~D~jà proTiS
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
http://www .librairicharmattan.con1
diffusion.hannattan@wanadoo.fr
harmattan! @wanadoo.fr
@ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-00041-X
EAN : 9782296000414
PRESENTATION
Sens et portée
de
« Par-delà le bien et le mal »
5
même ses métaphores ne peuvent-elles pas se transposer
dans un français par trop élégant et fragile qui ne
frôlerait plus que l'intention de l'auteur et ne rendrait
pas la pensée concrète de Nietzsche. En effet, Nietzsche
n'accomplit pas, mais entrouvre, au contraire, le rap-
port concret-abstrait: sa pensée avance sur deux pieds,
l'un se posant dans le concret et le domaine «vulga-
risé », l'autre dans l'abstrait et le domaine « conceptua-
lisé ». C'est là que se tient l'essentiel: dans cette ambi-
valence qui supprime l'option spiritualiste (platoni-
cienne, chrétienne) et idéaliste (cartésienne, kantienne,
hégélienne) pour reconquérir le champ de la réalité
pratique dans sa dialectique propre. Nous avons donc
voulu éviter de désarmer l'écriture nietzschéenne, ce que
ferait une traduction qui ne respecterait pas l'inscription
du texte dans la réalité objective, c'est-à-dire dans le
champ culturel de l'époque repris sous une légèreté
humoristique qui doit transparaître en français.
6
Sens et portée de Par-delà le bien et le mal
7
la conscience du monde contemporain. Ce qui anime le
livre, c'est la morale du marteau, prêchée par Zara-
thoustra, et dont la maxime -est: «Soyez durs». Il
résulte de cette application la double dénonciation du
ressentiment et de la puissance sur lesquels repose la
mentalité moderne. Nous atteignons ainsi le terme d'un
itinéraire retracé par Nietzsche et allant de lA naissance
de la tragédie à la vision de Zarathoustra:
« 1. La naissance de la tragédie
Métaphysique de l'artiste.
2. Considérations inactuelles
I. Le philistin de la culture, Le dégoût.
II. Problème fondamental de la vie et de
l'histoire.
III. L'ermite-philosophe. « Education».
IV. L'ermite-artiste. Ce qu'il faut apprendre
de Wagner.
3. Humain, trop humain
L;esprit libre.
4. Opinions et sentences diverses
Le pessimisme de l'intellect.
5. Le voyageur et son ombre
La solitude comme problème.
6. Aurore
L.a morale considérée comme une somme de
préjugés.
7. Le gai savoir
Honte sur la moralistique européenne.
Point de vue sur un dépassement de la
morale.
Comment devrait être fait un homme qui
vivrait au-delà? - Zarathoustra. »
(Kroner, XIV, 2 e partie, 42)
Ce cheminement n'est pas sans signification. Il repré-
sente une étape importante qui couvre dix années: de
1872 à 1882, date de la vision de Zarathoustra à
laquelle fait allusion le poème qui termine Par-delà le
8
Sens et portée de Par-delà le bien et le Inal
9
mais cette pensée hante une critique grandiose qui eût
été sans elle impossible), les figures de Dionysos et de
Zarathoustra, la Volonté de Puissance; cette dernière
notion étant apparue pour la première fois dans les
inédits d'Aurore (1880-1881).
10
Sens et portée de Par-delà le bien et le mal
Il
Kant) qui n'est qu'un instrument au service de forces
vitales et sociales s'affirmant et se produisant dans le
monde avant toute philosophie et requérant l'aide de la
philosophie (ou de la religion) pour se maintenir et se
justifier;
- le préjugé de la «démonstration», et surtout de la
démonstration mathématique dont use Spinoza, exem-
ple même de l'artifice logique.
On peut donc déduire de cette dénonciation du pré-
jugé logique qu'il est pour Nietzsche une pratique sup-
posée légitime de l'œuvre véritable de la philosophie qui
n'est autre que l'opération d'occultation: la philosophie
ne cache-t-eIle pas une __philosophie(cf. ~ 209) ? Ce sera
donc aussi line manière logique de brouiller les cartes
en les classant.
De ces révélations, Nietzsche infère des présupposés
nouveaux et positifs. En effet, qu'il s'agisse de science ou
de morale, la recherche reste éthique seulement en
apparence, alors qu'elle est profondément vitale ou
économique. Ainsi la question principale est-elle de
savoir jusqu'à quel point telle formule morale ou poli-
tique entretient la vie (la vie de quel groupe ?), la
promeut et l'élève (cf. ~ 4), enfin améliore (ou non)
l'espèce humaine entière. Telle est la première présup-
position nouvelle.
Autre présupposition avancée par Nietzsche: celle de
la prudence nécessaire pour distinguer ce qui concerne
l'individu et la collectivité, c'est-à-dire la nécessité de se
défier des fausses conceptualisations issues d'idées a
priori, de « suggestions », de « vœux du cœur».
Enfin, dernière présupposition non moins essentielle:
nécessité de reconnaître que la condition de la dignité
d'une vérité est son ancrage dans le monde; il en
résulte que les impératifs, aussi catégoriques soient-ils,
ne reçoivent d'autre justification que vitale; ils peuvent
en effet être légitimés dans la mesure où sont reconnus
leur rôle et leur fonction véritables dans l'existence
12
Sens et portée de Par-delà le bien et le nlal
13
grandes pensées-véhicules.
On sent à quel point ce genre de questions peut nous
paraître actuel dans cette fin de siècle qui ressent plus
que jamais le besoin de savoir jusqu'où nos idées, nos
actes de foi, nos menées entretiennent et élèvent la vie
humaine ou la mettent en danger à brève ou à longue
échéance. Aussi pourrait-on dire que Nietzsche a prévu
les nouveaux critères qui nous seront nécessaires, et qui
se révèlent devoir être surtout de fixer des termes à
longue échéance dans Je temps, et de grande portée
dans l'espace planétaire.
Combien de temps avons-nous pu vivre de teIJe ou
telle pensée si on la considère comme une nourriture de
vie? Quelle sorte de pensée devrions-nous découvrir
pour vivre mieux et encore longtemps? Mais aussi,
« nous»: qui «sommes-nous»? Combien sommes-
nous?
La nouvelle universalité n'est plus pour nous ni
apriorique comme chez Kant, ni innée, comme chez
Descartes; elle relève (par le fait du développement de
la modernité) du nombre réel et de la durée effective.
Qu'on ne parle plus légèrement de «morale univer-
selle» pour défendre des intérêts partisans, quand on a
vu l'homme moderne lire Par-delà le bien et le nIai, et
qu'on suppose qu'il connaît enfin les soubassements des
castes et des classes, leurs mentalités, les mécanismes de
la domination, tout ce 'lU'éclaire Nietzsche. Et si tout
cela était parfaitement compris, ne devrions-nous pas
nous livrer à une véritable révolution de nos institutions
et de nos manières de penser, de juger, de sentir, de
nous comporter avec nos semblables? Nlais voulons-
nous réellement ces changements? En tout cas, la ques-
tion vaut la peine d'être posée sous la maîtrise de
Nietzsche, en raison de la dernière vertu qui nous soit
maintenant encore possible: la probité.
Angèle KREMER-MARIETTI
14
Préface
15
ce qui a suffi à fournir la pierre angulaire des systèmes
sublimes et absolus qu'édifièrent jusqu'à présent les
philosophes dogmatiques: soit quelque superstition
populaire, venue des temps immémoriaux (comme la
superstition de ['âme qui, sous la superstition du sujet et
du moi, n'a cessé, à présent encore, de mettre la
confusion), soit quelque jeu de mots, peut-être une
suggestion erronée de la grammaire, ou bien une géné-
ralisation aventureuse à partir de faits très limités, très
personnels, très humains, trop humains.
La philosophie dogmatique n'était, espérons-le,
qu'une promesse portant sur des millénaires: tout
comme le fut l'astrologie dans des temps plus reculés,
au service de laquelle on prodigua plus de travail,
d'argent, de perspicacité et de patience que pour aucune
science véritable: on lui doit, ainsi qu'à ses prétentions
« supraterrestres», les plus grands monuments d'Asie et
d'Egypte.
Pour qu'elles gravent dans le cœur de l'humanité
leurs éternelles exigences, il semble que toutes les gran-
des choses doivent parcourir la terre de leurs 111asques
terrifiants et monstrueux: la philosophie dogmatique
fut l'un de ces masques, par exemple la doctrine du
Védanta en Asie, le platonisme en Europe. Ne soyons
pas ingrats à leur égard, même s'il faut ceriainel11ent
avouer que la pire, la plus durable et la plus dangereuse
de toutes ces erreurs a été celle d'un dogmatique,
l'invention de Platon, /' esprit pur et le Bien en soi.
Aussi est-elle maintenant bien dépassée et l'Europe sou-
lagée de ce cauchemar étouffant au point de IJOuvoir
jouir d'un meilleur... sommeil,. nous, dont la tâche est
d'être en éveil, nous sommes les héritiers de toute la
force que la lutte contre cette erreur a grandenlent
lnobilisée. C'était assurément mettre la vérité à l'envers
et nier même l'élément perspectiviste, condition fonda-
mentale de toute vie, que de parler de ['esprit et du bien
comme Platon l'a fait,. comme médecin, on peut se
16
Préface
Sils-Maria, Haute-Engadine,
juin 1885.
17
PREMIERE PAR TIE
19
problème? Qui de nous est ici Œdipe? Qui le sphinx?
C'est un rendez-vous, semble-t-il, de questions et de
points d'interrogation. Et devrait-on croire qu'il nous
semble en définitive que le problème n'ait jamais été
posé jusqu'à ce jour - que nous soyons les premiers à
le voir, à l'appréhender, à le hasarder? Car il présente
un risque et peut-être n'en est-il pas de plus grand.
2
« Comment une chose pourrait-elle naître de son con-
traire? Par exemple, la vérité de l'erreur? Ou la vo-
lonté de vérité, de la volonté de faire illusion? Ou
l'action désintéressée, de l'intérêt égoïste? Ou la pure et
radieuse contemplation du sage, de la convoitise? Sem-
blable genèse est impossible; qui en rêve est un insensé,
ou pis encore; les choses de valeur plus élevée doivent
avoir une autre origine, leur propre origine - elles ne
sauraient dériver de ce monde éphémère, séduisant,
illusoire, inférieur, de ce vertige d'illusion et de désir!
Au sein de l'être, dans l'impérissable, dans le dieu
caché, dans la 'chose en soi' - c'est là plutôt que doit
résider leur fondement, et nulle part ailleurs! »
Cette façon de juger constitue le préjugé typique
auquel se font reconnaître les métaphysiciens de tous
les temps; cette sorte d'estimation est à l'arrière-plan
de toutes leurs procédures logiques; à partir de cette
« croyance» qui est la leur, ils s'appliquent à leur
« savoir », à une chose qui sera finalement baptisée
avec pompe, «vérité ». La croyance principale des
métaphysiciens est la croyance dans les antinomies de
valeurs. Même aux plus prudents d'entre eux, l'idée
n'est pas venue de douter au seuil, là où pourtant c'était
le plus nécessaire: même s'ils s'étaient félicités « de om-
nibus dubitandum1 ». On peut assurément douter,
1. Traduction: « de devoir douter de tout ».
20
Des préjugés des philosophes
21
tives, il en est de même de la pensée philosophique; il
faut ici réviser les connaissances admises, tout comme
on l'a fait en ce qui concerne l'hérédité et les «carac-
tères innés ». Le fait de la naissance entre si peu en
considération dans le processus total, antérieur et ulté-
rieur, de I'hérédité. Tout aussi peu 1'« être -conscient»
s'oppose à l'instinctif en quelque détermination que ce
soit - la pensée consciente d'un philosophe est pour la
plus grande part secrètement orientée par ses instincts
et contrainte à suivre des voies déterminées. Derrière
toute logique et la souveraineté apparente de son mou-
vement, il y a des évaluations et, pour parler plus
clairement, des exigences physiologiques ayant pour fin
la conservation d'un mode de vie déterminé. Par exem-
ple, que le déterminé ait plus de valeur que l'indéter-
miné, et l'apparence moins de valeur que la « vérité» :
de telles estimations, malgré ce qu'elles nous apportent
d'efficience régulatrice, pourraient bien n'être que des
estimations superficielles, une sorte toute particulière de
niaiserie3, comme celle qui peut être nécessaire à la
conservation des êtres que nous sommes. Etant supposé,
en effet, que I'homme ne soit pas la «mesure des
choses» .
22
Des préjugés des philosophes
23
vrai dire, le plus souvent rien que des intercesseurs de
leurs propres préjugés qu'ils baptisent du nom de
« vérité» - ils sont très éloignés de la bravoure de la
conscience qui s'avoue précisément ce qu'il en est, très
éloignés du bon goût de la bravoure, qui donne à
entendre ce qu'il en est, soit pour prévenir un ennemi
ou un ami, soit par orgueil et pour se moquer de soi.
La tartuferie aussi rigide que vertueuse avec laquelle le
vieux Kant nous entraîne ainsi sur les chemins détour-
nés de la dialectique nous conduisant jusqu'à son « im-
pératif catégorique», ou plutôt nous y perdant - ce
spectacle nous fait sourire, nous qui sommes experts et
ne prenons pas peu de plaisir à suivre de près les fines
malices des vieux moralistes et prédicateurs de la mo-
rale. Ou bien même cette jonglerie mathématique avec
laquelle Spinoza barde d'airain et masque sa philo-
sophie ~ « l'amour de sa sagesse» enfin, pour interpré-
ter de façon correcte et juste ce mot - avec l'intention
d'intimider dès le point de départ le courage de l'assail-
lant qui se risquerait à jeter un regard sur cette vierge
invincible, cette Pallas Athêné - quelle timidité vulné-
rable ne trahit-elle pas, cette mascarade d'un malade
solitaire!
24
Des préjugés des philosophes
25
7
26
Des préjugés des philosophes
27
le monde à son image, elle ne peut faire autrement: la
philosophie est cet instinct tyrannique lui -même, la
volonté de puissance la plus spirituelle, la volonté de
« construire le monde », de remonter à la causa prima.
10
28
Des préjugés des philosophes
Il
29
premier lieu, et par-dessus tout, de sa table des catégo-
ries; cette table en main, il disait: «C'est la tentative
la plus ardue qui ait jamais pu être menée pour la cause
de la métaphysique. » Que l'on comprenne bien ce « ait
jamais pu être menée» ! Il était fier d'avoir découvert
dans l'homme une nouvelle faculté, la faculté des juge-
ments synthétiques a priori. Même s'il s'est trompé en
cela, néanmoins le développement et la rapide pros-
périté de la philosophie allemande dépendent de cette
fierté et de l'émulation de la jeunesse intellectuelle pour
découvrir si possible de quoi motiver plus de fierté
encore - et, en tout cas, des' «facultés nouvelles» !
Mais réfléchissons: il en est temps. Comment les juge-
ments synthétiques a priori sont-ils possibles? se de-
mandait Kant - et que répondait-il à proprement
parler? En vertu d'une faculté10 et cela malheureu-
sement non pas en quelques mots, mais avec force
détails, dans un style respectable, avec une telle dépense
de cette caractéristique allemande de la profondeur et
de la fioriture qu'on n'a pas prêté attention à la joyeuse
niaiserie allemande11 qui se cachait au fond de cette
réponse. On était même enthousiasmé par cette faculté
nouvelle et le délire fut à son comble lorsque Kant
découvrit en outre une faculté morale chez l'homme:
car les Allemands d'alors étaient encore moraux et
ignoraient encore tout du « réalisme politique». Vint la
lune de miel de la philosophie allemande; tous les
jeunes théologiens de la fondation de Tübingen aussitôt
battirent les buissons - tous, ils cherchaient des « facul-
tés». Et que ne découvrit-on pas à cette époque d'inno-
cence, de richesse et de juvénilité de l'esprit allemand,
durant laquelle la méchante fée du romantisme clairon-
nait et chantait, alors qu'on ne savait pas encore distin-
guer entre « découvrir» et « inventer» ! Avant tout, ce
10. Jeu de mots de Nietzsche: « Venn6ge eines VennÔgeJ1s»: «en
vertu d'une vertu ».
Il. En français dans le texte.
30
Des préjugés des philosophes
31
Des préjugés des philosophes
12
32
Des préjugés des philosophes
33
13
14
34
Des préjugés des philosophes
15
35
16
36
Des préjugés des philosophes
17
37
tient pas au processus lui -même. On déduit ici selon
l'habitude grammaticale, «penser est une activité, à
toute activité appartient un agent, en conséquence ».
C'est à peu près selon le même schème que l'atomisme
ancien recherchait pour la force active encore ce gru-
meau de matière dans laquelle elle réside, à partir de
laquelle elle agit, l'atome; des esprits plus rigoureux
ont enfin appris à se tirer d'affaire sans ce «résidu
terrestre» et peut-être s'accoutumera-t-on un jour,
même de la part des logiciens, à s'en tirer sans ce petit
« ça» (dans lequel s'est transformé en s'évaporant le
vieil et honnête « moi»).
18
19
38
Des préjugés des philosophes
39
tance et de mouvement qui d'habitude apparaissent
aussitôt après l'acte de volonté; d'autre part, si nous
avons l'habitude, en vertu du concept synthétique «je »,
de nous mettre à l'écart et de nous tromper sur cette
dualité, du vouloir dépend encore toute une chaîne de
déductions fausses et par conséquent d'estimations faus-
ses de la volonté elle-même - de telle sorte que le
voulant croit avec bonne foi que vouloir suffit pour
agir. Parce que, dans la plupart des cas, on ne fait que
vouloir, là mêIne où l'effet de l'ordre donné, c'est-à-dire
l'obéissance, donc l'action devait être attendue, on a
traduit l'apparence dans le sentiment qu'il y avait là une
nécessité de l'effet: bref, le voulant croit avec un cer-
tain degré d'assurance, que volonté et action sont en
quelque sorte la même chose, il attribue encore la
réussite, l'accomplissement du vouloir à la volonté elle-
même et jouit d'un accroissement de ce sentiment de
puissance qui apporte avec elle toute réussite. « I.jberté
de volonté », tel est le mot pour cet état multiple de
jouissance du vouloir, qui commande et en même temps
se confond avec l'exécutant, qui jouit en tant que tel du
triomphe sur des résistances, mais juge à part soi que
c'est sa volonté qui a effectivement triomphé des résis-
tances. Le voulant ajoute ainsi à son plaisir de donner
un ordre, les sentiments de plaisir des instruments qui
l'exécutent avec succès, celui des «volontés inférieu-
res» serviables ou des âmes inférieures - puisque
notre corps n'est qu'une structure organique composée
de plusieurs âmes. L'effet c'est moi20 : il se passe ici ce
qui se passe dans toute collectivité bien structurée et
heureuse, la classe dirigeante s'identifie aux succès de la
collectivité. Avec tout vouloir, il s'agit simplement d'or-
dre et d'obéissance sur la base, comme nous l'avons dit,
d'une structure organique composée de plusieurs
« âmes» ; c'est pourquoi un philosophe devrait se don-
40
Des préjugés des philosophes
20
41
fonctions grammaticales - dès le départ se trouve le
présupposé d'un semblable développement et d'une
semblable suite de systèmes philosophiques: alors que
la route paraît comme barrée à certaines autres possi-
bilités d'interprétation de l'univers. Il est très probable
que les philosophes du territoire linguistique ouralo-
altaïque (dans lequel le concept de sujet est le moins
bien élaboré) auront une autre vision du monde et se
retrouveront sur d'autres voies que les Indo-européens
ou les Musulmans: la contrainte de certaines fonctions
grammaticales est en dernier ressort la contrainte des
jugements de valeur physiologiques et des particularités
de race. Tout cela pour rejeter les assertions superfi-
cielles de Locke concernant l'origine des idées.
