux doigts d’éclater et les rafales de vent lui
font du bien. Dans les jardins, elle croise Taleb Ahmed, le secrétaire de la
zaouïa, Si Mohammed, son prédécesseur, et enfin Sidi Embarek, l’oncle
maternel de Sidi Brahim, « la forte tête de la famille, le voluptueux et le
violent dont la vie est une suite d’aventures 21 ». Tandis que les esclaves
s’affairent autour des invités, la conversation roule sur Bou Amama et
el Rogui, puis on passe à des sujets plus légers, riant même de ces oiseaux
qui, telle une assemblée d’hommes, piaillent et se disputent dans les arbres.
Enfin, on prépare gravement le thé – « besogne d’homme, et d’homme
libre 22 » – qu’on déguste cérémonieusement avant de se quitter pour
répondre au premier appel de la prière. « Depuis combien de générations les
marabouts de Kenadsa se réunissent-ils là pour leurs tranquilles plaisirs, les
seuls qu’ils se permettent en public 23 ? »

Passe le mois de juin, et Isabelle, doucement, se remet. Pour recouvrer


ses forces, elle part chaque soir se promener, parfois jusqu’au sommet de la
Barga pour revoir l’anachorète, parfois entre les petites tombes du
cimetière, pas loin de la koubba de la sainte Lella Keltoum, ou encore à la
fontaine quand, à l’heure du Maghreb, les longues théories *6 de femmes
drapées, flammées de couleurs vives, viennent y emplir leur cruche. À
l’écart, Isabelle écoute leurs conversations, scrute leurs gestes, ceux des
femmes noires surtout, et des mulâtres à la si forte sensualité. « Une brise
légère agita leurs voiles qui répandirent une odeur pénétrante de cannelle
poivrée et de chair noire en moiteur 24… » Qui les regarde ici ? Si Mahmoud
ou Isabelle, la femme en quête de sa propre féminité ?
Entre les temps de prière, les temps d’enseignement avec Sidi Brahim,
les longs moments d’errance dans les cours silencieuses de la zaouïa et les
périodes de repos, Isabelle, à l’affût, note, écrit. Ici, constate-t-elle, le
cheikh a le pouvoir absolu. Alors que chez tous les autres Berbères, c’est la
djemaâ *7, qui est souveraine, à Kenadsa, c’est le chef de la zaouïa qui prend
seul les décisions et tranche toutes les questions. En cas de guerre, c’est lui
qui nomme les chefs militaires, et lorsqu’un crime est commis, c’est lui qui
rend justice. La zaouïa est ainsi une terre d’asile : « Tout criminel qui s’y
est réfugié se trouve à l’abri de la justice humaine. Si c’est un voleur, le
marabout lui fait rendre le bien volé. Si c’est un assassin, il doit verser le
prix du sang […]. La peine de mort n’est pas appliquée par les marabouts.
S’il arrive qu’un criminel soit mis à mort, c’est par les parents de la victime
ou quelquefois même par les siens, jamais sur la condamnation des
marabouts 25. » Il y a une vérité ici. Une vérité à laquelle Isabelle adhère de
plus en plus. Paix et répétition des mêmes louanges, des mêmes gestes qui,
au fil des jours, ralentissent, apaisent tout en elle. Bientôt, elle n’a même
plus envie de répondre au peu d’amis qui lui envoient encore des lettres.
Elle est si bien ici. À ceux qui lui demandent combien de temps elle compte
rester, elle fait des réponses évasives. Combien de temps, en effet ? Le
mieux, ne serait-ce pas toute sa vie ?
Dans sa chambre, elle répète inlassablement ses dhikr. Comme Alger et
son vacarme lui paraissent loin ! Lentement, elle porte le thé à ses lèvres.
Dans cette douce éternité, ils sont tous là, en elle, Natalia, Vava, Volodia,
Augustin, Véra, Shalit, Ali Abdul Wahab, Rechid Bey, Abdullah, Si el-
Hachmi, Sidi el Hossine, Mauviez, Cauvet, Noiré, Randau, Marival,
Barrucand, Sidi Brahim et enfin Slimène. Jamais Isabelle ne les a sentis
aussi proches et c’est un tel bonheur qu’elle se surprend à rire toute seule.
Mais à nouveau la fièvre l’assaille, et si violemment cette fois qu’elle est
prise de vertiges et de vomissements. À nouveau, on l’installe dans la petite
chambre de la terrasse. Loin de diminuer, la fièvre ne fait qu’augmenter. En
moins de deux jours, elle se retrouve si affaiblie qu’elle ne sait plus
distinguer le matin du soir ou du crépuscule. Cette soif, en plus, qui la
taraude. Mais impossible de lever un bras ou d’appeler. Il ne lui reste de
force que pour se laisser aspirer par des mondes dont elle ne sait plus s’ils
sont réels. Peaux si noires, dents si blanches ! Baignées de lueur bleuâtre,
des Négresses dansent devant elle. Est-ce Sidi Brahim qui les a fait monter
pour la distraire ? « Tantôt les castagnettes battaient une cadence sauvage,
tantôt elles se heurtaient presque sans bruit 26. » Isabelle tend la main pour
les toucher mais d’un coup, « leurs corps s’allongèrent, se tordirent, se
déformèrent, tourbillonnant comme les poussières du désert aux soirs de
sirocco 27 ». Quand elle ouvre les yeux, plus personne ! sinon cet esclave à
ses côtés, et ce bruit infernal de goutte d’eau qui, avec la monotonie du tic-
tac d’une horloge, rebondit sur le métal d’un plat laissé à terre. Où est-elle
et pourquoi cette goutte, en tombant, lui donne-t-elle la sensation de
transpercer son crâne ? Lorsqu’elle cherche à attirer des yeux l’attention de
l’esclave, ce ne sont plus, autour d’elle, que d’immenses étangs,
d’innombrables ruisseaux et cascades. Eau bienfaisante ! Eau bénie des
rêves ! N’est-ce pas le paradis ici ? Le Paradis des eaux 28 ? Enfin, elle va
pouvoir rafraîchir son corps en feu, et boire tout son soûl ! Mais à l’instant
où elle se penche, la vision, brusquement, disparaît. À sa place, dans la
lumière aveuglante du jour, Isabelle découvre l’esclave en prière.
– Dieu est grand, l’entend-elle répéter.
Dieu ?
La fièvre remonte, violente et, avec elle, la soif. Va-t-elle mourir sur
cette terrasse, abandonnée de tous ? Car qui pense à elle encore dans ce
monde, elle, la sans-famille, la sans-patrie, qui, depuis si longtemps, n’a
semé que reproches et réprobation ? Elle voudrait éclater en sanglots. Crier
à l’esclave qu’elle n’est pas l’homme qu’il croit mais une petite fille qui ne
demande qu’à aimer la terre entière. Encore une fois, le décor se dérobe, la
terrasse avec lui, l’esclave, les poutrelles du plafond. Dans les airs, elle
flotte à présent. Légère. Absolue. Elle flotte, sans corps. Elle vole. Cette
solitude, ne l’a-t-elle pas toujours désirée et n’est-elle pas heureuse ainsi ?
Tout est soudain si beau. Si limpide, au Paradis des eaux… Déjà des herbes
aquatiques l’enveloppent, et elle se laisse aspirer par les eaux profondes
d’un lac, quand soudain une main la rattrape et la tire violemment en
arrière…
– Si Mahmoud ! Si Mahmoud !
Pourquoi ne pas se laisser couler, rouler dans les torrents, devenir pluie,
averse, source ?
– Si Mahmoud !
Elle remonte à la surface, rouvre les yeux, suffoque. Les eaux étaient si
douces, pourquoi l’avoir rappelée ? Sidi Brahim la considère avec tristesse.
– Seul Dieu décide, Si Mahmoud, seul Dieu reprend, ou alors…
–…?
– Après l’illusion des Eaux, la peur, Si Mahmoud. Le règne obscur de la
peur, comprends-tu ?
Elle baisse la tête.
– Je crois, oui.

Quand, pour la première fois, elle parvient à se lever, elle s’efforce de


ne rien laisser paraître de son mal. La veille, Sidi Brahim, inquiet, lui a
laissé entendre qu’il serait préférable qu’elle reparte à Aïn-Sefra se faire
soigner. Isabelle n’a pas répondu. Pour rien au monde elle ne veut se
retrouver au contact de l’agitation du dehors. « Heureux celui qui peut se
griser de sa seule pensée et qui sait éthériser par la chaleur de son âme tous
les rayons de l’univers ! Longtemps j’en fus incapable. Je souffrais de ma
faiblesse et de ma tiédeur. Maintenant, loin des foules et portant dans mon
cœur d’inoubliables paroles de force, nulle ivresse ne me vaudra celle
qu’épanche en moi un ciel or et vert. Conduite par une force mystérieuse,
j’ai trouvé ici ce que je cherchais et je goûte le sentiment du repos
bienheureux dans des conditions où d’autres frémiraient d’ennui 29… » Ses
accès de fièvre ? Isabelle est confiante. Avec la prière et la foi, la maladie
finira par s’en aller. N’a-t-elle pas, de plus, trouvé derrière le quartier juif
une fumerie de kif qui lui permet de tenir ? Parmi les errants qui hantent ce
repaire, Isabelle croise les figures de Hadj Idris, le chanteur vagabond, de
Si Mohammed Belhaouri, le poète en quête de légendes, du médecin sorcier
enfin, à la peau tannée par le soleil du Soudan, et qui passe ses journées à
concocter des poudres médicinales 30. Tous, comme elle, sont venus
chercher ici l’oubli et l’extase. Demain, où seront-ils cependant ? Dispersés
sur quelles routes ?
Avec le mois d’août, la santé revient, et Isabelle se consacre de plus en
plus à la réflexion et à la prière. Proche du neveu de Sidi Brahim, elle
intègre le monde fermé des étudiants de la zaouïa : « fils de marabouts ou
ksouriens, pâles, frêles, comme étiolés dans l’ombre morne du ksar 31 ». À
peine est-elle introduite dans leurs appartements qu’ils lui font jurer de ne
rien dire de cette réunion à leurs parents : « sans cela, quelque innocents
que soient nos divertissements, nous en éprouverions une grande honte et
nous nous attirerions de sévères reproches 32 ». Notes de musiques,
conversations, chants langoureux : « Sous toute cette austérité obligée se
cache une grande gaîté naïve, une sensualité ardente qui engendre les
aventures les plus compliquées, les plus dangereuses souvent… Et il faut
bien le dire, surtout ici, dans l’Ouest, beaucoup de vices cachés, de
perversions des sens que favorise une vie presque cloîtrée 33. » Les heures
passent. Isabelle s’amuse à imaginer ces adolescents devenus pères,
imposant « à leur tour à leurs fils la règle sévère dont ils se sont plaints si
souvent 34 »…
À la zaouïa, un miracle s’est produit ! Un Beraber *8 répondant au nom
d’El Hassani vient de rendre le troupeau de chèvres qu’il avait volé avec sa
bande. Dans la cour principale, les animaux se bousculent dans des
bêlements suraigus. Sidi Brahim accueille les bandits armés jusqu’aux dents
les larmes aux yeux. « Soyez les bienvenus, mes fils ! Que Dieu vous
récompense de la bonne œuvre que vous venez d’accomplir 35 ! » Le cheikh
est si joyeux qu’il prie El Hassani de montrer à son hôte, Si Mahmoud, de
quelle prouesse sont capables les Berabers. Aussitôt, tout sourires,
El Hassani s’élance à l’assaut du mur : « Il saute et se cramponne, par les
ongles de ses mains et de ses pieds nus, à des aspérités que je ne distingue
même pas. Presque d’un seul élan, il est sur le parapet de la terrasse. Et moi,
je reste stupéfaite ! Comment a-t-il fait 36 ? » Autour d’elle, tous rient. Très
fier, El Hassani lui raconte sur le ton de la plaisanterie comment, il y a trois
ans, cinq ksouriens se mirent à le cribler de coups de fusil et de pierre alors
qu’il était en train d’escalader un mur pour voler un troupeau. Suspendu, il
parvint cependant à les mettre en fuite après en avoir tué deux 37. Isabelle
reste sans voix. Se serait-elle à ce point trompée sur ces nomades pilleurs ?
Ils semblent si beaux, si héroïques ! Quand Sidi Brahim lui propose de
partager sa chambre avec lui et deux de ses hommes, elle n’hésite pas une
seconde. La bravoure dont cet inconnu a fait preuve l’a subjuguée !
Le soir même, après la prière de l’asr *9, elle part se promener avec un
esclave « dans les jardins coupés de petits murs qu’il faut escalader 38 ». Sur
place, des métayers noirs s’empressent de leur faire du thé. Touché par la
gentillesse et la simplicité d’Isabelle, un très vieil homme lui tend une botte
d’oignon et un bouquet de grenades tout en s’excusant de ne pouvoir lui
offrir quelque chose de plus respectable. Comment ne pas avoir envie de
rester toute sa vie ici ? « Pourtant, je sais bien que la fièvre d’errer me
reprendra, que je m’en irai ; oui, je sais que je suis encore bien loin de la
sagesse des fakirs *10 et des anachorètes musulmans 39. » Dieu ou la Route.
Le grand dilemme d’Isabelle. L’appel des grands départs ne s’est toutefois
pas encore fait ressentir et elle tient à profiter jusqu’au bout de ce nouveau
bonheur. Qui sait, en plus ? Jamais plus la Route ne la rappellera. « Finir
dans la paix et le silence de quelques zaouïa du Sud, finir en récitant des
oraisons extatiques, sans désirs ni regrets, en face des horizons splendides.
Au fond, cela serait la fin souhaitable, quand la lassitude et le
désenchantement viendront après des années 40. »
Mais telle une lame de fond, la fièvre à nouveau s’abat sur elle, et pour
Sidi Brahim, c’est la fois de trop. Qu’irait-on dire de lui si elle venait à
mourir ?
– Ici, nous n’avons aucun médecin pour toi. Dès demain, je veux que tu
retournes à Aïn-Sefra.
Épuisée, grelottante, Isabelle acquiesce, les larmes aux yeux. « Pour la
dernière fois, je me réveille sur la terrasse, à l’appel rauque du moueddhen
traînant dans la nuit 41. »
Comme pour ajouter à son supplice, le matin de son départ, El Hassani
lui propose de se joindre à sa caravane en partance pour le Tafilalet. La
tentation est forte. Elle est si faible en même temps. Comment les autorités
le prendraient-elles ? Elle n’a averti personne et n’a aucune autorisation.
Explorer le Tafilalet, n’est-ce pourtant pas ce qu’elle a toujours voulu ? Elle
baisse les yeux avec regret.
« Non, El Hassani, je ne puis pas. Ce sera pour plus tard, dans quelque
temps. Quand je pourrai, je te préviendrai 42. »
Puis tout se précipite. Des esclaves l’aident à seller son cheval. Sidi
Brahim et Bah Mahmadou lui font ses adieux. Par miracle, El Hassani tient
à l’accompagner jusqu’aux cimetières.
« Là, selon l’usage, nous mettons pied à terre et nous nous embrassons
trois fois.
– Va dans la paix et la sécurité de Dieu !
– Puisses-tu rencontrer le bien !
Et, remontés à cheval, nous partons en sens contraire 43… »
Du haut d’un monticule, elle le voit rejoindre ses hommes. « Ils
disparaissent bientôt dans le rayonnement rose du jour levant, dans le
dédale des dunes 44… » La gorge nouée, elle tourne bride, s’éloigne. « Et
parce que je reviens en arrière, parce que peut-être un long exil si loin du
désert aimé, commence pour moi, je trouve aujourd’hui le pays très
quelconque, presque laid 45… »
*1. Dans ces régions marocaines, les Quadrïa marchent également de pair avec les Tidjanya, les
Taïbya, les Kerzazya, et les Chadelya.
*2. Kharatine ou haratins (ou haratines ; singul. hartani), également appelés Maures noirs, sont les
habitants noirs des oasis du Nord-Ouest de l’Afrique. C’est un exonyme, qui contient des
connotations négatives. Il est utilisé dans le Sud du Maroc, au Sahara occidental (administré par le
Maroc), en Mauritanie, au Sénégal, en Algérie et au Mali.
*3. C’est ainsi qu’on les dénommait à cette époque, ainsi qu’Isabelle les désignait. Trop rares étaient
ceux qui les considéraient comme non inférieurs…
*4. Textes de la seconde partie de son Sud oranais publié pour la première fois (avec corrections de
Barrucand), sous le titre Dans l’ombre chaude de l’islam, Paris, Fasquelle, 1905 puis 1921 :
« Esclaves », « Vision de femmes », « Messaoud », « Fête soudanaise », « Le paradis des eaux »,
« Joies Noires ».
*5. Lella : Madame.
*6. Cette expression revient très souvent dans les pages d’Isabelle : comprendre : « files de
femmes ».
*7. Djemâa : assemblée.
*8. Beraber : tribu de la région.
*9. Prière de l’asr : prière de la fin de l’après-midi.
*10. Fakir : ascète soufi qui fait vœu de pauvreté (le mot signifie « pauvre » en arabe).
CHAPITRE XXV

