Vous êtes sur la page 1sur 12

LA MORALE DANS L'HEGELIANO-MARXISME

INTRODUCTION: le Bien c'est la fin de l'Histoire

Si l'on prend Hegel au sérieux, sa méthode n'est pas une autre épistémologie mais la
résolution de la problématique épistémologique. De même, ce qu'on pourrait appeler la morale
hégéliano-marxiste n'est pas une morale mais le dépassement de la question insoluble de la
morale. La question de la morale ne se pose que dans un cadre où les individus sont en
concurrence (pour le pouvoir, mais aussi et d'abord pour la survie), et, dès lors, il est déjà trop
tard: la morale sera toujours la morale de Pierre contre celle de Paul, et ils auront tous les deux
raison, et tous les deux tort. La morale suppose la question du Bien . Le Bien, tel qu'il n'est pas
encore accompli à l'échelle historique et collective, se réduit à sa sphère subjective, la morale.
Et, au contraire, une fois le Bien accompli historiquement, c'est-à dire une fois l'humanité
vivant sans raison de se faire la guerre (pour l'argent, le pouvoir, les privilèges...), la question de
la morale disparaît, parce qu'elle ne se pose plus.

Une telle victoire définitive du Bien sur le Mal et même une telle définition absolue du
Bien et du Mal peuvent paraître ridicules, dignes d'un dessin animé caricatural, mais la question
doit être prise au sérieux...Il ne faut surtout pas partir de l'idée que "toutes ces choses sont
relatives", sinon on ne pourra plus rien dire du tout après ça. Il s'agit au contraire de démêler
cette problématique, de la sortir de ce flou qui rend stérile toute réflexion. Le Bien et le Mal,
donc, ne sont pas que des questions subjectives, mais aussi objectives, c'est-à-dire qu'elles
existent avant tout dans le champ de la société, de l'Histoire. Le Bien se réalise en tant qu'il est
une société juste, et pas un acte individuel quelconque qui sera, dans une société injuste, jugé
bon par les uns, et mauvais par les autres, en fonction de leurs positionnements et intérêts
respectifs du moment. Le Bien se réalise historiquement, donc, et pour prévenir le procès en
utopie, précisons avant de commencer qu'il ne s'agit pas de créer un monde parfait, mais
d'opérer un changement de paradigme en basant les rapports humains sur la coopération plutôt
que sur la compétition. Un renversement extrêmement ambitieux, mais sans lequel la morale
restera à jamais un voeu pieux, ou pire encore une simple hypocrisie...

"LE BONHEUR DES UNS FAIT LE MALHEUR DES AUTRES"?


Socrate demandait: vaut-il mieux commettre l'injustice ou la subir ? Quelle belle
question de philosophie morale. A ceci près que, à la réflexion, c'est une question qui exclut la
morale de la formulation même de la question. Si je commets l'injustice, l'autre sera la victime.
Si c'est l'autre qui commet l'injustice...j'aurai les mains propres (et c'est là où Socrate veut nous
emmener, il serait plus moral de subir l'injustice), mais si je subis l'injustice, je serai victime! En
fait, c'est le même acte qui se joue dans les deux cas, sauf qu'ici, je suis du bon côté du fusil,
celui de la gachette, et là je suis du mauvais côté, celui du canon. Au fond, du point de vue de
l'idée du Bien, qui n'est pas un rapport entre moi et moi mais un rapport entre moi et l'autre,
les deux cas sont totalement semblables. Socrate nous invitait, comme plus tard le
christianisme, à "préférer" le rôle de la victime plutôt que celui du bourreau. Et voilà comment
se présente ici, et partout, la morale: comme un pis-aller, un faute-de-mieux...la morale
n'empêche jamais le Mal, elle juge le Mal, elle commente le Mal, elle se positionne en dessus ou
en dessous de lui, elle se positionne comme bourreau ou victime.

Socrate n'aurait-il pas pu formuler la question de la morale comme ceci: "vaut-il mieux
commettre l'injustice, ou la subir, ... ou l'abolir?" La réponse serait alors évidente. Il faut abolir
l'injustice. Pourquoi Socrate n'y a-t-il pas pensé? Et pourquoi sommes-nous si prompts à
réfléchir sur ce type de question sophistique qui nous force à choisir entre deux mauvaises
réponses? Un indice: on a jamais le choix qu'entre la peste et le cholera. Entre la peste et la
santé, on "choisit" toujours la santé, ça n'est donc pas un choix....la vraie liberté n'est pas de
pouvoir choisir, mais de ne pas avoir à choisir entre plusieurs mauvaises options. La seule
liberté, c'est d'aller vers le Bien. D'ailleurs Socrate le disait justement, mais il ne pensait qu'à
une démarche individuelle, et pas à un changement de paradigme historique, encore
inenvisageble à son époque...Il ne pouvait imaginer un monde sans injustice. Nous-mêmes,
aujourd'hui, sommes conditionnés à rejeter à priori ces chimères utopiques, au nom du sérieux,
au nom du "réel". Il s'agit de ne pas passer pour un bisounours! Bien sûr que notre monde est
violent, mais est-ce indépassable? Et si la réponse est oui, alors pourquoi encore discuter,
débattre, ou agir...Le meilleur moyen de rendre un problème insoluble, c'est de le décrêter tel.
Et c'est ce que font, principalement, ceux qui ont intérêt au statu quo.