21
42
Des préjugés des philosophes
43
d'une manière profondément personnelle: les uns ne
veulent à aucun prix abandonner leur « responsabilité »,
leur foi en eux-mêmes, le droit personnel à leur propre
mérite (parmi ces derniers on compte les races vani-
teuses) ; les autres, au contraire, ne veulent répondre de
rien, n'être coupables de rien et, par un mépris intime
de soi-même, ils désirent pouvoir se décharger d'eux-
mêmes sur n'importe quoi. Quand ils écrivent des li-
vres, ces derniers prennent maintenant la défense des
malfaiteurs; une sorte de pitié du genre socialiste est
leur déguisement le plus complaisant. Et, en fait, le
fatalisme des faibles de volonté s'embellit étonnamment
lorsqu'il s'entend à se présenter comme « la religion de
la souffrance humaine23 » : c'est là son « bon goût».
22
44
Des préjugés des philosophes
23
46
Des préjugés des philosophes
47
DEUXIÈME PARTIE
L'esprit libre
24
49
comme son raffinement! le langage, ici comme ailleurs,
peut bien ne pas sortir de sa lourdeur et continuer à
parler de contraires là même où il n'y a que degrés et
toute une gamme de gradations. De même la tartuferie
invétérée de la morale qui appartient maintenant indé-
fectiblement à notre chair et à notre sang peut tourner,
aux savants eux-mêmes, les mots dans la bouche: çà et
là nous nous en rendons compte et rions de ce que la
science, même la meilleure, veut nous retenir, mieux que
toute autre, dans ce monde simplifié, artificiel de fond
en comble, si bien imaginé, si bien falsifié; nous rions
de ce qu'elle aime l'erreur, bon gré mal gré, parce
qu'elle aussi, la vivante - ain1e la vie!
25
50
L'esprit libre
26
52
L'esprit libre
53
méchamment - c'est là que l'amant de la connaissance
doit être attentif avec finesse et assiduité, il doit tendre
l'oreille là où l'on parle sans indignation. Car l'homme
indigné et celui qui se déchire et se lacère lui-même
avec ses propres dents (ou bien en compensation le
monde, Dieu ou la société) peut certes, moralement
parlant, être placé plus haut que le satyre rieur et
satisfait de lui-même, mais, sous tous les autres rap-
ports, il est le cas le plus ordinaire, le plus indifférent,
le plus obnubilant. Et personne ne ment autant que
l'homme indigné.
27
28
54
L'esprit libre
55
Florence et ne peut s'empêcher de rapporter les circons-
tances les plus sérieuses dans un allegrissimo impé-
tueux: non sans un malicieux sentiment esthétique du
contraste qu'il hasarde - des pensées longues, diffi-
ciles, dures, dangereuses et un mouvement de galop,
avec une pétulance d'humeur des meilleures. Qui enfin
devrait oser une traduction allemande de Pétrone qui,
plus que tout autre musicien jusqu'à nos jours, a été le
maître du presto, dans ses inventions, ses trouvailles,
ses termes - qu'importent, en dernier lieu, tous les
bourbiers de ce monde malade et méchant, et même du
« monde antique», quand on a comme lui les ailes du
vent, le train et le souffle, le dédain libérateur d'un vent
qui assainit toutes choses en les faisant courir! Et
quant à Aristophane, cet esprit transfigurateur et com-
pensateur, au nom duquel on pardonne à l'hellénisme
tout entier qu'il ait existé, à supposer que l'on ait
compris dans toute sa profondeur tout ce qui a besoin
ici de pardon et de transfiguration - je ne sache rien
qui m'ait fait autant rêver sur la nature énigmatique et
secrète de Platon que ce petit fait6 heureusement con-
servé ; sous l'oreiller de son lit de mort on ne trouva
aucune «bible», rien qui fût égyptien, pythagoricien,
platonicien - mais un Aristophane! Comment un Pla-
ton aurait-il supporté la vie -- une vie grecque à
laquelle il disait non - sans Aristophane!
29
56
L'esprit libre
30
7. Cf. aphorisme 2.
57
être du poison pour une espèce très différente et infé-
rieure. Les vertus de l'homlne vulgaire chez un philo-
sophe signifieraient peut-être vices et faiblesses; il se
pourrait qu'un homme de nature supérieure, s'il dégé-
nérait et allait à sa perte, n'entrât en possession que de
cette façon des qualités qui rendraient nécessaire de le
vénérer comme un saint dans le bas monde dans lequel
il serait tombé. Il y a des livres qui ont une valeur
opposée pour l'âme et la santé, selon que l'âme basse,
l'énergie vitale inférieure ou, au contraire, l'âme supé-
rieure et plus vigoureuse s'en emparent: dans le pre-
mier cas, ce sont des livres dangereux, corrupteurs,
dissolvants; dans le second cas, des appels de hérauts
qui incitent les plus braves à déployer toute leur bra-
voure. Les livres pour tout le monde sont toujours
malodorants: l'odeur des petites gens y reste impré-
gnée. Là où le peuple mange et boit, là même où il
adore, cela sent mauvais d'habitude. On ne doit pas
aller à l'église quand on veut respirer de l'air pur.
31
58
L'esprit libre
32
59
sa valeur. C'est un grand événement dans son ensemble,
un affinement d'importance du regard et de la mesure,
l'effet inconscient du règne des valeurs aristocratiques et
de la croyance aux « origines», le signe d'une période
que l'on peut désigner au sens le plus strict du terme
comme la période morale: la première tentative vers la
connaissance de soi est ainsi accomplie. Au lieu des
conséquences, l'origine: quel renversement de perspec-
tive! Et sûrement un renversement obtenu au prix de
longues luttes et de longues vicissitudes! Assurément,
une nouvelle superstition néfaste, une particulière étroi-
tesse d'interprétation vinrent ainsi à dominer; on inter-
préta l'origine d'une action dans le sens le plus déter-
miné comme origine à partir d'une intention, on s'ac-
corda à penser_ que la valeur d'une action réside dans la
valeur de l'intention. L'intention comme constituant
toute l'origine et la préhistoire d'une action: sous le
règne de ce préjugé, on a sur terre presque jusqu'à des
temps très récents, loué, blâmé, jugé selon la morale et
même philosophé.
Mais ne devrions-nous pas aujourd'hui ressentir la
nécessité de nous résoudre une fois encore à un renver-
sement et à un déplacement radical des valeurs, grâce à
un nouveau retour sur soi-même, à un approfondisse-
ment de l'homme - ne devrions-nous pas nous tenir
au seuil d'une période qui serait à désigner] négative-
ment tout d'abord, comme extra morale: aujourd'hui,
qu'au moins parmi nous autres, immoralistes, se lève le
soupçon qu'au contraire ce qui n'est pas intentionnel
dans une action décide de sa valeur, et qu'également
toute son intentionnalité, tout ce qui peut être par elle
vu, su, « conscient ~, appartient encore à sa surface et à
son épiderme qui, comme tout épiderme, trahit quelque
chose mais cache encore davantage? Bref, nous croyons
que l'intention n'est qu'un signe et un symptôme, qui
demande d'abord à être interprété, un signe qui signifie
beaucoup trop au point de ne signifier presque rien par
60
L'esprit libre
33
34
61
erroné du monde dans lequel nous croyons vivre qui
est la chose la plus sûre et la plus solide que notre œil
puisse accrocher - nous trouvons raisons sur raisons
pour nous conduire à des conjectures sur l'existence
d'un principe trompeur dans 1'« essence des choses».
M_ais qui rend notre pensée elle-même, c'est-à-dire
1'« esprit », responsable de la fausseté du monde - une
échappatoire honorable qu'emprunte consciemment ou
inconsciemment tout advocatus dei - qui prend ce
monde, avec l'espace, le temps, la forme, le mouvement
comn1e le résultat d'un raisonnement faux, celui-là au-
rait là au moins une bonne occasion d'apprendre enfin
à se méfier de toute pensée: la pensée ne nous aurait-
elle pas joué le pire des tours jusqu'à présent? Et quelle
garantie y aurait-il qu'elle ne continue pas à faire ce
qu'elle a toujours fait? Avec tout le sérieux désirable, il
faut dire que l'innocence des penseurs a quelque chose
de touchant, qui inspire du respect, elle leur permet de
se présenter aujourd'hui encore devant la conscience en
la priant de leur donner une réponse sincère: par
exemple, de dire si elle est « réelle » et pourquoi elle se
débarrasse si résolument du monde extérieur, et bien
d'autres questions de même nature. La croyance aux
«certitudes immédiates» est une naïveté nl0rale qui
nous fait honneur à nous, philosophes, mais - pour
une fois encore, notre devoir est de ne pas être des
hommes «exclusivement moraux» ! Abstraction faite
de la morale, cette croyance est une sottise qui nous fait
peu d'honneur! Que dans la vie civile, la méfiance sans
cesse en éveil puisse passer pour le signe d'un « nlauvais
caractère» et, de là, relever de l'impnldence, ici entre
nous, au-delà du monde bourgeois, de ses approbations
et de ses désapprobations, qu'est-ce qui devrait nous
empêcher d'être imprudents et de dire: le philosophe a
peu à peu acquis le droit au «mauvais caractère »,
étant sur terre l'être dont on s'est toujours le plus
moqué jusqu'à présent - il a aujourd'hui le devoir de
62
L'esprit libre
63
35
36
64
L'esprit libre
65
37
38
39
66
L'esprit libre
67
40
68
L'esprit libre
41
69
vertu de la libéralité. Il faut savoir se réserver: preuve
la plus forte de notre indépendance.
42
Vient une nouvelle race de philosophes: je me hasarde
à les baptiser d'un nom qui n'est pas sans danger. Tels
que je les devine, tels qu'ils se laissent deviner - car il
appartient à leur sorte de vouloir demeurer des énigmes
en quelque point - ces philosophes du futur pourraient
bien avoir le droit, peut-être même ont-ils là un tort,
d'être désignés comme des tentateurs. Ce nom lui-même
est en dernier ressort une tentative et, si l'on veut, une
tentation.
43
44
71
cessent de chanter s'énoncent: «Egalité des droits» et
«Pitié pour tout ce qui souffre» - et la pitié elle-
même est prise par eux comme quelque chose qu'il faut
réformer. Nous les révolutionnés, nous qui nous som-
mes ouvert un œil et une conscience à ce problème,
nous demandons: où et comment jusqu'à présent la
plante «homme» a-t-elle grandi le plus vigoureuse-
ment? Nous pensons que cela s'est chaque fois produit
dans des conditions adverses, qu'en outre le danger de
sa situation a dû croître monstrueusement, que sa force
inventive et dissimulatrice (son « esprit») a dû se déve-
lopper vers la finesse et la hardiesse sous une longue
pression et sous une longue contrainte, son vouloir
vivre a dû être exalté jusqu'à la volonté de puissance
inconditionnelle - nous pensons que la dureté, la
violence, l'esclavage, le danger de la rue et les incon-
vénients du cœur, le secret, le stoïcisme, la magie et les
diableries de toute sorte, que tout ce qui est nlauvais,
terrible, tyrannique, tout ce qui tient, chez rhOilllne, à
la fois, de la bête de proie et du serpent sert autant à
l'élévation de l'espèce « homme» que son contraire -
nous n'en disons mên1e pas assez quand nous en disons
tant, et de par nos dires et nos silences à cet endroit,
nous nous trouvons en tout cas à l'autre extrémité de
l'idéologie moderne et de tous les vœux du troupeau: à
leurs antipodes peut-être? Quoi d'étonnant que nous
autres, « esprits libres», ne soyons pas précisément des
esprits communicatifs? que nous ne souhaitions à
aucun égard trahir de quel objet un esprit peut être
libéré et vers quel objet il est ensuite peut-être poussé?
Et pour ce que la dangereuse formule « Par-delà le bien
et le mal» peut avoir de conséquence, et grâce à
laquelle nous nous gardons du moins de la confusion:
nous sommes tout autre chose que des «libres pen-
seurs », des « liberi pensatori », des Freidenker, comme
tous ces porte-parole des «idées modernes» aiment à
se nommer. Partout chez nous, dans bien des provinces
72
L'esprit libre
73
TROISIÈME PARTIE
La réalité religieuse
45
75
c'est à ce moment-là qu'ils perdent leur flair et leur
regard perçant. Par exemple, pour deviner et établir
quelle a été l'histoire du problème de la science et de la
conscience dans l'âme des homines religiosi, on devrait
être soi -même aussi profond, aussi meurtri, aussi exces-
sif que le fut la conscience intellectuelle de Pascal - il
Y faudrait encore toujours ce ciel déployé de spiritualité
claire et malicieuse qui pourrait de toute sa hauteur
embrasser, systématiser et traduire en formules ce flux
continuel et confus d'expériences dangereuses et dou-
loureuses. - Mais qui me rendrait ce service! Mais
qui aussi aurait assez de temps pour attendre de tels
serviteurs! - ils sont évidemment trop rares, ils sont
de tout temps si improbables! Finalement il faut tout
faire soi-même pour apprendre quelque chose: ce qui
veut dire que l'on a beaucoup à faire! - Mon genre
de curiosité reste encore le plus agréable de tous les
vices - pardon! je voulais dire: l'amour de la vérité a
sa récompense dans le ciel et déjà sur terre.
46
76
La réalité religieuse
77
47
Là où sur la terre est apparue jusqu'à ce jour la névrose
religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses
prescriptions de régime: solitude, jeûne et continence
- sans que soit déterminable avec certitude ce qui est
cause, ce qui est effet, ni surtout s'il s'agit là d'une
relation de cause à effet. Ce qui permet ce dernier
doute, c'est que, chez les peuples sauvages comme chez
les civilisés, la volupté la plus soudaine et la plus
déréglée compte parmi les symptômes les plus réguliers
de cette névrose, volupté qui ensuite se transforme tout
aussi soudainement en crise de pénitence et en négation
du monde et de la volonté: ces deux cas sont peut-être
explicables par une épilepsie masquée? Mais nulle part
on ne devrait s'abstenir davantage des interprétations:
il n'y a pas de cas autour duquel n'ait proliféré une telle
profusion de non-sens et de superstitions, aucun ne
semble jusqu'ici avoir davantage intéressé les hommes,
même les philosophes - il serait temps de s'y prendre
un peu froidement, d'apprendre la prudence, mieux
encore: de détourner les yeux, de s'écarter.
Encore dans l'arrière-fond de la philosophie dernière
venue, celle de Schopenhauer, se pose, presque comme
le problème en soi, ce point d'interrogation redoutable
de la crise religieuse et du réveil de la religion. Con1-
ment la négation de la volonté est-elle possible? Com-
ment la sainteté est-elle possible? - telle semble avoir
réellement été la question par laquelle Schopenhauer
s'est fait philosophe et a commencé à philosopher. Et
ce fut une conséquence schopenhauerienne authentique
que son disciple le plus convaincu (et peut-être aussi le
dernier, pour ce qui concerne l'Allemagne), Richard
Wagner, accomplît l'œuvre de sa vie sur ce point pré-
cisément et qu'il portât enfin à la scène encore ce type
effroyable et éternel de Kundry, type vécul, trait pour
]. En français dans le texte.
78
La. réalité religieuse
48
Les races latines semblent posséder beaucoup plus inti-
mement leur catholicisme que nous, gens du Nord, ne
possédons l'ensemble du christianisme: et par consé-
quent l'incroyance doit signifier dans les pays catholi-
ques tout autre chose que dans les pays protestants -
c'est-à-dire une sorte de révolte contre le génie de la
race, tandis que chez nous c'est plutôt un retour au
génie (ou à l'absence de génie) de la race. Nous autres
gens du Nord, nous descendons sans aucun doute de
races barbares, cela même sous le rapport de notre sens
79
de la religion: nous sommes mal doués pour la reli-
gion. On doit excepter les Celtes qui ont aussi pour
cette raison offert le meilleur terrain dans le Nord, à la
prise de la contagion chrétienne - en France, l'idéal
chrétien s'est épanoui, autant que l'a permis le pâle
soleil du Nord. Comme ils sont encore pour notre goût
étrangement pieux, ces derniers sceptiques français,
pour autant qu'ils aient un peu de sang celte dans leur
ascendance! Que la sociologie d'Auguste Comte sent
pour nous une odeur catholique, non allemande, avec
sa logique romaine des instincts! combien est imprégné
de jésuitisme cet aimable et avisé cicérone de Port-
Rayal, Sainte-Beuve, malgré toute son inimitié envers
les jésuites! Et chez Ernest Renan, quel hermétisme
pour les hommes du Nord que nous sommes, dans les
accents d'une langue où, à chaque instant, un rien de
tension religieuse déporte de son point d'équilibre une
âme si délicatement voluptueuse et amie du confort!
Que l'on redise ces belles phrases après lui - en
réponse, dans nos âmes probablement moins belles et
plus dures, dans nos âmes allemandes, quelle méchan-
ceté et quelle arrogance aussitôt s'émeuvent! -
« Disons donc hardiment que la religion est un produit
de l'homme normal, que l'homme est le plus dans le
vrai quand il est le plus religieux, et le plus assuré d'une
destinée infinie... C'est quand il est bon qu'il veut que
la vertu corresponde à un ordre éternel, c'est quand il
contemple les choses d'une manière désintéressée qu'il
trouve la mort révoltante et absurde. Comment ne pas
supposer que c'est dans ces moments-là que l'homlne
voit le mieux?.. ?2 Ces phrases, inhabituelles à mes
oreilles, sont tellement aux antipodes de mes habitudes
que, lorsque je les découvris, mon premier mouvement
fut d'écrire en marge « la niaiserie religieuse par excel-
lence3» - jusqu'à ce que mon dernier mouvement de
2. En français dans le texte.
3. En français dans le texte.
80
La réalité religieuse
49
50
81
51
52
82
La réalité religieuse
53
54
83
Depuis Descartes - il est vrai, plus par bravade contre
lui qu'en raison de son exemple - tous les philosophes
commirent un attentat contre le vieux concept d'âme,
sous l'apparence d'une critique du concept du sujet et
du verbe - c'est-à-dire: un attentat contre la présup-
position fondamentale de la doctrine chrétienne. La
philosophie moderne, en tant que scepticisn1e pour ce
qui concerne la théorie de la connaissance, est, de façon
ouverte ou occulte, antichrétienne : bien qu'elle ne soit
nullement antireligieuse, soit dit pour les fines bouches.
Autrefois, certes, on croyait à «l'âme », comme on
croyait à la grammaire et au sujet grammatical: on
disait «je» est déterminant, «pense» est verbe et
déterminé - penser est une activité pour laquelle il faut
penser un sujet comme cause. Alors, avec une âpreté et
une ruse admirables, on cherchait si l'on pouvait sortir
de ce filet - si peut -être le contraire n'était pas vrai:
« pense» déterminant «je» déterminé: «je» donc
d'abord une synthèse qui se fait par la pensée même.
Kant voulait au fond démontrer qu'on ne pouvait
démontrer le sujet à partir du sujet - l'objet pas
davantage: la possibilité d'une existence apparente d'un
sujet singulier, c'est-à-dire de ~~ l'âme », a pu ne pas lui
être toujours étrangère, cette pensée qui s'est déjà pro-
duite une fois sur terre et dans une puissance prodi-
gieuse avec la philosophie des Vedantas.
55
84
La réalité religieuse
56
85
encore qui veut l'avoir de nouveau tel que cela fut et ce
qui est, et criant pour toute l'éternité insatiablement da
capo, non seulement à lui-même, mais à la pièce entière
et à tout le spectacle, et pas seulement à un spectacle,
mais à celui à qui justement ce spectacle est fondamen-
talement nécessaire - et qui le rend nécessaire: parce
qu'il est toujours nécessaire à lui-même - et parce
qu'il se rend nécessaire - Comment? Et cela ne serait-
il point le circulus vitiosus deus5 ?