« La fin »

À Aïn-Sefra, toute la paix ressentie à Kenadsa vole en éclat. C’était si


bon, d’être unie à Dieu. Pourquoi l’avoir arrachée à « ça » ? Contre l’avis
du médecin de l’hôpital, elle décide de suivre son traitement chez elle,
promettant de se reposer et d’être sage. Mais dès le premier soir, elle fait le
tour des bouges, fume et boit jusqu’à l’ivresse. La même nuit, la fièvre
monte et elle se jure de ne plus recommencer. Ne s’était-elle pas donné pour
but de dominer ses sens ? Mais comment résister à l’appel joyeux des
soldats qui, tous, veulent fêter son retour ? Et comment contrer le cafard,
seule, dans ce gourbi minable, sans personne pour l’entraîner vers Dieu et
prier avec elle ? Le témoignage d’un petit garçon qui l’a croisée alors
apporte un bel éclairage sur elle : « Elle restait au lit avec de la fièvre et
demandait des chiffons et de l’eau. Un après-midi, alors que j’étais assis sur
le seuil de la maison, elle ouvrit brusquement la porte derrière moi et, tout
en essuyant la sueur de son visage, elle me cria : “Je l’ai vu, je l’ai vu, le
marabout *1 ! Il m’a dit : Descends ! Descends 1 !” » Effet de la fièvre ou
énième prémonition de sa mort prochaine ? Dès qu’elle s’en sent la force –
par crainte du mauvais présage ? –, elle sort de nouveau. Comme c’est bon
de se retrouver à dix, à vingt, à chanter, à boire, à tituber sous un ciel enivré
d’étoiles.
C’est au cours de ce mois de septembre 1904, entre deux accès de
paludisme, et quelques belles soûleries, qu’Isabelle, faute de Dieu et de
silence, revient en force à l’écriture. En plus de terminer les corrections de
la deuxième partie de son Sud oranais, elle écrit Joies noires, un texte sur
une étrange fête à laquelle elle assiste au fin fond d’un bouge d’Aïn-Sefra.
« Trois négresses dansent. L’une d’elles est jeune et belle. Son long corps
souple se tord, ondoie et se renverse lentement, avec des frémissements
factices, tandis que ses bras ronds, aux chairs dures, esquissent une étreinte
passionnée 2. » Fascinée, Isabelle s’enfonce dans ce décor irréel. En face
d’elle, assis contre un mur, cinq Soudanais fixent les danseuses sans même
s’apercevoir de sa présence. Parmi eux, un spahi dont la blancheur de la
peau tranche si fort avec celle de ses voisins qu’elle en paraît étincelante.
Plus loin, une dizaine de corps noirs à demi couchés qui fument du kif.
Dans la pièce, la chaleur est torride, les corps ruissellent de sueur. Soudain,
un Soudanais saisit un tambourin ; un autre, un chalumeau *2. Leur musique,
lente au début, s’élève, de plus en plus rapide, au milieu des vapeurs de kif
et du parfum âcre des peaux. Isabelle sent son cœur battre à tout rompre.
Bientôt, les musiciens se « renversent en arrière, roulant sur la natte, comme
ivres 3 ». Isabelle les observe, captivée. Ces corps sont comme des bouches
béantes, des bouches en feu où tout se noie et se consume. Le Soudanais
frappe maintenant son tambourin à une cadence folle, sa main si rapide
qu’on ne la distingue plus. Un chant s’élève alors : « Le terrible chant qui,
tout à l’heure, soulevait d’une ardeur sauvage la chair en moiteur des
négresses 4. » Dès cet instant, un souffle de démence s’empare de
l’assistance. Larmes, cris, fureurs ne forment plus qu’un seul et même son,
telle une vague furieuse s’apprêtant à tout dévaster sur son passage. Isabelle
prend peur. Il faut s’enfuir ! Mais il est trop tard. Alors qu’émane du
chalumeau un chant d’une tristesse inouïe, l’homme au tambourin projette
soudain de toutes ses forces son instrument en travers la pièce. « Alors des
rires s’élèvent. Avec une sorte de rage, les nègres déchirent l’instrument 5. »
Isabelle sort la tête en feu. La Mort et son déchaînement obscur rôdaient
trop fort ici. Or elle n’a nulle envie de mourir. Elle est si jeune et elle a
encore tant de choses à découvrir. « Dehors tout se tait, tout rêve et tout
repose, dans la clarté froide de la lune. Il fait bon s’en aller au galop, par la
brise fraîche de la mi-nuit sur la route déserte, fuir la griserie sombre de
cette terrible orgie noire 6. »
Un soir, reprise de fortes fièvres, elle se retrouve incapable de se lever.
Il est temps de se rendre à l’évidence, elle ne peut plus continuer ainsi.
Isabelle finit donc par se faire admettre à l’hôpital le 1er octobre 1904. En
pénétrant le bâtiment situé au cœur de la redoute militaire, elle se fige. Elle
revoit la petite salle humide et sombre où elle s’était fait opérer à El Oued,
les odeurs de sang, de pourriture, sa douleur, son effroi…
Mais, à Aïn-Sefra, tout se passe infiniment mieux. Chacun est aux petits
soins pour elle. Quand ce n’est pas Lyautey qui passe la saluer, c’est le
lieutenant Pâris qui accourt pour parler littérature avec elle, sans compter
tous les soldats qui, outrepassant les règles, viennent prendre de ses
nouvelles. « Elle s’intéressait à notre vie intime, nous contait que son frère
avait appartenu à la Légion, nous questionnait sur les raisons qui nous
avaient conduits à nous engager. Et puis, de son côté, elle narrait quantité
d’histoires qui nous divertissaient et surtout celles de ses pérégrinations
dans le bled 7. »
Slimène ? Comme à son habitude, Isabelle se garde bien de l’inquiéter.
Dans ses lettres, elle ne lui fait part que de l’avancée de son écriture et de
ses projets d’avenir 8…
À ce rythme de repos et de chaleur humaine, quinze jours suffisent pour
la faire se sentir mieux. Certes, elle reste encore très faible et, d’après les
médecins, elle en a encore pour un bout de temps. Mais l’énergie est
revenue et, avec elle, l’impétueux désir des grands départs…

Chère amie *3,


La raison de mon silence n’est pas gaie. Je suis à l’hôpital depuis
quatorze jours et j’en ai encore pour longtemps. C’est la fièvre
ramassée en route, dans un pays marécageux, qui m’a terrassée ;
Donc rien de grave. Je puis maintenant me lever et me promener
à tout petits pas dans la cour. L’hôpital est sur la hauteur, la vue
est belle. Ce sont les douces journées d’automne, le ciel pur et le
soleil sur les sables où reverdit l’alfa. Je travaille beaucoup et ai
enfin fini la copie de Sud oranais. Dès ma guérison, je vais
descendre aux oasis sahariennes, à Beni-Abbès, Timmimoun,
In Salah, et en rapporter un second volume. Comme j’hivernerai
probablement à Timmimoun, j’y finirai Trimardeur qui pourra
paraître au printemps. Avant la fin de tout cela, pas d’espoir de
retour vers Alger.
Si Mahmoud.
Salle no 4 Hôpital Aïn-Sefra 9

On ne peut être plus optimiste. Son manuscrit terminé, elle compte


reprendre la route au plus tôt, et finir d’écrire son roman dès cet hiver. Il ne
lui reste plus qu’à faire preuve de suffisamment de sagesse pour ne pas
céder à la tentation de s’échapper de l’hôpital. Après quoi, la vie nomade
enfin sous les étoiles !
Le 16 octobre, une missive la fait bondir de joie. Informé de son état par
une tierce personne, Slimène lui apprend qu’il débarque le 20. Le jour dit,
Isabelle insiste tant et si bien auprès du médecin qu’il finit par lui délivrer
un permis de sortie provisoire 10…
Quel temps fait-il à la veille de la catastrophe ? Slimène voit-il Isabelle
le premier sur le quai ou est-ce l’inverse ? Se jettent-ils dans les bras l’un de
l’autre ou se serrent-ils simplement l’un contre l’autre ? Ils sont si faibles, si
heureux. Main dans la main, ils repartent vers leur petit gourbi sans cesser
de se parler. Dorment-ils ensemble cette nuit-là ? Slimène affirme que oui.
« Le soir était venu, un accès de fièvre me prit. Ma femme qui aurait dû
rentrer à l’hôpital, se fit délivrer un billet de sortie définitive, afin de rester
à mon chevet. Elle me veilla ainsi toute la nuit, me prodiguant ses soins, me
préparant les potions dont j’avais besoin 11. » Affabulation ou reconstruction
inconsciente suite au choc de l’avoir perdue ? Pour le légionnaire Kohn, au
contraire : « Mme Eberhardt a passé à l’hôpital la nuit du 20 au 21 octobre.
Elle l’a quitté le 21 au matin, entre huit et neuf heures 12. » Qui croire ?
Isabelle a-t-elle attendu que Slimène s’endorme pour revenir, tard dans la
nuit, à l’hôpital ? Une chose est certaine, ce matin du 21 octobre, elle quitte
l’hôpital une bonne heure avant la crue mortelle. En chemin, elle croise le
lieutenant Pâris auquel elle affirme avoir envoyé son manuscrit à un éditeur
parisien dont elle attend 500 francs. Arrivée chez elle, elle retrouve un
Slimène qui va beaucoup mieux. Dehors, le ciel est dégagé, le temps clair.
Ils décident de prendre leur café sur le balcon de la chambre du premier
étage.
Dans la petite ville d’Aïn-Sefra, quasiment plus aucun soldat. L’appel
de la soupe vient de sonner. Un appel qui va sauver des milliers
d’hommes… Comme tous ses camarades, le légionnaire Kohn court,
gamelle en main, en direction des cuisines quand le fourrier l’arrête.
« Viens donc voir ça, bon Dieu, que c’est curieux. Dépêche-toi ! Parole,
tout le patelin en bas se couvre d’eau ! Et écoute ce tapage 13 ! »
Bon sang ! C’est l’oued, grossi par d’innombrables torrents, qui déborde
de toute part et déboule en furie sur la ville ! Un fracas épouvantable les fait
sursauter. La force des eaux est telle qu’elles viennent de balayer le pont !
De leur côté, Isabelle et Slimène prennent du temps à réagir. Dans la
rue, des gens se mettent à courir, hurlant : « L’oued ! l’oued ! » Il n’y a pas
un nuage dans le ciel pourtant, et pas la moindre goutte de pluie. Puis,
soudain, un tremblement suivi d’un vrombissement qui ne cesse
d’augmenter. Hallucinés, Isabelle et Slimène découvrent au loin la vague
furieuse. « Elle se dressait comme un mur ; elle courait comme un cheval au
galop ; elle faisait bien deux mètres de haut ; elle charriait des arbres, des
meubles, des cadavres d’animaux et d’hommes 14. » Pour Slimène, c’est la
fin. Il ne sait pas nager. Mais Isabelle refuse de se laisser abattre. Elle lui
somme de retirer ses vêtements tout en commençant à arracher des planches
qu’elle essaie de fixer pour lui en faire un radeau. Détruisant tout, rasant
tout, les eaux déchaînées approchent à la vitesse grand V. Planches en main,
Isabelle et Slimène dégringolent les escaliers. Derrière les murs, ce n’est
plus qu’un mugissement terrible. D’un seul élan, ils atteignent la porte qui
s’avère impossible à ouvrir tant le courant est fort ! Ils s’élancent alors
contre elle jusqu’à ce qu’enfin, elle cède. Face au torrent déchaîné, Slimène
se cramponne, pétrifié.
– Ne crains rien, je sais nager, je te sauverai ! lui crie Isabelle.
Au moment où elle s’apprête à le suivre, une partie du toit de la maison
s’écroule sur elle. Les eaux s’engouffrent et elle est aspirée en arrière dans
les tourbillons monstrueux. Tenir. Surmonter. Revenir à la surface. Mais
comme elle relève la tête, une poutre s’abat et la plaque au sol. Elle reste
coincée sous l’eau. Cette fois c’est fini, elle ne peut plus lutter. Dans un
dernier sursaut, elle essaie de se dégager. Rejoindre Slimène, le sauver.
Mais la poutre est trop lourde alors elle se replie, mains derrière la nuque,
genoux contre le ventre, et tend tout son esprit vers lui. Et plus elle lui
envoie ses dernières forces, plus elle s’abandonne. Le temps se fige. Les
eaux furieuses font silence. Tout devient limpide. N’est-ce donc que cela, la
Mort ? Ce départ si libre ? Toute cette quête en elle, tous ces voyages et ces
rencontres, tout ce que ses maîtres soufis lui ont enseigné et qu’elle ne
pouvait pas encore comprendre, tout n’était donc que cela : l’abandon dans
l’amour.
Quelque chose la caresse. Les pages de son manuscrit flottent autour
d’elle. Comme elle les trouve belles, à valser de la sorte. Si légères. Si
irréelles. Mais sont-ce encore des pages, ou les ailes d’un ange, ou encore
l’âme de l’Esprit Blanc ? Il y a tant de lumière ici. Elle ne sait plus très
bien. Elle dérive à présent, corps noir ondoyant, herbe folle du Paradis des
eaux, mais peut-être lune, étoile, dune d’El Oued. Elle voudrait presque rire
soudain. La Mort, vraiment, juste cela ? Mais là encore, rire, c’est trop tard.
Alors elle ferme les yeux.
Et son esprit, s’envole.