C'est justement la société de classes, ou plutôt la classe dominante, qui veut réduire la
question du Bien à sa sphère subjective, pour empêcher sa réalisation à l'échelle collective. De
sorte que plutôt que d'abolir la concurrence, on va préconiser aux individus de ne pas être
racistes, de ne pas être "haineux", brefs de ne pas être "méchants". C'est bel et bien la société de
classes qui promeut une définition caricaturale de la morale, et non pas la philosophie
historiciste de Hegel et Marx...

De la même façon que Hegel nous prévenait que la pensée partant du doute ne menait
qu'au scepticisme, et que seule la pensée partant de la certitude menait à la vérité, nous devons
nous méfier du présupposé qui affirme que le monde est mauvais, comme le faisait Hobbes en
postulant que l'homme est un loup pour l'homme. Pas difficile d'imaginer les conclusions
politiques qu'il tirait d'une telle prémisse...

Les utilitaristes nous disent que l'homme est égoïste par nature, que derrière même les
actes les plus altruistes se cache un intérêt masqué. C'est vrai que quiconque regarde autour de
lui, et même en lui (pour les plus courageux), verra avec déception que l'intérêt et le calcul
égoïste se nichent partout.

Du coup, de Socrate jusqu'à Kant, il est tout à fait naturel de voir les philosophes bien
embêtés quand ils se proposent la lourde tâche de penser une théorie morale. Toutes ces
philosophies morales sont contradictoires entre elles quand elles ne sont pas contradictoires
chacune avec elle-même... On pourra, comme Voltaire, face à ce chaos de propositions
contradictoires envisager la tolérance pour empêcher les guerres de religions, de morale,
etc...La tolérance comme faute de mieux. Mais la tolérance dans un monde injuste n'est pas le
rempart contre l'injustice, elle se révèle plutôt être l'interdiction de critiquer quoi que ce soit, et
donc aussi de critiquer ce qui pourrait être cause d'injustice. D'ailleurs il n'y a pas d'injustice
dans l'absolu: seul celui qui est en position de faiblesse parle de justice et de morale. Celui qui
est en position de force ne parle que de mérite et d'ordre naturel, de "saine hiérarchie"... kant
proposera une morale de l'intention très fragile, qui présuppose le triple posulat exorbitant de
la liberté de l'homme, de l'existence de Dieu, et de l'immortalité de l'âme...et il finira par
reconnaître que sa morale est si exigeante qu'au regard de tels critères, il est probable qu'aucun
acte moral n'aie jamais eu lieu...Pourquoi cela? Parce qu'il prône une impossible morale du
désintéressement dans un monde où chacun est forcé de suivre son intérêt, pour ne pas se faire
manger par le voisin.

Ce qui manque à toutes ces philosophies, ce qu'elles ne pouvaient pas voir, pour des
raisons d'époque, c'est précisément l'historicité du monde. Le point commun de toutes ces
philosophies, est qu'elles existent toutes dans la société de classes telle qu'elle se croit
forcément éternelle. Le monde de "l'exploitaion de l'homme par l'homme", comme disait Marx.
Antiquité, féodalité, bourgoisie capitaliste... Dans toutes ces époques, on retrouve, de façons
diverses et variées, avec plus ou moins de violence, une opposition entre les intérêts des uns et
les intérêts des autres... Par exemple, dans le capitalisme, la lutte entre bourgeois et prolétaires
(qui luttent les uns pour et les autres contre l'exploitation), lutte entre bourgeois et bourgeois
(qui se battent chacun pour optimiser son profit au détriment de l'autre), lutte entre prolétaire
et prolétaire (obligés de se concurrencer pour l'obtention d'un emploi nécessaire à leur survie).

Instinct de survie, prolongé par le goût de la sécurité, suivi par le désir du confort, puis
la passion de la jouissance, et enfin la folie du pouvoir, car il faut bien du pouvoir pour
empêcher les autres de prendre ce qu'on a, et d'ailleurs il ne faut pas du pouvoir, mais le
Pouvoir, le maximum de pouvoir, face aux autres qui devront en être au maximum
dépourvus...De la compétition pour la promotion en open space, jusqu'aux rapports de forces
géopolitiques, toujours la même logique: il faut tuer ou être tué, ne serait-ce que
symboliquement. Et ce, sous la bannière désormais obligatoire du "vivre-ensemble", ce pseudo-
concept qui n'a besoin d'être martelé en permanence que pour compenser la criante absence
dans la réalité de ce qu'il prétend désigner.