57
58
86
La réalité religieuse
87
tants allemands des classes moyennes, particulièrement
dans les grands centres laborieux du commerce ou du
transit; il en est de Inême pour la plupart des intellec-
tuels et du personnel de l'Université (excepté les théo-
logiens dont l'existence et la possibilité en ce lieu don-
nent au psychologue des énigmes toujours plus nom-
breuses et plus complexes). On se fait rarement, chez
les hommes religieux ou seulement pratiquants, une
juste représentation de ce qu'il faut de bonne volonté,
- on pourrait dire de volonté arbitraire - pour
qu'aujourd'hui un intellectuel allemand prenne au sé-
rieux le problème religieux; de par son métier (et,
comme cela a été dit, de par son travail professionnel
auquel le contraint sa conscience moderne), il incline à
une hilarité supérieure, presque bienveillante, à l'égard
de la religion, hilarité à laquelle se mêle de temps à
autre un léger mépris pour cette «malpropreté» de
l'esprit qu'il suppose partout où l'on se dit encore de
l'Eglise. Ce n'est qu'à l'aide de l'histoire (donc pas du
tout par expérience personnelle) que l'intellectuel par-
vient à considérer les religions avec un sérieux
empreint de respect et une certaine timidité déférente;
même s'il a élevé son sentiment jusqu'à la reconnais-
sance envers les religions, il ne s'est personnellement
pas encore approché d'un seul pas de ce qui subsiste
encore en tant qu'Eglise et piété: peut-être est-ce le
contraire. L'indifférence pratique à l'égard des choses
religieuses dans laquelle il est né et a été élevé, tend à
se sublimer chez lui en prudence et en pureté, lesquelles
craignent le contact avec les hommes et les choses de la
religion et peut-être est-ce justement la profondeur de
sa tolérance et de son humanité qui l'incite à éviter la
subtile détresse que la tolérance apporte avec elle.
Chaque époque a sa manière propre de naïveté di-
vine, manière dont d'autres époques peuvent lui envier
la découverte - quelle naïveté, combien digne de véné-
ration, enfantine et infiniment maladroite, n'y a-t-il pas
88
La réalité religieuse
59
89
vérité, avant que l'homme ne soit devenu assez fort,
assez dur, assez artiste... La piété, la «vie en Dieu »,
considérées de cette façon, apparaîtraient comme la
plus fine et la dernière chimère de la crainte de la
vérité, comme une ferveur et une ivresse d'artiste
devant la plus conséquente de toutes les falsifications,
comme la volonté du renversement de la vérité, la
volonté de la non-vérité à tout prix. Peut-être qu'il n'y
eut jusqu'à présent pas de moyen plus énergique pour
embellir l'homme lui-même, que justement la piété:
par elle, l'homme peut si bien devenir art, surface, jeu
de couleurs, bonté que l'on ne souffre plus de cet
aspect.
60
61
90
La réalité religieuse
91
une heureuse réglementation du mariage, la force et la
disposition de la volonté, la volonté de la domination
de soi, sont toujours en croissance. - La religion leur
offre assez d'impulsion et de séduction pour prendre les
voies de la spiritualité supérieure, pour mettre à
l'épreuve les sentiments de la grande victoire sur soi, du
silence et de la solitude.
L'ascétisme et le puritanisme sont des moyens d'édu-
cation et d'anoblissement presque indispensables, lors-
qu'une race veut se rendre maîtresse de son origine
populaire et qu'elle s'efforce à la domination future.
Aux hommes ordinaires, enfin, au plus grand nombre,
qui sont là pour le service et pour l'utilité générale et ne
doivent être là que pour cela, la religion donne un
contentement inestimable, les rendant satisfaits de leur
situation et de leur état, elle leur donne la paix du cœur
de diverses manières, un anoblissement de leur obéis-
sance, un bonheur et une douleur de plus avec leurs
semblables, en quelque sorte une transfiguration et un
embellissement, une justification de la vie quotidienne,
de toute la bassesse, de toute la misère mi -bestiale de
leur âme. La religion et la signification religieuse de la
vie mettent un rayon de soleil sur de tels hommes
toujours en peine et leur rendent supportable même leur
propre aspect, elle agit comme a coutume de le faire
une philosophie épicurienne sur les affligés d'une condi-
tion supérieure, réconfortant, épurant, utilisant pour
ainsi dire la douleur, enfin même la sanctifiant et la
justifiant. Peut-être n'y a-t-il, dans le christianisme et
dans le bouddhisme, rien de si vénérable que leur art
d'enseigner même aux plus humbles à se placer, grâce à
la piété, dans un ordre de choses supérieur et relevant
de l'apparence et, ainsi, de rester satisfaits de l'ordre
réel, à l'intérieur duquel ils vivent assez durement - et
justement cette dureté est nécessaire!
92
La réalité religieuse
62
93
« homme» à un niveau inférieur - elles conservaient
trop de ce qui devait périr. On leur doit des choses
inestimables; et qui donc est assez riche en gratitude
pour ne pas s'appauvrir en face de tout ce que, par
exemple, les «hommes de la spiritualité» chrétienne
ont fait jusqu'à présent pour l'Europe! Et pourtant,
lorsqu'aux affligés ils donnaient la consolation, aux
opprimés et aux désespérés le courage, aux faibles un
bâton et un appui, quand ils attiraient dans le refuge de
leurs cloîtres et maisons de redressement de l'âme les
êtres intérieurement ravagés et les furieux: que devaient-
ils faire en outre pour travailler avec bonne conscience
et de la sorte systématiquement à la conservation de
tout ce qui est malade et souffre, c'est-à-dire, en fait et
en vérité, à la dégradation de la race européenne?
Mettre en l'air tous les jugements de valeur - voilà ce
qu'ils devaient faire! Et briser les forts, rendre malades
les grandes espérances, suspecter le bonheur dans la
beauté, faire se courber tout ce qui est souverain, viril,
conquérant, dominateur, tous les instincts qui sont pro-
pres au type humain supérieur et accompli, en faire
l'incertitude, la conscience en détresse, la destruction de
soi, transformer même en haine de la terre et de ce qui
est terrestre tout l'amour de la terre et de la domination
de la terre - voilà ce que l'Eglise s'est imposé comme
tâche et devait s'imposer jusqu'à ce qu'enfin, selon ses
valeurs, «refus du monde», «refus des sens» et
«homme supérieur» se fussent confondus dans un
même sentiment. Si l'on pouvait survoler de l'œil rail-
leur et indifférent d'un dieu épicurien la comédie éton-
namment douloureuse et aussi grossière que subtile qui
est celle de la chrétienté européenne, je crois qu'on n'en
finirait plus de s'étonner et de rire: ne semble-t-il donc
pas qu'une volonté ait régné sur l'Europe pendant dix-
huit siècles pour faire de l'homme un sublime avorton?
Celui qui interviendrait avec des dispositions contraires
non plus épicuriennes, mais armé de quelque marteau
94
La réalité religieuse
95
QUATRIÈME PARTIE
Maximes et Intermèdes
63
Qui est un maître du fond de l'âme ne prend toutes
choses au sérieux que par rapport à ses élèves - lui-
même également.
64
65
97
65a
66
67
68
69
70
98
lWax;,nes et /nterl11èdes
71
72
73
73a
74
75
99
76
77
78
79
80
100
Alaximes et Inter/nèdes
81
82
83
84
85
86
88
89
90
91
102
A1aximes et Internlèdes
92
93
94
95
96
97
103
98
99
100
101
102
103
104
lvlaxÏlnes et Intermèdes
104
105
106
107
105
108
109
110
111
112
113
106
A1aximes et Intermèdes
114
115
116
117
118
119
107
120
121
122
123
124
Qui sur le bûcher se réjouit encore, ne triomphe pas de
la douleur, mais de ne sentir aucune douleur là où il
l'attendait. Un symbole.
125
108
l\1axinles et Intern1èdes
126
127
Chez toutes les vraies femmes, la science va à l'encontre
de la pudeur. Il leur semble qu'on veuille les regarder
sous la peau - pis encore sous le vêtement et la
parure.
128
129
130
109
qu'il peut. Le talent est aussi une parure; une parure
est aussi un masque.
131
132
133
134
135
110
lvlaxilnes et Interl11èdes
136
137
138
139
140
I 1I
141
142
143
144
145
112
l\1aximes et Intel'Inèdes
146
147
148
149
150
] 13
151
152
153
154
155
156
114
A1axilnes et lnter,nèdes
157
158
159
160
161
162
115
163
164
Jésus disait à ses Juifs: «La loi était pour les esclaves
- aimez Dieu, comme je l'aime, comme son fils! Que
nous importe la morale, à nous, fils de Dieu! »
165
166
167
116
i\1axÏ1nes et lnterlnèdes
168
169
170
171
172
173
175
176
177
178
179
118
180
181
182
183
184
185
119
CINQUIÈME PARTIE
186
121
n'a pas été aussi modeste jusqu'à présent. Et, avec une
gravité et une raideur risibles, tous les philosophes
exigeaient d'eux-mêmes quelque chose de bien plus
relevé, de bien plus prétentieux et solennel dès lors
qu'ils traitaient de la morale: ils voulaient mettre au
jour les fondements de la morale - et jusqu'à présent
chacun a cru l'avoir fondée; la morale même passait
pour «donnée». A quelle distance de leur orgueil
balourd se tenait cette tâche de description qui leur
paraissait sans éclat et qu'ils abandonnaient à la pous-
sière et à la moisissure, alors que les mains les plus
fines et les sens les plus fins pouvaient à peine y suffire!
Du fait justement que les philosophes moralistes ne
connaissaient les faits moraux que grossièrement, dans
un résumé arbitraire, ou comme un abrégé fortuit, ou
éventuellement comme la moralité de leur entourage, de
leur condition, de leur église, de leur temps, de leur
climat, et de leur région, du fait justement qu'ils étaient
mal informés et même peu curieux sous le rapport des
peuples, des époques et des traditions, ils n'affrontèrent
nullement les véritables problèmes de la morale: tous
ces problèmes ne se présentent en tant que tels qu'à
l'aide d'une comparaison entre de nombreuses morales.
Ce qui a manqué jusqu'à présent dans toute «science
morale », aussi étonnant que cela puisse paraître, c'est
le problème de la morale elle-même: le soupçon qu'il
pût y avoir là quelque chose de problématique. Ce que
les philosophes appelaient le «fondement de la
morale », et ce qu'ils exigeaient d'eux-mêmes, n'était,
sous son vrai jour, qu'une forme savante de la bonne
foi en la morale dominante, un nouveau moyen
d'expression de cette morale, donc un état de fait lui-
même à l'intérieur d'une moralité déterminée et, même,
en dernier ressort, comme une façon de nier que cette
morale dût être envisagée comme problème - et, en
tout cas, le contraire d'un examen, d'une analyse, d'une
mise en doute, d'une vivisection enfin de cette croyance.
122
Pour une histoire naturelle de la 1110rale
187
123
même; d'autres lui permettent de se crucifier et de
s'humilier; d'autres lui sont l'occasion de se venger, de
se cacher, de se transfigurer, de se transporter à un
niveau élevé et dans une sphère éloignée; cette morale
aide son auteur à oublier, celle-là à le faire oublier ou
quelque chose le concernant; maint moraliste aimerait
exercer sur l'humanité sa puissance et son humeur
créatrice, maint autre, justement peut-être Kant, avec sa
morale, donne à entendre: «ce qui en moi est respec-
table, c'est que je sais obéir - et chez vous autres il ne
doit pas en être autrement que chez moi! » - bref, les
morales ne sont elles aussi qu'un langage de signes
propre aux passions.
188
Toute morale est, au contraire du laisser-aller, une
forme de tyrannie contre la « nature» et aussi contre la
« raison»: mais il n'y a là encore aucune objection
contre elle, à moins qu'on ne veuille décréter, au nom
de quelque autre morale, que toute espèce de tyrannie
et de déraison sont interdites. Ce qui, dans toute
morale, est essentiel et inestimable, c'est qu'elle est une
longue contrainte: pour comprendre le stoïcisme ou
Port-Royal, ou le puritanisme, on peut se rappeler à la
condition de quelle contrainte jusqu'à présent tout lan-
gage a pu acquérir sa force et sa liberté - la contrainte
métrique, la tyrannie de la rime et du rythme. Quelle
nécessité se sont imposés, dans chaque peuple, les poè-
tes et les orateurs! sans excepter les quelques prosa-
teurs d'aujourd'hui dans l'oreille desquels règne une
conscience inexorable - «pour une pure folie »,
comme disent les lourdauds utilitaristes qui, ainsi, se
croient avisés - « par soumission envers des lois arbi-
traires », comme disent les anarchistes2 qui ainsi se
2. Eugen Dühring (1833-1921 ). Voir notre. traduction de Gé néa/ogi£!
de la 1110ra/£!(ColI. 10/18), p. 299, notes 29 et 31.
124
POUf une histoire naturelle de ia 1110rale
125
sible de comprimer, étouffer et perdre beaucoup de
force et d'esprit (car ici comme partout la « nature» se
montre comme elle est dans la totalité de sa prodigalité,
grandiose et indifférente, qui révolte, mais qui est
noble). Accordons que, durant des millénaires, les pen-
seurs européens ne pensèrent que pour démontrer quel-
que chose - aujourd'hui, au contraire, tout penseur
qui « veut démontrer quelque chose» nous est suspect
- que toujours ce qui devait résulter comme conclu-
sion de leur raisonnement le plus rigoureux leur était
d'avance fixé, comme jadis dans l'astrologie asiatique
ou comme aujourd'hui encore dans l'interprétation inof-
fensive dans le sens de la morale chrétienne des évé-
nements les plus intimes et les plus personnels «à la
gloire de Dieu» et « pour le salut de l'âme» !
Cette tyrannie, cet arbitraire, cette sottise rigoureuse
et grandiose ont éduqué l'esprit; l'esclavage est, à ce
qui semble, qu'on le comprenne grossièrement ou déli-
catement, le moyen inévitable aussi de l'éducation et de
la culture de l'esprit. On peut considérer toute morale
de ce point de vue: la « nature» dans la morale est ce
qui enseigne à haïr le laisser-aIler:3, la trop grande
liberté et qui implante le besoin d'horizons limités, de
tâches prochaines - qui enseigne le rétrécissement des
perspectives et donc, en un certain sens, la sottise
comme une condition de la vie et de la croissance. « Tu
dois obéir à n'importe qui et longtemps: sinon tu vas à
ta ruine et perds jusqu'au respect de toi-même» - tel
est, me semble-t-il, l'impératif moral de la nature, et qui
n'est assurément ni «catégorique», ainsi que le vieux
Kant l'exigeait (d'où le «sinon»), ni adressé à des
individus (que lui importent les individus en ce qui la
concerne !), mais bien à des peuples, des races, des
époques, à des ordres sociaux, mais avant tout à toute
l'animalité « homme », à l'homme.
126
Pour une histoire naturelle de la lnorale
189
190
/
127
pas propre à Platon, mais qui ne se trouve dans sa
philosophie que, pour ainsi dire, malgré Platon: à
savoir le socratisme pour lequel il était trop aristocrate.
« Personne ne veut se faire tort, c'est pourquoi tout le
mal se produit involontairement. Car le méchant se nuit
à lui -même: c'est ce qu'il ne ferait pas s'il savait que le
mal est mal; qu'on lui enlève son erreur, on le rend
nécessairement - bon?» Cette manière de raisonner
sent le peuple qui ne voit, dans une mauvaise action,
que les conséquences nuisibles et juge proprement: « il
est sot d'agir mal» : tandis qu'il prend « bon» comme
identique sans plus à «utile et agréable». On doit à
propos de tout utilitarisme moral présupposer cette
même origine et suivre son flair: on se trompera rare-
ment.
Platon a tout fait pour imposer une interprétation
fine et noble de la doctrine de son maître, surtout pour
s'y imposer lui-même -- lui, le plus téméraire de tous
les interprètes qui ne prit Socrate tout entier qu'en tant
que thème populaire et chant populaire de la venelle
pour le varier à l'infini et jusqu'à la limite du possible:
c'est-à-dire sous tous les masques et sous tous les
aspects qui étaient les siens propres. En guise de plai-
santerie, et par surcroît dans le genre homérique:
qu'est donc le Socrate platonicien, sinon:
191
128
Pour une histoire naturelle de la morale
J29
Descartes, père du rationalisme (et par conséquent,
grand-père de la Révolution) qui ne reconnaissait d'au-
torité qu'à la raison seule. Mais la raison n'est qu'un
instrument, et Descartes était superficiel.
192
130
Pour une histoire naturelle de la morale
193
] 31
n'importe quoi de «réellement» vécu: nous sommes,
de par la vertu du rêve, plus riches ou plus pauvres,
nous avons un besoin de plus ou de moins et, finale-
ment, nous sommes, à la lumière du jour, et même
dans les moments les plus lucides de notre esprit, un
peu tenus par les habitudes de nos rêves. Soit un
homme qui a souvent volé dans ses rêves et qui finit,
dès qu'il rêve, par avoir conscience de sa capacité et de
son art de voler comme d'un privilège personnel, mais
aussi comme d'un bonheur enviable et qui lui est pro-
pre: cet homme qui croit pouvoir réaliser, sous l'effet
de la plus légère impulsion, toutes sortes de courbes et
de détours, qui connaît la sensation d'une certaine
légèreté divine, qui connaît un « en haut» sans tension
ni contrainte, un «en bas» sans abandon ni abaisse-
ment - sans pesanteur! - comment cet homme,
finalement, en tant qu'il a de telles expériences oniri-
ques et de telles habitudes de rêve, ne devrait-il pas
trouver le mot « bonheur» autrement coloré et défini et
même pour l'état de veille! comment ne devrait-il pas
aspirer autrement au bonheur? L'« essor », tel qu'il est
décrit par les poètes, doit être pour lui, à côté de ce
« vol», déjà trop terrestre, trop musculaire, trop vio-
lent, déjà trop « lourd».
194
132
Pour une histoire naturelle de la morale
133
essentiellement par désir de possession. On les trouve
jaloux lorsque, à l'occasion d'un secours, on les croise
ou les précède. Les parents font involontairement de
leur enfant quelque chose de semblable à eux-mêmes -
ils appellent cela «éducation» - aucune mère ne
doute, au fond de son cœur, que l'enfant qu'elle a mis
au monde ne soit sa propriété, aucun père ne se refuse
le droit de le soumettre à ses conceptions personnelles
et à ses jugements de valeur. Autrefois, il paraissait
équitable aux pères de disposer à leur gré de la vie et
de la mort du nouveau -né (comme chez les anciens
Germains). Et tout comme le père, maintenant encore,
même l'instituteur, la classe, le prêtre, le prince voient
dans tout être humain nouveau une occasion incontes-
table de possession nouvelle. D'où il suit...
195
134
Pour une histoire naturelle de la morale
196
197
On méconnaît profondément la bête de proie et
l'homme de proie (par exemple, César Borgia), on
méconnaît la «nature» tant qu'on cherche encore une
« morbidité» au fond du plus sain de tous les monstres
et de toute la végétation des Tropiques, ou bien même
tout un «enfer» inné - comme l'ont fait jusqu'à
présent presque tous les moralistes. Il semble qu'il y ait
parmi les moralistes une haine envers la forêt vierge et
envers les Tropiques? Et que 1'« homme des Tropi-
ques» doive être à tout prix discrédité, soit comme
pathologie et dégénérescence de l'homme, soit comme
son propre enfer et son propre bourreau? Pourquoi
donc? En faveur des «zones tempérées» ? En faveur
des hommes modérés? Des «hommes moraux» ? Des
médiocres? - Cela comme contribution au chapitre de
« la morale de la peur».
198
136
Pour une histoire naturelle de la morale
199
137
l'appelle l'hypocrisie morale des dirigeants. Ils ne savent
se protéger de leur mauvaise conscience autrement
qu'en se conduisant comme les exécuteurs de comman-
dements antiques ou supérieurs (émanant des ancêtres,
de la Constitution, du droit, des lois ou même de
Dieu), ou ils empruntent même à la mentalité du trou-
peau, telles que «premier serviteur du peuple» ou
«instrument du bien public ». D'un autre côté,
l'homme grégaire se donne aujourd'hui en Europe l'ap-
parence d'être la seule espèce d'homme autorisée, et il
glorifie ses qualités en vertu desquelles il est docile,
sociable et utile au troupeau, comme si les seules vertus
véritablement hUlnaines étaient: la sociabilité, la bien-
veillance, les égards, le goût du travail, la mesure, la
modestie, l'indulgence, la pitié. Mais pour les cas où
l'on ne croit pas pouvoir se passer des chefs et des
moutons conducteurs, on fait aujourd'hui essais sur
essais pour remplacer les gouvernants par la juxtaposi-
tion d'hommes de troupeau avisés: c'est l'origine, par
exemple, de toutes les constitutions représentatives.