*1. Sidi Boutkhil, le saint patron d’Aïn-Sefra, qui lui indique ici la direction du village d’en bas que
les eaux vont bientôt dévaster.
*2. Sorte de flûte.
*3. La seule chose que nous savons, c’est qu’il s’agit d’« une amie de Paris ». De cette année 1904,
tout le reste de sa correspondance a disparu, avec son dernier Journalier peut-être…
CHAPITRE XXVI

« Par-delà la mort… »

L’unique pont qui relie la ville à la redoute militaire vient d’être anéanti
par les eaux en furie. Massivement regroupés sur la rive opposée, les
soldats, protégés par le surplomb, assistent au désastre, impuissants. Face
aux cris de désespoir du postier, de sa femme et de leur petit garçon,
cramponnés à leur toit, le jeune lieutenant Beck n’y tient plus et plonge
dans les remous glacés pour tenter de les sauver. On retrouvera son corps
deux jours plus tard. Entre-temps, sous les yeux accablés des militaires, la
petite famille disparaît, engloutie par les flots. Après de multiples tentatives,
ils parviennent à lancer une corde par-dessus l’oued déchaîné à quelques
habitants de la rive opposée. Au péril de leur vie, ils tentent la traversée.
Mais la force des eaux est telle que le courant manque à plusieurs reprises
de les emporter. La mort dans l’âme, Lyautey leur intime d’interrompre leur
entreprise 1. On peut imaginer le désarroi de ces jeunes garçons toujours
prêts à se lancer à l’assaut, rendus soudain totalement inutiles. Cinq jours
plus tard, Lyautey lui-même ne s’en est toujours pas remis et, pour ne plus
être hanté par ces terribles images, il éprouve le besoin de se confier à sa
sœur : « Il y a eu, le 21, dix heures atroces en face du village s’en allant en
miettes sous nos yeux sans pouvoir rien faire, ni traverser l’oued 2. »
Il faut attendre 10 heures du soir pour que le général et ses hommes
parviennent enfin à franchir l’oued, « avec de l’eau jusqu’au ventre 3 ».
Parcourant à la lumière de lanternes la petite ville dévastée, ils appellent les
survivants, dégageant comme ils le peuvent les blessés et les morts de la
boue et des décombres. Et puis, là, sur le toit de l’école, un miracle. Bravant
tous les dangers, des soldats encore présents dans le village au moment de
la catastrophe sont parvenus à sauver quarante-deux enfants en les hissant
les uns après les autres sur le toit. M. et Mme Seguela, leurs instituteurs, ont
malheureusement péri. Alentour, tout n’est plus que boue et ruines. Plus de
90 % des maisons du village sont détruites. Vers 2 heures du matin, Lyautey
installe les survivants dans les wagons de la gare 4 en attendant d’organiser
un meilleur abri sous des tentes et dans la redoute. Par des habitants, il
apprend le courage héroïque dont a fait preuve le lieutenant de Torquat, en
ville au moment de la crue et dont le nom figure sur la liste des disparus. Il
aurait sauvé sept personnes en prenant la tête d’une équipe de sauveteurs.
Tard dans la nuit, leur patrouille tombe sur Slimène. Sous le choc,
grelottant, il raconte à Lyautey sa fuite avec Isabelle. « Tout d’un coup, la
maison que nous venions de quitter s’écroule sur nous. Je tombe, à moitié
assommé, le courant m’entraîne. Un boulanger m’arrache à la mort. Tout de
suite, aidé de mon sauveteur, nous nous mettons à la recherche de ma
femme. Je l’appelle à grands cris. Rien. Elle a disparu sous les flots 5. »
S’appuyant sur son récit, Lyautey, les jours suivants, fait rechercher le
corps d’Isabelle en amont et en aval de l’oued. Le 23 octobre, ses hommes
tombent sur le cadavre du petit garçon du postier qui a dérivé à plus de
trente kilomètres ! Après trois jours de fouilles, le nombre des morts s’élève
à vingt-quatre : dix Européens et quatorze indigènes. Nulle trace, en
revanche, d’Isabelle Eberhardt. À Alger, Victor Barrucand retient son
souffle. « La sachant résolue et forte, nous ne voulions pas admettre sa
mort. Nous espérions… Que n’espérions-nous pas 6 ? » Slimène, de son
côté, a été sommé de repartir. Juste avant de quitter Aïn-Sefra, il a supplié
Lyautey de lui donner des nouvelles. Mais le 26 octobre, toujours rien, et
Lyautey fait les cent pas. Isabelle s’est-elle enfuie dans quelque bled ? A-t-
elle filé avec une caravane ? Une idée, soudain, l’illumine. Et si Slimène,
dans son affolement, l’avait prise pour une autre… Le général veut en avoir
le cœur net. Le jeudi 27 au matin, il donne l’ordre au lieutenant de Loustal
et ses légionnaires de fouiller les décombres du gourbi où elle vivait avec
son mari. Parmi ces hommes figure le fameux Kohn qui, des années plus
tard, se souvient parfaitement de ce fameux matin : « Nous arrivâmes sans
trop de peine, mes camarades et moi, à cette masure située dans une rue
maintenant crevassée, boueuse, encombrée de dépôts de pierre et de toute
sorte de décombres puants entassés par l’inondation 7. » Pour entrer, ils sont
obligés de forcer la porte derrière laquelle se sont amoncelés toutes sortes
de débris. Puis, dans un air qui empeste, ils descendent les quelques
marches pour atteindre le rez-de-chaussée, s’enfonçant peu à peu dans la
fange boueuse qui, bientôt, leur arrive jusqu’au ventre. Attiré par une odeur
particulièrement nauséabonde, Kohn se fraie un chemin à tâtons dans la
boue. Le plafond est très bas et il doit se courber. « Aux traces laissées par
l’eau limoneuse sur la muraille de la chambre, j’ai constaté que la crue avait
dépassé la taille d’un homme 8. » Enfin, il atteint le fond de la pièce. Là,
dans l’obscurité du réduit formé par la volée d’escalier, il distingue deux
pieds humains qui sortent d’un monceau de débris. Fébrile, il se met à
dégager la planche qui recouvre le cadavre. C’est Si Mahmoud ! Les jambes
repliées, les mains nouées derrière la nuque, revêtue de son costume arabe 9.
Aussitôt, Lyautey prévient Alger par télégramme : « Corps Isabelle
Eberhardt retrouvé sous décombres. » À sa lecture, Barrucand refuse encore
d’y croire. Isabelle était si téméraire. Mais dans l’après-midi tombe un
deuxième télégramme, de l’agence Havas cette fois-ci, et là, plus aucun
doute possible.

Aïn-Sefra, 27 octobre,
Ce matin, à 9 h 15 on a découvert le corps d’Isabelle Eberhardt.
Le cadavre était enfoui sous les décombres, au bas de l’escalier
de sa maison. L’assistance était très impressionnée 10.

Isabelle-Si Mahmoud est bel et bien morte. Elle avait vingt-sept ans.

Le jour même, Lyautey fait ensevelir le corps au petit cimetière


musulman d’Aïn-Sefra. « Ce fut une cérémonie touchante car dans le désert
oranais on aimait cette jeune femme pour son intrépidité et on la vénérait à
l’égal d’un marabout pour sa science du Koran 11. » Slimène, bouleversé,
n’a pas le temps de s’y rendre. Il reste cependant en étroit contact avec
Barrucand auquel, dans un premier temps, il expose son désir de faire
transférer la dépouille de sa femme dans le petit cimetière de Bône où
repose déjà sa mère. Puis, il se ravise et finit par « donner son adhésion
12
entière à la tombe saharienne ». Isabelle ne voulait pas mourir dans un
pays d’arbres. « Elle était née pour la dune et pour l’espace, et souhaitait
mourir au soleil à son dernier soupir 13. »
À sa charge, Lyautey fait édifier une pierre tombale sur laquelle il fait
inscrire ces simples mots : « Isabelle Eberhardt / épouse Ehnni
Sliman / Morte à 27 ans / Catastrophe d’Aïn-Sefra / 21 octobre 1904. »

Avant même que soit annoncée officiellement sa mort, et espérant


toujours un miracle, les journaux déplorent la disparition de cette
« Séverine algérienne » dont la lignée littéraire est digne d’un Fromentin 14.
Mais le 27 octobre la nouvelle tombe, et les articles aussitôt pleuvent. Dans
La Dépêche algérienne, René Leclerc brosse un très beau portrait de cette
« fille du Nord […] séduite par le cadre primitif de la Vie arabe, par les
préceptes simple et mystérieux à la fois du Livre du Prophète et qui vécut
une vie nomade continuelle à travers les tribus, vie dont sa nature inquiète
et curieuse ne pouvait se passer 15 ». Après l’avoir décrite comme un « rude
homme », Fernand Perret, le directeur du journal La Vigie algérienne, la
qualifie de « Bédouin de génie » : « Son sillon n’aura pas été long ; mais
elle l’a creusé dans un terrain si pur et si fertile, elle l’a si bien ensemencé
que la gerbe a été belle 16 ». Sous le pseudonyme de « Joyeuse », Pierre
Batail lui dédie un poème qu’il termine par ce vers : « Disparue, oui, mais
non pas morte 17. »
Parallèlement, un faire-part annonçant le décès d’Isabelle est publié. Par
qui ? Par quelqu’un d’extrêmement bien renseigné qui connaît non
seulement tous les noms et prénoms de ses frères et sœurs, mais leur métier
et même, pour les filles, leur nom marital… Une initiative d’Augustin décrit
ici comme « professeur d’allemand » ? De Natalia, sa sœur aînée,
qu’Isabelle n’avait pas revue depuis l’âge de dix ans, ou de Nicolas, le frère
ennemi, devenu, lit-on, « chef de bureau au ministère des Affaires
étrangères à St-Pétersbourg » ?
Lorsqu’en Tunisie, le célèbre docteur Mardrus (traducteur des Mille et
Une Nuits) et sa femme apprennent la nouvelle, tous deux décident aussitôt
d’abandonner leurs travaux pour venir lui rendre un ultime hommage. Mal
renseignés, ils se retrouvent à Bône devant la tombe de la mère d’Isabelle 18.
Sans le savoir, ils sont les premiers d’une longue cohorte de pèlerins dont le
nombre, avec les années, ne cessera jamais de croître.
Bouleversé, Victor Barrucand lui consacre un premier grand article dans
son Akhbar du 30 octobre 1904 : « Pauvre grand cœur assoiffé de rêve et de
liberté, sensibilité compatissante à toutes les douleurs, âme imprégnée
comme une éponge de la souffrance des êtres voisins, on salue aujourd’hui
son talent, on rend justice à ses énergies généreuses ! […] L’insulte, le
sarcasme, la calomnie et les persécutions basses s’apaisent devant la fatalité
cruelle qui rachète la supériorité de son esprit par une grande mort
collective, et qui mêle sa dépouille à d’autres formes humaines sans
distinction d’âge, de sexe ou de race, sous un même manteau de limon 19. »
Le dimanche suivant, il lui consacre l’intégralité de la première page de son
journal, allant jusqu’à lui dédier à son tour un poème : « Et tu n’auras été ni
mon sang ni ma chair / Mais de tous mes soupirs le regret le plus cher 20. »
Plus loin, sous la signature de « Balek », il s’en prend violemment au
journal Les Nouvelles qui a eu l’indécence de faire part de sa tristesse : « Ce
n’est pas quand on a essayé de salir et d’affamer les gens par une campagne
de diffamation […] qu’on a l’impudeur de venir larmoyer sur leur tombe
fraîche […]. Combien sommes-nous qui avons empêché cette malheureuse
d’être ensevelie sous la boue que ces journalistes des égouts algériens
vomissaient sur ses actions ? Le mur de toub qui s’écroula sur elle dans la
catastrophe d’Aïn-Sefra était sans doute plus meurtrier mais moins sale que
certaines proses qu’on retrouverait avec des pincettes. La mort n’efface par
ces choses-là 21. »
Pendant ce temps, Lyautey fait activement rechercher le fameux
manuscrit qu’Isabelle, au dire du lieutenant Pâris, venait d’envoyer par la
poste. Mais rien. Pas le moindre signe de ces si belles pages qu’elle lui
lisait. À Paris comme à Alger, aucun éditeur n’a reçu quoi que ce soit.
Lyautey enrage. Plus que tout, il déteste piétiner. Puis c’est la révélation !
Nous sommes le 19 novembre 1904.
« Ça y est, je sais ! Il est dans la boue ! Quelle guigne ! Cela fait plus de
trois semaines que nous sommes sur une fausse piste ! »
La suite, nous la connaissons : un gourbi en ruines gorgé de pierres et
de boue, une poignée de disciplinaires, un lieutenant acharné et enfin, après
huit jours de recherches, le triomphe ! « Nous venons enfin de retrouver le
précieux manuscrit de “Sud-Oranais”, bien maculé, abîmé, mais, semble-t-
il, à peu près intact. Il va y avoir tout un travail à faire pour nettoyer ces
pages, les sécher, les colliger, mais il se fera mieux certainement à Alger
qu’ici. Je réunis donc dans un carton tout ce qui a été trouvé jusqu’ici :
1° Le “Sud-Oranais” tel quel,
2° Les coupures de journaux demeurées à côté et contenant les articles
parus,
3° Un cahier de notes prises par Si Mahmoud à la suite de ses
lectures 22. »

Une écrivaine était née.


Épilogue

« Les chefs annoncent une expédition lointaine


Ils m’annoncent une mort prochaine.
Qui me verra mourir ? Qui priera pour moi ?
Qui fera pour ma mémoire l’aumône sur ma tombe 1. »