Il n'y a pas ceux qui exercent le pouvoir, et d'autres qui n'ont rien à voir avec le
pouvoir. Non. Il y a ceux qui exercent le pouvoir, et ceux qui le subissent. Et le farfelu qui,
habité par quelque scrupule, refuse le jeu de la compétition, celui qui hésite à user de calcul, de
stratagème, voire de mensonge envers son prochain, celui-là n'est pas dispensé de compétition,
il est déclaré forfait, et se retrouve tout en bas de l'échelle sociale, seul et pauvre. Jusque sur sa
tombe, peut-être, n'inscrira-t-on pas "il était trop pur, trop désintéréssé pour ce monde", mais
bien plutôt "il était pauvre par sa faute, il était paresseux, refusait de faire des efforts". Car
l'épitaphe, comme l'Histoire, est écrite par les vainqueurs...Il n'est pas question de dire que les
perdants, puisqu'il faut bien les appeler ainsi, sont des anges de vertus. Nous y reviendrons en
parlant de Nietszche.

Le marquis de Sade nous a prévenu : dans un monde où la gentillesse est punie, où la


méchanceté est récompensée, il faut être méchant. Les "malheurs de la vertu, et les prospérités
du vice", disait-il. Pauvre Justine! ...

Et regardez les héros des romans initiatiques, les Rastignac, les Barry Lyndon... tous de
jeunes gens épris de poésie, de tendresse, de justice, qui, voyant que le Bien ne paie pas,
finissent par progressivement aiguiser leur capacité à l'intrigue, au calcul, à la manipulation...et
s'enrichissent alors très vite!

Le problème c'est qu'on ne peut pas être honnête seul. L'homme honnête face au
malhonnête n'est plus honnête, il est victime, il est volé et méprisé comme naïf. Comment
reprocher alors à cet homme de finir par prononcer ces mots: "trop bon, trop con" ou encore: "si
les autres le font, je vois pas pourquoi je me gênerais!" Nous passons tous par là: à partir d'un
certain seuil, vouloir être moral devient de la faiblesse, de la naïveté, du sacrifice. On est pas
seulement volé, on est méprisé. La morale envisagée dans la société de classes confine au
martyre. La littérature, en écho à la vie, regorge de ces histoires d'individus renonçant à
l'honnêteté car elle est presque intenable pour qui n'a pas le goût du martyre. D'ailleurs pour
quelle raison l'aurait-on, le goût du martyre? Accepter totalement de subir l'injustice sans se
fâcher, sans la commettre à son tour, serait peut-être un signe de faiblesse, voire de
masochisme, plus que de vertu. Quoi qu'il en soit, ce sera interprété comme tel par le vainqueur
qui écrira l'histoire à son avantage... Voilà la problématique morale: comment être honnête face
à malhonnête, non-violent face à violent, généreux face à égoïste...Même si on est pas
exploiteur, on participe activement à l'exploitation en y prêtant le flanc. Celui qui choisit de
"subir l'injustice" participe tout autant à l'injustice que celui qui préfère "la commettre".
L'exploité qui végète dans ce qu'on apelle la servitude volontaire n'a pas de leçons de morale à
donner à l'exploiteur. Dans la société de classes, nous sommes tous coupables, et donc
personne ne l'est en particulier.
Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'y a pas, de manière claire et définitive, des
"méchants et des gentils", nous sommes tous en proie aux tentations, aux scrupules, à
l'égoïsme, au remord, et ce à des moments et des degrés différents. Comme on dit: "on est tous
le connard de quelqu'un". Autre phrase caractéristique de notre monde: "le malheur des uns fait
le bonheur des autres". Autant de phrases qui devraient nous choquer mais qui ne nous
choquent même plus. Même plus? Non, en fait elles ne nous ont jamais choqués et c'est bien ça
le problème. Car nous ne sommes pas seulement depuis notre naissance dans ce paradigme de
la concurrence, mais depuis des siècles. Toute notre culture et celle de nos ancètres, est prise
dans cette logique de compétition qui n'a été remise en question que rarement, et de manière
peu relayée par la classe dominante, et pour cause...