Quel bienfait, quelle libération d'un joug à la longue
intolérable, malgré tout, que l'apparition d'un maître
absolu; la grande preuve en fut l'effet que produisit
l'apparition de Napoléon - l'histoire de l'influence de
Napoléon est, de peu, l'histoire du bonheur suprême
auquel il a été donné à ce siècle d'atteindre dans ses
hommes les plus valeureux et dans ses moments les
meilleurs.
200
138
Pour une histoire naturelle de la morale
201
139
longtemps il ne peut y avoir aucune «morale du pro-
chain». Admettons qu'il se trouve, là aussi, déjà, une
pratique permanente de la considération, de la pitié, de
la justice, de la douceur, de l'entraide; admettons qu'à
ce stade de la société tous ces instincts qui seront
désignés plus tard de leur nom honorable de « vertus»
et que l'on finit presque par confondre sous le concept
de « moralité» soient déjà en action: à ce moment-là, ils
n'appartiennent pas encore au domaine des jugements
de valeur de la morale - ils sont encore extra moraux.
Par exemple, un acte de pitié, à la plus belle époque
romaine, ne signifie ni bien ni mal, ni moralité ni
immoralité; et si on le loue, une sorte de mépris
involontaire se rapporte fort 'bien à cette louange dès
qu'il est comparé à quelque action servant les intérêts
du public, de la res publica. Enfin, 1'« amour du pro-
chain» est toujours quelque chose d'accessoire, en par-
tie conventionnel et d'apparence presque arbitraire
comparé à la crainte du prochain. Dès que la structure
de la société est établie dans son ensemble, et paraît
protégée des dangers extérieurs, c'est cette crainte du
prochain qui ouvre encore de nouvelles perspectives du
jugement de valeur en morale. Certains instincts forts et
dangereux tels que l'esprit d'aventure, la témérité, la
vengeance, la dissimulation, la rapacité, l'esprit de do-
mination qui, pour leur utilité publique, étaient jusque-
là non seulement respectés - sous d'autres noms que
ceux précédemment cités, bien entendu - mais
devaient être fortifiés et entretenus (parce qu'on en
avait constamment besoin dans le péril public contre
l'ennemi commun) ne sont plus ressentis alors que dans
leur double aspect dangereusement violent - mainte-
nant que leur manquent les canaux de dérivation - et,
progressivement, Inarqués du sceau de l'immoralité et
laissés pour compte à la calomnie. Dès lors, instincts et
tendances opposés viennent à l'honneur dans la morale;
l'instinct du troupeau tire peu à peu ses conséquences.
140
Pour une histoire naturelle de la morale
202
142
Pour une histoire naturelle de la morale
203
144
Pour une histoire naturelle de la morale
145
orages qui traversent le ciel de notre vie. Il existe peu
de douleurs aussi vives que celle d'avoir un jour vu,
deviné et pressenti comment un homme extraordinaire
s'est dévoyé et a dégénéré: mais qui a l'œil rare pour
discerner le péril universel de la dégénérescence de
l'homme lui-même qui, comme nous, a reconnu
l'énorme hasard qui jusqu'ici a joué son jeu sur l'avenir
de l'homme - un jeu auquel ne participa jamais au-
cune main et pas même un «doigt de Dieu» ! - qui
devine la fatalité qui se tient cachée dans la candeur
stupide et la stupide crédulité des «idées modernes »,
pis encore dans toute la morale chrétienne européenne,
celui-là souffre d'une angoisse à nulle autre pareille -
.il saisit en effet d'un seul regard tout ce qu'il y aurait
encore à tirer de l'homme grâce à un rassemblement et
une concentration favorables de forces et de devoirs; il
sait avec tout le savoir de sa conscience que l'homme
n'a pas encore épuisé ses plus grandes possibilités et il
sait combien de fois déjà le type humain s'est trouvé
devant des décisions aventureuses et sur de nouvelles
voies - il sait encore mieux, et de par son souvenir le
plus douloureux, quels ont été les obstacles misérables
contre lesquels s'est toujours brisé un être appelé à un
devenir supérieur, comment il a défailli, a déchu, est
devenu pitoyable. La dégénérescence totale de l'homme
parvenue jusqu'à ce qui, aujourd'hui, apparaît comme
« l'homme de l'avenir» pour ces lourdauds et ces débi-
les du socialisme, leur idéal! - cette dégénérescence et
ce rapetissement de l'homme jusqu'à la parfaite bête de
troupeau (ou, comme ils disent, jusqu'à l'homme de la
« société libre»), cette régression de l'homme jusqu'à
cet animal nain des droits égaux et des prétentions
égales est chose possible, il n'y a pas de doute! Qui a
médité cette possibilité jusqu'à son terme, connaît un
dégoût de plus que le restant des hommes - et peut-
être aussi une tâche nouvelle!
146
SIXIÈME PAR TIE
204
147
la présomption du savant sont partout aujourd'hui dans
leur plus belle fleur et leur plus beau printemps - ce
qui ne doit pas laisser dire que, dans ce cas, la louange
de soi sente bon. «Plus de maîtres! » - ainsi le veut
ici aussi l'instinct plébéien; et une fois maintenant que
la science s'est défendue, avec le plus grand succès, de
la théologie dont elle fut trop longtemps la servante, la
voilà pleine d'arrogance et de déraison, faisant la loi à
la philosophie et jouant à son tour au «maître» -
que dis-je! au philosophe. Ma mémoire - la mémoire
d'un homme de science avec votre permission! -
regorge de naïvetés orgueilleuses que j'ai entendues du
côté des jeunes naturalistes et des vieux médecins sur la
philosophie et les philosophes (pour ne pas parler des
plus cultivés et des plus présomptueux de tous les
érudits, les philologues et les pédagogues, qui le sont
l'un et l'autre par profession). Tantôt c'était le spécia-
liste de service qui s'opposait instinctivement et généra-
lement à toutes les capacités et à tous les travaux
relevant de l'esprit de synthèse; tantôt le travailleur
laborieux qui avait perçu un parfum d'oisiveté et de
volupté noble dans l'âme du philosophe et s'en trouvait
lésé et diminué. Tantôt c'était le daltonisme de I'utili-
tariste qui ne voyait dans la philosophie qu'une succes-
sion de systèmes réfutés et une dépense gaspilleuse qui
ne « profite » à personne. Tantôt surgissait la peur d'un
mysticisme déguisé et d'une limitation occulte de la
connaissance; tantôt le mépris de philosophes particu-
liers qui s'était involontairement généralisé en un mé-
pris de la philosophie. Enfin, le plus souvent, ce que je
trouvais chez le jeune érudit, derrière le mépris hautain
de la philosophie, c'était la mauvaise influence d'un
philosophe même auquel, à la vérité, on avait refusé
dans l'ensemble l'obéissance, sans échapper cependant à
l'interdit qu'impliquaient les jugements dépréciatifs vi-
sant d'autres philosophes - avec pour résultat un
désaveu total de toute philosophie. (De même sorte me
148
Nous, les savants
149
la philosophie. En dernier ressort: comment pourrait-il
en être autrement? La science est aujourd'hui dans sa
fleur, elle arbore copieusement sa bonne conscience,
tandis que ce dans quoi toute la philosophie moderne a
progressivement sombré, ce résidu actuel de philosophie
s'attire méfiance, hostilité, sinon raillerie et pitié. La
philosophie réduite à la « théorie de la connaissance»,
tout juste une timide théorie de l' epoche2, une timide
doctrine de l'abstention: une philosophie qui ne passe
plus le seuil et qui se refuse péniblement le droit
d'entrée - telle est la philosophie in extremis, une fin,
une agonie, quelque chose qui fait pitié. Comment une
telle philosophie pourrait-elle dominer!
205
2. Le doute )).
150
Nous, les savants
206
151
extension la plus haute - l'érudit, l'homme de science
moyen a toujours quelque chose de la vieille fille: car,
comme celle-ci, il n'entend rien à ces deux fonctions les
plus précieuses de l'homme. En fait, on leur concède
également à l'un et à l'autre, à l'érudit et à la vieille
fille, en dédommagement, la respectabilité - on souli-
gne, en ces cas, la respectabilité - et, dans l'obligation
de cette concession, on ajoute la même dose d'ennui.
Examinons plus précisément: qu'est-ce que l'homme de
science? D'abord une espèce d'homme sans noblesse,
aux vertus d'une espèce d'homme sans noblesse, c'est-à-
dire ni dominant, ni autoritaire, dénué de tout conten-
tement de soi; il a le sens du travail, le sens et la
patience de rester dans le rang, la régularité et la
mesure en matière de connaissance et de besoin, il a
l'instinct de ce qui est son semblable et des besoins de
ses semblables, par exemple cette parcelle d'indépen-
dance et de pâturage sans laquelle il ne saurait y avoir
de tranquillité propre au travail, cette prétention aux
honneurs et à la reconnaissance officielle (qui d'abord
et surtout suppose que l'on soit reconnu et digne de
l'être), cette lumière de la bonne renommée, cette con-
firmation officielle permanente de sa valeur et de son
utilité grâce auxquelles, encore et toujours, peut être
vaincue la méfiance intime, au fond du cœur de tous les
hommes dépendants et de toutes les bêtes du troupeau.
L'érudit a, comme de juste, aussi les maladies et les
défauts d'une espèce sans noblesse: il ne manque pas
de jalousie mesquine et il a un œil de lynx pour les
bassesses de ces natures à la hauteur desquelles il ne
peut s'élever. Il est confiant, mais comme celui qui se
laisse aller, non pas entraîner,. et, précisément devant
les hommes expansifs, il reste d'autant plus froid et plus
fermé - son œil est alors comme la nappe maussade
d'un lac sur lequel ne court plus aucune vague de
ravissement ou de sympathie. Ce dont un érudit peut
être capable de pire et de plus pernicieux, lui vient de
152
Nous, les savants
207
153
quelque chose et se déploie alors délicatement afin de
ne pas laisser perdre les traces légères et le frôlement
des êtres abstraits à la surface de lui -même et sur son
épiderme. Ce qui lui reste encore de «personnel» lui
paraît fortuit, souvent arbitraire, plus souvent gênant:
tant il est à lui -même devenu le lieu de passage et le
reflet de formes et d'événements qui lui sont étrangers.
Il retourne à lui-même avec effort, il n'est pas rare que
ce soit en porte-à-faux; il se prend facilement pour un
autre, il se méprend sur ses propres besoins et c'est
l'unique occasion qu'il ait d'être négligent et indélicat.
Il se peut que sa santé le tourmente ou bien la mesqui-
nerie et l'atmosphère étouffante qu'il trouve chez sa
femme et ses amis, ou bien le manque de compagnie -
il s'oblige même à réfléchir à son tourment: sans
succès! Déjà sa pensée lui échappe vers un cas plus
général, et demain il saura aussi peu qu'hier comment
se tirer d'affaire. Il a perdu tout sérieux en ce qui le
concerne, il n'a même plus de temps à se consacrer à
lui-même: il est enjoué, non par absence de détresse,
mais à défaut de doigté et de moyens devant sa propre
détresse. Son ouverture habituelle envers toute chose et
toute expérience, l'hospitalité rayonnante et naturelle
avec laquelle il prend tout ce qui le touche, sa bienveil-
lance abrupte, la dangereuse insouciance de ses oui et
de ses non: hélas! il n'y a pas peu de cas où il ne doit
payer pour toutes ces vertus! - et, en tant qu'homme
principalement, il devient trop aisément le caput mor-
tuum4 de ces vertus. Si l'on veut de lui amour ou haine,
j'entends amour et haine comme Dieu, femme et bête
les comprennent - il fera ce qu'il peut et donnera ce
qu'il peut. Mais on ne doit pas s'étonner si ce n'est pas
beaucoup - s'il se montre, là justement, faux, fragile,
incertain et indécis. Son amour est voulu, sa haine
artificielle est plus un tour de force qu'autre chose, une
154
Nous, les savants
208
Quand aujourd'hui un philosophe donne à entendre
5. En français dans le texte.
155
qu'il n'est pas un sceptique, on a, j'espère, tiré cette
conclusion de la description ci-dessus concernant l'esprit
objectif? - tout le monde l'entend sans plaisir; on
l'examine avec une certaine crainte, on aimerait tant
interroger, encore et encore... et même, parmi les audi-
teurs effarouchés, comme il en est beaucoup en ce
moment, il passe désormais pour dangereux. Pour eux,
c'est comme s'ils entendaient, dans cette répudiation du
scepticisme, une rumeur menaçante et mauvaise, venant
du lointain; c'est comme si on expérimentait quelque
part un nouvel explosif, une dynamite de l'esprit, peut-
être une nihiline russe nouvellement découverte, un
pessimisme bonae volontatis6, qui ne doit pas seulement
dire non, ni ne veut seulement ce non, mais - on
frémit en y pensant! - met ce non en pratique. Contre
cette sorte de « bonne volonté » - volonté d'une néga-
tion réelle et effective de la vie - il n'y a aujourd'hui
de meilleur calmant ni de meilleur somnifère connu de
tous que le scepticisme, le doux pavot du scepticisme,
agréable et berceur ; et c'est Hamlet lui-même qui est
aujourd'hui prescrit par les médecins contemporains
contre 1'« esprit », et ses rumeurs souterraines. «N'a-
t-on pas donc déjà les oreilles pleines de bruits
malins? », demande le sceptique, ami du repos et pres-
que agent de la Sûreté: « cette négation souterraine est
épouvantable! Silence enfin, taupes pessimistes! » Le
sceptique, fragile créature, s'effarouche par trop facile-
ment; sa conscience est dressée à bondir au moindre
non, et même à un oui décidé et tranchant, et elle
éprouve quelque chose comme une morsure. Oui et
non! - pour lui, c'est contre la morale; inversement, il
aime à faire à sa vertu une fête de noble abstinence, en
disant avec Montaigne: «Que sais-je?» ou, avec So-
crate: «Je sais que je ne sais rien ». Ou: «Je ne m'y
fie pas, il n'y a pour moi aucune porte ouverte. » Ou :
6. « De bonne volonté ».
156
Nous, les savants
157
ne rencontre-t-on pas aujourd'hui cet infirme assis! Et
souvent encore avec quelle élégance! avec quelle séduc-
tion ! Cette maladie se couvre des habits les plus ornés,
les plus mensongers; et par exemple la plus grande part
de ce qu'aujourd'hui on offre d'« objectivité », de
« scientificité », d'« art pour l'art »7, de «connaissance
pure et désintéressée» n'est que du scepticisme embelli,
ce n'est qu'une paralysie déguisée de la volonté - tel
est, quant à moi, le diagnostic de la maladie euro-
péenne.
La maladie de la volonté s'est étendue de façon
inégale sur l'Europe: elle se montre sous la forme la
plus tenace et la plus diversifiée dans les pays où la
civilisation s'est depuis très longtemps acclimatée; elle
disparaît dans la mesure où le «barbare» - sous le
vêtement Inal ajusté de la culture occidentale - fait
encore (ou à nouveau) valoir ses droits. Dans la France
d'aujourd'hui, par conséquent, comme il est aussi facile
de l'inférer que de le montrer concrètement, c'est la
volonté qui est la plus malade; et la France, qui a
toujours eu une adresse magistrale pour tourner même
les traits les plus funestes de son esprit en quelque chose
qui soit charmant et séduisant, montre aujourd'hui sa
prépondérance culturelle sur l'Europe en étant de façon
très appropriée l'école et le théâtre de tout ce que le
scepticisme peut comporter de séduisant. La puissance
de la volonté et, de fait, la volonté de vouloir pendant
longtemps, est déjà plus forte en Allemagne centrale;
de beaucoup plus forte en Angleterre, en Espagne, en
Corse, là grâce au flegme, ici grâce à la dureté des
crânes - pour ne pas citer l'Italie qui est trop jeune
encore pour savoir ce qu'elle veut et qui doit prouver
d'abord qu'elle est capable de vouloir - mais cette
volonté est la plus forte et la plus étonnante dans cet
158
Nous, les savants
209
159
de grands et beaux grenadiers qui, étant roi de Prusse,
donna naissance à un génie militaire et sceptique - et
par là, au fond, au type nouveau de l'Allemand s'affir-
mant dès maintenant victorieusement - le père inquié-
tant et insensé de Frédéric le Grand avait sur un point
particulier la poigne et la griffe heureuse du génie: il
savait ce qui manquait à l'Allemagne de son temps, ce
manque était cent fois plus angoissant et plus pressant
que le manque de culture ou de formes de politesse -
son aversion concernant le jeune Frédéric provenait de
l'angoisse d'un instinct profond. Les hommes man-
quaient ; et il soupçonnait, à son vif déplaisir, que son
propre fils ne fût point assez homme. En cela, il se
trompait; mais qui, à sa place, ne se serait pas
trompé? Il voyait son fils livré à l'athéisme, à l'esprit8, à
la légèreté du jouisseur, comme c'est le propre des
Français spirituels - il voyait à l'arrière-plan la grande
sangsue, l'araignée du scepticisme, il soupçonnait la
misère sans fin d'un cœur qui n'est plus assez dur ni
pour le bien ni pour le mal, d'une volonté brisée qui ne
commande plus, qui ne peut plus commander. Mais
entre-temps grandissait en son fils un scepticisme plus
dangereux et plus dur dans son genre - qui sait à quel
point favorisé par cette haine d'un père et la mélancolie
de glace d'une volonté rendue solitaire? - le scepti-
cisme de l'audace virile, proche parent du génie de la
guerre et de la conquête, et qui fit son apparition en
Allemagne sous la forme de Frédéric le Grand. Ce
scepticisme méprise et charme cependant en lui-même;
il s'insinue en profondeur et s'instaure; il n'a pas de
croyance, mais il ne se perd pas pour autant; il donne
à l'esprit une dangereuse liberté, mais il a mainmise sur
le cœur; c'est la forme allemande du scepticisme qui,
sous l'apparence d'un frédéricianisme prolongé et par-
venu à un niveau élevé d'intellectualité, a placé l'Europe
160
NOllS, les savants
) )
6
210
162
NOlls, les savants
11. Kant.
163
211
164
Nous, les savants
212
165
combien de mensonge sous le type le plus honoré de la
moralité contemporaine, combien de vertu avait sur-
vécu,. ils disaient chaque fois: «Nous devons atteindre
un objectif, nous devons aboutir à des lieux dont vous
êtes aujourd'hui le moins familier. » Face à un monde
des «idées modernes» qui voudrait enfermer chacun
dans son coin et dans sa «spécialité », un philosophe
(au cas où il pourrait y avoir aujourd'hui des philoso-
phes) serait obligé d'établir la grandeur de l'homme, le
concept de la « grandeur» dans toute sa compréhension
et dans toute son extension, dans sa totalité au sein du
multiple: il déterminerait même la valeur et le rang à
partir de la profusion et de la diversité des choses que
chacun est susceptible de recevoir et de prendre sur lui
à partir de l'étendue de responsabilité dont chacun est
capable. Aujourd'hui, le goût du temps et la vertu du
temps affaiblissent et diluent la volonté, rien n'est aussi
actuel que la faiblesse de la volonté; quant à l'idéal du
philosophe, c'est donc la force de la volonté, la dureté
et la faculté de prendre des décisions à longue échéance
qu'il faut inclure dans le concept de « grandeur» : avec
autant de droit que la doctrine inverse, l'idéal d'une
humanité stupide, démissionnaire, découragée, déper-
sonnalisée était ajusté à une époque contraire qui, sem-
blable au XVICsiècle souffrait de l'énergie accumulée de
sa volonté et des torrents sauvages, des tempêtes de
l'égoïsme. Au temps de Socrate, dans la foule des
hommes aux instincts fatigués, au milieu des vieux
conservateurs qui se laissaient aller - « au bonheur »,
selon leurs dires, au plaisir, selon les faits, et qui, sans
relâche, ressassaient les vieilles paroles pompeuses aux-
quelles leur vie depuis longtemps ne leur donnait plus
droit, l'ironie était peut-être nécessaire à la grandeur de
l'âme, cette assurance socratique et maligne du vieux
médecin et du plébéien qui, sans ménagement, trancha
dans sa propre chair comme dans la chair et dans le
cœur du « noble », avec un regard qui disait de manière
166
NOlls, les savants
213
167
prit hardie et relâchée, qui court prestement, et d'une
rigueur, d'une nécessité dialectique, qui ne fait aucun
faux pas, cet inconnu, de par leur expérience, à la
plupart des penseurs et des érudits et, pour la même
raison, leur paraît incroyable si on venait à leur en
parler. Ils se représentent toute nécessité comme une
misère, comme un pénible devoir de suivre, une pénible
obligation; et le fait même de penser leur semble
quelque chose de lent, d'hésitant, presque comme une
peine et assez souvent « digne de la sueur des nobles»
- mais absolument pas quelque chose de léger, de
divin, proche parent de la danse, de la pétulance!
