L'Homme et la société

Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L'Amour de l'Art : les musées et

leur public, Paris, Éditions de Minuit, 1966
Régine Rodriguez

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Rodriguez Régine. Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L'Amour de l'Art : les musées et leur public, Paris, Éditions de Minuit, 1966.
In: L'Homme et la société, N. 3, 1967. pp. 220-222.

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220 COMPTES RENDUS
dement, le personnage se précise : peu
enclin à s'accommoder des croyances
acquises, n'hésitant pas à prendre ses risques,
philosophe engagé avant la lettre, de ceux
qui sont prêts à agir selon ses propres
termes « non comme s'ils étaient des
réceptacles ou des instruments, mais
comme les artisans principaux, les auteurs de
leur propre perfectionnement » (p. 173).
On a dit d'Oscar Wilde qu'il avait mis
son talent dans son uvre et son génie
dans sa vie. Chez Giordano Bruno, le
penseur n'est que grand, l'homme lui est
éblouissant. On cherche en vain son égal
parmi ses contemporains. Ce n'est pas
Luther avec son antisémitisme frénétique et
sa lamentable réaction face à la révolte
paysanne. Ce n'est pas F. Bacon, non plus,
grand penseur s'il en fut, doublé d'un
homme sans caractère. Comparé au philosophe
de Nola, Erasme lui-même est un
conformiste. Bien plus que ce dernier qui avait
ses racines mondaines et religieuses
solides, Giordano Bruno est le type de
l'intellectuel sans attache. C'est encore Michel
Servet qui est son meilleur Dioscure. Les
deux penseurs victimes des fanatismes
protestant et catholique se rejoignent dans
la grandeur et dans le martyre.
Giordano Bruno intéresse les sociologues
à plusieurs titres : c'est un des premiers
dialecticiens de l'époque moderne, avec
Pascal, récupéré pour la dialectique par
Lucien Goldmann. Car comme l'a souligné
G. Gurvitch dans son dernier ouvrage
notamment (2) le problème de la dialectique
est un problème sociologique, mieux, un
problème de la sociologie de la
connaissance. Quel est le contexte socio-historique
qui permet l'éoanouissement d'une pensée
dialectique? Telle est la question
sociologique que pose l'existence historique de la
philosophie de Giordano Bruno. Peut-être
M. Namer n'a-t-il pas suffisamment
envisagé cette perspective dans l'analyse qu'il
fait de son auteur. Evidemment, en
historien de la philosophie, il objectera qu'il est
inutile d'aller aussi loin. Bruno a appris
la dialectique à l'école du philosophe
français Nicolas de Cues (Coincidentia Opposi-
torum). Disons simplement ici que 1
explication historique et l'explication ne sont
pas concurrentes, mais complémentaires.
En tant que dialecticien précisemment,
Bruno est un grand désaliénateur qui
s'oppose à la fois au sociocentrisme ontologisé
du système de Ptolémée et à la réification
aristotélico-scolastique. La pensée
platonicienne et pythagoricienne et son irruption
dans la vie intellectuelle occidentale à la
faveur de la prise de Constantinople par
Mahomet II, ont revêtu au moment de la
Renaissance la signification d'un mouvement
de désaliénation au même titre que le
romantisme au début du xix* siècle, la pensée
(2) Georges Gurvitch : Dialectique et
Sociologie, Paris, Flammarion 1962.
de Marx, le surréalisme après la première
guerre mondiale ou même l'existentialisme
plus près de nous. Il est paradoxal de
constater que ce mouvement de déréification
put venir d'une société aussi hautement
réifiée que Byzance mais ne pouvait-on
Eas en dire autant du communisme de la
ussie stalinienne? En effet, la libération
platonicienne vient de Byzance où la
fermeture des écoles païennes n'eut lieu que
tard sous Justinien et qui s'exprimera en
Occident par l'immense rire libérateur de
Rabelais.
On voit combien de problèmes sont posés
au sociologue par la pensée du grand
Napolitain. M. Namer qui a publié
dernièrement un Machiavel, vient encore d'obliger
l'érudit et « l'honnête homme » en nous
faisant mieux connaître Giordano Bruno,
certes pas ignoré en France, mais qui ne
semble pas occuper dans l'enseignement
supérieur la place qui devrait être la sienne.
Eddy Treves.
Pierre BOURDIEU et Alain DARBEL
L'Amour de l'Art
Les Musées et leur Public. Editions de
Minuit, 1966, 216 p. (Appendices
Bibliographie, Index).