Quand on est dans une prison tellement grande que le premier mur est à des milliers
de kilomètres, on est persuadé d'être libre. Nous prenons, comme tous les philosophes de
Socrate jusqu'à Kant, le paradigme actuel pour le tout du temps et de la nature. Nous éternisons
la concurrence, en la proclamant naturelle, alors qu'avec ce postulat toute tentative de trouver
une théorie morale est alors vaine. Et c'est d'ailleurs pour ça que la question s'est posée dès le
départ, et pour ça qu'elle continuera à rester sans réponse. Dès lors la religion a bien raison, et
besoin, de postuler un au-delà meilleur pour faire accepter aux hommes cette réalité ici-bas:
nous ne pouvons vivre sans le Bien, alors qu'il est impossible.

LE PARADIGME DE LA CONCURRENCE

L'erreur de toutes les philosophies morales est donc d'avoir voulu trouver une théorie,
un code de conduite qui nous aurait encouragé à nous comporter mieux, mais qui est hélas
voué à l'échec à cause de ceci: ces théories ne prennent pas en compte le mode de production,
les ressorts sociaux qui sont omniprésents mais qui agissent dans notre dos si on ne cherche pas
à les identifier. Ces théories morales prennent le paradigme historique de la compétition pour
le Tout de l'histoire des hommes. Et les utilitaristes font la même chose. Les utilitaristes ont
raison de voir de l'égoïsme partout, à ceci près qu'il érigent en règle éternelle une règle qui est
celle de la société de classes. Et les moralistes ont raison de vouloir théoriser une morale pour
nous sortir de ce cauchemar, à ceci près qu'ils ne la trouveront jamais dans la société de classes.

Le capitalisme (ou même la société de classes au sens large) est ce jeu à somme nulle où
je ne peux jouir de quelque chose que si quelqu'un d'autre en est privé. C'est un principe de
vases communiquants, dans lequel le succès de mon entreprise dépend de la faillite de celle du
voisin. C'est un jeu de chaises musicales dans lequel il n'y a jamais de situation où tout le
monde est assis... et si par hasard il y a ici ou là assez de chaises pour tout le monde, on en
cassera quelques unes pour être sûr qu'il y ait concurrence et affrontements. Car la concurrence
est un des outils qui permettent l'exploitation (à compétence égale, on choisira d'embaucher le
travailleur qui acceptera, parce que pris à la gorge, de travailler pour moins cher que l'autre!). Il
n'y a pas de riches sans pauvres, de maîtres sans esclaves... Quand E. Macron appelle de ses
voeux une France dans laquelle les jeunes auront envie d'être milliardaires, il ne dit pas que
pour qu'un jeune, ou un vieux, devienne milliardaire, il faudra que 10.000 familles tombent dans
la précarité...Tout comme le slogan du loto qui dit" 100% des gagnants ont tenté leur chance"
est une vérité qui cache cette autre vérité: 99,999% de ceux qui ont tenté leur chance se sont
fait avoir! La question n'est pas de savoir qui va gagner la compétition. Nous ne gagnerons pas
tous. Jamais. Il s'agit de dépasser la logique même de la concurrence , du pouvoir, ou alors
d'accepter de vivre dans la spirale de la violence jusqu'à l'extinction finale. Il ne s'agit pas de
savoir qui va dominer, mais de mettre un terme à tous les jeux de domination... "Tout le monde
peut réussir", nous dit-on dans les films hollywoodiens, dans les interviews de vedettes, "Tout le
monde peut réussir s'il y croit, s'il travaille dur". Faux . N'importe qui peut réussir, c'est vrai,
avec force, tenacité, travail, chance...mais à condition que les autres perdent... Le succès social,
qui n'est même pas garantie de bonheur, se construit sur l'échec social...des autres.

Le rôle social des vedettes (sportifs, acteurs, hommes d'affaires), est le pendant positif
du chômage: il faut dans un pays comme la France des millions de chômeurs pour que les
dizaines de millions de travailleurs obéissent et se tiennent tranquille, par peur d'être rejetés
dans le chômage à leur tour. Et face à ce bâton, il y a la carotte! :"Si vous travaillez vraiment dur,
vous arriverez peut-être à accomplir tout vos rêves: argent, gloire, succès"... Les travailleurs sont
pris en tenaille entre la peur et l'espoir... et le vedettariat, comme le chômage, ne coûte rien au
capital, il rapporte encore plus...

La compétition était inévitable dans des situations où il n'y avait pas assez à manger
pour tout le monde, mais aujourd'hui, où notre problème est plutôt, à l'échelle mondiale, la
surproduction et la crise des débouchés, les apologistes de la compétition ont de plus en plus de
mal à la justifier sans user de pirouettes sophistiques de plus en plus grotesques...

Un homme qui ne veut pas "commettre l'injustice" va donc devoir "la subir", se
sacrifier... Un homme peut se sacrifier pour son enfant, mais il le fera beaucoup plus rarement
pour un individu qu'il ne connait pas et qui ne se sacrifierait pas pour lui (voir le "dillemme du
prisonnier"). Voilà donc ce qu'est la morale: on donne un pistolet à Pierre, un autre à Paul. On
leur dit: "vous allez devoir vous battre, il faut tuer ou être tué, la nature est ainsi! Si vous refusez
de vous battre, vous mourrez tous les deux de la main d'un troisième", puis on rajoute, puisqu'il
faut sauver les apparences: "mais avant de faire feu, n'oubliez pas: le vivre-ensemble, la
tolérance, les droits de l'homme, etc...."