Peu après la mort d’Isabelle, Victor Barrucand est décidé à faire


connaître ses œuvres. Du 13 novembre au 4 décembre 1904, il fait publier
en feuilletons dans L’Akhbar la troisième et dernière partie de Trimardeur,
le roman d’Isabelle, retrouvé à côté de son corps, dans la boue d’Aïn-
Sefra… Aussitôt, de nouveaux hommages pleuvent. Dans Le Figaro, Félix
Fénéon salue un livre « imprégné de nihilisme contemplatif », dans le Gil
Blas, Séverine, qui jusqu’alors n’avait jamais dédaigné répondre aux
nombreuses lettres qu’Isabelle lui avait envoyées, applaudit un roman qui
« témoigne d’un précieux talent, livre le secret de sa pensée profonde, de sa
grande âme inassouvie, en mal de beauté et d’équité 2 ».
Un an plus tard, après être parti se recueillir sur la tombe de son amie et
lui avoir promis de « lui donner la voix et la parole pour que ce qui fut en
nous et par nous demeure éternellement dans un monde d’étoile 3 »,
Barrucand fait publier *1 aux éditions Fasquelle, sous le titre Dans l’ombre
chaude de l’islam, la fameuse deuxième partie du Sud oranais, « Sauvée
des eaux ». Deuxième partie qu’il co-signe, compte tenu, affirme-t-il, des
nombreuses corrections qu’il a dû y ajouter : « Après un séjour de plusieurs
semaines dans la terre mouillée, le manuscrit était en partie détruit et très
friable. Il ne présentait plus aucune suite. Pour en raccorder les fragments,
nous avons été amenés, en reprenant toute la rédaction, à les relier entre eux
par des réflexions empruntées à la correspondance d’Isabelle Eberhardt, à
ses papiers, à ses cahiers de note et le plus souvent librement inspirés de nos
longues causeries et de notre collaboration fraternelle 4. » Il en envoie
aussitôt deux exemplaires dédicacés à Lyautey qui s’empresse de le
remercier. « Je ne saurai vous répéter assez combien je suis touché et
honoré de voir mon nom associé pour toujours au souvenir de Si Mahmoud
et reconnaissant de ce que vous y ayez songé 5. » Il en envoie également un
exemplaire au lieutenant Pâris qui se montre tout aussi ému : « Merci mille
fois […]. Ces pages débordantes de rêve et de réalité m’ont rappelé l’amie
gaie, charitable, spirituelle, insouciante, fataliste, originale et bon enfant
que fut Isabelle Eberhardt 6. » Barrucand ne s’arrête pas là. Tout au long des
années 1906 et 1907, il ne cesse d’envoyer le livre, ici à des écrivains, là à
des éditeurs, et de la faire connaître. En 1908, sans quasiment rien modifier
du texte d’origine cette fois, il fait publier sous le seul nom d’Isabelle
Eberhardt, et toujours chez Fasquelle, Les Notes de routes. Maroc, Tunisie,
Algérie. Le volume est magnifiquement illustré par les peintres
G. Rochegrosse, E. Dinet, M. Noiré et P. Bonnard qui, pour la plupart, ont
connu Isabelle de leur vivant.
Entre-temps, Slimène Ehnni est mort de maladie *2. Peu après son décès,
en décembre 1907, M’Cib Hammou, son beau-frère avec lequel il était
brouillé depuis fort longtemps, cherche à vendre à qui veut bien d’énormes
sacs remplis de papiers appartenant à Isabelle. Un certain M. Pleurre avertit
aussitôt Barrucand. « Cet Arabe, écrit-il, me fait l’effet d’être très vénal et
son fils, un bon à rien […]. Tout est pêle-mêle dans ces sacs, papiers
d’affaires, télégrammes, lettres relevant de son expulsion, correspondance
en russe, ébauches de romans manuscrits avec les dessins coloriés 7… » Que
faire ? Barrucand ne semble pas donner suite, et les sacs végètent en
attendant preneur.
En janvier 1909, Ernest Mallebay *3, le directeur de la Revue des
annales africaines, tombe sur une notice biographique éditée par les
Éditions Larousse mentionnant que seul Victor Barrucand est l’auteur du
livre À l’ombre chaude de l’Islam. De plus en plus opposé aux prises de
position assimilationnistes du directeur de L’Akhbar, il ne lui en faut pas
moins pour l’accuser d’avoir volontairement effacé le nom d’Isabelle. Rien
n’est plus faux. Une lettre d’excuses des Éditions Larousse nous le prouve :
« Nous pouvons d’ailleurs attester », écrivent-elles à Barrucand, « que vous
n’êtes pour rien dans la rédaction de votre notice : car nous avons pour
principe de ne jamais confier aux intéressés le soin de composer leur propre
biographie 8 ». Rien n’y fait cependant. Tel un seul homme, les ennemis
politiques du directeur de L’Akhbar se ruent sur l’occasion pour faire enfler
la polémique. L’affaire atteint de tels sommets qu’elle se termine en
avril 1909 au tribunal d’Alger…
Alors, Barrucand, coupable ou non coupable ? Difficile, d’un côté,
d’accuser celui qui fut le premier à repérer le talent d’Isabelle, le premier
encore à lui avoir donné du travail, celui enfin à qui nous devons de la
connaître. Force, en même temps, est de constater qu’il s’est beaucoup trop
pris au « jeu » de ces corrections. « Il appartenait à l’école qu’à la fin du
e
XIX siècle on appelait l’art moderne : ce fut le règne de l’ondulation, de la
cambrure, du col de cygne, du tordu, du tarabiscotage, de la fleur stylisée,
de la femme au ventre ravalé, du cheveu coupé en quatre […]. Barrucand
estima, dans ces conditions, qu’il était de son devoir, pour rendre les écrits
de notre amie sympathiques aux lettrés, de les pomponner, de les farder, de
les parfumer, de les calamistrer 9. » À ces corrections stylistiques, il faut
ajouter celles, plus politiques, où il fait disparaître des mots, voire des
passages entiers, à ses yeux trop « pro-arabes » ou encore trop critiques à
l’égard de l’administration coloniale *4…
À l’issue du procès, Mallebay est condamné à une amende « légère ».
Victor Barrucand n’en sort pas moins blessé, humilié. Entre Isabelle et lui,
n’est-ce pas lui, le véritable écrivain ? Comment se fait-il que tant de
personnes hissent le talent de sa jeune protégée à de telles hauteurs ? Et lui,
alors ? Il n’en revient pas.
En 1911, Robert Randau *5 publie à Alger ses Notes et souvenirs qui
donnent une foule de détails sur Isabelle. En 1913, l’anarchiste Vigné
d’Octon publie Mektoub, une nouvelle inédite d’Isabelle Eberhardt qui
s’avère être un faux. Fin 1914 *6, à l’initiative d’une certaine Chlolé Bulliod
qui aurait connu Isabelle, paraît à Bône une petite plaquette fort rare en
quatre exemplaires de sa nouvelle Au pays des sables (imprimerie Thomas).
Sept années passent : en 1920, Victor Barrucand fait publier chez
Fasquelle Pages d’islam, puis, en 1922, toujours aux éditions Fasquelle,
Trimardeur, le roman d’Isabelle dont la troisième partie, soigneusement
corrigée par ses soins, reste aujourd’hui encore l’objet de controverses.
Pendant ce temps, à Alger, Jean et Chloé Bulliod achètent en 1921,
moyennant 500 francs, les fameux sacs du beau-frère de Slimène Ehnni.
Quelques mois plus tard, René-Louis Doyon, de passage à Bône, apprend
par son ami William Gaillard, cousin de Chloé Bulliod, l’existence de ces
sacs 10. Sa curiosité est piquée. Il vient d’écrire un article virulent stipulant
qu’Isabelle était incapable d’écrire 11. Après avoir obtenu des Bulliod de
pouvoir temporairement emprunter les sacs, quelle n’est pas sa stupeur de
découvrir les quatre premiers Journaliers d’Isabelle. Ne pouvant prolonger
plus longtemps son voyage, il décide de les recopier « mot pour mot » avant
de rendre les sacs. En 1923, il les fait paraître aux Éditions de la
Connaissance, précédés par une biographie qu’il intitule : « La vie tragique
de la bonne nomade ». Depuis lors, jamais plus personne n’a pu remettre la
main sur ces sacs. Ont-ils été détruits ? Croupissent-ils dans une cave ? La
suite des Journaliers s’y trouve-t-elle ?
En 1923, René-Louis Doyon fait publier dans la collection « Les Amis
d’Édouard » les nouvelles d’Isabelle Amara le forçat et L’Anarchiste, puis
en 1925, sous le titre Contes et paysages, les nouvelles Yasmina, Au pays
des sables, Doctorat, Pays oublié, Amara le forçat, L’Anarchiste, Le
Major *7.
En 1930, Barrucand, avec le concours de Lyautey et de Lucie Delarue-
Mardrus, fonde Le Souvenir d’Isabelle Eberhardt, un comité situé au 4, rue
Portefoin dans le 3e arrondissement de Paris.
En 1931, en Algérie, à l’initiative du poète A. Robert et de Jean Pomier,
président de l’Association des écrivains algériens, une rue d’Alger ainsi
qu’une rue de la petite ville de Colomb Bechar dans le Sud prennent le nom
d’Isabelle Eberhardt *8.

Depuis, les articles et les biographies sur Isabelle Eberhardt se


multiplient…
En 2016, une rue Isabelle-Eberhardt est inaugurée à Genève.

*1. Le 24 novembre 1905 (et non en 1906 comme le stipulent tous les précédents biographes).
*2. Slimène est mort en 1907 de phtisie (tubercolose).
*3. Ernest Mallebay : ex-directeur du journal satirique Le Turco.
*4. Il suffit pour cela de lire l’admirable ouvrage de Mohammed Rochd Kempf qui pointe plus de
trois mille corrections effectuées par Barrucand sur la deuxième partie du Sud Oranais, dont de
nombreux retraits et ajouts ! : Isabelle Eberhardt. Le dernier voyage dans l’ombre chaude de l’Islam,
Alger, Entreprise nationale du livre, 1991.
*5. Robert Randau qu’Isabelle a connu à Ténès sous le nom d’Arnaud et qui, suite à la mise aux
enchères des affaires d’Isabelle, acquerra le sabre qui avait failli coûter la vie à celle-ci et qu’elle
avait gardé, ainsi que son encrier.
*6. Augustin se suicide en 1914, laissant une fille qui se suicidera elle aussi en 1954.
*7. Livre republié sous le titre Au pays des sables, avec l’ajout des nouvelles Le Magicien, Oum
Sahar, Le D’Jich, et précédé cette fois d’une biographie intitulée : « Infortune et ivresse d’une
errante », Paris, Sorlot, 1944.
*8. Aujourd’hui disparues.
Notes

Nous tenons à vivement remercier les archives nationales d’Outre-Mer


à Aix-en-Provence et la Bibliothèque nationale pour leur aide précieuse.

Par ailleurs, nous tenons à informer le lecteur que toute la


correspondance d’Isabelle à Ali Abdul Wahab provient des archives
familiales d’Ali Abdul Wahab, citées par Marie-Odile Delacour et Jean-
René Huleu dans Isabelle Eberhardt, Écrits intimes, Paris, Payot, 1998 et
sont abrégées ici IE/AAW.

Prologue
1. Le Figaro, 28 octobre 1904.
2. Le Temps, 24 octobre 1904.
3. La Petite République, 24 octobre 1904. Article rédigé par Edmond Claris.
4. L’Akhbar, 13 novembre 1904. Hommage signé Fernand Perret, directeur du journal La Vigie
algérienne.
5. Gil Blas, 24 octobre 1904.
6. Préface de Victor Barrucand, Pages d’islam, Paris, Fasquelle, 1920.
7. Robert Randau, Les Algérianistes, Paris, Sansot, 1911.
8. Lettre de Lyautey à Victor Barrucand, entre Oran et Marseille, 2 avril 1905, dans Lyautey, Vers le
Maroc. Lettres du Sud-Oranais, Paris, Armand Colin, 1937.
Chapitre I
1. Émile Durand-Greville, « Le poète national de la petite Russie », Revue des deux mondes, vol. XV,
15 juin 1876.
2. Commissariat spécial, Surveillance des étrangers, rapport 694, 7 juin 1897, adressé à M. le préfet
de Haute-Savoie à Annecy.
3. Archives historiques centrales de l’URSS : « Compléments aux États de service complets du
lieutenant général de Moerder, arrêté au 5 décembre 1871, folio 26, paragraphe X, intitulé
« Cessations de service pour congés temporaires » (E. Charles-Roux, Un désir d’Orient, op. cit.).
4. Département de police et de justice de Genève, rapport de renseignements, 13 mai 1897, signé par
l’inspecteur Kohlenberg.

Chapitre II
1. Registre des naissances du canton de Genève, année 1877, no 188.

Chapitre III
1. Léon Roger Milès, « Tolstoï et l’école de Yasnaïa Poliaxa », Nos femmes et nos enfants, Paris,
Flammarion, 1893.
2. Id.
3. Id.
4. « Témoignage de F. Guillermet, amie de la demi-sœur d’Isabelle E. », art. cit.
5. Lydie Paschkoff, La Princesse Glinsky, Paris, Calmann-Lévy, 1876.
6. René-Louis Doyon, « La vie tragique de la bonne nomade », préface, dans Isabelle Eberhardt, Mes
journaliers, Paris, La Connaissance, 1923.
7. Isabelle Eberhardt, Silhouettes d’Afrique. Les Oulémas, nouvelle publiée dans L’Athénée, mars-
avril 1898 (sous le nom de Paul Pionis mais l’erreur sera corrigée).
8. Isabelle Eberhardt, Trimardeur, Paris, Fasquelle, 1922.
9. R.-L. Doyon, « La vie tragique de la bonne nomade », préface cit.
10. Id.
11. « Témoignage de F. Guillermet, amie de la demi-sœur d’Isabelle E. », art. cit.
12. Département de justice et de police de Genève, rapport de l’inspecteur Vallet, 8 janvier 1888.
13. « Témoignage de F. Guillermet, amie de la demi-sœur d’Isabelle E. », art. cit.

Chapitre IV
1. Cent ans de police politique suisse – 1889-1989 – éditions d’En Bas, 1992.
2. Département de justice et de police de Genève, rapport de renseignements sur la personne
d’Alexandre Trofimovsky, 13 mai 1897.
3. R.-L. Doyon, « La vie tragique de la bonne nomade », préface cit.
4. Archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence [abrégées AOM par la suite], Liste de dépenses liées à
des ouvrages dont Isabelle a soigneusement retranscrit les titres, dossier 23X51 / 31 MIOM 31.
5. Pierre Loti, Le Roman d’un spahi, Paris, Calmann-Lévy, 1881.
6. Lettre d’Isabelle Eberhardt à Ali Abdul Wahab [lettres abrégées IE/AAW, par la suite], 17 février
1898, dans Isabelle Eberhardt, Écrits intimes, Paris, Payot, 1991.
7. Pierre Loti, Aziyadé, Paris, Calmann-Lévy, 1879.
8. Id.
9. Id.
10. AOM, Télégramme envoyé par Augustin de Moerder à Madeleine Bernard depuis Valence le
9 juillet 1894, dossier 23X35 / 31 MIOM31.
11. AOM, Lettre de Madeleine Bernard envoyée depuis San Nicolao à sa cousine Anne Joliet, fin
juillet 1894, dossier 23X35 / 31 MIOM 31.
12. Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, Paris, Plon, 1887.
13. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Augustin de Moerder [lettres abrégées IE/AM par la suite],
24 décembre 1895, dossier 23X26 / 31 MIOM 31.

Chapitre V
1. Lettre IE/AAW, 22 août 1987, dans Écrits intimes, op. cit.
2. I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit.
3. Id.
4. Lettre IE/AM, 24 décembre 1895, reproduite dans R.-L. Doyon, « La vie tragique de la bonne
nomade », préface cit.
5. Rapport no 748 : Gaspariantz Archavir, « Étrangers suspects » du commissaire spécial au préfet de
la Haute-Savoie à Annecy », 29 juin 1896.
6. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 16 juillet 1900 ».
7. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
8. Rapport no 748 : Gaspariantz Archavir, « Étrangers suspects » du commissaire spécial au préfet de
la Haute-Savoie à Annecy », 29 juin 1896.
9. I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit.
10. Id.
11. Isabelle Eberhardt, Infernalia. Volupté sépulcrale, nouvelle publiée dans la Nouvelle Revue
moderne, 15 septembre 1895.
12. Id.
13. Edgar Poe, Ligeia, nouvelle publiée en 1838 et reprise dans Les Histoires extraordinaires, trad.
Charles Baudelaire, Paris, Michel Lévy Frères, 1856.
14. I. Eberhardt Infernalia, op. cit.
15. Isabelle Eberhardt, Visions du Mogrheb, nouvelle publiée dans la Nouvelle Revue moderne,
15 septembre 1895.
16. Id.
17. C’est à Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu qu’on doit cette très belle interprétation sur le
nom de Nicolas Podolinsky, dans leur livre, Le Voyage soufi d’Isabelle Eberhardt, Paris, Losfeld,
2008.
18. AOM, Lettre d’Édouard Vivicorsi à Nicolas Podolinsky, 17 novembre 1895, dossier 23X39 / 31
MIOM 31.
19. Lettre AM/IE, 12 novembre 1895, reproduite dans R.-L. Doyon, « La vie tragique de la bonne
nomade », préface cit.
20. AOM, Lettre IE/AM, début décembre 1895, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
21. AOM, Lettre IE/AM, 18-25 novembre 1895, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
22. AOM, Lettre IE/AM, mi-décembre 1895, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
23. Id.
24. Lettre IE/AM, 24 décembre 1895, reproduite dans R.-L. Doyon, « La vie tragique de la bonne
nomade », préface cit.
25. Id.
26. Id.
27. Id.
28. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Charles Schwartz, février 1896, dossier 23X33 / 31
MIOM 31.