« Penser» et «prendre une chose au sérieux», ou
« gravement », cela va de pair pour eux: ce n'est
qu'ainsi qu'ils l'ont «éprouvé ». Les artistes jouissent
déjà sur ce point d'une intuition plus fine: eux qui ne
savent que trop bien que c'est lorsqu'ils n'agissent plus
« arbitrairement », mais selon un principe nécessaire,
que leur sentiment de liberté, de délicatesse, de toute-
puissance, de création dans la composition, la disposi-
tion et la forme, arrivant à leur apogée - bref que
nécessité et « liberté de la volonté» pour eux ne font
plus qu'un. II y a enfin une hiérarchie des états spiri-
tuels qui est analogue à la hiérarchie des problèmes; et
les problèmes les plus élevés repoussent sans pitié qui-
conque se risque trop près d'eux sans être prédestiné à
les résoudre de par la hauteur et la force de son esprit.
En vain des esprits souples et ouverts à tout, ou de
braves et gauches techniciens, des empiristes s'affairent,
comme cela arrive si fréquemment aujourd'hui, avec
leur ambition plébéienne, autour de ces questions et,
pour ainsi dire, à cette « Cour des Cours» ! Mais sur de
tels tapis les pieds grossiers n'ont pas l'autorisation de
marcher: la loi originelle des choses l'a prévu; les
portes demeurent closes à ces intrus, même s'ils s'y
cognent la tête au point de la briser! Pour accéder aux
mondes élevés, il faut être «né» : on n'a droi t à la
]68
Nous, les savants
169
SEPTIÈME PARTIE
N OS vertus
214
171
l'on appelait jadis sa « bonne conscience », cette véné-
rable tresse conceptuelle à longue queue que nos grands
pères laissaient pendre derrière la tête, assez sou vent
aussi derrière leur entendement? Tant s'en faut que
nous voulions paraître vieux jeu et aussi vénérables que
des grands-pères; il semble donc qu'en un point toute-
fois nous soyons les dignes descendants de ces aïeux,
nous 'les derniers Européens à posséder la bonne con-
science: nous aussi nous portons leur cadenette. Ah ! si
vous saviez avec quelle rapidité, bientôt déjà - il en
ira autrement!
215
216
172
Nos vertus
217
218
]73
Rouen ne vit, n'entendit et ne goûta plus rien d'autre
finalement - ce fut sa manière a lui de se torturer et
de raffiner de cruauté envers lui-même. Maintenant je
recommande, pour changer - car cela devient en-
nuyeux - une autre raison de se délecter: c'est l'in-
consciente duplicité avec laquelle tous les bons, les gros,
les braves esprits de la classe moyenne se comportent à
l'égard des esprits supérieurs et de leur tâche, cette
duplicité raffinée, brodée au crochet, jésuitique qui est
mille fois plus raffinée que l'entendement et le goût de
cette classe moyenne à ses meilleurs moments - et
même aussi que l'entendement de ses victimes -:
preuve nouvelle que 1'« instinct» est encore l'espèce la
plus intelligente entre toutes les espèces d'intelligence
qui furent découvertes jusqu'à présent. Bref, étudiez,
vous les psychologues, la philosophie de la « règle » en
conflit avec 1'« exception» : vous aurez là un spectacle
assez bon pour les dieux et pour la malignité divine!
Ou bien, pour être plus clair: pratiquez la vivisection
sur 1'« homme de bien », sur 1'« homo bonae volunta-
tis2 »... sur vous-mêmes!
219
174
Nos vertLlS
220
221
176
Nos vertus
222
223
177
somme toute - a absolument besoin d'un costume;
l'histoire lui est nécessaire en tant que magasin de dépôt
des costumes: il est vrai, c'est pour lui une occasion de
remarquer qu'aucun costume ne lui va - il en change
et en fait échange. Que l'on considère le dix-neuvième
siècle sur ces rapides engouements, sur ces métamor-
phoses des mascarades du style: considérez-le aussi sur
les moments de désespoir quand on constate que rien
« ne nous va ».
Inutile de prendre le romantique, le classique, le
chrétien, le florentin, le baroque ou le « national», in
moribus et artibus4: rien «n'habille»! Mais 1'« es-
prit», et particulièrement 1'« esprit historique», tire
parti même de ce désespoir: toujours, on repart à la
recherche d'un nouveau lambeau du passé ou de
l'étranger, on l'adopte, on le rejette, on le range, mais
avant tout on l'étudie - nous sommes le premier siècle
spécialisé dans l'étude des «costumes», je veux dire
des morales, des articles de foi, des goûts vestimentaires
et des religions, prêts comme aucun temps ne le fut
jamais au Carnaval de grand style, au plus spirituel des
rires de Mardi-Gras, à la plus spirituelle pétulance, à
l'élévation transcendantale de l'idiotie la plus élevée, à
la raillerie aristophanesque de l'univers. Peut-être est-ce
là que nous découvrons encore le domaine de notre
invention, ce domaine dans lequel il nous est encore
possible d'être originaux, peut-être comme parodistes
de l'histoire universelle et bouffons de Dieu - peut-
être, si rien du présent n'a guère d'avenir, notre rire, au
moins, a-t-il quant à lui un avenir!
224
178
Nos vertus
179
vaient facilement assimiler - et qu'ils se permettaient à
peine de goûter. La détermination précise de ce que
leur palais accepte et refuse, leur dégoût facile, leur
réserve indécise au sujet de tout ce qui leur est étranger,
leur horreur du mauvais goût, même dans le fait d'une
curiosité vive, et surtout cette rnauvaise volonté, propre
à toute civilisation noble et se suffisant à elle-même,
répugnant à s'avouer une convoitise nouvelle, une insa-
tisfaction au sujet de ce qu'elle a en propre, l'admira-
tion de l'étranger: tout cela les fixe et les oriente
défavorablement même envers les meilleures choses du
monde dès lors qu'elles ne sont pas leur propriété et
qu'elles ne pourraient pas devenir leur proie - et il n'y
a pas de sens qui soit plus inintelligible à ces hommes
que, précisément, le sens historique et sa basse curiosité
plébéienne. Il n'en va pas autrement avec Shakespeare,
cette étonnante synthèse des goûts hispano-mauresque
et saxon au sujet duquel un vieil Athénien de la compa-
gnie d'Eschyle serait presque mort de rire, à moins qu'il
ne s'en fût irrité: mais nous, nous admettons justement
cette sauvage diversité de couleurs, ce pêle-mêle de
raffinement, de trivialité et d'artifice, avec une secrète
familiarité et un plaisir du cœur; nous le goûtons
comme le raffinement de l'art, à nous destiné, et nous
nous laissons aussi peu incommoder par les vapeurs
repoussantes, par le voisinage rebutant du peuple an-
glais dont vivent l'art et le goût de Shakespeare que, par
exemple, si nous nous trouvions sur la Chiaja de Na-
pIes: où nous allons notre chemin, dans la vigilance de
tous nos sens, dans l'enchantement et l'agrément, bien
que l'odeur fétide des quartiers populaires flotte dans
l'air. Nous, les hommes du « sens historique» : en tant
que tels, nous avons nos vertus, c'est incontestable -
nous sommes sans prétention, désintéressés, modestes,
braves, pleinement maîtres de nous-mêmes, pleins de
dévouement, très reconnaissants, très patients, très ac-
cueillants - nous ne sommes, après tout, pas très
180
Nos vertus
225
181
créatrices et de son sens artistique, ne peut sans dédain
ni sans pitié abaisser ses regards! Pitié pour vous! ce
n'est assurément pas la pitié comme vous l'entendez: ce
n'est pas la pitié des vicieux et des vaincus au départ,
gisant autour de nous, épars sur le sol; c'est encore
moins la pitié de ces couches serviles, grondantes, op-
primées, rebelles qui aspirent à la domination - elles
l'appellent la « liberté». Notre pitié est une pitié plus
haute, visant plus 10in - nous voyons de quelle façon
l'homme se rapetisse, de quelle façon vous le rapetis-
sez ! - et il y a des moments où nous regardons notre
pitié, pris d'une angoisse indescriptible, des moments où
nous nous armons contre cette pitié - des moments où
nous trouvons votre sérieux plus dangereux que n'im-
porte quelle légèreté. Vous voulez, si possible - et il
n'y a pas de «si possible» plus insensé - abolir la
souffrance; et nous? - il semble justement que nous
voulions plutôt l'avoir plus élevée encore et plus mau-
vaise que jamais! Le bien-être comme vous l'entendez-
ce n'est pas un but, il nous semble que ce soit une
manière de finir! Un état qui, aussitôt, rend l'homme
risible et méprisable - qui fait souhaiter son déclin!
L'ascèse de la souffrance, de la grande souffrance - ne
savez-vous pas que c'est seulement cette ascèse gui a
jusqu'ici fait l'élévation de l'homme? Cette tension de
l'âme dans le malheur, qui lui décerne la force, son
frisson à la vue de sa ruine, son inventivité, sa bra-
voure, qu'il s'agisse de supporter, d'endurer, d'interpré-
ter, d'utiliser le malheur, et ce qui vous a été donné de
profondeur, de mystère, de manque, d'esprit, de ruse,
de grandeur - n'est-ce pas une acquisition de la dou-
leur, de l'ascèse de la grande douleur? Dans l'homme
sont unifiés la créature et le créateur,' dans l'homme,
on trouve la matière, le fragment, le superflu, le limon,
la boue, la démence, le chaos; mais dans l'homme se
trouvent aussi un créateur, un sculpteur, la dureté du
marteau, la divinité du spectateur et le spectacle du
182
Nos vertus
226
Nous, les irnmoralistes! Ce monde qui nous concerne,
dans lequel nous avons à craindre et à aimer, ce monde
presque invisible et inaudible d'ordres subtils, de subtile
obéissance, un monde du «presque» à tous égards,
hérissé, captieux, aigu, fragile: certes, il est bien dé-
fendu contre les spectateurs indélicats et la curiosité
familière! Nous sommes liés dans un étroit garrot,
enfermés dans une camisole de devoirs, et ne pouvons
en sortir - en quoi nous sommes des «hommes de
devoir», nous aussi! Parfois, il est vrai, nous dansons
volontiers dans nos « chaînes» et entre nos « glaives» ;
plus souvent, il n'est pas moins vrai, nous grinçons des
dents et sommes irrités de la rigueur secrète de notre
sort. Mais nous pouvons faire ce que nous voulons: les
imbéciles et l'apparence disent de nous: « ce sont des
hommes sans devoirs ». Nous avons toujours les imbé-
ciles et l'apparence contre nous!
227
La probité - à supposer qu'elle soit notre vertu, celle
183
dont nous ne pouvons nous défaire, nous autres esprits
libres - maintenant nous allons y travailler avec toute
notre méchanceté et tout notre amour, et nous ne
seront jamais las de nous «perfectionner» dans notre
vertu, la seule qui nous soit restée: que son éclat puisse
demeurer un jour comme un crépuscule doré, bleui,
ironique, étendu sur cette civilisation vieillissante et son
sérieux triste et terne! Et si pourtant notre probité se
fatigue un jour, soupire, s'étire et nous trouve trop
durs, et aimerait un mieux-être, plus de légèreté, plus
de tendresse, tout comme un vice agréable: restons
durs, nous les derniers stoïciens! et, pour l'aider, en-
voyons-lui tout ce que nous avons en nous de diablerie
- notre dégoût de la lourdeur et de l'à-peu-près, notre
« nitimur in vetitum6 », notre courage aventureux, no-
tre curiosité aiguë et exercée, notre volonté de puis-
sance la plus fine, la plus camouflée, la plus intellectua-
lisée, notre Volonté de dépassement du monde qui
tournoie et rôde avec avidité aux alentours de tous les
domaines de l'avenir - portons-nous au secours de
notre « dieu» avec tous nos « diables» ! Il est probable
qu'à cause de cela on nous méconnaisse et nous con-
fonde avec d'autres: qu'importe! On dira: «Leur
'probité' - c'est leur diablerie, et rien de plus! » -
qu'importe! Et même si l'on avait raison! Tous les
dieux n'étaient-ils pas jusqu'ici des démons rebaptisés,
devenus des saints? Et que savons-nous de nous-mêmes
en fin de compte? Savons-nous comment l'esprit qui
nous mène veut s'appeler (c'est affaire de nom)? Et
combien d'esprits nous hébergeons? Notre probité,
nous, les esprits libres - veillons à ce qu'elle ne
devienne pas notre vanité, notre parure et notre pompe,
notre limite, notre sottise! Toute vertu tend à la sot-
tise, toute sottise à la vertu; « bête jusqu'à la sainteté»,
184
Nos vertus
228
185
cienne, pas même un historique de ce qui fut pensé
jadis: une littérature impossible, en somme, pour peu
qu'on ne s'entende pas à la relever d'une once de
méchanceté. En effet, il s'est glissé jusque chez ces
moralistes (que l'on doit lire sans désemparer avec des
pensées marginales, s'il faut les lire) ce vieux vice
anglais qui s'appelle le cant, qui est la tartuferie morale,
cachée cette fois sous la forme nouvelle de la scientifi-
cité: il n'y manque pas non plus de résistance secrète
contre le juste remords dont souffrira une race d'an-
ciens puritains dans toute étude scientifique de la mo-
rale. (Un moraliste n'est-il pas l'opposé d'un puritain?
C'est-à-dire en tant que penseur qui prendrait la morale
comme douteuse, hypothétique, bref comme un pro-
blème? Moraliser, ne serait-ce pas - immoral?) En
fin de compte, ils veulent tous que la moralité anglaise
ait raison: dans la mesure précisément où elle sert le
mieux I'humanité, ou 1'« intérêt général», ou « le bon-
heur du plus grand nombre», non! le bonheur de
l'Angleterre. Ils voudraient, à force, se prouver que
s'appliquer au bonheur anglais, je veux dire au conlfort
et à la fashion (et, en dernier lieu, obtenir un siège au
Parlement), ce serait en même temps le juste chemin de
la vertu, et que tout ce qu'il y a eu de vertu dans le
monde jusqu'à ce jour a consisté précisément dans cet
effort. Aucune de ces pesantes bêtes de troupeau, à la
conscience inquiète (qui entreprennent de mener l'af-
faire de l'égoïsme comme l'affaire du bien général) ne
veut comprendre ni flairer que le « bien général» n'est
nullement un idéal, un but, une notion concevable d'une
manière ou de l'autre, mais seulement un vomitif --
que ce qui est juste pour l'un ne peut nullement être
encore juste pour l'autre, que la prétention à une mo-
rale pour tous dessert précisément les hommes supé-
rieurs, bref, qu'il y a une hiérarchie d'un homme à
l'autre et, par conséquent, d'une morale à l'autre. C'est
une espèce d'hommes modestes et foncièrement médio-
186
Nos vertus
229
187
cette «bête sauvage» n'a pas du tout été achevée, elle
vit, elle prospère, elle s'est seulement divinisée. Ce qui
fait toute la volupté de la douleur inhérente à la tragé-
die, c'est la cruauté; dans ce qu'on appelle la pitié
tragique, dans la réalité fondamentale comme dans tout
ce qui est sublime, et jusque dans les frissons les plus
élevés et les plus suaves de la métaphysique, ce qui
provoque un sentiment agréable ne tient sa douceur que
de l'ingrédient de cruauté qui s'y trouve mêlé. I-Ie Ro-
main dans les arènes,- le chrétien dans les ravissements
de la Croix, l'Espagnol devant les bûchers et les COlTI-
bats de taureaux, le Japonais moderne qui se presse au
spectacle de la tragédie, l'ouvrier de la banlieue pari-
sienne qui éprouve la nostalgie des révolutions sanglan-
tes, la wagnérienne qui, volonté défaillante, laisse se
déchaîner sur elle la musique de Tristan et Yseult - ce
dont ils jouissent tous, ce dont ils sont assoiffés dans
leur ardeur mystérieuse, c'est du philtre de la grande
Circé, la «cruauté». Il faut, en la matière, bannir
assurément la psychologie balourde d'autrefois qui, au
sujet de la cruauté, enseignait en tout et pour tout
qu'elle naît à la vue des souffrances d'autrui: il y a
aussi dans sa propre souffrance, dans la souffrance que
l'on s'inflige à soi-même, une jouissance débordante de
richesse, - et chaque fois que l'homme se laisse con-
vaincre d'abnégation au sens religieux, ou de mutilation
comme les Phéniciens et les ascètes, ou, d'une manière
générale, de mortification dans ses sens et dans sa
chair, ou d'humiliation, de convulsion puritaine, de
vivisection morale et de «sacrijizio dell' intellettolD»
comme Pascal, c'est qu'il est secrètement attiré, pro-
pulsé par sa cruauté, par le dangereux frisson d'une
cruauté orientée contre lui-même. Que l'on examine
enfin que même le professionnel de la connaissance,
tandis qu'il force son esprit à connaître contre le pen-
188
Nos vertus
230
J89
instinct de l'esprit apparemment opposé, une soudaine
résolution d'ignorance, d'isolement arbitraire, une fer-
meture de ses fenêtres, un refus intime de telle ou telle
chose, une façon de ne pas se laisser aborder, une
espèce d'état de défense à l'endroit de ce qui serait
connaissable, une satisfaction due à l' obscuri té, à l' ab-
sence d'horizon, une affirmation et une approbation de
l'ignorance: tout cela est nécessaire selon le degré de sa
force d'assimilation, de sa « force de digestion », pour
parler de façon imagée, et l'esprit ressemble encore
réellement le plus à un estomac. Semblablement, il faut
évoquer la volonté occasionnelle gu'a l'esprit de se lais-
ser abuser, peut-être avec l'idée malicieuse qu'il n'en est
pas ainsi, que l'on ne fait prévaloir que telle ou telle
chose, le plaisir également dû à l'incertitude et à l'équi-
voque, la jouissance intime et joviale due à l'étroitesse
voulue, au mystère d'un petit coin, due à une trop
grande proximité, à une vue superficielle, à un grossis-
sement, à un rapetissernent, à un déplacement, à un
embellissement, une jouissance intime due à l'arbitraire
de toutes ces manifestations de la puissance. Enfin, il
faut évoquer cette disposition suspecte de l'esprit à
tromper d'autres esprits et à se dissimuler devant eux,
cette pression et cette poussée continuelles d'une force
créatrice, formatrice, changeante: l'esprit y jouit de la
multiplicité de ses masques et de son astuce, il jouit
aussi d'un sentiment de sécurité. C'est justement grâce à
ses tours de Protée qu'il est le mieux défendu et caché!