Paul va défendre sa vie, celle de sa famille, en tirant sur ce salaud de Pierre, qui veut
l'assassiner! Et pierre, de son côté, pensera bien évidemment qu'il est le gentil, qui ne fait que se
défendre contre cette ordure de Paul. Tout ce qui reste à l'un et l'autre, c'est cette petite dignité
qui consiste à faire preuve de courage et de combativité, comme ces gladiateurs qui
s'entretuaient pour l'amusement des romains, et allaient se convaincre qu'il y a de la noblesse
dans ce combat. La seule consolation qu'on trouve dans cette situation misérable est cette fièrté
subjective, qui objectivement s'appelle "servitude volontaire"...Répétons-le: voilà la morale: c'est
la question du Bien réduite à sa sphère subjective.

On a la morale qui correspond à notre point de vue, et le point de vue qui correspond à
notre intérêt... Dans un monde où les intérêts des uns sont opposés à ceux des autres (individu
contre individu, entreprise contre entreprise, communauté contre comunauté, état contre
état...), c'en est fini de la morale. Ou plutôt: la morale est bien là, elle est partout! A ceci près
que chaque personne, ou chaque groupe de personne, a sa morale opposée à celle des autres...et
personne n'a raison ni tort dans l'absolu. Et c'est bien le drame de ce paradigme hisorique. Rien
n'est vrai, et tout est vrai. Rien n'est Bien, rien n'est Mal, ou tout est les deux à la fois...tout le
bien et tout le mal peut être dit de n'importe quoi et par n'importe qui, tout sera vrai, ou faux,
selon le point de vue, c'est-à-dire selon l'intérêt de chacun...

Hegel utilisait l'exemple d'Antigone pour montrer ce qu'est une société traversée par la
contradiction. Antigone devait enterrer son frêre, comme l'éxigeait la loi des dieux et de la
famille, mais, en même temps, les lois de la cité lui interdisait de l'enterrer car il était un
rebelle, et que les rebelles ne méritaient pas d'être entérrés. Ainsi, quoique que fasse Antigone,
c'était mal. Ou bien, suivant le point de vue. Pour obéir à une morale, elle devait se mettre en
porte-à-faux avec une autre. Et c'est pour ça que ça s'apelle une tragédie. Et nous en sommes
encore là aujourd'hui, dans une société traversée de contradictions, où l'on pourra toujours
soupçonner les individus honnêtes de cacher des intentions égoïstes, et où les individus
malhonnêtes pourront toujours être disculpés au motif que "le monde est ainsi, ça n'est pas eux
qui font les règles, et si ça n'est pas eux qui exploitent, alors d'autres le feront",etc...

Encore une fois, on est pas honnête seul...on ne peut être honnête que quand tout le
monde l'est. Mais tant que la couverture est appropriable, chacun sera obligé de tirer de toutes
ses forces sur la couverture pour ne pas se retrouver à poil... C'est pourquoi la sortie de la
problématique suppose pour Marx la fin de l'argent et de la propriété privée des moyens de
production, qui sont la base matérielle de "l'appropriabilité de la couverture"...

L'histoire au sens strict est l'histoire de l'exploitation de l'homme par l'homme.


L'histoire au sens large inclut la préhistoire, que Marx et Engels imaginent à tort ou à raison
comme dépourvue d'exploitaion, simplement parce qu'il n'y a là pas d'outils qui la permette, ni
d'industrie qui puisse la rentabiliser, ni tellement de privilèges associés qui la rende
désirable...et cette histoire au sens large inclut aussi une éventuelle "post-histoire", non pas à
comprendre bien sûr comme un monde où le mouvement de la vie s'arrête, ni même comme un
paradis sur Terre, mais un monde où la fin de l'exploitation met également un terme à la
guerre, à la révolte, et à la question même de la morale, et de cette fausse opposition binaire
entre égoïsme et altruisme.

