Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 77
mêlant toutes ces interférences. Pour étudier le premier stade de cette
libération du stimulus, on pourrait reprendre tout ce que Rignano rap- porte sur les sens agissant sans contact, loin de l'hostilité pressante du monde des objets. On verrait que ces sens 31 « donnent le plus souvent lieu à cet état particulier de tendance affective déclenchée et mainte- nue en suspens ». C'est là une sorte de faux équilibre qui unit des contraires et qui permet de donner une efficacité quasi instantanée à une décision bien préparée mais mise en attente. Dès ce stade, tout physiologique encore, on peut se rendre compte que le déclic de l'ac- tion ne joue pas par la [73] simple réalisation de coïncidences physio- logiques. Il faut qu'il y ait permission d'agir, adhésion de l'esprit à l'être. Cette adhésion, cette présence de l'esprit, n'est sentie que dans un repos préalable, en confrontant nettement le possible et le réel. Elle est alors strictement contemporaine d'une impulsion, ou mieux d'une sorte d'impulsion, d'impulsion d'un commencement absolu. Aussi, tandis que la conduite du commencement, sous sa forme élémentaire, était encore sous la dépendance des signes objectifs, sous la forme purement intellectuelle, la volonté de commencer apparaît dans sa gratuité, bien consciente de sa suprématie sur les mécanismes déclen- chés. Les causes physiologiques de déroulement ne peuvent donc être confondues avec les causes psychologiques de déclic. Une philoso- phie qui efface cette dualité dans les causes s'établit sur une métaphy- sique dangereuse, sur une unité qui n'est pas suffisamment discutée. Si nous avions raison dans cette critique, nous proposerions de doubler tout schème moteur par un schème des déclics. La psycholo- gie d'une action composée ne saurait en effet être enseignée sans qu'on ait d'abord fixé l'ordre et l'importance dynamique des instants décisifs. L'exécution viendra ensuite plus ou moins rapide. L'ordre domine ainsi la durée. L'ordre donne vraiment l'algèbre de l'action : la figure en découle. Une analysis situs des instants actifs peut se désin- téresser de la longueur des intervalles comme l'analysis situs des élé- ments géométriques se désintéresse de leur grandeur. Seul leur grou- pement compte. Il y a alors causalité de l'ordre, causalité de groupe. Cette causalité a une efficacité d'autant plus sensible qu'on s'élève plus haut vers les actions plus composées, plus intelligentes, plus sur- veillées.