étéEn généralet est laencore,
sociologie
à peu
de lad'exceptions
culture a
près, très culturelle (culturaliste), et très
peu sociologique. Et l'on peut dire qu'ainsi
exercée, elle constitue sous et de par ses
apparences les plus scientifiques, un
rempart de la culture, à savoir du privilège
de la culture contre l'analyse
proprement sociologique. L'histoire est jalonnée
de telles volte-faces, tours de force objectifs
très intéressants pour la sociologie de la
connaissance. Aussi, quand une sociologie
de la culture se fait sociologique, c'est
presque un événement. Ainsi de la sociologie
empirique de Bourdieu. Elle s'avère être
réellement, puissamment critique :
« La sociologie de la culture est critique
en un double sens : en mettant en évidence,
contre l'idéologie charismatique, le principe
à la fois patent et caché des inégalités
devant la culture, la critique sociologique
radicalise la critique sociale : pour que la
culture remplisse pleinement sa fonction
d'enchantement, il faut et il suffit que
passent inaperçues les conditions historiques
et sociales qui rendent possibles et la pleine
possession de la culture seconde nature
où la Société reconnaît l'excellence
humaine qui se vit comme un privilège de nature
et la dépossession culturelle, état de
« nature » menacé d'apparaître comme
fondé dans la nature des hommes qui y
sont condamnés. »
 COMPTES RENDUS
L'objectif de la recherche, dont ce livre
présente les résultats, n'en paraît pas
inaugurer autant à première vue : « définir
les principales caractéristiques du public
actuel des musées français » d'aucuns
diraient que c'est s'attacher à établir des
évidences, vu que l'on sait en gros quels
sont les gens qui vont aux musées. Ce serait
ignorer que maintes évidences, pour être
connues, le sont très mal, parce que
justement l'on ne se donne jamais la peine
de mesurer leur portée, toute leur portée.
U faut, d'autre part, se rappeler l'étude
de Bourdieu et Passeron sur l'inégalité
scolaire conditionnée par l'inégalité sociale
(« Les Héritiers ») pour saisir tout
l'impact de « L'Amour de l'Art » (et
dorénavant l'inverse, celui-ci conférant
rétroactivement une portée accrue aux «
Héritiers »).
L'enquête (réalisée dans vingt et un
musées représentatifs, l'unité statistique
choisie étant la visite et non le visiteur,
recevant un poids proportionnel à la fréquence
moyenne de ses visites au musée) a permis
d'établir « les structures fondamentales du
public des musées et les relations
significatives et signifiantes entre les
caractéristiques sociales des visiteurs et leurs
attitudes ou leurs opinions ». (Cette étude
entre dans le cadre d'une recherche à l'échelle
européenne sur le public des musées, dont
les résultats sont à paraître).
Les auteurs constatent que « la
fréquentation des musées est presque exclusivement
le fait de la classe cultivée » (55 % des
visiteurs ont au moins le baccalauréat); et
l'analyse fait effectivement apparaître le
niveau d'instruction comme ayant la plus
grande valeur explicative. Ainsi, « les
relations observées entre la fréquentation du
musée et des variables telles que la
catégorie socio-professionnelle, l'âge ou
l'habitat se réduisent presque totalement à la
relation entre le niveau d'instruction et la
fréquentation » (la variable sexe est de peu
d'importance, et il n'a pas été possible de
calculer indirectement les taux de
fréquentation en fonction à la fois du revenu et
du niveau d instruction car on ne connaît
toujours pas la distribution des revenus
des Français selon leur diplôme). Le
facteur déterminant étant donc l'instruction,
c'est la possibilité de l'accès prolongé à
l'Ecole, qui est la véritable condition de la
fréquentation des musées. Et le
développement du tourisme, tant invoqué, s'il peut
déterminer une visite occasionnelle de la
part des non-cultivés, il favorise surtout
l'intensification de la pratique des classes
les plus cultivées.
Etant démontré que la fréquentation des
musées est le fait, le privilège de la classe
cultivée, les auteurs s'attachent par
progression logique et expérimentale à
l'analyse et la critique positive des idéologies
culturelles.