La synthèse bien comprise, dialectique, de l'égoïsme et de l'altruisme est la même que


l'on entre dans le concept par ce terme-ci ou celui-là: mon égoïsme bien compris passe par
l'intérêt de l'autre (car si j'ai tout et il n'a rien il me tuera dans mon sommeil), et l'altruisme
bien compris n'est pas la sortie de mon égoïsme, mais l'élargissement de celui-ci jusqu'à inclure
l'autre. L'élargissement de l'amour de soi jusqu'à inclure l'autre. Il n'y a que dans les expressions
comme celle de Socrate: "vaut-il mieux commettre ou subir l'injustice?", qu'on se retrouve
obligé de se sacrifier (altruisme) ou de sacrifier l'autre (égoïsme). La seule solution est de sortir
de la mise en opposition des intérêts: si l'intérêt de Paul et de Pierre coïncident, alors les deux
pourront être égoïstes autant qu'ils veulent, il n'y aura plus aucun conflit dans lequel chacun se
croit le gentil qui doit dominer ou tuer le méchant....Quand les intérêts coïncident, l'égoïsme et
l'altruisme sont la même chose... C'est ce qui se passe au sein d'une communauté: on s'entraide
car dans une communauté, aider l'autre, c'est s'aider soi-même aussi. Entre deux communauté
opposées, par contre, on se retrouve dans la problématique insoluble de la concurrence, qui fera
émerger la question insoluble de la morale. Entre ces deux communautés, il y aura donc deux
morales opposées. On demandera:"mais le Mal existe, quand même?"-oui, le Mal existe, mais le
Mal, c'est simplement le point de vue de l'autre. Et nous sommes tous l'autre de quelqu'un...

Voilà pourquoi seule la communauté humaine, la communauté des communautés,


c'est-à-dire l'universalisme restera à jamais la seule issue, quoi qu'on en pense...Bien entendu, il
ne s'agit pas de l'universalisme des droits de l'homme tel qu'il est promu par le capitalisme,
mais au contraire de l'universalisme réel de l'humain émancipé dans la société sans classes...

Une telle réalisation n'est pas le fait de Pierre seul ou de Paul seul. Il faut être deux pour
faire la paix. Il faut être tous. La morale, pour ne pas être éternellement la posture morale
subjective où chacun présente l'autre comme le méchant, doit donc être comprise comme une
construction historique et politique. La "vraie morale", si on veut garder ce terme, ne relève pas
d'une volonté individuelle (d'opter pour tel ou tel comportement), mais d'un acte collectif, acte
collectif d'émancipation vis-à-vis de la logique même de la concurrence. Tant que nous serons
dans un monde de concurrence, basé sur la concurrence, la morale ne sera qu'une vélléité
hypocrite. Et dès lors que nous remplacerons la compétition par la coopération, la question de
la morale disparaitra...

Pour le dire encore autrement, la morale ne consiste pas à distribuer des peines de
prison proportionnées au crime (ce qui ne répare jamais le mal subi), mais à poser
historiquement un contexte social dans lequel le crime sera impossible, impensable...ou au
moins rarissime.

Ce n'est pas tant que le monde sera devenu Bien, mais le Bien rejoindra le Bien (sera
récompensé par le Bien), de sorte que tout le monde pourra choisir le Bien, sans être lésé, pour
ne pas dire puni. Il faut vraiment insister sur ce point: comment se fait-il que le Bien , objet le
plus désirable par définition, puisse avoir cette tendance à apporter la souffrance, et le Mal, par
définition méprisable, puisse apporter autant de succès. La théologie aura ces réponses,
impliquant Satan, mais on est pas obligé d'aller si loin. Poser de manière rationnelle cette
question de l'ambivalence, de la contradiction, suffit pour arriver aux bonnes conclusions...
L'émancipation humaine voulue par Marx n'est pas si étrangère cependant, à un salut absolu tel
que celui promis par la religion dans l'au-delà. Mais le salut selon lui ne doit pas se trouver dans
l'au-delà mais dans le lendemain. Il est une construction historique, la mission historique de
l'Homme en tant qu'être collectif.

Bien sûr, cet espoir d'un monde débarassé de la concurrence est pour l'instant un doux
rêve, une utopie...Mais il faut prendre cette logique au sérieux: si l'on accepte la concurrence
comme naturelle et indépassable, alors il faut abandonner toute prétention morale. Certains
l'ont fait depuis longtemps, sans attendre notre permission. En fait non, ceux-là ont abandonné
l'idée du Bien en elle-même, mais, pour agir selon le Mal, il faut toujours se réclamer du Bien,
d'une interprétation biaisée du Bien qui fera illusion. C'est l'hommage du vice à la vertu... Le
Bien n'est donc pas fait d'une autre matière que le Mal, il est le Mal dépassé historiquement,
aussi vrai que le Mal n'est pas fait d'une autre matière que le Bien, il est le Bien retourné,
perverti, manipulé. Tout comme Sade avait besoin de Dieu pour lui cracher au visage, le
cynique qui nie l'existence du Bien est pourtant sans cesse obligé de s'en réclamer pour
accomplir ses mauvais coups... Dans la société de classes, le Bien est utilisé par le Mal, le Bien
est l'opportunité du Mal. Par exemple, la trahison n'est possible que grâce à la confiance. Il faut
qu'une confiance soit offerte pour qu'elle soit trahie...Il faut qu'un homme soit travailleur pour
être exploité, etc...