A l'encontre de cette volonté d'apparence, de simpli-
fication, de masque, de manteau, bref de surface - car
toute surface est un manteau - va ce penchant sublime
du professionnel de la connaissance qui prend les cho-
ses profondément, dans leur diversité, radicalement, et
veut les prendre ainsi: comme une sorte de cruauté de
la conscience intellectuelle et du goût que tout penseur
audacieux reconnaîtra en lui-même, à condition,
comme il convient, qu'il ait assez longtemps exercé et
190
Nos vertus
191
devant l'autre nature, avec l'œil intrépide d'un Œdipe et
les oreilles bouchées d'un Ulysse, sourd aux appeaux
des vieux oiseleurs métaphysiciens qui lui ont trop
longtemps chanté sur des airs de flûte: «tu es davan-
tage ! tu es supérieur! tu es d'une autre origine! » -
cela peut être une tâche étrange et insensée, mais c'est
une tâche - qui pourrait le nier? Ou, pour interroger
autrement: « Pourquoi la connaissance? »
Chacun nous interrogera là-dessus. Et nous, pressés
de la sorte, nous qui nous sommes interrogés nous-
mêmes déjà cent fois à ce sujet, nous n'avons pas
trouvé et ne trouvons pas de meilleure réponse...
231
192
Nos vertus
232
193
bonne méfiance quant au fait de savoir si la femme veut
- et peut vouloir - vraiment éclairer sur elle-même...
Si la femme ne cherche pas en cela une parure nouvelle
- je pense pourtant que la coquetterie appartient à
l'éternel féminin - alors elle veut provoquer la crainte
à son égard - c'est ainsi peut-être qu'elle veut domi-
ner. Mais elle ne veut pas la vérité: qu'importe à la
femme la vérité! Rien n'est dès l'origine plus étranger à
la femme, plus antipathique, plus hostile que la vérité
- son grand art est le mensonge, sa grande affaire est
l'apparence et la beauté. Avouons-le, nous autres hom-
mes: c'est précisément cet art et cet instinct que nous
honorons et aimons dans la femme: nous qui avons la vie
difficile et qui nous unissons volontiers pour notre
soulagement à des êtres entre les mains desquels, sous
les regards et dans les tendres folies desquels notre
sérieux, notre gravité, notre profondeur apparaît pres-
que comme une folie. Enfin, je pose la question: une
femme a-t-elle jamais elle-même déjà accordé la pro-
fondeur à une tête de femme, la justice à un cœur de
femme? Et n'est-il pas vrai que, tout bien pesé, «la
femme» a toujours été mésestimée la plupart du temps
par la femme même - et pas du tout par nous?
Nous souhaitons, en tant qu'hommes, que la femme
cesse de se compromettre dans ses clarifications:
comme ce fut par sollicitude pour l'homme et par
ménagement pour la femme que l'Eglise a décrété:
mulier taceat in ecclesia12! Ce fut pour l'intérêt de la
femme que Napoléon fit entendre à la trop diserte
Madame de Staël: mulier taceat in politicis13 ! - et je
pense que c'est un véritable ami des femmes qui, au-
jourd'hui, leur crie: mulier taceat de muliere14 !
194
Nos vertus
233
234
235
195
ainsi de cette parole de Madame Lambert, jetée à
l'occasion, à l'adresse de son fils: « Mon an1Î, ne vous
permettez jamais que des folies qui vous feront grand
plaisir15 ». A propos, le mot le plus maternel et le plus
subtil qui ait jamais été adressé à un fils.
236
237
196
Nos vertus
238
197
nus, pas à pas, plus sévères envers la femme, bref sont
devenus plus orientaux. Combien ce fut nécessaire,
combien logique et même combien humainement dési-
rable : c'est sur quoi on aimera réfléchir à part soi!
239
198
Nos vertus
199
femme jusqu'à la «culture générale », bel et bien jus-
qu'à la lecture des journaux et la politicaille. On veut
même çà et là transformer les femmes en libres esprits
et en femmes de lettres: comme si une femme sans
piété n'était pas quelque chose de parfaitement rebutant
et risible pour un homme profond et impie; on gâte
presque partout leurs nerfs avec toutes les sortes les
plus maladives et les plus dangereuses de musique (no-
tre musique allemande la plus récente), et on les rend
chaque jour plus hystériques et de plus en plus inaptes à
leur première et dernière fonction, celle de mettre au
monde des enfants vigoureux. On veut surtout les « cul-
tiver» davantage et rendre fort le «sexe faible »,
comme on dit, par le moyen de la culture: comme si
l'histoire n'enseignait pas aussi énergiquement que pos-
sible que la «culture» de l'homme et son affaiblisse-
ment - c'est-à-dire l'affaiblissement, l'éclatement, la
disposition morbide de la force de la volonté - ont
toujours fait route ensemble, et que les femmes les plus
puissantes et les plus influentes du monde (en dernier
lieu encore, la mère de Napoléon) devaient leur puis-
sance et leur prépondérance sur les hommes à la force
de leur volonté - et pas aux maîtres d'école!
Ce qui chez la femme provoque le respect et assez
souvent la crainte, c'est sa nature, qui est plus «natu-
relIe» que celle de l'homme, sa souplesse astucieuse,
réelle, féline, sa griffe de tigresse sous le gant, sa
naïveté dans l'égoïsme, son caractère inéducable et sa
sauvagerie intime, l'être insaisissable, l'immensité et la
mobilité de ses désirs et de ses vertus... Ce qui, au sein
de toute crainte, fait pitié pour ce chat dangereux et
beau, la « femme », c'est que, plus que n'importe quel
animal, il apparaît plus susceptible de souffrir, d'être
blessé, d'être assoiffé d'amour et condamné à la décep-
tion. Crainte et pitié: ce sont les sentiments avec
lesquels l'homme s'est toujours tenu devant la femme,
un pied posé dans la tragédie, qui vous déchire en
200
Nos vertus
201
HUITIÈME PARTIE
Peuples et patries
240
203
mement divers, de bonheur ancien et nouveau, en
comptant très certainement le bonheur de l'artiste lui-
même et dont il ne veut pas faire mystère, sa conscience
heureuse et étonnée de la maîtrise des techniques qu'il
pratique ici, des nouvelles techniques d'art nouvellement
conquises, encore inexpérimentées et dont il semble
nous faire la révélation. En tout, pas de beauté, pas de
Midi, rien du raffinement lumineux du ciel méridional,
pas de grâce, pas de danse, à peine une volonté de
logique; une certaine raideur même, qui est encore
soulignée comme si l'artiste voulait nous dire: «Elle
entre dans mon intention» ; une draperie lourde quel-
que chose d'arbitrairement barbare, de solennel, un
fouillis de savantes et dignes préciosités et de dentelles;
quelque chose d'allemand, au meilleur et au pire sens
du mot, quelque chose de composite, d'informe et
d'inépuisable, à la manière allemande; une certaine
puissance à l'allemande, une plénitude débordante de
l'âme qui n'a aucune appréhension à se cacher parmi
les raffinements de la décadence - et qui ne se sent
peut-être nulle part mieux que là ; un symbole véritable
et juste de l'âme allemande qui est tout à la fois jeune
et vieillie, trop mûre et trop riche encore d'avenir.
Cette sorte de musique exprime le mieux ce que je
pense des Allemands: ils sont d'avant-hier et d'après-
demain - ils n'ont pas encore d'aujourd'hui.
241
204
Peuples et patries
205
peuples vraiment politiques - si cet homme d'Etat
éveillait les passions endormies et les convoitises de son
peuple, s'il lui faisait grief de sa timidité passée et de
son plaisir à se tenir à côté, s'il le culpabilisait à cause
de son goût pour les choses étrangères et de l'infini qui
lui est intérieur, s'il dévalorisait ses penchants les plus
sincères et lui retournait la conscience, lui rétrécissait
l'esprit et nationalisait son goût - comment! un
homme d'Etat qui ferait tout cela, et dont le peuple
devrait expier les fautes dans tout le futur, au cas où il
y aurait un futur, cet homme d'Etat serait-il « grand» ?
- « Incontestablement, lui répondait violemment l'au-
tre patriote: sinon il n'aurait pas pu faire tout cela!
C'était peut-être fou de vouloir une telle chose? Mais
peut-être tout ce qui a été grand a-t-il dû être fou dans
son commencement! » - «Méprise des sots! criait
son interlocuteur; fort! et fou! mais pas grand! » -
Les deux hommes s'étaient évidemment échauffés, en se
criant ainsi leurs vérités à la figure; mais moi, dans
mon bonheur et dans mon au-delà, j'évoquais le temps
proche où, au-dessus des forts, un maître plus fort
règnerait; je pensais aussi que, pour l'aplatissement
spirituel d'un peuple, il existe une compensation, l'ap-
profondissement spirituel d'un autre peuple.
242
206
Peuples et patries
207
plus fort et plus riche, comme il ne s'est peut-être
jamais trouvé jusqu'ici - grâce à l'absence de préjugés
de son éducation, grâce à la prodigieuse multiplicité en
matière d'exercice, d'art et de masque. Je voulais dire:
la démocratisation de l'Europe est à la fois aussi une
organisation involontaire destinée à la formation de
tyrans - le mot compris dans tous les sens, même au
sens le plus spirituel.
243
244
208
Peuples et patries
209
que ce ne furent pas les « guerres d'indépendance », ni
même la Révolution française qui lui firent découvrir
des horizons plus joyeux - l'événement au nom duquel
il reprit son Faust et le problème tout entier de
l'homme, fut l'apparition de Napoléon. Il y a des mots
de Goëthe dans lesquels il conteste, comme s'ils
venaient de l'étranger, et avec une dureté impatiente, ce
que les Allemands mettent au compte de leur fierté:
c'est le fameux Gemüt germanique qu'il définit un jour
comme «l'indulgence pour ses propres faiblesses et
celles des autres». En cela a-t-il tort? - c'est la
caractéristique des Allemands que l'on ait rarement tout
à fait tort à leur sujet. L'âme allemande a, en elle, des
galeries et des couloirs, on y trouve des cavernes, des
cachettes, des oubliettes; son désordre a souvent le
charme du mystère; l'Allemand s'y entend à se four-
voyer jusqu'au chaos. Et comme tout être aime son
symbole, l'Allemand aime les nuages et tout ce qui est
obscur, en devenir, crépusculaire, humide et voilé: l'in-
certain, l'informel, le mouvant, ce qui est en voie de
croissance - il le sent COInme « profond ». L'Allemand
lui -même n'est pas, il devient, il «se développe».
« Développement », telle est par conséquent la trou-
vaille proprement allemande, le coup jeté dans le vaste
empire des formules philosophiques - un concept ré-
gnant qui, en association avec la bière allemande et la
musique allemande, travaille à germaniser l'Europe en-
tière. Les étrangers restent étonnés et séduits devant les
énigmes que leur propose la contradiction fondamentale
de la nature de l'âme allemande (Hegel l'a mise en
système, Richard Wagner tout récemment encore l'a
mise en musique). «Cordial et perfide» - une telle
juxtaposition, insensée pour tout autre peuple, se justifie
malheureusement trop souvent en Allemagne: que l'on
vive ne serait-ce qu'un temps avec les Souabes! La
lourdeur de l'érudit allemand, son absence de délica-
tesse mondaine se concilie bien, hélas! avec l'âme de
210
Peuples et patries
211
on doit faire honneur à son nom - on ne s'appelle pas
pour rien das « liusche» Volk4, le peuple qui trompe.
245
212
Peuples et patries
213
événement européen comme le fut Beethoven et com-
me, à un plus haut degré, l'avait été Mozart - c'est
avec lui que la musique allemande a couru son plus
grand risque de perdre la voix nécessaire à l'âme de
['Europe et de tomber à un niveau purement na-
tional.
246
214
Peuples et patries
247
215
de la respiration: c'étaient là des jouissances connues
pour les Anciens qui savaient apprécier la vertu, la
rareté et la difficulté à déclamer une période de cette
sorte - nous n'avons à proprement parler aucun droit
à la grande période, nous les Modernes, nous dont le
souffle est court à tous les points de vue ! Ces Anciens
étaient, dans l'ensemble, eux-mêmes des dilettantes et
par suite des connaisseurs, et par suite des critiques -
c'est en cela qu'ils poussaient leurs orateurs à l'ex-
trême ; de la même façon, au siècle dernier, tandis que
tous les Italiens et toutes les Italiennes savaient chanter,
la virtuosité du chant s'éleva chez eux à son plus haut
point (et en même temps l'art de la mélodie). Mais en
Allemagne Uusqu'à ces derniers temps une sorte d'élo-
quence de tribune branle timidement et gauchement ses
jeunes ailes), il n'y eut réellement qu'un genre de dis-
cours public et à peu près conforme aux canons de
l'art: c'est celui qui tombait de la chaire. Le prédica-
teur seul connaissait en Allemagne le poids d'une syl-
labe, d'un mot; il savait jusqu'où une phrase porte,
bondit, se précipite, court et s'échappe; lui seul logeait
une conscience dans son oreille, assez souvent une
conscience sans aménité: car il ne manque pas de
raisons pour qu'un Allemand n'atteigne que rarement,
et presque toujours trop tard, la perfection dans le
discours. Le chef-d'œuvre de la prose allemande est de
ce fait, à juste titre, le chef-d'œuvre de son plus grand
prédicateur: la Bible fut toujours le meilleur livre alle-
mand. Comparé à la Bible de Luther, presque tout le
reste n'est que «littérature» - réalité qui n'a pas
grandi en Allemagne, et par conséquent non plus dans
les cœurs allemands: tandis que la Bible l'a fait.
248
216
Peuples et patries
249
250
Que doit l'Europe aux Juifs? Beaucoup de choses,
du bon et du mauvais, et avant tout une chose qui tient
à la fois du meilleur et du pire: le grand style dans la
morale, la crainte religieuse et la majesté des exigences
infinies, des symboles infinis, tout le romantisme et
l'élévation des énigmes morales - et, par conséquent,
la partie la plus attrayante, la plus captivante, la plus
exquise de ces jeux de couleurs et de ces tentations de
217
vivre dans les reflets desquelles aujourd'hui le ciel de
notre dévirilisation européenne, son ciel crépusculaire,
s'embrase et peut-être va s'éteindre. Nous qui sommes
des artistes entre les spectateurs et les philosophes, nous
sommes pour toutes ces raisons à l'égard des Juifs -
reconnaissants.
251
218
Peuples et patries
219
fiable, et certainement pas encore une race, et moins
encore un aere perennius 7, comme c'est le propre des
Juifs: ces « nations» doivent donc se garder soigneuse-
ment de toute hostilité et de toute concurrence inconsi-
dérée ! Il est manifeste que, s'ils le voulaient - ou si
on les y obligeait, comme les antisémites semblent le
vouloir - les Juifs pourraient avoir, dès maintenant, la
prépondérance et très littéralement la maîtrise de l'Eu-
rope; il est aussi clair que ce n'est pas ce à quoi ils
visent et qu'ils ne forment pas de tels projets. Pour le
moment, ce qu'ils veulent, ce qu'ils souhaitent bien
plus, et même avec une certaine insistance, c'est
d'être absorbés et assimilés par l'Europe; ils aspirent à
un lieu où enfin se fixer, se faire tolérer et considérer et
mettre ainsi un terme au nomadisme du «Juif errant»
- et l'on devrait prendre en considération cette aspira-
tion, cette tendance (qui exprime peut-être déià une
atténuation des instincts juifs) et l'accueillir favorable-
ment: en vue de quoi il serait peut-être utile et juste
d'expulser les braillards antisémites. D'être accueillants
avec précaution, avec choix; à peu près comme le fait
la noblesse anglaise. Il est clair que ce sont les types les
plus forts et déjà les plus fortement imprégnés de néo-
germanisme, tel l'officier de la Marche prussienne, qui
pourraient entrer en relation avec eux sans la moindre
difficulté: ce serait intéressant à plus d'un titre de voir si,
à l'art héréditaire du commandement et de l'obéissance
- dans les deux, la Marche excelle - se laisserait métis-
ser le génie de l'argent et de la patience (et avant
tout une once d'intellectualité, ce dont manque passa-
blement le pays en question). Pourtant, il convient d'ar-
rêter ici toutes ces fantaisies patriotiques et ma haran-
gue: car je touche déjà à des questions sérieuses, au
« problème européen », comme je le comprends, à la sé-
lection d'une nouvelle caste dominante pour l'Europe.
220
Peuples et patries
252
221
poison grossier: un empoisonnement plus raffiné est en
fait, chez les peuples primitifs déjà un progrès, une
étape vers l'intellectualisation. La lourdeur anglaise, le
sérieux paysan qui caractérise ce peuple sont déguisés
très acceptable ment par la gesticulation chrétienne, par
la prière et par les chants des Psaumes, plus correc-
tement: ils sont exprimés et interprétés; et, pour ce
troupeau d'ivrognes et de débauchés, qui apprit autre-
fois à grogner moralement dans la discipline du métho-
disme et, récemment encore dans 1'« Armée du Salut »,
la crampe de la pénitence peut, en réalité, être relative-
ment le plus haut exploit d'humanité auquel ils puissent
atteindre: c'est justice de le reconnaître. Mais ce qui
nous choque encore, même chez l'Anglais le plus hu-
main, c'est son manque de musique, pour parler par
symbole (et aussi sans symbole) : il n'a, dans les mou-
vements de son âme et de son corps, ni mesure ni
rythme, et pas même un désir de mesure et de rythme,
pas même un désir de «musique ». Qu'on l'écoute
parler; que l'on regarde déambuler les plus belles An-
glaises - il n'y a pas sur terre plus belles colombes ni
plus beaux cygnes - enfin: qu'on les écoute chanter!
Mais j'en exige trop!
253
222
Peuples et patries
223
on doit s'en tenir fermement à ce jugement historique
honnête et le défendre contre le temps présent et contre
les apparences: la noblesse européenne - de senti-
ment, de goût, de mœurs, bref la noblesse dans tous les
sens du terme - est une œuvre et une invention de la
France, la communauté européenne, le plébéisme des
idées modernes, celles de l'Angleterre.
254
225
faite d'une véritable curiosité française et de son don
d'invention dans ce domaine d'émotions fines: tel est
Henri Beyle, ce précurseur remarquable, ce précurseur
qui courut à une vitesse napoléonienne à travers son
Europe, à travers plusieurs siècles de l'âme européenne,
comme un pionnier et un découvreur de cette âme - il
a fallu deux générations pour le rattraper de quelque
façon, pour deviner quelques-unes des énigmes qui le
torturaient et le ravissaient, ce merveilleux épicurien,
cet homme d'interrogation qui fut le dernier grand
psychologue de la France).
Il leur reste encore une troisième raison de prétendre
à la supériorité: dans l'âme des Français, il y a une
synthèse du Nord et du Sud, réussie à égale distance, et
qui fait comprendre beaucoup de choses et inspire à en
faire tant d'autres, qu'un Anglais ne comprendra ja-
mais; leur tempérament périodiquement attiré vers le
Sud pour en être repoussé, et dans lequel de temps en
temps le sang provençal et ligure bouillonne, les garde de
l'épouvantable « gris Sllr gris» nordique, de l'anémie et
des fantasmes dus à la privation de soleil - maladie de
notre goût allemand contre l'énormité de laquelle on a
pris les dispositions les plus énergiques par le fer et par
le sang, je veux dire: la «grande politique» (confor-
mément à une médication dangereuse qui m'enseigne à
attendre indéfiniment mais jusqu'ici sans encore espé-
rer) .
Maintenant aussi, il y a encore en France une divina-
tion certaine et une attitude accueillante à l'endroit de
ces hommes rares et rarement satisfaits qui sont trop
larges pour trouver dans une patrie de quoi se suffire et
qui savent aimer dans le Nord le Sud, et dans le Sud le
Nord - ces méditerranéens nés, les « bons Européens. »
- C'est pour eux que Bizet a composé sa musique,
Bizet le dernier génie à avoir vu une nouvelle beauté et
une nouvelle séduction - à avoir découvert une ré-
gion du Sud de la musique.