L'accès aux musées est libre, dit-on, tout
le monde peut y aller. Cette « possibilité
221
pure » ne fait que cacher une impossibilité
réelle. Pour aller au musée, il faut en
éprouver le besoin; n'en éprouvent le
besoin que ceux chez qui on l'a créé : « les
inégalités devant les uvres de culture ne
sont qu'un aspect des inégalités devant
l'Ecole qui crée le « besoin culturel » en
même temps qu'elle donne le moyen de
le satisfaire ».
Il apparaît ici que l'idéologie du libre
accès escamote une double impossibilité :
celle d'éprouver le « besoin culturel »
sans l'avoir acquis par l'Ecole, et celle de
pouvoir satisfaire ce besoin (quand il
existe), sans avoir reçu par l'Ecole les
moyens requis pour que l'expérience
esthétique soit possible. Et une deuxième
idéologie de venir compléter la première (les
deux encadrant ainsi parfaitement la
réalité de cette double impossibilité),
l'idéologie de l'expérience esthétique comme
grâce, comme don inné. Le goût en matière
culturelle n'existe que par et comme
familiarité avec les uvres, et cette familiarité
est acquise par un apprentissage prolongé
jusqu'à devenir peu à peu une « seconde
nature ». Mais pour mieux perpétuer les
inégalités sociales, on parle d inégalités de
nature. L'ineffable a si bon dos. Ainsi, il n'y
a rien à faire pour qui n'a pas la grâce.
Pour ce déshérité « par nature », à traduire
par qui n'a pas eu la possibilité d'acquérir
de seconde nature, c'est en effet le désarroi :
« L'information offerte par les uvres
exposées excède les capacités de
déchiffrement du sujet et lui apparaît comme
dépourvue de signification ou, plus
précisément, de structuration, d organisation,
parce qu'il ne peut la « décoder », c'est-à-
dire la ramener à une forme intelligible. »
U n'y a rien à faire? Oui et non. Des
choses qui seraient utiles (même si ce n'est
pas là la solution), ne sont pas faites,
d'autres le sont, mais leur portée n'est pas
celle qu'on leur attribue. Ainsi, dans les
musées, il n'y a pas d'indications, pas
d'explications, les guides sont trop
compliqués, etc., à quoi s'ajoute la solennité du
lieu, qui « trahit la signification et la
fonction véritables que la classe cultivée confère
à sa culture, à savoir de renforcer chez
les uns le sentiment de l'appartenance et
chez les autres le sentiment de l'exclusion ».
Des efforts d'action culturelle, par contre,
sont faits. Mais la diffusion culturelle
n'atteint en général que les classes cultivées,
sa logique étant de « favoriser les
favorisés ». Les caractéristiques sociales et
culturelles du public (même s'il augmente)
restant à peu près constantes, toutes les
actions directes ne sont en fait que des
palliatifs. Ainsi les Maisons de la Culture,
fréquentées surtout par les gens cultivés,
les entreprises d'animation culturelle,
d'éducation populaire, axées plus sur la
confrontation avec l'uvre que sur
l'intérêt éducatif, n'ont guère creffet durable.
L'Ecole seule peuf développer (c'est nous qui
soulignons, pour mieux relever que l'intérêt
artistique, étant aussi une obligation pour
les classes cultivées, n'est souvent rien
 COMPTES RENDUS
d'autre que cette obligation) l'intérêt
durable, encore que l'action directe y est
pratiquement inexistante. Si, en effet, elle
omet de réduire par un enseignement
artistique adéquat, les inégalités devant l'art
dues au milieu familial, qui transmet ou
non un intérêt pour les uvres d'art, l'Ecole
néanmoins, et elle seule, développe les
attitudes cultivées en général, qui sont trans-
posables d'un domaine à l'autre. Donnant
l'habitude de savoirs typiques, elle donne
la possibilité et par là même en principe
le désir d'acquérir le « patrimoine cognos-
citif » requis pour saisir le sens du
signifié, pour « décoder ». Mais la fréquentation
prolongée de l'Ecole n'est pas à la portée
de tous, et « parce que les aspirations sont
toujours mesurées aux chances objectives,
l'accession à la culture savante comme
l'ambition d'y accéder ne peut être le
produit miraculeux d'une conversion culturelle
mais suppose, en l'état actuel, un
changement de condition économique et sociale ».
