Vous êtes sur la page 1sur 1

Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 89

résulterait simplement de la nécessité de poser deux définitions pour


déterminer les deux phénomènes envisagés, elle n'en consacrerait pas
moins l'existence d'une distance logique. À cette distance logique cor-
respond toujours un intervalle temporel. Cet intervalle est, sous le
rapport même de la causalité, d'une essence foncièrement différente
de la causalité. En effet, c'est dans [86] l'intervalle temporel que pour-
ront intervenir les empêchements, les obstacles, les déviations, qui
briseront parfois les chaînes causales. Cette possibilité d'intervention,
il faut la prendre pleinement comme une possibilité pure et non pas
comme une réalité ignorée. Ce n'est pas parce qu'on ignore ce qui in-
terviendra qu'on manque à prévoir l'efficacité absolue d'une cause
donnée ; c'est parce que, de la cause à l'effet, il y a une intervention
toute probabilitaire d'événements qui ne sont d'aucune manière liés à
la donnée causale. En particulier, on n'aura jamais le droit de se don-
ner l'intervalle. Dans la science, on peut construire certains phénomè-
nes, on peut protéger l'intervalle de certaines perturbations, mais on
ne saurait évincer toute intervention de phénomènes imprévus dans
l'intervalle de la cause à l'effet.
On sent bien jusqu'ici la parenté de la conception de M. Dupréel
avec la conception de Cournot. Mais il y a dans la conception de M.
Dupréel une nuance de plus, et cette nuance est décisive. Ce qui dé-
termine ici le hasard, ce n'est pas, comme chez Cournot, le croisement
accidentel de deux lignes causales qui auraient chacune une continuité
rigoureuse. En effet, le hasard conçu d'après l'intuition de Cournot ne
pourrait donner aucune prise à une information probabilitaire ; il serait
pur accident. Le trait de lumière apporté par la théorie dupréélienne,
c'est de faire comprendre que le probable tient déjà à n'importe quelle
chaîne causale considérée isolément 36 : « La manière de dire de
Cournot, trop soumise au langage traditionnel, laisse encore sous
l'impression que le hasard ou le fortuit n'est lui-même qu'un accident,
et comme l'exception à une règle, qu'il y a des déroulements de faits
possibles sans son intervention, complets sans lui. Le fait fortuit serait
constitué par deux éléments d'une autre nature, par des faits causés et
par leur rencontre. C'est là le préjugé à éviter ; le fortuit n'est pas [87]
un parasite de la causalité, il est de plein droit dans la texture même
du réel...

36 DUPRÉEL, La cause et l'intervalle, p. 23.

Vous aimerez peut-être aussi