Chapitre VI
1. Isabelle Eberhardt, Per fas et nefas, nouvelle publiée dans la Nouvelle Revue moderne, 15 mai
1896.
2. I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit.
3. I. Eberhardt, Per fas et nefas, op. cit.
4. Archives départementales de Haute-Savoie, rapport de police adressé au préfet d’Annecy,
16 septembre 1896.
5. Ladislas Mysyrowicz, « Les étudiants “orientaux” en médecine à Genève (1876-1914) »,
Gesnerus, vol. XXXIV, 1977.
6. Robert Randau, Notes et souvenirs, Alger, Charlot, 1945.
7. Isabelle Eberhardt, Doctorat, nouvelle publiée dans Contes et paysages, édition établie et préfacée
par René-Louis Doyon, Paris, La Connaissance, 1925 (rééd. dans Au pays des sables, Paris, Sorlot,
1944).
8. Id.
9. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
10. AOM, Lettre de J. Manin à Isabelle Eberhardt, 23 avril 1896, dossier 23X33 / 31 MIOM 31.
11. AOM, Lettre de J. Manin à Isabelle Eberhardt, 17 juillet 1896, dossier 23X33 / 31 MIOM 31.
12. AOM, Lettre du cheikh Abou Naddara à Isabelle Eberhardt [lettres abrégées AN/IE, par la suite,
toutes tirées du même dossier], 19 octobre 1896, dossier 23X43 / 31 MIOM 31.
13. AOM, Lettre AN/IE, 26 octobre 1896.
14. AOM, Lettre AN/IE, 16 novembre 1896.
15. AOM, Lettre AN/IE, 26 novembre 1896.
16. Petites annonces du Journal, 28 novembre 1896.
17. AOM, Érostrate, nouvelle inédite d’Isabelle Eberhardt, dossier 23X10 / 31 MIOM 29.
18. Id.
19. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à J. Bonneval, fin décembre 1896, dossier 23X33 / 31
MIOM 31.
20. AOM, Lettre IE/AN, fin décembre 1896.
21. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
22. C. de Varigny, « L’Algérie en 1896 », Revue des deux mondes, vol. CXXXVII, 1896.
23. AOM, Lettre des David à Natalia de Moerder, 16 mai 1897, dossier 23X38 / 31 MIOM 31.
24. I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit.
25. AOM, Lettre AN/IE, avril 1897.
26. AOM, Lettre IE/AAW, 15 mai 1897.
Chapitre VII
1. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
2. Isabelle Eberhardt, Réminiscences, nouvelle publiée dans Dans l’ombre chaude de l’islam, édition
corrigée par Victor Barrucand, Paris, Fasquelle, 1905 (rééd. 1921).
3. Baedeker’s Mediterranean 1911 / Morocco Algeria Tunisia – « Annaba, Algeria ».
4. AOM, Dessins Isabelle, dossier 23X45 / 31 MIOM31.
5. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
6. Lettre IE/AAW, 28 août 1897.
7. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
8. Lettre IE/AAW, 22 juin 1897.
9. AOM, Lettre IE/AAW, 1er juillet 1897.
10. Lettre AAW à un ami, 1911, dans Écrits intimes, op. cit.
11. Lettre IE/AAW, 1er juillet 1897.
12. Lettre IE/AAW, 12 août 1897.
13. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
14. Lettre IE/AAW, 12 août 1897.
15. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
16. Lettre AAW/IE, 25 août 1897.
17. Lettre IE/AAW, 28 août 1897.
18. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
19. Lettre IE/AAW, 23 septembre 1897.
20. AOM, Lettre de J. Bonneval à Isabelle Eberhardt, juillet 1897, dossier 23X33 / 31 MIOM 31.
Cette nouvelle d’Isabelle a, hélas, disparu.
21. Lettre IE/AAW, 22 août 1897.
22. I. Eberhardt, Silhouettes d’Afrique, op. cit.
23. Lettre IE/AAW, 28 août 1897.
24. Id.
25. I. Eberhardt, Silhouettes d’Afrique, op. cit.
26. Id.
27. Id.
28. « Lettre ouverte d’Isabelle Eberhardt », La Dépêche algérienne, 6 juin 1901 : « Ma mère qui
appartenait à la noblesse russe, est morte à Bône en 1897, après s’être faite musulmane… »
29. I. Eberhardt, Silhouettes d’Afrique, op. cit.
30. Lettre IE/AAW, 13 octobre 1897.
31. AOM, Lettre de Hyacinthe Delastre à Nicolas Podolinsky alias Isabelle Eberhardt, 30 octobre
1897, dossier 23X34 / 31 MIOM 31.
32. Lettre IE/AAW, 8 novembre 1897.
33. Id.
34. Lettre IE/AAW, 13 novembre 1897.
35. Id.
36. Id.
37. Id.
38. Id.
39. AOM, Lettre de Hyacinthe Delastre à Nicolas Podolinsky alias Isabelle Eberhardt, 13 novembre
1897, dossier 23X34 / 31 MIOM 31.

Chapitre VIII
1. AOM, Rakhil, roman inédit et inachevé d’Isabelle Eberhardt (trois variantes retranscrites sur divers
cahiers sous les titres Rakhil, À la dérive, Anneba), dossier 23X18 / 31 MIOM 29.
2. Id.
3. Id.
4. Lettre IE/AAW, 13 décembre 1897.
5. Id.
6. Id.
7. Lettre IE/AAW, 9 janvier 1898.
8. Id.
9. AOM, lettre de Khoudja ben Abdallah à Alexandre Trofimovsky 10 janvier 1898, dossier
23X41 / 31 MIOM 31.
10. Lettre IE/AAW, 1er janvier 1898.
11. Id.
12. Lettre IE/AAW, 11 janvier 1898.
13. Id.
14. Lettre IE/AAW, mi-janvier 1898.
15. Lettre IE/AAW, 5 février 1898.
16. Lettre IE/AAW, 10 février 1898.
17. Lettre IE/AAW, 17 février 1898.
18. Lettre IE/AAW, 10 février 1898.
19. Lettre IE/AAW, 28 février 1898.
20. Id.
21. Lettre IE/AAW, 24 Ramadan (A).
22. Lettre IE/AAW, 27 février 1898.
23. Isabelle Eberhardt, « Lettre ouverte à J. Bonneval », L’Athénée, mars 1898.
24. Id.
25. Id.
26. AOM, Rakhil / À la dérive / Anneba, dossier 23X18 / 31 MIOM 29.
27. Lettre IE/AAW, 14 avril 1898.

Chapitre IX

1. Lettre AN/IE, 20 avril 1898.


2. AOM, Lettre d’Ali Abdul Wahab à Alexandre Trofimovsky, 17 avril 1898, dossier 23X31 / 31
MIOM 31.
3. Lettre IE/AAW, 22 avril 1898.
4. Id.
5. Lettre IE/AAW, 27 avril 1898.
6. Lettre IE/AAW, 23 avril 1898.
7. Id.
8. Lettre IE/AAW, 23 mai 1898.
9. Lettre IE/AAW, 27 avril 1898.
10. AOM, Lettre de Rechid Bey à Isabelle Eberhardt, 22 juin 1898, dossier 23X42 / 31 MIOM 31.
11. Lettre IE/AAW, 26 juin 1898.
12. Lettre IE/AAW, 29 juillet 1898.
13. Lettre IE/AAW, 4 août 1898.
14. Id.
15. Lettre IE/AAW, 2 octobre 1898.
16. Id.
17. Lettre AAW/IE, d’octobre 1898.
18. AOM, Lettre d’Augustin de Moerder à Ali Abdul Wahab, 10 novembre 1898, dossier 23X31 / 31
MIOM 31.
19. Id.
20. Id.
21. Lettre IE/AAW, 28 novembre 1898.
22. AOM, Lettre du baron A. Herzen à Isabelle Eberhardt, 31 décembre 1898, dossier 23X20 / 31
MIOM 30.
23. Lettre IE/AAW, 17 janvier 1899.
24. Id.
25. Id.
26. AOM, Lettre d’Abdullah Djevdet à Isabelle Eberhardt, 5 janvier 1899, dossier 23X36 / 31
MIOM 31.
27. AOM, Lettre de Khoudja ben Abdallah à Isabelle Eberhardt, 3 mai 1899, dossier 23X41 / 31
MIOM 31.
28. Id.
29. Isabelle Eberhardt, L’Anarchiste, nouvelle édition établie et préfacée par René-Louis Doyon,
Paris, Édouard Champion, coll. « Les amis d’Édouard », 1923 (rééd. dans Contes et paysages,
op. cit., et Au pays des sables, op. cit.).

Chapitre X

1. I. Eberhardt, L’Anarchiste, op. cit.


2. Lettre IE/AAW, 17 ou 18 mai 1899.
3. AOM, Journal de route (1899-1900), dossier 23X11 / 31 MIOM 29.
4. Lettre IE/AAW, 8 novembre 1899.
5. Isabelle Eberhard, Heures de Tunis, nouvelle publiée dans la Revue blanche, juillet 1902,
no XXVIII (rééd. dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.).
6. Id.
7. Isabelle Eberhard, Le Roman de Turco, nouvelle écrite durant cet été 1899, publiée dans les
Nouvelles algériennes, fin août 1902.
8. Isabelle Eberhard, Yasmina, nouvelle publiée en feuilletons dans Le Progrès de l’Est à partir du
4 février 1902 (rééd. dans Contes et paysages, op. cit.).
9. AOM, Journal de route, op. cit.
10. I. Eberhard, Yasmina, op. cit.
11. Id.
12. Id.
13. E. Fromentin, Un été dans le Sahara, op. cit.
14. AOM, Journal de route, op. cit.
15. Id.
16. Isabelle Eberhardt, « Première arrivée à El Oued », texte publié le 8 avril 1915 dans L’Akhbar à
titre posthume.

Chapitre XI
1. Isabelle Eberhardt, Mort musulmane, nouvelle publiée dans Dans l’ombre chaude de l’islam,
op. cit.
2. AOM, Journal de route, op. cit.
3. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 17 août 1901 ».
4. Id.
5. AOM, Journal de route, op. cit.
6. AOM, Lettre de Mohammed Rachid à Isabelle Eberhardt, 21 août 1899, dossier 23X36 / 31
MIOM 31.
7. AOM, Journal de route, op. cit.
8. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 16 juillet 1900 ».
9. Lettre IE/AAW, non datée mais vraisemblablement du mois de juillet 1899.
10. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 21 février 1901 ».
11. AOM, Journal de route, op. cit.
12. Isabelle Eberhardt, Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie, Paris, Fasquelle, 1908, « Sahel
tunisien ».
13. Isabelle Eberhardt, Chemineau, nouvelle publiée dans L’Akhbar, 25 janvier 1903 (rééd. dans
Pays d’Islam, op. cit.).
14. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Sahel tunisien ».
15. Id.
16. Id.
17. Id.
18. Ibid., « La Medjba ».
19. Id.
20. Id.
21. Eugène Fromentin, Une année dans le Sahel, Paris, Plon, 1887.
22. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Amira ».
23. Id.
24. AOM, texte inédit d’Isabelle Eberhardt, dossier 23X11 / 31 MIOM 29.
25. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Mohamed Bourguiba, 29 septembre 1899, dossier
23X36 / 31 MIOM 31.
26. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 28 mai 1901 ».

Chapitre XII
1. AOM, Registre de correspondance Marseille, octobre 1899, dossier 23X48 / 31 MIOM 31.
2. Isabelle Eberhardt, Nostalgies, nouvelle publiée dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
3. Charles Droulers, Le Marquis de Morès 1858-1896, Paris, Plon, 1932.
4. La Libre parole, Édouard Drumont, journal politique et polémiste lancé le 20 avril 1892 avec,
comme sous-titre, « La France aux Français »…
5. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 16 juin 1900 ».
6. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit.
7. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 1er janvier 1900 ».
8. AOM, L’Âge du néant, texte inédit d’Isabelle Eberhadt, dossier 23X14 / 31 MIOM 29.
9. Id.
10. Arthur Bernède (dir.), L’Assassinat du marquis de Morès, Paris, Librairie du livre national,
coll. « Crimes et châtiments », 1931.
11. Édouard Drumont, La Libre parole.
12. Édouard Drumont, La France juive, Paris, 1886 (ce pamphlet antisémite connut un succès sans
précédent avec 62 000 ventes dès la première année. Il connaît 200 rééditions jusqu’en 1914).
13. Id.
14. Id.
15. Journal de route, op. cit.
16. Id.
17. Id.
18. Id.
19. Id.
Chapitre XIII
1. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Cagliari, 1er janvier 1900 ».
2. AOM, Lettre d’Abdel el Aziz Osman à Isabelle Eberhardt, 3 mai 1900, dossier 23X40 / 31
MIOM 31.
3. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Cagliari, 9 janvier 1900 ».
4. AOM, Lettre du banquier Frank Markovitch de la Banque internationale de Moscou à Marseille à
Mlle Eberhardt, chez Mme Mereina Aziz Bey, 22 janvier 1900, dossier 23X40 / 31 MIOM 31.
5. Contes et paysages, sept nouvelles d’Isabelle Eberhardt, op. cit.
6. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Cagliari, 18 janvier 1900 ».
7. Ibid., « Cagliari 1er janvier 1900 ».
8. Id.
9. Ibid., « Cagliari, 18 janvier 1900 ».

10. Id.
11. Ibid., « Cagliari, 1er janvier 1900 ».
12. Témoignage recueilli par Georges Roger, « Les prémices d’une vocation. Lettres inédites
d’Isabelle Eberhardt », Europe, juin 1956.
13. Id.
14. AOM, Lettre d’Abdel el Aziz Osman à Isabelle Eberhardt datée du 24 mai 1900, dossier
23X40 / 31 MIOM 31.
15. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Genève 8 juin 1900 ».
16. AOM, Lettre d’Eugène Letord à Isabelle Eberhardt, 10 avril 1900, dossier 23X37 / 31 MIOM 31.
17. AOM, Lettre de Lydia Paschkoff à Isabelle Eberhardt, 7 avril 1900, dossier 23X49 / 31
MIOM 31.
18. AOM, Lettre de Lydia Paschkoff à Isabelle Eberhardt, 12 avril 1900, dossier 23X49 / 31
MIOM 31.
19. Id.
20. Id.
21. Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable, vol. I, « Vers les horizons bleus » (notes du 2 mai 1900),
édité par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, Paris, Grasset, 1988, extrait corrigé de
« Souvenirs d’Eloued » paru dans I. Eberhardt, Notes de route, op. cit.
22. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Genève 8 juin 1900 ».
23. Ibid., « Vers les horizons bleus » (note du 7 mai 1900).
24. Mes journaliers, op. cit., « Genève 30 juin 1900 ».
25. Ibid., « Genève, 27 juin 1900 ».
26. Ibid., « 30 juin 1900 ».
27. Id.
28. Ibid., « 15 juillet 1900 ».
29. AOM, Liste courses Marseille, juillet 1900, dossier 23X51 / 31 MIOM 32.