Tout comme l'amour de l'art et l'attitude
cultivée devant l'uvre, les préférences
sont socialement conditionnées, allant à tel
ou tel peintre en fonction de l'éducation
reçue et du groupe d'appartenance. Les
goûts « personnels » qu'invoquent toujours
les plus cultivés, vont chez ceux-là mêmes
aux peintres révolutionnaires des
générations précédentes. Et « lorsqu'ils appliquent,
par exemple, aux uvres de leur époque des
catégories héritées et ignorent du même
coup la nouveauté irréductible d'uvres
qui apportent avec elles les catégories
mêmes de leur propre perception, les hommes
cultivés qui appartiennent à la culture
autant que la culture leur appartient, ne font
qu'exprimer la vérité de l'expérience
cultivée qui est, par définition, traditionnelle.
Aux dévots de la culture, voués au culte
des uvres consacrées des prophètes
défunts, comme aux prêtres de la culture,
dévoués à l'organisation de ce culte, tout
oppose, on le voit, les prophètes culturels,
qui ébranlent la routine de la faveur
ritualisée, le temps d'être à leur tour « routi-
nisés » par de nouveaux prêtres et de
nouveaux dévots ».
Nous pouvons constater ici, que la
culture et son culte implique donc, à part
l'exclusion des incultes, également
l'exclusion des réalisations des créateurs (vivants).
Double exclusion dont elle tire sa
substance qui ne peut être qu'idéologique? Ce
livre, à côté et à la suite des réponses qu'il
donne, crée des questions de première
importance, il fait beaucoup réfléchir, mieux,
il contraint à voir autrement.
En tout cas, l'expérience esthétique étant
établie comme déchiffrement d'un code
(contre l'idéologie de l'expérience
esthétique comme intuition immédiate), la
culture étant donc un code, on peut
s'interroger sur la valeur de ce code, qui n'est
jamais construit que par la gent
cultivée; car si tout code est partiel et
réducteur par définition, le degré de partialité
de ce code culturel, vu ses assises et sa
fonction, est par trop certain et élevé pour
ne pas susciter une mise en question. Est-
ce qu'un code qui ne -soit pas une
domestication et une appropriation de l'art sera
un jour possible, dans l'hypothèse, et dans
elle seule, d'une disparition des inégalités?
N'est-ce qu'alors que nous pourrons savoir
ce qu'est l'art? Mais un tel code serait
toujours partiel, à moins de n'en être plus
un. La culture ne serait plus un code? ou
bien il y aurait plusieurs codes? Quelle
est la question à poser? Dans l'immédiat,
c'est sûrement celle de la possibilité et des
modalités d'une démocratie réelle des
études.
Pour terminer, disons que le langage
nous paraît par moments être
compliqué au-delà du nécessaire dans ce livre.
Non que cela ait une importance (étant de
toute façon inaccessible aux «
déshérités »!), mais c'est d'autant plus frappant
peut-être qu'il est très concis par ailleurs.
Régine Rodhiguez.
La participation
dans la société industrielle
et urbaine
Ouvrage collectif. Quarante-huitième
Semaine Sociale Wallonne, rassemblé
à Malonne (Namur) du 14 au 16 avril
1966. Les Editions Vie Ouvrière
(Bruxelles). Collection Semaines
Sociales Wallonnes. 1967. 303 pages.
« Je participe à la participation », voici
par quoi commencerait un Vaudeville écrit
vers les années soixante, mais ce genre
littéraire n'est pas dans les murs de
l'intellectuel « sérieux ». En fait, cette « tarte
à la crème » demande une attention
particulière, elle était dans « l'air » entre les
salles de cours de la rue de Varenne et les
Beaux Arts, et en d'autres lieux encore; ce
1'livre« écriture
belge met
scientifique
le débat». sur
Le lieu
le plan
de de
déploiement de ce concept est la sociologie,
qui montre ici son importance, sa situation
de carrefour et son danger. D'où vient le
terme? D'une idéologie la démocratie
urbaine , M. Bastin montre ce qu'était
la démocratie urbaine au Moyen-Age en
Wallonnie et en Flandre, berceau de la
véritable participation; nous
pourrions aussi évoquer la grande démocratie
urbaine mère de l'idéologie de la
participation, et qui est infiniment plus connue,
la Grèce; cette idéologie suit le modèle
d'une certaine sociologie politique
d'inspiration nostalgique, ou plus précisément
antique. Ce n'est pas le seul élément
constituant, l'autre est le marxisme. Ainsi
assistons-nous à la rencontre de deux
antagonismes : le modèle nostalgico-antique et la
pensée « marxiste », ce qui n'est possible
que par l'intégration de la pensée de Marx