Quoi qu'il en soit, si l'on accepte donc la concurrence comme naturelle et indépassable,
nous devons aussi accepter d'être condamnés à vivre dans une jungle où tout n'est que combat,
physique, social ou symbolique. Et quand la violence frappe à notre porte, et nous écrase, il faut
accepter en souriant, sans pleurnicher sur la morale. C'est là ce qu'affirme volontiers l'homme
fort, l'homme riche, habitué à dominer... jusqu'au jour où il tombe sur plus fort que lui...
Observez bien le changement d'expression sur son visage à cet instant précis!...

SUR L'HYPOCRISIE DE LA MORALE:

Pertinence et limites de l'illustration Nietzschéene

Nietszche a été un grand critique de la morale, qui est la cible principale de tout son
oeuvre. Cependant, comme il le savait lui-même, critiquer une morale se fait toujours au nom
d'une autre morale supposée meilleure... On peut et on doit critiquer la morale, mais on ne
peut pas l'exclure, la rejeter entièrement (juger la morale, c'est encore un jugement moral),
mais plutôt comprendre les raisons de son existence, ainsi que ses limites... Hegel a dit des
choses similaires à cette critique Nietzschéene, en moins imagé, en moins lisible, mais en plus
complet.Pour Nietzsche, il y a deux morales, et qui n'en sont pas vraiment: la morale des forts,
la morale des faibles. Ou la morale des maîtres, et la morale des esclaves.

La morale des forts consiste à justifier la loi du plus fort. Ce qui n'est certes pas
exactement ce qu'on entend habituellement par morale, nous qui sommes habitués aux morales
Socratique, chrétienne, kantienne, républicaine, qui sont peu ou prou des variantes de ce que
Nietzsche appelle la moraline, soit la morale des faibles, qui consiste à...se victimiser. C'est-à-
dire que face au fort qui le domine, le faible ne va pas dire "j'ai été faible face à fort", mais "j'ai
été gentil face à méchant, honnête face à malhonnête, c'est pour ça que je n'ai pas gagné".C'est
extrêmement vrai que, face à un échec, nous avons tous une propension à réecrire l'histoire sur
un plan moral alors que, quand on gagne, on accepte volontiers le monde de la concurrence!

Nietzsche est très performant pour critiquer cette attitude du faible dont la
victimisation est selon lui, et c'est tout à fait correct, une volonté de puissance qui ne s'assume
pas.

Cependant, s'il y a des gens plutôt forts, d'autres plutôt faibles, nous sommes tous tour
à tour en position de force et de faiblesse, à différents moments, dans différents registres...
Nous parlons tous de liberté et de mérite pour glorifier et maximiser nos succès, et nous
invoquons tous le déterminisme et la morale, pour justifier et minimiser nos échecs. Nous
portons tous en nous-mêmes ces deux points de vue contradictoires. Chez Hegel, la dialectique
du maître et de l'esclave n'est pas à comprendre seulement comme deux consciences qui se
recontrent et s'affrontent, mais aussi et surtout comme une seule et même conscience qui
rencontre en elle-même la contradiction. Ce en quoi Hegel est plus sérieux que Nietzsche. Ce
dernier déteste tellement la morale démocratico-pleurnicharde du communautarisme
victimaire (si seulement il nous voyait aujourd'hui!)qu'il préfère encore la bonne vieille "morale
du fort". Sauf que ce n'est pas une morale. C'est juste l'autre côté de l'opposition binaire, dont
Nietzsche ne semble pas vouloir comprendre l'unité dialectique. Si la morale du faible est bien
une volonté de puissance qui ne s'assume pas, la loi du plus fort est une victimisation qui
s'ignore, car le fort n'est jamais toujours le plus fort, et il garde toujours ses plaintes à portée de
main au cas où... Quand on lui montre le cadavre de ses victimes, il s'exclame: "ça n'est pas moi
qui fait les règles, c'est le monde qui est violent, c'est pas ma faute mais celle de la société, de la
nature,"etc...)... D'ailleurs Nietzsche se plaint que la loi du plus faible l'emporte dans le monde
moderne, ce qui veut dire ... qu'elle est la plus forte! Utiliser la force de la pleurniche n'est pas
très noble, mais la violence physique n'est guère plus reluisante, et elle doit nécessairement se
justifier, se légitimer, se trouver des excuses. La loi du plus fort reproche à la morale
d'être...immorale! La morale des forts et la morale des faibles renvoient chacune à la
contradiction interne de l'autre.