Chapitre XIV

1. I. Eberhardt, Réminiscences, op. cit.


2. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Alger 23 juillet 1900 ».
3. Id.
4. Extrait de « Être », poème de l’émir Abdelkader Al Jazaïri, trad. Abed Azrié, revue Apulée, Paris,
Zulma, 2016.
5. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, 22 août 1901 ».
6. Ibid., « Bordj Terajen, 1er août 1900 / El Oued, 4 août 1900 ».
7. Commandant Cauvet, Le Chameau, Librairie J. B. Caillères, 1925-1926.
8. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « El Oued, 4 août 1900 ».
9. Ibid., « El Oued, 9 août 1900 ».
10. Id.
11. Id.
12. AOM, Lettre IE/AM, El Oued, 10 novembre 1900, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
13. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
14. Id.
15. Isabelle Eberhardt, La Main, nouvelle publiée avec deux autres nouvelles dans La Dépêche
algérienne, 20 avril 1904, sous le titre Obscurité.
16. Isabelle Eberhardt, L’Ami, nouvelle publiée dans Pages d’islam, op. cit.
17. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « El Oued, 9 août 1900 ».
18. Ibid., « 3 septembre 1900 ».
19. AOM, série H : Affaire indigènes, sous-série 20 H : Affaires diverses, carton 20H9 : Affaire
Eberhardt 1900-1901 / Rapport du général Dechizelle à la division de Constantine, 7 septembre 1900.
20. AOM, série H : Affaire indigènes, sous-série 20 H : Affaires diverses, carton 20H9 : Affaire
Eberhardt 1900-1901 / Rapport du capitaine Cauvet au commandant du Cercle de Touggourt,
25 novembre 1900.
21. Octave Depont, Xavier Coppolani, Les Confréries religieuses musulmanes, Alger, Adolphe
Jourdan, 1897.
22. Parole d’Abd al-Qader al-Jilani.
23. AOM, Lettre IE/AM, El Oued, 10 décembre 1900, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
24. O. Depont, X. Coppolani, Les Confréries religieuses musulmanes, op. cit. (rituel imposé aux
adeptes de la zaouïa de Nefta de laquelle dépendent celles de Guémar et d’El Amiche).
25. AOM, Lettre IE/AM, El Oued, 10 novembre 1900, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
26. Id.
27. AOM, série Q, sous-série 3 q, Algérie, département de Constantine, carton 3Q429 / Conseil de
Guerre de Constantine année 1901 / Dossier judiciaire d’Abdullah ben Si Mohammed
ben Lakhdar / Déposition d’Isabelle Eberhardt, 2 février 1901.
28. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Souvenirs d’Eloued ».
29. AOM, Lettre IE/AM, El Oued, 10 novembre 1900, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
30. AOM, Lettre IE/AM, El Oued, 10 décembre 1900, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
31. I. Eberhardt, L’Ami, op. cit.
32. Isabelle Eberhardt, Dans la dune, nouvelle publiée dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
33. Isabelle Eberhardt, Le Major, nouvelle publiée dans Contes et paysages, op. cit. (rééd. dans Au
pays des sables, op. cit.).
34. Id.
35. AOM, série H : Affaire indigènes, sous-série 20 H : Affaires diverses, carton 20H9, Affaire
Eberhardt 1900-1901 / Rapport du général Dechizelle à la division de Constantine, 7 décembre 1900.
36. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 24 décembre 1900 (Ramadane) ».
37. Isabelle Eberhardt, Fantasia, nouvelle publiée dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
38. AOM, Lettre IE/AM, El Oued, 10 décembre 1900, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.

Chapitre XV
1. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Souvenirs d’Eloued ».
2. AOM, Lettre IE/AM, 18 janvier 1901, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
3. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 28 janvier 1901 ».
4. Id.
5. I. Eberhardt, Écrits sur le sable, vol. I, op. cit., « Vers les horizons bleus ».
6. La Dépêche algérienne, extrait de la lettre d’Isabelle Eberhardt publiée le 6 juin 1901.
7. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 28 janvier 1901 ».
8. Ibid., ouverture du Troisième Journalier, « Février 1901, hôpital El Oued ».
9. Id.
10. Id.
11. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
12. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 17 août 1901, samedi ».
13. Ibid., « Marseille, 23 juillet 1901 ».
14. Ibid., « Souvenir d’Eloued ».
15. Id.
16. Ibid., Mes Journaliers, op. cit., « Vendredi, le 1-3-1901, Chagga ».
17. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 9 février 1901, dossier 23X21 / 31
MIOM 30.
18. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 10 février (midi) 1901, dossier 23X21 / 31
MIOM 30.
19. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « El Oued, 20 février 1901 ».
20. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Souvenir d’Eloued » (16 mai 1901).
21. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Abd el Kader ben Hadj Saïd, 20 février 1901, dossier
23X21 / 31 MIOM 30.
22. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Vendredi, le 1-3-1901, Chagga ».
23. Isabelle Eberhardt, Le Portrait de l’Ouled-Naïl, nouvelle publiée le 27 janvier 1903 dans La
Dépêche algérienne (rééd. dans Pages d’islam, op. cit.).
24. AOM, Lettre IE/AM, 7 mars 1901, dossier 23X28 / 31 MIOM 31.
25. Id.
26. AOM, Lettre de Slimène Ehnni à Augustin de Moerder, 17 mars 1901, dossier 23X26 / 31
MIOM 31.
27. Id.
28. Id.
29. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Batna, le 26 mars 1901 ».

Chapitre XVI
1. AOM, série Q, sous-série 3 q : Algérie, département de Constantine, carton 3Q429 / Conseil de
guerre de Constantine, année 1901 / Dossier judiciaire d’Abdullah ben Si Mohammed
ben Lakhdar / Plainte.
2. AOM, série Q, sous-série 3 q : Algérie, département de Constantine, carton 3Q429 / Conseil de
guerre de Constantine, année 1901 / Dossier judiciaire d’Abdullah ben Si Mohammed
ben Lakhdar / Déposition d’Isabelle Eberhardt, 2 février 1901.
3. AOM, série Q, sous-série 3 q : Algérie, département de Constantine, carton 3Q429 / Conseil de
guerre de Constantine, année 1901 / Dossier judiciaire d’Abdullah ben Si Mohammed
ben Lakhdar / Interrogatoire d’Abdullah ben Si Mohammed ben Lakhdar.
4. Ibid.
5. AOM, série Q, sous-série 3 q : Algérie, département de Constantine, carton 3Q429 / Conseil de
guerre de Constantine, année 1901 / Dossier judiciaire d’Abdullah ben Si Mohammed
ben Lakhdar / Rapport de police judiciaire.
6. Id.
7. Id.
8. Isabelle Eberhardt, Le Criminel, nouvelle publiée dans L’Akhbar, 8 février 1903. (Rééd. dans
Pages d’Islam, op. cit.)
9. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Batna, le 26 avril 1901 ».
10. Id.
11. Id.
12. I. Eberhardt, Le Major, op. cit.
13. Id.
14. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Dimanche 5 mai 1901 ».
15. Ibid., « Marseille, 12 mai 1901 ».
16. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 23 mai 1901, dossier 23X22 / 31 MIOM 30.
17. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, début juin 1901, dossier 23X22 / 31
MIOM 30.
18. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
19. I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit.
20. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 29 mai 1901, dossier 23X22 / 31 MIOM 30.
21. Id.
22. Lettre ouverte d’Isabelle Eberhardt à La Dépêche algérienne publiée le 6 juin 1901.
23. Les Nouvelles, Alger, 27 avril 1901.
24. Ibid., 1er mai 1901.
25. Id.
26. « Le procès de Margueritte », L’Akhbar, 25 janvier 1903, déposition de M. Charles Gauthier.
27. Id.
28. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, vendredi 7 juin 1901 ».
29. Isabelle Eberhardt, Amara le forçat, nouvelle éditée par René-Louis Doyon, Paris, Édouard
Champion, coll. « Les amis d’Édouard », 1923.
30. Edmonde Charles-Roux, Isabelle du désert, Paris, Grasset, 2003.
31. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, 5 juillet 1901 ».
32. AOM, série Q, sous-série 3 q : Algérie, département de Constantine, carton 3Q429 / Conseil de
guerre de Constantine, année 1901 / Dossier judiciaire d’Abdullah ben Si Mohammed
ben Lakhdar / Jugement et verdict.

Chapitre XVII

1. Lettre ouverte d’Isabelle Eberhardt à la Dépêche algérienne publiée le 21 juin 1901.


2. Lettre d’Isabelle Eberhardt au directeur du Petit Marseillais, 23 juin 1901, en réponse à l’article
« Conseil de guerre de Constantine » du 19 juin 1901.
3. Raoul Stephan, Isabelle ou la Révélation du Sahara, Paris, Flammarion, 1930.
4. Victor Barrucand, « Un drame du sud », Les Nouvelles, 23 juin 1901.
5. AOM, Lettre de maître Lafond à Isabelle Eberhardt, 27 juin 1901, dossier 23X38 / 31 MIOM 31.
6. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, 5 juillet 1901 ».
7. Id.
8. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 9 juillet 1901, dossier 23X22 / 31 MIOM 30.
9. AOM, Lettre de maître Lafond à Isabelle Eberhardt, 6 juillet 1901, dossier 23X38 / 31 MIOM 31.
10. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, 8 juillet 1901 ».
11. Id.
12. Id.
13. Isabelle Eberhardt, Printemps au désert, nouvelle publiée dans Dans l’ombre chaude de l’islam,
op. cit.
14. Isabelle Eberhardt, Moghreb, nouvelle publiée dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
15. Id.
16. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 15 juillet 1901, dossier 23X22 / 31
MIOM 30.
17. Id.
18. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à J. Bonneval, 13 juillet 1901, dossier 23X33 / 31 MIOM 31.
19. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 23 juillet 1901, dossier 23X22 / 31
MIOM 30.
20. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, 11 juillet 1901 ».
21. AOM, La Zaouïa, nouvelle inédite d’Isabelle Eberhardt, dossier 23X16 / 31 MIOM 29.
22. Id.
23. I. Eberhardt, Au pays des sables, op. cit.
24. I. Eberhardt, Dans la dune, op. cit.
25. I. Eberhardt, Le Portrait de l’Ouled-Naïl, op. cit.
26. AOM, Sahel tunisien (Notes de route), dossier 23X14 / 31 MIOM 29.
27. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, 23 juillet 1901 ».
28. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 25 juillet 1901, dossier 23X22 / 31
MIOM 30.
29. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Jeudi, 25 juillet 1901 ».
30. Isabelle Eberhardt, Sous le joug, nouvelle publiée dans La Grande France, octobre 1902.
31. Id.
32. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Marseille, 16 août 1901 ».
33. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 1er août 1901, dossier 23X22 / 31 MIOM 30.
34. I. Eberhardt, Fantasia, op. cit.
35. AOM, Lettre d’Isabelle Eberhardt à Slimène Ehnni, 3 août 1901, dossier 23X22 / 31 MIOM 30.
36. Id.
37. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 27 août soir ».
38. R.-L. Doyon, « La vie tragique de la bonne nomade », préface cit.
39. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 1er octobre 1901 ».
40. Ibid., « 22 août 1901 ».
41. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
42. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 21 novembre 1901 ».
43. Ibid., « 30 novembre 1901 ».
44. Ibid., « 26 novembre 1901 ».

Chapitre XVIII
1. I. Eberhardt, Trimardeur, op. cit.
2. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 21 janvier 1902 ».
3. R.-L. Doyon, « La vie tragique de la bonne nomade », préface cit.
4. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 1er avril 1902 ».
5. Ibid., « 14 février 1902 ».
6. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
7. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
8. Victor Barrucand, « Notes sur la vie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt », dans I. Eberhardt et
V. Barrucand, Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
9. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 1er avril 1902 ».
10. Isabelle Eberhardt, Le Mage, nouvelle publiée dans Pages d’islam, op. cit.
11. Isabelle Eberhardt, L’Écriture de sable (Le Sorcier), nouvelle publiée dans Pages d’islam, op. cit.
12. Isabelle Eberhardt, Le Maghrébin, nouvelle publiée dans Pages d’islam, op. cit.
13. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 4 mai 1902 ».
14. Ibid., « 8 juin 1902 ».
15. « Élections législatives – Département d’Alger – Résultat / 29 avril 1902 », La Dépêche
algérienne, 29 avril 1902.
16. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 22 avril 1902 ».
17. Ibid., « 1er avril 1902 ».
18. I. Eberhardt, Sous le joug, op. cit.
19. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « 1er avril 1902 ».
20. Ibid., « 8 juin 1902 ».
21. Isabelle Eberhardt, Oum-Zahar, nouvelle publiée dans Les Nouvelles d’Alger, 15 et 21 mai 1902
(rééd. dans Au pays des sables, op. cit.).
22. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Souvenirs d’El-oued » (Marseille, 16 mai 1901).
23. Ibid., « Bou-Saâda ».
24. Id.
25. Id.
26. Id.
27. Id.
28. Id.
29. Id.
30. Id.
31. Id.
32. I. Eberhardt, Mes Journaliers, op. cit., « Ténès, le 7 juillet 1902 ».
33. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.

Chapitre XIX

1. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Ténès, le 7 juillet 1902 ».


2. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
3. Id.
4. Dialogues inspirés de id.
5. Robert Randau, Les Colons, Paris, Flammarion, 1926.
6. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
7. Ernest Girault, Une colonie d’enfer, Alfortfille, Librairie internationaliste, 1905 (rééd. Paris,
Éditions libertaires, 2007).
8. Pour plus d’informations sur la ferme de Tarzout, lire Philippe Pelletier, Albert Camus, Élisée
Reclus et l’Algérie. « Ces indigènes de l’univers », Paris, Édition du monde libertaire, 2015.
9. Élisée Reclus, « Patriotisme – Colonisation », Les Temps Nouveaux, 18 avril 1903.
10. Discours à la Chambre des députés de G. Clémentel, ministre des Colonies (1905).
11. I. Eberhard, Yasmina, op. cit.
12. Préface de Pages d’islam, op. cit.
13. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
14. Id.
15. Id.
16. Id.
17. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Fellah ».
18. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
19. Isabelle Eberhardt, L’Arrivée de Colon, nouvelle publiée dans L’Akhbar, 1er janvier 1903 (rééd.
Pages d’islam, op. cit.).
20. Id.
21. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
22. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Maïn, 22 septembre 1902 ».
23. Id.
24. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
25. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Alger, 13 octobre 1902 ».
26. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
27. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
28. Isabelle Eberhardt, Chemineau, nouvelle publiée dans L’Akhbar, 25 janvier 1903 (rééd. dans
Pages d’islam, op. cit.).
29. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Ténès, 1er décembre 1902 ».
30. Ibid., « Alger, 25 décembre 1902 ».