226
Peuples et patries
255
227
256
228
Peuples et patries
229
téméraires et audacieux, somptueux et violents, hom-
mes de grande envergure et de grand prestige qui de-
vaient enfin enseigner à leur siècle - et c'est le siècle
des masses! - la notion d'« homme supérieur». .. Que
les amis allemands de Richard Wagner délibèrent entre
eux sur la question de savoir si l'art de Wagner présente
quelque chose qui soit purement allemand, ou si préci-
sément il se caractérise du fait qu'il tire ses origines de
sources et d'impulsions supra allemandes: on ne peut
sous-estimer à quel point Paris précisément fut indis-
pensable à la caractérisation de son type, Paris auquel
le faisait aspirer ses instincts profonds au moment le
plus décisif, on ne peut non plus sous-estimer que sa
manière d'intervenir tout entière, son auto-apostolat, ne
put s'accomplir que par rapport au modèle que lui
donnaient les socialistes français. Peut-être, à l'occasion
d'une plus fine comparaison, trouvera-t-on, à l'honneur
de la nature allemande de Wagner, qu'il a poussé en
tout plus haut et plus loin, qu'il a été plus fort, plus
audacieux, plus dur que ne pouvait l'être un Français
du XIxe siècle - grâce à cette circonstance qui fait que
nous autres Allemands, nous restons plus près de la
barbarie que les Français - peut-être même ce que
Richard Wagner a créé de plus remarquable est-il à
jamais, et pas seulement pour le présent, inaccessible,
incommunicable, inimitable pour la race latine si an-
cienne : en particulier la figure de Siegfried, cet homme
très libre qui peut être en fait et de loin trop libre, trop
dur, trop jovial, trop sain, trop anticatholique pour le
goût des peuples civilisés, vieux et usés. Il peut même
avoir été un péché contre le romantisme, ce Siegfried
antiroman : mais Wagner a racheté richement ce péché
dans ses vieux et tristes jours, lorsque, anticipant sur un
goût qui entre-temps est devenu une politique, il s'est
mis, sinon à prendre, du moins à prêcher le chemin de
Rome avec la véhémence religieuse qui fut la sienne.
Afin qu'on ne se méprenne pas sur mes dernières
230
Peuples et patries
231
NEUVIÈME PARTIE.
257
258
234
Qu'est-ce qui est noble?
259
235
l'intérieur d'un corps3). Mais dès que l'on veut étendre
ce principe, peut-être par exemple pour en faire le
principe fondamental de la société, il démontrerait
aussitôt ce qu'il est: volonté de négation de la vie,
principe de dissolution et de déclin. Il faut ici penser en
profondeur et voir le fond des choses en se gardant de
toute faiblesse de sentiment: la vie elle-même est essen-
tiellement assimilation, offense, violence à l'endroit de
l'étranger et du plus faible, oppression, dureté, soumis-
sion à ses propres formes, incorporation et, tout au
moins, exploitation; mais à quoi bon devrait-on tou-
jours employer ces mots précisément, auxquels, du fond
des âges, a été impartie une intention calomniatrice?
Même ce corps civil au sein duquel, comme il a été
supposé plus haut, les individus se traitent comme des
égaux - et cela se produit dans toute saine aristocratie
- il doit, au cas où il est un corps bien vivant et non
pas agonisant, lui-même faire à l'endroit d'autres corps
tout ce que les individus qu'il comprend se refusent de
faire les uns à l'égard des autres: il devra être la
volonté de puissance incarnée, il voudra croître, gagner
du terrain, accaparer, atteindre la prépondérance -
non par on ne sait quelle moralité ou immoralité, Inais
seulement parce qu'il vit, et parce que la vie est précisé-
ment volonté de puissance. Mais il n'existe pas un point
sur lequel la conscience collective européenne soit plus
opposée à se laisser convaincre qu'en celui-ci; partout
maintenant on s'enthousiasme, et même sous des dehors
scientifiques, au sujet des conditions futures de la so-
ciété qui devront avoir perdu leur «caractère d'exploi-
tation» - cela sonne à mes oreilles comme si l'on
promettait d'inventer une vie qui serait privée de toutes
fonctions organiques. L'« eXploitation» n'est pas l'apa-
nage d'une société corrompue ou imparfaite et primiti-
236
Qu'est-ce qui est noble?
260
237
méprise. Qu'on remarque dès lors que, dans cette pre-
mière sorte de morale, l'opposition «bon» et «mau-
vais» équivaut à « noble» et « méprisable» - l'oppo-
sition «bon» et «méchant» est d'une autre origine4.
Ce qui est méprisé, c'est le lâche, le peureux, le mes-
quin, celui qui ne pense qu'au strict intérêt; de même,
le méfiant avec son regard indécis, celui qui s'abaisse, la
canaille qui se laisse maltraiter, le flatteur obséquieux,
surtout le menteur - c'est lIne croyance fondamentale
chez tous les aristocrates que le commun peuple est
menteur. «Nous les véridiques »5 - c'est ainsi que
s'appelaient les aristocrates dans la Grèce ancienne. Il
est évident que les désignations propres aux valeurs
morales ont d'abord été appliquées à l'homme et en-
suité aux actions: c'est pourquoi c'est une grave erreur
commise par les historiens de la ll10rale que de prendre
pour point de départ des questions comme celle-ci:
«Pourquoi l'action compatissante a-t-elle été célé-
brée ? » L'homme du type noble se pense comme étant
celui qui détermine la valeur, ce type d'homme n'a pas
besoin de se faire approuver, il juge: «ce qui me cause
un dommage, c'est en soi un dommage », il se connaît
comnle ce dont dépend la dignité des choses, il est
créateur de valeurs. Tout ce qu'il connaît en lui-même,
il l'honore: une telle morale est glorification de soi-
même. Au premier plan se trouve le sentiment de la
plénitude, de la puissance, qui veut déborder, le bonheur
de la haute tension, la conscience d'une richesse qui ai-
merait se prodiguer et se dissiper - même l'homme no-
ble peut aider le malheureux, filais pas ou presque jamais
par pitié, plutôt par un~ impulsion que produit l'excès
de force. L'homme noble honore en lui-même le puis-
238
Qu'est-ce qui est noble?
239
agir à sa guise à l'égard des êtres de rang inférieur et de
tout ce qui est étranger, ou «comme le cœur vous en
dit» et en tout cas «par-delà le bien et le mal» - la
compassion et les sentiments du même ressort peuvent
intervenir. La capacité et le devoir d'une longue recon-
naissance et d'une longue vengeance - les deux seule-
ment parmi les égaux - la finesse des représailles, le
raffinement dans la conception de l'amitié, une certaine
nécessité d'avoir des ennemis (comme dérivatif aussi
bien pour les passions de l'envie, de la combativité, de
l'insolence - au fond, pour pouvoir être un ami de
bonne foi): autant de caractéristiques de la morale
noble qui, ainsi qu'il a été dit, n'est pas la morale des
«idées modernes» et est aujourd'hui difficile à com-
prendre, même difficile à exhumer et à découvrir.
Il en va autrement avec le second type de morale, la
morale des esclaves. A supposer que les victimes, les
opprimés, les souffrants et ceux qui ne sont pas libres,
ceux qui ne sont pas sûrs d'eux-mêmes et les fatigués
commencent à moraliser: quel sera le point commun
de leurs évaluations morales? Probablement, il s'ex-
primera une méfiance pessimiste envers la condition
humaine tout entière. Le regard de l"esclave est défavo-
rable aux vertus des puissants: il a du scepticisme et de
la méfiance, il a une finesse dans la méfiance envers
tout ce qui est «bon» et tout ce qui est honoré par le
puissant, il aimerait se convaincre que pour le puissant
non plus le bonheur n'existe pas vraiment. Inversement,
les qualités qui servent à adoucir l'existence de celui qui
souffre sont relevées et mises en lumière par lui: sont à
l'honneur la pitié, la main serviable et tendue, le cœur
chaleureux, la patience, l'application, l'humilité, l'ama-
bilité - car ce sont là les qualités les plus utiles et
presque les seuls moyens pour endurer le poids de
l'existence. La morale des esclaves est essentiellement
une morale de l'utilité. Tel est le foyer de l'origine de
cette opposition fameuse du «bon» et du «méchant»
240
Qu'est-ce qui est noble?
261
241
pour un homme noble, il y a la vanité: il sera tenté de
la nier encore, là où une autre sorte d'homme pensera
la saisir à pleines mains. Le problème pour lui est de se
représenter des êtres qui cherchent à susciter une bonne
opinion sur eux qu'ils n'ont pas eux-mêmes - et par
conséquent ne «méritent» pas non plus - et qui
cependant croient ensuite à cette opinion. Ce compor-
tement lui paraît pour une part tellement dénué de goût
et tellement irrespectueux de soi-même, et pour une
autre part si déraisonnablement baroque, qu'il prendrait
volontiers la vanité pour une exception et mettrait en
doute son existence dans la plupart des cas où il en est
question. Il dira, par exemple: «Je peux me tromper
sur ma valeur et pourtant par ailleurs demander que ma
valeur soit reconnue même des autres de la façon dont
je l'estime - mais ce n'est pas de la vanité (plutôt de
la présomption ou, dans les cas plus fréquents, ce qu'on
appelle «humilité» et aussi «modestie»). Ou bien
encore: «Je puis, pour de nombreuses raisons, me
réjouir de la bonne opinion des autres, peut-être parce
que je les honore et les ain1e et me réjouis à chacune de
leurs joies, peut-être aussi parce que leur bonne opinion
souligne en moi la croyance en ma bonne opinion et la
renforce, peut-être parce que la bonne opinion d'autrui,
même dans les cas où je ne la partage pas, m'est
cependant utile ou me promet de l'intérêt - mais tout
cela, ce n'est pas de la vanité ». L'homme noble ne doit
pouvoir qu'avec peine, en tout cas avec le recours à
l'histoire, se représenter que, depuis des temps immé-
moriaux, dans toutes les couches sociales en quelque
sorte dépendantes, l'homme du commun n'était que ce
qu'il était tenu d'être - nullement accoutumé à poser
lui-même ses valeurs, il n'a lùÎ-même aucune autre va-
leur que celle que ses maîtres IllÎ accordaient (c'est
proprement le droit du maître que celui de créer des
valeurs). Si l'on peut comprendre comme la consé-
quence d'un atavisme monstrueux le fait que, mainte-
242
Qu'est-ce qui est noble?
262
243
mément défavorables. Inversement, on sait par l'expé-
rience des éleveurs que des espèces auxquelles est attri-
buée une nourriture très riche et, en général, un excès
de protection et de soins, tendent aussitôt de façon très
brutale à la variation du type et sont riches en prodiges
et en monstruosités (en vices monstrueux aussi). Que
l'on considère maintenant une communauté aristocrati-
que, par exemple une antique cité, ou bien Venise -
comme une institution soit volontaire soit involontaire
en vue de l'éducation: il y a là des hommes groupés et
abandonnés à eux-mêmes qui veulent, pour la plupart,
imposer leur espèce, parce qu'ils doivent s'imposer ou
courir un danger épouvantable d'extermination9. Il y
manque cette faveur, cette démesure, cette protection,
dans lesquelles la variation est favorisée: l'espèce a
besoin de l'espèce en tant qu'espèce, en tant que quel-
que chose qui peut s'imposer en général précisément en
vertu de sa dureté, de son uniformité, de sa simplicité
de forme et peut se faire durable dans le combat
permanent avec les voisins ou avec les opprimés en
révolte ou menaçant de se révolter. L'expérience la plus
répétée leur enseigne à quelles qualités par-dessus tout
elle doit, malgré les dieux et les hommes, d'être encore
là, d'avoir encore et toujours remporté la victoire: ces
qualités, elle les appelle des vertus, ces vertus seules elle
les développe. Elle le fait avec dureté, et même elle veut
la dureté; toute morale aristocratique est intolérante,
dans l'éducation de la jeunesse, dans les décrets concer-
nant les femmes, dans les mœurs réglant le mariage,
dans la relation entre vieux et jeunes, dans les lois
pénales (qui ne visent que ceux qui s'éloignent de
l'espèce) - elle compte l'intolérance même parmi les
vertus, sous le non1 de «justice». Un type aux traits
limités mais accentués, une espèce d'hommes sévères,
belliqueux, silencieux par sagesse, fermés et secrets (et,
244
de ce fait, doués du sentiment le plus fin pour les
charmes et les nuances de la société), se fixe de cette
façon au-dessus de la variation des générations; le
combat permanent contre des conditions défavorables
toujours identiques, comme il a été dit, fait qu'un type
se fixe et devient, dur. Mais enfin se produit un jour
une circonstance heureuse, la tension monstrueuse se
relâche; il n'y a peut-être plus d'ennemis parmi les
voisins, et les moyens d'existence et même de jouissance
de l'existence sont alors en surabondance. D'un seul
coup, le lien se déchire et avec lui la contrainte de
l'antique dressage: - et voudrait-elle durer, elle ne le
pourrait que sous la forme du luxe, du goût archaïque.
La variation 10, que ce soit comme transformation de
l'espèce (vers le but le plus élevé, le plus fin, le plus
rare), soit comme dégénérescence et comme mons-
truosité, entre en scène tout à coup dans un maximunl
de plénitude et de splendeur: l'individu se hasarde à
être individu et à se détacher. Dans ces tournants de
l'histoire, se montrent côte à côte et souvent l'un dans
l'autre enchevêtrés et emmêlés en un magnifique dé-
ploiement de croissance et d'élévation, dans une diver-
sité de forêt vierge, une sorte de mouvement tropical
dans un concours de croissance, et une monstrueuse
agitation de décadence et de suicide due aux égoïs-
mes en affrontement sauvage et en état d'explosion
en quelque sorte, et qui luttent les uns contre les au-
tres «pour le soleil et la lumière» et qui ne savent
plus retenir de la morale reconnue jusqu'ici au-
cune limite, aucune réserve, aucun ménagement.
Cette morale elle-même était ce qui avait fait amasser
une énergie monstrueuse, qui avait tendu l'arc de façon
si menaçante - maintenant, elle est dépassée, elle a
245
vécu sa vie. Le point dangereux et inquiétant est atteint
où la vie, plus grande, plus diverse, plus étendue l'em-
porte sur la vieille morale; 1'« individu» est là, conduit
par la nécessité de se donner des lois à lui-même, de se
conserver en vie par ses propres artifices et ses propres
ruses, et de la même façon, de s'élever lui-même, de
s'affranchir lui-même. Il ne reste plus que de nouveaux
«en vue de quoi? », de nouveaux «au moyen de
quoi? », mais plus du tout de formules communes; le
malentendu et le mépris se relient entre eux, la chute, la
corruption et les désirs les plus élevés se sont terrible-
ment enchevêtrés, le génie de la race déborde de toutes
les cornes d'abondance du bien et du mal, la fatalité
d'une simultanéité du printemps et de l'automne, pleine
de séductions nouvelles et de voiles nouveaux qui sont
le propre d'une dépravation jeune, est encore inépuisée.
De nouveau, le danger est là, matrice de la morale, le
grand danger, cette fois transmis à l'individu, chez le
proche et l'ami, dans la rue, chez son propre enfant,
dans son propre cœur, à tout ce qu'il y a de plus
personnel et de plus secret dans le désir et la volonté:
qu'auront maintenant à prêcher les philosophes mora-
listes qui arrivent à ce moment-là? Ces observateurs
perspicaces, postés à tous les coins, découvrent que la
fin est rapide, que tout autour d'eux se corrompt et
corrompt, que rien ne persistera le surlendemain, une
espèce d'homme exceptée, les incurablement médio-
cres11. Seuls les médiocres ont la perspective de se
perpétuer, de se reproduire - ils sont les hommes de
l'avenir, les seuls à survivre; « soyez comme eux, deve-
nez médiocres! » Ainsi dit désormais la seule morale
qui ait encore un sens, qui trouve encore une oreille.
Cependant, elle est difficile à prêcher, cette morale
246
Qu'est-ce qui est noble?
263
247
discipline et de raffinement des mœurs que l'Europe
doive au christianisme: des livres doués d'une telle
profondeur et de la plus extrême importance ont besoin
de la tyrannie tout extérieure de l'autorité pour parvenir
à cette durée millénaire nécessaire pour les conlprendre
et les interpréter à fond. On a beaucoup progressé
lorsqu'au plus grand nombre (aux esprits plats et aux
intestins rapides) on a inculqué enfin ce sentiment qu'on
ne peut pas toucher à tout; qu'il y a des expériences
sacrées devant lesquelles on doit retirer les chaussures et
ne pas approcher les mains sales - c'est presque là
leur meilleure manière de s'élever à l'humanité. Inverse-
ment, chez les gens soi-disant cultivés, chez les croyants
des «idées modernes », rien peut-être ne provoque au-
tant de dégoût que leur manque de pudeur, leur confor-
table insolence de l'œil et de la main avec lesquels tout
est par eux touché, léché, goûté; et il est possible de
trouver aujourd'hui dans le peuple, dans le bas peuple,
particulièrement chez les paysans, relativement bien plus
de noblesse du goût et plus de tact dans le respect que
chez ce demi-monde de l'esprit, ces lecteurs de journaux
et ces gens cultivés.
264
Il n'est pas possible d'effacer de l'âme d'un homme ce
que ses ancêtres ont accompli avec le plus de succès et
de permanence: soit qu'ils aient été par exemple des
épargnants laborieux et des êtres rivés à une table à
écrire ou à une caisse, modestes et bourgeois dans leurs
désirs, modestes aussi dans leurs vertus; soit qu'ils
aient vécu dans l'habitude de commander du matin au
soir, livrés aux plaisirs rudes et avec peut-être' aussi des
devoirs et des responsabilités rudes; soit enfin qu'ils
aient sacrifié un beau jour tous les vieux privilèges de la
naissance et de la propriété pour vivre entièrement
selon la foi - selon leur «Dieu» - comme les
248
Qu'est-ce qui est noble?
265
Au risque d'offenser d'innocentes oreilles, j'affirme:
l'égoïsme appartient à l'essence de l'âme noble, je veux
dire cette croyance, inexorable, qu'à un être tel que
«nous sommes », d'autres êtres de la nature doivent
être soumis et avoir à se sacrifier à lui. L'âme noble
13. Horace, Epître I, 10-24: «naJuranz expel/as furca, tanlen usque
reCllrret »: «Tu peux chasser le naturel à coups de fourche, il
reviendra toujours au galop ».
249
accepte le fait de son égoïsme sans s'interroger, sans
même y mettre un sentiment de dureté, de contrainte,
d'arbitraire, bien plutôt comme quelque chose qu'il est
possible de fonder sur la loi fondamentale des choses
- si elle cherchait un nom pour cela, elle dirait:
« c'est la justice même ». Elle s'avoue, dans des circons-
tances qui au début la font hésiter, qu'il y a des êtres
qui lui sont égaux; dès qu'elle est au clair sur cette
question du rang, elle évolue parmi ces pairs aux droits
égaux avec la même assurance dans la pudeur et le
respect délicat qu'elle a dans son commerce avec elle-
même - conformément à une mécanique céleste innée
sur laquelle s'y entendent toutes les étoiles. C'est une
preuve de plus de son égoïsme, cette finesse, cette
limitation de soi -même dans le commerce avec ses
semblables - chaque étoile est de cet égoïsme - elle
s'honore elle-même en eux et, dans les droits qu'elles
leur cède, elle ne met pas en doute que l'échange
d'honneurs et de droits, comme l'essence de tout com-
merce, n'appartienne de même à l'état naturel des cho-
ses. L'âme noble donne comme elle prend, par un
instinct d'équité passionné et irritable qu'elle a au fond
d'elle-même. Le concept «grâce» n'a aucun sens ni
parfum inter pares,. il peut y avoir une manière sublime
de laisser affluer à soi les présents d'en haut et de les
boire avidement goutte après goutte: mais pour cet art
et ces gestes, l'âme noble n'a aucune aptitude. Son
égoïsme ici la retient: en général, elle n'aime pas
regarder vers le haut - mais plutôt devant soi, hori-
zontalement et lentement, ou bien vers le bas: elle se
sait dans les hauteurs.