Le propre de la dialectique est au contraire de refuser de "choisir" une des deux


options binaires sous prétexte qu'elle serait moins mauvaise. Quand une réponse à la question
est impossible, c'est souvent que la question est mal formulée. Si Nietzsche a au moins le mérite
d'assumer un positionnement peu populaire, sa vision de la morale se réduit à une illustration
de celle de Hegel, une illustration partielle puisque Hegel allait plus loin en renvoyant dos à dos
les deux hypocrisies morales du fort et du faible, là où Nietzsche a clairement pris parti pour le
fort.

CONCLUSION

La morale n'est qu'une partie de ce que nous entendons haituellement par la


morale. La morale est la question du Bien réduite à sa sphère subjective.

La "vraie" morale (une morale forcément universelle, qui serait la même pour tous,
qui mettrait tout le monde d'accord) est impossible dans ce paradigme historique basé sur la
mise en opposition des intérêts. Et sorti de ce paradigme, la morale disparaît en tant que
question, en tant qu'objet philosophique, en tant que problématique. Il n'y a pas une morale, il
n'y a pas des morales, il n'y a que l'illusion de la morale commme corrolaire de la concurrence
(la morale est toujours pseudo-justification du fort et victimisation du faible), et de l'autre côté,
l'éventualité certes très optimiste du dépassement de cette problématique. Même sans croire ce
dépassement possible, il faut au moins comprendre que c'est en ces termes que se pose la
question.

On peut alors se demander: "oui mais en attendant la fin de l'Histoire, comment se


comporter?" Justement, comme pour Antigone, en attendant, quoi qu'on fasse ce sera mal, et
bien en même temps, selon le point de vue...ou, pour être moins péremptoire, on peut dire que
tous les arguments plaidants pour telle ou telle vision morale sont susceptibles d'être examinés,
pour préférer cette morale à telle ou telle autre, dans une logique de moindre mal (c'est ce que
tentent de faire le juge ou le législateur honnête, et même simplement l'homme honnête), mais
il ne faut jamais oublier que le cadre général dans lequel se posent toutes ces questions est celui
de ce double paradigme: réaliser l'histoire, ou chercher des solutions impossibles dans l'histoire
inachevée...

Cela ne veut pas dire que l'attitude à avoir dans le temps présent ne fait proprement
aucune différence, mais qu'elle est soumise à la problématique de la multiplicité des points de
vues(autant de points de vues que d'intérêts opposés), ainsi qu'à une impossibilité de prévoir les
conséquences positives ou négatives de tel ou tel acte, puisque la vie sociale organisée ou plutôt
désorganisée par l'anarchie de la compétition rend ces chaînes de conséquences totalement
imprévisibles...Tel acte, motivé par les meilleures ou les pires intentions, fera un peu de bien ici,
et un peu de mal là-bas, ou l'inverse, et ces conséquences seront à leur tour des causes pour de
nouvelles conséquences, dans une ronde sans fin. Nous sommes obligés de peser
minutieusement les conséquences de nos actes alors même qu'elles sont infiniment complexes,
émiéttées, dispersées et donc imprévisibles dans ce paradigme historique. Et la question, face
au Mal, du "à qui la faute" reste éternellement un piège, une fausse question.

Sortir du paradigme de la concurrence ne permet donc pas seulement de réaliser le


Bien, mais aussi, et ceci veut dire la même chose en d'autres termes, de redonner du sens au
monde, de faire que l'action humaine, personnelle et collective, puisse être rationelle et donc
aussi efficace.

Ce dépassement historique de la logique même de la concurrence, qu'on appellera


communisme semble très utopique....Mais il faut avoir l'honnêteté d'aller au bout des
conséquences du refus de l'utopie: si Marx a tort, cela ne donne pas raison à Proudhon (pour
qui la concurrence est un moteur indispensable de l'action humaine), mais donne raison à...
Schopenhauer. C'est-à-dire: il n'y a rien à attendre de la vie, il n'y a pas de justice, tout n'est
qu'un chaos informe et aveugle de violences arbitraires. Tout n'est qu'agressivité égoïste et
geignardise hypocrite, et tout ce qu'on peut faire c'est déplacer les lignes de fracture, modifier
les formes de la violence et du malheur... Albert Camus avait l'honnêteté de reconnaitre que ce
monde sans la fin de l'histoire (puisqu'il n'y croyait plus) est absurde, et que l'absurde poussé au
bout de sa logique pose cette seule question:

"Doit-on se suicider?"

Nous n'avons pas le choix entre utopie de la fin de l'histoire d'un côté, et projet
raisonnablement juste et moral de l'autre. Face à l'utopie de la fin de l'histoire, il y a l'arnaque
de la "violence légitime".

On pourra préférer à une utopie jugée (à tort ou à raison) irréalisable le monde


imparfait de la société de classes, qui comporte de "bons côtés", mais la question se posera alors
toujours: bon pour qui?

Vous aimerez peut-être aussi