Chapitre XX
1. Isabelle Eberhardt, La Derouicha, nouvelle publiée dans L’Akhbar, 14 décembre 1902 (première
version), puis 28 décembre 1902 (deuxième version) (rééd. dans Pages d’islam, op. cit.).
2. Isabelle Eberhardt, Le Légionnaire, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 12 janvier 1903
(rééd. sous le titre Le Russe dans Pages d’islam, op. cit.).
3. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
4. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « El-Hamel, le 29 janvier 1903 ».
5. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
6. I. Eberhardt, Mes journaliers, op. cit., « Bou-Saada, le 31 janvier 1903 ».
7. Id.
8. Isabelle Eberhardt, Pleurs d’amandier, nouvelle publiée dans L’Akhbar, 15 février 1903 (rééd.
dans Pages d’islam, op. cit.).
9. Isabelle Eberhardt, Le Meddah, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 13 mars 1903 (rééd.
dans Pages d’islam, op. cit.).
10. Isabelle Eberhardt, Ilotes du Sud, nouvelle publiée dans L’Akhbar, 22 mars 1903 (rééd. dans
Pages d’islam, op. cit.).
11. I. Eberhardt, Le Criminel, op. cit.
12. Séverine, « Asphodèles », Gil Blas, 13 novembre 1904, avec reproduction d’une missive envoyée
par Isabelle en avril 1903.
13. « Graves révélations », L’Union républicaine, 2 avril 1903.
14. Id.
15. Raymond Marival, « Isabelle Eberhardt », Hermès, revue philosophique et littéraire bi-mensuelle,
Alger, 1904-1905.
16. V. Barrucand, « Notes sur la vie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt », op. cit.
17. Id.
18. Id.
19. Lettre ouverte d’Isabelle Eberhardt, La Petite Gironde, 23 avril 1903 reproduite dans son
intégralité dans V. Barrucand, « Notes sur la vie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt », op. cit.
20. AOM, Lettre de Lydia Paschkoff à Isabelle Eberhardt, 7 avril 1900, dossier 23X49 / 31
MIOM 31.
21. Lettre ouverte d’Isabelle Eberhardt, La Petite Gironde, art. cit.
22. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
23. Id.
24. « Mœurs spéciales », Les Nouvelles, 26 avril 1903.
25. AOM, Lettre de Slimène Ehnni au rédacteur du journal Les Nouvelles, 30 avril 1903, dossier
23X23 / 31 MIOM 30.
26. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
27. Turco, hebdomadaire satirique algérois, réponse d’Isabelle Eberhardt publiée le 10 mai 1903.
28. L’Union républicaine, article daté de la mi-mai 1903.
29. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
Chapitre XXI

1. Isabelle Eberhardt, Veste bleue, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 1er août 1903. (rééd.
Pages d’islam, op. cit.)
2. Isabelle Eberhardt, Zoh’r et Yasmina, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 25 août 1903.
3. Isabelle Eberhardt, M’Tourni, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 30 septembre 1903.
4. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
5. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
6. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Départ d’Alger ».
7. Henry de Castries, « La politique du Sud en Algérie », Bulletin du Comité de l’Afrique, 1902.
8. Séance à la chambre des députés du 10 novembre 1904, Bulletin du Comité de l’Afrique, 1904.
9. Le Petit Parisien, 10 septembre 1903.
10. L’Éclair, 12 septembre 1903.
11. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Départ d’Alger ».
12. Ibid., « Aïn-Sefra ».
13. Id.
14. Id.
15. Ibid., « Soldats d’El-Moungar ».
16. Id.
17. Ibid., « Fausse alerte ».
18. Colonel Lyautey, Dans le sud de Madagascar. Pénétration militaire, situation politique et
économique, Paris, Charles-Lavauzelle, 1900-1902.
19. Lettre de Lyautey à sa sœur, Aïn-Sefra, 3 octobre 1903, dans Vers le Maroc, op. cit.
20. Lettre de Lyautey au vicomte E. M. de Vogüe, Hadjerat el M’Guil, 9 octobre 1903, dans id.
21. Id.
22. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Hadjerath M’guil ».
23. Ibid., « Chez les mokhazni ».
24. Ibid., « Arrivée à Beni-Ounif ».
25. E. Girault, Une colonie d’enfer, op. cit.
26. Id.
27. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Arrivée à Beni-Ounif ».
28. Lettre de Lyautey au général Gallieni, Aïn-Sefra, le 14 novembre 1903, dans Vers le Maroc,
op. cit.
29. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit., « Le témoignage de Jean Rodes ».
30. Id.
31. Jean Rodes, « Une visite à Figuig », Le Matin, 22 octobre.
32. Id.
33. Id.
34. Id.
35. Id.
36. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit., « Le témoignage de Jean Rodes ».
37. Id.
38. Id.
39. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Djenan-ed-Dar ».
40. Id.
41. Id.
42. Id.
43. Ibid., Préface.
44. Isabelle Eberhardt, La Nuit, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 13 décembre 1903.
45. Isabelle Eberhardt, La Foggara, nouvelle inachevée, dans Pages d’islam, op. cit.
46. Id.
47. Isabelle Eberhardt, Campement, nouvelle publiée dans La Vigie algérienne (journal d’Oran),
21 décembre 1903 (rééd. dans Pages d’islam, op. cit.).
48. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Sidi Slimane ».
49. Id.
50. Id.
51. Ibid., « Meriema ».
52. Ibid., « Agonie ».
53. Lettre de Lyautey à sa sœur, Aïn-Sefra, 11 novembre 1903, dans Vers le Maroc, op. cit.
54. Lettre de Lyautey au général Gallieni, Aïn-Sefra, le 14 novembre 1903, dans id.
55. Isabelle Eberhadt, « Chose du Sud oranais », La Dépêche algérienne, 30 novembre 1903.
56. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Visions de Figuig ».
57. Id.
58. Id.
59. Lettre de Lyautey au général Gallieni, Aïn-Sefra, 14 novembre 1903, dans Vers le Maroc, op. cit.
60. Paroles du cheikh Bou Amama dans Benamar Bakhti, L’Épopée de cheikh Bouamama, téléfilm
réalisé en Algérie en 1984.
61. Id.

Chapitre XXII
1. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Légionnaires ».
2. Id.
3. Ibid., « Métiers de jadis ».
4. Id.
5. Extrait de la nouvelle Légionnaires barrée par Victor Barrucand dans Notes de route, op. cit., et
retrouvant sa place dans Sud oranais, édité par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, Paris,
Joëlle Losfeld, 2003.
6. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Visions de Figuig ».
7. Ibid., « Chez l’amel chérifien ».
8. Laura Rices, « “Nomad thought”. Isabelle Eberhardt and the colonial project », Cultural Critique,
no 17, USA, 1990.
9. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Soirs de Ramadhane ».
10. Ibid., « Veillées ».
11. Id.
12. Ibid., « Dernières visions ».
13. Id.
14. P. Vigné d’Octon, « À propos d’Isabelle Eberhardt, de son œuvre et de sa vie », La Revue
anarchiste, novembre 1923.
15. Mohammed Rochd, Isabelle Eberhardt. Le dernier voyage dans l’ombre chaude de l’Islam,
Alger, Entreprise nationale du livre, 1991.
16. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., « Retour ».
17. Id.
18. Ibid., « Hauts Plateaux ».
19. Isabelle Eberhardt, Deuil, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 25 janvier 1904.
20. I. Eberhardt, Notes de route, op. cit., Préface.
21. Id.
22. Id.
23. « La division d’Oran », Le Journal, 25 janvier 1904.
24. Préface de Victor Barrucand, Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
25. Isabelle Eberhadt, « Beni-Ounif », La Dépêche algérienne, 7 ou 9 février 1904.
26. « Dans le Sud algérien. Aïn-Sefra », colonne « Dernières nouvelles », Le Temps, 6 février 1904.
27. AOM, Brouillon de lettre de Barrucand, 1905, dossier 23X59 / 31 MIOM 32.

Chapitre XXIII

Note de l’auteur : En ce qui concerne les sources qui font référence au


manuscrit Sud-Oranais d’Isabelle Eberhardt, je n’ai gardé de Dans l’ombre
chaude de l’islam, que les passages écrits par Isabelle. Passages soulignés et
vérifiés par l’immense travail de Mohammed Rochd. Lorsque ces passages
avaient été soit supprimés, soit modifiés par Victor Barrucand, je les ai alors
choisis dans le livre de Mohammed Rochd qui s’est appliqué à rendre la
version la plus proche d’Isabelle.

1. Le Figaro, 23 février 1904.


2. La Dépêche algérienne, 29 mars 1904 / Notes de route, op. cit.
3. E. Girault, Une colonie d’enfer, op. cit.
4. Id.
5. Id.
6. Id.
7. Id.
8. La Dépêche algérienne, 29 mars 1904 / Notes de route, op. cit.
9. Lettre du 17 juillet 1904 au Vicomte E. M. de Vogüe, Librairie Armand Colin, Paris, 1937.
10. La Dépêche algérienne, 29 mars 1904 / Notes de route, op. cit., « Oudjda ».
11. Id.
12. Id.
13. Id.
14. Id.
15. Id.
16. Id.
17. Id.
18. Id.
19. Id.
20. Id.
21. Id.
22. Id.
23. Id.
24. Id.
25. Isabelle Eberhardt, Le Vagabond, nouvelle publiée dans La Dépêche algérienne, 3 mai 1904
(rééd. sous le titre La Rivale dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.).
26. L’Akhbar, 17 avril 1904.
27. Id.
28. Rémy de Saint-Maurice, « Retour de Figuig », L’Akhbar, 10 avril 1904.
29. Dépêche algérienne du 27 avril 1904 faisant mention de la visite de Lyautey et d’Etienne, le
25 avril 1904, au cheikh Sidi Brahim, « entièrement dévoué aux intérêts français ».
30. I. Eberhardt, Le Vagabond, op. cit.
31. V. Barrucand, « Notes sur la vie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt », op. cit.
32. La Dépêche algérienne, 1er mai 1904.
33. V. Barrucand, « Notes sur la vie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt », op. cit.
34. Id.
35. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., I, Été.
36. « Lyautey et Isabelle Eberhardt », Le Temps, 9 août 1934, propos du colonel de Loustal rapportés
par Henriette Célarié.
37. Revue illustrée, février 1905, article de Francis de Miomandre sur l’exotisme en littérature.
38. R. Raudau, Les Algérianistes, op. cit.
39. Id.
40. « Lyautey et Isabelle Eberhardt », art. cit.
41. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., I, Été.
42. Id.
43. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., V, Vers Bechar.
44. I. Eberhardt, « En Route », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
45. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « IV, En route ».
46. I. Eberhardt, « En Route ».
47. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « V, Bou Ayech ».
48. Id.
49. Id.
50. I. Eberhardt, « Ben Zireg », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
51. I. Eberhardt, « Légionnaires et Mokhazni », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
52. E. Girault, Une colonie d’enfer, op. cit.
53. I. Eberhardt, « Légionnaires et Mokhazni ».

Chapitre XXIV
1. Édouard Cat, « L’islamisme et les confréries religieuses au Maroc », Revue des deux mondes,
vol. CXLIX, 1898.
2. I. Eberhardt, « Kenadsa », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
3. Id.
4. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « VII, L’Entrée à la zaouïa ».
5. Id.
6. I. Eberhardt, « L’Entrée à la zaouïya », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
7. I. Eberhardt, « Vie nouvelle », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
8. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « IX, Esclaves ».
9. I. Eberhardt, « Collation au jardin », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
10. I. Eberhardt, « Petit monde de femmes », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
11. I. Eberhardt, « Lella Khaddoudja », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
12. Id.
13. I. Eberhardt, « La Révoltée », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
14. I. Eberhardt, « Prière du vendredi », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
15. Id.
16. Id.
17. I. Eberhardt, « L’Indignation du marabout », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
18. Id.
19. I. Eberhardt, « Théocratie saharienne », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
20. I. Eberhardt, « Message », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
21. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « XVII, Five o’clok maraboutique ».
22. I. Eberhardt, « Collation au jardin », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
23. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « XVII, Five o’clok maraboutique ».
24. I. Eberhardt, « Vision de femmes », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
25. I. Eberhardt, « Théocratie saharienne », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
26. I. Eberhardt, « Souvenirs de fièvre », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
27. Id.
28. I. Eberhardt, « Le Paradis des eaux », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
29. I. Eberhardt, « Réflexion du soir », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
30. I. Eberhardt, « Chercheurs d’oubli », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
31. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « XVII, Chez les étudiants ».
32. I. Eberhardt, « Chez les étudiants », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
33. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit., « XVII, Chez les étudiants ».
34. Id.
35. I. Eberhardt, « Le Retour du troupeau », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
36. Id.
37. Id.
38. I. Eberhardt, « Kenadsa », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
39. I. Eberhardt, « Moghreb », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
40. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit. « Moghreb ».
41. I. Eberhardt, « Départ », dans Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.
42. Id.
43. M. Rochd, Isabelle Eberhardt, op. cit. « Départ ».
44. Id.
45. Id.

Chapitre XXV
1. Témoignage de Goudimi rapporté par Khelifa Benamara dans Le Destin d’Isabelle Eberhardt en
Algérie, Publibook, 2013.
2. Isabelle Eberhardt, Joies noires, nouvelle parue dans La Dépêche algérienne, 31 octobre 1904
(rééd. dans I. Eberhardt et V. Barrucand, Dans l’ombre chaude de l’islam, op. cit.).
3. Id.
4. Id.
5. Id.
6. Id.
7. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit., « Autour de la mort d’Isabelle. Témoignage du légionnaire
Richard Kohn ».
8. « La mort d’Isabelle Eberhardt », interview de Slimane Ehnni, le mari d’Isabelle, La Dépêche
algérienne, 31 octobre 1904.
9. Lettre parue dans Gil Blas, 24 octobre 1904 (le nom de la destinataire n’est toujours pas connu à ce
jour).
10. « La mort d’Isabelle Eberhardt », art. cit.
11. Id.
12. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit., « Autour de la mort d’Isabelle. Témoignage du
légionnaire Richard Kohn ».
13. Id.
14. « Lyautey et Isabelle Eberhardt », art. cit.

Chapitre XXVI
1. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit., « Autour de la mort d’Isabelle. Témoignage du légionnaire
Richard Kohn ».
2. Lettre de Lyautey à sa sœur, Aïn-Sefra, 26 octobre 1904, Vers le Maroc, op. cit.
3. Id.
4. « La catastrophe d’Aïn-Sefra », La Dépêche algérienne, 23 octobre 1904.
5. « La mort d’Isabelle Eberhardt », art. cit.
6. « La catastrophe d’Aïn-Sefra », art. cit.
7. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit., « Autour de la mort d’Isabelle. Témoignage du légionnaire
Richard Kohn ».
8. Id.
9. Id.
10. « La catastrophe d’Aïn-Sefra », L’Akhbar, 30 octobre 1904.
11. Figaro, 28 octobre 1904, note télégraphiée d’Aïn-Sefra.
12. AOM, Lettre de Victor Barrucand au successeur du général Lyautey à Aïn-Sefra, 1918, dossier
31/MIOM 32.
13. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
14. Le Temps, Le Matin, La Petite République, hommages du 24 octobre 1904 (à cette date la
nouvelle de la mort d’Isabelle Eberhardt n’est pas encore sûre. Ces journaux tiennent cependant à
l’honorer).
15. « Isabelle Eberhardt », La Dépêche algérienne, 30 octobre 1904.
16. Lettre signée Fernand Perret, L’Akhbar, 6 novembre 1904.
17. Poème « La disparue » signé Joyeuse, La Dépêche algérienne, 3 novembre 1904.
18. « Fraternité d’âme », L’Akhbar, 6 novembre 1904.
19. Victor Barrucand, « En deuil », L’Akhbar, 30 octobre 1904.
20. Poème de Victor Barrucand, L’Akhbar, 6 novembre 1904.
21. « La Mort n’efface rien », signé Balek, L’Akhbar, 6 novembre 1904.
22. Lettre de Lyautey à Victor Barrucand, Aïn-Sefra, 27 novembre 1904, dans Vers le Maroc, op. cit.

