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Préoccupations ontologiques
Pour une délimitation de la recherche création
2. La recherche en
pratique artistique
Spécificité et paramètres
pour le développement
de méthodologies
Pierre Gosselin, professeur
École des arts visuels et médiatiques
Université du Québec à Montréal
1. J’emprunte ici les mots que Valéry (1921) met lui-même dans la bouche
d’Eupalinos dans Eupalinos ou l’architecte.
Pierre Gosselin | La recherche en pratique artistique | 23
La pratique artistique,
un terrain de recherche
Mais le terrain de la pratique artistique n’est pas pour autant confiné à
l’élaboration de symbolisations à caractère polysémique; il semble égale-
ment s’ouvrir à l’élaboration d’un autre type de savoir, à l’élaboration
d’un savoir de type recherche. L’engagement de plus en plus d’artistes
dans des démarches de recherche permet de le réaliser. C’est dire qu’il
y a des artistes qui cherchent à élaborer deux types de productions : des
productions artistiques et des productions de type « recherche ». On
peut se demander ce qui motive des artistes à vouloir élaborer ainsi
une double production. Les échanges qui ont lieu dans le cadre du sémi-
naire doctoral de méthodologie de recherche que nous encadrons, à la
Faculté des arts de l’Université du Québec à Montréal, la professeure
Sylvie Fortin et moi-même, apportent des éléments de réponse à cette
question. Sans vouloir la traiter de façon exhaustive, je résume ici
quelques motivations qui ressortent des discussions. Plusieurs s’ins-
crivent dans un cheminement de type « recherche » dans le but de se
saisir eux-mêmes comme praticiens ; ils veulent formuler, à l’extérieur
d’eux-mêmes, une pensée reflétant des dimensions essentielles de leur
pratique artistique. D’autres, considérant la pratique artistique comme
un lieu permettant de réfléchir sur des sujets de toutes sortes, veulent
articuler leurs réflexions. Enfin, l’idée de transmission revient de façon
insistante chez plusieurs ; ceux et celles qui se donnent à élaborer des
discours parallèlement à leur production artistique sont préoccupés par
l’idée de transmettre une pensée, un savoir.
24 | LA RECHERCHE CRÉATION
4. Je me réfère ici aux catégories de Passeron (1996, 1975). (Voir Centre national
de la recherche scientifique, 1975.)
26 | LA RECHERCHE CRÉATION
Lancri (2001) dit qu’un « chercheur en arts plastiques […] œuvre tou-
jours pour ainsi dire entre conceptuel et sensible, entre théorie et pra-
tique, entre raison et rêve » (p. 108). De façon plus marquée encore, il
renchérit en affirmant que la recherche en arts plastiques se trouve
écartelée entre deux pôles principaux repérés par Lévi-Strauss dans La
pensée sauvage, à savoir la raison et le rêve. « Le premier pôle concerne
donc l’usage de la rationalité ; le second pôle recouvre celui de l’ima-
ginaire. L’originalité de la recherche qui nous occupe tient […] à la liai-
son qu’elle introduit entre ces deux pôles » (p. 108). Comme Lancri, je
considère que la problématique de la recherche en pratique artistique
est directement liée à la nature de cette même pratique qui va et vient
continuellement entre, d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle,
subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle,
objective et rationnelle.
L’aller-retour constant entre les pôles expérientiel et conceptuel
représente ainsi une procédure habituelle pour le praticien du domaine
de la création artistique. Méthodologiquement parlant, cet aller-retour
trouve une parenté dans les démarches de recherche heuristiques.
L’heuristique est ici comprise comme une forme de recherche à carac-
tère phénoménologique (Paillé, dans Mucchielli, 1996, p. 195) ; dans ce
type de démarche, la subjectivité du chercheur est mise à profit ; essen-
tiellement, l’heuristique fait osciller le chercheur entre les pôles de la sub-
jectivité expérientielle (exploration) et de l’objectivité conceptuelle
(compréhension) (Craig, 1978) pour progresser dans la saisie et la
synthèse recherchées. L’observation de la démarche naturelle du prati-
cien en art laisse transparaître son caractère heuristique. À un tel point
qu’on pourrait même se demander si l’heuristique telle qu’elle est définie
par Moustakas (1968, 1990) et par Craig (1978) ne calque pas en quelque
sorte la démarche artistique. En plus de l’aller-retour entre les pôles
expérientiels et conceptuels, la démarche heuristique est également
caractérisée par une certaine récurrence des opérations traduisant son
caractère plus spiralé que linéaire ; on peut encore ici constater une
filiation évidente avec la démarche de création.
30 | LA RECHERCHE CRÉATION
Conclusion
Dans le cadre qui m’est donné ici, j’ai cherché à cerner la particularité
de la recherche en pratique artistique. J’ai d’abord mis en évidence le
fait qu’elle est menée par des praticiens et des praticiennes du domaine
des arts. Bien que très souvent elle cherche à saisir ou à comprendre la
pratique artistique elle-même, elle cherche parfois plutôt à comprendre
les œuvres qui résultent de cette même pratique ou les œuvres d’art
en général ; il lui arrive même de chercher à comprendre des objets
extérieurs au domaine artistique, objets que l’auteur aborde alors à
partir de son point de vue de praticien en art. Ce qui la définit ensuite,
c’est la nature même de la pratique artistique, son terrain, et qui tire
parti d’une conjugaison particulière de la pensée expérientielle sub-
jective et de la pensée conceptuelle objective. En réponse aux ques-
tionnements méthodologiques des chercheurs en pratique artistique,
j’ai mis en évidence deux paramètres qui peuvent jouer le rôle de
phares pour le développement ou le repérage de modes pertinents.
Avant de conclure ici, je m’en voudrais de ne pas revenir sur le point
de vue du chercheur en pratique artistique. Dire qu’une des caractéris-
tiques importantes de la recherche en pratique artistique tient au fait
qu’elle est réalisée par des praticiens en art peut sembler banal si l’on
ne saisit pas vraiment ce que cela implique. En fait, cette caractéristique
est d’une grande importance, car elle précise le point de vue à partir
duquel le discours est élaboré. Avec l’avènement du constructivisme
et de la recherche qualitative, on prend de plus en plus conscience de
l’importance pour le chercheur de préciser le point de vue à partir
duquel il aborde l’objet de son étude. Qu’il soit motivé par le désir de
parler de la pratique artistique, des œuvres ou de tout autre objet,
c’est en tenant compte de son point de vue particulier de praticien que
le chercheur en pratique artistique doit le faire. Le discours résultant de
sa recherche devrait naturellement traduire le point de vue qui lui est
propre. Et pour cela, il lui faut trouver sa voix. Trouver sa voix, c’est à
mon sens le défi que pose actuellement au praticien la recherche en
pratique artistique.
Pierre Gosselin | La recherche en pratique artistique | 31
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