266
250
Qu'est-ce qui est noble?
267
268
251
hommes jugent absolument indispensable dans leur
commerce. On fait encore cette expérience dans toute
amitié ou dans tout amour: rien de cette sorte n'a de
durée dès lors que l'on découvre que l'un des deux,
sous les mêmes mots, sent, pense, pressent, souhaite,
craint autrement que l'autre. (La crainte de 1'« éternel
malentendu» : c'est ce génie bienveillant qui retient si
souvent des personnes de sexe différent de s'unir trop
rapidement, alors que les sens et le cœur conseillent le
contraire - et ce n'est pas un quelconque «génie de
l'espèce» à la mode schopenhauerienne !). Quels en-
sembles de sensations à l'intérieur de l'âme s'éveillent le
plus rapidement, prennent la parole, donnent l'ordre, tel
est ce qui décide sur la hiérarchie totale de ses valeurs,
ce qui détermine en dernier la table des valeurs. Les
évaluations d'un homme révèlent quelque chose de la
structure de son âme et en quoi elle voit ses conditions
de vie; sa nécessité propre. Admettons donc que, de
toujours, le besoin n'a rapproché que des hommes qui
pouvaient, avec des signes analogues, exprimer des be-
soins analogues, des expériences analogues; il en ré-
sulte, dans l'ensemble, que la communicabilité aisée du
besoin, c'est-à-dire en dernier ressort le fait de vivre
seulement des expériences moyennes et communes, par-
mi toutes les forces qui ont dominé l'homme jusqu'ici,
doit avoir été la force la plus violente. Les hommes les
plus semblables et les plus ordinaires eurent et ont
toujours l'avantage, les hommes distingués, ceux qui
sont plus fins, plus rares, plus difficiles à comprendre,
restent souvent isolés, succombent dans leur isolement à
des accidents et se reproduisent rarement. Il faut invo-
quer de terribles forces contraires pour contraindre ce
progressus in simile naturel, ce processus de formation
de l'homme vers le semblable, l'ordinaire, le médiocre,
le grégaire - vers le vulgaire!
252
Qu'est-ce qui est noble?
269
253
dignité de l'humanité, et soi-même, que l'on donne en
exemple à la jeunesse et qui servent de modèle d'éduca-
tion. .. Et qui sait si, jusqu'ici, dans tous les cas impor-
tants, la même chose ne s'est pas produite: à savoir
que la masse a adoré un dieu - et que le «dieu»
n'était qu'un pauvre animal de sacrifice! Le succès a
toujours été le grand menteur - et 1'« œuvre» même
est un succès; le grand homme d'Etat, le conquérant,
l'explorateur sont revêtus de leurs créations au point
d'en être méconnaissables; 1'« œuvre », celle de l'ar-
tiste, du philosophe, ne fait qu'inventer celui qui l'a
créée, qui doit l'avoir créée; les « grands hommes» tels
qu'ils sont honorés sont de mauvais petits poèmes for-
gés après coup; dans le monde des valeurs historiques
règne le faux-monnayage. Ces grands poètes, par exem-
ple ces Byron, Musset, Poë, Leopardi, Kleist, Gogol Ge
ne me permets pas de nommer de plus grands noms
encore bien que je pense à eux) - tels qu'ils sont, tels
que peut-être ils doivent être: hommes du moment,
exaltés, sensibles, enfantins, passant rapidement et faci-
lement de la méfiance à la confiance; avec des âmes
dans lesquelles on ne sait quelle frustration a dû être
compensée; souvent se vengeant au moyen de leurs
œuvres d'une souillure intime, souvent cherchant dans
leur envol à échapper à une mémoire par trop fidèle,
allant souvent se perdre dans la boue et jusqu'à l'aimer
presque, pour enfin ressembler aux feux follets à l'en-
tour des marécages, et se déguiser en étoiles - le
peuple les appelle alors idéalistes - souvent en lutte
contre un dégoût infini, contre un obsédant fantôme
d'incrédulité, qui les refroidit et les oblige à rechercher
la gloire et à se repaître de la confiance en eux -mêmes
dans les mains de leurs flatteurs enivrés - quels mar-
tyrs sont ces grands artistes et, d'une manière générale,
les hommes supérieurs pour celui qui, un jour, les a
devinés! Il est bien compréhensible que ce soit chez la
femme - qui est clairvoyante dans le monde de la
254
Qu'est-ce qui est noble?
270
255
qu'un homme peut endurer - la certitude terrible dont
son âme est entièrement imprégnée et colorée, en vertu
de sa souffrance à toujours connaître plus que ne
peuvent connaître les plus sages et les plus prudents,
cette certitude d'avoir exploré des mondes lointains et
effrayants, et de s'y être senti «chez soi », des mondes
dont «vous ne savez rien! » - cet orgueil muet de
l'intellect, qui est celui du souffrant, cette fierté de l'élu
de la connaissance, de 1'« initié», de celui qui a failli
être sacrifié, trouve toutes les formes de travesti néces-
saires pour se protéger du contact des mains impor-
tunes et secourables et, en général, de tout ce qui n'a
pas son pareil dans la souffrance. La profonde souf-
france rend noble; elle isole. L'une des formes de
travesti les plus délicates, c'est l'épicurisme et une cer-
taine hardiesse de goût dont on fait parade et qui prend
la douleur à la légère et se défend contre toute tristesse
et toute profondeur. Il Y a des «hommes enjoués» qui
utilisent leur enjouement pour qu'on se méprenne sur
eux grâce à ce masque - ils ne veulent pas être
compris. Il y a des «hommes de science» qui utilisent
la science parce qu'elle donne une apparence sereine,
parce que la scientificité fait conclure que l'homme qui
y excelle est superficiel - ils veulent induire les autres
à une conclusion fausse. Il y a des esprits libres et
insolents qui aimeraient cacher et nier qu'ils sont des
cœurs brisés, fiers, incurables (le cynisme d'Hamlet, le
cas Galiani), et souvent la folie même est le masque
d'un savoir funeste et par trop lucide.
D'où il ressort qu'il appartient à une humanité plus
raffinée de respecter le « masque» et de ne pas abuser
de psychologie et de curiosité.
271
256
Qu'est-ce qui est noble?
272
273
257
que lorsqu'il est parvenu à sa propre hauteur et qu'enfin
il domine. Son impatience et la conscience qu'il
a d'avoir toujours été condamné à la comédie - car la
guerre même est une comédie et une manière de cacher,
comme tout moyen cache le but - lui troublent toutes
les relations: cette espèce d'homme connaît la solitude
et ce qu'elle comporte de plus empoisonné.
274
Le problème de celui qui attend. Des coups de chance
sont nécessaires et bien des circonstances imprévues
pour qu'un homme supérieur, en qui dort la solution
d'un problème, parvienne en temps voulu à entrer en
action - « se déclencher », pourrait-on dire. En géné-
ral, cela n'arrive pas et, dans tous les coins du monde,
des hommes attendent qui ne savent guère qu'ils atten-
dent, mais encore moins qu'ils attendent en vain. Par-
fois aussi, le cri d'éveil vien"t trop tard, ce hasard qui
donne la «permission» d'agir - alors que déjà le
meilleur de la jeunesse et des forces pour agir s'est
perdu dans l'inaction; et combien découvrirent au mo-
ment même où ils «bondissaient », à leur grande stu-
peur, que leurs membres étaient engourdis et leur esprit
déjà pesant! «C'est trop tard! », se disaient-ils, deve-
nus désormais sceptiques sur leur efficacité.
Dans le domaine du génie, le «Raphaël sans
mains », l'expression prise dans son sens le plus vaste,
serait-il non pas l'exception, mais la règle? Le génie
n'est peut-être pas si rare du tout: mais les cinq cents
mains qui lui sont nécessaires pour tyranniser le
Xli-tp 6 ~, le «bon moment» et saisir la chance par les
cheveux.
275
Celui qui ne veut pas voir la hauteur d'un homme
258
Qu'est-ce qui est noble?
276
277
278
259
Dis-le seulement: tout ce que j'ai, je te l'offre! «Pour
me réconforter? Pour me réconforter? 0 toi, nomme
curieux, que dis-tu là ! mais donne-moi, je te prie -
Quoi donc? dis-le! - Un masque de plus! un second
masque! »
279
280
281
260
Qu'est-ce qui est noble?
282
« Mais que t'est-il arrivé? » - Je ne le sais pas, dit-il
en hésitant; peut-être les Harpies ont-elles volé par-
dessus la table.» Parfois, il arrive aujourd'hui qu'un
homme doux, mesuré, réservé devienne soudain furieux,
brise la vaisselle, renverse la table, crie, tonne, insulte
tout le monde - et enfin se mette à l'écart, honteux,
en colère contre lui -même - pour aller où ? pour faire
quoi? Pour mourir de faim à l'écart? Pour étouffer à
ce souvenir?
Celui à qui l'âme est haute et difficile et ne trouve
que rarement sa table mise, sa nourriture préparée, son
péril a de tout temps été immense: mais, aujourd'hui,
ce péril est extraordinaire. Jeté dans une époque
bruyante et populaire avec laquelle on ne veut pas
partager son assiette, on peut facilement mourir de faim
et de soif, ou bien, au cas où l'on finirait par «se
servir» - mourir d'une soudaine nausée.
Nous nous sommes probablement déjà tous assis à
des tables auxquelles nous n'appartenions pas; et précisé-
ment les plus intellectuels d'entre nous qui sont le plus
difficiles à nourrir, connaissent cette dangereuse
dyspepsie qui naît d'une subite évidence et d'une décep-
tion inspirées par les mets et les voisins de table - la
nausée du dessert.
261
283
284
262
Qu'est-ce qui est noble?
285
286
287
263
quel tout devient opaque et plombé?
Ce ne sont pas les actions qui le montrent - les
actions sont toujours équivoques, toujours insondables
- ce ne sont pas non plus les «œuvres ». On trouve
aujourd'hui parmi les artistes et les savants assez de
ceux qui trahissent par leurs œuvres qu'un profond
désir les pousse vers ce qui est noble: mais précisé-
ment, ce désir de ce qui est noble est fondamentalement
différent des besoins de l'âme noble elle-même, c'est
précisément l'indice éloquent et dangereux de leur man-
que. Ce ne sont pas les œuvres, c'est la foi qui décide
ici, qui établit la hiérarchie, pour reprendre une vieille
formule religieuse dans un sens. plus nouveau et plus
profond: on ne sait quelle certitude fondamentale une
âme noble a d'elle-même, quelque chose qui ne se laisse
pas chercher, ni trouver, ni peut-être non plus perdre.
L'âme noble a le respect de soi-même.
288
264
Qu'est-ce qui est noble?
289
291
292
266
Qu'est-ce qui est noble?
293
294
267
selon le rang de leur rire - jusqu'à ceux qui sont
capables du rire d'or. Et si les dieux philosophent aussi,
ce que maint raisonnement me porte à admettre - je
ne doute pas qu'ils ne sachent aussi en même temps rire
d'une nouvelle manière, surhumaine - et aux dépens
de toutes les choses sérieuses! Les dieux sont espiègles:
il semble qu'ils ne puissent pas cesser de rire, même
dans les rites sacrés.
295
Le génie du cœur, apanage de ce grand mystérieux, le
dieu tentateur, né preneur de rats de la conscience, dont
la voix sait descendre jusque dans le monde souterrain
de toutes les âmes, qui ne dit pas un mot, ni ne jette un
regard où il ne se loge une arrière-pensée ou une ride
de séduction, celui à la maîtrise duquel appartient de
savoir paraître - et non pas ce qu'il est, mais ce qui,
pour ceux qui le suivent, est une obligation de plus à se
serrer toujours plus près de lui pour le suivre toujours
plus intimement et plus profondément - le génie du
cœur qui fait taire et enseigne à écouter tout ce qui est
bruyant et vaniteux, qui polit les âmes rugueuses et leur
donne à goûter un désir nouveau - celui de demeurer
tranquilles comme un miroir, afin que le ciel profond se
reflète à leur surface - le génie du cœur qui enseigne à
la main lourde et trop directe de saisir avec plus de
retard et de grâce; qui devine le trésor caché et oublié,
la goutte de bonté et de spiritualité suave sous la
couche épaisse de glace opaque, et qui est une baguette
divinatoire pour chaque grain d'or, resté longtemps
enfoui dans la prison de sable et de boue; le génie du
cœur dont le contact rend riche quiconque, non pas
touché par la grâce et surpris, non pas gratifié et
opprimé par un bien étranger, mais plus riche en lui-
même, plus neuf à ses yeux qu'auparavant, débloqué,
effleuré, guetté par un vent de dégel, plus incertain
268
Qu'est-ce qui est noble?
269
de vos oreilles? Certainement, le dieu nommé allait
plus loin, beaucoup plus loin dans de semblables entre-
tiens et me précédait toujours de plusieurs pas... S'il
m'était permis, je lui décernerais, selon l'usage des
hommes, de beaux noms solennels d'apparat et de
vertu, j'aurais à célébrer son courage d'inventeur et
d'explorateur, sa sincérité audacieuse, sa véracité et son
amour de la sagesse. Mais un dieu de cette qualité ne
sait que faire de ce fatras et de cet apparat vénérables.
« Réserve cela, me dirait-il, pour toi et tes semblables
et à qui pourrait encore en avoir besoin! Je n'ai, quant
à moi, pas de raison de couvrir ma nudité! »
On le devine: il manque à cette sorte de divinité
et de philosophe peut-être de la pudeur? Ainsi, a-t-il
dit une fois: «Il y a des circonstances dans lesquelles
j'aime l'homme - et il faisait allusion à Ariane qui
était présente - l'homme est pour moi une bête agréa-
ble, audacieuse, inventive qui n'a pas son pareil sur
terre; elle trouve encore son chemin dans tous les
labyrinthes. Je lui veux du bien: je pense souvent au
moyen de le faire progresser et de le rendre plus fort,
plus méchant et plus profond qu'il n'est ». - «plus
fort, plus méchant et plus profond qu'il n'est? », de-
mandai-je effrayé. - « Oui », dit-il encore; « plus fort,
plus méchant et plus profond; plus beau aussi» - et,
là-dessus, le dieu tentateur souriait d'un sourire alcyo-
nien, comme s'il venait de dire une gentillesse pleine de
charme. Comme on le voit, cette divinité ne manque
pas seulement de pudeur - et il y a surtout de bonnes
raisons de supposer que, sur bien des points, les dieux
pourraient tous aller à l'école des hommes que nous
sommes. Nous autres hommes, nous sommes - plus
humains. . .
296
Hélas, qu'êtes~vous donc, vous mes pensées écrites et
270
Qu'est-ce qui est noble?
271
CHANT FINAL
273
Vous hésitez, surpris - insultez-moi, je vous prie!
Je - ne suis plus moi? Perdus la nlain, le pas, le
visage?
Et ce que je suis, amis - je ne le suis pas?
274
Du haut des montagn-es
275
L'ami Zarathoustra vint, J'hôte des hôtes!
Maintenant, le monde rit, le gris rideau s'est déchiré,
Vint la noce de la lumière et des ténèbres...
276
Chronologie
277
lit deux voluoles déterminants: de Schopenhauer,
Le monde comme volonté et cornme représenta-
tion ; de Lange, Histoire du matérialisme.
1867 J] est incorporé dans l'armée et renvoyé à la sui te
d'une chute de cheval.
1868 S'est remis à ses études philologiques (travaux sur
Theognis de Mégare et Diogène Laerce). Fait la
connaissance de Wagner le 6 novembre.
1869 J] réfléchit à un projet de travail collectif sur
Démocrate jusqu'au moment où il est désigné pour
occuper la chaire de philologie grecque de l'uni-
versité de Bâle. Epoque des relations d'amitié
avec Richard Wagner et Cosima, fille de Liszt,
fixés dans la presqu'île de Tri bschen.
1870 Infirmier volontaire durant la guerre franco-alle-
mande, il revient malade à Bâle. Entre-tenlps, il a
conçu le projet d'écrire une œuvre sur la tragédie.
1871 Travaille à La naissance de la Tragédie qu'il ter-
mine à la fin de l'année.
1872 En janvier, paraît La naissance de la Tragédie:
œuvre qui découvre l'ambivalence Dionysos-Apol-
lon, c'est-à-dire la démesure fondamentale de
l'homtne et du cosmos, à laquelle' s'adjoint -
pour la tempérer - la mesure apollinienne. La
découverte de Dionysos prend désormais toute son
ampleur. Sociodrame gigantesque, la tragédie pose
la relation triangulaire: spectateurs - chœur -
héros.
1873 Voyage en Italie avec Brenner et Rée. Ecrit les
premières Considérations inactuelles.
1874 Début de la maladie: états variés d'exaltation. de
dépression, maux de tête.
1875 Ne peut assister aux représentations de Bayreuth.
1876 Trois lettres à Louise Ott (30 août, 22 septembre.
16 décembre).
1877 Deux lettres à Louise Ott (29 août. 23 novembre).
278
Chronologie
279
Bibliographie
I. ŒUVRES DE NIETZSCHE
La naissance de la tragédie
Le livre du philosophe
La naissance de la philosophie
Considérations inactuelles
281
Humain, trop humain
Aurore
Le gai savoir
Ainsi parlait Zarathoustra
Par-delà le Bien et le Mal
La généalogie dé la morale
Le crépuscule des idoles
Le cas Wagner
L'antéchrist
Ecce Homo
Nietzsche contre Wagner
Dithyrambes.
282
Bibliographie
283
toire », in Hommage à Jean Hyppolite. Paris, P.U.F.,
1971.
GAEDE, E. Nietzsche et Valéry. Paris, Gallimard, 1965.
GOY ARD-F ABRE, Simone. Nietzsche et la conversion mé-
taphysique. Paris, Ed. de la Pensée universelle, 1972.
GRANIER, Jean. Le problème de la vérité dans la phi-
losophie de Nietzsche. Paris, Le Seuil, 1966.
HEIDEGGER, Martin, Nietzsche. Paris, Gallimard,
1971. (Edition allemande, Neske, 1961.)
JASPERS, Karl. Nietzsche. Paris, Gallimard, 1950. (Edi-
tion allemande, W. de Gruyter, 1936.)
JURANVILLE, Alain, Physique de Nietzsche. Paris,
Denoël-Gonthier, 1973.
KLOSSOWSKI. Nietzsche et le cercle vicieux. Paris
Mercure de France, 1969.
KOFMAN, Sarah. Nietzsche et la métaphore. Paris,
Payot, 1972.
KREMER-MARIETTI, Angèle. Thèmes et structures
dans l'œuvre de Nietzsche. Paris, Lettres Modernes,
1957.
- L' homme et ses labyrinthes. Paris, U.G .E. (colI.
10/18), (972.
- De la philologie à la généalogie, in: Nietzsche:
Généalogie de la morale. Paris, U. G .E. (colI. 10/18), 1974.
LOWITH, Karl. De Hegel à Nietzsche. Paris, Gallimard,
1969. (Edition allemande: Kohlhammer, 1958.)
MOREL, Georges. Nietzsche. Paris, Aubier-Montaigne,
1971.
PAUTRAT, Bernard. Versions du soleil: Figures et sys-
tèmes de Nietzsche. Paris, Ed. du Seuil, 1971.
QUINZE ANNEES D'ETUDES NIETZSCHEENNES.
Paris, Revue des Lettres Modernes, nOS76-77, 1962.
REBOUL, Olivier. Nietzsche critique de Kant. Paris,
Presses Universitaires de France, 1974.
REVUE INTERNATIONALE DE PHILOSOPHIE.
Numéro spécial. Bruxelles, n° 67, fasc. 1. 1964.
REVUE PHILOSOPHIQUE. Numéro spécial. Paris, P.U.F.,
n° 3, juillet-septembre 1971.
284
Bibliographie
Présentatiol1 5
Chronologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 277