Épilogue
1. Extrait d’un poème arabe traduit par Isabelle Eberhadt, Annales de la Société des lettres, sciences
et arts des Alpes Maritimes, t. XXXIV, Imprimerie du patronage Saint-Pierre, 40 place du XVe corps,
Nice, 1939.
2. Séverine, « Asphodèles », art. cit.
3. AOM, Brouillon de lettre de Barrucand, 1905, dossier 23X59 / 31 MIOM 32.
4. V. Barrucand, « Notes sur la vie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt », op. cit.
5. Lettre de Lyautey à Victor Barrucand, Aïn-Sefra, 20 décembre 1905, dans Vers le Maroc, op. cit.
6. AOM, Lettre du lieutenant Pâris à Victor Barrucand, 30 novembre 1905, 23X53 / 31 MIOM 32.
7. AOM, Lettre de M. Pleurre à M. Victor Barrucand, décembre 1907, 23X53 / 31 MIOM 32.
8. AOM, Lettre des Éditions Larousse à M. Victor Barrucand, 26 janvier 1909, 23X53 / 31
MIOM 32.
9. R. Randau, Notes et souvenirs, op. cit.
10. L’Écho d’Alger, journal républicain, 14 janvier 1936.
11. « Une Russe au désert. L’invention d’Isabelle Eberhardt. Une littérature mêlée », René-Louis
Doyon, Revue de la semaine, 23 septembre 1921.
Lexique

Agha : chef.
Aïssouah : confrérie soufie marocaine qui a pour maître d’origine
Mohammed ben Aïssa (1465-1526).
Amel : gouverneur du Maroc à la fin du XIXe siècle.
Annaba : nom donné par les Arabes à la ville de Bône.
Askers : soldats du sultan.
Bordj : lieu fortifié et isolé.
Brodiagas (nom russe) : repris de justice évadés de Sibérie.
Burnous : grand manteau de laine avec une capuche.
Cabéha : prière du matin.
Cheikh (sing.) / Chioukh (plur.) : sage.
Chérif : descendant de Mahomet par sa fille Fatima via l’un de ses deux
petits-fils, Hassan et Hussayn.
Chorba : soupe traditionnelle du Maghreb.
Choura : conseil.
Deïra : garde municipal, gendarme.
Djemâa : ce mot peut désigner a) une assemblée ; b) une mosquée.
Djich : razzia.
Douar : village.
Droshak : le drapeau en arménien.
Elhal-hal Allah : « La chance appartient à Dieu ! »
Fakir : ascète soufi qui fait vœu de pauvreté (le mot signifie « pauvre » en
arabe).
Fantasia : parade équestre en usage dans les festivités arabes.
Fedhila : mi-carême.
Fez : calotte tronçonique en laine, généralement rouge, qui fut la coiffure
traditionnelle des Turcs.
Fondouck (fondouk) : établissement d’un pays arabe où les voyageurs
peuvent passer la nuit, se restaurer, et éventuellement stocker leurs
marchandises.
Goumiers : soldats appartenant à des goums, unités d’infanterie légères de
l’armée d’Afrique composées de troupes autochtones marocaines sous
encadrement essentiellement français.
Gourbi : maison sommaire.
Guennour : coiffure haute, en turban, maintenue par une cordelette
enroulée.
Hadhra : assemblées.
Haïk : châle, voile, tissu.
Harkas : attaques de rebelles.
Harki : mot qui vient du mot haraka (mouvement) et qui, à cette époque,
désigne une guerre, une attaque, un affrontement entre tribus ou contre
un ennemi extérieur.
Ibadisme : dernier rameau de la troisième branche (bien méconnue !) de
l’islam : le kharijisme, fondée moins de cinquante ans après la mort du
Prophète.
Kahlifa : vice-gouverneur des caïdats du bey de Tunis.
Kanoun : petit fourneau.
Kharatine ou Haratins (ou Haratines ; singul. hartani) : également appelés
Maures noirs, ce sont les habitants noirs du Nord-Ouest de l’Afrique.
Khédive : (mot persan signifiant « seigneur », ou « vice-roi ») titre
héréditaire accordé en 1867 par le gouvernement ottoman au pacha
d’Égypte.
Khodja : secrétaire interprète.
Knout (nom russe) : fouet utilisé dans l’Empire russe pour flageller les
criminels.
Koubba : tombeau de saint.
Ksar : village.
Ksouriens : gens des villages.
Lella : madame.
Maghzen : sultan.
Mahakma : bureau du juge.
Marabout : guide spirituel.
Medjiba : impôt de capitation (en Tunisie).
Mektoub : expression qui signifie : « c’était écrit, tel était le destin. »
Mestr : bas de cuir de cavalier maghrébin.
Mihrab : dans une mosquée, niche indiquant la direction de La Mecque.
Mizan : balance et/ou égalité (en turc).
Mokhzani : cavaliers marocains volontaires, musulmans, sans tenue
d’engagement, et que la France recrute en Algérie.
Moujiks : (traduction littérale : petits hommes) paysans-serfs appartenant
soit au tsar, soit au seigneur.
Mufti : interprète officiel de la loi musulmane.
Nadha : mouvement (égyptien au départ) de renaissance arabe moderne, à
la fois littéraire, politique, culturel et religieux, qui repose sur les
principes de la raison et de la démocratie.
Naïb : grade juste en dessous de celui de cheikh.
Oued Sefra : rivière Safran (nom dû à la couleur jaune de ses eaux).
Oukase : édit du tsar.
Oukil : avocat de droit musulman.
Ouled-Nail : ce mot désigne initialement une tribu d’origine arabe puis,
plus généralement, des danseuses prostituées.
Ouzara : cour criminelle musulmane à Tunis.
Prière de l’asr : prière de la fin de l’après-midi.
Roumi : Blanc, Européen.
Sebkha : lac salé souvent asséché.
Spahis : soldats d’unités de cavalerie appartenant à l’armée d’Afrique qui
dépendait de l’armée de terre française.
Sunna : règles de Dieu / lois de Dieu.
Taleb (sing.) / Tolba (plur.) : étudiant, lettré musulman, sage.
Tarbouche : couvre-chef masculin en feutre, souvent rouge, en forme de
cône.
Toub : maisons en brique d’agile.
Zaouïa : établissement religieux où l’on enseigne l’islam et qui accueille
étudiants et voyageurs.
Bibliographie

Œuvres d’Isabelle Eberhardt publiées


à titre posthume (se référer aux sources
pour les publications de son vivant)
Troisième partie de son roman Trimardeur publiée du 13 novembre au
4 décembre 1904 dans L’Akhbar.
Dans l’ombre chaude de l’islam, édition corrigée par Victor Barrucand et
comportant 40 pages de notes biographiques sur elle, Paris, Fasquelle,
1905 (rééd. 1921).
Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie, préface de Victor Barrucand et
illustrations de G. Rochegrosse, E. Dinet, M. Noiré, P. Bonnard, Paris,
Fasquelle, 1908.
Au pays des sables, plaquette publiée par Chloé Bulliod, Bône, Imprimerie
Em. Thomas, 1914.
Première arrivée à El Oued, nouvelle publiée le 8 avril 1915 dans L’Akhbar
à titre posthume.
Pages d’islam, recueil de nouvelles préfacé par Victor Barrucand, Paris,
Fasquelle, 1920.
Trimardeur, roman (corrigé en partie par Victor Barrucand), préface de
Victor Barrucand, Paris, Fasquelle, 1922.
Mes journaliers, publié par René-Louis Doyon Paris, La Connaissance,
1923.
Amara le forçat et L’Anarchiste, deux nouvelles préfacées par René-Louis
Doyon, Paris, Édouard Champion, coll. « Les amis d’Édouard », 1923.
Contes et paysages (138 exemplaires), sept nouvelles (Yasmina, Au pays
des sables, Doctorat, Pays oublié, Amara le Força, L’Anarchiste, Le
Major) préfacées par René-Louis Doyon, La Connaissance, 1925.
Au pays des sables, recueil de nouvelles préfacé par René-Louis Doyon,
Paris, Sorlot, 1944.
Yasmina et autres nouvelles algériennes, édité par Marie-Odile Delacour et
Jean-René Huleu, Paris, Liana Levi, 1986.
Lettres et Journaliers. Sept années dans la vie d’une femme, présentation et
commentaires de Eglal Errera, Arles, Actes Sud, 1987 (rééd. Paris, J’ai
lu, 1991).
Lettres inédites. Internationale de l’imaginaire, revue de la Maison des
cultures du monde, no 9, hiver 1987-1988 (lettres d’Isabelle Eberhardt à
Ali Abdul Wahab).
Écrits sur le sable, tomes 1 et 2, œuvres complètes d’Isabelle Eberhardt
éditées par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, préface
Edmonde Charles-Roux, Paris, Grasset, 1988.
Rakhil, roman inédit présenté par Danièle Masse, Paris, La Boîte à
documents, 1990.
Isabelle Eberhardt. Le dernier voyage dans l’ombre chaude de l’islam
(3 000 corrections de Barrucand passées au crible !), Mohammed
Rochd, Alger, Entreprise nationale du livre, 1991.
Dans l’ombre chaude de l’islam, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1996.
Écrits intimes. Lettres aux trois hommes les plus aimés, édité par Marie-
Odile Delacour et Jean-René Huleu avec la collaboration de Faïza
Abdul Wahab, Paris, Payot, 1998 (rééd. 2006).
Au pays des sables (rééd. du recueil de nouvelles d’Isabelle Eberhardt),
édité par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, Paris, Joëlle
Losfeld, 2002.
Journaliers, édité par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, Paris,
Joëlle Losfeld, 2002.
Amours nomades (sélection de nouvelles), édité par Marie-Odile Delacour
et Jean-René Huleu, Paris, Joëlle Losfeld, 2003.
Un voyage oriental. Sud oranais, édité par Marie-Odile Delacour et Jean-
René Huleu, Paris, Joëlle Losfeld, 2003.

Biographies sur Isabelle Eberhardt


« Notes sur la vie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt », par Victor
Barrucand, Dans l’ombre chaude de l’islam, Paris, Fasquelle, 1905
(rééd. 1921).
Préface de Victor Barrucand, Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie, Paris,
Fasquelle, 1908.
« Isabelle Eberhardt et le préjugé des races », article de Francis
de Miomandre, Le Feu, 1er avril 1906.
« Variations sur la vie et les livres », article de Jean Moréas, Paris, Mercure
de France, 1910.
Les Algérianistes, par Robert Randau, Paris, Sansot, 1911 (Isabelle est ici
Sophie Peterhof ou Si Yahia).
Isabelle Eberhardt ou la Bonne Nomade, par Paul Vigné d’Octon, Paris,
Eugène Figuière, 1913 (travail fort critiqué par Barrucand et René-
Louis Doyon).
Préface de Victor Barrucand, Pages d’islam, Paris, Fasquelle, 1920.
Une Russe au désert. L’invention d’Isabelle Eberhardt, revue de la Semaine
illustrée du 23 septembre 1921.
« Sincérité d’Isabelle », préface de René-Louis Doyon, Amara le forçat,
Paris, Édouard Champion, 1923.
La Louise Michel du Sahara. Isabelle Eberhardt, sa vie, son œuvre (1877-
1904) par Paul Vigné d’Octon, la Revue anarchiste du 7 juillet 1922.
« La vie tragique de la bonne nomade », préface accompagnant Mes
journaliers, par René-Louis Doyon, Paris, La Connaissance, 1923.
« Avant-lire », par René-Louis Doyon, Contes et paysages, Paris, La
Connaissance, 1925.
Isabelle Eberhardt ou la révélation du Sahara, par Raoul Stéphan, préface
de Victor Margueritte, Paris, Flammarion, 1930.
L’Amazone des sables. Le vrai visage d’Isabelle Eberhardt, par Claude
Maurice Robert, Alger, Soubiron, 1934.
« Infortunes et ivresses d’une errante », préface de René-Louis Doyon, Au
pays des sables, Paris, Sorlot, 1944.
Isabelle Eberhardt, notes et souvenirs, par Robert Randau, Alger, Charlot,
1945 (rééd. Paris, La Boîte à documents, 1989).
Isabelle Eberhardt, Encyclopédie mensuelle d’Outre-mer, vol. III, fasc. 31,
mars 1953.
Les Rives sauvages de l’amour, par Lesley Blanch, Paris, Plon, 1956.
Isabelle Eberhardt. L’aventureuse du Sahara, par Jean Noël, Alger,
Baconnier, 1961.
Vie d’Isabelle Eberhardt, par Françoise d’Aubonne, Paris, Flammarion,
1968.
The Destiny of Isabelle Eberhardt, par Cecily Mackworth, New York, Ecco
Press, 1977.
Isabelle Eberhardt, par Simone Rezzoug, Alger, Éditions OPU, 1985.
Sables, ou le roman de la vie d’Isabelle Eberhardt, par Marie-Odile
Delacour et Jean-René Huleu, Paris, Liana Lévi, 1986.
Vie et mort d’une rebelle, par Annette Kobak, Paris, Calmann-Lévy, 1988.
« “Nomad thought”. Isabelle Eberhardt and the colonial project », par
Laura Rice, revue Cultural Critique, no 17, USA, 1990.
Requiem pour Isabelle, par Denise Brahimi, Paris, Publisud, 1991.
Isabelle. Une Magrhébine d’adoption, par Mohammed Rochd, préface de
Jean Dejeux, Alger, OPU, 1992.
Vie et œuvre d’Isabelle Eberhardt, par Andrée Montero, Versailles, Édition
de L’Atlanthrope, 1992.
Eberhardt as Si Mahmoud Translation or Transgression. Departures, par
Laura Rice, San Francisco, City Light Books, 1994.
Eberhart and Mysticism. « The Intoxicated Mystic: Eberhardt’s Sufi
Experience », par Karim Hamdy, San Francisco, City Light Books,
1994.
Un désir d’Orient. Jeunesse d’Isabelle Eberhardt, par Edmonde Charles-
Roux, Paris, Grasset, 1989 (rééd. sous le titre Isabelle du désert, Paris,
Grasset, 2003).
Nomade j’étais. Les années africaines d’Isabelle Eberhardt, par Edmonde
Charles-Roux, Paris, Grasset, 1995 (rééd. sous le titre Isabelle du
désert, Paris, Grasset, 2003).
Isabelle Eberhardt et le désert, par Catherine Sauvat, illustrations Jean-Luc
Manaud, Paris, Le Chêne, 2003.
Isabelle l’Algérien, par Leïla Sebbar, peintures de Sébastien Pignon, Alger,
Al Manar, coll. « Récits et nouvelles du Maghreb », 2005.
Si Mahmoud ou la renaissance d’Isabelle Eberhardt, par Catherine Stoll-
Simon, Léchelle, Zellige, 2006.
Le voyage soufi d’Isabelle Eberhardt, par Marie-Odile Delacour et Jean-
René Huleu, Paris, Joëlle Losfeld, 2008.
Isabelle Eberhardt. Miroir d’une âme et d’une société, par Mohamed
Maâlej, Paris, L’Harmattan, 2008.
Le Destin d’Isabelle Eberhardt en Algérie, par Khelifa Benamara,
Publibook, 2013.
Je recommande également tout particulièrement le site web de Bellaredj
Boudaoud gorgé d’informations :
http://bellaredjboudaoud.overblog.com
DU MÊME AUTEUR

Dans la nuit aussi le ciel, Grigny, Paroles d’Aube, 1999 ; Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2000.
L’Homme blanc, Paris, Flammarion, 2000 ; Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2000.
Justices et injustices, Paris, Nathan, 2001.
À bras le corps, Paris, Flammarion, 2003.
Holy Lola (avec Dominique Sampiero), Paris, Grasset, 2004.
La Menace des miroirs, Paris, Le Cherche midi, 2006.
À table, Paris, Le Seuil, 2008.
Comme une image, Paris, Des Busclats, 2015.
Retrouvez tous nos ouvrages
sur www.tallandier.com

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